Encyclopédie anarchiste/Libre-pensée
LIBRE-PENSÉE Le mot composé libre-pensée, employé constamment, est assez récent : il ne se trouve pas dans Littré, qui contient trois grandes colonnes sur le mot libre. Cependant il y eut toujours des libres-penseurs, selon le sens qu’on attribue généralement à ce mot, mais on leur donnait des noms divers. On les appelait incrédules, incroyants, infidèles, païens, athées, même quand ils croyaient en un Dieu créateur. Au xviiie siècle, les libres-penseurs étaient dénommés philosophes, déistes, théistes, voltairiens, esprits forts, sceptiques.
Le distingué historien anglais contemporain, John M. Robertson, dit que le mot libre-penseur est une traduction de l’anglais freethinker, qui avait été appliqué, vers 1667, à quelques membres de la Royal Society (académie des sciences de Londres). Mais le terme n’était pas employé dans le sens actuel du mot, car il existe une brochure publiée vers 1692, où il est question d’une secte nommée : Fraternité des libres-penseurs. C’était probablement un groupe de croyants non orthodoxes.
La première fois qu’on trouve le mot dans l’acception d’incrédule, c’est dans une lettre de l’écrivain Molyneux au philosophe Locke, en 1695. L’auteur, parlant de Toland, dont un ouvrage sceptique avait été brûlé à Dublin par le bourreau, appelle cet auteur un candide libre-penseur.
C’est en 1713 que le déiste Collins donna pour la première fois le mot libre comme synonyme de déiste dans son Discours sur la libre-pensée, à propos de la naissance et des progrès d’une secte nommée Libres-Penseurs.
Une revue hebdomadaire non sceptique fut fondée en 1718, sous le nom de The Freethinker (Le libre-penseur), mais ce n’était qu’une publication d’avant-garde politique. Swift, le célèbre pasteur, auteur des Voyages de Gulliver, avait publié en 1714 ses Libres Pensées sur l’État actuel des affaires. Ce n’était pas un ouvrage antireligieux. Peu à peu la question religieuse devint le sujet des discussions, la libre-pensée fut une sorte de réaction contre certaines phrases des doctrines traditionnelles en religion, et bientôt ce fut un synonyme du mot déiste, à la façon de Voltaire. Un grand nombre de penseurs anglais repoussant les superstitions chrétiennes, comme Thomas Paine, auteur de l’Age de raison, mordante satire de la Bible, étaient des déistes convaincus. Ils croyaient en un Dieu créateur, mais cet esprit n’intervenait pas dans les affaires du monde.
Paine avait conservé les idées de son jeune âge sans approfondir celles de création, de gouvernement du monde. Ses ennemis eurent tôt fait de l’appeler athée, ce qu’il n’était pas. Encore à présent, en Amérique, on parle sans cesse de Paine, l’un des fondateurs de la Constitution des États-Unis, et la majorité des citoyens ont une sorte de sainte horreur du célèbre publiciste, ancien membre de la Convention Nationale à Paris, parce qu’on l’accuse encore d’athéisme. Roosevelt l’a appelé un sale petit athée, trois expressions absolument fausses. Paine n’était pas petit, il était extrêmement soigneux de sa personne, et il n’était pas athée. C’était un libre-penseur resté déiste.
En Angleterre, bien que le mot libre-penseur fût né dans ce pays, on appelait les non-croyants des athées, des païens, des infidèles, mot d’insulte qui est resté en usage jusqu’à ces dernières années. A présent, outre Freethinker, titre d’un journal qui ne cache pas ses idées matérialistes et athées, les libres-penseurs revendiquent surtout le titre de rationalistes, de sécularistes (c’est donc de ceux qui s’occupent du présent et ne pensent pas au ciel).
Le célèbre physiologiste Huxley, propagateur ardent du transformisme, ne voulant pas être appelé athée, inventa le nom d’agnostic, du grec a-gnosco (je ne sais pas). Mais cette espèce de pyrrhonisme n’est pas éloigné de l’athéisme, car les athées n’affirment pas qu’il n’y a pas de Dieu, mais seulement qu’ils ne comprennent pas ce qu’est un Dieu, être ou esprit que nul n’a jamais pu définir clairement. Herbert Spencer, philosophe, dont les œuvres très célèbres en Russie, sont plus connues en Angleterre par leurs titres que par leur contenu, admet une philosophie de l’inconnaissable, qui n’est qu’une sorte d’athéisme ou d’agnosticisme, sauf l’affirmation d’inconnaissable, terme peu philosophique, puisque nul ne peut savoir ce que l’avenir réserve à la science. L’inconnu d’aujourd’hui sera peut-être admis demain par tous les savants.
En Russie, jusqu’à la révolution, on les appelait aussi boussourmans (corruption de Musulmans), voltairiens, puis ce furent des nihilistes, comme le Bazarov de Tourgueniev, mais le nom de libre-penseur ne leur était pas donné. Encore à présent, le mot libre-penseur (svobodno mouislitel), n’est guère employé que par les littérateurs ; le peuple se sert plutôt du terme bezbojniki (les sans Dieu) pour appeler les libres-penseurs qui sont protégés par le gouvernement bolcheviste. Il paraît à Moscou un très beau journal caricaturiste, nommé Le Bezbojnik ou Stanka. Un autre journal hebdomadaire du même genre est l’organe de l’Union des athées, à l’établi, et est très répandu. Une revue mensuelle, L’anirelighiosnik (l’Antireligieux) contient des articles très sérieux sur la philosophie, sur les sciences, sur les sectes si nombreuses dans le pays et dont quelques-unes sont franchement révolutionnaires, tandis que d’autres sont dégoutantes, comme les klilisti et les eunuchs.
En Ukraine, depuis la révolution, la libre-pensée a fait de grands progrès. Les libres-penseurs y sont appelés Bezverniki (les sans religion), c’est le titre d’une magnifique revue illustrée, publiée à Kharkov.
Tant que la Croatie fut soumise à la Hongrie, l’Eglise catholique était toute puissante ; mes étudiants à l’Académie de Susvak (prononcez Sonchack) étaient obligés d’aller à la messe, quoique la plupart me déclarassent qu’ils ne croyaient à rien. Même les professeurs croates étaient tenus d’assister aux cérémonies, ce dont ils se plaignaient car la plupart étaient libres-penseurs. Depuis que le pays fait partie de la Yougoslavie, royaume des Serbes, Croates et Slovènes, la politique absorbe tous les esprits et la libre-pensée est un peu mise de côté.
Cependant une belle revue était publiée à Zagreb (capitale de la Croatie) sous le titre de Slobodna Missao (Libre-Pensée). Je ne sais si cette publication paraît encore. En Bohême, où le mouvement est très puissant, on appelait Hussites ceux qui rejetaient les dogmes catholiques. Un Congrès international de la Libre-Pensée a siégé à Prague et chaque année on célèbre, au pied de la statue de Hus, la commémoration de ce martyr.
Le principal journal libre-penseur tchèque s’appelle Volna Myslenka (Libre-Pensée). Le président de la république Mazarik est libre-penseur. On publie aussi de très nombreux volumes libres-penseurs et des journaux comme Volna Skola (Ecole libre) Havlitchek, nom d’un des plus actifs journalistes libres-penseurs anciens.
Les Allemands de Bohème très actifs aussi, publient un hebdomadaire Freie Gedanke (Libre-Pensée). Ils font de la propagande dans tous les districts allemands, malheureusement ils ont une tendance nettement marxiste.
L’Allemagne est actuellement le pays où il y a le plus de libres-penseurs organisés, probablement plus d’un million. On y publie de nombreux journaux libres-penseurs, et des ouvrages qui sont souvent confisqués comme par exemple L’Église en caricature, dont, après un long procès, la justice vient enfin d’autoriser la vente. Des Congrès qui comptent plusieurs centaines de membres ont siégé dans certaines villes.
Cependant anciennement les vrais libres-penseurs étaient rares. Les Allemands trop longtemps occupés de querelles entre les protestants et les catholiques romains, avaient peur du nom de libre-pensée, même lorsque Frédéric II se montra incroyant au christianisme. Au xviiie siècle les plus avancés étaient dénommés par le peuple Gottlos, sans Dieu, mais les athées étaient presque introuvables. Peu à peu on a appelé philosophes, Kantiens, Hégéliens, Schopenhaueriens, ceux qui se fondaient sur les principes de ces écrivains qui, eux, niaient les dogmes chrétiens, sans s’appeler libres-penseurs.
A présent cela a bien changé. On se nomme sans crainte Freidenker ou même astheist. Un ancien moine Hans Ammon se proclame athée dans son journal Lichtbringer (Le porteur de lumière).
Avant la guerre, il y avait à Nuremberg un Atheist, journal plutôt anti-belliciste qui fut supprimé pendant les hostilités. Un autre nom appliqué à la libre-pensée est (Geistesfreiheit. Il y a encore une société dénommée Freie-Religiöse Gesellschaft (libre société religieuse).
Cette organisation a des pasteurs qui donnent des leçons de morale aux écoliers dont les parents ont déclaré qu’ils sortaient de l’Église. Pour donner ces leçons dans plusieurs États, il faut une autorisation du gouvernement. Le titre donné aux libres-penseurs qui sont sortis des églises est confessionslos (sans confession), mais ce sont des libres-penseurs, même s’ils ne font partie d’aucune organisation de libre-pensée. On les compte par centaines de mille. Donc Confessionslos est une définition de la libre-pensée en Allemagne.
En Autriche, depuis la république, la libre-pensée ; les athées, les Confessionslos ont fait de grands progrès.
L’Association de propagande libérale de Montevideo a publié plus d’une centaine de brochures, entre autres ma plaquette espagnole : Mythe ou réalité, Jésus est-il un personnage historique ? (épuisée en français) et mes Curiosités du Culte des Saints (inédites en français). Ce sont des œuvrettes nettement libres-penseuses. En Argentine et dans d’autres républiques de l’Amérique du Sud, les libre-penseurs sont des libéraux.
Comme avant toutes choses il faut s’entendre sur les mots qu’on emploie, il est nécessaire de commencer par citer les définitions qu’on a données ou qu’on donne encore de la Libre-Pensée.
La libre-pensée est selon moi, la doctrine anarchiste appliquée aux croyances religieuses. Comme les libertaires n’admettent aucune autorité, ils ne sauraient admettre de dogme qui les oblige à croire quoi que ce soit. Ils n’admettent aucune affirmation a priori, ils ne peuvent croire que ce que la science expérimentale a démontré et encore ils pensent que ce qui passe pour vrai à présent, peut très bien être renversé par les progrès de la science, comme nous l’avons vu dernièrement à propos de l’unité de la matière donc, pour moi, la libre-pensée est la libre étude des sciences au moyen de la raison ; ainsi libre-pensée c’est le rationalisme appliqué aux superstitions religieuses.
Le professeur Gabriel Séailles a donné, au Congrès de Genève en 1902, la définition suivante : « La libre-pensée peut se définir : le droit au libre examen. Elle exige que toute affirmation soit un appel de l’esprit à l’esprit, qu’elle se présente avec ses preuves, qu’elle se propose à la discussion, qu’aucun homme par suite ne prétende imposer sa vérité aux autres hommes au nom d’une autorité extérieure et supérieure à la raison.
Est donc libre-penseur quiconque, quelles que puissent être, d’ailleurs, ses théories et ses croyances, ne fait appel pour les établir qu’à sa propre intelligence et les soumet au contrôle de l’intelligence des autres.
La Libre-Pensée n’exclut ni l’hypothèse, ni l’erreur ; elle est même par excellence la liberté de l’erreur ; car refuser à l’homme le droit de se tromper, c’est se croire naïvement en possession de la vérité absolue, se déclarer infaillible, se conférer à soi-même sa petite papauté. La Libre-Pensée est une méthode, elle n’est pas une doctrine, car elle ne se donnerait pour une doctrine qu’en se niant au moment même où elle s’affirme. »
Séailles dit encore : « Libre-Pensée signifie libre examen, libre usage de la raison à ses risques et périls…
« La pratique des méthodes de la science nous interdit de faire repérer le connu sur l’inconnu. Nous ne pouvons plus prendre pour mobile de nos actes l’attente de sanctions futures. Nous refusons de rêver la justice dans une cité céleste, en nous résignant au mal ici-bas ; nous entendons la réaliser dans les rapports réels des hommes et nous ne comptons que sur notre effort pour y réussir. »
Séailles, bien que non-anarchiste, montre que la Libre-pensée devrait être l’application de la morale anarchiste.
En novembre 1902, au Congrès où l’on fonda à Paris, l’Association nationale des Libres-Penseurs de France, on nota la déclaration suivante :
… L’Association a pour but de protéger la liberté de penser contre toutes les religions et tous les dogmatismes quels qu’ils soient, et d’assurer la recherche libre de la vérité par les méthodes de la raison.
Au même Congrès, Ferdinand Buisson, président de l’Association, a dit : « Un libre-penseur ne veut sous aucun prétexte se laisser imposer ni Dieu, ni Maître, il ne veut rien croire a priori. »
Voici une autre définition, celle-ci par Jules Carrara, poète suisse, professeur à l’École Normale de Lausanne et qui a perdu sa chaire à cause de ses idées libres-penseuses. « La Libre-Pensée, c’est avant tout, ce devrait être exclusivement, une méthode scientifique, un moyen de connaître, un moyen d’arriver à la Vérité, donc au Progrès, et par conséquent au Bonheur. »
Vérité, Progrès, Bonheur, voilà les trois étapes que doit franchir l’humanité et que doit franchir d’abord chacun de ceux qui la composent.
(Mais qu’est-ce que la Vérité ? ajouterai-je ? La Vérité absolue n’existe pas. Vérité pour l’un, fausseté pour l’autre, etc.).
Carrara dit encore (dans Découvrir la Vérité), nous avons notre raison… si ce moyen n’est pas infaillible, il est encore le meilleur de tous ; et le seul indispensable.
A moins d’être complètement privé de raison, c’est-à-dire fou, tout homme est plus ou moins, doué de raison, capable de raisonner, raisonnable.
La raison est de toutes nos facultés, la seule dont on peut dire qu’elle est par essence, commune à tous les hommes, indispensable à tous…
La raison est la faculté maîtresse et modératrice des autres, le balancier que nul ne rejette sans perdre l’équilibre. Ayons donc confiance en notre raison et soyons rationalistes.
Le rationalisme est la seule méthode scientifique la seule philosophie, la seule mentalité favorable à la découverte de la vérité. Un libre-penseur est un homme qui prend sa raison pour guide et pour juge, pour qui sa raison est comme un crible qui retient les vérités et laisse passer les erreurs, qui soumet au contrôle de sa raison toutes les apparences, toutes prépositions, tous les postulats, toutes les affirmations, toutes les prétentions, et qui n’en conserve que ce que sa raison lui a confirmé être vrai.
Le rationalisme, ce n’est pas autre chose que la Libre-Pensée, c’est le libre exercice de cette faculté qui nous permet de comparer, de juger, de penser, de connaître, de savoir. Le rationalisme s’oppose à la révélation, il oppose la science à la croyance et la raison à la Foi.
La Libre-Pensée… empêche la stagnation, l’encroûtement, la coagulation, la paralysie des intelligences. Depuis une année, le journal La Libre-Pensée Internationale, de Lausanne, est rempli de discussions sur le sens et la portée du mot Libre-Pensée.
Un membre de la Fédération romande, de libre-pensée, M. le professeur de chimie Pelet veut absolument que la Libre-Pensée soit une religion. Quoiqu’il ait été pendant bien des années membre actif de nos groupements, il prétend que la génération actuelle sent le besoin d’une religion, même sans dogme. Il a écrit un volume à ce sujet et il a jeté la zizanie parmi les libres-penseurs de la Suisse romande. Il n’a guère été approuvé que par des pasteurs libéraux, cependant il continue.
Le principal sujet discuté au Congrès des libres-penseurs de la Suisse romande, à Neuchâtel, au mois de mai 1928 a été celui-ci : la libre pensée est-elle en train de devenir religieuse ? La résolution suivante a été votée à l’unanimité moins trois voix :
« Le congrès de la Fédération romande de la Libre-Pensée, réuni le dimanche 26 mai 1928, à la Maison du Peuple, à Neuchâtel, après avoir discuté sur la question « Libre Pensée et Religion », formule les déclarations et résolutions suivantes :
« 1. La Religion a été, dès son origine à nos jours, une attitude essentiellement mystique basée sur la croyance au surnaturel.
« 2. A la lumière de l’histoire, elle s’est révélée surtout comme un instrument de domination spirituelle et par là de soumission envers les puissances temporelles.
« 3. La Libre-Pensée est la force de libération qui s’est opposée à la puissance de domination de la Religion. Elle se place sur le terrain naturel et dès lors elle ne peut approuver l’attitude mystique. Elle est irréligieuse.
« 4. Cependant, la Libre-Pensée n’entend en aucune circonstance empêcher les individus d’adopter et de pratiquer les croyances qui leur plaisent. Mais elle se dresse contre les collectivités religieuses toutes les fois que celles-ci veulent employer leur force numérique, économique et traditionnelle pour défendre et perpétuer leur domination.
« Elle vise au contraire à la réalisation d’une Société où ni le fait de croire, ni le fait de ne pas croire, ne soient pour personne une cause de dommage ou de privilège.
« 5. La Libre-Pensée est idéaliste. Elle ne nie pas que la Religion puisse l’être à sa manière. Mais elle sait que cette tendance n’est pas caractéristique de la foi religieuse, puisque le fondement essentiel de la Religion est un absolu mystique.
« Il n’est donc pas nettement exact de dire que la Religion, ce soit l’idéal que l’homme se propose.
« D’ailleurs, la Libre-Pensée ne proclame aucun absolu. Son idéal n’est pas la vérité « absolue », ni la justice « absolue », ni la liberté « absolue ».
« Elle écarte ces notions métaphysiques qui se sont avérées comme trop commodes pour justifier précisément la renonciation à la poursuite d’un idéal inatteingible.
« La Libre-Pensée, restant au contraire dans le domaine de l’action et des possibilités, veut d’avance anéantir tout prétexte à une telle renonciation, en proclamant pour maximes :
Toujours plus de vérité,
Toujours plus de justice,
Toujours plus de liberté,
pour réaliser toujours plus d’entente et d’amour entre les hommes.
« 6. Si la Libre-Pensée, en tant que doctrine, est irréligieuse, en tant qu’organisation, elle ne ferme cependant pas ses portes aux hommes de bonne volonté, quand même ceux-ci persisteraient à appeler religion l’idéal de la Libre-Pensée. »
ESQUISSE D’HISTOIRE DE LA LIBRE PENSÉE. De tout temps il y eut des hommes qui, se servant de leur raison, ont repoussé les superstitions des milieux où ils vivaient. Ces rationalistes inconscients, même parmi les sauvages, se contentaient de garder pour eux leurs idées ; ils ne voulaient pas se créer des ennemis, car l’homme ordinaire, persuadé que ce qu’il croit est la vérité entière, trouve mauvais qu’un individu ne pense pas comme lui-même.
A mesure que la peur des phénomènes physiques incompréhensibles pour l’esprit des êtres créait les religions et que les hommes qui se distinguaient par leur force s’emparaient du pouvoir et voulaient avoir à leur dévotion d’autres hommes peut-être plus intelligents, les dogmes se formaient, des rites s’imposaient et ce fut presque un crime que de ne pas admettre les théories des prêtres. Les rationalistes n’avaient pas exposé leurs idées, pour ne pas être exposés à l’assassinat. Voilà pourquoi les noms des anciens libres-penseurs nous sont presque inconnus.
Aux Indes, en Perse, les négateurs étaient nombreux ; la multiplicité des dieux devaient naturellement démontrer que ces êtres divins n’étaient que de pures inventions. Gautama Sakya Mouni, le Bouddha, était un libre-penseur qui ne croyait pas à la trinité brahmanique et niait l’existence d’un Dieu suprême. Sa raison lui montrait que tous les récits des brahmines, leurs légendes n’étaient que des fables. Mais il croyait à une entité spirituelle, l’âme, et c’est sur cette croyance qu’il basait ce qu’on a appelé la religion bouddhiste, puisque lui-même voulut seulement exposer a priori une morale mal fondée sur l’amour du prochain.
Gautama fut un des premiers libres-penseurs dont les théories nous soient parvenues, bien qu’elles aient été déformées par des milliers de disciples plus ou moins fidèles. Kong-Futse en Chine, qui ne croyait pas à une vie future, peut être regardé comme un libre-penseur. Mithra, dont on a voulu faire un dieu, un des prototypes de Jésus, était un libre-penseur de son temps, un réformateur social.
Ce n’est pourtant que vers l’an 600 avant notre ère, que parurent, en Grèce, des libres-penseurs bien réels, les philosophes qui, pendant plus de 500 ans, cherchèrent à pénétrer les secrets de la nature, sans s’occuper des dogmes de leur temps, en écartant la période religieuse, poétique et gnomique, représentée par Orphée et les mystères, la théogonie d’Hésiode et les sept sages.
La philosophie grecque, qu’on peut faire remonter jusqu’à Thalès, s’est développée jusqu’à l’arrêt de Justinien, qui ferma, en 529, les écoles de philosophie.
La première école de cette philosophie libre-penseuse, l’école ionienne, commence par Thalès, de Milet (639-549). Le caractère commun à tous les philosophes de cette école est de chercher l’origine de l’univers dans un élément matériel, unique chez les uns et produisant toutes choses par dilatation et instruction (dynamisme), multiple chez les autres qui considèrent tous les êtres comme le résultat des combinaisons diverses de ces éléments.
Les principaux représentants de l’école ionienne sont Anaximandre (610-546), Héraclite d’Ephèse, Anaxagore, Diogène, d’Anallonie, Arhélaüs et Empédocle.
Toutes sortes de légendes sur les idées d’Héraclite sont connues parmi nous, mais il ne faut pas s’y arrêter. On l’a opposé à Démocrite, sous les noms de Jean qui pleure et Jean qui rit, c’est-à-dire en faisant de l’un un pessimiste pleurnicheur, de l’autre un sceptique moqueur ; qualificatifs erronés.
L’école italique ou pythagoricienne qui suivit l’époque de l’école ionienne (de 584 à 370), s’attache principalement au côté mathématique de l’univers, tandis que l’école ionienne s’était surtout préoccupée du côté physique. Les nombres sont l’essence de toutes choses et l’unité, ou monade, est le principe des nombres. L’âme est un nombre qui se meut de lui-même. Le retour à l’unité constitue la vertu. Pythagore admettant l’âme parle aussi de la métempsychose. Toutes les théories de Pythagore et son ascétisme sont plutôt nuageuses pour nous, mais ce philosophe était libre de toute idée théologique. Lui et ses disciples n’admettaient que la raison individuelle, c’étaient donc de vrais libres-penseurs. Parmi ses élèves il faut citer Théano, sa fille, Aristée, son gendre ; Philolaüs (450-395) Anhisas de Tarente, Aliméon, de Crotone, etc.
L’école atomistique a précédé la science moderne, la ricien s’applique d’une manière exclusive au principe métaphysique de l’univers, c’est-à-dire à l’idée de substance et combat par la dialectique les deux écoles antérieures. Dans les éléates il n’y a pas de milieu entre l’être absolu et le néant ; l’idéal d’un être multiple est pleine de contradictions. Il n’y a que l’un, l’infini et le nécessaire qui existe : tout le reste n’est qu’apparence. Parmi les Éléates nous citerons : Xénophane de Colophon (617-510) ; Parménide d’Elée (530-455) ; Mélissus de Samos ; Zénon d’Elée (vers 500).
L’école atomistique a précédé la science moderne, la théorie atomistique de Würtz, Gebhard et de tous les physiciens actuels. L’école atomistique quoique ne possédant pas les moyens d’investigation dont nous disposons à présent, observait et raisonnait librement.
Les philosophes de cette école reconnaissaient un nombre infini d’atomes, de formes diverses et doués d’un mouvement éternel. L’âme est composée d’atomes ronds et ignés, qui impriment le mouvement au corps. La connaissance résulte du choc des atomes extérieurs sur l’âme (premier essai de psychologie sensualiste). Parmi les sensualistes, on trouve surtout Démocrite d’Abdère (480-407), Diagoras, Nessus, Anaxargue, Nausiphane, maître d’Épicure.
Les sophistes ne sont pas les inventeurs d’absurdités comme le sens actuel du mot pourrait le faire croire. C’étaient des sceptiques à l’égard des théories mises en avant pax les philosophes d’alors. Ils ont été utiles en vulgarisant les données de la science et en indiquant les contradictions des systèmes. Ils ont pavé la voie à l’école socratique.
Parmi les sophistes, nous nommerons Gorgias de Leontium, Protagoras d’Abdère, Critias d’Athènes.
Jusqu’alors les philosophes s’étaient surtout occupés de la nature, de la physique, ils n’avaient pas fait une étude spéciale de l’homme et de ses facultés, ce fut le mérite de Socrate de s’être limité à la sphère morale. Il ne proscrivait pas la spéculation dont s’étaient servies les anciennes écoles, car lui-même a parlé d’un Dieu unique, simple assomption qu’on ne peut prouver. Il regardait ce Dieu comme le bien.
L’âme, selon Socrate, se rapproche de Dieu par l’exercice de la raison et de la liberté, c’est-à-dire par la pratique de la vertu.
procédés principaux.
1° Ignorance simulée, hypothèses admises comme vraies et leur fausseté mise à nu par l’absurdité de leurs conséquences (ironie socratique) ; 2° analyse des notions complexes, développement graduel des germes de vérité continus dans l’esprit humain ; induction.
Tout notre enseignement philosophique jusqu’au xviie siècle découle des principes socratiques, malgré leur base arbitraire, peu scientifique, principes qui nous ont été transmis par Platon (dans ses nombreuses œuvres), et par Xénophon, etc.
Socrate, accusé de corrompre la jeunesse, c’est-à-dire de parler contre les dieux adorés par le peuple, fut condamné à boire la ciguë. Ce fut un martyr de la libre-pensée.
Quoique les anciens Grecs n’aient jamais été si intolérants que les chrétiens le furent plus tard, et surtout l’atroce religion de Jéhovah, qui fit exterminer tous les Cananéens et les autres peuplades qui n’adoraient pas le Dieu d’Israë1, on parle d’autres martyrs de la libre-pensée en Grèce. Diagoras de l’île de Mélos, surnommé l’Athée fut, dit-on, condamné à mort à cause de ses violentes diatribes contre la religion de ses concitoyens, mais on ne sait rien de certains sur sa mort. Diagoras avait été, croit-on, esclave, puis il fut disciple de Démocrite. On raconte que vers 412 avant notre ère, il s’enfuit d’Athènes par crainte de la ciguë parce qu’il raillait ouvertement et constamment les mystères religieux et leurs initiés. Il n’aurait pas péri victime de l’intolérance, puisqu’on lui doit les sages lois qu’il édita pour Mantinée.
La mort de Socrate n’effraya pas les libres-penseurs de son temps. En effet, plusieurs écoles philosophiques continuèrent à faire abstraction des dogmes polythéistes…
L’École cyrénaïque, dont le principal protagoniste était Aristippe, de Cyrène (nord de l’Afrique) déclarait que le bien consistait dans la volupté et le mal dans la douleur. Comme au xviiie siècle l’enseignait Condillac, selon Aristippe les sens sont les seuls juges de ce qui est vrai, beau et utile.
L’école cynique, ne professait rien de ce que nous appelons cynique (du grec kuon, chien).
Le plus fameux représentant de cette école fut Diogène, sur qui l’on raconte maintes anecdotes plus ou moins apocryphes. Antisthène, Cratès, Hipparchie, enseignaient que le bien est dans la vertu et que celle-ci consiste à vivre selon la nature, sans que les sages s’inquiètent du qu’en dira-t-on ou d’observer les mœurs courantes. Le cynique jugeait toutes choses d’après ce qu’il considérait comme sa raison.
Euclide, fondateur de l’école de Mégare, est plus connu comme mathématicien que comme philosophe. On lui attribue l’invention de la géométrie et son nom en Angleterre est devenu le synonyme de géométrie plane. Les élèves dans les écoles anglaises disent toujours : « J’apprends l’arithmétique, l’euclide, l’algèbre, etc. Cependant, comme philosophe libre-penseur il a eu une grande importance. Selon lui, la raison doit être le seul guide, son objet est l’universel, l’absolu qui seul existe ; le bien c’est la raison, le mal n’est qu’une apparence. Parmi les partisans de cette philosophie, il faut nommer Médème et Phédon ; celui-ci étant l’objet d’un des dialogues de Platon.
La libre-pensée est par nature sceptique, puisqu’elle n’admet aucun dogme. Le représentant de ce doute universel fut Pyrrhon, fondateur du Pyrrhonisme. Selon lui toute prétendue science repose sur des hypothèses. La vertu seule est précieuse. La science elle-même ne conduit à aucun résultat positif. On a prétendu que l’essence même de la philosophie de Montaigne, de La Boétie, de Charron, venait du pyrrhonisme ce qui est très discutable.
Le scepticisme eut de nombreux partisans, comme Enésidème, de Crête (contemporain de Cicéron), Agrippa (vers 70 avant notre ère), Sextus Empiricus (vers 230 après J.-C.).
Les principaux arguments des sceptiques sont les suivants : 1° La raison ne pouvant se prouver à elle-même sa propre légitimité, toute affirmation est une hypothèse gratuite ; 2° La raison est condamnée par sa nature à des contradictions insolubles.
Le vaste système de Platon a pour centre la théorie des idées. Ce disciple de Socrate a fondé l’école dite Académie qui attira des disciples de tout le monde hellénique. Platon est encore commenté, discuté ou attaqué par tous les philosophes modernes surtout parce qu’il croit en un Dieu unique qui a modelé la matière éternelle comme lui. Peut-on considérer Platon comme un libre-penseur ? La croyance en un Dieu, croyance a priori me semble opposée à la libre-pensée ; bien que des déistes comme Voltaire, Paine, doivent nécessairement être regardés comme des libres-penseurs.
Aristote, de Stagyre, en Thrace, de 384 à 322, a joui pendant des siècles d’une dictature intellectuelle sans exemple dans l’histoire. Attaquant vigoureusement dans sa base la théorie de son maître, Platon, il refuse aux idées une existence substantielle, il ne voit en elles qu’un élément distinct de la sensation, mais impuissant à procurer la connaissance sans cette dernière. Aristote a cherché un milieu entre l’idéalisme et le sensualisme. On est loin d’être d’accord sur ce point.
Les œuvres d’Aristote, qui étaient restées presque inconnues en occident, jusque vers 1200 de notre ère furent enfin popularisées par des traductions de l’arabe. Les musulmans et les Juifs comme Maimonide, Averroès étaient devenus d’enthousiastes aristotéliciens, leur philosophie était presque exclusivement dérivée des œuvres du fondateur du Lycée ou école péripatéticienne (école d’Aristote). Les Maures d’Espagne introduisirent en Europe les idées du maître d’Alexandre le Grand et bientôt elles dominèrent tous les esprits au moyen-âge, à un tel point que l’Église catholique fit de nombreuses victimes parmi les hommes qui n’étaient point assez orthodoxes au point de vue aristotélicien.
La renaissance des lettres et les œuvres des philosophes grecs qui furent apportées de Grèce dans les originaux, ébranla l’influence du péripatétisme, mais il y a encore des esprits qui s’attachent à l’aristotélisme. Sylla fut un des premiers Romains à apporter à Rome quelques-uns des écrits d’Aristote. Un des principaux mérites d’Aristote a été sa classification des sciences, de même qu’au xixe siècle la réputation d’Auguste Comte est d’abord venue de sa classification des sciences. Cette classification d’Aristote s’appuie sur les trois principaux modes de développement de l’esprit humain ; savoir, agir, produire. Il classifie les sciences théoriques en physique, mathématique, métaphysique ; les pratiques en morale, économie, politique, artistique, poétique, rhétorique, logique.
Bien que l’Église catholique ait pendant des siècles imposé l’aristotélisme, le philosophe lui-même, repoussant les religions de son temps doit être considéré comme un libre-penseur.
Les deux principaux ouvrages d’Aristote qui nous restent sont l’Organon, ou logique en six traités, et la Métaphysique ou Philosophie première, en 14 livres. Bacon fondant sa philosophie sur l’étude a posteriori, a intitulé son œuvre le Novum Organon.
Epicurisme. Epicure (337-270) est probablement le philosophe grec qui a été le plus calomnié par les écrivains modernes. Le mot épicurien est devenu le synonyme de goinfre. On a été jusqu’à appeler ses disciples « le troupeau des pourceaux d’Epicure », quoique la morale d’Epicure fût plutôt stoïque, Il recommandait à ses disciples la vertu, la tempérance qui seule pouvait conserver la santé. Il est vrai qu’il a dit que le but de l’homme devait être le bonheur, mais ce bonheur, il le mettait dans l’équilibre parfait de la vie, dans le repos, la méditation.
On ne peut atteindre au bonheur que par la connaissance de soi-même et du monde. Sa philosophie est l’atomisme de Démocrite modifié. Sa logique admet deux éléments dans l’intelligence, les sensations et les anticipations, notions généralisées par l’entendement. La sensation est le critérium de la certitude. Epicure eut de nombreux disciples, et sa philosophie fut adoptée par la plupart des écrivains romains : Lucrèce, dans sa Natura rerum, Cassius, Pomponius Athicus, Lucullus, Crassus, Horace.
Les Romains n’eurent pas de grands philosophes originaux, ils empruntaient aux Grecs leurs théories. Pourtant il faut citer Epictète, Marc Aurèle, Brutus, Caton d’Utique, Sénèque qu’on peut classer parmi les stoïciens. De la Grèce, la philosophie avait passé à Alexandrie d’Égypte. Le néo-platonisme d’Alexandrie avait la synthèse comme méthode, son but était d’associer dans un vaste éclectisme l’esprit oriental, mais déjà le christianisme faisait sentir sa funeste influence sur l’esprit humain. Aussi vit-on saint Cyril exciter ses partisans contre la grande savante libre-penseuse Hypatie, qu’on mit à mort, en lui enlevant ses vêtements et en déchirant son corps avec des coquilles d’huîtres en 415.
L’édit de l’empereur Justinien, en 529 fermant les écoles de philosophie, fut le signal de la décadence de l’intelligence. En Europe, la libre-pensée est écrasée sous les persécutions. Quelques philosophes comme saint Erigène (vers 856) tentèrent d’appliquer au dogme chrétien les formes logiques de l’Organon d’Aristote, traduit par Boèce. L’obscurité s’étend partout, la religion étouffe toute activité d’indépendance de la pensée. La philosophie de la scolastique n’est plus que l’humble esclave de l’Église.
Le bûcher, les tortures atroces menaçaient quiconque osait élever des doutes sur les dogmes catholiques. Ce fut une époque de cauchemar pour ceux qui ne pouvaient croire implicitement. Au lieu de la liberté grecque, le monde civilisé n’avait plus que l’esclavage du cerveau, le catholicisme faisait reculer la civilisation de presque mille ans.
La réformation, sortie de la renaissance des lettres, osa secouer les chaînes de la pensée, mais pourtant Berthelier, le libertin, c’est-à-dire libre-penseur, fut mis à mort à Genève, où à présent s’élève sa statue. Servet, le célèbre médecin espagnol, qui avait osé nier la divinité de Jésus fut condamné par l’Église catholique ; fuyant Vienne (France) où on allait le brûler, il se réfugia à Genève, où Calvin fit exécuter la condamnation papale. A présent une statue de Servet orne une place d’Annemasse (Haute-Savoie), Genève n’ayant pas voulu accorder un emplacement pour y élever la statue, résultat d’une souscription internationale. La ville de Genève s’est contentée d’ériger un monolithe à l’endroit même où, à Chavapel, fut brûlé le martyr. A Paris une statue de Servet se trouve dans le square de la mairie du xive sièclee arrondissement. Le protestantisme ne croyait plus à certains dogmes catholiques ; par exemple à la transsubstantiation (l’hostie changée en corps et en sang de Jésus), aux indulgences, aux prières pour les morts etc., mais ayant la Bible comme fétiche, il était aussi loin de la liberté de la pensée que le catholicisme autoritaire.
La renaissance des études grecques a produit, en Italie, le renouvellement de la libre-pensée. Toute une pléiade de penseurs ont, au péril de leur vie, exprimé leur amour de la liberté intellectuelle. Le chroniqueur Villani parle de nombreux épicuriens opposés à l’orthodoxie. Brunetto Latini, maître de Dante, dans son Tesoretto, fait de la nature le pouvoir universel, laissant la divinité de côté. Cecco d’Ascolo, professeur de philosophie et d’astrologie, à Bologne, périt sur le bûcher en 1327, parce qu’il avait écrit que Jésus avait vécu en poltron, en paresseux avec ses disciples.
On peut considérer Dante, Boccace, Pétrarque, comme des libres-penseurs de leur temps, bien que l’Église ait biffé de leurs ouvrages tous les sentiments anticléricaux.
Pulci, grand poète de la Renaissance, échappe à l’Inquisition malgré ses satires anticléricales ; mais, à sa mort, on refusa à son cadavre un enterrement en terre consacrée. Gabriele de Salo (en 1497) avait osé dire que Jésus avait trompé le monde par sa ruse, et que peut-être il était mort sur la croix à cause de ses crimes ; ce médecin bolonais fut protégé par ses patrons contre l’Inquisition. Georges de Novarra fût brûlé en 1500 pour avoir nié la divinité de Jésus.
Parmi les écrivains libres-penseurs, il faut surtout mentionner Pomponace (1462-1525), dont on a dit qu’il avait réellement initié la philosophie de la Renaissance italienne. Il niait l’immortalité de l’âme, la réalité des miracles ; mais il prétendait se soumettre à l’Église, ce qui lui sauva la vie.
Pendant que de nombreux italiens se distinguaient par leur scepticisme à l’égard des dogmes, la France, l’Espagne, la Scandinavie, pliées sous le joug de l’Église romaine, ne produisaient aucun esprit indépendant du moins aucun qui ait laissé un nom. En Bohême, Jean Hus, ayant osé parler librement, fut condamné par le concile de Constance et brûlé vif (1413) malgré le sauf-conduit de l’empereur Sigismond. Le disciple de Hus, Jérôme de Prague, un peu plus tard, eut le même sort que son maître. La guerre des Hussites qui s’en suivit et qui dura longtemps, fut un drame politique, qui détourna en Bohème et en Moravie, l’esprit public des questions de libre-pensée.
Aux Pays-Bas, Koornhert (1522-1590), fut banni de Delft, à cause de ses ouvrages hétérodoxes. L’histoire des Pays-Bas, par Liewe van Aitzema, fut supprimée pour athéisme ; les Exercitationes Philosophicae de Gorlaens eurent le même sort. Un Kverbogh qui, en 1668, avait publié un dictionnaire de la langue hollandaise où se trouvaient des définitions libres-penseuses, dut fuir d’Amsterdam, fut poursuivi pour blasphème, condamné à 10 ans de prison et 10 ans de bannissement. Il mourut en prison.
Nous voyons donc que même les pays qui avaient adopté la réforme n’étaient pas exempts d’intolérance quand un libre-penseur avait exprimé ses idées. À l’époque même où Calvin établissait son pouvoir à Genève et faisait de la Bible le guide infaillible de ses partisans et par là renonçait à toute liberté de penser véritable, il y avait en France un philosophe sceptique qui eut une énorme influence sur les esprits cultivés, je veux parler de Montaigne (Michel Eyquem de) (1533-1592), dont les Essais sont encore le livre de chevet d’un grand nombre de penseurs. Ces Essais sont composés sans plan, ils forment un recueil de pensées et d’observations. Montaigne repousse toute doctrine imposée, toute théorie admise. Il veut penser par lui-même et doute de tout ce qu’il n’a pas reconnu comme vrai. On l’a appelé pyrrhoniste, mais il n’a pas dit, comme Pyrrhon, dit-on, : ce que je sais, c’est que je ne sais rien. Montaigne s’abstient de toute affirmation. Les Essais de Montaigne sont fréquemment réédités. Une traduction anglaise qui avait été supprimée par la censure comme athée, a reparu et eut un grand succès.
L’ami de Montaigne, Étienne de La Boétie (1530-1563), a laissé un petit ouvrage, La Servitude volontaire, où l’on a voulu voir des prémisses de l’anarchie.
Pierre Charron (1541-1603), autre ami de Montaigne, qui mourut dans ses bras, fut d’abord prédicateur catholique, mais dans son ouvrage le plus connu, Traité de la Sagesse, il est disciple de Montaigne et cherche à démontrer l’incertitude et l’impuissance de la raison, il condamne toutes les religions. Il choqua tout d’abord les croyants en disant que si l’homme a une âme, les animaux en ont une aussi. Le Traité de la Sagesse fut poursuivi pendant la vie de l’auteur et après sa mort.
Un contemporain italien de Montaigne et Charron, Giordano Bruno, fut un des plus grands savants de son temps. On trouve dans ses œuvres l’idée du transformisme développée au xixe siècle par Lamarck et Darwin. Né vers 1548, il entra dans l’ordre des Dominicains, mais ses doutes sur la religion et ses violentes attaques contre les moines le poussèrent à quitter l’Italie vers 1580. Il se rendit à Genève, espérant y trouver la liberté de pensée, mais il vit bientôt que la liberté y était aussi peu connue que dans les pays catholiques. Il alla à Paris où, à la Sorbonne, il attaqua l’aristotélisme à la mode, puis il partit pour l’Angleterre, où il défendit le système de Copernic contre les professeurs d’Oxford. Ensuite il parcourut l’Allemagne, excitant partout une grande opposition, car il attaquait les thèses mêmes du catholicisme ; il publia des ouvrages scientifiques, plutôt panthéistes. Ayant été invité par un ami à aller à Venise, où il lui promettait la liberté de ses opinions, il fut trahi par cet ami même, qui le livra au pape. Enfermé par l’inquisition de Rome, il gémit pendant sept ans dans les cachots, puis il fut brûlé vif le 17 février 1600. Cet audacieux penseur est devenu un héros pour la libre-pensée européenne, une statue lui fut érigée par souscription internationale à l’endroit même où fut allumé le bûcher où il périt. Un grand palazzo, (belle maison) de la société Giordano Bruno s’élevait à Rome vis-à-vis du Vatican. On allait le reconstruire pour en faire le point central des sociétés de libre-pensée, mais la prêtraille veillait. Le traître Mussolini, ce presque anarchiste, lorsqu’il était ouvrier à Lausanne, devenu le dictateur tout puissant et malfaisant, a fait démolir ce palazzo, sous le prétexte de faire passer une rue sur l’emplacement, mais la rue ne sera jamais faite.
Les fonds de la Giordano Bruno ont été confisqués par le gouvernement fasciste.
Les ouvrages de G. Bruno ont été traduits en allemands en plusieurs volumes.
Le xviie siècle vit naître deux écoles de philosophie qui ont certainement des bases dans la libre-pensée, ce sont les écoles de Bacon en Angleterre et le cartésianisme ou école de Descartes en France.
Les travaux de Bacon (François) (1561-1626) ont un double objet : 1° la réforme et le progrès des sciences ; 2° la classification raisonnée des connaissances humaines. Selon lui les procédés que la science doit suivre se réduisent à trois : 1° prendre la nature sur le fait et enregistrer les purs phénomènes, sans chercher d’abord à les expliquer ; 2° construire des tableaux où les phénomènes soient classés dans un ordre facile à saisir ; 3° s’élever à la connaissance des lois au moyen de l’induction, dont il analyse minutieusement les procédés. Les principes posés par Bacon, que l’activité intellectuelle ne s’exerce que sur un fond primitivement fourni par les sensations sont développés et appliqués à la psychologie et la morale par ses disciples immédiats (Hobbes, 1588-1679 ; Gassendi, 1592-1655 ; Locke, 1632-1704) et par l’école sensualiste du xviie siècle. Les idées libérales de Bacon n’influencèrent guère les événements de son temps. Les persécutions continuèrent. En 1619 le savant libre-penseur Lucilio Vanini, fut brûlé vif à Toulouse après qu’on lui eût arraché la langue avec des tenailles rougies au feu. (Une statue devait être érigée à Vanini à Lecce, sa ville natale, mais la guerre et le fascisme ont empêché l’érection de ce monument).
Marie Tudor (Mary la sanglante comme on l’appelle en Angleterre), fit brûler ou décapiter des centaines de protestants ; sa sœur Elisabeth massacra des catholiques. Le fils de Marie Stuart, Jacques Ier d’Angleterre, fit brûler le dramaturge Kyd, le savant Barlholomew Legate (1611), et la même année Wightman. Après ce dernier autodafé, on ne brûla plus les libres-penseurs, on se contenta de les mettre en prison pendant de longues années. Une loi punit encore aujourd’hui d’emprisonnement les blasphémateurs. Il y a trois ou quatre ans, un orateur en plein air, Gott, fut condamné pour avoir employé des mots un peu violents contre la trinité. Il est mort en prison. Chaque année une pétition est présentée au Parlement par des personnages distingués en faveur de l’abrogation de cette loi, relique du moyen âge, mais le gouvernement s’oppose à cette mesure libérale.
La philosophie de René Descartes (1590-1650), opposée à la réforme de Bacon, a dominé toute philosophie depuis le milieu du xviie siècle jusque vers 1750 et encore à présent elle a de nombreux partisans.
Descartes peut être dénommé libre-penseur pour la raison que dans le Discours sur la Méthode il fait abstraction — table rase — de toutes les idées préconçues, de tous les dogmes et ensuite il reconstruit par l’observation des faits internes, il fonde ainsi la psychologie, d’où il tire la logique, l’éthique ; mais, par une étrange aberration, venant peut-être de la peur des persécutions auxquelles il avait déjà été exposé en Hollande, il remonte jusqu’à Dieu, qui n’a absolument rien à faire avec la logique ou la psychologie. Cette théodicée lui fut probablement imposée par les mœurs de son temps.
Parmi les représentants les plus autorisés de son école, nous verrons Malebranche (1638-1715), Arnauld, Nicole, Bossuet, Fénelon, etc., et au xixe siècle, Royer-Collard, Gérando, Cousin et toute l’école éclectique. Spinoza qui fut disciple de Descartes se sépara de son maître et construisit un système de panthéisme. Il était libre-penseur, fut banni de la synagogue à cause de cela.
Au milieu du xviiie siècle, en Angleterre, le déisme prit une grande extension, malgré les persécutions du clergé protestant. Un garçon de 18 ans, Thomas Arkenhead fut pendu comme déiste et pour avoir appelé l’Ancien Testament les Fables d’Esdras, Jacob Ilive, qui avait nié toute révélation divine fut attaché trois fois au pilori (1753) et condamné aux travaux forcés pour trois ans ; un vieillard de 70 ans, Peter Annet qui s’était moqué des histoires du pentateuque (les cinq ouvrages attribués à Moïse), fut aussi attaché au pilori et envoyé aux travaux forcés pour une année.
Cependant on peut s’étonner qu’il n’y ait pas eu plus d’ouvrages défendant le déisme ; on n’en compte guère qu’une cinquantaine, et pourtant la plupart des hommes remarquables de cette époque, étaient déistes, ils n’allaient pas jusqu’à douter de l’existence d’un Dieu, ce Dieu était le créateur rien de plus. Ils ne se demandaient pas où ce Dieu avait pris la substance de la création, celle-ci, d’après la genèse n’ayant été que la mise en ordre du chaos ; mais qu’était ce chaos ? Etc.
Voltaire qui fut le roi intellectuel du xviiie siècle était un déiste. Ayant dû fuir la France, il avait pendant son séjour en Angleterre étudié les écrits des déistes, il en absorba tout le suc et il expliqua dans un style impeccable bien supérieur à celui des Anglais les idées des déistes.
La vie et les écrits de Voltaire sont trop connus pour qu’on ait besoin de les dépeindre ici. Son influence n’est pas diminuée, bien que ses tragédies, ses comédies, ses poèmes épiques ne soient plus lus, mais le nom de Voltaire a encore une force très grande. Il n’est pas de jour où je ne voie ce nom cité par les journaux américains, anglais, allemands, russes, tchèques, polonais, ukrainiens. Les cléricaux ont beau faire rage, inventer calomnies sur calomnies, Voltaire reste roi de la pensée anti-religieuse.
Son Dictionnaire philosophique, Candide, et d’autres contes sont traduits et lus dans toutes les langues et dans tous les pays. C’est la bête noire des cléricaux.
Voici un paragraphe que j’ai lu aujourd’hui dans le journal anglais The Literary Guide :
« Voltaire : Philosophe, dramaturge, historien ; le châtieur des hypocrites, l’exposeur des faussetés, l’ennemi acharné, infatigable de la superstition, le protecteur du travailleur, le vengeur de Colas et de Sirven, Voltaire qui le premier fit de la plume une puissance devant le nom de qui les papes et les potentats apprirent à ramper ; qui bannit Jéhovah du ciel et l’Enfer de l’autre monde, le génie qui a tant fait (pour l’humanité)… Voltaire et Napoléon sont symboliques comme Ahriman et Osmuzd, de la mythologie perse, ils sont comme les principes du conflit du bien et du mal, de la Raison et de la Force, principes toujours en guerre, guerre incessante, etc. » (La suite de l’article est un éloquent discours contre la guerre). On y trouve encore cette phrase : « j’espère, j’ai confiance qu’un jour viendra où hommes et femmes n’offriront plus un culte aux restes de Napoléon, et qu’ils trouveront en Voltaire leur instituteur et leur inspirateur. »
Ainsi la haine des catholiques n’a pu ronger le piédestal sur lequel l’humanité moderne a érigé l’idéal du philosophe.
Autour de Voltaire, nous voyons une foule d’hommes de talent, même de génie, aller plus loin que lui et se proclamer athées. La Mettrie, d’Argens, d’Holbach, l’abbé Meslier, Dumarsais, d’Alembert, Mably, Naigeon, Dupuis. Ces hommes dont les œuvres ont eu une influence colossale sur le progrès de la libre-pensée et de l’histoire mériteraient des notices spéciales dans notre Encyclopédie, mais l’espace manque. Rappelons seulement que l’Encyclopédie fondée et rédigée par Diderot et dont l’introduction par d’Alembert est devenue une œuvre classique, est constamment citée, quoique la partie scientifique ait été laissée en arrière par les découvertes modernes. C’est le sort inévitable de toutes les encyclopédies. Condorcet, grand savant, fondateur de la théorie du progrès, avocat du Droit des femmes, mérite notre admiration.
Après la mort de Voltaire et des principaux encyclopédistes, la libre-pensée devint le mot d’ordre de presque tous les écrivains et les penseurs. Quand la Révolution éclata presque tous les leaders étaient imbus des idées de Voltaire et de ses disciples, ou de celles de J.-J. Rousseau qui, malgré ses palinodies, fut toujours plus ou moins libre-penseur. On fut étonné dès la Constituante de voir des évêques, des prêtres, comme Talleyrand ou l’abbé Grégoire renoncer à leur vocation et se proclamer libres-penseurs.
Danton, Marat, Mirabeau, étaient des libres-penseurs convaincus. Marat, abominablement calomnié par la plupart des historiens était un grand savant et un homme intègre, Robespierre, l’incorruptible Maximilien, a fait du mal à la Révolution et au monde par ses idées théistes et la réintroduction de la religion en France ; mais quand on compare la vie et l’intégrité de Robespierre avec la vie et les actions de nos hommes d’État, on est forcé d’admirer cet homme malgré sa mauvaise influence contre la libre-pensée. Saint-Just, Lebas, Couthon étaient des héros aux idées plus avancées que leur leader. Hébert, le rédacteur du Père Duchesne, se servait du langage grossier de certaines couches populaires pour convertir ces hommes aux idées révolutionnaires et athées. Barras et les réactionnaires qui ont renversé le régime de Robespierre n’étaient pas libres-penseurs. C’étaient des arrivistes à la façon de nos parlementaires, de nos ministres, beaucoup étaient des hommes vicieux restés chrétiens.
Nous avons oublié de parler d’hommes qui ont eu une grande importance comme Helvétius, dont les volumes : De l’Esprit, et Du Bonheur, sont franchement athées.
Pendant la période révolutionnaire parurent des ouvrages importants pour la libre-pensée, par exemple Les Ruines des Empires, par Volney, publiées en 1791 ; elles ont été souvent rééditées. L’énorme ouvrage de Dapuis, Origine de tous les cultes, qui porta des coups formidables aux théories chrétiennes, date de 1795 ; Sylvain Maréchal, auteur du fameux dictionnaire des athées, publia en 1797, son Code d’une Société d’hommes sans dieu ; en 1798, les Libres-Pensées sur les Prêtres ; en 1799, les six volumes de son ouvrage athée Voyage de Pythagore. Le Dictionnaire des athées ne parut qu’en 1800. Il a été agrandi par le grand astronome athée Lalande.
Parmi les plus grands savants de l’époque révolutionnaire et napoléonienne, nuls noms ne mériteraient plus d’être loués que ceux de Lamarck, fondateur du transformisme (1744-1829) et de Laplace (1749-1827). Celui-ci a dit : « Il n’est aucun besoin de l’hypothèse Dieu. »
Tandis qu’au xviiie siècle en France, la libre-pensée prenait conscience de sa force ; en Angleterre, il y avait quelques esprits puissants, comme l’historien, philosophe et sceptique Hume (prononcer Youme, 1711-1776), qui avait brisé les chaînes qui tenaient l’esprit humain attaché au christianisme et plus tard au déisme. Hume avait même influencé Voltaire dans sa jeunesse ; mais il n’y avait pas de mouvement libre-penseur prononcé en Grande-Bretagne.
Un autre écrivain, Gibbon (prononcez Ghibene), 1737-1704, grand historien, élevé à Lausanne, y subit l’influence de Voltaire et dans son énorme ouvrage Déclin et chute de Rome, il fouailla les crimes du christianisme et montra la futilité de cette religion. Gibbon est encore lu par tous les intellectuels de langue anglaise, son œuvre devenue classique et souvent réimprimée a actuellement une influence heureuse sur les universitaires.
Robert Owen (prononcez Roberte Œnne), réformateur social né en 1771, ne se fit connaître par ses ouvrages qu’en 1810. Nous parlerons de lui parmi les libres-penseurs du xixe siècle. Il en sera de même du très grand poète athée Shelley, né en 1792.
En Allemagne, le protestantisme au nord et le catholicisme au sud avaient empêché tout progrès de la libre-pensée, mais Frédéric II de Prusse, voltairien dès sa jeunesse, voulut, une fois sur le trône, empêcher la libre-pensée de se répandre parmi le peuple, il fit supprimer des livres allemands à tendance sceptique, comme un ouvrage de Gébbhard attaquant les miracles de la Bible ; il fit emprisonner un jeune homme Rüdiger pour la même offense, mais quand il fut persuadé qu’il était assez fort pour résister à la poussée antireligieuse révolutionnaire il appela à sa cour des incrédules notoires comme La Mettrie, qui mourut à Berlin, le marquis d’Argens, Robinet (1735-1820). (Il ne faut pas confondre ce Robinet avec le positiviste Robinet). Au xixe siècle, cet écrivain peu connu était un ex-jésuite, qui en 1776, publia un ouvrage libre-penseur : De la Matière.
Il y eut alors un réveil de l’esprit public, mais la plupart des écrivains restaient déistes, comme G. Schaie, Edelmann, Bœhrd, Basedow (1723-1790), réformateur de l’éducation : Reimans, Moses, Mendelssohn.
Le plus grand poète dramatique allemand, Schiller (1759-1805), auteur des drames Les Brigands, Guillaume Tell, etc., et de l’Histoire de la Guerre de trente ans, était rationaliste, quoiqu’il n’ait pas laissé d’œuvre traitant spécialement le sujet de la religion et de l’anti-religion.
Kant (1724-1804), célèbre philosophe qui effectua une révolution dans la philosophie allemande par ses œuvres : Critique de la Raison pure ; la Religion dans les limites de la Raison pure, était un rationaliste qui eut une très grande influence. Il y a bien des critiques qui le considèrent encore comme le représentant le plus remarquable de la philosophie en Allemagne, qu’il a laissé dans l’ombre Schelling, Fichte, Hegel et l’énorme liste de philosophes allemands dont la plupart sont des libres-penseurs timides.
Gœthe, le plus grand poète allemand (1749-1832) était résolument rationaliste. Il a écrit que ce qu’il haïssait le plus c’était la croix (le christianisme) et les punaises. Dans une lettre à l’écrivain suisse Lavater, Gœthe a écrit : « Jamais rien ne pourra me convaincre, fût-ce une voix prétendue divine, que l’eau peut brûler, que le feu peut étancher la soif, qu’une femme peut concevoir sans l’aide d’un mâle, qu’un mort peut ressusciter, etc. ». En politique, en histoire, en roman, son influence a été immense. Il commence sa carrière dramatique par la pièce révolutionnaire Gœtz von Berlichingen, puis vinrent Egmont, où il décrit le noble caractère de la victime Egmont luttant contre la tyrannie catholique des Espagnols dans les Pays-Bas. Dans Faust, on voit le diable faire un pari avec Dieu, tous deux de tristes sires, Gœthe était un savant qui admirait les idées de l’évolution propagées par Geoffroy Saint-Hilaires, Lamarck, etc. Après Gœthe la libre-pensée eut de grands représentants en Allemagne, Buchner, Feuerbach, von Hartmann, Schopenhauer, Nietzche, Karl Marx, Engels et toute l’école socialiste de 1848.
Les Allemands du Nord, moins fanatiques que les Bavarois et les habitants des bords du Rhin étaient plus indifférents, vraiment libres-penseurs, tandis qu’en Bavière le cléricalisme était et est encore tout puissant. Les rationalistes étaient pourtant groupés en plusieurs grandes associations qui n’ont cessé de lutter contre le clergé.
Je donnerai avant de terminer un tableau succinct des organisations qui englobent les libres-penseurs et je parlerai de leur presse.
En Autriche, sous l’empire, le cléricalisme était le maître. Il n’y avait aucune liberté pour les libres-penseurs excepté en Bohème, où la lutte contre le catholicisme se poursuit activement.
Avant la guerre mondiale, il y avait à Prague trois journaux libres-penseurs, la Volna Myslenka (La Libre-Pensée), la Volna Skola (École libre) et Havlicek, nom d’un grand écrivain tchèque libre-penseur. Mais peu après 1900, le gouvernement impérial interdit toute propagande, ferma les sociétés rationalistes et s’empara de leur argent. Il va sans dire que tous les libres-penseurs tchèques haïssaient le gouvernement autrichien. A peine la république fut-elle proclamée qu’un libre-penseur qui avait souffert pour ses idées. M. Massaryk, fut élu président de la république. Lors du Congrès international de la libre-pensée, M. Massaryk reçut favorablement les membres du Congrès. Depuis lors, il y a eu parmi les libres-penseurs une scission dont je ne comprends pas la portée. Un vieux lutteur Bartosek a été exclu parce qu’il voulait faire de la propagande communiste.
Les libres-penseurs tchèques sont très actifs, leur propagande est prospère, ils publient de nombreux volumes.
En France, les guerres de Napoléon, qui absorbaient toute l’énergie du pays empêchèrent les progrès de la libre-pensée parmi le peuple. La Restauration, le règne de Charles X et les mesures réactionnaires retardèrent aussi le mouvement. Mais déjà on voyait poindre une renaissance des idées sociales. Fourier (1772-1837) créateur de la théorie phalanstérienne qui eut de nombreux et distingués disciples était libre-penseur, mais il croyait à la transmigration des âmes. On peut faire remonter à lui l’idée de la coopérative de production, tandis que celle de consommation peut-être attribuée à Robert Owen (dans son ouvrage Nouvelles vues sur la Société, Essais sur la Formation du Caractère 1810-1815). Le réformateur écossais était un ennemi acharné du christianisme et un grand partisan de la réforme scolaire. On venait de tous les pays voir ses écoles et ses établissements où il avait su transformer la nature de ses ouvriers corrompus, en d’utiles travailleurs. Toutefois ses essais de communautés en Amérique (New-Harmony) et en Angleterre firent fiasco.
Son fils Robert Dale Owen, mort en 1877, fut un des aides de son père à New-Harmony, et un libre-penseur convaincu dans ses nombreux écrits. Devenu citoyen américain, il fut chargé d’affaires à Naples. Pendant la guerre civile, il défendit l’affranchissement des esclaves. Après 15 ans d’efforts au Parlement de Washington, il réussit à faire accorder aux femmes de l’Indiana, le droit de posséder en leur nom.
En France, Cabet, sous Louis-Philippe, était resté chrétien, mais avec une forte teinte d’idées communistes, qui le conduisirent à la fondation de la commune d’Icarie qui exista dans l’Iowa jusque vers 1900.
Auguste Comte (1778-1857), fondateur du positivisme, théorie philosophique qui n’admet que les vérités prouvées par les sciences, développa ses idées philosophiques dans son grand ouvrage Cours de Philosophie positive (1830-1842) qui renversa toutes les idées de philosophie a priori ; mais plus tard, déjà touché par la folie, il écrivit sa Politique positive, sorte de religion athée avec toute une hiérarchie calquée sur le catholicisme. La Philosophie de Comte eut surtout pour disciples Littré, Wyroubov, etc. L’organe de Littré et de Wyroubov Revue de Philosophie positive, parut de 1867 à 1883.
A partir de 1848, le rationalisme a pris une extension remarquable. On peut dire que la philosophie de Littré, etc. s’est imposée. A part quelques esprits conservateurs, tous les savants, tous les écrivains remarquables ont abandonné les vieilles fables religieuses. Proudhon, le propagateur de l’anarchie, ne mâchait pas ses mots. Ses œuvres contiennent des attaques furibondes contre le christianisme. Tous ses partisans étaient des libres-penseurs ardents. Il fut suivi par Bakounine, Kropotkine, les Reclus, J. Grave, Malato, Séb. Faure qui dénonça, à travers le pays, en paroles ardentes, les « Crimes de Dieu », en un mot par tous les libertaires. Il y eut une autre école aussi négative que la philosophie de Proudhon, c’est celle du baron Colins, auteur d’énormes volumes indigestes, dont une vingtaine ont été publiés par ses disciples Hugontobler, A de Potter, Poulain, Frédéric Bordes, etc., et par leur organe La Philosophie de l’Avenir. Cet « avenir » n’a pas admis les théories de Colins, le fondateur du « socialisme rationnel ». Colins avait dit : « L’idée d’un dieu est aussi raisonnable que celle d’un bâton avec un seul bout. »
Blanqui, le fameux révolutionnaire qui passa une grande partie de sa vie en prison, est l’auteur de la devise : « Ni Dieu, ni Maître », qui fut le titre d’un journal de ses partisans. Tous les blanquistes, ces jacobins modernes étaient aussi d’ardents libres-penseurs.
La Commune de Paris en 1871 était dirigée par des Jacobins comme Félix Pyat, Vermorel, Delescluse, etc. qui tous auraient bien voulu anéantir la puissance de l’Église tout en installant une nouvelle forme d’État fédéraliste. La minorité plus socialiste que les chefs n’était pas moins opposée à la religion, toutefois on ne peut attribuer aux idées antireligieuses la mort de l’archevêque de Paris, du Président Bonjean, des fusillés de la rue Haxo. Ces fusillades étaient le résultat de haines politiques qui n’avaient rien à voir avec le mouvement rationaliste. Les massacres par les Versaillais, les torrents de sang versé par les valets de Thiers, de Galiffet, etc. n’arrêtèrent pas le progrès de la libre-pensée. Au contraire, les réfugiés qui avaient échappé aux hécatombes portèrent à l’étranger avec les idées d’affranchissement des peuples, l’idée de liberté de la pensée. Le rationalisme étouffé en France quelque temps reprit de plus belle. Malheureusement les chers socialistes, par esprit politique, pour ne pas offusquer les électeurs non encore débarrassés des vieilles superstitions, ont proclamé le principe que la religion était une affaire individuelle. Ils ont fermé les yeux sur les progrès énormes que fait le cléricalisme ; les écoles laïques créées avec tant de peine dans le dernier quart du xixe siècle sont ébranlées par l’influence des femmes. Les maîtresses laïques sont mises à l’index dans certaines provinces, les écoles n’ont presque pas d’élèves, car les parents menacés par les partisans de l’Église craignent de perdre leur situation, leur gagne-pain. Les socialistes, aveugles volontaires, ne veulent pas voir qu’en abandonnant la libre-pensée, ils ouvrent la voie à la réaction la plus noire, ce qu’on voit en Italie, en Espagne et dans les départements où la libre-pensée n’a pas d’influence. Gare à la civilisation si le cléricalisme ou même le socialisme officiel viennent à être victorieux !
Pourtant les recherches scientifiques à la Sorbonne et dans d’autres laboratoires font progresser la science et démontrent l’absurdité des théories théistes. Si quelques savants comme Pasteur, Lapparent, Branly, sont restés chrétiens, c’est que, absorbés par leurs recherches, ils n’ont jamais tenté d’aller plus loin, et de plus, les Branly et les Lapparent, professeurs dans les universités catholiques, auraient pu perdre leurs places s’ils avaient dit qu’ils étaient libres-penseurs : ils ont trahi leurs idées libres-penseuses par politique.
Malheureusement nous avons vu de notre temps des palinodies honteuses : les Briand, les Millerand, etc. Après avoir prêché la grève générale ils ont fait arrêter ceux qui avaient mis en pratique leurs méthodes. Millerand fut le premier à envoyer une ambassade au Vatican. Nous voyons le résultat de ces honteuses manœuvres, le cléricalisme sera le maître de la situation. Déjà les Jésuites, les frères ignorantins, ont de longues processions d’élèves qu’ils abrutissent et dont ils feront les soutiens de l’État bourgeois et obscurantiste.
Au xxe siècle la situation a empiré. Les ouvriers occupés de leur gagne-pain, ne pensent plus à leur cerveau, ils élisent des députés, des sénateurs et ne voient pas les nuages noirs qui vont fondre sur la pensée humaine.
En France, il n’y a presque plus de sections organisées de la Libre-Pensée. La presse se réduit à un ou deux petits journaux, comme le Libre-Penseur de France. Une Union fédérale des Libres-Penseurs révolutionnaires de France existe, parait-il, mais son programme est strictement marxiste, donc assez éloigné de la lutte antireligieuse. La Fédération nationale des Libres-Penseurs de France (dont Lorulot est le propagandiste officiel) est influencée par les tendances libertaires de l’Idée Libre, organe qui consacre à la propagande rationaliste un effort suivi et des pages intéressantes.
En Suisse, il y a une Fédération romande de la Libre-Pensée, dont l’organe est la Libre-Pensée internationale. Cette Fédération a quelques sections, mais elle ne fait guère de recrues. Les jeunes gens ne pensent plus qu’aux sports et ne lisent rien. Le journal anarchiste Le Réveil de Genève, et sa partie italienne Il Risveglio, sont de bons défenseurs de la libre-pensée.
Dans la Suisse allemande ou alémanique, il y a une fédération assez active et un journal Der Freidenker, publié à Bale, et fort bien rédigé. Les libres-penseurs des deux langues assistent aux congrès internationaux. En Allemagne le mouvement montre une énergie très heureuse, mais entachée d’idées marxistes en politique.
Les libres-penseurs organisés comptent au moins un million d’adhérents. Ils publient de nombreux journaux et d’intéressantes et savantes revues, comme Les Cahiers mensuels monistes, organe officiel de la Ligue moniste allemande, qui a des sections dans presque toutes les villes, lesquelles donnent un grand nombre de conférences scientifiques. Mais l’Association la plus nombreuse, c’est l’Union pour la Libre-Pensée et la crémation qui, en 1928, comptait 550.261 membres payants. Cette Union a publié, en 1928, une grosse brochure de 100 pages, in-8o, sur son activité, plaquette intitulée : Notre travail, Nos critiques, illustrée de nombreuses photographies, l’Hôtel de la direction des automobiles pour la distribution des journaux, les salles de réception, de fiches, de dépôt de livres, de séances, de la bibliothèque, de composition typographique, etc. La fortune accumulée est de près de 2 millions de marks or. Avec de telles ressources on peut publier force journaux, revues, livres ; on peut venir au secours des libres-penseurs malheureux, bâtir des crématoires, faire donner des conférences un peu partout. Il n’y a pas, en Europe, d’installations pareilles à celle des libres-penseurs à Berlin. Il y a à côté de l’Union des libres-penseurs prolétariens et autres, d’autres organisations, comme celles qui publient la revue scientifique Urania et le journal Der Atheist. Un ancien moine, Hans Ammon, devenu un éloquent propagandiste de la libre-pensée, publie un petit journal appelé Des Lichtbringen (le porte-lumière ou Lucifer). Sa propagande se fait sentir en Bavière, son pays natal, où il a été exposé à de dures persécutions.
En Tchécoslovaquie paraît en allemand un bon journal allemand, le Freie Gedanke, où écrivent des hommes de talent comme le professeur Drews (auteur du Mythe de Jésus) et le professeur Hartwig de Bruno en Moravie. Ainsi l’Allemagne dame le pion à la libre-pensée des autres pays.
L’Autriche qui, sous l’empire des Habsbourg, était soumise au joug de l’Église romaine, se relève à présent. Un journal Der Freidenker (qu’il ne faut pas confondre avec les journaux du même nom publiés à Berlin et en Suisse), paraît à Vienne et fait une propagande remarquable. Il en est de même de Der Atheist. Les anarchistes ont un organe excellent Erkenniniss und Befreinug, à tendances franchement libres-penseuses. Il publie de beaux ouvrages antimilitaristes, etc. La Ligue libre-penseuse d’Autriche s’occupe trop de politique, selon moi, et nuit ainsi à la cause de la libre-pensée. Néanmoins, l’activité des organisations de la libre-pensée en Allemagne et en Autriche est surtout dirigée vers le mouvement de Confessionslos (des sans confession ou mieux sans religion). En Allemagne, en Autriche et même à Zurich, en Suisse, quiconque cesse de vouloir appartenir à une Église, doit faire officiellement la déclaration de sa sortie de l’Église. Il y a déjà eu plus d’un million de ces renonciations à la religion. Il va sans dire que les autorités locales font tout ce qu’elles peuvent pour empêcher ce mouvement qui diminue les recettes du clergé. Grâce à ce mouvement, les enfants des Confessionslos ne sont plus forcés d’assister aux leçons de religion, excepté dans quelques États allemands.
En Angleterre il y a trois grandes associations : l’Association de la Presse rationaliste, qui a pu, grâce aux legs généreux qu’elle a reçus, acheter une grande maison en plein district des libraires et y publier un grand nombre de livres libres-penseurs à bon marché, sans parler de son journal The Literary Guide. Son activité littéraire se fait sentir dans tous les pays où l’on parle anglais. The National Secular Society, fondée par le remarquable propagandiste libre-penseur, Foote, continue la publication du Freethinker (Le Libre-penseur), journal plus énergique que le Literary Guide. Son rédacteur en chef Chapman Cohen a publié de nombreux volumes comme Essais en libre-pensée dont trois tomes ont paru. Le Matérialisme réexposé, etc., etc. Le Freethinker organise dans toutes les grandes villes des conférences, des colloques entre croyants et rationalistes. La National Secular League avait, il y a quelques années, des roulottes où des propagandistes allaient par toute l’Angleterre, s’arrêtant sur les places publiques des villes et des villages pour faire des conférences contradictoire sur la religion. De très nombreux adhérents à la libre-pensée ont été gagnés de cette façon.
L’Ethical Society (Société éthique) a des orateurs de choix qui s’adressent plutôt aux classes intellectuelles, aux instituteurs qu’au peuple même. Les Comtistes qui ont eu des écrivains de premier ordre comme Congreve, Frédéric Harrisson ; etc., font moins parler d’eux depuis la mort de ces leaders. Il existe pourtant une église de l’humanité où l’on fait des discours sur la politique positiviste, etc. Mais ce groupement a peu d’influence.
Aux États-Unis le mouvement libre-penseur est très énergique. Les organisations comme l’Association rationaliste américaine, l’A. A. A. A., association américaine pour l’avancement de l’athéisme, la ligue rationaliste de Washington, etc., etc., luttent avec force contre l’obscurantisme qui, dans certains États, a fait voter des lois interdisant sévèrement d’enseigner la théorie darwinienne de l’évolution. Dans l’État d’Arkansas, l’un de ceux qui possédaient le système de l’initiative emprunté à la Suisse, le peuple a voté une pareille loi défendant d’exposer les théories scientifiques modernes qui peuvent ébranler la foi à la création d’après la Bible. Le président des A. A. A. A. a été emprisonné en 1928, avant même le vote de la loi, pour avoir ouvert une boutique où l’on aurait vendu des ouvrages libres-penseurs. Auparavant un grand orateur, Ingersoll, a pu publier une attaque contre la création sous le titre Les Erreurs de Moise. On a élevé une statue à Ingersoll qui fut même candidat à la présidence des États-Unis. A présent on emprisonne un athée parce qu’athée ! Un des plus remarquables journaux libres-penseurs qu’il y ait au monde est le Trussi Seeker, qui a célébré, il y a quelques années, le cinquantenaire de sa fondation.
En Hollande, où pendant longtemps l’ex-pasteur Domela Nieuwenhuys rédigea le Dageraad (l’Aurore), le mouvement s’est un peu ralenti, mais il compte encore des représentants de valeur. Les Flamands publient à Anvers De Tribuun (la Tribune), un bon journal. En Belgique où est le bureau central de la Fédération internationale, il y a quatre journaux : La Pensée, La Raison, Le Penseur, et Le Matérialiste, organe de l’Association prolétarienne. — G. Brocher.
M. J.-M. Robertson vient de publier une monumentale histoire de la Libre-Pensée au xixe siècle (History of Freethought in the nineteenth Century, chez Watts et C°, à Londres). Aucun ouvrage de cette envergure n’existe dans d’autres langues. De très beaux portraits des principaux libres-penseurs ornent ce remarquable volume. On y trouve entre autres les portraits des écrivains suivants, avec des études sur leurs œuvres : Bentham, Thomas Paine, Laplace, Strauss, Herbert Spencer, Colenso, G. Holyoake, Darwin, Bradlaugh, Renan, Huxler, Shelley, A. Comte, Proudhon, Rab. Owen, Grote, Ch. Lamb, Emerson, Geddes, Baur, Feuerbach, Büchner, Bain, H. Martineau, George Eliot, Leopardi, Heine, Haeckel, Fylor, Morley, Ingersoll, Guyau, Kuenen, Taine, Lange, etc. Cette liste embrasse la plupart des noms connus sur le continent. Il en est d’autres dont la réputation est limitée aux pays anglo-saxons.
L’ouvrage de Robertson fera bien comprendre le mouvement libre-penseur dans tout le monde au xixe siècle.
Un chapitre très intéressant est consacré à Thomas Paine, un peu oublié en France, quoique son âge of Reason, commencé dans sa prison à Paris, où il avait été arrêté à cause de ses idées antireligieuses, ait eu malgré son déisme, une immense influence. Ce livre est constamment réédité. Sa tombe, à New Rochelle aux États-Unis, est un lieu de pèlerinage pour les libres-penseurs.
Robertson s’étend sur la vie et l’activité sociale de Robert Owen, de même que sur la pléiade d’écrivains éminents qui, depuis le commencement du siècle, ont illustré la pensée libre en Angleterre et en Amérique.
Le 5e chapitre, avec la belle gravure de Laplace, est consacré aux sciences naturelles avant Darwin, tant en France, qu’en Allemagne et en Angleterre, puis nous lisons la critique biblique jusqu’à Baur, la réaction en Allemagne et en France ; Feuerbach, I. Büchner, ouvrent de nouvelles voies à la pensée philosophique dans leur pays. Herbert Spencer profond philosophe, anarchiste bourgeois, est aussi un grand libre-penseur.
A partir de 1840, la libre-pensée fait de grands progrès en Amérique, l’influence panthéiste de R. Owen se dépasse et Kneeland, fondateur du plus ancien journal de libre-pensée le Boston Investigator (1831) fut condamné en 1833 à deux mois de prison. — G. Brocher.
LIBRE-PENSÉE. De même que je considère avec inquiétude — du point de vue de l’avenir humain comme de la pureté de nos connaissances ultérieures — toute sociologie qui vise au système et s’y emprisonne, toute idéologie qui tend au culte et s’y réduit, de même toute « libre-pensée » me met en alarme et m’apparaît celer quelque tare ou quelques faiblesses invaincues, qui laisse le plus petit domaine en dehors de son investigation.
La libre-pensée est avant tout — sinon elle retourne à l’Église — effort vers la pensée libre. Et se situe en marge d’une activité d’esprit qui m’intéresse sympathiquement quiconque (et avec lui toute modalité intellectuelle) refuse à notre examen et met à l’écart de son propre contrôle soit une idée, soit une institution, une hypothèse philosophique, une solution sociale, un élan du sentiment ou une édification de la raison, bref dérobe quelque matière ou quelque forme à l’analyse ou n’admet pas, après une première interrogation, qu’elle reste soumise à une permanente vérification. Que ce soit paresse, passivité, parti-pris ou lâcheté humaine, la personnalité abdique ou s’amoindrit qui abrite des « vérités » toutes faites en un tabernacle intangible. Que quelqu’un dresse un autel des notions tabou et s’effondre entre nous le pont des recherches communes. Pas de réserves dévotes et de respects à genoux bas, à regards clos. Pas de régions sucrées interdites à nos pénétrations. Pas de grottes où l’on n’entre pas ; nous voulons voir !
Et la croyance, et le dogme, et la révélation qui muent a priori l’invérifié en certitude, le momentané en immuable, l’inconnu en surnaturel et les soustraient à notre dissection d’abord, à notre révision ensuite, qui, des impénétrés provisoires — impénétrables peut-être — font des inconnaissables certains aux « explications » divines, hissent un mur d’ombre devant nos pas et sont par essence incompatibles avec cet esprit critique qui est à la base de la connaissance et la condition d’un libre-examen sans obstacle, d’une libre-pensée avertie et totale.
Mais par cela même — et c’est d’ailleurs la marque de son audace et de sa virilité, la garantie aussi de sa fécondité — la libre-pensée se doit de tout étudier, d’approcher hardiment de toute zone obscure avec l’espérance de quelque vérité. Le sentiment anticipateur, que d’aucuns nomment religieux (appellation impropre et équivoque, car à la religion se rapportent toutes les « solutions » stagnantes, toutes les données « célestes », soustraites à la démonstration, toutes les impulsions d’acceptation, et nous ne pouvons sans danger laisser appliquer cette terminologie à l’hypothèse, excitant scientifique de l’expérience) le sentiment anticipateur, ancré au cœur de l’homme depuis l’enfance de l’humanité est un des moteurs humains soumis à notre interrogation ouverte et large et l’écarter — à plus forte raison le condamner — sans l’entendre est une faute et un danger. Car tel ostracisme révèlerait une restriction de la méthode et comme le tracé d’un cordon de peur autour de nos curiosités enrichisseuses.
Ce sentiment n’est peut-être que l’impatience puérile de la faculté de savoir. Par les chemins proprement religieux, il mène à la foi aveugle — cette paralysie de la recherche — mais par les aspirations ardentes et vaillamment questionneuses d’une haute avidité humaine, il engendre un idéalisme singulièrement fécond. Il témoigne d’ailleurs d’une assez saisissante vitalité pour que nous nous penchions sur lui hors du sarcasme desséchant et que nous tâtions ses témérités, ses erreurs, ses déviations, ses velléités, aussi ses promesses. Mais le religieux qui vient à nous fermé n’est pas le frère critique du libre-penseur. L’est seulement celui, quelque emprise que conserve encore sa croyance, qui s’ouvre et dit : « Ensemble, nous qui cherchions toujours, regardons au fond de nous-mêmes comme des choses… » Il n’est pas (et cela, promptement, va nous garder de l’équivoque et des taquineries intestines), il n’est pas un adepte des religions établies ou des cultes en gestation, qui nous tiendra ce langage de la prudence et du doute et qui, activement, jettera dans le crible les absolus de son cerveau ou les enseignements définitifs de ses prêtres. Mais, par contre, qui fait ce pas loyal vers la lumière est — des vocables seuls encore nous éloignent — virtuellement déjà des nôtres…
L’accueil que nous offrons ainsi à l’adepte des théocraties classiques, nous le tenons prêt pour l’illuminé des filiales rajeunies du déisme. Mais si sympathique en apparaisse l’allure, si voisines de nos espérances en soient parfois les gestes familiers, si orientée vers la liberté ressorte leur attitude pratique, nous ne pouvons regarder sans défiance les courants dont l’esprit ramène à la superstition. Quels que soient leur figure moderniste, leurs vêtements et leur adaptation scientifique — voire certaines de leurs attaches — nous attendons, sans adhésion précipitée (quoique disposés à promener nos flambeaux droits parmi les arcanes nouvelles), les invitations et les éclaircissements du spiritualisme et de ses dérivés (théosophie, occultisme, magie, astrologie, etc.) comme de toutes les tendances et des réactions (sentimentales pour la plupart) qui accordent à la foi plus de place qu’à la preuve et n’établissent de liaison avec « l’au-delà » (Dieu ou Cosmos) qu’à la faveur de la supercherie ou de la suggestion et n’apportent à nos questions inquiètes d’autre réponse qu’un credo…
De même nous demeurons sceptiques à l’égard des systèmes — sociaux ou autres, et arborassent-ils l’étiquette libertaire — pour lesquels leurs protagonistes refusent d’attendre le baptême des faits et la consécration de l’expérience et vis-à-vis desquels la critique, bien qu’animée d’un loyal souci de réformation, est accueillie avec une impatience hostile et des manifestations d’intolérance. Qui ne supporte dès aujourd’hui la discussion de ses constructions favorites sera, dans l’avenir, si les événements lui répondent, le gardien sectaire d’une forme périssable et l’ennemi d’un mieux attendu. La libre-pensée ne peut s’enfermer dans le champ préconçu des doctrines. Elle a besoin de confronter et de mettre en balance, de ne donner aux solutions qu’on lui apporte qu’une adhésion révisable, de tenir ouverte à « l’élément nouveau » sa confiance et sa raison. Elle ne peut — ce serait sa condamnation et sa perte — s’adapter à la mentalité fermée du partisan, ni épouser l’esprit de corps des organisations et des clans.
C’est assez dire que nous ne pouvons nous approcher sans réserves de ceux — hommes ou groupes — qui, cantonnés dans un anticléricalisme « homaisien », témoignent, par leurs actes essentiels, de la persistance d’une inquiétante religiosité. Ils sont encore prisonniers du passé et libres-penseurs seulement d’intention les militants qui poursuivent les pratiques des religions régnantes et n’ont pas affranchi leur propre pensée et leur vie, des habitudes de fanatisme et de crédulité. Autour de leur esprit rôdent et se reforment les conspirations de l’intolérance et du dogme. Si les préjugés et le parti pris se sont retirés d’une fraction de leurs opinions, la méthode en demeure dépendante et d’autres conceptions, persistantes ou prochaines, révéleront la nécessité de leurs victoires et en attesteront la limitation. D’hostiles timidités et des préventions insurmontées les retiennent au seuil des critiques viriles. Là où nous situons la table rase préalable et le qui-vive permanent s’installent encore en maîtresses des croyances de remplacement… D’autre part, nombreuses sont toujours, parmi les sociétés qui se réclament de la libre-pensée, celles qui s’agitent dans le sillage, trompeusement démocratique, du pouvoir et ne s’élèvent que faiblement au-dessus des associations politiques, celles aussi qui s’avèrent, avec plus ou moins de franchise, les succursales des comités électoraux. Aux uns et aux autres il manque cette audace et cette volonté d’examen, et cette indépendance de mouvement sans lesquelles la pensée n’est qu’une mineure en tutelle.
La libre-pensée qui veut vivre ne s’effraie ni des similitudes égarantes, ni des apparences, ni des mots. Ce fut le vice et la courte vue de celle d’il y a quelque vingt ans encore (et elle est loin d’en être partout libérée) et une des causes de sa stagnation et de son étiolement, que de s’être rétrécie à l’anticléricalisme superficiel, à la dénonciation plus qu’à la réfutation, à la localisation religieuse, à la pâle sociologie réformatrice, à d’indignes et illogiques mesures sociales, de s’être confinée dans un matérialisme trop concret et comme fini, encadrée dans des principes stabilisés et au seuil de cette rigidité pleine de contradictions dont est mort, par ailleurs, le positivisme religiosâtre. Une sorte de suffisance doctorale y trônait sur des aphorismes simplistes et laissait se réinstaller dans les mœurs un dogmatisme paradoxal. Et la science dont elle se réclamait, débordait de toutes parts ses cloisonnements, ses proscriptions sectaires mêlées d’hésitations quasi rituelles, et soulignait l’enfantillage et l’aridité de ses anathèmes… La libre-pensée (que cet esprit et cette volonté animent ses groupements comme ses individualités) doit être forte, mais expansive hardie et vivante, et aller au-devant de toutes les forces mystérieuses encore de la vie… — S. M. S.