Encyclopédie anarchiste/Liberticide - Libre examen

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Collectif
Texte établi par Sébastien Faure, sous la direction de, La Librairie internationale (tome 2p. 1258-1267).


LIBERTICIDE (adj. lat. libertas, et cœdere, tuer, détruire). Qui attente à la liberté, qui la détruit. L’appareil des lois, l’organisation de la justice, les prérogatives gouvernementales sont, dans notre société, les cadres permanents d’un système politique éminemment liberticide. L’autorité, qui est leur fondement, est par essence liberticide et, s’ils n’en pénètrent la nocivité et n’en proscrivent les institutions, les hommes aspireront en vain vers la liberté.

Socialement, le capitalisme, qui soumet l’ouvrier aux maîtres des usines et aux possesseurs de la terre, à tous ceux qui, dispensateurs de la besogne quotidienne, sont en même temps les arbitres du salaire dont dépend son existence (sans parler des répercussions indirectes) le capitalisme est une forme liberticide.

Sur les méfaits des uns et des autres, nous ne nous étendrons pas davantage ici. Nombreux sont les mots où ils seront explicitement, et à leur place, vigoureusement dénoncés.


LIBERTINS n. et adj. (lat. libertinus, affranchi). A le sens de dégagé de la contrainte, du dogme, de la discipline. Cette désignation s’est étendue à tout sujet qui s’écarte des règles, les transgresse ou les répudie. De l’impatience de tout frein à la facilité dissolue, du vagabondage de l’esprit à la fantaisie butineuse des sens, l’appellation de libertin s’est davantage fixée de nos jours dans la désignation de ce qui a trait à l’indépendance des mœurs en matière sexuelle.

Le mot Libertin a d’abord signifié affranchi de la discipline de la foi, indépendant dans ses croyances. C’est le sens que lui dormaient le protestant d’Aubigné, les catholiques Bossuet et Bourdaloue.

Le qualificatif de libertins a été donné à deux groupes de protestants bien différents : l’un résidant dans les Pays-Bas, l’autre se trouvant à Genève. Les libertins des Pays-Bas avaient à leur tête Antoine Pecques, Chopin et surtout le picard Quintin, un tailleur d’habits. Ils niaient les anges, le paradis, l’enfer, l’immortalité de l’âme, la révélation, la responsabilité individuelle. Puisque les hommes ne sont responsables de rien, ils ne sauraient, en toute justice, être blâmés ou punis, lorsqu’ils commettent le mal. La seule préoccupation de l’homme doit être de faire de la terre un paradis terrestre en vivant sans contrainte.

On peut considérer les libertins de la Hollande et du Brabant comme des précurseurs directs des libertaires actuels. Ils furent poursuivis avec une rigueur extrême selon les ordres de l’altière et superstitieuse Marguerite d’Autriche. Quintin fut brûlé à Tournai en 1530.

Tout en demeurant attaché à la Réforme, dans son esprit plutôt que dans sa lettre, les Libertins de Genève combattaient le joug intolérable de Calvin qui, on le sait, s’exerçait à la fois sur la religion et sur les mœurs. Un des libertins les plus fameux d’alors fut Sébastien Castellion, originaire du Bugey, latiniste et humaniste distingué, « très excellent personnage » au dire de Montaigne. Pédagogue de grand mérite directeur du collège de Rive à Genève, Castellion eut le tort de vouloir entreprendre une traduction du Nouveau Testament en français, puis de différer d’opinion avec Calvin au point de vue théologique. Il dut se réfugier à Bâle, où il édita Xénophon, Homère, finalement la Bible (1555), en français et en latin. Dans son introduction, il soulevait la question de l’inspiration des Écritures, ce qui déchaîna contre lui l’ire de Calvin et de De Bèze. Là-dessus survint, à Genève, le supplice ou médecin espagnol Michel Servet (à qui on a attribué la découverte de la circulation du sang), coupable d’avoir nié le dogme de la Trinité. Calvin se montra, en l’occurrence, cruel et cynique, raillant sa victime jusque sur le bûcher, ce que n’aurait pas fait un Torquemada. Il y eut une protestation universelle contre ce supplice et il parut simultanément à Lyon et à Bâle, en français et en latin, un « Traicté des hèrectiques, à savoir si on les doit persécuter » s’appuyant sur toutes sortes de citations, et qui démontrait précisément le contraire. Ce Traité était précédé d’une magnifique préface, plaidoyer en faveur de la tolérance, dont la paternité fut attribuée par Calvin et de Bèze à Castellion, cela va sans dire. « C’est comme s’ils disaient, rétorquait Théodore de Bèze, qu’il ne faut punir des meurtres de père et mère, vu que les hérétiques sont infiniment pires ». L’Église Romaine n’a jamais été plus loin. Castellion, d’un côté, Calvin et De Bèze, de l’autre, continuèrent ainsi à batailler jusqu’à ce que, à 48 ans, le premier nommé eût succombé au surmenage et aux privations. « C’est un précurseur de Bayle et de Voltaire, un précurseur qui ne leur a laissé rien à dire sur le grand sujet de la tolérance religieuse et de la liberté de conscience. » (Jules Janin).

Castellion avait pu mourir dans son lit. Mais à Genève la vie était insupportable. Les dictatures d’un Robespierre ou d’un Lénine paraissent jeux d’enfants auprès de celle de Calvin, alors que sa république n’était menacée d’aucune attaque extérieure. Visites domiciliaires fréquentes, interrogations officielles sur l’orthodoxie des habitants, lois somptuaires, réglementation de la forme des vêtements et des chapeaux interdiction des habits de soie et de velours aux genevois de basse condition, défense aux hommes de porter des cheveux longs, aux femmes de se friser, que sais-je encore ? Et il y avait des châtiments prévus pour les écarts de conduite et de langage. Les chefs des Libertins payèrent cher leur révolte contre l’intolérance calviniste. Jacques Gruet, Jean Valentin Gentilis, Monnet, Antoine d’Argillières furent condamnés à mort. Denis Billonnet fut marqué au front d’un fer chaud, Du Bois dut faire amende honorable, en chemise, nu-pieds, torche au poing ; Antoine Norbert eut la langue percée d’un fer chaud. Que d’autres condamnés à l’amende, au bannissement, à l’emprisonnement. Un jour, Clément Marot, venu à Genève pour fuir la persécution catholique qui sévissait en France, se permit de jouer au tric-trac avec un sien ami, lequel fut cité incontinent par devant le Consistoire, ce que voyant, le poète du « doux nenni » s’en alla ailleurs planter sa tente.

Au début du xviie siècle, on a dénommé « libertins » ceux qui réclamaient au nom de l’indépendance de la pensée, le droit à l’incrédulité, ainsi que les « épicuriens ». Libertins étaient le philosophe Gassendi, le voyageur Bernier, les poètes Chapelle et Th. de Viau, le littérateur Saint-Evremond et tous ceux que la libertine Ninon de Lenclos réunissait dans son salon. Les libertins forment la transition entre les grands sceptiques du xvie siècle, les Montaigne et les Charron, et les philosophes athées du xviiie. Fontenelle fut l’un des derniers libertins.

Aujourd’hui on applique le mot de « libertins » à celles et à ceux qui s’insoucient des règles conventionnelles ou légales en fait de bonnes mœurs, qu’il s’agisse d’actes ou décrits. Le libertin n’est pas un débauché, car la débauche est un abandon inconscient, irraisonné, immesuré aux besoins, aux appétits, aux passions sexuelles ou érotiques. Le libertin reste conscient de ce qu’il veut et ne verse pas dans l’inconscience. Plusieurs des Encyclopédistes et de leurs amis furent des libertins et non des débauchés. Le libertinage n’est pas non plus de la prostitution, ce n’est pas pour de l’argent que la libertine ou le libertin est à la recherche de plaisirs de l’ordre sexuel ; ni l’un ni l’autre ne sont des professionnels de la volupté, des marchands et des acheteurs de jouissances charnelles. Ce qu’étaient jadis les libertins par rapport au dogme religieux, les libertins le sont aujourd’hui par rapport au dogme de la moralité : des hérétiques ou des hétérodoxes. — E. Armand.


LIBRAIRE, LIBRAIRIE (lat. librarius, de liber, livre). Le libraire est celui qui tient boutique de livres (voir ce mot) qui fait commerce d’imprimés. C’est aussi (libraire-éditeur) celui qui achète leurs manuscrits aux auteurs pour les faire imprimer et vendre. Dans l’antiquité (nous nous bornerons ici à un bref historique), les libraires dictaient aux copistes le texte des ouvrages et offraient ensuite ces manuscrits aux amateurs. D’abord assez restreint, leur nombre augmenta, tant à Rome qu’à Athènes, à mesure que les matériaux furent moins rares, et les boutiques des libraires devinrent le rendez-vous des chercheurs et des gens cultivés. Avec le christianisme, la copie des ouvrages — sacrés d’abord, puis profanes — gagna les couvents. Les invasions, les troubles des guerres successives y tinrent concentré le travail de transcription des œuvres intellectuelles et les entreprises extérieures disparurent… Elles se réveillèrent peu à peu avec la sécurité renaissante.

En 1275, une première ordonnance règlementa le commerce de la librairie. Stationarii (copistes), librarii (vendeurs de livres) étaient, avec les relieurs et parcheminiers, incorporés à l’Université dont le contrôle s’étendait au prix comme à la forme et au fond des ouvrages. Les libraires prêtaient serment, pour être admis à l’exercice. Longtemps, leur nombre, à Paris ne dépassa pas trente. La découverte de l’imprimerie transforma la librairie et favorisa merveilleusement son essor. De Louis XII datent les privilèges de la corporation (1509). C’est l’âge florissant des Frellon, des Ant. Virard et des Estienne. Mais avec la prospérité et les facilités de la propagation naquirent les inquiétudes du pouvoir royal et se manifestèrent ses tracasseries et ses rigueurs. L’Université, la Faculté de théologie et le souverain en dernier ressort régnaient, — trinité soupçonneuse — sur la corporation. Brocards, pamphlets et libelles couraient cependant le public sous la Ligue et la Fronde, malgré que la pendaison fut parmi les peines qui atteignaient les infractions aux édits…

En 1618 se constitua le syndicat de l’imprimerie et de la librairie. Sous Louis XIV, la confrérie, reconstituée en corps savant, exigea que les libraires fussent « congrus en langue latine » et sussent « lire le grec ». Et elle put citer avec orgueil les Vitré, les Cramoisy… Restrictions diverses, visa, obligation de dépôt, etc. puis, en 1723, mise sous la férule du lieutenant de police et des intendants, la librairie connut la dépendance et les difficultés jusqu’à la Révolution de 1789 qui en proclama libre le commerce… Liberté précaire, comme tant de conquêtes de l’époque. La censure préalable était, en effet, dès 1811, restaurée. Les régimes successifs, tremblant pour leur stabilité, surveillèrent jalousement la librairie, l’entourèrent de mesures vexatoires et tyranniques. Il fallut le 10 septembre 1870 pour rétablir « la profession libre ». Depuis la loi de 1881, la vente est affranchie de l’autorisation et du contrôle, mais le libraire-éditeur ou imprimeur demeure astreint à l’obligation de dépôt et passible de poursuites. Son commerce est assujetti aux dispositions répressives qui frappent les imprimés « délictueux » (Voir imprimerie, livre, etc.). Mais la librairie, par contre, participe aujourd’hui des mœurs du capitalisme. Elle a, elle aussi, ses lancements sensationnels et souvent malpropres, et la fortune dore le blason de ses boutiquiers. Formidable est la production imprimée qui entretient la prospérité sur ses marchés. Du livre au périodique et aux journaux foisonnent les publications où s’alimente, beaucoup plus que l’élite cultivée et les gens désireux d’accroître intelligemment leurs connaissances, la démocratie nourrie du faux savoir de l’instruction populaire. Aliment, en général d’ailleurs, de nature à fourvoyer les esprits plus qu’à les libérer et davantage apparenté au ragot scandaleux qu’à la littérature ; mais c’est à son « rapport » que se jaugent aussi les qualités de la « marchandise » imprimée…

Comme on l’a entrevu au mot lettre, comme on le reverra à littérature, livre, etc., depuis longtemps il est autrement lucratif de faire commerce des ouvrages de l’esprit que de pâtir de longues veilles pour en accoucher. Et Voltaire déjà pouvait dire : « Les libraires hollandais gagnent un million par an parce que les Français ont de l’esprit. » Et Etienne :

Mais, hélas ! je n’ai fait que changer de corsaires,
Après les procureurs, j’ai connu les libraires !

Depuis des siècles, en définitive, les écrivains ont été aux gages des libraires. Avec la position de la librairie moderne, cette sujétion n’a fait que s’accentuer (depuis quelques décades on voit des auteurs payer les éditeurs pour qu’ils daignent tenter profit avec leur effort en jetant leurs œuvres dans la circulation). Les plus beaux fruits de la réussite vont aux trafiquants du papier noirci (voir lettres). Et cela est dans la logique de l’économie immorale de notre temps qui veut que ceux qui font métier d’intermédiaires monnaient la sueur de ceux qui peinent sur la production.

Des libraires ont été, à diverses époques, d’audacieux serviteurs de la pensée et ont subi de ce fait des persécutions. Certains ont apporté aussi jusqu’à des temps proches de nous un amour éclairé des travaux dignes d’affronter la curiosité publique. Tels les Poulet-Malassis ou les Reinwald, ils furent assez souvent des lettrés et des savants et leur discernement a plus d’une fois sauvé de l’obscurité des œuvres valeureuses. Mais plus que jamais le négoce envahit la carrière et, avant les ouvrages qui méritent, sont patronnées, par les hommes d’affaires de la librairie, les médiocrités qui rapportent. « Le libraire est trop souvent l’exploiteur de l’homme de lettres. A un excellent livre d’un auteur sans réputation, le libraire, marchand avant tout, préfère un mauvais livre d’un auteur célèbre ». Incapable d’ailleurs, trop souvent, d’apprécier de nos jours les vertus d’une œuvre inconnue, il trouve plus pratique de se confier au tapage prometteur de l’opinion. Son ignorance et son escarcelle y trouvent leur satisfaction.


LIBRE ARBITRE Par libre arbitre s’entend la liberté du vouloir, c’est-à-dire la décision entre deux possibilités opposées appartenant exclusivement à la volonté de l’individu, sans que, pour rien, puissent influencer sur cette décision la pression du milieu extérieur et la lutte intérieure des divers motifs et mobiles. Malebranche (De la recherche de la vérité, 1712, I, p, 1), définit le libre arbitre : la puissance de vouloir ou de ne pas vouloir, ou bien de vouloir le contraire.

Et Bossuet (Traité du libre arbitre, 1872, C. II) : plus je recherche en moi-même la raison qui me détermine, plus je sens que je n’en ai aucune autre que ma seule volonté ; je sens par là clairement ma liberté, qui consiste uniquement dans un tel choix.

Pour ceux qui admettent le libre arbitre comme possibilité concrète, et ceux qui l’admettent seulement comme possibilité abstraite, c’est-à-dire entre indéterministes et déterministes, la lutte est séculaire. Kant a rompu la traditionnelle conception du libre arbitre (spontanéité absolue, liberté d’indifférence, exception au principe de causalité) en le présentant comme autonomie de la raison de laquelle la volonté dépend. Pour Kant l’autonomie du vouloir est : « cette propriété du vouloir pour lequel il est une loi à lui-même », (Krit. d. Prollt. Vern., 1878, I. S. 8 ; Grundl. Z. Met d. sitt. 1882, p. 67).

Pour l’Ardigò, l’autonomie est spécialisation et indétermination d’action qui rentre dans la loi Universelle de la causalité. L’autonomie du végétal est la vie ; celle de la brute, le cerceau ; de l’homme, l’idée, autonomie maximum, formation naturelle plus complexe qui se superpose aux formations inférieures en les dominant. L’autonomie est libre arbitre : arbitre, en tant que forme spéciale d’activité qu’elle possède en elle-même la raison d’être et qui domine les inférieures ; liberté parce qu’elle n’est pas l’unique possibilité de l’hétéronomie, mais elle est un nombre indéterminé de possibilité (La morale dei positivisti, 1892, pp. 118 et suiv.).

Pour Bergson (Essais sur les données imm. de la conscience, 1904, p. 167), la liberté est le même pouvoir par où le fond individuel et inexprimable de l’être se manifeste et se crée dans ses propres actes, pouvoirs desquels nous avons la conscience comme d’une réalité immédiatement sentie. S’appelle liberté le rapport du moi concret avec l’acte qu’il accomplit et ce rapport est indéfinissable précisément parce que nous sommes libres.

Le déterminisme volontaire, qui n’est qu’une espèce du déterminisme universel, énonce que toutes les actions de l’homme sont déterminées par ses états inférieurs. Les actes volontaires sont déterminés par le pouvoir impulsif et inhibitoire des représentations : le choix dépend de la représentation qui possède une plus grande impulsion. Si l’on pouvait connaître — écrivit Kant — toutes les impulsions qui meuvent la volonté d’un homme et prévoir toutes les occasions extérieures qui agiront sur lui, on pourrait calculer la conduite future de cet homme avec la même exactitude que celle avec laquelle on calcule une éclipse solaire ou lunaire.

Il y a diverses formes de déterminisme volontaire : le théologique, l’intellectuel, le sensitif, l’idéaliste.

Selon le déterminisme volontaire théologique nos actions sont un produit de l’action divine, de la prédestination, de la grâce, de la providence. Le prédéterminisme théologique se concilie avec la théorie catholique du libre arbitre dans la doctrine de la science moyenne, doctrine avec laquelle Molinos (et les jésuites en général) soutient que Dieu connaît ce qui est actuel et possible, mais qu’il y a aussi ce qui est conditionnellement possible, c’est-à-dire ce qui est entre la pure possibilité et l’actualité. La connaissance divine de cette troisième catégorie de faits est science moyenne ou conditionnelle. Dieu a prévu les actions humaines de cette troisième espèce (conditionnellement possibles) : malgré cela elles sont libres.

Le déterminisme volontaire intellectuel, dit aussi psychologique, remet l’action déterminative dans l’intelligence, faisant de tout acte la conséquence pure d’un jugement, cependant que le déterminisme sensitif ou sensuel fait des sensations l’unique cause nécessaire des actes, et que le déterminisme idéaliste considère l’idée en soi, absolue, comme la déterminante des actes humains, sans aucun lien avec la réalité matérielle.

Il ne faut pas confondre le déterminisme avec le fatalisme. Ici les événements sont prédéterminés ab œterno d’une manière nécessaire par un agent extérieur, pendant que là la nécessité est immanente et se confond avec la nature même. — C. Berneri.

LIBRE ARBITRE. De l’examen des croyances et des religions passées et présentes il est facile de dégager que le problème du Libre Arbitre est un de ceux qui furent réellement situés dans leur vrai sens, avec ses deux aspects subjectif et objectif, depuis la plus haute antiquité, par tous ceux qui cherchèrent à s’expliquer le fonctionnement humain. L’homme s’interrogeant constata le libre jeu de sa volonté, le commencement absolu de ses décisions, sa liberté de choix. Mais, d’autre part, il vit qu’objectivement tout était déterminé dans la nature par des causalités inéluctables imposant aux humains des nécessités, des conditions de vie déterminant cette volonté. De là cette antinomie irréductible entre l’affirmation de la liberté de l’âme et les commandements quels qu’ils soient limitant et par conséquent détruisant, cette liberté. De là ce dualisme insoluble entre la liberté de l’être sans cesse affirmée, et toutes les nécessités extérieures, y compris Dieu, heurtant et modifiant la volonté individuelle. Mais si tous les penseurs ont nettement compris les deux aspects de la question et leurs caractères contradictoires on peut dire que tous ont échoué dans leurs tentatives de conciliation de ces deux aspects.

Quelle est la cause de cette impuissance ? Elle paraît résider uniquement dans l’emploi de la méthode subjective, la seule usitée jusqu’ici pour étudier la volonté et le choix. Or, la seule investigation possible de nous-mêmes ne s’effectue qu’à l’aide de la conscience, et cette conscience ne paraît être que la faculté de connaître nos pensées et nos vouloirs mais nullement de les former. La conscience ne précède pas les volitions, pas plus que la forme d’un triangle ne précède la formation du triangle ; elle n’apparaît qu’avec chaque manifestation psychique et n’indique qu’un état de fait. Elle n’est qu’un résultat du fonctionnement physiologique mais ne nous renseigne en rien sur ce fonctionnement lui-même et nous n’avons aucune connaissance subjective du jeu même de nos cellules. La conscience n’apparaît que comme une lumière éclairant notre personnalité intérieure formée d’innombrables souvenirs, de désirs, de besoins physiologiques, de tendances, d’aspirations multiples, etc. Jamais l’analyse subjective ne nous révèlera l’origine des vouloirs parce qu’en dernière analyse nous ne trouvons plus d’autres motifs déterminants qu’une pure faculté de choix, déterminée par une soi-disant pure raison soustraite à toutes influences extérieures connues directement par la conscience. C’est à cette ignorance des causes physiologiques déterminant nos vouloirs qu’est dû le concept du libre arbitre.

De nombreux psychologues modernes ont essayé de rajeunir le concept de la liberté et du libre arbitre, entres autres William James, Pierre Janet, Fouillée, Bergson.

Pour William James la conscience n’est pas impuissante, elle est créatrice ; car, tandis que l’acte réflexe et instinctif est inconscient, l’acte volontaire n’est accompli qu’après une représentation consciente de cet acte et un jugement décidant de sa convenance au but recherché.

Pierre Janet, après de longues expériences sur les diverses altérations de la personnalité, conclut à la liberté de l’homme par le fait que, si les mouvements sont déterminés par des images sensorielles, l’acte volontaire, et principalement l’acte génial, n’est ni donné, ni contenu dans les sensations reçues ; que le jugement est quelque chose d’absolument nouveau, une création, un phénomène mécanique (sensations) et que par rapport à eux il est indéterminé et libre. Il n’y a rien de plus libre, dit-il, que ce qui est imprévisible et incompréhensible pour nous.

Fouillée, plutôt adversaire du libre arbitre, ne conclut point pour la liberté, mais introduit dans le déterminisme humain l’influence de l’idée de liberté ; car, dit-il, les idées sont des forces et l’idée de liberté est une idée force nous orientant vers la liberté idéale.

Enfin Bergson pense que les causalités extérieures se produisant dans un milieu homogène peuvent se reproduire et se formuler par une loi, tandis que les faits psychiques ne se présentant qu’une fois à la conscience et ne reparaissant plus, échappent aux phénomènes de causalités.

Toutes ces raisons prennent leur source dans la métaphysique mais non dans l’observation des faits. En effet, tout jugement quel qu’il soit ne peut établir un rapport de convenance qu’après expérience ; et le rapport des choses entre elles, qui n’est que l’ordre logique des faits, ou enchaînement de causalités est tout ce qu’il y a de plus déterminé. S’il n’en était ainsi, rien ne serait intelligible dans l’univers et les plus profonds penseurs devraient s’abstenir d’écrire et de penser puisque cela n’aurait aucun sens pour autrui. L’observation nous montre que l’objectif précède le subjectif ; que l’enfant ignore tout des causalités extérieures ; qu’il apprend lentement le fonctionnement universel et que son jugement est l’expression même de sa compréhension du déterminisme objectif. En fait rien n’est plus éloigné du caprice, de l’incertain, de la fantaisie, du bon plaisir, de l’imprévu qu’un raisonnement rigoureux, un jugement bien établi ; telles les démonstrations géométriques.

L’imprévisibilité, pas plus que la variabilité ne détruisent le déterminisme humain ; elles ne font que révéler notre ignorance. Aucun mathématicien de génie ne peut prévoir à l’avance le parcours apparemment capricieux de la foudre. D’autre part la variation individuelle démontre l’instabilité du moi et le déterminisme inévitable des humains les acheminant inexorablement vers la mort, malgré leur désir de vie. D’ailleurs l’évolution du moi, depuis l’enfance jusqu’à l’extrême vieillesse, s’effectue suivant des normes rendant possibles une vie sociale et une certaine prévision de l’activité humaine, base de toutes sociétés,

En réalité un être ne pourrait être libre qu’à la condition qu’aucune cause passée, présente ou future ne le modifie en rien ; que son moi soit en dehors de toutes influences, pressions, contraintes, menaces, promesses ou déterminations de quelque nature que ce soit. Ce concept métaphysique est en contradiction avec toutes les données de l’expérience. Que la prévision exacte des pensées et gestes d’un humain soit impossible cela n’enlève rien au déterminisme de ses actes c’est-à-dire qu’il agit toujours en vertu d’un motif, lequel est inclus dans tous les phénomènes biologiques, lesquels, à leur tour, sont déterminés par de multiples lois mécaniques que le savoir humain essaie de découvrir tous les jours.

La méthode objective basée sur l’examen de la vie même et sur d’innombrables expériences démontre la détermination rigoureuse des phénomènes vitaux. Parmi les multiples études effectuées dans ce domaine la phylogénie, l’autogénie, la biologie et la pathologie éclairent suffisamment les faits pour en comprendre le développement. La phylogénie étudie l’évolution progressive des êtres depuis les formes les plus imparfaites se confondant presque avec le règne minéral, jusqu’aux derniers mammifères et constate les déterminations physico-chimiques (tropisme) des premiers ; l’évolution progressive et prodigieuse des organismes et des organes, surtout du système nerveux, parallèlement au développement de l’intelligence et la complication des actes volontaires. L’autogénie suit l’être depuis l’œuf fécondé jusqu’à son complet épanouissement. Là aussi il est facile de constater que la physicochimie détermine les premières manifestations vitales, presque identiques chez tous les animaux, surtout les vertébrés. Dans l’espèce humaine le nouveau-né et le jeune enfant démontrent par leur vie animale, réflexe et instinctive l’absence des vouloirs raisonnés et conscients. Le moi se forme lentement sous l’influence des phénomènes extérieurs, enrichissant la mémoire de faits perçus dans l’espace et dans le temps. La biologie nous montre le phénomène vital étroitement lié à la physicochimie, obéissant à des lois d’accroissement, d’assimilation, d’élimination, d’équilibre, d’imitation, d’habitude, d’hérédité, d’éducation, etc. L’être vivant paraît être un accumulateur et un transformateur chimique d’énergie puisqu’il est entièrement formé de substance et d’énergie qu’il conquiert dans le milieu. La vie ne peut se passer d’oxygène, de carbone, d’azote, etc., et la physiologie agrandit chaque jour ses investigations sur le fonctionnement physiologique des organes. Mais c’est surtout la pathologie mentale qui révèle quelques-uns des secrets de notre moi. Les maladies de la mémoire, de la volonté, de la personnalité observées par de nombreux psychiatres démontrent le rôle secondaire de la conscience. Les malades suggestionnés pendant leur sommeil somnambulique croient faire à leur réveil ce qu’ils veulent consciemment et n’ont aucune connaissance de l’origine réelle et objective de leurs volitions, ni de la multiplicité de leur moi. La volonté est impuissante devant la perte progressive de la mémoire, les changements, les désagrégations de la personnalité et cela démontre suffisamment l’erreur du libre arbitre,

Même pour un être sain, il est absolument impossible de penser et d’improviser un discours de mille mots et de vouloir ensuite le répéter textuellement sans se tromper. Une volonté qui ne peut vouloir cela n’est point omnipotente et ne fait point ce qu’elle veut.

La volonté n’apparaît donc point comme un principe unique dirigeant l’individu mais plutôt comme une synthèse de toute son activité cérébrale physiologique, et la conscience comme la connaissance de certains seulement de ces processus mentaux.

Les conséquences sociales de l’absence du libre arbitre sont considérables et permettent tous les espoirs en justifiant les efforts de tous ceux qui œuvrent pour l’amélioration des humains. Comment en effet concevoir une transformation individuelle et sociale si les processus de causalités sont inapplicables aux hommes ? Si leurs gestes, leurs actions sont indéterminés, imprévisibles ? Non seulement le libre arbitre détruit les possibilités de déterminations, de modification et d’amélioration mais encore il détruit toute coordination, entente, convention, et partant toutes sociétés, puisqu’il n’y a plus de nécessités, ni de causes déterminant obligatoirement les hommes selon un ordre logique des faits s’enchaînant dans l’espace et dans le temps. Le libre arbitre supprime également toute responsabilité et l’utilité de toute critique, de tout effort éducatif, car toute critique n’est formulée que pour influencer et modifier autrui ; ce qui a un caractère nettement déterministe. Critiquer serait d’ailleurs une contradiction, car on ne peut vouloir déterminer quelqu’un et affirmer qu’il est indéterminé.

L’étude de la vie permet d’ignorer ces contradictions métaphysiques. Les hommes étant déterminés nous pouvons construire une meilleure société en réalisant les conditions nécessaires à son avènement. La vie ne se manifeste point dans l’incohérence, mais elle n’est possible qu’en accord avec les phénomènes objectifs et elle dépend comme eux de l’ordre et de la succession des choses dans l’univers. Savoir comment on est déterminé c’est mettre en soi un grand nombre d’éléments de détermination, lesquels s’équilibreront avec les lois naturelles et les nécessités objectives, en nous permettant de vivre et de durer.

Quant à la responsabilité elle ne peut s’entendre que comme recherche et évaluation des causes déterminantes possédées par l’homme, non pour le récompenser ou le punir, mais pour situer exactement sa valeur sociale et préciser les modifications subjectives à effectuer pour améliorer le présent et l’avenir. Etablir les responsabilités ce n’est donc pas reprocher un acte à quelqu’un, c’est reconnaître simplement quelles ont été les causes qui l’ont déterminé à agir, de manière à faire entrer l’expérience passée dans le déterminisme à venir, ce qui doit le modifier dans le sens d’une meilleure adaptation et de son intérêt vital.

Quant aux erreurs et méfaits occasionnés par l’individu, le milieu social en est entièrement responsable puisqu’il a précédé et formé cet individu. On ne saurait donc lui reprocher d’être ce qu’il est. Tout au plus doit-on chercher à le modifier dans un sens fraternel et harmonieux.

Remarquons enfin que suivre son bon plaisir ou suivre aveuglément son déterminisme signifie exactement la même chose, puisque le bon plaisir est lui-même déterminé par l’hérédité et l’éducation. C’est pourquoi la réalisation de l’harmonie individuelle et sociale ne peut aucunement se baser sur la fantaisie libre-arbitriste, ou le déterminisme du dément, mais sur les lois biologiques déterminant cette harmonie, lesquelles ne peuvent être établies que par la raison basée sur l’expérience et l’observation. — Ixigrec.

LIBRE ARBITRE. Le problème du libre arbitre (ou de franc arbitre) est l’un des plus importants dans le domaine des sciences humanitaires : de la philosophie générale, de la métaphysique, de la morale, de là jurisprudence, de la psychologie, de la sociologie. Il est, en outre, étroitement lié aux problèmes de la croyance et de la religion. Il joue, enfin, un assez grand rôle dans certaines manifestations de la vie de tous les jours : action éducatrice, réaction contre la criminalité, activité sociale, etc.

A certains points de vue, son importance est capitale. On pourrait dire qu’il se trouve au centre ou, au moins, au carrefour décisif de tous les problèmes ayant trait à l’existence, à l’évolution ou à l’activité humaines. Il n’est pas ici une seule question plus ou moins considérable et vaste qui ne dépende, dans telle ou telle mesure, de la solution — intime et instinctive ou théorique et motivée — de celle du libre arbitre.

Cependant, c’est un des problèmes les plus obscurs, les plus difficiles, compliqués, embrouillés. On est loin d’avoir trouvé sa solution définitive. Pis encore : son interprétation même, la façon de la formuler ne sont point nettes ni uniformes.

Ne pouvant pas nous occuper, dans un bref article de dictionnaire, de tous les aspects de la question en détail, — ce qui exigerait un ouvrage spécial —, nous nous bornerons à exposer ici l’essentiel de la controverse, en tenant compte de la perspective historique.

Dans sa forme primitive, élémentaire, brutale, le problème du libre arbitre se pose comme suit :

L’homme a la sensation intime de pouvoir opter librement pour telle ou telle action, prendre tel parti plutôt que tel autre. Il a la conscience immédiate du libre choix. Sa volonté parait être indépendante dans ses fonctions ; elle semble avoir la puissance de choisir, de se déterminer, d’être juge suprême des actes de son porteur. (Ce ne sont que les passions violentes et les actes inconscients qui lui échapperaient).

S’il en est ainsi, si cette liberté de la volonté n’est pas une simple illusion, alors les actes humains ne sont nullement déterminés à l’avance, c’est-à dire, ils se trouvent en dehors de toute causalité.

Mais, d’autre part, l’homme, avec sa volonté et ses actes, est soumis aux lois générales de la nature, à la causalité universelle ainsi qu’aux conditions, aux lois et aux influences de son hérédité, de sa constitution anatomique et physiologique, de l’ambiance sociale, du milieu, de l’entourage, du passé historique, du niveau de culture, etc., etc… qui, dans leur ensemble, déterminent en dernier lieu et à l’avance, le caractère, le tempérament, toute la psychologie et, par conséquent, le fonctionnement de la volonté et les actes mêmes de tout être humain. Nul ne pourrait y échapper. Nul ne pourrait se placer, ou placer sa volonté en marge de toutes ces déterminantes, de la causalité naturelle générale qui ne peut pas être rompue.

S’il en est ainsi, alors la liberté de notre volonté n’est qu’une illusion explicable par l’ignorance de toutes les causes qui mènent nécessairement, fatalement à tel ou tel acte de volonté. Dans ce cas, toute décision, toute action humaines seraient absolument déterminées à l’avance par une suite de causes étroitement enchaînées, irrésistibles, et le libre arbitre n’existerait pas.

Si la pensée humaine s’en tenait opiniâtrement, dans cette controverse brutale, à l’un de ces deux pôles extrêmes du problème : arbitre libre (ou indéterminisme) absolu — ou bien déterminisme absolu, alors le problème serait insoluble.

En effet :

1° L’argumentation détaillée de chacune des deux thèses paraît à peu près également solide. Ici et là, on trouve des arguments irréfutables ;

2° En se tenant aux extrémités, les deux thèses s’excluent mutuellement, sont irréconciliables ;

3° L’adoption intégrale de l’une d’elles mène, cependant, à une absurdité éclatante.

Cette situation des choses prédispose déjà elle-même à l’abandon des extrémités et à la recherche de leur réconciliation possible devant se rapprocher plus ou moins de la réalité, de la vérité.

Comment donc ce problème fut-il traité à travers les siècles ? Quelle est sa situation actuelle ?

Remarquons, tout d’abord, qu’il fut l’objet des études approfondies d’un très grand nombre de penseurs et d’érudits dans toutes les branches des sciences humanitaires et de l’activité humaines. Cela se comprend aisément. Il est facile de voir, en effet, que là solution d’une quantité de questions, non seulement purement philosophiques, mais aussi psychologiques, morales, juridiques, pédagogiques, sociales et autres, — questions ayant souvent une importance pratique immédiate —, dépend de la solution du problème traité. Habituellement, on ne s’en rend pas compte, car on s’intéresse peu, dans la vie quotidienne, aux sciences ou à la pensée philosophique. On se contente d’avoir la conscience intuitive de pouvoir, vouloir et choisir librement (à part les cas d’irresponsabilité), et on s’y base. Et puis, il est bien connu qu’on a l’habitude d’accepter docilement, sans réfléchir, de façon trop simpliste, les faits, institutions, coutumes, lois, tels qu’ils se présentent. Mais aussitôt qu’on se donne la peine de regarder les choses de plus près, de les approfondir quelque peu, on voit bien que telle ou telle question est beaucoup plus compliquée, et que sa solution véritable gît dans celle du problème d’arbitre libre.

Si, par exemple, tous mes actes étaient absolument prédéterminés par des forces et motifs se trouvant en dehors de moi-même, si ma liberté de choix n’était qu’une illusion, alors ma responsabilité morale, juridique, sociale, tomberait à zéro ; car je ne serais au fond, dans ce cas, qu’un instrument aveugle des éléments que je ne pourrais même pas connaître.

Si, au contraire, ma volonté avait la puissance absolue de s’élever au-dessus de toute causalité, si mon choix était absolument libre, alors ma responsabilité personnelle serait aussi absolue, entière, illimitée.

Si, enfin, ma volonté était relativement et partiellement indépendante ; si mes actes n’étaient prédéterminés qu’en partie ; si mon choix était, ne serait-ce que relativement libre, dans ce cas ma volonté, mon choix, tout mon « moi » et ma responsabilité personnelle seraient engagés aussi partiellement, relativement : notamment, dans la mesure de ma liberté de vouloir, de choisir, d’agir. Il faudrait donc, dans ce cas, analyser et établir, autant que possible, cette mesure : la proportion de ma responsabilité réelle.

On voit ainsi que l’un des problèmes les plus graves de la vie sociale de l’homme, celui de sa responsabilité morale ou autre envers ses semblables, est étroitement lié au problème de l’arbitre libre. On voit aussi que la solution plus ou moins juste du problème de la responsabilité est extrêmement délicate et compliquée sinon impossible.

Le problème de l’efficacité de l’éducation, par exemple, ainsi que le choix des méthodes éducatives, dépendent beaucoup de la façon de concevoir la question du libre arbitre.

Il en est de même avec plusieurs autres problèmes.

Les philosophes les plus anciens connaissaient déjà la controverse traitée et s’en occupaient. Nous trouvons surtout son analyse assez approfondie, bien qu’un peu naïve, chez plusieurs philosophes de l’antiquité, tels que : Socrate (468-400 av. J.-C.), Platon (429-347 av. J.-C.), Aristote (384-322 av. J.-C.), Épicure (341-270 av. J.-c.), Carnéade (219-126 av. J.-C.). Les penseurs antiques penchaient vers la reconnaissance du libre arbitre absolu. L’idée de la causalité naturelle, telle que nous la concevons aujourd’hui, leur était encore étrangère et ne les gênait pas beaucoup.

La philosophie scolastique du Moyen-âge s’occupe aussi du problème. En conformité avec le caractère général de l’époque, elle se confond avec la pensée religieuse. Car la religion, de même que plus tard la science laïque, s’est trouvée en face des contradictions et difficultés logiques analogues, avec cette différence qu’il s’agissait pour elle non pas de la prédétermination naturelle, mais de la prédestination et de la prescience de Dieu. En effet, si le libre arbitre existe, que reste-t-il de la prédestination divine ? Si, au contraire, le libre arbitre n’existe pas et que tout est prédestiné, comment expliquer alors l’apparition du mal, puisque Dieu est bon, et le monde l’œuvre de sa bonté infinie ? La pensée théologique moyenâgeuse et postérieure (Erigène, env. 830-880 ; Abélard, 1079-1142) ; Thomas d’Aquin, 1226-1274 ; Bacon, 1214-1294 ; Bossuet, 1627-1704, et autres) déploya pas mal d’énergie pour atténuer la contradiction flagrante et trouver un élément de réconciliation entre les deux points extrêmes. Cet élément fut trouvé tant bien que mal. Il constitue un des dogmes fondamentaux de la théologie chrétienne, en vigueur jusqu’à nos jours. La prédestination existe. Mais le libre arbitre existe aussi, le bon Dieu ayant doté l’homme d’une liberté relative de volonté, de choix et d’action, sous condition toutefois d’obéissance à certains préceptes du Père-Créateur. Or, l’homme désobéit, c’est-à-dire, son libre arbitre, qui ne devait se mouvoir que dans le sens du bien, se détacha de l’élément divin ; la possibilité du mal, l’apparition du mal en fut le résultat. Cette formule donnait, il est vrai, aux dominateurs de tous temps et de toute marque, religieux ou non, la faculté de persécuter, de torturer, d’exterminer les hérétiques et les « mauvais sujets », détachés de Dieu et du bien, engagés irrévocablement sur le chemin du mal. Mais déjà Bossuet dut avouer dans son « Traité du libre arbitre » qu’on n’aperçoit pas bien le lien qui doit unir les deux bouts désunis : la prédestination divine et la liberté humaine.

En ce qui concerne la pensée et la science laïques dans leur essor des temps nouveaux, leurs représentants — les philosophes et les savants des siècles derniers — se divisèrent, tout d’abord, et pour une assez longue durée, en deux camps diamétralement opposés : celui des partisans du libre arbitre ou « indéterministes », et celui des « déterministes » irréconciliables. Mais avec le développement des sciences et l’accumulation de l’expérience, le problème du libre arbitre abandonna les hauteurs de la pure philosophie spéculative. Il devint l’objet des études très variées et plus concrètes des psychologues, des moralistes, des juristes, etc. Les résultats obtenus, les données acquises permirent, depuis quelques dizaines d’années déjà, de rechercher la conciliation possible des deux thèses opposées. Ces recherches aboutirent à des conclusions intéressantes.

Généralement, il est admis par la science moderne que : 1o l’homme comme tel, avec sa volonté, avec son « caractère », avec sa personnalité tout entière, est un chaînon autonome dans la chaîne causale aboutissant à tel ou tel autre acte humain ; et 2o bien que la personnalité humaine, qui devient ainsi l’une des déterminantes libres de l’action, soit elle-même déterminée par de nombreuses influences, — la personnalité, c’est précisément l’homme lui-même — ; il ne peut, évidemment, s’agir que de sa dépendance (ou indépendance) de quelque chose d’autre que lui-même ; il serait un non-sens, de s’occuper de son indépendance de lui-même ; donc, si l’homme est un chaînon autonome dans la suite des motifs déterminant l’acte, alors son sentiment de liberté n’est nullement une illusion. On admet donc, de cette façon l’existence d’une causalité psychique spécifique qui introduit dans la chaîne des causes générales un anneau « sui generis », un facteur indépendant, dans une certaine mesure.

Mais cette constatation est encore loin de pouvoir éliminer toutes les difficultés du problème et amener sa solution définitive. On pourrait, en effet, y faire cette objection : l’homme ne saurait être effectivement libre que s’il avait la puissance de surmonter, de rompre, quant à son existence ici-bas, au moins dans une certaine mesure, la fatalité, la causalité psychique elle-même, déterminée, elle, par des forces et facteurs en dehors de sa volonté. Cette dernière n’est, non plus, qu’un produit de ces forces fatales, bien que l’homme ne s’en aperçoive pas. En réalité, il n’est donc pas libre. Sa liberté n’est, au fond, qu’une illusion, car il ne crée pas sa volonté, et sa volonté ne crée rien. En admettant même la causalité psychique autonome (ce qui n’est pas encore absolument démontré ni accepté par tous), on ne saurait considérer l’homme comme effectivement libre qu’à condition qu’il puisse créer de nouvelles valeurs psychiques qui l’auraient élevé au-dessus de ses qualités fatales. Ce n’est qu’alors qu’on pourrait vraiment parler de son libre arbitre et de sa responsabilité, Or, cette puissance créatrice, est-elle possible chez l’homme ?

C’est ainsi que l’on s’approche d’un nouveau problème, infiniment intéressant et d’une importance vraiment primordiale pour toutes les questions concernant l’homme. C’est le problème de la création, de la capacité créatrice chez l’homme, de l’énergie créatrice en général, de son essence et de son rôle dans l’évolution générale et humaine.

C’est là la véritable clef de toute la question.

Or, c’est un problème qui, non seulement n’est pas encore résolu, mais n’est même pas encore dûment posé scientifiquement.

Ainsi surgit une nouvelle difficulté théorique considérable, sans parler d’une quantité de difficultés pratiques déjà signalées : celle, par exemple, d’établir la proportion exacte où l’homme pourrait porter une juste responsabilité vis-à-vis de ses semblables.

En tout cas, l’aspect théorique moderne du problème du libre arbitre n’est plus ni religieux, ni celui, purement métaphysique, de savoir si c’est le libre arbitre absolu ou la prédétermination absolue qui dirige la conduite des hommes ; c’est bien celui, plus scientifique, d’établir en quel sens et dans quelle mesure les actes humains peuvent être reconnus libres malgré l’existence d’une certaine causalité fatale par rapport à sa conduite.

Et quant à la vie pratique (qui, souvent, devance les recherches et les résultats théoriques), elle se meut, depuis assez longtemps déjà, dans le même sens que celui pris actuellement par le problème abstrait du libre arbitre. Dans le domaine de la vie normale ainsi que dans celui du droit ou de l’éducation, on s’efforce de trouver la mesure dans laquelle la volonté, la responsabilité, l’influence de l’homme seraient engagées.

Naturellement, tous ces efforts, rendus difficiles par l’état actuel, toujours assez primitif, des sciences humanitaires, enrayés et défigurés, de plus, par la monstrueuse organisation sociale moderne, sont aujourd’hui encore maladroits, peu efficaces, parfois déplacés. Mais en comparaison avec les siècles lointains, c’est au progrès. Le chemin est bon. Il ne reste qu’à le déblayer de toutes sortes d’obstacles et à le poursuivre activement.

Remarquons pour conclure que la voie sur laquelle le problème du libre arbitre semble s’engager actuellement et définitivement, nous parait être, non seulement la voie juste, menant vers le résultat définitif, mais aussi celle qui doit intéresser tout particulièrement les anarchistes. Car ce sont eux qui s’intéressent le plus aux questions de l’énergie créatrice. C’est précisément, la notion de la puissance créatrice de l’homme : des masses, des groupements, des individus, qui se trouve au centre de leur conception, qui en est l’âme même. Et c’est, peut-être, à la pensée anarchiste qu’appartiendra un jour le mérite d’avoir éclairé le mystère et trouvé ainsi la clef de tant de problèmes passionnants. — Voline.

Nota. — 1° La littérature se rapportant au problème du libre arbitre est, depuis plus d’un siècle, tellement abondante et, surtout, dispersée à travers toutes les branches des sciences humanitaires, qu’il est impossible de la désigner ici utilement. Celui qui voudrait élargir et approfondir ses connaissances dans ce domaine, n’aurait qu’à consulter les divers traités de philosophie, de physiologie, ainsi que plusieurs œuvres de moralistes, de juristes, etc… se rapportant au sujet traité ; 2° Voir aussi les mots : Déterminisme, Fatalisme, Liberté, Volonté, et les ouvrages qui y sont désignés.


LIBRE-ÉCHANGE Pour définir le libre-échange on ne peut mieux faire que se référer aux paroles que prononçait à la Conférence internationale de Londres, en 1920, le président de la Ligue qui s’est vouée à sa propagation. Yves Guyot disait alors :

« Qu’est-ce que le libre-échange ? C’est la non-intervention de l’État dans les contrats d’échange, à l’intérieur et à l’extérieur, entre particuliers : c’est la liberté et la sécurité des contrats privés.

« Qu’est-ce que le protectionnisme ? C’est la substitution, dans la direction des échanges, de la volonté des gouvernants à la volonté des particuliers. L’impérialisme économique est le protectionnisme agressif. »

Après ces précisions, notre choix pourrait-il rester un instant douteux ? Devons-nous tolérer les restrictions que le protectionnisme prétend imposer à la liberté des contractants, les entraves que mettent les États à la circulation des produits ? Que sert de parquer ces paisibles brebis qui circulent à leur guise, se répartissant fraternellement le pâturage ? Renversons bien vite ces barrières. Aussitôt, grande liesse au camp des loups. Les rétablir ? C’est donner toutes facilités au maître pour tondre le troupeau ou le conduire à l’abattoir. Or loups et bouchers foisonnent dans notre société. Avant de nous prononcer, il convient donc d’y regarder de près.

Nous n’avons pas à envisager ici les transactions bénévoles, manifestations de générosité, non susceptibles de mesure, mais les échanges effectués sur les marchés nationaux et internationaux dans lesquels entre en jeu l’équivalence des services échangés ou des matières qui les représentent (nous n’insisterons pas sur la notion de valeur ; l’adjonction du terme « service » est d’ailleurs une indication du sens que nous lui attribuons). De plus nous resterons dans le plan de la société actuelle, les remarques que nous ferons ayant simplement pour but de mettre en lumière des principes applicables à une société plus parfaite. Examinons donc les arguments que l’on peut apporter pour ou contre ce que les économistes appellent la liberté des échanges, pour ou contre le laisser-faire, laissez-passer.

La jouissance de la liberté dépend, à la fois, de la position relative des échangeurs et de la possibilité d’établir des rapports exacts entre la nature et la quantité des marchandises livrées. Sur les marchés mondiaux, les échangeurs sont-ils placés sur un pied d’égalité, toute contrainte ouverte ou masquée est-elle éliminée, aucune méprise n’est-elle possible sur la valeur incorporée aux denrées offertes ? Non certes ! D’abord, les nations, pas plus que les individus, ne sont d’égale force. Si l’on a pu (bien à tort d’ailleurs) alléguer que la loi des grands nombres établissait un certain équilibre entre les prétentions d’une multitude d’individus, l’assertion est manifestement inexacte lorsqu’il s’agit des nations. Leur nombre est limité, leur superficie très inégale et, eu égard à la complexité de la vie moderne, peu d’entre elles peuvent se suffire à elles-mêmes. Tandis que grâce à l’étendue, aux contrastes et aux ressources de leurs domaines, certaines peuvent, à la rigueur, s’enfermer dans leurs frontières, la majorité est dans la dépendance des plus favorisées. Sans doute elles peuvent constituer une union douanière assez vaste pour se libérer de l’emprise des monopoles. Mais s’engager dans cette voie c’est se résigner à une phase préalable de restriction des échanges, circonscrits au sein de trois ou quatre grands groupements, vivant à l’écart les uns des autres, bientôt hostiles — États-Unis d’Europe contre États-Unis d’Amérique. Le défaut d’équilibre entre les États est un empêchement à la liberté des échanges.

Considérons la valeur des objets échangés, La plupart d’entre eux ont employé, au cours de leur fabrication, à la fois du travail humain et de l’énergie issue des forces naturelles et cela dans des proportions dépendant des climats, de la configuration du sol, de sa richesse en matières premières et en puissance motrice. Si le producteur étranger ne prétendait qu’à la rémunération de sa propre peine, sans faire état d’un travail qu’il n’a pas fourni, la justice serait aisément satisfaite ; la cession gratuite de ce que la nature a donné gratuitement compenserait l’infériorité de celui que le sort a desservi et les services étant simplement payés de services égaux, l’échange serait effectivement libre. Mais les choses ne se passent pas ainsi. Le spéculateur, abusant de ses avantages, cherche à tirer de sa marchandise le profit maximum. Il réclame de son partenaire un prix aussi proche qu’il se peut du prix de revient au lieu d’importation, retenu seulement par deux considérations : ne pas décourager l’acheteur éventuel, ne pas constituer de stocks trop importants qui déprécieraient son avoir dans son propre pays. En un mot, en abusant de facilités de production dont il n’est pas l’auteur, le trafiquant étranger, contre ce qui représente deux unités de travail, en exigera trois ou davantage au lieu de livraison.

Un pays d’antique civilisation produit, par exemple, du blé à 120 fr. l’hectolitre, tandis qu’un pays neuf, dont le sol n’a pas été épuisé, ou encore présente assez de disponibilités pour une culture extensive, peut le livrer à 100 francs. Les négociants de ce dernier ne demanderont pas les 100 francs qui rémunéreraient leur travail, mais 114 francs, 115 francs, chose facilitée, à notre époque par les cartels qui suspendent l’effet de la concurrence.

Cela est précisément, réplique-t-on, un des bienfaits du libre-échange. Le pays mal placé n’a qu’à abandonner une production pour laquelle il n’est pas fait et à en entreprendre quelque autre qui lui permettra de dominer, à son tour l’adversaire. Renonciation équivaut à asservissement s’il s’agit d’une denrée de première nécessité. En outre, des populations entières ne peuvent s’outiller du jour au lendemain pour de nouveaux travaux ; le retour à l’équilibre économique causera maintes souffrances. Au surplus, les richesses du sol ne sont pas inépuisables en une contrée, la primauté passe de l’une à l’autre, les forces naturelles sont souvent sujettes à des variations périodiques ; la nécessité de revenir aux industries délaissées peut un jour se faire sentir. Quelle peine pour équiper à nouveau les métiers abandonnés, pour réadapter la main-d’œuvre ! Un droit d’entrée de 20 francs dans le cas que nous avons supposé, éviterait ces conséquences funestes, garantirait le maintien d’une culture essentielle et limiterait le tribut que veut lever sur les travailleurs le producteur-importateur plus favorisé.

Il faut remarquer encore que si l’activité productrice d’un pays se spécialise trop étroitement, son niveau intellectuel et moral sera déprimé. Il en est des peuples comme des individus, ils déclinent si certaines fonctions sont développées au détriment des autres.

Les inégalités naturelles ne sont pas les seules en cause. Il en est d’autres qui rendent difficile jusqu’à la constitution des Unions douanières. Tous les pays, en raison de leur passé diffèrent, ne supportent pas les mêmes charges budgétaires : la différence des prélèvements opérés sur le fruit du travail influe sur les prix. Un produit affiché chez nous 15 francs contiendra 10 francs de travail et 5 francs d’impôts. Un voisin plus heureux, grevé seulement de 2 francs pourra offrir le même produit, à 12 francs, il nous dépossédera d’une industrie et nous éliminera des marchés extérieurs. L’industriel capitaliste voudra se tirer d’affaire par une exploitation plus intensive de la main-d’œuvre, à moins que l’État, animé d’impérialisme économique, ne pratique le dumping, c’est-à-dire ne restitue au fabricant sous forme de prime à l’exportation, les 3 francs afférents à la différence des impôts. Mais comme, l’État vit en parasite, c’est sur la généralité des consommateurs nationaux qu’il récupérera cette prime.

Proudhon a fait justement remarquer qu’en France, l’abolition des douanes intérieures n’avait été réalisée qu’après que la Révolution eut unifié les charges fiscales. Certes il subsistait à l’intérieur des disparités naturelles mais on s’efforçait d’y remédier par divers moyens, classification des terres en vue de l’impôt foncier diminution des frais de transport en raison des distances… etc. Avant de jeter bas les barrières entre les nations des révolutions sont nécessaires.

Pour un pays qui n’est pas principalement adonné au commerce, qui ne joue pas, comme l’Angleterre, il ya peu d’années encore, le rôle de commissionnaire des peuples, le fait de trop recourir à l’importation pour la satisfaction de ses besoins, quelque soit 1’avantage momentané qu’il y trouve, expose à un grave danger. Les produits s’échangent contre des produits, si la valeur des entrants dépasse celle des sortants on dit que la balance du commerce est défavorable. Lorsque ce fléchissement devient chronique, Proudhon qu’il faut encore citer nous avertit qu’un pays solde ses dettes en se vendant lui-même (c’est aujourd’hui, notre cas). Cela ne nous importerait guère sans doute, si l’acquéreur n’était pas un maître qui, s’il se garde d’anéantir le client débiteur exproprié, ne se fait pas faute de l’exploiter rigoureusement. Comment se défendre contre cette exploitation, quand le spoliateur trouve son point d’appui à l’extérieur ? Si la contrée asservie est favorable au tourisme, les hommes s’y transforment en valets, les femmes en courtisanes ; la production des objets de luxe, s’y développe au détriment du nécessaire, l’inégalité y est portée à son comble avec la démoralisation pour conséquence.



On fait au protectionnisme des objections qui ne sont pas moins fondées.

Aux barrières, l’étranger oppose des barrières. A la prohibition de ses produits fabriqués, il réplique par le refus de ses matières premières et, pour les utiliser, développe chez lui des industries dont le rival vivait ; il le supplante peu à peu sur les marchés mondiaux.

Le protectionnisme se retourne contre celui qui y a recours, il cause le renchérissement de la vie, et, en fin de compte, fermer sa porte aux denrées que d’autres obtiennent avec moins de peine, c’est s’infliger à soi-même une privation inutile. Il n’est pas exact de dire que les droits de douane retombent uniquement sur l’importateur. Reprenons notre exemple du blé (avec les mêmes chiffres fictifs). Si notre production est de 80 millions de quintaux et le supplément importé de 10 millions, en frappant ce dernier d’une taxe. Même de 19 francs, nous percevons 190 millions, que l’État s’adjuge d’ailleurs sans que le consommateur en profite. Mais l’apport extérieur devenant moins abondant les 80 millions restants dont le prix eut baissé à 115 francs resteront à 119 ou 120 (ou davantage si les droits d’entrée sont nettement prohibitifs), grevant le consommateur de 320 millions. Encore pourrait-on faire ce sacrifice si le prélèvement revenait bien au véritable travailleur-producteur et rétablissait un équilibre faussé à son détriment dans l’ensemble de l’économie nationale. Mais il n’en est rien ; le relèvement des cours n’enrichit que le propriétaire oisif ou l’agioteur.

On nous dit encore que la protection est obligatoire lorsqu’il faut assurer des débouchés à une industrie naissante, en relever d’autres qui périclitent, empêcher leur émigration là où la main-d’œuvre est à vil prix, qu’on garantit ainsi les travailleurs contre l’avilissement des salaires et le chômage. Cela n’est vrai que dans une faible mesure. D’abord, il s’en faut que toutes les industries nouvelles méritent des encouragements. Pourquoi favoriser celles qui pourvoient au luxe ruineux des classes riches ? D’autres encore répondent à des besoins trop peu essentiels pour qu’on les développe inconsidérément ou même qu’on fasse effort pour les maintenir sur son territoire. Nous avons accru hâtivement la superficie de notre vignoble et pour le faire fructifier nous nous privons de l’appoint de nos colonies d’Afrique, tandis que les indigènes qui les peuplent, s’ils ne se résignent pas à une existence misérable, doivent venir concurrencer les nôtres dans nos usines. On voit par là ce qu’il faut penser de la garantie du salaire rémunérateur.

Mais, de tous les reproches que l’on peut faire au protectionnisme, voici le plus sérieux, car il ne repose pas seulement sur des arguments, toujours discutables, mais sur l’observation des faits. Dès qu’un peuple d’ancienne civilisation en arrive à s’enfermer dans un réseau de douanes, les industriels favorisés par des élévations de tarifs perdent tout intérêt à l’amélioration de leur technique et de leur outillage. Patrons et ouvriers se laissent aller à une routine de plus en plus incurable. Si l’on objecte que, grâce à la protection, nos agriculteurs ont pu faire les frais d’un outillage plus parfait, sélectionner leurs semences et ainsi accroître les rendements nous répondrons que ce n’est pas seulement à une mesure, peut-être momentanément justifiée qu’ils ont dû leur relèvement, mais au fait qu’en raison de la répercussion qu’entraîne la hausse de certaines denrées alimentaires, les droits d’entrée n’ont jamais pu être exagérés au point de fermer à l’étranger le marché national et supprimer tout stimulant. Le protectionnisme ne laisse place au progrès que dans la mesure même où il tempère sa rigueur ; aucune nation n’a pu l’appliquer intégralement. Au temps où les corporations se disputaient jalousement leurs monopoles et se défendaient contre toute intrusion, l’évolution industrielle n’a guère été possible que grâce aux faveurs que le pouvoir royal a accordées à des manufactures soustraites à la règle dépressive et grâce à l’appel à des techniciens et ouvriers étrangers.

Il est donc vrai de dire que la protection est l’ennemie du progrès.

Ainsi, ni le laisser-faire-laissez-passer, ni le protectionnisme n’apportent une solution acceptable au problème des échanges mondiaux. L’un et l’autre favorisent tantôt l’une tantôt l’autre des catégories des classes possédantes, toujours au préjudice du producteur laborieux. Au poids des iniquités qui le chargent à l’intérieur du pays ils ajoutent celui des inégalités naturelles ou artificielles que caractérisent les diverses nations. Ce qu’il faut c’est une organisation qui nivelle ces différences.

Cet équilibre on a cherché à le réaliser par deux procédés. Les États se sont engagés dans la voie des traités de commerce. Pour chaque catégorie de matières et de produits, besoins, moyens de satisfaction, charges, possibilités de développement sont soigneusement examinés ; il en résulte une tarification qui vise à harmoniser les intérêts des parties contractantes, au lieu de les opposer, à faciliter l’expansion économique de chacune d’elles au lieu de l’entraver. Aux caprices des gouvernements, aux revirements de leur politique se substitue la fixité des conventions commerciales. Mais, à peine ces traités sont-ils conclus que l’âpreté des appétits des gros producteurs de chaque nation les pousse à s’y soustraire par des subterfuges : épizooties supposées, par exemple, suspendant le transport du bétail, spécialisation minutieuse d’un produit restreignant les facilités primitives. La guerre de tarifs reprend, avivée par d’autres gouvernements lésés par l’accord partiel conclu trop souvent à leur détriment. Bientôt elle entraîne des conflits plus redoutables.

Les grands cartels internationaux sont une tentative d’organisation d’une tout autre portée. Se partager à l’amiable les matières premières, se répartir les zones à desservir, contingenter la production pour l’adapter à la demande, tout cela constitue incontestablement une œuvre utile. Malheureusement ce n’est pas l’utilité générale qui est prise en considération mais l’intérêt d’une minorité avide. Néanmoins les résultats obtenus dans le sens de la rationalisation devront être retenus pour être mis au service d’une autre cause.

Tant que les services ne s’échangeront pas uniquement contre des services équivalents, tant que des privilégiés pourront trafiquer des matières et des forces gratuites dont la propriété usurpée donne le pouvoir de frustrer de ses droits le travailleur démuni, la liberté des échanges est un leurre, la protection un danger. Mais, une fois ces conditions remplies, le problème de l’organisation demeure. Fixer les règles qui devront présider à la concession, à l’utilisation, à la répartition des richesses dont le capitalisme monopolise aujourd’hui l’usage, voilà la tâche pressante qui s’impose à nous, car, telle est notre mollesse atavique, que des transformations sociales qui intéressent notre vie matérielle inspireront des craintes à la masse tant que le régime nouveau n’aura pas été, sinon défini avec une précision que les événements rendraient vains, au moins assez nettement esquissé pour incliner les esprits à son acceptation. — G. Goujon.


LIBRE EXAMEN On appelle libre examen une certaine méthode de recherches et d’investigation applicable à tous les problèmes qui sollicitent l’attention des hommes — et quel que soit le domaine de l’activité humaine qu’ils intéressent — laquelle méthode repose sur un examen rationnel et impartial de toutes les questions qu’elle approfondit, un examen libéré de toute considération « aprioristique », c’est-à-dire ne tenant aucun compte des dogmes, préjugés, conventions, institutions ou traditions, de quelque ordre que ce soit.

La méthode de libre examen peut, en ce qui concerne certaines questions controversées, aboutir à une conjecture ou à une hypothèse. En effet, il manque à l’homme force connaissances, non seulement pour se faire une idée exacte des mouvements, des énergies, des forces cosmiques mais encore — par ignorance de tous les éléments déterminants — pour porter des jugements exempts d’inexactitude, soit sur des phénomènes d’ordre purement tellurique, soit sur la marche de l’évolution des milieux ou des individus. Or, la caractéristique de la méthode de libre examen, c’est qu’elle conduit, en pareil cas, quiconque s’en sert loyalement, à présenter ses déductions ou ses opinions pour ce qu’elles sont : des hypothèses ou des conjectures que l’avenir confirmera ou infirmera.

Il peut même arriver que la méthode de libre examen n’aboutisse pas, pour une même question posée à plusieurs personnes, à une solution identique. Il y a, en effet, dans la sphère de l’abstrait, de l’intellect, des mœurs, voire dans la sphère économique, des problèmes dont la solution dépend du tempérament, des connaissances, des aspirations de l’individu qui entreprend de les résoudre. Scrutées à la lumière du libre examen, il est des questions qui comportent plusieurs réponses.

La méthode appliquée ordinairement par les hommes d’État ou les hommes d’Église à l’examen des questions que pose l’évolution humaine est limitée au contraire par les dogmes, les préjugés, les conventions, les institutions d’ordre religieux ou laïque, moral ou légal, intellectuel ou éducationnel, etc., que leur réponse ne peut jamais transgresser. C’est pourquoi l’enseignement étatiste ou ecclésiastique ne peut jamais être un enseignement basé sur le libre examen. — E. Armand.