Encyclopédie anarchiste/Littérature

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Collectif
Texte établi par Sébastien Faure, sous la direction de, La Librairie internationale (tome 2p. 1285-1302).


LITTÉRATURE n. f. On entend aujourd’hui, par littérature, « la science qui comprend la grammaire, l’éloquence et la poésie et qu’on appelle autrement belles-lettres » (Dictionnaire de l’Académie Française). C’est la définition scolaire, celle de tous ceux qui ne voient dans la littérature qu’une forme relative et spéciale de la pensée. Voltaire, plus largement et avec plus de raison voyait en elle « ce qu’était la grammaire chez les Grecs et les Romains », la connaissance de tout ce qui était écriture, depuis l’art d’en tracer les caractères jusqu’à la pensée que ces caractères fixaient ou pouvaient fixer dans toutes les branches du savoir. C’est le sens du mot latin : litteratura.

Bonald a appelé la littérature « l’expression de la société ». Avec plus d’étendue il faut voir en elle « la manifestation intellectuelle de l’humanité » (Larousse), si on veut comprendre son véritable caractère, ne pas s’en faire une idée fausse, incomplète et se perdre dans des considérations bornées et trop particulières. Pour Villemain elle était fort justement « une science expérimentale au plus haut degré, qui s’étend, se renouvelle, se rajeunit suivant tous les accidents de la pensée humaine ». Chaque peuple a ou a eu sa littérature particulière ; mais toutes n’ont été et ne sont que des rameaux de l’arbre immense de la pensée universelle, l’héritage commun à tous les hommes et dont on ne peut détacher des tronçons sans qu’ils soient voués à un rapide épuisement. L’étroite notion de patrie est fatale à la littérature comme à tout ce qu’elle sépare du fond commun de l’humanité et, dans cette forme de l’esprit comme dans toutes les autres, elle « ne contente plus un individu d’intelligence quelque peu développé » (Ibsen).

Il est aussi faux de prétendre qu’une littérature est née spontanément, à une certaine époque et sur un certain territoire, qu’il est faux de croire à la création du monde selon la Bible. La pensée humaine est comme le monde, le produit d’une très longue et discontinue élaboration qui a commencé avec la vie elle-même et dont on ne peut se rendre compte qu’en recherchant ses développements dans le passé, en remontant aussi loin que possible aux origines de l’humanité. L’évolution de la pensée a été celle de l’espèce. La littérature est née lorsque « l’esprit de l’ordre universel » a fait trouver à l’homme son premier bégaiement, lorsque s’est manifestée en lui « l’âme diffuse à l’origine des temps, dissoute dans l’éclosion printanière du monde, l’âme qui, d’audace et de foi virile devait construire une arche allant de la matière à la source de l’être » (Ibsen, Brand). Elle s’est formée, développée avec l’art et la civilisation, et elle a été toute l’activité intellectuelle. Il n’y a pas plus eu, à un moment quelconque de l’humanité, de littérature toute formée qu’il n’y a eu de langue originelle parlée par un premier homme (Voir Langage et Langue). Il a fallu des milliers d’années pour que l’homme, découvrant peu à peu des idées ; apprit à parler pour les exprimer. On n’a aucune notion exacte de ce que put être le langage humain jusqu’au moment où il fut fixé par l’écriture. On estime à des milliers de siècles le temps écoulé entre l’apparition de l’homme et la première forme de l’écriture. Celle-ci est encore inconnue ; peut-être ne la retrouvera-t-on jamais. On la suppose d’après les plus anciens documents idéographiques découverts : dessins, peintures, ornements, hiéroglyphes, qui ne remontent pas à plus de dix mille ans.

Jusqu’à la découverte de l’écriture, les manifestations intellectuelles et leur transmission furent toutes verbales. Celui qui avait une idée la communiquait à d’autres ; ils la discutaient et la faisaient connaître à de plus nombreux, la modifiant, l’amplifiant, la complétant suivant la pensée de chacun. Ainsi se sont formés collectivement, pendant une longue suite de siècles, les récits légendaires d’où sont sorties les premières formes littéraires connues. Grossis de milliers d’alluvions, ils sont devenus la littérature de peuples et de continents entiers. Ils ne sont de personne particulièrement et ils sont de tous, chacun ayant apporté la part de son observation, de ses goûts, de son imagination, suivant son caractère et son milieu. Ils sont comme ces énormes masses géologiques que le temps et les éléments ont composées avec les matériaux les plus différents venus des régions les plus diverses. La littérature est ainsi comparable à la géologie. On peut d’autant plus l’appeler la géologie de l’esprit humain qu’elle est sous une dépendance étroite de la nature, comme l’homme qui l’a produite. Les hommes, quoi qu’ils fassent pour être de « purs esprits », ne peuvent s’abstraire des forces telluriques et il y a toujours un rapport direct entre ces forces et leur pensée. L’homme est sorti de la terre à laquelle il retourne ; il est le produit de son milieu, selon le principe formulé par Hippocrate il y a plus de deux mille ans, et il ne fut jamais, même dans ses manifestations les plus spirituelles, que « la nature prenant conscience d’elle-même » (E. Reclus). C’est la pensée de l’homme qui lui permet d’être cette conscience de la nature. Elle est « une force éternellement active qui brave les temps et les distances, résiste à la force brutale » (Ph. Chasles), force de plus en plus intelligente, active et bienfaisante dans sa marche vers la vérité et que ne peuvent arrêter, quoi qu’ils fassent, les puissants (gouvernants) et les sophistiqueurs (prêtres). Depuis le premier souffle de l’homme elle marche avec lui et avec la vie. Aussi, l’étude de la littérature ne peut-elle se séparer de celle de toutes les formes de la vie. On a rapetissé, méconnu la littérature en l’enfermant dans les belles-lettres, en en faisant une branche de « l’art pour l’art ». Dans le temps même où elle avait sa signification la plus vaste, dans l’antiquité grecque, les sophistes la confinèrent dans l’abstraction rhétoricienne. Ce fut le temps où commença, pour elle comme pour tous les arts, le règne de l’individualisme tyrannique qui s’imposerait, pour substituer l’intérêt particulier et les formes aristocratiques aux grands et libres courants populaires et anonymes, chaque fois qu’ils n’auraient pas la force de lui résister ou se laisseraient détourner par ses artifices. Les sophistes rendirent les études littéraires inutiles et sans profit en les écartant de la recherche de ces grands courants humains. Ils en firent une occupation de mandarin, de dilettante qui se renferme dans une époque, un genre, une école et dont le travail est d’autant plus suspect qu’il suit les directives d’une caste ou d’un parti. Philarète Chasles disait : « Pour étudier à fond la littérature, il faut étudier la politique, la religion, la société même… Il faut chercher les matériaux de l’histoire intellectuelle, non ceux de l’histoire littéraire. » Il voulait qu’on recherchât dans les livres non seulement la phrase et la diction mais aussi l’âme pour découvrir « la merveille de communication électrique qui renouvelle les sociétés en fécondant les esprits », pour voir comment « toutes les intelligences sont enchaînées dans une parenté étroite et dans une miraculeuse harmonie ». Ce qu’il voulait trouver chez les écrivains, c’était non « des régulateurs du style et des dictateurs de la phrase », mais « des propagateurs de la civilisation universelle ». C’est par les études littéraires ainsi comprises qu’on peut voir à travers les siècles l’œuvre ininterrompue de la pensée, suivre cette filiation du génie chez qui V. Hugo disait qu’elle a atteint « sa complète intensité ». Indépendamment de ces génies, « quiconque a jeté dans le monde une idée a semé un germe immortel » (Ph. Chasles).

Au début de l’humanité, l’homme désarmé et ignorant fut porté, comme toutes les espèces, à rechercher dans ce qui l’entourait des influences et des concours sympathiques. Dans cette recherche, d’abord toute instinctive puis de plus en plus raisonnée, il ne pouvait manquer de se créer des certitudes par des explications plus ou moins illusoires sur les phénomènes dont les causes lui échappaient. Son esprit avait tout naturellement tendance à admettre le merveilleux. L’orgueil de son propre effort ne pouvait qu’exciter encore cette tendance. Il se créait ainsi des légendes qui mêlaient intimement sa vie à celle de l’univers et ne devaient se transformer, sinon disparaître, qu’avec l’acquisition de connaissances lui apportant des certitudes positives. De ces légendes, des imposteurs devaient s’emparer pour en faire des religions et changer la fantasmagorie imaginée par l’ignorance primitive en dogmes mensongers et immuables. L’imposture a ainsi dressé contre la vérité l’œuvre maléfique de l’autorité qui pèse toujours sur la pensée humaine.

Avant que s’accomplît cette œuvre, l’homme trouva les premiers éléments de sa pensée dans son milieu et dans ses rapports avec lui. C’est ainsi que la première humanité fut naturiste (Voir Naturisme). On le constate à l’origine de tous les mythes dont l’âme humaine a été bercée. Toute la littérature n’est, dans l’infinité de ses modes, que la transformation, la transposition et l’adaptation de ces mythes à travers le temps et l’espace.

Autant les légendes devinrent, par les adaptations cléricales, terrifiantes, sanguinaires et stupides avec leurs mystères incompréhensibles à la raison, autant elles durent être, dans leurs conceptions primitives, aimables, poétiques, inspirées par tout ce qui était bienfaisant et agréable dans la nature. Plutôt que de terreur et d’imploration désespérée, elles devaient être des hymnes de joie et de reconnaissance à toutes les forces qui animaient et embellissaient la vie. Elles exprimaient pour l’homme « l’amour qui le portait vers tout ce monde extérieur vivant d’une vie analogue à la sienne, vers les sources et les ruisseaux, vers les arrhes et les rochers, vers les monts et les nuages, vers le ciel resplendissant, l’aurore, le crépuscule, le large soleil et tous les astres disséminés dans l’espace » (E. Reclus). Avant de devenir « des concentrations de vie nationale, des réservoirs profonds où dorment le sang et les larmes des peuples » (Baudelaire), elles ont dû être l’expression universelle de la joie humaine éclatant devant la vie.

Les animaux, en qui les hommes voyaient des frères, des égaux pourvus d’une âme toute semblable à la leur, avaient leur belle place, parfois la première, dans ces légendes. Elle y était si importante que nombreuses sont les religions dont les dieux sont des animaux. Le christianisme lui-même dut les accueillir, bien qu’il leur refusât une âme, et adopter nombre de mythes comme celui orphique du « bon berger ». Il a vainement tenté de donner le change, par les explications d’un symbolisme abracadabrant, sur l’inspiration naturiste des tailleurs de pierres des cathédrales qui ont couvert ces monuments de représentations d’animaux et de plantes (Voir Symbolisme). Aussi, les traditions « du temps que les bêtes parlaient » sont considérables dans la littérature. Elles sont nées des longs et multiples rapports entre les hommes et les animaux rapprochés par des nécessités communes et qui les faisaient se comprendre. L’homme avait trop de choses à apprendre des animaux pour qu’il n’y eût pas entre eux des relations constantes dans l’intimité d’une véritable association d’intérêts et de sentiments, jusqu’au jour où, par son industrie, l’homme commença à devenir dangereux et malfaisant pour l’animal. Cette intimité était telle qu’elle ne disparut jamais complètement et, lorsque la sottise humaine imagina de s’ériger en puissance supérieure aussi cruelle que stupide sur tout ce qui l’entourait, l’inépuisable bonté de l’animal et sa sociabilité, se pliant à la domesticité, rendirent encore possible le rapprochement avec un maître orgueilleux. Les traditions des rapports avec les animaux sont demeurées les plus vivantes parce qu’elles sont les plus près de la nature et qu’elles éveillent toujours le plus de fibres insoupçonnées. Elles sont à la base de la littérature, mêlées à celles qu’inspirèrent tous les génies primitifs de l’air, de la terre des eaux transformés en héros magnifiques ou en personnages familiers. Elles n’ont fait, en se perpétuant, que répéter les sentiments primitifs et éternels de la nature toute entière : l’amour, la joie et la douleur.

On découvre ainsi, en recherchant dans le temps, cette unité de pensée qui fait que « le genre humain n’a qu’un petit nombre d’idées qu’il renouvelle éternellement » (Ph. Chasles). Du culte naturiste, du communisme primitif avec les animaux, puis de la vie patriarcale, naquirent les traditions populaires des contes, fables, énigmes, proverbes qui se sont en grand nombre maintenus textuellement par la transmission orale d’une génération et d’un peuple aux autres. À la base de toutes les littératures il y a le folklore, la masse des dits populaires répandus chez les peuples et qui est : « le trésor des idées et des imaginations non point créées par le peuple, mais acceptées par lui, la plupart depuis un temps immémorial, conservées par lui et recueillies de nos jours sur ses lèvres » (L. Sudre). Les contes, les récits populaires, se retrouvent chez tous les peuples, avec le même fond et la même forme, a dit aussi M. Sudre (Les Sources du Roman de Renart) ; on y perçoit seulement des différences venues d’influences psychologiques et sociales propres à chaque peuple.

Élisée Reclus a constaté que « les légendes voyagent avec les peuples ». Celles dont notre esprit est toujours nourri ont voyagé avec nos lointains ancêtres descendus, il y a cent ou cent-cinquante siècles, des plateaux de l’Iranie pour se répandre, à l’est jusqu’au Pacifique, à l’ouest jusqu’à l’Atlantique, et apporter chez tous les peuples appelés aujourd’hui indo-européens cette communauté de pensée qu’on retrouve de Gibraltar à Yokohama et qu’atteste la parenté de leurs langues. Du sanscrit elles sont passées dans le persan, l’arabe, le grec, l’hébraïque, l’arménien, le latin, le saxon, le celte et tous leurs dérivés modernes. La transmission orale des légendes s’est faite par les récits d’homme à homme, de la mère à l’enfant, des vieillards aux jeunes gens, et répandue de peuple à peuple par les migrations. Lorsqu’ils étaient fixés sur un territoire, les peuples les recevaient des conteurs étrangers. Ceux-ci mettaient plus ou moins d’art dans leurs récits. Non seulement ils ne répétaient pas toujours strictement ce qu’ils avaient appris et ajoutaient ou retranchaient suivant leur invention, mais ils modifiaient selon le goût de leurs auditeurs. Les récits prenaient de la sorte des versions plus ou moins poétiques jusqu’au jour où les récitants furent de véritables poètes. Ils devinrent alors les aèdes et les rapsodes homériques, les prophètes hébreux, les chamanes finnois, les scaldes scandinaves, les fies irlandais, les scops anglo-saxons, les bardes celtiques et germaniques, les jongleurs gallois et armoricains, les trouvères et les troubadours des pays romans, etc… La diversité de l’interprétation poétique renouvelait les récits et les chants au point qu’on ne démêlait plus leur origine. Il n’est pas jusqu’aux copistes des manuscrits qui n’apportaient leur part de fantaisie en reproduisant plus ou moins fidèlement les textes qu’ils recopiaient. Ils y mêlaient parfois des inventions personnelles, faisaient des corrections selon leur goût, modifiaient même la langue encore incertaine. La même œuvre, chanson de geste ou fableau du moyen âge, devenait picarde, bretonne, lyonnaise ou provençale suivant la langue du copiste. « Mais l’imbroglio n’est pas indéchiffrable ; la comparaison attentive et minutieuse de toutes les formes d’un récit aboutit presque toujours à la découverte de la forme première, de l’archétype d’où tout le reste est sorti. » (Sudre).

Les contes de la Mère Grand qui font toujours la joie des enfants, les proverbes qui sont demeurés l’expression du bon sens populaire, se retrouvent dans l’Avesta, vieux de trente siècles, qui est le plus ancien ensemble de livres sacrés, et ils venaient déjà de loin dans les traditions iraniennes. Depuis, ils ont été recomposés à l’infini, notamment par des mages au iiie siècle de notre ère. Les conteurs arabes ont adouci ou compliqué leur rudesse et leur naïveté originelles par les enchantements et la subtilité des ruses qui sont dans les récits des Mille et une Nuits. Ils n’en ont pas moins eu les apparences de la nouveauté quand parurent les Contes de Perrault, et ils ne cessent pas d’être adaptés par les écrivains modernes. Dans le même temps où Perrault écrivait ses contes, un moine bouddhiste composait, d’après la fable de la Belle au Bois Dormant, un mystère qui a été découvert récemment dans la littérature tibétaine sur laquelle les Européens commencent seulement à avoir quelques lueurs.

Le même fond de contes, d’histoires de fées a fourni le sujet des livres sacrés de l’Inde et des romans ou fableaux du moyen-âge. Certains auteurs contemporains qui les renouvellent encore dans la forme, ne les présentent pas moins comme étant de leur cru. Lorsque Le Grand d’Aussy, au xviiie siècle, exhuma les vieux fableaux français oubliés depuis quatre cents ans, on imagina qu’ils avaient été la création spontanée du moyen-âge. Il fallut les études linguistiques qui étendirent le champ des découvertes littéraires pour révéler l’antiquité de ces fableaux. Au xiiie siècle, un auteur français qui traduisit de l’espagnol le roman de Flore et Blanchefleur ignorait non seulement l’antiquité de ce sujet, mais aussi que l’auteur espagnol l’avait pris dans la littérature française du moyen-âge. De même Parthénopeu de Blois, traduit du castillan, était un roman français du xiie siècle et on y retrouve la fable antique de Psyché. Plusieurs fableaux dont les prototypes sont ceux de Sire Hain et dame Hanieuse, de la Dame qui fut corrigée ou de la Male Dame, ont leurs aînés dans un conte persan de Kisseh-Khum et divers récits qui leur sont apparentés. Leur sujet a servi ensuite aux nouvellistes italiens : Boccace, Sansovino, Pécorone, etc… puis à Shakespeare dans la Mégère apprivoisée. Tout cela n’empêcha pas la Correspondance secrète, politique et littéraire de présenter en 1776, comme une chose inédite, la comédie de la Peau de Bœuf, imprimée à Valenciennes en 1710, qui était inspirée du même fond, et lorsque nous aurons dit que Sylvabel, le conte de Villiers de l’Isle Adam, en a été aussi tiré, nous n’aurons pas fini de citer tous les ouvrages qui en sont sortis. Le Marchand de Venise de Shakespeare est dans le Dolopathos d’un moine de Hauteselve et fut avant dans un conte oriental. Le fableau du Chevalier au Chainse a été traité successivement par des conteurs allemands du xive siècle, par Brantôme, Schiller, et par Ludovic Halévy dans sa comédie des Sonnettes. La Matrone d’Ephèse nous est venue de l’Inde en passant par le Ludus Sapientium, par Pétrone, Apulée, et par le Dolopathos pour arriver au conte de La Fontaine dont la présidente Ferrand a fait un commentaire imprévu dans sa Correspondance. On a fait grand bruit, il y a quatre ou cinq ans, autour de la « rentrée dans le domaine classique » de l’Homme de cour de Baltasar Gracian, plus ou moins répandu ou oublié depuis sa publication en Espagne, en l647, et M. Rouveyre l’a présenté comme « un des textes fondamentaux de l’ancien Régime humaniste et classique ». Or, l’espagnol Baltasar Gracian n’a fait qu’adapter le Livre du courtisan de l’italien Balthazar de Castiglione paru un siècle et demi avant pour apprendre au monde « jusqu’où on peut mentir, flatter, être perfide et assassiner avec politesse, sans brutalité violente » (Ph. Chasles). Avant Gracian, un autre espagnol, Guevara, s’était servi de l’œuvre de Castiglione. Elle a encore été le modèle des Lettres, de Chesterfield ; de l’Art de plaire, de Moncriff ; de l’Aristippe, de Balzac, et d’autres ouvrages.

Les fables et les contes de La Fontaine furent récités il y a des milliers d’années aux asiatiques. Ils nous sont venus d’eux en passant par Pilpay, les traducteurs arabes, Esope, Phèdre, Marie de France, Boccace et nombre d’autres (Voir Fable).

Le Roman de Renart en France, le Reinhart Fuchs en Allemagne, le Reineart flamand, sont l’aboutissant épique des histoires d’animaux transformées et multipliées par les besoins des temps de tyrannie où les hommes ne pouvant s’exprimer librement donnaient allégoriquement la parole à leurs « frères inférieurs ». Selon les régions, d’autres animaux occupent la place du renard ; c’est le loup ou l’ours dans les pays du Nord, le chacal dans l’Inde, le lapin, le lièvre ou la tortue ailleurs. Les Bestiaires du moyen-âge sont l’adaptation des récits d’animaux à la symbolique religieuse.

On n’en finirait pas de rechercher la filiation et les transformations de tous les thèmes qui se sont répétés dans tous les genres de la littérature. Baudelaire remarquant la parenté des mythes de l’Eve biblique, de la Psyché antique et de l’Elsa de Lohengrin, victimes toutes trois de leur curiosité, a signalé « la frappante analogie morale qui marque les mythes et les légendes éclos dans différentes contrées ». Il en voyait la source dans « l’origine commune des êtres ». M. Bédier a écrit : « Chaque recueil de contes a sa physionomie propre. Les mêmes contes à rire, qui ne sont chez nous que des gaillardises, étaient jadis des exemples moraux qu’un brahmane faisait servir à l’instruction politique des jeunes princes. À ces mêmes contes gras, les Italiens ont ajouté des épisodes de sang qui en augmentent l’intérêt dramatique. Chaque version d’un même conte exprime, avec ses mille nuances, les idées de chaque conteur et celles des hommes à qui le conteur s’adresse. »

Les légendes héroïques qui forment la matière épique de chaque peuple ont les mêmes origines multipliées. L’esprit de révolte, qui s’est certainement manifesté dès les premiers abus d’autorité, a eu de nombreux symboles avant d’arriver au plus magnifique de tous, celui de Prométhée personnifiant dans toute sa plénitude la volonté de l’individu irréductiblement tendue vers la liberté. Prométhée avait eu son aîné iranien dans Zohak enfermé dans une caverne du Demanved ; il eut son cadet dans Encelade écrasé sous l’Etna. Il a des multitudes de frères et de descendants dans toutes les mythologies qui contèrent les luttes des hommes pour échapper à la tyrannie des dieux, dans l’histoire de tous les héros célèbres ou obscurs mis à la torture et livrés au supplice par les homuncules grotesques qui ont pris la place des dieux, depuis les Césars maîtres des grands empires anciens jusqu’aux Soulouques modernes qui régentent les démocraties d’ilotes. Par-delà le bien et le mal sur lesquels les religions échafaudaient leurs dogmes étouffants, Prométhée ignorait la terreur et l’humilité d’Adam chassé du paradis terrestre, se courbant sous la malédiction divine, acceptant la « bonne souffrance » avec l’opprobre éternel, et implorant lâchement la miséricorde de son bourreau. Il était le révolté superbe, la voix de l’univers entier par qui « le viol de la justice crie toujours vengeance » (E. Reclus). Il disait aux hommes, à l’encontre des prêcheurs de résignation : « Je vous promets la réforme et la réparation, ô mortels, si vous êtes assez habiles, assez vertueux, assez forts pour les opérer de vos mains ! » Il rendait au roi du ciel anathème pour anathème. « On le cloue sur les rocs. La foudre, le châtiment, le supplice, l’isolement ne le domptent pas ; il s’enorgueillit de sa torture ; il sait qu’elle sera féconde. » (Ph. Chasles). Elle l’a été en effet et l’est toujours, comme animatrice de la forme la plus vivante et la plus belle de la littérature : la révolte de l’esprit humain.

Il y a encore beaucoup de choses à découvrir sur l’origine et la transmission des récits de tous genres qui composent la littérature. Leur recherche ne peut se faire que conjointement à celles de l’archéologie et de la linguistique ; mais dès maintenant, l’origine de ces récits dans leur unité, et leur transmission sans solution de continuité, paraissent établies par les plus anciens monuments qu’on a découverts.

L’idée fondamentale de la pensée humaine et universelle, sa manifestation éternelle, sont dans la célébration de la vie, des forces qui la produisent et de celles qui l’entretiennent. Les multiples aberrations apportées par les religions n’ont rien pu changer à ce principe. Elles ont seulement semé la confusion dans l’esprit des hommes assez faibles pour les suivre et elles n’ont fait que leur malheur. La vie et la pensée sont nées de la puissance doublement fécondante du soleil, de sa chaleur et de sa lumière. Dans le culte du soleil résident l’unité et la discontinuité de la pensée. Ce culte fut celui du premier homme qui éprouva la chaleur et ouvrit les yeux à la lumière de l’astre bienfaisant ; les religions elles-mêmes ont dû l’adopter pour se faire admettre par l’humanité. Toute la littérature en est imprégnée, inspirée, qu’elle soit celle du croyant ou de l’athée, du maître ou de l’esclave, du civilisé ou du barbare, du chrétien, du juif, du mahométan, du bouddhiste, ou des plus primitifs Esquimaux ou Océaniens ; Jésus, comme Bouddha, Osiris, Mithra, Dionysos, Saturne, et les milliers d’autres dieux, ne pouvait naître qu’au solstice d’hiver, ce moment étant pour tous les hommes quels qu’ils soient celui du retour à la chaleur, à la lumière, à la vie. Pour tous il est : « Noël ! ». C’est dans la gravitation commune de la terre et de la pensée humaine autour du soleil que l’homme réalise la conscience de la nature. Tous les héros épiques et tous les dieux protecteurs et amis des hommes sont des personnifications du soleil qui lutte contre les forces mauvaises. Les rois, tel Louis XIV, ne faisaient, en se comparant au soleil, que renouveler le vieux mythe païen pour s’assurer l’affection de leurs sujets.

Pour les Européens comme pour les Asiatiques, et peut-être pour la terre entière depuis les temps historiques, c’est des plateaux de l’Iran que se sont répandus, avec toutes les semences de la civilisation les récits légendaires adoptés par les peuples. L’idée d’un « âge d’or » qui fut connu des ancêtres dans une région d’élection d’où ils partirent pour peupler la terre, naquit sur ces plateaux. Elle se répandit et devint un jour le « paradis terrestre » des Hébreux. Elle exprimait les aspirations indéfinies au bonheur ; l’espoir d’un sort meilleur qui stimulait l’effort de l’homme, excitait sa volonté et ses facultés pour une reconstitution perpétuelle du monde. Aussi, « chaque race, chaque peuple, chaque tribu eut ainsi ses paradis. L’histoire géographique nous en fait retrouver des centaines, brillant comme des clous d’or sur le pourtour de la planète, depuis les montagnes du Nippon jusqu’à la ville de Los Cesares, dans les vallées de la Patagonie septentrionale » (E. Reclus). La belle légende qui inspirait la pensée et l’activité humaines n’était pas encore devenue par les artifices d’exploiteurs malintentionnés la source de toutes les terreurs, de toutes les folies et de toutes les déchéances qu’amenèrent les religions anthropomorphiques faisant succéder au culte de la nature celui d’un Dieu unique et réduisant l’âme universelle à celle de l’homme fait à l’image de ce Dieu.

Les traditions du déluge, non moins connues que celles du paradis terrestre, naquirent et se répandirent bien avant la Bible dans les régions basses qu’avaient dévastées de grandes pluies, des inondations de fleuves ou des invasions de la mer. Les hommes qui avaient pu y échapper avaient transmis à leurs descendants le souvenir terrifiant de ces cataclysmes et l’imagination avait tiré de ces récits la légende du « déluge universel ». Cette légende passa de l’Iranie en Chine, dans l’Inde, en Égypte, en Occident et même en Amérique. Chaque région a eu sa « montagne de Noé » ; de nombreux sommets de l’Asie portent ce nom, l’Ararat dans le Caucase, l’Argée, les monts Olympe de Thessalie et de Bythinie, un rocher du Hadjar Taous en Afrique et « jusque dans nos Pyrénées ; le puy de Brigne, le Canigou, sont dits par les bergers roussillonnais porter encore à leur cime les anneaux de fer qui retenaient l’arche sacrée » (E. Reclus).

Les annales écrites iraniennes, dans lesquelles on retrouve toutes ces légendes, ne remontent pas à plus de six mille ans, c’est-à-dire à une époque où s’étaient établies, depuis longtemps, les puissances théocratiques organisatrices de l’esclavage humain qui n’a pas cessé de se perpétuer. La littérature a subi tous les sorts de la condition humaine, elle a été soumise à toutes les déformations et restrictions, livrée à toutes les prostitutions de la pensée. De même que les grands courants de la vie et de l’humanité, elle a été détournée de sa voie dans les chemins des intérêts particuliers aux classes dominantes. Au lieu d’être une stimulatrice de la vie générale, la manifestation de la pensée universelle, elle n’a été le plus souvent, dans le morcellement de ses milliers de formes et d’usages particuliers, que l’expression sénile d’un état social qui descendait peu à peu à la décomposition intellectuelle et morale atteinte aujourd’hui.

Philarète Chasles a divisé l’histoire de la pensée humaine, représentée par la littérature, en quatre périodes : l’ère théocratique, l’ère du polythéisme, l’ère chrétienne, l’ère actuelle éminemment critique et analytique. Les trois premières, après avoir préparé et précipité la décadence et la disparition de tant de civilisations anciennes, ont substitué la suprématie des aristocraties à la liberté naturelle, établi la domination des dogmes sur les esprits et l’arbitraire individuel contre le droit collectif. L’époque actuelle, que Ph. Chasles observait il y a quatre-vingts ans et qu’il qualifiait d’éminemment critique et analytique, aurait dû, semble-t-il, opérer le redressement nécessaire. Elle n’a abouti jusqu’ici, malgré toutes ses audaces et malgré tous les concours que pouvaient lui apporter les esprits éveillés à la liberté par la Révolution, qu’à aggraver la décomposition par des sophistications qui sont d’impudents défis à la vérité et à la raison. Au lieu de balayer toutes les scories du passé, elle a employé son temps à les refondre dans l’espoir insensé d’en faire du pur métal. Pour ne pas faire du nouveau avec une vérité qu’on redoute, on s’est efforcé, et on continue, à galvaniser des choses qui, depuis des siècles, étaient déjà mortes avant d’avoir vécu. Il faudrait remplir de gros volumes pour montrer l’œuvre de perpétuel attentat contre la pensée poursuivie depuis six mille ans dans la littérature au service de l’autorité. Elle transparaît, si dissimulée qu’elle soit sous les fleurs de rhétorique, dans les multiples ouvrages écrits sur les littératures particulières, aussi, comme le disait Bazalgette : « Il n’est guère de lecture qui vous laisse une impression plus désolante, plus desséchante que celle d’une histoire de la littérature d’un pays, quel qu’il soit. Tout ce qu’elle prétend contenir d’œuvres et d’hommes s’v réduit à cette chose navrante entre toutes : de la lit-té-ra-tu-re. Alors qu’une de ces œuvres, à la supposer forte et originale, vous enveloppe de toute sa vie, vous enrichit et vous exalte, la juxtaposition d’un millier de noms, l’exposé des influences, la place trop belle faite aux médiocres, finalement réduisent ce qui devrait être une merveilleuse histoire à une morne succession d’écoles… » Cette lit-té-ra-tu-re que Bazalgette n’aimait pas, c’est celle qui faisait dire à Ph. Chasles : « J’ai peu d’estime pour le mot littérature. Ce mot me parait dénué de sens ; il est éclos d’une dépravation intellectuelle. » Cette dépravation, il la voyait dans ce secret de bien parler sur tout et sur tous que des professeurs enseignaient contre argent, en Grèce, et qui produisait les sophistes, « parasites qui tuent l’arbre et paraissent l’orner ». Ils perdirent la Grèce puis ils allèrent à Rome où ils se multiplièrent à mesure que l’organisation sociale s’affaiblit. Aujourd’hui ils sont des légions qui entretiennent cette « blagologie », comme disait Taine, dont le vieux monde est en train de mourir. Il est préférable de voir la littérature dans l’effort de « l’action contre la réaction », dans les manifestations de la pensée vivante, novatrice, considérée comme hérétique et persécutée parce qu’elle a été à l’avant-garde et s’est refusée aux honteuses capitulations. C’est cette littérature militante qui a produit et transmis à travers les siècles, dans ses formes les plus belles, la volonté d’indépendance et les espoirs de bonheur toujours profonds au cœur de l’homme. De cette littérature, nous indiquerons ici quelques grandes lignes et nous l’enverrons pour plus de renseignements aux mots : Poésie, Prose, Roman, Théâtre, Histoire, Critique, etc…

Parmi les peuples qui occupaient les régions de la Chaldée, les Akkadiens sont considérés comme les véritables pères spirituels de la civilisation par l’hégémonie qu’ils exerçaient intellectuellement. C’est chez eux que les sémites, qui auraient été des Arabes d’où sortirent les Hébreux, trouvèrent les diverses légendes qu’ils se sont adaptées, selon leurs convenances particulières et souvent maladroitement, pour faire les récits bibliques. Les préoccupations intellectuelles des Akkadiens sont attestées par leur légende du déluge. Il y est dit que leur dieu, aussi soucieux de sauver les trésors de la pensée que de perpétuer les hommes et les animaux, recommanda à Zisuthros (Noé) de mettre à l’abri du cataclysme, en les enfouissant sous la ville du Soleil, Sippara, le commencement, le milieu et la fin de tout ce qui avait été écrit. On cherche vainement les traces d’une préoccupation semblable dans la légende biblique. Ce qui avait été écrit chez les Akkadiens était considérable dans tous les genres. « Chaque cité rivalisait d’orgueil comme centre littéraire… Chargina avait fondé une bibliothèque à Nippur. C’est là qu’Assurbanipal fit copier la plupart des textes destinés aux annales du palais de Ninive, et dont le contenu couvrirait dans le forum in-quarto des livres modernes, plus de cinq cents volumes de cinq cents pages. » (E. Reclus). C’est dans les restes de cette bibliothèque d’Assurbanipal qu’on a découvert douze plaquettes racontant l’épopée de Gigalmés dont l’histoire du déluge est un épisode.

Les premiers documents qui ont fixé l’expression de la pensée humaine et qui ont été laissés par ces peuples intellectuels présentent le plus grand intérêt pour l’étude des races, des langues, de l’histoire et des mœurs. Encore insuffisamment déchiffrés, les plus anciens révèlent l’esprit pacifique des premières populations par la ressemblance des mots qui manifestent cet esprit dans toutes les langues sorties du langage primitif aryen, tandis que les mots de caractère belliqueux n’apparaissent que dans des langues de formation postérieure. Un immense héritage nous est venu du monde iranien tant de ses découvertes de vie pratique que de sa production littéraire. Ses conceptions philosophiques sont à la base de la pensée humaine tout comme ses poèmes, mythes, récits, chants, pour former une chaîne sans fin par le parallélisme des différentes philosophies de l’Orient et de l’Occident et les influences littéraires dont la compénétration a présidé aux métamorphoses des idées.

Dans les temps les plus éloignés, à la civilisation chaldéenne a correspondu celle d’Égypte presque aussi ancienne. D’après le « Papyrus de Turin », dix mille ans environ s’écoulèrent depuis l’établissement du gouvernement théocratique qui précéda les rois. Bien avant les Hébreux, les Égyptiens eurent leur Bible qui fut le Livre des Morts. Plus près de nous, il y a 2.500 ans, le parallélisme se produisait entre les philosophies de la Chine et celles de la Grèce. Lao-Tseu, Confucius, Meng-Tsé, qui donnèrent à la Chine sa morale et aussi son organisation sociale, avaient les idées d’un Socrate. « Le malheur d’un seul être est une défectuosité qui empêche le bonheur de l’univers d’être complet et parfait », dit cette morale. Les quatre livres ou Sse-chu de Meng-Tsé, sont toujours en usage dans les écoles. Ils enseignent l’égalité entre les hommes et la révolte contre les oppresseurs. Le Chu-King, dans lequel Confucius réunit les annales, est d’un esprit rationaliste qui a toujours mis le peuple en garde contre les superstitions répandues par les prêtres. Confucius disait : « Comment prétendre savoir quelque chose du ciel puisqu’il est déjà si difficile de nous faire une idée nette de ce qui se passe sur la terre ? » Encore plus près, la révolution qui a produit le bouddhisme aux Indes a correspondu à celle qui, en Occident, a amené le christianisme. Confucius et Socrate, Bouddha et Jésus ont ainsi marqué, aux confins oriental et occidental du monde l’identité de la pensée aryenne dans ses évolutions. Les lois de Confucius, les enseignements de Socrate, les édits et sermons bouddhistes gravés sur les tables du roi Prayadesi, montrent que les hommes n’ont pas attendu le christianisme pour découvrir « la plus belle des morales ».

Même parallélisme entre les polythéismes brahmanique, égyptien, grec et nordique, ensuite, entre les monothéismes persan, hébraïque, chrétien et musulman. La chronologie biblique et celle des rois égyptiens ont été inspirées de celle de la mythologie brahmanique qui remonte à cinq mille ans. On l’observe par leur concordance. L’origine chaldéenne des légendes bibliques et du culte hébreu est visible même dans le nom de Yaveh donné à Dieu. Abraham, « père de la race », est le roi chaldéen Orkham dont Ovide a parlé dans ses Métamorphoses. Les récits fantastiquement exagérés de l’Exode et des prétendues guerres du petit peuple palestinien, que l’antiquité n’avait pas connu avant le christianisme, ne sont que les échos maladroitement adaptés des légendes recueillies par ses ancêtres, les nomades arabes qui s’étaient fixés dans « la cavité du Jourdain ». Le mythe grec des Argonautes donne une idée autrement vaste du monde que la Genèse. Alors que les Hébreux, rédacteurs du récit du déluge, n’avaient jamais vu la grande mer et ignoraient la construction des navires, comme le démontre leur description de l’arche, les Argonautes avaient parcouru en tous sens la Méditerranée, ils étaient allés jusqu’aux colonnes d’Hercule (Gibraltar), avaient parcouru la mer Adriatique et le Pont Euxin (Mer Noire) au-delà de l’Hellespont. Ce n’est que sous le règne de Josias, au vie siècle avant J.-C. que 1es Hébreux prétendirent être « le peuple de Dieu », imaginèrent le personnage de Moïse et les fallacieuses histoires du Pentateuque complètement inconnu jusque-là et qu’ils mêlèrent aux vieux livres juifs pour en faire la Bible. Le judaïsme suivait ainsi l’exemple du brahmanisme en fabriquant l’histoire et les dogmes pour mettre les traditions de la foi à la place de la vérité et la religion au-dessus de la morale. C’est l’œuvre d’imposture qui devait être continuée au nom du christianisme et dont le principe est ainsi formulé dans le Zend-Avesta, la bible persane : « Le bien et le mal ne sont pas dans la conscience, ils sont dans l’obéissance ou la révolte à la parole du prêtre. » A l’encontre de ces insanités souveraines, on trouve dans les mêmes livres la voix de la véritable humanité. Les prêtres n’ont pu enlever à la Bible la beauté païenne, toute imprégnée de la vie et de la poésie orientale, du Cantique des Cantiques, ni déchirer les pages de Job, « premier cri de la douleur humaine dans la poésie, première apparition du doute, première atteinte portée au fatalisme, au servile optimisme oriental, première réclamation connue contre le malheur des honnêtes gens, le triomphe des mauvais et le gouvernement du monde » (Ph. Chasles). Ils n’ont pas davantage étouffé les imprécations des prophètes « dont la puissance d’expression est commune à tous ceux qui cherchent le vrai et qui font partie du trésor littéraire de l’humanité » (E. Reclus).

Mais c’est dans l’immense étendue de la littérature hindoue qu’on peut le mieux suivre une évolution qui a été celle de la pensée chez tous les peuples appelés « civilisés ». L’Occident a commencé à connaître l’Inde à l’époque où les Grecs d’Alexandre traversèrent l’Indus. On fait remonter à 3.700 ans, approximativement, la descente des Aryens dans l’Inde. Le Vendidad, chapitre de l’Avesta iranien, a raconté leur établissement dans ce pays. Accueillis avec un respect mystérieux, ils apportèrent la plupart des idées qui firent le Rig-Veda, le premier et le plus ancien des livres religieux, puis l’Avesta persan. Ces livres établissaient, depuis les fleuves de l’Inde jusqu’à la mer Caspienne, une unité de langage que les migrations répandirent avec les chanteurs errants et les poètes voyageurs. Leurs récits primitifs disaient les charmes de la nature, la joie des hommes et des animaux. Ils étaient profondément imprégnés d’un naturisme que les prêtres n’avaient pas encore édulcoré pour en faire des prières et des incantations. On retrouve ce naturisme dans Sakountala du poète Calidasa, qui est le poème merveilleux du mariage célébré selon la nature, sans prêtres ni magistrats, dans le Ramayana, qui se récitait dès le viiie siècle avant J.-C. et chantait la Montagne Mérou avec ses quatre animaux mythiques : lion, cheval, vache, éléphant, symbolisant les quatre fleuves coulant vers les quatre points cardinaux. De ces symboles, les brahmanes devaient faire les archétypes des quatre castes. La transformation religieuse se fit peu à peu avec celle des mœurs, quand les aryens pasteurs devinrent conquérants. Elle a été décrite dans les autres Védas puis dans le Mahabharata et les lois de Manou, après que les prêtres et les guerriers eurent fait triompher le brahmanisme contre la religion naturelle d’abord, contre le bouddhisme ensuite. L’Atharva-Véda a été l’expression définitive du brahmanisme triomphant. L’Inde du Nord a encore dans ses Védas une littérature ancienne où sont recueillis les chants des immigrants iraniens. Celle du Sud, chez les descendants des Dravidiens du Maisur et du Coromandel, a une littérature très riche en chansons, contes, proverbes.

Le bouddhisme inspira une belle époque d’art et de littérature. Il portait en lui les éléments d’une révolution plus profonde et qui posaient plus nettement la question sociale que le christianisme. La langue sanscrite était au moment de sa plus éclatante floraison lorsque le grammairien Pànini lui avait donné des règles littéraires au ive siècle avant J.-C. Le Mahabharata, immense épopée de plus de 200.000 vers, recueillit tous les récits épiques et fut l’Iliade de l’Inde. On y trouve, avec la force et la fraîcheur de la sagesse et de la poésie primitives, la douceur infinie de la poésie bouddhique en même temps que la fureur et la duplicité des dieux. « Les mondes se heurtent et une fleur sourit à l’enfant qui passe. Les Titans dévorent l’univers, et une femme armée d’une paille les extermine de sa main. » (Ph. Chasles). « Yudichtira force les dieux à admettre son chien dans le séjour des bienheureux… Dans sa merveilleuse puissance de bonté libératrice, il arriva à faire descendre les dieux du ciel pour illuminer les ténèbres de l’enfer et changer en jouissances les supplices des méchants. » (E. Reclus). On voit que les « charitables » chrétiens qui « se réjouissent de voir les souffrances des damnés » (Thomas d’Aquin), ont encore fort à apprendre du bouddhisme dans les voies de la charité.

Il y a identité entre la légende grecque de la Guerre de Troie et celle, hindoue, de l’histoire d’Hastinapura contée dans le Mahabharata. On n’est pas certain qu’il n’y en ait pas entre le Krichna brahmanique, antérieur à Bouddha, et le Christ. Les drames de Bavhabouti, de Boudraka, de Calidasa correspondent de leur côté à ceux d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide et en ont la grandeur. Manou, le penseur, l’homme libre qui se renouvelle dans des incarnations successives, se retrouve dans Parsifal, l’innocent, le pur des légendes de Graal. Les chansons de geste et les romans fabuleux du moyen-âge remontent au Mahabharata en passant par l’Iliade grecque et les épopées scandinave et germanique. L’épopée de l’Inde est le premier monument de la littérature héroïque ; elle a peuplé le monde de ses héros. En même temps, la poésie et les récits populaires de l’Avesta formaient le trésor des fables indoues, assyriennes, égyptiennes, grecques. Enrichies par l’imagination des conteurs de toutes les régions, multipliées par la variété de leurs idées et de leurs mœurs, ils alimentaient le Pantcha Tantra des Indous, le Javidan Khirad des Perses, la poésie du désert arabe et des délices des jardins enchantés des contes des Mille et une nuits, pour se transmettre dans tout l’Occident et provoquer la floraison de la poésie populaire du moyen âge, jusque dans l’Amérique du Nord où Erik le Rouge et ses compagnons norvégiens portèrent la poésie de leur pays au xe siècle. L’influence de l’Inde s’était répandue en Indochine avant que cette région fut soumise à la Chine. La civilisation Khmer, dont l’œuvre artistique est si admirée aujourd’hui, fut d’origine indoue. Les Malais eurent par leurs navigateurs une influence prépondérante sur toutes les terres océaniques et leur apport fut plus grand dans les contes des Mille et une nuits que celui des Indous, des Cinghalais et des Arabes.

La connaissance des langues indo-européennes a bien établi aujourd’hui l’unité de la pensée aryenne dans la littérature de ces langues. Il y a encore à découvrir si des rapports n’existent pas entre cette pensée et les vieilles civilisations d’autres langues disparues, particulièrement en Amérique. Au Mexique, on retrouve une des plus belles langues, le Kahuath, dont la richesse en termes abstraits montre un très haut développement intellectuel (E. Reclus). Les Maya (Yucatan) avaient une littérature attestée par les bibliothèques que les inquisiteurs catholiques brûlèrent. Les Quichué du Guatémala ont laissé un livre d’histoire, le Popol Vuh que l’ignorance de leur langue n’a pas encore permis aux Européens de traduire. En Colombie on a retrouvé la grammaire et le lexique de la langue chuintante que les Muysca et les Chilcha, aujourd’hui disparus, parlaient encore au xviiie siècle. Les Incas, qui occupaient la plus grande partie de l’Amérique du Sud, eurent une langue et une littérature épique dont les souvenirs sont demeurés dans les chants des indigènes opprimés. Morelly a célébré, dans sa Basiliade, les mœurs communistes de ces peuples qui furent victimes de leur douceur et de leur passivité devant les violences des « civilisateurs » qui prétendaient les tirer des « ténèbres de l’idolâtrie !… »

La connaissance de plus en plus exacte de la formation et du développement de la pensée humaine, de l’origine et de l’étendue de ses manifestations, a pour utile résultat de mettre les idées et les hommes à leur vraie place. A mesure que les idées se découvrent et se précisent dans leurs origines, les hommes sous les noms desquels elles étaient présentées perdent de plus en plus de leur prestige personnel. Le prétendu créateur n’est plus qu’un adaptateur plus ou moins génial ou quelconque et apparaît souvent comme un imposteur quand il n’est pas un personnage mythique. Aussi, importe-t-il de moins en moins que les Moïse, les Zarathoustra, les Jésus, les Orphée, les Homère, les Ossian, les Shakespeare et la multitude de tous ceux qui peuplent les légendes aient ou non existé. Vrais ou mythiques, ils ne sont que la personnification d’états de la pensée humaine. Ce qui importe, c’est l’action que cette pensée a exercée sur la masse des hommes, car c’est peut-être de cette masse qu’est sortie, anonymement, ce qu’elle a produit de plus beau et de plus fécond. Comme l’a écrit Gorki : « L’éternité manque à ces littérateurs dont les noms ne sont pas distinctement gravés dans la mémoire séculaire. Mais c’est eux qui créent la « littérature » au sens le plus large du mot ; et ils ressemblent à ces maçons anonymes qui construisaient les cathédrales miraculeuses du moyen-âge. » Trop souvent la déification des individus quels qu’ils furent n’a été qu’une déviation malfaisante de la pensée dans ses fins universelles. Il importe peu aussi que l’œuvre attribuée à Shakespeare ait été celle de Bacon ou d’autres, que Don Juan, Tartufe, le Misanthrope, soient de Corneille et non de Molière, comme l’a soutenu Pierre Louys. Si Shakespeare est « le plus purement humain de tous les grands artistes » (Oscar Wilde), c’est par l’œuvre qui porte son nom, ce n’est pas par une existence individuelle dont il n’est resté aucune trace certaine. Si Molière prenait son bien où il le trouvait, comme il le déclarait lui-même, la seule chose importante est que ce bien ait mérité l’admiration des hommes.

Il n’est pas d’homme « créateur » dans le vrai sens du mot ; il n’est que des hommes qui ont su se servir de la pensée formée avant eux et ils ne sont plus ou moins grands que dans la mesure où ils ont fait servir cette pensée pour tous les hommes. L’œuvre individuelle a été utile pour apporter de l’ordre dans le chaos de la pensée collective et pour lui donner plus d’art. Suivant les temps et les circonstances qui ont plus ou moins favorisé le génie de ces hommes, leur œuvre a été plus ou moins utile à l’humanité. Par contre, l’œuvre individuelle a trop souvent fait perdre à la pensée son caractère général et véritable. C’est par elle que se sont établies toutes les formes arbitraires et spéciales de la littérature ; c’est par elle que la pensée perdant son indépendance s’est faite la servante des puissances et a été transformée en moyen d’exploitation. La pensée, et toutes les manifestations de son domaine, ne sont véritablement utiles à tous qu’en fonction de la liberté.

Les afflux désordonnés et tumultueux du passé trouvèrent en Grèce leur expression et leur grâce suprêmes dans l’harmonie de la pensée et de la forme réalisant la plus haute et la plus universelle beauté. Homère marqua la fin du désordre épique dont la substance avait été recueillie dans les expéditions des Argonautes, des Héracleides et des Théséides, et le commencement de cette harmonie dont si souvent les temps modernes durent rechercher les exemples. Elle a, de toute la matière de l’antiquité, forgé la matrice d’où est sortie une vie nouvelle, aussi est-ce bien à tort qu’on a fait commencer l’ère moderne à une date arbitrairement fixée au temps d’Auguste. Rome d’abord, le christianisme et les temps modernes ensuite, n’ont eu et n’ont encore de grandeur que dans leur rapport avec la pensée grecque qui a condensé et purifié l’esprit humain. Socrate, Eschyle, Phidias, ne sont pas une fin ; ils sont un commencement et ils sont l’éternité de la beauté spirituelle et plastique. Avec eux, Hésiode, Pindare, Platon, Aristote, Sophocle, Aristophane, Démosthène, Hérodote, Thucydide, ont continué et achevé l’œuvre d’Homère. Ils ont donné à la poésie, à la philosophie, au théâtre, à l’éloquence, à l’histoire, ces formes éternelles auxquelles toutes les époques qui ont suivi, et la nôtre en particulier, ont dû revenir pour se souvenir que la pensée humaine eut des sources pures. C’est bien en vain qu’on cherche à donner le change en prétextant qu’il faut à la vie actuelle d’autres modes de pensée ; on rejette le meilleur de l’héritage antique, mais on en conserve le pire. Cette ère véritable commença avec l’histoire écrite, au temps où Phédon faisait frapper les premières monnaies. Trois siècles après, Pisistrate faisait recueillir les textes des chants homérides qui formèrent l’Iliade. C’était il y a environ 2.700 ans, époque qui correspond aux premières Olympiades. L’adoption de l’ère des Olympiades eût été plus justifiée que celle de l’ère d’Auguste qui prévalut uniquement par flatterie pour la puissance romaine et dont on a fait cinq cents ans plus tard l’ère chrétienne. On pourrait appeler cette période plus exactement « l’ère de l’impérialisme », car c’est elle qui a inauguré en Occident, par le triomphe parallèle de l’empire romain et du monothéisme, cette forme odieuse d’attentats permanents contre les peuples ; que, depuis deux mille ans, l’orgueil imbécile et criminel des chefs d’États et d’Églises n’a pas cessé d’entretenir. Si cet impérialisme eut une certaine grandeur au temps de Rome, où il s’accompagna d’une œuvre vraiment civilisatrice, il perdit complètement, depuis, cette grandeur pour descendre à la honteuse dégradation que l’humanité a atteinte aujourd’hui dans les guerres entre nations et les entreprises coloniales. Le christianisme n’a pas mérité de donner son nom à l’ère qui le porte parce qu’il a provoqué et favorisé un véritable progrès humain, mais il l’a bien mérité par les lourdes et terribles responsabilités qui lui incombent dans le développement de la barbarie impérialiste, responsabilités que toutes les sophistications historiques ne pourront effacer. Il suffit de voir ce que les représentants du christianisme font aujourd’hui pour se rendre compte de ce qu’ils purent faire hier.

Dans le domaine de la pensée, Rome ne sut que s’inspirer de la Grèce. « Rome, dans ses temps d’austérité conquérante, n’avait pour poésie que des chants guerriers et des lois oraculaires. » (Ph. Chasles). Les vaincus lui apprirent à penser à autre chose qu’aux conquêtes et aux pillages. Esclaves méprisés sous le nom de « Grécules », les Grecs lui apportèrent une langue, une philosophie, une littérature, un théâtre qui ne possédèrent quelque beauté qu’en étant aussi peu romains que possible. Quand Rome perdit la rigidité de ses mœurs, ce fut pour tomber dans la pire corruption politique et la plus criminelle débauche, malgré les efforts de quelques hommes supérieurs à qui elle confia parfois son destin. Certains de ces hommes firent de l’époque de « la paix romaine » une des plus grandes de l’humanité. Un Lucrèce s’inspira d’Épicure dans sa Nature des choses et donna à la littérature latine les grandeurs humaines de la pensée grecque. Un Sénèque, qui avait pour patrie « l’enceinte de l’univers », continua l’œuvre des Socrate, Zénon et Épicure. Un Marc Aurèle la porta jusqu’au trône des empereurs. Cicéron, Tite-Live, Horace, Virgile, Ovide, Properce, Catulle, Tibulle, Plaute, Térence, les Pline, Lucien, Martial, Pétrone, Juvénal, Perse, Tacite, etc… furent tous d’esprit grec plus que romain. Les plus romains furent les moins dignes, ceux qui se firent les « clientis » flagorneurs des « patronus » et célébrèrent les dépravations de la décadence. On a vanté le génie de César ; les plus grandes réserves sont à faire à son sujet. Il y avait autour de lui trop de flatteurs et il y a dans son histoire trop de plutarquisme (voir ce mot).

Avant la décadence romaine, une renaissance scientifique, philosophique et littéraire s’était produite, d’abord en Égypte où s’étaient réfugiés savants et lettrés grecs ; elle s’était étendue à l’ancienne Grèce, puis à Rome. Cette renaissance fut savante, mais ses écrivains furent trop souvent des sophistes aux conceptions alambiquées et à l’expression obscure. Les idées s’usaient chez les peuples, les paroles devenaient « hargneuses », comme a dit Montaigne. Les plus connus de ces écrivains sont, à des degrés de valeur très divers : les poètes, Stace, Aratos, Callimaque, Lycophron, Théocrite, Apollonius de Rhodes ; les prosateurs, philologues, grammairiens, critiques littéraires, Zénodote, Aristarque, Cratés, Denys de Thrace, Apollonius le sophiste, Zoïle, Plutarque, Julien ; les historiens, Hérodien, Arrien, etc… Ce que cette renaissance eut de plus remarquable, c’est qu’elle coïncida avec un mouvement vaste et profond des esprits, qui avait de nombreux foyers en Orient et s’étendait jusqu’à l’Inde d’où lui venait l’influence du bouddhisme. Ce mouvement se manifestait partout où fermentait le besoin de justice et de transformation sociale. Ils portaient les espoirs d’une révolution universelle que les prophètes juifs appelaient fougueusement et que les chants sibyllins annonçaient dans ces termes : « La terre sera le bien de tous. On ne la divisera pas par des limites ; on ne la fermera pas en des murailles. Il n’y aura plus de mendiant, ni de riche, de maître ni d’esclave, de petit ni de grand, plus de rois, plus de chefs ; tout appartiendra à tous… » Ce fut là la première littérature chrétienne et, de l’effervescence qu’elle créa, est sorti le christianisme. Le mouvement dépassait singulièrement les imposteurs religieux, particulièrement hébraïques, ignorants de tout ce qui appartenait à l’univers, qui se sont servis du personnage mythique de Jésus pour en faire un nouveau Mithra, un nouvel Apollon, un nouveau Bouddha, après en avoir fait le Messie vers lequel se levaient les éternels espoirs des hommes éternellement dupés. Il ne fut qu’un de plus parmi tous les messies qui devaient venir abolir la loi ; il ne vint que pour « l’accomplir » (Saint Mathieu). Des dieux s’en allaient, comme l’a constaté Renan, pour faire place à d’autres ; les hommes étaient une nouvelle fois écartés de « l’unité primitive » et du « culte de tout ce qui est l’homme, la vie entière sanctifiée et élevée à une valeur morale ».

L’École d’Alexandrie, qui représentait le plus activement la nouvelle Grèce, fut le foyer intellectuel du mouvement préparateur du christianisme. Philon et les Thérapeutes ou « Guérisseurs », précédèrent les chrétiens de l’école judéo-grecque ; « ils furent des chrétiens avant le Christ, et c’est très justement qu’Eusèbe de Césarée, l’historien de l’Église primitive, vit en eux des fidèles de son culte » (E. Reclus). M. Havet a vu en Philon, inspirateur de Paul de Tarse et de l’auteur de l’Évangile dit de Jean, « le premier père de l’Église ». Plus tard les discussions furent vives entre les néoplatoniciens parmi lesquels furent Plotin, Porphyre, Jamblique, et les orateurs ou écrivains de la nouvelle foi. Tout s’éteignit avec la disparition de l’École d’Alexandrie, un quart de siècle après la destruction de la bibliothèque de cette ville en 390, et après le meurtre d’Hypatie. Les derniers savants se réfugièrent alors à l’École d’Athènes ; un siècle après, la renaissance grecque était finie quand Justinien fit fermer cette école. Le christianisme triomphait de l’humanité dans toute l’Europe.

Les « Pères de l’Église » qui fondèrent le christianisme dans sa morale primitive et non dans ses dogmes, furent les orateurs et écrivains les plus remarquables de la littérature chrétienne. Les plus grand d’entre eux, Jérôme en Occident, Jean Chrysostome en Orient, sont oubliés sinon reniés de l’Église au profit de tous les métaphysiciens qui ont fabriqué son impénétrable casuistique. La plupart de ces « pères » mirent un enthousiasme profond et sincère au service de la pensée nouvelle qui aurait dû amener la plus magnifique révolution. La passion de la rhétorique en égara plus d’un dans les voies perfides dont l’Église a profité pour s’établir solidement, tel Augustin, ergoteur subtil. On vit Cyprien, philosophe et homme politique, Salvien, orateur élégiaque, Sidoine Apollinaire, rhétoriqueur bel esprit qui apportait dans le christianisme le dilettantisme de la décadence. A côté de Jean Chrysostome, dont la véhémence oratoire faisait trembler le trône de Byzance, Jérôme, ascète farouche et le plus grand de tous par la puissance de ses écrits « poussait toute sa force à l’anéantissement de l’ordre social… Pendant qu’Attila frappait les hommes, Jérôme tuait les idées » (Ph. Chasles). Il était aussi violent contre les premiers abus des chrétiens que contre ceux du paganisme agonisant. « Puissant et terrible satirique », c’est dans son œuvre « qu’il faut étudier les peintures les plus cruelles des mœurs du temps » (id). Il y a en lui l’ardeur et les accents des anciens prophètes qui élevaient la morale au-dessus de la religion et faisaient passer la question sociale avant la loi pour revendiquer les droits de la justice.

La pensée chrétienne perdit vite cette grandeur âpre et sauvage lorsque le christianisme ne posséda plus son esprit de révolte, qu’il ne fut plus la clameur de l’humanité appelant la vérité, la justice et la liberté. Au kalon des Grecs, qui confondait le beau et la vertu en exaltant la vie, elle allait substituer l’abnégation et le malheur qui sanctifient la souffrance. Elle tomba aux disputes dogmatiques des gens d’église et à la casuistique entortillée par laquelle ils s’adaptaient au monde. Le christianisme ennemi de l’art ne pouvait produire des poètes. Il ne pouvait faire chanter un Homère ou un Virgile alors qu’il brûlait leurs œuvres. La première poésie chrétienne fut d’une lamentable médiocrité. Elle fut représentée par de tristes et pauvres productions de vagues rhéteurs, des Prudentius, des Vigilantius, qui voulant « appliquer aux dogmes chrétiens le rythme des poésies païennes s’épuisèrent dans ce labeur stérile » (Ph. Chasles). Leurs successeurs ne réussirent pas mieux ; ils ne furent grands que dans la mesure où ils furent humains et non chrétiens, tels un Racine, un Lamartine, et lorsqu’ils exprimèrent, tel un Lamennais, la révolte de l’esprit de liberté contre les dogmes.

Malgré le système d’envoûtement, de terreur et de mort que l’Église faisait peser sur la pensée, celle-ci ne pouvait mourir. Pendant dix siècles elle prépara dans les masses populaires son nouvel enfantement. Tout en se formant peu à peu en nationalités, ces masses se firent des langues à elles qui éliminèrent ou absorbèrent celles des vainqueurs pour être celles de leur terroir. Elles se créèrent des moyens nouveaux d’expression pour parvenir à définir et à extérioriser tout ce qui bouillonnait en elles. Et ces dix siècles de laborieuse gestation aboutirent, malgré le christianisme, parfois avec lui parce qu’il était redoutable, souvent contre lui parce qu’il ne pouvait détruire l’instinct humain, à la magnifique éclosion d’une littérature et d’un art en qui furent exaltées une fois de plus toutes les vieilles légendes du ciel, de la terre, des eaux qui demeurèrent de tout temps au cœur des hommes. On assista alors dans la plus grande partie de l’Europe, mais particulièrement en France, à l’épanouissement de ce xiiie siècle qui fut peut-être, en littérature, le plus beau de tous parce qu’il apporta les magnificences d’un renouveau qui n’eut jamais plus, depuis, des sources aussi fraîches et aussi pures. La pensée humaine s’évadait des catacombes, des cryptes, des couvents, elle échappait aux massacres et aux autodafés, elle s’envolait au-dessus des in-pace et des cimetières vers la lumière, la liberté et la vie. Car il n’est pas vrai que le moyen-âge, sur lequel l’Église régnait si lourdement comme puissance temporelle plus que spirituelle, ait été soumis. « Aucune société n’a été plus dominée par la violence et l’intérêt », a écrit M. Sartiaux. Il n’est pas exact non plus que le moyen âge fut une époque de grande foi ; les arts de la pierre, de l’écriture, de la parole l’attestent par les cathédrales, les livres, les sermons. « Les témoignages surabondent à toutes les époques du moyen-âge, en France, que les libres-penseurs de tout genre n’ont pas manqué » (Ch.-V. Langlois). Il en était de même dans toute la « chrétienté ». En Italie l’incrédulité se manifestait jusque chez les Papes. La cour de Frédéric II, en Sicile, était au xiiie siècle « le centre le plus brillant de culture et le plus hardi de pensée » (Sartiaux). D’après Benvenuto d’Immola « plus de cent mille nobles pensaient, comme leur capitaine Farinata et comme Épicure, que le paradis ne doit être cherché que dans ce monde ». Des savants affrontaient hardiment les discussions scolastiques, malgré les menaces ecclésiastiques. L’Université retentissait des échos des débats qu’apportaient dans les chaires les Jean Scot, Tanchelm, P. de Bruys, Eon de l’Etoile, H. de Lausanne, Arnaud de Brescia, les érudits de l’École de Chartres, etc… Adelhard de Bath, qui mettait la raison au-dessus de l’autorité, disait : « Qu’est-ce que l’autorité ? Sinon une corde qui sert à conduire les bêtes » Joachim de Flore, Amauri de Bène, Ortlieb, les averroïstes, parmi lesquels Siger de Brabant fut le plus célèbre, furent aussi de ces libres discuteurs. Les hérésies se multipliaient : « La plupart n’ont aucun caractère dogmatique ; presque toutes constituent un vaste mouvement de révolte contre l’Église. » (Sartiaux). L’art des cathédrales montrait chez les artistes des préoccupations plus naturistes que religieuses et le peuple n’aimait tant ces monuments que parce qu’ils étaient ses « maisons communes », où il discutait de ses affaires et se réjouissait aux jours de fêtes publiques, plus que les « maisons de Dieu ». Le jour où l’on ne voulut plus l’y admettre que pour le culte, lorsqu’il n’y fut plus chez lui, qu’on lui interdit d’y chanter et danser, d’y célébrer ses fêtes de l’Ane, des Fous, des Cornards et autres joyeusetés dont des ecclésiastiques eux-mêmes étaient les principaux animateurs, il s’en désintéressa, et on finit de construire des cathédrales.

La même liberté de l’esprit se manifestait dans toute la littérature. Jamais elle ne fut plus libre, plus variée, plus riche de pensée et d’expression. Elle ne fut d’aucune école et elle fournit des modèles à toutes celles qui naquirent dans les siècles suivants. Les esthètes compliqués qui ont mené de notre temps un combat qu’ils croyaient audacieux pour « l’art pour l’art », la « poésie pure », le « vers libre », n’ont rien inventé, pas plus que les romantiques, les naturalistes, les réalistes, les symbolistes, les surréalistes et autres istes plus ou moins bruyants. Leurs revendications montrent seulement tout ce que l’autorité des cuistres d’académies, la discipline du « bon goût » restrictif et hypocrite, établies pour le service des classes dirigeantes, ont fait perdre à l’esprit humain depuis le moyen-âge et tout ce que cet esprit a à reconquérir.

A côté des ouvrages des clercs qui opposaient l’incrédulité au dogme ou discutaient de sa légitimité, tels les Quatre Ages de l’Homme, de Philippe de Novare, les Vers de la Mort, de Hélinant, le Livre de Mandevie et une foule d’autres, les fableaux montraient une incrédulité frondeuse, parfois jusqu’à la cruauté, en affirmant dans la littérature française ce qu’on a appelé « l’esprit gaulois ». La littérature courtoise des chansons de geste, des romans, de la poésie lyrique, composée par des poètes devenus officiels auprès des grands et destinée à la distinction de ceux-ci, était plus soumise à l’Église. Malgré ce, les traits y étaient nombreux d’une indépendance vivace que les formes du respect n’atténuaient qu’en apparence et, lors de la Croisade des Albigeois, les troubadours protestèrent avec la plus grande violence contre les crimes de l’Église et de la royauté qui tuaient leur langue et leur littérature en massacrant les hérétiques. La littérature bourgeoise des romans moraux, des contes d’animaux, celle du Roman de la Rose, du Roman de Renart, du théâtre profane, jusqu’aux contes plus ou moins dévots, aux Mystères joués dans ou devant les églises, aux sermons gaillards débités par des moines de haulte-graisse, tout cela avait la plus libre allure et manifestait parfois une incrédulité profonde et agressive. On y trouve les échos des conflits nombreux entre les administrations communales, la féodalité, le roi, l’Église, et des disputes scolastiques où l’Université prenait une indépendance trop oubliée aujourd’hui. A côté de l’œuvre collective, anonyme, qui fut immense et qui est perdue pour la plus grande partie, le moyen-âge littéraire vit éternellement dans les œuvres des Marie de France, Chrétien de Troyes, Villehardouin, Guillaume de Lorris, Jean de Meung, Joinville, Rutebeuf, Froissart, Oresme, Gerson, Charles d’Orléans, Coquillart, Villon et des nombreux auteurs qui ont alimenté du xe sièclee au xvie siècle les poésies lyriques et dramatique, les romans d’aventures et antiques, les fableaux, les littératures didactique, morale et religieuse, l’histoire et tous les autres genres. C’est ce magnifique héritage, méprisé sottement par Boileau au nom de Malherbe, que depuis cent ans la France a retrouvé, qu’elle étudie et dont elle est encore loin d’avoir épuisé le fond.

Avant de terminer avec le moyen-âge, il est indispensable de voir rapidement comment l’épopée universelle, chant héroïque de l’humanité, se retrouve dans les traditions des différents peuples modernes. Les mêmes sources, encore obscures, d’où était sortie l’épopée aryenne, sont à l’origine de toutes les mythologies qui prirent des caractères particuliers avec la formation des nationalités. Ces mythologies ne furent pas moins riches dans les pays du Nord européen que dans ceux du voisinage méditerranéen plus directement soumis à l’imprégnation gréco-latine. Les unes et les autres, malgré les modifications profondes qu’elles reçurent des milieux où elles se développèrent, n’en conservèrent pas moins un air de famille révélateur de la source commune : le mythe solaire, engendreur des héros aimés des hommes.

Dès les temps les plus lointains, les récits apportés par les poètes voyageurs ont trouvé des concordances dans la matière intrinsèque de chaque région et s’y sont adaptés. Chaque peuple a eu sa mythologie, héritage merveilleux des époques panthéistes où la pensée des hommes s’harmonisait avec la nature. Il en a gardé un souvenir plus ou moins vivace. Les mythologies des peuples du Nord, qui ont moins subi les déformations des disciplines chrétiennes, sont demeurées beaucoup plus vivantes et ont entretenu chez ces peuples un esprit de liberté, un respect de la personnalité humaine de plus en plus effacés dans les pays gréco-latins. C’est le norvégien Ibsen qui a apporté dans la littérature contemporaine la volonté la plus ferme, la raison la plus lucide, le courage le plus héroïque, à la défense du moi humain, à l’effort de l’individu pour s’associer à tous les hommes dans une communion harmonieuse, contre les tendances du moi-égoïste, de l’individu écraseur qui s’érige en maître sur la collectivité asservie. Ibsen, dans sa conception de l’individualisme, a exprimé le vieil instinct que sa race n’a jamais perdu, cette « révolte de l’âme humaine » dont il a ravivé la flamme avec une puissance désormais inoubliable. La voix qui prononce ces paroles : « Dieu est charité », à la fin de Brand, « est celle de l’être universel, de la nature une et indivisible dans laquelle Brand — le brandon qui porte l’incendie pour mettre le feu aux âmes — s’est enfin absorbé » (Prozor). C’est la voix millénaire d’un paganisme resté, dans les glaces hyperboréennes, plus ardemment animateur des âmes, excitateur des esprits, que sous le brûlant soleil de la Grèce, de l’Italie et de l’Espagne. Depuis la nuit des temps, il fait galoper l’imagination de Peer Gynt et de la vieille Aase vers les fêtes du château de Soria-Moria, il berce leur naissance et leur mort de la chanson de Solveig.

Odin, le « marcheur », fut le chef des caravanes qui apportèrent en Scandinavie, avec les marchandises précieuses, les légendes de l’Orient. Les Vikings, chasseurs et pirates du Nord, en firent leur dieu, celui des conquérants, le « maître des gibets », et lui donnèrent pour séjour le « Val holl », le « palais des égorgés », où il réunissait après leur mort les héros tués dans les combats et qui lui étalent sacrifiés. Ils revivaient auprès de lui pour des fêtes éternelles. Les Eddas sont les chants de l’épopée sur laquelle régna Odin après avoir détrôné Thor, « l’homme au marteau », protecteur des esclaves. Ces Eddas sont à l’origine de l’épopée germanique des Nibelungen qui ont ouvert à Wagner le trésor des légendes nationales allemandes. Wagner leur a donné une illustration grandiose dans sa Tétralogie de l’Anneau du Nibelung où l’on trouve les symboles d’une philosophie profondément libertaire, ceux de la corruption des dieux, puis des hommes, par la possession de l’or. Le Ragnaraka ou Ragna-Rokur scandinave est le « crépuscule des dieux », Wotan, « le voyageur », est le sosie d’Odin ; Loge « le feu » est celui de Surt ; Siegfried, Gunther, Brunhild, Gutrune, sont les Sigurd, Gurnar, Hjœrdis, Dagny scandinaves, les personnages des Guerriers à Helgeland d’Ibsen. Les héros de l’Edda rejoignent ainsi ceux de l’Heldenbuch germanique (Livre des héros) par l’épopée plus moderne des Nibelungen. Les Nornes, présidant aux destinées des héros scandinaves et germaniques, sont les Maïrai des Grecs, les Parques des Romains. Dans la mythologie scandinave, encore plus que dans celle de Germanie, la femme occupe un rang aussi élevé et aussi respecté que celui de l’homme. Elle n’est jamais tombée, dans les pays du Nord, au degré d’abaissement où la mirent le judaïsme, le christianisme, le mahométisme, ou seulement à l’état d’infériorité où elle est encore tenue dans les pays latins. Elle y est demeurée l’égale de l’homme, même sous l’influence chrétienne, aussi a-t-elle, dans l’épopée du Nord, une place autrement importante que dans les autres. Le christianisme, qui ne modifia jamais profondément le caractère scandinave, établit seulement quelques analogies : entre Odin-Wotan et Dieu le père, entre Thor et Jésus, entre Alfadir, le « Père universel » des Islandais et Dieu. Lorsqu’il pénétra en Islande, il eut de bons rapports avec l’ancienne religion. Le prêtre islandais Sœmond Sigfusson commença, vers l’an mil, le recueil des récits et chants de l’Edda appelés de la « vieille grand-mère ». Snorri Sherleson le continua entre 1178 et 1241. Le christianisme aurait vainement tenté, en Scandinavie, l’œuvre de destruction qui fut la sienne en pays latins.

Les vieilles traditions ont été perpétuées en pays scandinaves par les Sagas, récits composés pour la plupart en Islande, du xiie siècle au xive siècle. Le Flateyjarbok norvégien en est un recueil. On y retrouve l’évolution des chansons de geste par le mélange d’éléments étrangers, et des sagas redirent les légendes de Tristan et Yseult, de Parsifal, qui appartiennent à une des épopées les plus importantes, celle des Celtes. Ces peuples étaient particulièrement curieux de connaissance nouvelle et de poésie. Dans le clan celtique, l’homme riche ne l’emportait pas sur le lettré dans la considération générale. Il y avait plusieurs classes de lettrés. Les bardes celtiques, les « porteurs de torches », étaient nombreux et actifs, répandant la pensée de leur race dans l’Europe entière. Ils chantèrent les plus belles légendes qui alimentèrent la production épique, celle si humaine de Tristan et Yseult, la plus admirable des légendes d’amour, et celles des lais qui sont à l’origine de la poésie courtoise. Cette poésie se rattache aux sagas irlandaises dont les auteurs étaient des druides ou files, et au cycle de Finn ou Find, appelé Fingal par Macpherson qui en a donné, a dit Ph. Chasles, une « parodie ». L’épopée irlandaise chantait les guerriers d’Erin. Ossian, cité comme son principal poète, fut un personnage plus ou moins mythique.

L’épopée galloise, apparentée à la précédente et plus mystique, donna naissance, lorsqu’elle fut en contact avec le christianisme, au cycle de Merlin ou de la poésie bretonne. On y trouve combinés les cultes de Mithra et de Jésus avec les idées druidiques.

L’épopée anglo-saxonne fleurit à côté des épopées scandinave, germanique et celte. Le poème de Beowulf, roi du Jutland, fut une de ses principales œuvres. Du xiie au xve siècle, l’Angleterre chanta les ballades de Robin Hood, le héros saxon mis hors la loi, qui symbolisait la résistance contre les envahisseurs normands et qui est devenu Robin des Bois dans la traduction française du Freychutz ; l’opéra de Weber.

Les rapports de ces épopées avec la mythologie générale se retrouvent dans celle de Finlande. Les chants populaires sont demeurés vivaces chez les Finnois plus qu’en toute autre région. Le Kantelatar, où ces chants sont réunis, le Kalevala, ensemble de l’épopée finnoise, le Loitsurunot, collection de chants magiques, ont été recueillis directement de la bouche du peuple par Elias Lönarot, auteur de ces ouvrages, dans la première moitié du xixe siècle.

En Russie, les chansons appelées bylines se sont aussi transmises dans le peuple depuis les temps les plus anciens jusqu’à nos jours. On y trouve des souvenirs scandinaves et tartares, mais elles prirent de bonne heure un caractère religieux inspiré des écrivains byzantins. La Serbie a aussi conservé la vieille poésie populaire de ses pesmés. Les Hongrois ou Magyars apportèrent avec eux une poésie lyrique plus particulière à leur race et qui a gardé longtemps son originalité populaire. Comme le finnois, le hongrois appartient au groupe des langues ouralo-altaïques ; il s’est beaucoup modifié aux contacts européens. L’ancienne littérature est demeurée non moins vivante dans la poésie arabe qui a conservé les contes, proverbes, apologues des livres de Calila, de Bidpaï, des Mille et une nuits, du roman d’Antar, et qui a connu un magnifique épanouissement au temps des califes Abassides, Aaroum-Al-Raschid et Al-Mamoun. Les Arabes ont répandu leur poésie avec leur civilisation dans tous les pays où ils sont passés. Ils ont formé, avec la poésie persane que les religieux Soufis firent à la fois sensuelle et dévote, la littérature turque.

Les épopées française, germanique, anglo-saxonne, s’influencèrent mutuellement. Les chansons de geste françaises sont d’inspiration franque. Commencés sans doute pour célébrer la gloire des premiers rois francs leurs héros principaux, Roland et surtout Charlemagne, furent les sujets d’une littérature, épique aussi importante en Allemagne qu’en France. L’épopée des Nibelung devint française en devenant burgonde et certains y rattachèrent l’histoire de la reine Frédégonde Albérich, un des Nibelung, se retrouve dans l’Aubéron de Huon de Bordeaux, roman français. Les jongleurs gallois et bretons fournirent la matière du cycle appelé armoricain auquel se rattachent les Lais de Marie de France, les légendes de Tristan et du Graal, celles de toute la chevalerie de la Table Ronde avec Arthur pour principal personnage. Adaptées par Chrétien de Troyes dans son Tristan et son Perceval, ces légendes passèrent en Allemagne. Elles y eurent de nombreuses versions dont Wagner se servit pour faire son Tristan et Yseult, son Lohengrin et son Parsifal. Au mélange singulier des divers cultes adoptés par le druidisme, les Francs et les Germains ajoutèrent l’empreinte de leur rudesse. Toute la matière épique qui remplit le moyen-âge fut inspirée du génie septentrional. De ce génie sont nés « cet amour de la nature, cette contemplation mélancolique, ce culte des femmes et cette méditation tendre, abstraite, souffrante, que le génie oriental repousse, et qui a donné un caractère nouveau à la littérature et aux arts chrétiens » (Ph. Chasles).

La littérature chevaleresque française influença fortement l’Espagne et le Portugal. L’Espagne eut son héros aussi populaire que Roland dans le personnage du Cid. Lorsque les « barbares du Nord », comme Stendhal a appelé ceux qui firent la Croisade des Albigeois, eurent tué la poésie provençale en France, cette poésie se réfugia dans la Catalogne et l’Aragon. Bien avant Louis XIV, il n’y avait plus de Pyrénées entre le Languedoc et la Catalogne. Ce sont les Catalans qui ont eu l’honneur de conserver vivante la langue d’oc et avec elle l’esprit méridional de révolte qu’ils n’ont pas cessé d’opposer à la puissance doublement oppressive des rois et de l’Église. L’Italie reçut l’influence provençale marquée de son côté par les Arabes. La langue d’oc contribua à la formation de la langue italienne. La littérature des troubadours provençaux fut familière à Dante, à Pétrarque, à Boccace, qui portèrent cette langue à sa perfection. C’est dans l’œuvre de Dante que la pensée chrétienne a trouvé son expression la plus vaste et la plus humaine. Cette œuvre est comparable à une cathédrale.

Tel est le tableau, rapidement esquissé, du vaste mouvement littéraire, de source et de formation populaires et collectives qui remplit quinze siècles dans l’Europe en gestation de ses différentes nationalités. La Renaissance allait changer les choses. A la pensée de source populaire issue des bouleversements de cent siècles de migrations dont l’Europe était le produit, elle substituerait celle de formation savante née de la stabilisation des civilisations indoue, égyptienne, grecque, romaine et arabe. A la vie sociale collective qui réunissait les individualités dans un même ensemble de pensée et d’activité formé par l’esprit et la solidarité corporatifs, elle allait faire succéder l’esprit individualiste et la concurrence qui diviseraient les hommes. La littérature imprimée succéderait à la littérature orale. La production collective, transmise par les poètes errants, s’épuiserait privée de voix et de renouvellement. Il ne resterait, pour le peuple illettré et retranché de la communion intellectuelle des hommes, que des baladins inférieurs incapables d’élever son âme et qui ne pourraient que l’abaisser par leur vulgarité. Ceux qui auraient quelque talent écriraient des livres pour les riches qui pourraient les acheter sinon les lire. Bien plus qu’au moyen-âge, la nuit se ferait autour du peuple, la nuit de l’esprit dans laquelle il serait plongé systématiquement pour tomber au niveau de cette bête humaine qu’il serait à la veille de 1789 en attendant qu’on lui donnât les lumières fallacieuses qui en feraient le « matériel humain » d’aujourd’hui. Le manant, qui n’avait été inférieur au seigneur que par la différence de condition sociale, allait devenir la « canaille » qu’on mépriserait encore plus pour son ignorance. Dans la société hiérarchisée plus rigoureusement et contenue par des pouvoirs plus forts, les classes seraient de plus en plus séparées et hostiles, les individus plus divisés par la multiplicité des intérêts. L’art et la littérature prendraient des formes individuelles et un caractère aristocratique étrangers au peuple. Les classes ne parleraient plus la même langue. La véritable invention littéraire serait tarie en perdant le contact de la vie générale au point qu’on créerait une nature artificielle. On donnerait plus de perfection à des formes anciennes de la pensée, on en renouvellerait d’oubliées, on en redécouvrirait de perdues, mais la véritable sève, celle de la vie populaire, de la vie de tous, leur manquerait le plus souvent. Les poètes, réduisant leur inspiration à la matière livresque, chercheraient en vain, comme André Chénier plus tard, à faire « des vers antiques sur des pensers nouveaux » ; tout ce qu’ils pourraient, et ce qui donnerait tant d’importance aux superfluités de l’art pour l’art, serait de faire des vers nouveaux sur des pensers antiques. Ils se renfermeraient toujours plus dans des conventions étroites et fausses d’écoles, de chapelles, de boutiques littéraires ; ils s’isoleraient de la vie commune par une vanité de caste, des superstitions séniles que la vie déborde tous les jours. Le goût immodéré de la forme les pousserait à ces « désordres monstrueux et inconnus » constatés par Baudelaire. Certes, il y en a eu, il y en a encore, sachant s’évader de cette cage et mériter l’attention reconnaissante de tous les hommes. Mais combien a été plus nombreuse la foule bruyante et encombrante, quand elle n’était pas malfaisante, des parasites qui n’ont pas plus inventé qu’ils n’ont pensé, la multitude des rhéteurs ne se comprenant pas eux-mêmes, des surhommes qui n’ont été que d’orgueilleux imbéciles, des goujats qui se sont pris pour des maîtres, des mystificateurs et des hurluberlus qui ont voulu élever

            « des poissons dans les airs,
A l’aide des vautours ouvrir le sein des mers »

(A. Chénier).

Sur ceux-là qui ne firent que moudre du vent et furent ces littérateurs qui n’étaient aux yeux de Malherbe « pas plus utile à l’État qu’un bon joueur de boules », nous disons: « Paix à leurs cendres, et que leur règne finisse !… »

Nous passons sur la pré-Renaissance qui se manifesta à plusieurs reprises à l’occasion des premières rencontres de l’Occident et de l’Orient.

La Renaissance proprement dite naquit en Italie dès le milieu du xive siècle ; elle s’y développa durant le xve pour se répandre à l’étranger au xvie. Des hommes comme Pétrarque et Boccace avaient nourri leur esprit de l’antiquité mutilée; ils commencèrent à la ressusciter en même temps que les philosophes et les artistes. L’épuration du latin employé par les savants provoqua celle des langues nationales. Les littératures particulières, mises en rapport direct avec la pensée antique par des études critiques de plus en plus dépouillées de scolastique médiévale, se replongèrent aux sources de la vraie beauté classique. Cette révolution « humaniste » aurait pu avoir les conséquences les plus humaines si elle n’avait pas été détournée de ses véritables voies par l’esprit individualiste et aristocratique d’une part, la Réforme religieuse d’autre part, pour l’empêcher de présider à un ordre nouveau favorable à tous les hommes. La Réforme fut la principale cause d’avortement. Au lieu de briser définitivement le vieux moule des règles religieuses qui craquait de toute part, elle établit, en prétendant s’appuyer sur le libre examen et la liberté de conscience, des disciplines nouvelles plus étroites et plus lourdes. Alors que la Renaissance « profondément humanitaire tendait à l’émancipation complète de l’esprit, à la destruction des sottes croyances du christianisme, à l’émancipation des masses populaires du joug nobiliaire et princier, le mouvement de la Réforme, fanatiquement religieux, théologique et, comme tel, plein de respect divin et de mépris humain, devait nécessairement devenir l’ennemi irréconciliable et de la liberté de l’esprit et de la liberté des peuples » (Bakounine). Après avoir entraîné les peuples, particulièrement les paysans, d’Allemagne qui s’étaient levés au cri de : « Guerre aux châteaux, paix aux chaumières ! », contre l’Église et les princes, la Réforme contribua à les soumettre à un joug plus écrasant lorsqu’elle se fut fait sa place parmi les puissances gouvernantes. Luther, « théologien plus soucieux de la gloire divine que de la dignité humaine » (Bakounine), trahit la révolution qu’il avait soulevée, et Munzer put lui dire avec raison : « Tu as fortifié le pouvoir des scélérats impies, sot moine, et tu as perdu le peuple ! » Entreprise pour ramener le christianisme à des mœurs plus pures, « la révolution protestante ne tint aucun compte de la personnalité humaine qui avait été le pivot même de la grande révolution chrétienne » (Delacour). Elle n’aboutit qu’à apporter des formes nouvelles à l’esclavage.

Si grand que fut le mouvement de pensée provoqué par la Renaissance, il n’eut donc pas toutes les conséquences qu’on en pouvait attendre. Dans le domaine littéraire, il engendra les premières grandes œuvres modernes ; elles sont demeurées parmi les plus belles de tous les temps.

En Italie, la grande époque littéraire a été le siècle du Trecento, le xive. Dante y acheva le moyen-âge en lui donnant son expression la plus magnifique. Pétrarque et Boccace y commencèrent la Renaissance qui devait rapidement se corrompre en « précipitant les mœurs italiennes de la barbarie dans la mollesse » (Ph. Chasles). Après un xve siècle qui fut surtout d’érudition et dont la plus remarquable figure fut Savonarole, fanatique adversaire des mœurs nouvelles, l’Italie connut au xvie tout l’épanouissement de la Renaissance européenne. Ce fut le siècle de l’Arioste, de Tasse, de l’Arétin et surtout de Machiavel.

En Espagne, les cantares de gesta et les cronicas avaient donné naissance au romancero qui prolongea dans ce pays, à partir du xve siècle, la poésie populaire et constitua la véritable littérature espagnole. La Renaissance y fut d’inspiration profondément catholique dans la survivance du roman chevaleresque qui alla jusqu’à Cervantès, mais demeura arabe dans la poésie lyrique. Durant le moyen-âge, les Arabes avaient enseigné à l’Espagne leur art et leur littérature ; ils lui avaient communiqué la violence et la passion de leur poésie. La liste des poèmes arabes qui est conservée à l’Escurial ne comprend pas moins de vingt-quatre volumes. De Cervantès à Calderon, la Renaissance espagnole se manifesta surtout au théâtre. Elle donna aussi un grand développement à l’histoire et à la littérature mystique ; Calderon fut le plus grand poète catholique. La grandeur politique de l’Espagne alors maîtresse du monde et qui ne voyait pas le soleil se coucher sur son empire, favorisa cette brillante période littéraire. Dans le pays voisin, en Portugal, Camoëns écrivait les Lusiades, « la plus neuve et la plus grandiose des épopées modernes » (Ph. Chasles).

Jusqu’au xive siècle, l’Angleterre n’eut, d’une part que les ballades populaires qui manifestaient la résistance anglo-saxonne à la conquête normande, d’autre part les imitations de la poésie française que les trouvères avaient apportée avec les conquérants. La Renaissance coïncidant avec la fixation de la nouvelle nationalité anglaise aida à l’éclosion d’une littérature nationale qui fut particulièrement vivante et variée lorsque la langue, longtemps influencée par les éléments les plus disparates, eut ses formes définitives. Chaucer, au xive siècle, fut le premier grand poète anglais. Deux siècles après Spenser et nombre d’autres donnèrent à la poésie un vif éclat. Tout un mouvement dramatique se créa qui aboutit à Shakespeare. Le philosophe et historien François Bacon fut l’Aristote du xvie siècle. Tous firent de la seconde partie du xvie siècle appelé « siècle d’Elisabeth », la plus glorieuse époque de la littérature anglaise.

En Allemagne, le développement intellectuel avait été longtemps retardé par les luttes féodales. La formation de la langue fut longue. Perfectionnée par Luther qui traduisit la Bible, cette langue n’atteignit sa forme définitive qu’avec Gœthe. Le xiiie siècle avait été, comme en France, une belle période littéraire avec les minnesingers, trouvères et troubadours allemands. Il sortit d’eux, au xive siècle, les associations bourgeoises de meistersingers (maîtres-chanteurs) qui s’organisèrent dans tout le pays. Leur art se prolongea en se momifiant de plus en plus jusqu’au commencement du xixe siècle. Wagner, dans ses Maîtres-Chanteurs de Nuremberg, a fait un tableau saisissant, à la fois noble et satirique, du caractère de ces associations et de la vie populaire qu’elles entretenaient. Hans Sachs en fut, au xvie siècle, le plus grand des animateurs ; il fit une œuvre considérable qui aida beaucoup au progrès de la Réforme. La Renaissance proprement dite eut ses penseurs et ses lutteurs avec Erasme, Reuchlin, Ulrich von Hutten, Ascolampade, Zwingli. Nulle part elle ne créa un mouvement social aussi profond, ne fut plus hardie de pensée et d’action, plus généreusement inspirée par l’esprit de liberté pour donner un caractère révolutionnaire au soulèvement des masses ; nulle part aussi elle ne vit se dresser contre elle une réaction plus féroce, celle de la Réforme triomphante qui accabla le peuple avec autant d’inhumanité que le faisait l’Église romaine.

En France, la Renaissance se manifesta surtout dans les arts et la littérature à la suite des expéditions guerrières qui permirent de découvrir la Renaissance italienne, bien qu’elles fussent faites dans des buts moins nobles. Les guerres religieuses que la Réforme provoqua ne furent que des luttes de partis ; il s’agissait de savoir seulement qui l’emporterait au gouvernement des Valois, des Guise ou des Bourbon. On faisait beaucoup de bruit et d’excentricité, on versait beaucoup de sang, répandait beaucoup d’encre et de furieuse éloquence, mais sans créer un mouvement profond. Le peuple, partisan malgré lui, demeurait sceptique sinon indifférent devant ces luttes dont il lui resterait à payer les frais. Sauf quelques exceptions farouches, comme celle d’Agrippa d’Aubigné, les chefs réformés pensaient comme Henri IV que « Paris valait bien une messe », et ils devinrent « bons catholiques » en même temps que lui. Le véritable esprit du temps était celui de Montaigne qui s’appuyait sur « le mol oreiller du doute », plus que celui des prédicateurs enflammés dont la virulence satirique excitait à l’assassinat. Cet esprit était aussi celui du libertaire intellectuel Rabelais qui, deux cent cinquante ans avant Beaumarchais, s’empressait de rire pour ne pas avoir à pleurer. Homme de science et de conscience, après avoir bouleversé les institutions et passé la sottise humaine au crible de la satire la plus savante et la plus véhémente, il se réfugiait dans son abbaye de Thélème et se retrouvait avec tous les « utopistes » que la République de Platon et les anticipations des arabes Avempace et Avicenne avaient plus ou moins inspirés. Contemporain de Thomas Morus, auteur d’Utopia, précurseur du Tasse de l’Amiata et du Campanella de la Cité du Soleil, il réveillait dans la forme littéraire de son temps le vieux rêve naturiste de l’humanité.

Plus que le roi François Ier, appelé par flatterie le « protecteur des arts » mais qui voulait supprimer l’imprimerie, sa sœur, Marguerite d’Angoulême, favorisa les débuts de la Renaissance littéraire en France. Celle-ci commença dans la poésie avec Clément Marot et se continua avec Ronsard et la Pléiade. Cette poésie fut par trop tributaire d’un esprit savant et d’exagérations qui la gâtèrent, même chez Ronsard dont le génie a produit une œuvre admirable ; mais, si elle a défiguré souvent la nature par parti-pris « savantissime », du moins elle ne l’a pas ignorée comme devait le faire le classicisme. La prose fut mieux servie par Rabelais, Calvin, Despériers, les d’Estienne, La Boétie, Amyot, Pasquier, l’Hôpital, Montluc, Montaigne et Charron. Ils remplirent le xvie siècle, si fécond par la pensée et les progrès de la langue française, et occupèrent le commencement du xviie, avant que le classicisme coupât définitivement les ailes à l’esprit de la Renaissance et aussi à l’esprit de la vieille France qui allait être volontairement écarté, au mépris du vrai caractère national, pour en faire un autre qui serait tout de convention.

Ainsi, la Renaissance a produit de grandes œuvres, signées de grands noms, mais elle est arrivée à fermer pour le plus grand nombre des hommes le monde de l’art et de la pensée auquel ils avaient participé avant elle, et elle a ouvert la voie au classicisme.

Dans la période de transition qui s’écoula avant le classicisme, d’Aubigné, Mathurin Régnier, Théophile de Viaud défendirent le vieil esprit français en l’alliant à la Renaissance. Les philosophies de l’épicurien Gassendi, et de Descartes qui le combattit, furent les dernières manifestations, ou plutôt l’aboutissant, de l’humanisme. Le cartésianisme est la suprême expression de la Renaissance et ce qu’elle a produit de plus définitif. Il est le pont qui réunit cette période au xviiie siècle. Il fut suspect au classicisme avant qu’il l’adoptât pour en faire le rempart de la philosophie d’ordre conservateur lorsque le xviiie siècle commença à saper cet ordre. Jusqu’à la fin du xviie siècle, la Sorbonne lança ses décrets contre Descartes au nom de la vieille scolastique persistante.

Malherbe marque officiellement en France le moment où les « beaux esprits » entreprirent de « dégasconner », de « débarbariser » le pays et de réaliser le « grand monde purifié » de Chapelain. « Enfin, Malherbe vint… » devait dire Boileau. Il vint pour établir, non les règles de la langue dont faisaient usage tous les Français, mais celles du « bon usage » qu’en faisaient les « beaux esprits ». Ceux-ci commencèrent par oublier dédaigneusement la vieille littérature française, vouant au même sort le bon et le mauvais, la Chanson de Roland, le roman de Tristan, ceux de Renart et de la Rose, et la foule des pauvres imitations dont on avait été saturé. Rutebeuf, Villon, Charles d’Orléans, Ronsard, furent délaissés comme Chrétien Legouais, Martin Lefranc, Martial d’Auvergne et cent autres moins dignes de l’immortalité. Aujourd’hui encore, la plupart des anthologues ignorent un Coquillart dont l’œuvre, a dit d’Héricourt, est « le monument le plus important de l’histoire politique et littéraire de la fin du moyen-âge ». Les « beaux esprits » furent les « précieux » de l’Hôtel de Rambouillet, les « intellectuels » de la cour, les « mondains » de la ville, qui voulaient parler et écrire « noblement ». De ces cénacles sortit l’Académie Française dont ils firent partie pour la plupart. Précieux et académiciens « débarbarisèrent » si bien la langue qu’à la fin du xviie siècle ils en avaient fait ce que le P. Bouhours a appelé « le type accompli de la délicatesse intellectuelle et de l’inaptitude artistique de la société polie ». Cette langue où les termes de chasse, de blason et de guerre dominaient, mais où manquaient les mots techniques et ceux nécessaires à la vie pratique, était devenue « trop savante pour l’usage des honnêtes gens » qui parlaient et vivaient comme tout le monde. Elle n’était plus que le langage d’une aristocratie sans intelligence, sans imagination et sans entrailles. Cœurs secs et cervelles vides qui ne connaissaient plus, en fait de nature, que les décors d’opéras et de ballets et de règles de pensées que celles de la cour. Tous les jours, les quelques centaines de courtisans qui représentaient la France et en détenaient les destinées réglaient leur existence sur l’humeur du roi ; quand il avait daigné sourire, la France était heureuse. Pour faire croire qu’un tel monde avait une sensibilité, les littérateurs allèrent lui en chercher une chez les Grecs et les Romains. On fit rugir Oreste sous les canons de Mascarille et on mena Iphigénie au sacrifice sous les atours de Mme de Montespan. Cette littérature fut la majestueuse et froide parure de l’étiquette qu’Henri III avait introduite en France et qu’un duc de Richelieu s’obstinait à défendre à la veille de la Révolution. Le prodige est que la pensée ait résisté et que, dans une pareille société, un Racine et un Molière aient pu encore exprimer des sentiments humains.

L’indigence de pensée à laquelle le classicisme était réduit aurait vite arrêté sa carrière sans les influences étrangères qui créèrent des modes et lui donnèrent des aspects nouveaux qui le prolongèrent. Depuis la Renaissance, les littératures européennes ont tourné dans le cercle de leurs influences réciproques, résultat de relations plus faciles et plus fréquentes sinon plus amicales. Pendant que les princes se faisaient la guerre aux dépens des peuples, ils échangeaient entre eux ces politesses dont V. Hugo a parlé. Ces influences montraient plus de désordre que de renouvellement et de progrès dans une pensée qui demeurait conventionnelle et n’avait que de lointains échos dans l’âme populaire. Nous allons voir quelles ont été les principales, celles qui ont déterminé des courants littéraires.

Dès le moyen-âge, la France avait été une intermédiaire entre les littératures du Nord et du Midi. L’Italie, puis l’Espagne, exercèrent leur influence dans la formation de ce que M. Lanson a appelé « la première génération des grands classiques ». Les générations suivantes du classicisme devaient influencer à leur tour le Nord et le Midi.

On accueillit avec faveur, en France, les affectations précieuses du concetto italien, du gongorisme espagnol qui marquèrent la fin du roman chevaleresque épuisé. Elles fleurirent dans les productions des d’Urfé, Scudéry, Voiture. L’Espagne avait Don Quichotte, la France n’eut que l’Astrée et des imitations du roman picaresque dont les plus heureuses furent celles de Scarron, mais qui ne devaient trouver leur exemplaire français le mieux réussi qu’un siècle plus tard, dans le Gil Blas de Sentillane de Le Sage. Le génie espagnol ne passa pas les Pyrénées ; on n’en eut que la caricature hypocrite, car l’Espagne importa en France ce respect des grands et des prêtres que le moyen-âge et la Renaissance avaient ignoré. Tartufe, et cent ans plus tard Bazile, sont de ses produits. Elle garda les couleurs, la passion et la profonde humanité que recouvrait l’ironie d’un Cervantès pour n’exporter que la noirceur d’âme de ses moines et la crasse de sa noblesse cagote. C’est au théâtre que l’influence espagnole se fit le plus sentir (Voir Théâtre).

Celle du jansénisme vint des Pays-Bas. Elle fut un mélange épuré du catholicisme et du protestantisme opposé an jésuitisme dont la morale favorisait l’irréligion en accommodant la foi aux mœurs du siècle. Pascal et les maîtres de Port-Royal, véritables savants et écrivains supérieurs, furent les saints de cette nouvelle église, à la fois orthodoxe et mondaine, qui avait sur l’autre cette supériorité de ne pas s’opposer au développement de la pensée et d’élever la controverse religieuse à la hauteur philosophique. Peut-être leur doit-on l’émulation qui anima alors les érudits bénédictins dans les recherches scientifiques et littéraires.

Le triomphe de la royauté absolue, marqué par l’avènement de Louis XIV en 1660, inaugura le règne du classicisme qui prétendit établir l’équilibre du fond et de la forme pour dire bien de bonnes choses. Le défaut du classicisme, comme de toutes les écoles, fut de s’attacher surtout aux règles qui caractérisent la forme et de leur sacrifier trop souvent le fond. Non seulement la forme brillante cacha un fond sec et aride mais elle favorisa les sophistiqueurs de la pensée dont Bossuet, panégyriste de l’esclavage, de l’intolérance et de la persécution, fut le plus partait modèle. Le classicisme ne fut grand que dans les œuvres où le fond ne le céda pas à la forme ; dans les autres, il ne fut qu’un somptueux décor. Il fut ainsi servi, à des degrés de valeur différents, par les La Rochefoucauld, Retz, Sévigné, Corneille, Boileau, Racine, Molière, La Fontaine, Bossuet, Bourdaloue et tous les écrivains ou orateurs qui ont appartenu à ce qu’on a appelé fort improprement « le siècle de Louis XIV » (Voir Plutarquisme). Ce qu’il y avait d’artificiel, de pompeusement vide, apparut dans le classicisme lorsque, ces grands écrivains étant disparus, il ne resta que des J.-B. Rousseau, des Campistron, des Lagrange-Chancel. La tragédie ne se releva pas de la mort de Racine, même avec Crébillon et Voltaire. La comédie fut plus heureuse, sans doute parce qu’elle était plus près de la vie ; elle eut Regnard, Dancourt, Le Sage, puis Marivaux.

Au xviiie siècle, le classicisme ne fut plus qu’une façade. L’armature craquait avec celle du pouvoir absolu et tous deux devaient succomber ensemble. La querelle des Anciens et des Modernes lui porta les premiers coups. Perrault et Fontenelle avaient pris la défense de la raison moderne contre l’imitation de l’antiquité. Ce qu’il y avait de meilleur chez les écrivains classiques était ce qu’ils avaient de moderne. Boileau, qui fut le plus brillant champion des Anciens, dut en convenir. La querelle eut pour résultat de faire revenir à une pensée et une forme que le classicisme avait écartées, d’ouvrir la voie au cartésianisme et de retrouver le rationalisme humaniste. L’humanité y gagnerait ce que l’esthétique y perdrait. Deux grands écrivains en offrirent la démonstration dès le début du xviiie siècle : La Bruyère et Fénelon. Ils mirent l’homme à sa place dans la littérature et dans la vie ; ce faisant, ils dénoncèrent les turpitudes de leur temps, la misère du pays tout entier sacrifié au luxe et aux plaisirs de Versailles. Seul, jusque-là, Vauban avait osé dépeindre au roi la ruine du pays et lui dire qu’il devait avoir de la considération pour ses sujets. La Bruyère et Fénelon sont des précurseurs des Encyclopédistes.

Comme toutes les époques, le xviiie siècle ne fut grand que dans la mesure où il se rapprocha de la nature et d’une humanité comprenant tous les hommes. Laborieusement, mais audacieusement, il apporta la vie et l’air dans la pensée. La Révolution n’aurait qu’à donner son coup d’épaule pour faire écrouler le classicisme avec les institutions qu’il soutenait.

Mais avant, le classicisme avait influencé l’Europe entière. Il s’était répandu, grâce à la réaction politique amenée par la Réforme dans les pays du Nord, grâce à une discipline plus sévère, du moins en apparence, adoptée par le catholicisme qui s’était vu en danger de mort dans ces pays et fortement ébranlé dans ceux où il était souverain. L’Angleterre, influencée par la France au xviie siècle, agit sur elle au xviiie. Après la brillante période du xvie siècle, elle n’avait eu comme grand poète au cours du suivant que Milton, « le Dante de l’épopée protestante » (Ph. Chasles). Le même siècle vit Locke dont la philosophie sociale est encore à la base de toutes les constitutions républicaines. Le xviiie anglais fut plus éclatant dans tous les genres. La politique libérale anglaise exerça une action prépondérante dans la formation de la pensée encyclopédique française, celle de Montesquieu et de Voltaire en particulier. La mode tourna à l’anglomanie qui ne cessa pas depuis de se manifester et qui sévit aujourd’hui dans les formes les plus ridicules en dehors de la littérature. Le romantisme eut des prémices communes dans les deux pays. (Voir Romantisme). Du côté anglais se manifestèrent Addison, Pope, Richardson, sterne, Thomson, Young, Macpherson, Swift. On fit en France des traductions de Milton et on commença celles de Shakespeare.

En Allemagne, la Guerre de Trente Ans avait apporté de tels malheurs que jusqu’au milieu du xviiie siècle le pays n’eut plus de pensée propre et que sa littérature ne vécut, malgré des efforts isolés, que des influences étrangères : italienne, espagnole puis française. L’imitation italo-espagnole, marquée de concetti et de gongorisme, fit créer des académies de gens bien intentionnés mais trop souvent ridicules. Un Weckherlin, médiocre imitateur français, se vantait de n’écrire que pour les seigneurs et de parler comme eux « parce qu’ils sont les dieux de la terre et que la poésie doit parler le langage des dieux ». Après Madrid, Versailles devait donner le ton des « beaux esprits » aux Allemands. L’influence française s’accentua encore pour devenir plus sérieuse et ouvrir la voie à l’esprit encyclopédique, quand l’Allemagne accueillit les protestants chassés par la révocation de l’édit de Nantes. Opitz et quelques autres avaient tenté une certains résistance pour demeurer d’esprit allemand, mais ils s’étaient perdus dans les théories d’un pédantisme saugrenu. Le désordre où la langue était tombée depuis Lutter avait découragé les savants, tel Leibnitz, lui s’étaient remis à enseigner et à écrire en latin. Le classicisme, tel qu’il se manifesta en France au xviie siècle, n’inspira aucun grand écrivain en Allemagne. Gottsched fut un pâle copiste de tragédies antiques, mais de sa lutte pour le classicisme français contre l’anglomane Bodmer sortit le réveil de la pensée allemande qui devait trouver son expression chez Klopstock Lessing et Wieland d’abord, puis, de plus en plus dégagée du classicisme, pour faire refleurir le vieux lyrisme populaire dont la souche plongeait dans les Eddas scandinaves et arriver au romantisme en passant par Herder, Gœthe, Schiller et Jean-Paul Richter. Les Encyclopédistes influencèrent fortement cette Allemagne nouvelle, J.-J. Rousseau surtout, qui trouvait des échos nombreux dans sa sentimentalité. Ce fut Voltaire qui révéla Shakespeare à Lessing. Wieland était appelé le Voltaire allemand. On doit à Napoléon cette double calamité : d’abord, l’enchaînement de la Révolution en France et son avortement en Europe, ensuite la transformation du lyrisme allemand sentimental et idéaliste en volonté nationaliste et impérialiste. Beethoven devait déchirer sa dédicace de la Symphonie héroïque à Bonaparte, héros de la Révolution, quand il eut la douleur de constater que ce héros n’était qu’un homme moins encore : un empereur ! Alors que le républicain Schiller, ami de l’humanité, avait été proclamé « citoyen français » par la Convention, toute la jeunesse généreusement fraternelle qui avait recueilli son héritage intellectuel allait se dresser non seulement contre le nouveau César, mais aussi contre la France aux appels furieusement guerriers de Kœrner ! Il n’est pas, dans toute la littérature, d’exemple plus caractéristique du revirement de la pensée de tout un peuple passant de la spéculation idéologique à l’action pratique, de l’amitié à la haine, sous la malfaisante influence d’un tyran. Siegfried se remettait « en quête d’exploits nouveaux » pour finir cent ans plus tard dans Guillaume II ! C’est à Napoléon qu’on le doit avec toutes les turpitudes subséquentes.

En Italie, le classicisme lutta en vain contre les affectations précieuses pour réveiller une véritable poésie. L’œuvre littéraire la plus sérieuse des xvii et xviiie siècle es italiens fut dans la critique. A la fin du xviiie siècle, sous l’inspiration de Molière, Goldoni réforma la Commedia dell’arte. Molière eut une influence non moins heureuse sur Holberg, fondateur du théâtre danois.

En Espagne, toutes les formes littéraires étaient devenues afrancesados. Il n’y avait plus de littérature espagnole depuis Cervantès et Calderon.

L’Autriche, demeurée catholique à côté de l’Allemagne protestante, s’était dégagée de celle-ci dès le xvie siècle au point de repousser la langue littéraire formée de la Bible de Luther et s’était tournée vers l’Italie, l’Espagne, puis la France. Elle ne retrouva une pensée commune avec l’Allemagne qu’au xviiie siècle dans l’acceptation de la culture et des mœurs françaises. De même qu’à Berlin, sous le règne de Frédéric II et à Saint-Pétersbourg sous celui de Catherine, on était plus français qu’en France à Vienne, à la cour de Joseph II et de Marie-Thérèse. Wieland, le premier écrivain allemand qui réconcilia la littérature de son pays avec l’Autriche, n’y fut accueilli qu’à la faveur de cet engouement. Malgré les aventures napoléoniennes et l’attitude du César à l’égard de l’Autriche, l’influence française y demeura très grande pendant tout le xixe siècle. Depuis la Guerre de 1914, la France semble s’acharner à détruire la sympathie plusieurs fois séculaire de ce pays qui représente la culture scientifique et artistique la plus développée d’Europe.

Ce qui caractérisa les écrivains français du xviiie siècle, ce fut l’esprit encyclopédique qui étendait ses investigations non seulement à tous les genres littéraires, mais aussi à toutes les sciences. La littérature fut militante. Elle eut encore le souci des belles formes, mais elle eut surtout celui des idées. Les écrivains de ce siècle ne sont pas moins grands que ceux du xvii dans l’expression de leur pensée ; ils ont été souvent plus grands par leur pensée elle-même et l’universalité qu’elle a atteinte. Ils ne furent plus les chefs d’écoles littéraires, ils furent des philosophes et politiques passionnés de toutes les sciences de la vie et de toute la vie des hommes. Bayle, apôtre de la tolérance à une époque où il y en avait si peu, avait été leur précurseur avec son Dictionnaire historique et critique, à la fin du siècle précédent. Uniquement préoccupé de la vérité, il l’avait présentée, quelle qu’elle fût, avec une objectivité vigoureuse, dépouillée de tout préjugé.

La lutte des idées fut ardente avec Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot, d’Alembert, Buffon, Vauvenargues, Condillac, Grimm, Helvétius, Mably, Condorcet, d’Holbach, Mirabeau, Turgot, Marivaux, Beaumarchais. Dans la philosophie morale et sociale, les sciences naturelles, la critique, le théâtre, tous ces écrivains apportèrent, avec des talents divers, la plus grande variété littéraire. Les lettres proprement dites furent moins heureuses, la poésie en particulier. Les règles artificielles du classicisme, de l’art pour l’art, de la poésie pure, s’accordaient de moins en moins avec le besoin d’action et de vérité qui se manifestait ; mais elles imposaient encore leurs conventions au sentimentalisme et au naturalisme de la plupart des productions. Manon Lescaut, de l’abbé Prévost, Paul et Virginie, de B. de Saint-Pierre, la Nouvelle Héloïse, de J.-J. Rousseau, parmi les plus célèbres, sont de médiocres romans que les Contes de Voltaire dépassent de beaucoup ; ils ont pourtant fait retrouver à la littérature l’éternité des sentiments humains. La poésie, qui demeurait pompeusement vide, n’ayant plus à chanter, avait perdu tout lyrisme et ignorait la vraie nature, les dieux d’un Olympe de carton et les nymphes des pièces d’eau de Versailles, elle avait à redécouvrir les bois et la campagne, la montagne et la mer, la vie et les hommes.

Le xviiie siècle prépara, en même temps que la Révolution politique de 1789, la révolution littéraire de 1830, appelée romantique. Durant la période de bouleversement et de rétablissement autocratique qui va de 1789 à 1815, le désarroi fut complet dans le domaine de la pensée. Le classicisme avait elle pour résultat de jeter un voile d’incompréhension aussi étendu sur la vie antique que sur la vie contemporaine. Le « retour à la nature » du xviiie siècle n’était pas moins ignorant de la vie naturelle. La « Raison universelle » ne savait si elle devait nier Dieu ou se rallier à un Etre Suprême. Les idées de liberté et de gouvernement se confondaient dans un mélange de communisme primitif célébré par Mably, de libéralisme anglais et de républicanisme américain. Il y avait dans l’air, comme au temps de la Renaissance, tous les éléments d’une révolution totale de la pensée humaine et, comme conséquence, des sociétés ; mais il y avait aussi une confusion, une indécision de cette pensée qui pouvaient faire craindre les pires turpitudes si des aventuriers s’imposaient à ces hésitations. C’est ce qui arriva.

Dès avant 1789, les recherches archéologiques avaient déterminé un engouement pour l’art gréco-latin. Il se manifesta par des résultats parfois heureux dans les arts, avec David dans la peinture, Soufflot dans l’architecture. En littérature, il produisit le Voyage du jeune Anacharsis, de Barthélémy, qui n’est plus guère lisible, et l’œuvre d’André Chénier qui servit mieux la poésie du xviiie siècle en la dégageant des fadeurs des J.-B. Rousseau, Lebrun, Dorat, Parny, Saint-Lambert, Roucher, Gilbert, Delille et Lefranc de Pompignan, mais ne réussit pas, malgré ce, à mettre des « pensers nouveaux » dans des « vers antiques ». Cet engouement créa chez les hommes de la Révolution une sorte de « plutarquisme » qui leur fit trop souvent perdre le sens des réalités en les faisant plus romains que n’avaient été les Romains eux-mêmes. De là, nombre d’erreurs, de fautes, aboutissant au point de vue constitutionnel et législatif au Code Napoléon, pilier de la réaction sociale encore régnante aujourd’hui. Dans le domaine littéraire ce « plutarquisme » suggéra une abondante production de médiocre valeur où seules méritent l’attention les formes militantes du journalisme et de l’éloquence politique complétées de Discours écrits, de Mémoires et de Correspondances.

Pendant la période révolutionnaire s’était préparé l’avènement du romantisme, un beau titre donné à un nouvel avortement. Ce romantisme fut l’expression artistique et littéraire du Tiers-État victorieux non seulement de l’ancien régime mais aussi de la Révolution. Il triompha avec ce Tiers-État sous la royauté de Louis-Philippe (Voir Romantisme). Ce qui demeura alors du classicisme ne fut plus que la manifestation de plus en plus sénile d’une noblesse qui ne subsistait encore qu’en se mésalliant, en attendant de participer aux coups d’État des renégats républicains et aux escroqueries financières. Mais ce classicisme allait passer au service de la bourgeoisie heureuse de se frotter à des ducs et de leur donner son argent avec ses filles. Il deviendrait la formule « juste milieu » — « ni réaction ni révolution » — « modération réfléchie et réflexion modérée » — du nouvel ordre social que le romantisme inquiéterait parce qu’il se joindrait parfois au peuple pour faire des barricades. Bourgeoisie conservatrice et romantisme s’entendirent pourtant si bien que les révolutionnaires littéraires allèrent finir pour la plupart à l’Académie et au gouvernement, tel ce M. Thiers, prototype le plus complet du renégat révolutionnaire et du bourgeois florissant. Les gens de lettres qui se déshonorèrent en jetant l’injure aux héros vaincus de la Semaine Sanglante furent moins que romantiques, et ceux qui font aujourd’hui du classicisme dans les voies d’un néo-catholicisme engraissé des dépouilles de la guerre et des filouteries de l’après-guerre, le sont bien moins encore.

Des hommes généreux parmi lesquels on retient en littérature les noms de Michelet, Quinet, P.-L. Courier, Claude Tillier, Lamennais, Proudhon, voulurent réaliser un romantisme de fait qui eût été la conséquence logique de la Révolution, mais ils furent impuissants et ne purent qu’aider au développement des idées socialistes. Celles-ci donnèrent naissance au naturalisme (voir ce mot) qui fut, comme le romantisme, un avortement au point de vue social, malgré les audaces de pensée qu’il portait en lui ; V. Hugo, Balzac. G. Sand, Flaubert, Sainte-Beuve, Stendhal, Taine, Renan, furent les intermédiaires entre le romantisme et le naturalisme ; Baudelaire et Leconte de Lisle relièrent les romantiques aux parnassiens. Les poètes du Parnasse, par réaction contre le naturalisme, revinrent à l’art pour l’art. (Voir Poésie). Depuis, le symbolisme (voir ce mot) et les écoles décadentes n’ont fait que multiplier la confusion de la pensée individualiste et aristocratique ; une foule d’avatars futuristes, algébristes, larvaires, en démontrent la complète déliquescence. L’accord d’une pensée collective, populaire et humaine est devenu complètement impossible avec la mégalomanie furieuse et criminelle des classes dirigeantes qui ne se maintiennent plus dans leur puissance que par les abus de la force.

Le xixe siècle a été marqué par les efforts nationaux pour la constitution d’unités intellectuelles de même que politiques, mais ces efforts n’ont pu empêcher l’envahissement d’un cosmopolitisme douteux, dans les mœurs d’abord, dans la littérature ensuite, et qui n’a rien de commun avec une pensée universelle largement humaine. Il a aussi été marqué par une régression indiscutable de la liberté de la pensée, régression qui a été inversement parallèle à la montée sociale de la bourgeoisie triomphante. Cette bourgeoisie a commencé, dès l’époque napoléonienne, par interpréter faussement les idées du xviiie siècle pour ensuite les sous-estimer et les dénigrer. L’Académie et Loriquet s’entendirent sur le dos des Rousseau, Voltaire, Diderot, comme des Marat et Robespierre. On en fit des caricatures pour mieux les combattre au nom d’une prétendue critique indépendante, et en continue aujourd’hui avec un succès qui montre combien la pensée des philosophes encyclopédistes est toujours suspecte et subversive cent cinquante ans après la Révolution malgré ce dont on se réclame. En 1913, M. Barrès n’eut qu’à parler au nom du conservatisme réactionnaire devant le Parlement de la France appelée républicaine, pour qu’on décidât de ne pas fêter nationalement le deuxième centenaire de la naissance de Diderot.

Ce que le xixe siècle a fait de plus remarquable dans l’ordre de la pensée, est dans ses travaux critiques. Grâce aux découvertes de la linguistique, grâce au nouvel esprit scientifique qui ne se contentait plus d’affirmations a priori mais recherchait des documents et des certitudes, on a battu en brèche et fortement ébranlé le règne despotique de la science livresque opposée à la science expérimentale. Il n’y avait plus qu’à descendre de leur piédestal tous les bonzes qui représentaient et défendaient encore cette science livresque pour en finir avec elle. Mais il eût fallu que la critique fût exercée par des gens indépendants, ne se tenant ni au-dessus ni au-dessous des œuvres qu’ils jugeaient selon que les auteurs étaient des hommes plus ou moins considérables. Il eût fallu que la critique fût dépouillée de ses préjugés de classe, de ses habitudes d’école, qu’on ne se considérât pas comme un des piliers d’un ordre social qu’il fallait respecter, qu’elle n’eût d’autre souci que de découvrir la vérité où qu’elle fût et de la dire, qu’elle ne fût plus l’apanage de « clercs qui trahissent » et qu’elle déclarât, comme un Romain Rolland de nos jours : « Ma tâche est de dire ce que je crois juste et humain. Que cela plaise ou que cela irrite, cela ne me regarde plus ». Ce sentiment du devoir intellectuc1 qui faisait dire à Renan : « Il n’est pas permis au savant de s’occuper des conséquences qui peuvent sortir de ses recherches », manque trop souvent à la critique. M. Brunetière disait de la critique qu’elle a « empêché le monde d’être dévoré par le charlatanisme ». Cela a été l’œuvre bienfaisante de l’esprit critique propre à l’humanité, l’œuvre à la fois de son instinct et de sa raison. Certains hommes qui ont fait profession de critique ont particulièrement exprimé cet esprit, mais le plus grand nombre a favorisé le charlatanisme plus qu’il ne l’a combattu. Ils lui ont donné les explications nouvelles par lesquelles il s’est maintenu et dit toujours aux hommes ; « Demain, on rasera gratis ! » Ils ont fait ainsi œuvre de sophistication plus que de vérité, et ce n’est pas la besogne si nettement rétrograde de la critique d’aujourd’hui, indifférente devant les pires atteintes à la pensée, qui démontrera le contraire.

Depuis le moyen-âge qui la vit se former, la science livresque n’a pas cessé de s’opposer au libre développement de la vie, à barrer la route aux esprits apportant des connaissances nouvelles, s’obstinant dans les mêmes erreurs, répétant inlassablement les mêmes sottises. Elle fut inventée par les gens d’église, par haine de la nature et du libre développement de la pensée. Dans de lourdes et ténébreuses compilations, la métaphysique aidant la théologie, ils tissèrent le réseau scolastique dans lequel notre temps étouffe encore. Leur méthode fut adoptée par l’académisme dont la sotte vanité prétendit donner à l’esprit humain des formules lapidaires intangibles en dehors desquelles tout ne serait que désordre. Si un Albert le Grand écrivait au xiiie siècle que les mouches avaient huit pattes, les académiciens français ne savent pas encore aujourd’hui lequel du chameau ou du dromadaire a deux bosses. Au xixe siècle, il y a eu encore des instituteurs enseignant que la terre était le centre du monde et que le soleil tournait autour d’elle ; il n’est pas certain qu’il n’y en ait plus. Chaque fois que l’Église a dû reconnaître une vérité, elle ne l’a fait qu’en la tripatouillant pour la mettre d’accord avec la foi. Chaque fois que les pontifes académiques sont dans l’obligation de s’incliner devant un fait indiscutable, ils ne l’admettent qu’en le faisant accorder avec les convenances sociales qui constituent le « mensonge immanent des sociétés ». La méthode livresque s’est traduite, particulièrement en littérature, en formules toutes faites qui imposent les traditions, les opinions dogmatiques des « gens qualifiés » et dont ne savent que rarement se dégager même ceux qui se donnent la peine ou le plaisir d’aller aux sources pour se faire une idée personnelle. Or, l’histoire et la critique littéraire ne remplacent pas la littérature, la pensée originale. Elles peuvent aider à sa connaissance, elles ne peuvent dispenser de son contact direct. On s’imagine trop qu’on connaît la littérature parce qu’on a lu une anthologie plus ou moins copieuse et les commentaires qui l’accompagnent. « La littérature n’est pas objet de savoir : elle est exercice, goût, plaisir. On ne la sait pas, on ne l’apprend pas ; on la pratique, on la cultive, on l’aime. » (Lanson). Ce n’est que par la lecture directe des œuvres littéraires qu’on peut trouver toutes ces satisfactions. Combien d’hommes les ignorent encore ! Combien, même parmi les plus savants, dédaignent toujours, par exemple, sur la foi du sot arrêt de Boileau, la magnifique littérature du moyen-âge si savoureuse, si pleine de sève et qui semble avoir gardé le secret du véritable lyrisme de la poésie française depuis qu’elle ne vibre plus dans l’âme populaire. Combien de pontifes disent encore que le Roman de la Rose entre autres, qu’ils n’ont pas pris la peine de lire, est une œuvre ennuyeuse.

La littérature a tout dit depuis qu’elle a produit ses premiers balbutiements. Il lui reste à retrouver le cœur des hommes pour redevenir l’expression de la pensée de tous. Ses destins ont toujours été liés étroitement au fait social. L’homme, qui ne vit pas que de pain, vit encore moins du seul esprit. De tout temps la pensée, qui va plus vite et plus loin que l’action, a été arrêtée et détournée de ses voies par le fait social. Le naturisme a été éliminé par l’anthropomorphisme qui détruisit l’égalité primitive et favorisa l’exploitation de l’homme par l’homme que le monothéisme a aggravée pour atteindre les formes actuelles. Les grands courants de révolte et de liberté qui amenèrent le christianisme furent endigués par ce christianisme même qui les souilla d’imposture et les noya dans le sang. La Renaissance avorta dans la Réforme qui opposa au large esprit de l’humanisme des sujétions nouvelles et plus étroites à l’autorité. La Révolution qu’avait préparée le xviiie siècle fut captée, monopolisée par la bourgeoisie triomphante et défigurée pour servir ses intérêts, avec autant d’astuce et de mauvaise foi qu’en avait employées l’Église pour dominer le monde au moyen-âge. Aujourd’hui, la pensée subit le sort du « matériel humain ». Elle est « rationalisée », mobilisée, passée à tabac, envoyée à la guerre, déchirée et pillée au nom de patries soumises à des syndicats de mercantis spéculateurs et de financiers banqueroutiers. Elle est tenue dans la servitude par le capitalisme et le militarisme, livrée à la prostitution pour le plaisir d’aventuriers qui pèsent, achètent, vendent un livre ou une œuvre d’art comme un chargement de guano ou un lot de femmes destinées à des maisons publiques, de noirs ou de jaunes recrutés pour des concessions coloniales. Elle est enfin toujours l’objet des sophistications religieuses renouvelées des artifices médiévaux. Les dieux n’ont pas encore cessé de ronger le cœur ardent de Prométhée.

Que peut être et que peut devenir la pensée humaine dans un tel monde et sous les formes de la littérature ? Que peuvent y trouver les hommes qui recherchent une véritable activité intellectuelle, de véritables joies morales et rêvent toujours d’un perfectionnement social ? Quel levier peut-elle fournir à la masse humaine sacrifiée pour soulever le poids de son esclavage ? On a envisagé souvent de former à côté de l’art et de la littérature « bourgeois » un « art du peuple », une « littérature prolétarienne ». Les nombreuses tentatives de ce genre n’ont abouti qu’à de lamentables échecs. Car elles sont inopérantes, sinon funestes, à l’art et au peuple, à la littérature et au prolétariat. Quels sont ceux qui entreprendront de faire de l’art populaire, une littérature prolétarienne ? Le peuple ne peut avoir d’art et de littérature que ceux qu’il produit lui-même, dans une harmonie heureuse de sa pensée et de son activité sociale. Il y a alors un peuple qui est l’ensemble de tous les hommes et il n’y a plus de prolétaires. Lorsque le peuple ne produit rien, c’est qu’il est dans la situation calamiteuse du servage social et d’étouffement de la pensée qui fait le prolétariat. Soumis à des conditions de vie anormales, il lui manque les rapports nécessaires avec la nature et les autres hommes pour exalter son âme, il est privé de la joie et de la liberté indispensables pour produire l’art. Le prolétariat n’est pas une condition normale des hommes ; il est un état monstrueux dont ils doivent vouloir la disparition dès que possible. Il ne peut donc être question de donner une pensée à cette monstruosité, encore moins de lui trouver une expression qui la rendrait supportable, sinon aimable, à ceux qui la subissent. Il ne peut y avoir de littérature prolétarienne ; il ne pout y avoir qu’une littérature pour la suppression du prolétariat.

Cette littérature, elle existe. Les hommes l’ont faite comme ils ont fait dans le domaine de la pensée tout ce qu’elle pouvait produire de viable. Elle est celle de la révolte. Son œuvre est innombrable, depuis les précations des prophètes se terminant par le rêve édénique d’un temps où le fer des lances sera fondu en socs de charrues, jusqu’à la justicière Internationale qui conduira aux Heureux Temps. Tout ce que le prolétariat peut vouloir réaliser comme action sociale lui a été dit dans ces vers lapidaires :

Ouvrier, prends la machine,
Prends la terre, paysan.

Tout ce qu’il peut rêver dans l’espoir lumineux d’une fraternité qui ne peut être qu’universelle lui a été chanté par Beethoven dans son Hymne à la Liberté. Il ne s’agit pas d’opposer une « littérature prolétarienne » à la « littérature bourgeoise », une classe à une autre classe, une haine à une autre haine. Il s’agit de supprimer toutes les classes et toutes les haines. Les hommes ont plus de littérature qu’il ne leur en faut pour se décider à passer à l’action. Il est inutile d’augmenter le nombre des sophistes. Non seulement ils sont déjà assez nombreux pour « affaiblir la société », mais ils sont trop qui contrarient et paralysent la volonté d’action prolétarienne par leurs sophismes malfaisants. Lorsque les hommes auront su établir une harmonie sociale en supprimant toutes les classes, le besoin naîtra tout naturellement en eux et chez tous d’une littérature nouvelle qui dira leur joie du bien-être et de la liberté conquis. Jusque là, il sera plus noble et plus utile aux hommes d’agir que d’ajouter aux millions de volumes dans lesquels ils ont répandu de tout temps leurs rêves impuissants.

Lorsqu’on ajoute au mot « littérature » un qualificatif et qu’on parle de littérature philosophique, religieuse, bourgeoise ou prolétarienne, on ne fait qu’en indiquer l’esprit, la tendance, on ne peut dire qu’elle est à l’usage des philosophes, des religieux, des bourgeois ou des prolétaires. La littérature, quelle qu’elle soit, est pour tous les hommes ; c’est à eux à lui faire un sort. Une littérature est toujours le reflet de son temps. A toutes les époques, « la marque infaillible de la civilisation a été dans le degré de loisir qu’a eu un peuple pour se créer une littérature » (Larousse). L’esclavage, la misère, la souffrance, n’élèvent pas les sentiments humains et n’excitent pas le travail de l’esprit. Sauf de rares exceptions, se rencontrant de moins en moins dans la vie moderne qui tue plus rapidement que jamais l’individu désarmé, la dépendance, la privation, la douleur annihilent les facultés humaines. L’homme absorbé par la nécessité du pain quotidien n’a pas le temps de s’instruire. L’organisation sociale est faite de telle sorte qu’elle l’empêche de penser, même quand il s’amuse. Aussi, ne peut-il y avoir une littérature prolétarienne faite par des prolétaires.

Il y a une littérature aristocratique et bourgeoise, parce que l’homme riche a le temps de cultiver son esprit, de réfléchir et d’exprimer sa pensée dans des directions qu’il a la liberté de choisir. Cette littérature intéresse généralement tous les privilégiés ; ils y trouvent l’expression de leurs sentiments et s’y voient vivre agréablement. Elle est la manifestation de la béatitude de leur égoïsme, mais aussi de leur inquiétude devant l’incertitude d’un bonheur illégitimement fondé sur le malheur d’autrui. De là, cette tendance chez elle vers cette hyper-analyse qui est, a dit Barbusse, « un des signes de la décadence artistique actuelle ». Mais il n’y a pas de littérature prolétarienne parce que rien dans la vie du prolétaire n’exalte ses sentiments et qu’il n’aime pas se voir vivre. Il a besoin, il a hâte d’échapper, au moins par l’imagination, à sa misère, au travail sale, laid, meurtrier, auquel il est condamné et qu’il fait sans goût, au foyer sans confort où son repos est sans joie. Cela explique les échecs répétés de toutes les tentatives littéraires qui ont prétendu lui faire aimer sa condition. Cela explique aussi la facilité avec laquelle il s’abandonne à l’usage des poisons que ses maîtres ont inventés pour lui procurer un peu de rêve qui l’anesthésiera davantage et dont les formes « littéraires » sont la chanson de café-concert, le roman-feuilleton, le cinéma. En dix ans, le cinéma a plus fait pour l’abrutissement du prolétariat que cent ans de littérature religieuse, patriotique et politicienne.

Est-il rien de plus triste que les roulades d’un oiseau en cage, la mélopée d’un esclave tournant la meule, le chant d’un prisonnier ? Seuls, des esthètes malades, à qui il faut de la souffrance, surtout celle des autres, pour faire de la beauté, peuvent aimer ces appels du désespoir adressés à la vie et à la liberté. Quand les hommes auront l’énergie de faire leur vie libre et belle, la pensée refleurira sur leurs lèvres pour des poèmes et des chants immortels, et la littérature ne sera plus le produit morbide de leurs turpitudes. — Edouard Rothen.