Encyclopédie anarchiste/Livre - Logement
LIVRE Ce mot vient du latin liber, du nom de l’enveloppe membraneuse de certain roseau sur laquelle on écrivait et qui était le papyrus. Bien avant d’employer le papyrus, on avait écrit sur la pierre, la brique, l’ivoire, le plomb, le bois, particulièrement celui de cèdre que l’amertume de sa substance préserve de la destruction des vers ; ensuite, sur des peaux préparées dont on était arrivé à faire le parchemin, et sur des toiles de lin. Le livre proprement dit a été le recueil des papyrus ou des parchemins qu’on enroulait sur eux-mêmes et qu’on appelait volumes (de volvere, enrouler), puis des feuillets carrés réunis ensemble dans un morceau d’étoffe ou un étui en bois.
Le premier livre de l’homme a été la pierre, avant même qu’il la couvrit d’inscriptions. V. Hugo a écrit : « Depuis l’origine des choses jusqu’au xve siècle inclusivement, l’architecture est le grand livre de l’humanité, l’expression principale de l’homme à ses divers états de développement, soit comme force, soit comme intelligence. » L’architecture commença cette expression par l’utilisation de la pierre, dont elle fit le premier alphabet, en lui donnant différentes positions, en la groupant de diverses manières. « On retrouve la pierre levée des Celtes dans la Sibérie d’Asie, dans les pampas d’Amérique. » Le menhir, le dolmen, le cromlech, le tumulus, le galgal, sont des mots et des phrases. Les pierres de Karnac sont tout un livre sinon une bibliothèque. Les cathédrales furent la suprême expression de l’écriture architecturale. Celle-ci fut tuée par l’imprimerie au xve siècle. « Ceci tuera cela. » (V. Hugo : Notre Dame de Paris).
Les pierres écrites les plus anciennes qu’on a retrouvées étaient en Iranie. La stèle de Hourin-CheihkKhan, près de Kalman, avait été déjà restaurée il y a 56 siècles. On voit au musée du Louvre l’obélisque du roi Manichtuou sur lequel est gravé un titre de propriété datant de 57 siècles. Sur une autre pierre, le code des lois du roi Hammurabi est vieux de 40 siècles. Les négriers qui exploitent « l’empire colonial » de « l’Europe civilisée » pourraient y apprendre à traiter humainement les esclaves, et les féministes y trouveraient des arguments pour leur propagande. Les stèles quadrilingues de Bisutun, en écriture cunéiforme, qui disent la gloire de Darius, le « roi des rois », ne remontent qu’à 500 ans avant J.-C. et paraissent modernes à côté des milliers de tablettes écrites que les savants ont retrouvées dans les décombres des monuments écroulés et sur lesquelles ils cherchent à démêler les origines de la civilisation des régions du Tigre et de l’Euphrate. On a découvert parmi ces ruines, dans les fouilles de Ninive, une partie de la bibliothèque qu’Assurbanipal constitua sept siècles avant J.-C. d’après les textes akkadiens réunis il y a sept mille ans à la bibliothèque de Nippur.
Les pierres écrites d’Égypte ne sont pas moins nombreuses et importantes pour l’histoire de l’humanité. Tous les monuments, temples et tombeaux, de ce pays constituaient, par leurs inscriptions et leurs peintures, de véritables bibliothèques qui ont été stupidement détruites.
Les manuels scolaires chinois disent que dans la haute antiquité, on écrivait en nouant des cordes. L’écriture idéographique chinoise se modifia avec les matériaux employés et fut plutôt de la peinture sur des fragments de bambou, sur des écorces et des pellicules, sur le papier. Les Chinois employèrent l’imprimerie et le papier bien avant que les Européens les découvrissent. Ils abandonnèrent les caractères mobiles trop peu pratiques au moment où l’Europe les adopta. Depuis le xiiie siècle, ils usent de la reproduction xylographique. Le résultat en est qu’il n’est pas de pays où il paraisse autant de livres, sur de si bon papier et à meilleur marché qu’en Chine. (A. Ular, Revue Blanche, 1er septembre 1899).
Les runes des peuples nordiques étaient gravées sur la pierre ou le bois, et leurs signes paraissent dérivés d’un ancien alphabet dont on retrouve les traces apportées par les Scandinaves jusqu’en Asie Orientale. Les anciens Mexicains peignaient leurs hiéroglyphes sur les feuilles des « arbres à papier », le maguey ou autres, et les gravaient sur le bois ou la pierre.
La Grèce reçut l’écriture alphabétique des Crétois et des Cadméens. Les Crétois gravaient leurs lois sur des tables de bronze. Les lois romaines des Douze Tables furent écrites sur l’airain. Grecs et Romains écrivirent sur des tablettes de bois, enduites de cire, avec un stylet, puis sur le papyrus au moyen de l’encre. Ils délaissèrent le papyrus pour le parchemin. Les deux prévalurent pour la commodité qu’ils présentaient d’être enroulés en volumes qui tenaient moins de place que les tablettes de métal ou de bois. Les rayons d’une bibliothèque de volumes enroulés présentaient l’aspect de ceux d’une boutique de papiers peints ; une inscription sur la tranche, ou front, indiquait le titre du livre. Déjà, en ce temps-là, les Chinois fabriquaient du papier avec de la soie. Les Arabes en firent avec du coton ; ils en apportèrent la fabrication et l’usage en Espagne, au xie siècle. Mais l’emploi du papier pour le livre ne fut réellement adopté qu’avec l’imprimerie. (Voir ce mot et aussi Ph. Chasles : Le Moyen Age, l’atelier de Gutenberg).
Le véritable art du livre s’est formé et développé avec l’usage du manuscrit sur papyrus et sur parchemin. Pour les livres sur parchemin, à peu près les seuls qui soient parvenus jusqu’à nous, cet art consistait d’abord dans la préparation des peaux d’animaux. Le mot parchemin vient du nom de Pergame, ville d’Asie Mineure où cette préparation atteignit sa plus glande perfection. Les parchemins étaient de trois couleurs : blancs, jaunes ou pourprés. Leur fabrication ne fut pas toujours assurée selon les besoins qui devinrent considérables en Europe lorsque l’Égypte ne lui fournit plus de papyrus, à partir du viie siècle. Le résultat fut désastreux pour les lettres antiques, car on se mit à gratter les anciens manuscrits pour y transcrire les textes nouveaux. Cela explique la rareté des manuscrits antérieurs au viie siècle qui subsistent encore. Les manuscrits grattés furent appelés palimpsestes par les Grecs qui, les premiers, se livrèrent à cette détestable besogne. (Voir Vandalisme). Les manuscrits palimpsestes sont reconnaissables à ce qu’ils portent des traces de la première écriture.
L’industrie et la vente du parchemin prirent une très grande extension. Jusqu’au moment où l’imprimerie adopta le papier, la fabrication du parchemin n’arriva pas à satisfaire les besoins. Aussi, était-il cher. L’Université surveillait le commerce de la corporation des parcheminiers qui ne devinrent indépendants qu’en 1545, lorsque le papier commença à concurrencer leur marchandise.
On ne peut préciser l’époque des premiers manuscrits. Il en a été écrit un nombre incalculable pendant des siècles ; il n’en est resté qu’un nombre infime. Le peu de soins qu’on en a encore aujourd’hui, malgré la vénération dont on les entoure, fait qu’ils disparaissent peu à peu, surtout dans des incendies. Il n’y a que quelques mois, le 23 avril 1929, le feu a détruit à la bibliothèque de Dunkerque un manuscrit du Trésor de Brunetto Latini du xive siècle, ainsi que plusieurs autres des xvie et xviie siècle. Les odieuses reliques de la guerre et de la puissance criminelle des despotes sont mieux gardées et préservées dans les musées que les trésors de l’art et de la pensée humains. Les vieux manuscrits, qui sont parfois uniques, ne pourraient-ils pas être conservés à l’abri du feu, dans des coffres, comme les titres de propriété du premier « bourgeois » venu ?…
Les plus anciens manuscrits encore existants sont des papyrus égyptiens qui ont plus de trois mille ans. Il en reste bien peu de l’antiquité. Leur disparition a eu des causes diverses, mais la guerre a toujours été la principale, guidée par la haine sauvage des sectaires religieux plus acharnés contre la pensée que contre les hommes eux-mêmes. On a conservé de plus nombreux manuscrits du moyen-âge, mais leur nombre est loin de compenser la qualité de pensée des livres anciens à jamais détruits. Ce sont presque tous des ouvrages religieux, des copies des lourds produits de la métaphysique scolastique que les moines répandaient avec autant de zèle qu’ils en avaient mis à détruire la pensée profane. Le travail des manuscrits se fit uniquement dans les couvents jusqu’au jour où des corporations laïques de maîtres-écrivains se formèrent pour les besoins de la nouvelle littérature.
La besogne des copistes des manuscrits se complétait de celle des enlumineurs. Lorsqu’elle était bien exercée, elle faisait des manuscrits, non de simples reproductions de textes, mais des œuvres d’art précieuses. Les enlumineurs décoraient les manuscrits d’ornements colorés, entre autres de miniatures qui ont été la première forme de la peinture moderne, celle-ci ayant été pratiquée par les primitifs selon les procédés des miniaturistes. Les Grecs se livraient déjà à l’ornementation des livres et semblent l’avoir apprise des Égyptiens. A Rome, l’art des enlumineurs atteignit une véritable magnificence pour décliner pendant la décadence. Il retrouva un grand éclat dans l’empire byzantin et se développa ensuite en Europe selon le goût propre à chaque peuple. L’amour des beaux livres qui se manifestait à la fin du moyen-âge fut certainement dû à leur ornementation. La plus belle époque des enlumineurs fut le xve siècle. Leur art déclina peu à peu devant le développement de l’imprimerie pour disparaître ensuite. Il a été remplacé par la gravure et les autres procédés de ce qu’on appelle aujourd’hui l’illustration du livre.
La production du papier fit naître une industrie encore plus importante que celle du parchemin, Les usages de plus en plus nombreux qu’on en fit dépassèrent de beaucoup l’art du livre, et l’avilissement où sa qualité tomba arriva à faire employer pour le livre un papier dont un épicier n’aurait pas voulu pour envelopper ses cornichons. Le papier de coton et de chiffons de lin ou de chanvre a été de plus en plus remplacé par celui de bois qui tombe en poussière au bout d’un certain temps (Voir plus loin). Mais tout se tient. Les facilités de l’imprimerie firent produire le livre bon marché. Celui-ci fut assez bien présenté tant que la composition fut moins chère que le papier ; on se rattrapa sur celui-ci quand la composition se fit plus chère, sans être pour cela mieux faite, au contraire.
Après la reproduction manuscrite ou imprimée, l’art du livre comporte le brochage et la reliure. Le brochage par lequel on réunit ensemble les différentes feuilles d’un livre, est un procédé tout mécanique qui ne nécessite aucune recherche d’art. Par contre, la reliure est un art véritable dans lequel se sont distingués de remarquables artistes, comme dans l’enluminure. Les premiers brocheurs ou relieurs, qui collaient ensemble les feuilles de papyrus ou de parchemin étaient appelés dans l’antiquité glutinatores. Les feuilles étaient ensuite roulées en volumes. Le véritable métier du relieur commença avec les livres carrés. Dès le ive siècle, on relia des livres avec un grand luxe, en revêtant leurs couvertures d’ornements et de pierres précieuses. Les couvertures étaient de bois, pour les ouvrages d’un usage fréquent, puis de plus en plus d’étoffe et de cuir. Presque tous les livres étaient reliés pour mieux les conserver en raison de leur valeur. Un inventaire de la bibliothèque du Louvre, fait par Gilles Malet au xive siècle, donne des renseignements très intéressants sur ce qu’était la reliure à cette époque. Elle fut de plus en plus variée et riche d’ornements et de matières précieuses, mais elle n’a guère été modifiée depuis par les inventions de la main-d’œuvre.
Le travail et le commerce du livre se font par l’intermédiaire des éditeurs et des libraires. Avant l’imprimerie on ne faisait pas d’éditions, c’est-à-dire de tirages d’un nombre plus ou moins grand d’exemplaires d’un ouvrage. Editeurs et libraires étaient, dans l’antiquité, les écrivains et transcripteurs des livres qui les lisaient aux amateurs et les leur vendaient. On les appelait amanuenses à Rome. Les libraires furent exclusivement des marchands quand le livre se multiplia pour les besoins des études. Rome et Alexandrie eurent leurs quartiers des libraires qui exercèrent leur profession dans des conditions à peu près les mêmes que celles d’aujourd’hui. Au moyen-âge, cette profession n’exista pas tant que l’art du livre fut renfermé dans les couvents. La littérature laïque la fit renaître. Dès le xiiie siècle}}, les écrivains de manuscrits sortirent des couvents et fournirent leurs ouvrages aux libraires. Le commerce de la librairie fut organisé en 1275 sous le règne de Philippe le Hardi. La corporation des gens du livre se composait, en 1292, de 24 copistes, 17 relieurs et 8 libraires. Ceux-ci ne mettaient les livres en vente qu’après les avoir soumis au contrôle de l’Université qui fixait même les prix de vente et de location. L’Église et le Parlement exerçaient aussi leur censure. Au xive siècle, rien qu’à Paris, plus de six mille personnes vivaient de la librairie. Elle prit une importance de plus en plus considérable avec l’invention de l’imprimerie. Dès la fin du xvie siècle, on avait imprimé plus de 13.000 ouvrages qui représentaient environ quatre millions de volumes. L’imprimerie, d’abord favorisée par Louis XII, parut si menaçante au pouvoir royal que François Ier ordonna la fermeture de toutes les librairies, sous peine de mort. C’est à cette époque qu’Etienne Dolet fut brûlé vif pour avoir imprimé deux Dialogues de Platon. Henri II renchérit encore sur les ordonnances de François Ier : il obligea Robert Estienne à briser ses presses et à s’exiler pour éviter le bûcher. Les librairies ne furent autorisées de nouveau qu’à la condition de ne mettre en circulation que des ouvrages dont les idées seraient agréables au pouvoir. L’Église était là pour exciter le zèle royal contre les livres, au cas où il se serait refroidi. On comprend quelle ennemie l’imprimerie trouva dans l’Inquisition qui avait été établie pour faire la guerre à toute pensée s’écartant de l’orthodoxie. L’imprimerie était d’autant plus dangereuse qu’elle pouvait répandre cette pensée à l’infini. Aussi, l’Église établit-elle, en 1565, la congrégation de l’Index chargée de tenir la liste des livres jugés préjudiciables à la Foi et, jusqu’à la Révolution, cette congrégation put faire brûler les livres qu’elle condamnait quand elle ne brûlait pas les auteurs eux-mêmes. En Espagne, après que les Arabes eurent été chassés, à la fin du xve siècle, l’Inquisition fit détruire les collections de manuscrits. L’inquisiteur Ximenès procéda et Grenade à un autodafé de 8.000 de ces écrits. En 1611, à Toulouse, l’inquisiteur Pierre Girardet ordonnait, au nom du Saint-Siège et du roi, à tous les libraires de lui soumettre tous les livres qu’ils avaient en leur puissance, sans en excepter aucun, sous peine d’excommunication majeure outre la confiscation des biens, des livres et les amendes ordinaires. Ce n’est qu’à partir de 1826 que l’Index autorisa la publication de livres disant que la Terre tourne autour du Soleil. Depuis la Révolution, si l’Église n’eut plus les mêmes pouvoirs, elle inspira encore trop les décisions de la censure officielle, tant les intérêts ecclésiastiques et dirigeants demeurèrent communs, même en régime républicain et laïque, contre la libre expression de la pensée. Napoléon Ier inaugura le système hypocrite qui consiste à empêcher les publications désagréables au pouvoir pour n’avoir pas à les pour suivre et pour se vanter ensuite de ne faire jamais de procès de presse. Tous les gouvernements suivants ont plus ou moins usé de ce système, et il est regrettable de voir que la IIIe République l’emploie de plus en plus par la saisie préventive des publications. (Voir Liberté et Presse). L’Index existe toujours, en marge de la censure républicaine, pour condamner les livres non orthodoxes.
Au xviie siècle, sans remonter plus haut, Gui Patin accusait déjà les libraires d’être des « fripons, coupeurs de bourse, sots, menteurs, ignorants », et Boileau se plaignait que les mauvais livres trouvassent toujours :
« Un marchant pour les vendre et des sots pour les lire ».
Les choses n’ont guère changé. La pornographie, les romans sans littérature et les bas feuilletons trouvent toujours des éditeurs pour les imprimer et des libraires pour les vendre, alors que les ouvrages sérieux par leur caractère scientifique et littéraire ne se publient et ne se répandent qu’avec peine. Par exemple, les écrits de Max Nettlau, qui ont une importance capitale pour l’histoire de la philosophie et du mouvement anarchiste, attendent toujours un éditeur qui en publiera une édition française. On trouve difficilement des éditions complètes et à la portée des petites bourses des plus grands écrivains de tous les genres, depuis Ronsard jusqu’à Proudhon.
Pendant longtemps, les éditeurs furent des lettrés. Cette qualité donnait à leurs éditions des garanties d’exactitude de textes et de soins dans la présentation qui manquent trop chez les marchands de papier imprimé lorsque l’auteur n’est plus là pour surveiller ce qui s’imprime sous son nom. Les Alde, Estienne, Elzevir, Didot el d’autres furent de véritables savants soucieux d’une présentation scrupuleuse et artistique des œuvres qu’ils éditaient et dont ils faisaient un choix sévère. Mais le nombre des éditeurs incapables de choisir des ouvrages dignes de la presse et ne recherchant que le succès s’est multiplié. Certains sont même complètement illettrés. Le mal qu’ils font est considérable en répandant des mauvais livres « qu’on ne lit pas impunément », disait V. Hugo, et des traductions d’œuvres étrangères absolument dénaturées dans leur texte et leur esprit par des traducteurs ignorants et sans scrupules. La chronique du livre est pleine des falsifications de tous genres commises par des éditeurs. Le xviiie siècle en particulier vit leur effronterie. Des éditions falsifiées de Voltaire, Rousseau, Diderot et tous les philosophes furent publiées à la faveur de l’interdit qui obligeait ces auteurs à se faire imprimer à l’étranger et souvent sous l’anonymat. Schiller disait, à propos de Kant et de ses éditeurs : « Voyez combien un seul riche nourrit de mendiants. Quand les rois bâtissent, les charretiers ont de la besogne. » Les éditeurs-charretiers ne distinguent pas, le plus souvent, entre les rois et la valetaille. Ne les voit-on pas aujourd’hui découvrir tous les matins un nouveau génie parmi des gens chez qui un insolent puffisme tient lieu de talent, et à qui ils s’associent pour la plus odieuse exploitation mercantile, celle de la pensée ?
En marge de la librairie sont les bouquinistes. Ils ne sont pas les moins intéressants parmi ceux qui vivent du livre. On se donne l’air, assez souvent, de les dédaigner sinon de les mépriser, surtout lorsque leur boutique est un capharnaüm noir et malodorant qui sent la friperie, ou plus simplement un étalage dans la rue ou une boîte sur les quais. L’un d’eux, Antoine Laporte, répliqua assez vertement à un homme de lettres qui les avait malmenés. Dans une brochure intitulée : Les bouquinistes et les quais de Paris tels qu’ils sont (Paris, 1893). On considère davantage celui enrichi dont la boutique s’intitule : « Librairie ancienne et moderne ».
Les bouquinistes font le commerce des bouquins, c’est-à-dire des vieux livres regardés, comme sans valeur mais qui en ont parfois beaucoup au contraire, ce que nous verrons au sujet de la bibliographie. Ils sont plus souvent des savants que les éditeurs et ils ont besoin de connaissances bibliographiques autrement étendues que celles des libraires s’ils veulent prospérer dans leur profession : Le plus célèbre fut le flamand Verbeyst, dans la première moitié du xixe siècle. Sa « boutique » était une maison de plusieurs étages où il possédait près de 300.000 volumes tous anciens, tous rares, dont il renouvelait incessamment le fond par ses achats de bibliothèques particulières.
La science du livre est la bibliographie. L’amour du livre est la bibliophilie. D’autres termes qui ont plus ou moins de rapports avec ces deux mots se rattachent à eux par leur origine commune qui est dans le grec biblion, venu de biblos dont le sens est exactement celui de liber dont on a fait livre. Biblion a produit les différents mots qui désignent les sciences et les usages du livre. La Bible est « le livre par excellence ». On a fait de ce mot le titre de nombreux livres religieux, celui des Hébreux entre autres, et de divers ouvrages. « L’humanité dépose incessamment son âme en une Bible commune. Chaque grand peuple y écrit son verset… » a dit Michelet dans sa Bible de l’humanité.
La bibliographie est la science des livres dans les formes matérielles de leurs diverses éditions, et surtout la connaissance de tous les ouvrages parus sur des sujets déterminés. C’est la science de tous les livres, c’est-à-dire de toutes les connaissances humaines écrites. Ceux qui s’en occupent ne peuvent évidemment que se cantonner dans certaines branches de ces connaissances. Une Bibliographie Universelle, qui serait établie avec le concours de bibliographes de tous les pays, formerait un précieux catalogue de ces connaissances en ce qu’il en empêcherait la dispersion et l’oubli et permettrait de voir tout ce qui a été écrit sur un sujet quel qu’il soit. On a fait de nombreux travaux dans cette voie en composant des bibliographies particulières, nationales ou spéciales, relatives aux différentes branches des sciences.
Le métier de l’éditeur a su varier la présentation du livre pour le rendre plus agréable et surtout pour augmenter sa valeur marchande. Il a ainsi développé, sinon créé, à côté de la bibliographie la bibliomanie. « De tout temps les bibliophiles ont recherché les anciennes et belles éditions, mais les bibliomanes apprécient surtout les éditions rares, et surtout l’édition où il y a la faute », a dit Du Rozoir. Pons de Verdun faisait dire à un bibliomane :
Oui ! C’est la bonne édition,
Car voilà, pages quinze et seize,
Les deux fautes d’impression
Qui ne sont pas dans la mauvaise.
La « bonne édition », pour le bibliomane, n’est pas celle du beau livre sans fautes, c’est celle du livre qui a des verrues. Pour le bibliophile le livre le plus précieux sera d’une édition à la fois la plus ancienne et la plus soignée d’un chef-d’œuvre de grand écrivain, Pour le bibliomane ce sera un Pastissier François du xviie siècle parce qu’il sera le plus rare des livres.
Les éditions les plus recherchées sont les incunables publiées dans les premiers temps de l’imprimerie et les princeps, premières éditions imprimées d’un auteur ancien. Beaucoup d’incunables sont des princeps. La valeur des éditions anciennes varie beaucoup suivant leur époque, leur éditeur et les caractéristiques bonnes ou mauvaises de chacune d’elles. Les prix subissent es mêmes fluctuations que ceux des œuvres d’art ; ils sont soumis aux mêmes caprices de la mode. Depuis la Grande Guerre, le snobisme est au livre cher ; il fait la fortune des libraires et des bouquinistes. Des ouvrages se paient des centaines de mille francs. Un manuscrit de La Nouvelle Héloïse, entièrement écrit, a-t-on dit, de la main de J.-J. Rousseau, a été vendu il y a quelque temps 273.000 francs. Infortuné Rousseau qui enrichit les « charretiers » alors qu’il bâtissait dans la misère ! Combien d’autres ont connu son sort !… Les catalogues abondent en ouvrages qui se vendent couramment 10.000 francs. Des éditions du xvie siècle du Roman de la Rose, d’Alain Chartier, de Jean Bouchet, de Clément Marot, des poètes de la Pléiade, se débitent comme des petits pains entre 15.000 et 30.000 francs. C’est à croire qu’on en fabrique encore et que c’est une industrie comme celle des faux Rembrandt. On fait un grand commerce des éditions appelées originales, qui sont le premier tirage de tout ce qui s’imprime particulièrement des romans à la mode. Certains éditeurs réservent ces éditions pour des « abonnés » tout ce qu’ils font paraître.
La bibliophilie est le goût, l’amour du livre pour lui-même, pour la pensée qu’il renferme comme pour sa présentation. Le bibliophile est heureux de posséder et de lire une belle œuvre dans un beau livre dont la présentation est digne de la pensée qu’il contient. Il s’attache toutefois plus à la substance ou livre qu’à son aspect extérieur. C’est pourquoi il y a tant de sympathie entre le bibliophile et le bouquiniste qui lui procure le bouquin introuvable en librairie, dont la vieillesse, l’usure, parfois la crasse ne le rebutent pas. Il découvre dans l’antre poudreux livré aux microbes et aux vers, l’ouvrage ancien qui ne fut plus réédité, celui qui est oublié au point que sa réapparition sera une nouveauté ; et ce sont pour lui des joies toujours nouvelles, inconnues des philistins.
Le véritable ami du livre dit avec affection : « mes bouquins » ; il ne dit pas avec une vanité ridicule : « mes livres… ma bibliothèque », à la façon des gens « comme il faut » pour qui une bibliothèque n’est qu’un meuble, comme la baignoire dont ils ne se servent pas et le piano dont ils ne jouent pas. Il préfère à tous les livres neufs, trop neufs parce que personne ne les ouvre, le vieux livre de travail fatigué par l’usage, avec lequel il a passé des heures. Il a pour lui les tendresses de Bérenger pour le vieil habit qu’il brossait depuis dix ans. Il sait qu’il ne peut avoir de compagnons plus agréables, d’amis plus fidèles que ses bouquins, et il ne s’en « débarrasse » pas en les vendant ou en les reléguant dans un grenier pour faire place au luxe conjugal de la chambre Louis XV et de la salle à manger hollandaise, le jour où il se met en ménage.
Tous les lettrés sont des bibliophiles. Ils aiment les livres qui ont été pour eux « le sel de la terre », qui les ont nourris spirituellement. Le roi d’Égypte Osymandias, qui forma 2.000 ans avant J.-C. une des premières bibliothèques, avait fait écrire à l’entrée ces mots : « Trésor des remèdes de l’âme ». Bien antérieurement, le respect de la pensée du livre avait été manifesté dans les récits chaldéens du déluge (Voir Littérature). Cléopâtre est citée parmi les bibliophiles célèbres pour l’intérêt qu’elle porta à la Bibliothèque d’Alexandrie.
On lit dans le Roman de Renart ces deux vers :
A desenor muert a bon droit
Qui n’aime livre ne croit.
(Celui-là meurt à bon droit déshonoré qui n’aime pas les livres et ne croit pas en eux.) C’est grâce aux bibliophiles que les livres condamnés ont pu être sauvés tant dans l’antiquité que dans les temps modernes. Jamais le livre n’eut tant d’ennemis que dans les premiers siècles du christianisme ; jamais il n’eut de plus ardents défenseurs. Les derniers philosophes grecs le transportèrent en Asie lorsque la persécution chrétienne s’acharna contre lui. C’est là que les Arabes retrouvèrent la pensée antique mutilée et qu’avant les humanistes de la Renaissance ils la recueillirent pour la rapporter en Europe. Les bibliophiles n’ont pas seulement sauvé le livre, ils ont rendu aussi le service immense de former des bibliothèques et de réunir des collections complètes et raisonnées des différentes époques et des divers genres.
Il ne faut pas confondre les bibliophiles avec les bibliomanes, maniaques qui aiment le livre uniquement pour le posséder et en tirer vanité. On a raillé, non sans raison, le bibliomane qui thésaurise le livre comme l’avare entasse de l’argent ; le plus souvent, il ne le lit pas et il en prive ceux à qui il serait utile car, bien entendu, il le prête encore moins qu’il ne le lit. Lucien envoyait un de ses opuscules : « À un ignorant qui formait une bibliothèque ». Dans la Nef des fous, Sébastien Brandt a fait figurer les fous bibliomanes. La Bruyère les a raillés dans son chapitre de « La Mode », des Caractères. Voltaire disait des beaux livres collectionnés par des ignorants de son temps :
Sacrés ils sont, car personne n’y touche.
Saint-Simon a parlé d’un comte d’Estrées qui ne lisait jamais et possédait 52.000 volumes réunis en ballots ! Il y a, parmi les bibliomanes, de nombreuses variétés de maniaques, ceux qui volent les livres, ceux qui les mutilent ou qui corrigent l’auteur en écrivant leurs réflexions dans les marges. Une espèce abondante est celle des obscénophiles qui recherchent l’obscénité dans les livres. La librairie fait un commerce important et particulièrement lucratif des spécialités réclamées par ces malades.
C’est l’exploitation de la bibliomanie qui fait le livre cher et le met hors de la portée des travailleurs. La bibliomanie est, par ses conséquences, un des abus les plus odieux de la société capitaliste en ce qu’elle prive des bienfaits de la pensée contenue dans les livres ceux qui ne peuvent les acheter. Pendant que les bibliomanes accumulent chez eux des livres qui ne servent à personne, des hommes d’étude en sont dépourvus et ne peuvent travailler. Dans un ordre d’idée semblable, Wagner a raconté qu’étant à Paris, pendant de nombreux mois il n’avait pu disposer d’un piano, les dix francs nécessaires à la location mensuelle de cet instrument lui ayant fait défaut. Mais des milliers de pianos restaient sans usage, quand ils n’étaient pas employés à faire de la musique « le plus odieux de tous les bruits » chez le propriétaire ou chez la concierge de Wagner !… Les bibliomanes répondront que les travailleurs ont à leur disposition les bibliothèques publiques. Sans compter qu’il n’est pas facile de travailler dans une de ces bibliothèques, on n’y trouve pas toujours, surtout en province, tous les livres dont on a besoin et que pour quelques francs, sinon pour quelques sous, on devrait pouvoir se procurer. Dans les premiers temps de l’imprimerie, alors qu’elle était loin d’avoir atteint les perfectionnements pratiques d’aujourd’hui, le livre se vendait à un bon marché tel qu’il était à la portée des plus pauvres. Un inventaire fait en 1523 indique qu’on pouvait avoir les livres classiques pour quelques sols. Ajoutons qu’ils étaient imprimés sur du papier solide. Aujourd’hui, le livre dit « à bon marché » ne coûte pas moins de dix à vingt francs. Il est de plus imprimé sur du papier d’aspect misérable, sans consistance, vite jauni et qui tombera en poussière avant vingt ans. La pensée humaine est ainsi plus menacée par des éditeurs avides de s’enrichir qu’elle ne le fut par les gratteurs de manuscrits de l’antiquité et du moyen-âge.
Du grec biblion sont encore sortis nombre de mots le plus souvent inusités. La bibliognosie est la connaissance des livres au point de vue de leur valeur marchande. La bibliologie traite des règles et des termes de la bibliographie. La bibliatrique ou médecine du livre, est l’art de le restaurer. La bibliopégie est le travail du relieur. La bibliolâtrie est l’attachement excessif à un texte en même temps que l’amour exagéré des livres. Le bibliotacte est celui qui les range, les classe et le bibliopole est celui qui les vend. Enfin, le bibliotaphe est celui qui enterre les livres en ce sens qu’il ne les prête à personne. Il n’est pas toujours ridicule et son attitude est fort souvent justifiée par l’inconscience ou le défaut de scrupules des gens qui rendent les livres mutilés, souillés de traces de doigts sales ou qui même ne les rendent pas. C’était une question très grave, avant l’imprimerie, que de prêter des livres, alors qu’ils étaient chers et surtout rares au point que des exemplaires étaient uniques. On ne les prêtait qu’avec les plus grandes précautions, et encore n’était-on pas toujours à l’abri des voleurs et des destructeurs. Isidore de Péluse se plaignait au ve siècle et comparaît aux accapareurs de blé, les possesseurs de livres qui ne les prêtaient pas ; mais n’avait-on pas trop souvent affaire à des dissipateurs lorsqu’on les prêtait ? Eustache Deschamps, au xive siècle, a exprimé amèrement, dans une balade, sa rancœur contre ceux à qui il avait trop facilement prêté les siens et racontait comment il était arrivé à taire ce serment :
Plus ne prestray livre quoy qui aviengne.
En 1471, la Faculté de Médecine de Paris exigeait un gage de 12 marcs d’argent et 20 sterlings pour prêter au roi Louis XI un manuscrit de Rasés, médecin arabe du xe siècle. Les bibliothèques publiques ont toujours été particulièrement éprouvées, tant par les vols commis par des gens « distingués » à qui elles ont prêté leurs livres en faisant confiance à leur réputation, que par les actes de vandalisme, commis dans leurs salles mêmes, par de véritables malfaiteurs qui arrachent des pages des livres ou les souillent d’encre et d’expectorations.
Il nous reste à parler des bibliothèques. L’homme qui avait eu le souci de fixer la pensée par l’écriture, devait avoir aussi celui de conserver les monuments et objets sur lesquels il avait écrit. Aussi, constitua-t-il des bibliothèques bien avant qu’il eût composé des livres proprement dits. Les légendes babyloniennes de la création du monde disent qu’à Eridu les observatoires furent établis et les tablettes furent recueillies avant que « la graine d’humanité ne fut semée » (Elisée Reclus). Il y eut des bibliothèques dans plusieurs villes de la Chaldée il y a six ou sept mille ans. Celle de Nippur fournit à celle qu’Assurbanipal fit constituer à Ninive la matière de plus de 500 volumes de 500 pages dans le format in-quarto moderne (E. Reclus) Les temples égyptiens étaient des bibliothèques par leurs inscriptions murales. Leurs « pierres éternelles » parlaient pour les temps à venir. On s’en rend compte par un bas relief du grand temple de Medinat Habu que les vandales ont épargné et dont les inscriptions constituent une véritable encyclopédie des connaissances de l’ancienne Égypte.
La première bibliothèque qui réunit des manuscrits aurait été celle d’Osymandias, en Égypte. Elles furent nombreuses dans cette contrée où l’on eut un culte si grand de la pensée et de l’étude. La plus importante et la plus célèbre fut celle que fonda Ptolémée et qui devint la Bibliothèque d’Alexandrie. Elle compta jusqu’à 700.000 volumes répartis en deux monuments, le Bruchion, le plus ancien, et le Sérapéion. Le Bruchion fut détruit avec ses 400.000 volumes quand César conquit Alexandrie. Le Sérapéion, qui s’était augmenté de la bibliothèque de Pergame donnée par Antoine à Cléopâtre, fut saccagé avec ses livres en 390 par les chrétiens que l’évêque Théophile excitait. Une légende tenace, répandue entre-autres par Mennechet dans son Cours de littérature grecque, a attribué aux Arabes la destruction de la Bibliothèque d’Alexandrie en 641. La vérité est que le fanatique Amrou, dont l’esprit concordait si peu avec celui de sa race, ne détruisit que les restes de la bibliothèque du Sérapéion. Il y a des témoignages indiscutables de la destruction accomplie par les chrétiens, celui entre-autres du prêtre Orose, ami de saint Augustin, qui a vu à la fin du ive siècle les ruines du Sérapéion et a déploré dans son Histoire Universelle la dévastation de la bibliothèque.
Pendant le moyen-âge barbare, acharné à détruire les bibliothèques grecques et romaines, ce furent les Arabes qui s’employèrent à sauver les documents de la pensée humaine et à les reconstituer. Ils fondèrent des bibliothèques dans tout l’empire musulman. Celle de Fez, au Maroc, réunissait 100.000 volumes. Celle de Cordoue en possédait 600.000 richement reliés. L’Espagne comptait 70 bibliothèques publiques et de nombreuses collections privées. Au xe siècle, à la bibliothèque des Fatamites, au Caire, il y avait deux millions et demi de volumes, avant que la ville fût pillée par les Turcs.
Les bibliothèques publiques et privées se sont multipliées depuis l’invention de l’imprimerie ; jusque-là elles furent rares hors des couvents. La première que l’on vit en France fut celle de Charles V réunie au Louvre et qui était à la disposition des savants. Elle comptait environ 900 volumes dont Gilles Malet dressa l’inventaire. Dispersée ensuite, la bibliothèque royale fut rétablie par Louis XI et considérablement augmentée par Charles VIII. Après diverses aventures, la bibliothèque du roi fut définitivement constituée sous Louis XIV. Au commencement du xviiie siècle, elle possédait 70.000 volumes. Un arrêt du 31 mai 1689 obligea les imprimeurs à lui fournir deux exemplaires de tout ce qu’ils imprimaient. Cette bibliothèque s’enrichit ainsi de tout ce qui parut et aussi de l’apport de nombreuses et précieuses collections particulières. La Révolution de 1789 lui apporta les trésors d’un grand nombre de bibliothèques des couvents et des émigrés. Demeurée bibliothèque royale et privée jusque-là, elle devint la Bibliothèque Nationale publique. Cette bibliothèque est la plus importante de France et peut-être du monde. A côté d’elle d’autres spéciales sont rattachées aux différents ministères et corps savants. En province, il est peu de villes qui n’aient leurs bibliothèques publiques où sont parfois des ouvrages anciens de la plus grande valeur.
La première grande bibliothèque publique fut en France celle de Mazarin, appelée aujourd’hui la Mazarine. Il l’ouvrit au public en 1643. Elle fut la quatrième en Europe qui n’était pas fermée, après celles de Milan, d’Oxford et de Rome.
Les plus célèbres bibliothèques d’Europe sont, avec celles de Paris, où la Bibliothèque Sainte-Geneviève tient la seconde place, celle du Vatican, la plus ancienne, avec ses archives de la papauté, celle de Munich qui possède 12.000 incunables, celle du British Muséum à Londres, celle de l’Escurial à Madrid, fondée par Charles Quint, celles de Milan, de Vienne, de Saint-Pétersbourg. La bibliothèque des Birmans, aux Indes, est la plus ancienne de celles existant actuellement. Elle renfermait déjà 370.000 volumes en 502. Leur nombre doit être aujourd’hui prodigieux.
Toutes les bibliothèques sont ou devraient être accessibles aux travailleurs soucieux de s’instruire ou seulement de se distraire intelligemment. Malheureusement, trop souvent l’incurie administrative les ferme à ces travailleurs. Les bibliothèques ne sont ouvertes parfois qu’à des heures où ils ne peuvent y aller. Certaines sont fermées le soir pour manque de personnel ou même d’éclairage ! Ajoutons toutefois que les procédés routiniers de l’administration ne sont que la conséquence de l’indifférence du public. Si les travailleurs voulant fréquenter les bibliothèques étaient plus nombreux, il leur serait facile, par quelques protestations, de faire modifier des règlements désuets. Une longue expérience nous a montré que, sauf certains rond-de-cuir abrutis et hargneux qu’il ne serait pas impossible de ramener dans les voies de la civilité, le personnel des bibliothèques ne demande qu’à faciliter le public. Les bibliothécaires, gardiens des bibliothèques publiques, sont généralement des bibliographes et des bibliophiles sinon toujours savants, du moins amis des livres et accueillants à ceux qui les aiment. Suivant que les bibliothécaires sont plus ou moins instruits, intelligents et actifs, les bibliothèques sont des centres intellectuels clairs et vivants mis à la portée de tous les travailleurs, ou des capharnaüms poussiéreux, abandonnés aux rats et aux filous qui découragent toute volonté de travail.
Il y a aussi des bibliothèques populaires. A Paris, un ouvrier lithographe, Girard, en eut la première idée et s’occupa de la première réalisation. Elles se formèrent et se développèrent dans tous les arrondissements parisiens et elles sont nombreuses en province. Elles ont pour les travailleurs l’avantage du prêt du livre. Ils peuvent l’emporter chez eux et l’ont ainsi à leur portée aux moments de loisir. Actuellement, Paris compte 83 bibliothèques populaires municipales. Elles ont prêté en 1927 un million et demi de livres. Ce chiffre, qui paraît considérable, est ridicule comparé à celui de la population ouvrière ; il ne représente pas un volume par personne et par an. Si cette « consommation » du livre est mise en regard de celle de l’alcool qui est, annuellement, de vingt litres par tête de Français, on est plutôt porté à faire de tristes réflexions.
On discute souvent de la production du livre et du goût public à son égard. Y a-t-il ou non « crise du livre » ?… Lit-on plus ou moins que jadis ?… demande-t-on dans les journaux. Il est certain qu’on lit plus dans les époques où l’on est plus instruit ou plus avide de s’instruire et qu’on en a plus le loisir. « Les illettrés ne lisent pas », dirait La Palisse. On devrait plutôt demander : Que lit-on ?… Car la qualité des lectures d’un peuple fait juger de sa civilisation plus que leur quantité. Or, on lit surtout des journaux ; les neuf dixièmes des gens n’ont pas d’autre pâture intellectuelle. Si on regarde ce que lit presque tout l’autre dixième, les livres qui se vendent par centaines de mille et atteignent parfois le million d’exemplaires, on a une idée plutôt lamentable du niveau intellectuel et moral des uns et des autres, lecteurs de journaux et lecteurs de livres. Nourris de pareilles lectures, on comprend qu’ils sont incapables de former autre chose que cette « majorité compacte » sur laquelle les gouvernants s appuient en toute sécurité pour commettre leurs méfaits. — Edouard Rothen.
LOGEMENT n. m. La pièce, le gite qu’une personne ou une famille habitent prend le nom de logement. Ce mot, quoique ayant pour valeur appartement, sert à désigner, dans une maison, la partie la plus modeste. Alors que les appartements se composent de plusieurs pièces et sont situés dans des immeubles plus ou moins modernes et confortables, les logements (qui, dans les villes, se situent dans les mansardes ou les maisons de rapport de second et de troisième ordre et, dans les campagnes dépendent des chaumières et des bâtisses médiocres et usagées) servent de gîte aux classes laborieuses toujours déshéritées.
Ainsi, dans la pratique, et quoique le mot logement ait une valeur analogue — en théorie — à celle d’appartement, la différence s’établit par le genre d’occupants et l’aspect des lieux.
Aussi, même le langage courant désignera sous le vocable logement des pièces soit restreintes, soit peu en harmonie avec les règles d’une hygiène modeste, tandis que par appartement le même langage s’appliquera à des locaux mieux aménagés pour l’habitation et qui donnent à ceux qui les occupent des commodités et des satisfactions qu’un simple logement ne comporte pas.
Selon que l’homme habite une chaumière ou une mansarde, ou qu’il loge dans des appartements réduits ou vastes, aérés et aménagés pour la commodité de l’existence, cet homme éprouve de la joie ou de la tristesse parce qu’il se sent tributaire de son logement dans les questions de maladie et de santé. La question du logement, de l’habitation, se pose à la société comme une question d’hygiène et de moralité.
Beaucoup de logements, en France, remontent encore à des époques reculées. Autrefois les constructions qui servaient d’abri à la plèbe, aux serfs et aux travailleurs en général se faisaient au petit bonheur et la prévoyance des besoins était bien faible pour ne pas dire nulle. Les classes privilégiées ne témoignaient pas, non plus, d’une grande connaissance de l’hygiène ; mais les moyens dont elles disposaient suppléaient aux aptitudes des propriétaires de l’époque. Ce n’est guère que depuis le milieu du siècle écoulé que les constructions d’immeubles se sont effectuées dans des conditions meilleures que par le passé et en harmonie avec la science.
Dans certains départements montagneux et de faibles ressources, les constructions rurales surtout, remontent à des époques relativement lointaines, ce qui implique des habitations malsaines et dangereuses. Il est encore des hameaux, des villages où la famille cohabite avec le bétail qu’elle élève. Les « chambres de veillées », en Beauce, qui ne sont qu’une portion de l’étable, et où les animaux font profiter les gens de la chaleur dégagée… et du reste, demeurent, à ce point de vue, caractéristiques. Aujourd’hui encore, le couchage des ouvriers de ferme s’inspire toujours de la même économie et bénéficie des mêmes émanations ; la tuberculose en profite pour ses rafles sournoises…
Le gouvernement démocrate (que secondent, pour le profit, d’habiles sociétés privées) après avoir constaté et déploré l’exode des paysans vers les grandes villes, a pensé que la question méritait plus que des jérémiades sur le dépeuplement des campagnes. Il vient d’inscrire à son budget — accaparé sans vergogne par les œuvres de mort — quelques préoccupations touchant la vie. Il a décidé de consacrer quelques centaines de millions pour édifier, aux champs comme à la ville, un réseau de maisons, dites… à bon marché, afin de pallier, dans une certaine mesure, à l’insuffisance générale des logements. Précautions excellentes en principe, mais lamentablement impuissantes en face d’un mal profond, étendu et poignant… Les travailleurs aisés, dont les salaires se prêteront à la saignée, continueront d’engloutir dans les « maisons ouvrières » leurs économies et à hypothéquer un avenir d’efforts et de privations. Leurs groupes s’étageront vers cette bourgeoisie conservatrice à laquelle ils auront l’illusion de s’incorporer et ils mettront l’amour du gîte au service des institutions rétrogrades. Quant aux masses miséreuses elles attendront que le Pactole qui coule vers l’armée s’avise de rénover les lépreuses maisons où le travail enterre ses détresses, ses amours et ses tares…
« Notre » gouvernement républicain (d’autres gouvernements démocrates et ploutocrates ont, depuis la guerre, entrepris l’amélioration de l’habitation pour les masses laborieuses), se doit en effet de suivre l’exemple donné par les institutions conservatrices d’autres pays où les gildes ont contribué avec succès aux entreprises. Il s’occupera des logements ouvriers (il feindra surtout de s’en occuper) par intérêt, par démagogie et parce que l’attention qu’il semblera prendre par là aux maux du peuple sera un excellent tremplin politique. Il ne peut éviter d’ailleurs d’apporter au moins des projets et d’amorcer quelques réalisations. L’existence des taudis, dans les grandes villes, est d’autant plus dangereuse et, par suite, révoltante, que la misère confine aux splendeurs de l’opulence. Le contraste est trop frappant et la société bourgeoise cherche à en atténuer l’effet.
En résumé, la question du logement tient à la santé générale, à la probité et aux mœurs de la Société. Elle mérite, de tous ceux qui comprennent la question du logement, comme une question de justice pour tous, la plus grande attention, car il ne faut pas oublier que sous la domination du capital, la Société ne se résout à réaliser quelque amélioration que quand elle ne peut plus en différer l’exécution. — Elie Soubeyran.
LOGEMENT. Depuis son apparition sur la planète l’abri, le logement ont tenu une place considérable dans les préoccupations de l’homme. L’existence leur a été maintes fois subordonnée et, quand il n’a pas joué un rôle capital et exigeant, le logement est cependant resté étroitement lié aux influences de site, de climat, ainsi qu’aux mœurs, au genre de vie de ceux qui l’ont rencontré ou conçu. Il a accompagné l’évolution des races et des grandes branches humaines, fixé souvent leurs traits persistants et leurs conquêtes incertaines. Leur capacité d’initiative, leur discernement, leur esprit inventif, la gamme de leurs découvertes ont marqué le caractère et l’étendue de ses réalisations, servi ses audaces, permis ses progrès… Le sujet n’ayant été qu’effleuré au mot habitation (voir ce mot, voir aussi architecture, ville, etc.) nous donnerons ici, en bref, un historique du logement dont les stades, parfois dépouillés d’art, portent à travers les époques, et chez les peuplades de civilisation rudimentaire, l’empreinte d’une enfance simpliste et obstinée, millénaire souvent et parfois contemporaine de nos savants édifices…
« L’excès en froid ou en chaud de la température, la présence de fauves dangereux ont conduit les hommes à chercher un refuge dans les grottes et les cavernes. Ce furent les habitations des hommes quaternaires. Les Lapons, Samoyèdes, Ostiaks et autres habitants de régions sibériennes bâtissent des huttes, le plus souvent coniques, avec des perches assemblées par le sommet et couvertes d’écorce d’arbre et de mottes de gazon. Quand elle n’est pas formée de blocs de glace et de neige tassée, chez les Kamchadals, les Esquimaux et autres peuplades boréales, la hutte d’hiver est creusée en terre et couverte d’un tumulus de terre gazonnée. Mentionnons les cités lacustres ou villages bâtis sur pilotis, dans les eaux tranquilles d’un lac ou d’une rivière, et les habitations construites sur les grands arbres de l’Afrique centrale.
« Avant la conquête romaine, les peuples de la Gaule habitaient ordinairement des huttes cylindriques ou rectangulaires dont les parois étaient constituées par un clayonnage revêtu d’argile ou par des pierres brutes jointoyées avec du mortier de terre et couvertes en chaume. La case cylindrique et en forme de ruche est aujourd’hui la caractéristique des villages nègres de toute l’Afrique et d’une partie de l’Océanie et de la Nouvelle Calédonie. Une partie de la population du nord de l’Afrique et de l’Asie était nomade et avait besoin d’abris facilement transportables ; elle en a trouvé dans la tente en écorce, en peau, en feutre ou en étoffe. Certaines peuplades, de nos jours encore, n’ont aucun abri permanent…
« Avec la civilisation apparaît la véritable habitation, construite avec des matériaux plus durables : la pierre et la brique. En Orient, aussi bien dans l’antiquité qu’aujourd’hui, les relations sociales, à cause de la polygamie surtout, étaient restreintes dans d’étroites limites. La vie intérieure s’y dérobait et s’y dérobe encore au public. D’où les dispositions intérieures de ses maisons antiques et modernes. Une seule porte d’entrée ouvre sur l’extérieur, de rares ouvertures aux divers étages, soigneusement grillagées. A l’intérieur, une cour sur laquelle prennent le jour et l’air toutes les pièces de l’habitation. Celles-ci sont nettement divisées en deux parties : l’une, proche de la porte d’entrée, la plus publique, est destinée aux hommes ; l’autre est réservée aux femmes, qui occupent souvent les étages supérieurs, couverts par une terrasse, où, loin des regards, elles jouissent de quelque liberté. Cette disposition était celle des maisons de la Chaldée, de la Perse, de l’Égypte ancienne, Elles apparaissent jusqu’à certain point dans la Grèce antique, où les femmes, sans être clôturées, se mêlaient peu à la vie publique. Dès la fin de la république et le commencement de l’empire, les Romains adoptèrent les arts, l’architecture et les mœurs des Grecs. Eux qui s’étaient longtemps contentés de modestes cabanes, assez semblables à celles des Gaulois, ils se construisirent des demeures décorées d’un péristyle à la grecque qui s’ouvrait sur un vaste atrium et où le gynécée tint une place importante. Mais cependant la partie destinée au public, où le patron pouvait recevoir ses nombreux clients, était plus développée qu’en Grèce. L’architecture byzantine ne change que peu de choses à ces dispositions romaines.
« On ne rencontre le pittoresque, c’est-à-dire la fantaisie, que dans les demeures du moyen-âge. C’était l’époque où la guerre régnait ; tout le monde tenait à être fortifié. Il en résultait que faute de terrain dans l’intérieur des fortifications, on se trouva obligé d’accroître la hauteur des maisons. Par suite des circonstances économiques, le rez-de-chaussée fut bâti en pierre, les étages supérieurs le furent en bois et s’avancèrent souvent en encorbellement sur la rue. Pour ne rien oublier, signalons les élégantes constructions en bois de la Norvège, de la Suède et de la Suisse, et les isbas des moujiks russes. La Renaissance modifia surtout l’extérieur des maisons. A partir du xviie siècle, l’influence de plus en plus prépondérante de la classe bourgeoise dans la société, éloigna les préoccupations d’art des demeures particulières au profit du confortable. »
« En Chine, au Japon, et dans les pays de l’Extrême Orient, les habitations se distinguent extérieurement par leur mode de construction original. Leur plan intérieur présente généralement un quadrilatère plus ou moins vaste, divisé en un certain nombre de chambres par des cloisons mobiles qui permettent d’agrandir les chambres quand le besoin s’en fait sentir. Là aussi, le maître de maison cherche à s’isoler du contact extérieur… » (Larousse)
Aux diverses périodes, seuls les princes, les seigneurs, les riches, les gens aisés, la bourgeoisie marchande et industrielle ont connu les demeures somptueuses, robustes et vastes, plaisantes et protectrices, bref les habitations les meilleures du temps. Quant aux logements (cabanes, chaumières, galetas), où le peuple fut contraint toujours d’abriter sa vie précaire, ils ont été invariablement un défi au sens commun, à la dignité de l’espèce, à l’équité. Ils sont aujourd’hui encore une insulte permanente à l’hygiène et aux conditions élémentaires de la vie. Cette situation poignante devant laquelle les esprits justes et les cœurs sensibles ne peuvent rester indifférents a, dès le xixe siècle (avant 1789 nul n’en prenait souci, les serfs étant à peine regardés comme des hommes), préoccupé économistes et philanthropes et parfois même les autorités, quand un courant d’opinion en portait l’écho jusqu’aux assemblées. « Après la révolution de 1848, on fit de nombreuses enquêtes sur la situation des ouvriers. Il faut lire les rapports de Villermé, Blanqui, Frégier, Lestiboudois, Kolb-Bernard, Ebrington, H. Robert et Grainger pour se faire une idée des conditions épouvantables dans lesquelles vivait une grande partie de la population ouvrière… Les ouvriers, disaient-ils, surtout dans les grands centres comme Paris, Lyon, Lille, Rouen, Reims, Amiens vivent fréquemment dans des logements non aérés, parfois dans des caves humides, au milieu de véritables foyers pestilentiels et dans des conditions hygiéniques désastreuses. Ceux qui logent à la nuit, dans les garnis, ne sont pas mieux partagés. « Un tiers seulement, disait le rapport du conseil général de salubrité en 1848, est dans des conditions à peu près supportables ; le reste est dans l’état le plus affreux. 40.000 hommes et 6.000 femmes logent, à Paris, dans des maisons meublées qui sont, pour la plupart, de vieilles masures humides, peu aérées, mal tenues, renfermant des chambres garnies de huit ou dix lits pressés les uns contre les autres, et où plusieurs personnes couchent encore dans le même lit. » Les plaintes soulevées par un tel état de choses devinrent telles que, en 1849, l’Assemblée législative, sur l’initiative de M. de Melun, vota la loi du 13 avril 1850, qui s’occupa des logements insalubres (nous y reviendrons tout à l’heure)… En 1852, un décret affecta dix millions à l’amélioration des logements d’ouvriers et une partie de cette somme fut accordée à diverses compagnies de Marseille, de Mulhouse, de Paris, qui firent construire des cités ouvrières… » (Larousse Universel).
Melun, dans ses Annales de la Charité, a tracé un tableau typique des grandes misères de la population indigente du 12e arrondissement. « Il est une partie de la ville, dit-il, qui paraît avoir échappé à la loi du mouvement et n’avoir jamais eu rien à perdre. Malgré l’aspect misérable et fangeux du faubourg Saint-Marceau, on ne trouve chez lui aucune trace de décadence ; ses rues resserrées et à pic, ses passages en planche, ses carrefours dépavés n’ont jamais pu porter de voitures, et on dirait que ses maisons, si hautes et si sombres, avec le nombre de leurs étages, la raideur de leurs escaliers, l’humidité de leurs chambres, ont été bâties pour des gens qui ne devaient pas payer leurs loyers. Dans ces demeures malsaines, sur cette paille qui souvent sert de lit, ne demandez pas de la fraîcheur et de la santé à l’enfant, de la force à l’ouvrier, de la verdeur au vieillard. Les scrofules, seul héritage que se transmettent les familles, nouent les ressorts et arrêtent les développements de la vie. » Et, outre le pêle-mêle, plus hideux encore qu’ailleurs, le prix de ces bouges, où on logeait au jour, à la nuit et à l’heure, était exorbitant. Sans doute, ce tableau a vieilli et les tons s’en sont un peu éclaircis. Des trouées ont amélioré ce quartier et quelques soins ont tenté de rendre ces repaires moins lugubres. Mais les vices généraux n’en ont point disparu. Là, comme en bien d’autres coins de misère, la cupidité des logeurs continue à entasser les malheureux dans des pièces de quelques mètres carrés. Et la tradition de faire suer le logement continue à être la méthode sacrée de M. Vautour…
Quant à l’attention périodique des pouvoirs publics et aux interventions des philanthropes, elles n’ont apporté, depuis plus d’un demi-siècle, que de telles peintures ont pu être tracées sur le vif, que des adoucissements superficiels et des relèvements insuffisants. Le mal reste aujourd’hui singulièrement grave et étendu. Il est trop profond d’ailleurs et rattaché à trop de raisons connexes pour qu’il puisse être guéri par des bonnes volontés isolées et quelques saignées empiriques, par les aumônes de la bienfaisance et les crédits à retardement des administrateurs officiels. Seul un régime nouveau, situant sur son vrai plan, qui est d’ensemble social et non fragmentaire, le problème de l’habitation, pourra, s’y attaquant résolument et sans ménagements, dresser sur les ruines des masures actuelles des abris sains pour ceux qui travaillent. Seul aussi, il pourra, faisant litière des cloisonnements et des classes, ouvrir à tous les humains, un accès équitable aux demeures édifiées… Malgré des privilèges subsistants, des partialités de distribution manifestes, malgré surtout la tendance à favoriser son armée de fonctionnaires civils et militaires et sa corporation d’ouvriers qualifiés, la Russie soviétique a fait un effort notable dans le domaine du logement. D’avoir réduit, dans les immeubles existants, le nombre excessif de pièces affectées autrefois aux familles de la bourgeoisie pour y abriter des travailleurs sans logis ; d’avoir, dans les châteaux princiers et les vastes parcs où la camarilla tsariste noçait et chassait à la santé du peuple, installé pour celui-ci des maisons de repos et de retraite, des établissements pour les malades et pour l’enfance, constitue un fait nouveau, l’esquisse pratique d’une économie populaire (sinon pleinement révolutionnaire) encore inédite, qu’il serait injuste de passer sous silence…
Il est évident en effet que, au moins autant que d’insuffisance, nous souffrons, en matière de logement, d’une mauvaise répartition. De vastes immeubles, des habitations de 14 à 20 pièces (sans compter les dépendances utilisables) sont limités à « l’usage » d’une ou deux personnes. D’autres ne sont occupés — et encore partiellement — que quelques mois, parfois quelques semaines dans l’année. Nombreuses sont dans les maisons les pièces d’apparat, les chambres de réserve ou « d’amis » qui jamais n’ont abrité quiconque ou rendent de fallacieux services. J’en appelle — pour accuser cette disproportion dans l’affectation et souligner l’arbitraire, d’ailleurs patent, de la jouissance — au témoignage peu suspect d’un statisticien bourgeois. En 1908, le Dr Jacques Bertillon écrivait dans le Journal : « Il y a dans les maisons de Paris environ 2.250.000 pièces (hôtels et habitations collectives telles que hospices, casernes, etc., non compris). Ainsi il y a presque autant de pièces que d’habitants et l’on pourrait imaginer que chaque habitant pourrait avoir une chambre pour lui tout seul. Naturellement, il n’en est pas ainsi : les uns ont plusieurs pièces à leur disposition, et beaucoup d’autres sont loin d’en avoir autant. » Et il ajoutait — constatation sévère derrière le laconisme tolérant — « Sur 1.000 habitants de Paris (de tout âge et de tout sexe), il y en a près de la moitié (exactement 482) qui sont assez spacieusement logés, à savoir 266 qui disposent d’une pièce par personne, et dont le logement peut passer pour suffisant, 138 qui ont plus d’une pièce, et 78 plus de deux pièces à leur disposition et qui sont largement ou très largement logés ; l’autre moitié est moins bien partagée : 363 vivent dans des logements dits insuffisants, où il n’y a pas une pièce par personne, et enfin 149 sont logés à raison de plus de deux personnes par pièce. Les logements de ces derniers sont dits surpeuplés. Six habitants sur mille ont des logements indéterminés (bateau, voiture, écurie, magasin, etc.)… »
Il ne s’agit pas là d’une crise ou d’une infériorité nationales. Comme tous les maux qui frappent les classes pauvres, la pénurie et l’inique conditionnement du logement ne connaissent pas de frontières. Berlin, Vienne, Budapest, pour citer les plus caractéristiques parmi les capitales étrangères, sont aussi mal partagées et des gens y vivent aussi dans les caves et les sous-sols. Et ils ont leurs Schlafleûte, « les gens qui louent une portion de chambre ou de lit »… Si l’on considère d’autre part le territoire français dans son ensemble, on note, en prenant les mots dans leur acceptation ci-dessus qui révèle un critérium d’indulgence bourgeoise manifeste, qu’à l’époque dont parle Bertillon, sur 1.000 personnes, 260 vivaient en logements surpeuplés, 360 en logements insuffisants, 168 disposaient d’une pièce par individu, autrement dit que près de 800 souffraient, à des degrés divers, d’une solution mauvaise du problème de l’habitation.
Arrêtons-là les citations. Entrer dans le détail des villes et des communes rurales plus ou moins favorisées, opposer l’une à l’autre cités et provinces n’éclairerait pas davantage notre documentation générale. Les chiffres sont probants et Bertillon pouvait conclure : « Un logement encombré est aussi nuisible à la santé physique qu’à la santé morale. Que de déchéances, que de ruines même sont dues à la promiscuité causée par un logement trop étroit ! » Que viendront faire, en face de cette calamité, les remèdes doucereux de la charité, les mesures, toujours hésitantes, d’amendement public ? Qui, bénévolement, parmi ceux qui bénéficient d’un scandaleux déséquilibre, se résignera aux abandons nécessaires, quels favorisés feront la nuit du 4 août des locaux inutiles ? Quelle législation, dans le champ fermé de l’économie capitaliste, fera des prélèvements efficaces, groupera, sans en faire retomber la charge sur les misérables et mettra utilement en œuvre, les lourds crédits indispensables ? Non, le logement du pauvre ne disparaîtra qu’avec le paupérisme…
Nous avons vu que les municipalités, urbaines notamment, ont constitué des commissions d’hygiène ayant, dans leurs attributions, le contrôle des locaux d’habitation. Voici comment leur rôle est défini par la loi de 1850. « Elles visitent les lieux signalés comme insalubres mis en location ou occupés par d’autres que le propriétaire, l’usufruitier ou l’usager ; elles déterminent l’état d’insalubrité et en indiquent les causes, ainsi que les moyens d’y remédier. S’il est reconnu que les causes d’insalubrité dépendent du fait du propriétaire, l’autorité municipale lui enjoint d’exécuter, sous peine d’amendes que détermine l’article 9 de la loi, les travaux jugés nécessaires. S’il est reconnu que le logement n’est pas susceptible d’assainissement et que les causes d’insalubrité sont inhérentes à l’habitation elle-même, l’interdiction de location à titre d’habitation peut être prononcée, sous les sanctions pénales prévues par l’article 10 de la loi. Enfin, si l’insalubrité est le résultat de causes extérieures et permanentes, ou si ces causes ne peuvent être détruites que par des travaux d’ensemble, la commune a la faculté d’acquérir, par expropriation, la totalité des propriétés comprises dans le périmètre des travaux » (Nouveau Larousse). Depuis la loi de 1902, la mise en mouvement des moyens de coercition qui ne pouvait se produire lorsque l’occupant était le propriétaire lui-même, l’insalubrité atteignît-elle les voisins, peut avoir lieu à l’égard de « tout immeuble dangereux pour la santé des occupants, quel qu’ils soient, ou pour la santé des voisins ». D’autre part, l’action légale atteint non seulement les logements et leurs dépendances, mais « les immeubles entiers, y compris les parties non bâties ».
Il y a là évidemment, au nom de la santé publique, le principe d’une immixtion heureuse de l’autorité sociale dans l’état des lieux habités. Il porte atteinte aux droits souverains de la propriété et en restreint l’arbitraire meurtrier. Mais tous ceux qui connaissent le fonctionnement des commissions d’hygiène savent dans quelles circonstances elles se déplacent. Et les malheureux qui habitent les maisons que leur passage, suivi d’effet, « assainirait », peuvent goûter une fois de plus l’ironie des lois de sauvegarde et attendre que les pouvoirs publics daignent s’appuyer sur elles pour enjoindre la réfection des quartiers inhabitables, A plus forte raison pourront-ils — s’ils en connaissent — épingler comme un événement révolutionnaire, l’expropriation pour cause d’insalubrité !
On se garde le plus souvent de porter le regard — et encore moins la pioche ! — dans les taudis existants. Tout au plus s’inquiète-t-on, assez distraitement, d’exiger que les constructions neuves réalisent certaines conditions élémentaires de salubrité. Les « villes tentaculaires » qui aspirent et précipitent dans leur tourbillon les populations abusées ou économiquement infériorisées des campagnes, souffrent avec acuité d’une crise du logement que la dernière guerre a accrue et accélérée. Et elles cachent encore dans leurs flancs — stigmates qui sont la honte d’un régime et suffiraient à le condamner — des milliers d’infects chenils qui sont l’habitation obligée du pauvre… Les soupentes tour à tour glaciales et surchauffées qu’aère une maigre lucarne et où croupissent des familles entières dans une promiscuité malsaine et révoltante, les vagues « pièces » superposées dans les cours noires et empuanties de tous les reliquats des cuisines et des water-closets, avec leurs boyaux d’accès où règne une éternelle demi-nuit et auxquels on a eu le cynisme de donner le nom de rues, continuent dans un Paris surpeuplé et dans les vieux quartiers de la plupart des grandes agglomérations de province (où le visiteur admire leur « couleur » historique et leur originalité), à servir d’abri et déjà de tombeau aux nichées laborieuses…
Quelques passages d’un document officiel d’avant 1914 loin de les réduire, le cataclysme destructeur a accentué les vices dénoncés et les tares se sont étalées et approfondies — souligneront, de leurs traits et de leurs chiffres précis, les peintures que nous esquissons et accuseront leur modération. Elles éclaireront d’un jour cru la lèpre que représentent en plein vingtième siècle les habitations des hommes…
« En 1891, il y avait à Paris 72.705 logements surpeuplés, c’est-à-dire habités par plus de deux personnes par pièce : 331.976 personnes occupaient ces logements. En 1901, on comptait encore 69.901 de ces logements, habités par 341.041 personnes ; 15.432 familles n’avaient qu’une pièce pour quatre personnes. Il faut, en outre, tenir compte des 190.000 personnes qui logeaient en garni : en 1896, il y avait là 2.783 groupes de quatre personnes et plus logeant « sous la même clé ». Les recensements ultérieurs 1906, 1911, se sont bien gardés de refaire le dénombrement du « bétail humain » ainsi entassé. Mais « à défaut de statistique précise, on peut voir un indice de l’aggravation de la crise dans l’augmentation croissante du nombre des ouvertures de garnis, qui s’est produite dans les arrondissements périphériques. Le nombre des chambres contenues dans ces garnis — refuges ouverts à toutes les inquisitions de propriété et de police — est passé de 671 en 1907 et 804 en 1908 à 1.649 en 1909, 2.216 en 1910 et 4.600 en 1911. D’après les relevés de la Préfecture de police, il y avait, en 1908, 189.177 locataires dans les garnis et 196.925 en 1911. Or, il ne faut pas perdre de vue que l’hôtel meublé, dans les quartiers ouvriers, est souvent le refuge des familles qui ne peuvent plus se loger dans les maisons particulières et qui en sont réduites à s’entasser dans une chambre garnie, dont le loyer est payé à la semaine. »
« D’autre part, des enquêtes auxquelles ont procédé des hygiénistes comme les docteurs Mangenot et Boureille ou des œuvres philanthropiques telles que « l’Amélioration du logement ouvrier » ont montré dans quelles épouvantables conditions d’insalubrité vivaient de nombreuses familles ouvrières : c’est, à Grenelle, huit personnes logées dans une pièce de 36 m. cubes ; rue Falguière, six personnes couchant dans une chambre de 29 m. cubes où ne pénètre jamais le soleil ; dans le 10e arrondissement, sept personnes habitant une pièce dont l’unique fenêtre donne sur une courette sombre qui sert de réceptacle à toutes les immondices de la maison, etc.
Dans ces recoins humides, sans air, ni lumière, la tuberculose, maladie de l’obscurité, du surpeuplement et du surmenage, règne en maîtresse sur les travailleurs et leurs enfants… Les familles nombreuses (malgré les exhortations officielles à la procréation : de même que Dieu bénit les nombreuses familles mais ne les nourrit pas, la patrie demande des enfants sans s’inquiéter de leur gîte et de leur pâture), sont particulièrement frappées et sont non seulement les premières victimes des taudis, mais celles de la crise elle-même. On cite un père de dix enfants ayant visité, à l’époque (on peut multiplier aujourd’hui les chiffres de ces courses stériles) « 33 logements sans être accueilli ». Une autre, avec neuf enfants, a passé trois nuits à la belle étoile. D’autres mettent leurs meubles au garde-meubles et les vendent peu à peu pour payer la chambre d’hôtel où on a consenti à les héberger avec leurs sept enfants : plusieurs se construisent des baraques en planches ou en carreaux de plâtre sur des terrains qu’ils louent parfois des prix exorbitants. » (Rapport de la commission des habitations au Conseil municipal de Paris).
Tant que le logement fera partie du système de « revenu privé » qui est la caractéristique de l’économie actuelle, le mal subsistera, plus ou moins étendu, plus ou moins douloureux. Et les propriétaires, arbitres intéressés, pourront, dans la logique de l’affaire que représente pour eux un loyer, faire aux déshérités cette réponse souveraine à savoir qu’ « ils ne sont pas obligés de faire de la philanthropie à leurs dépens ». Le problème du logement est un problème social, lié à tous ceux que le capitalisme tient en suspens sous sa griffe obstinée… Toutes les mesures qui ne sont pas d’appropriation sociale et de transformation fondamentale, toutes les tentatives, gouvernementales ou privées, en vue de corriger la situation ne sont que des palliatifs insuffisants et trompeurs et de paresseuses solutions d’attente…
Des maisons futures quelles seront les formes et les dispositions générales, quels seront leurs agencements essentiels ? De quelles conceptions hygiéniques s’inspireront-elles ? Elles seront influencées à la fois par les progrès de la science physiologique et ceux de la technique constructive, sous le contrôle artistique de l’esthétique dominante. Mais les habitations seront affranchies de tous les facteurs d’exiguïté, d’insécurité et d’insalubrité qui en font aujourd’hui les antichambres parfois précipitées de la mort. Délivrés des malfaçons et des sabotages de rapport des entreprises actuelles, les groupes constructeurs iront aux matériaux et aux procédés appropriés à des fins de résistance et de bien-être. Mais, ouvert à la lumière bienfaisante, baigné d’air et ensoleillé, spacieux et pratique, le logement devra constituer le milieu quotidien, à la fois riant et normal, où « il fait bon vivre »…
Déjà le ciment, le béton armé, remarquable pour ses qualités de cohésion, d’incombustibilité et de résistance aux intempéries, est devenu d’une utilisation courante. Il a permis, depuis quelques années à peine que sa vogue s’est affirmée, de réaliser d’audacieux et puissants édifices ; il a inspiré même une architecture nouvelle et parfois originale, entraîné de souples adaptations de l’art décoratif, en particulier sculptural, donné naissance çà et là à quelques formules hardies et vigoureuses. Et voilà que la technique constructive s’oriente vers les immeubles en acier édifiés comme il est pratiqué pour la coque d’un navire cuirassé. « Grâce à un dispositif intérieur, les maisons ne seraient ni plus chaudes en été, ni plus froides en hiver que celles réalisées en maçonnerie, et leur solidité, leur durée seraient aussi certaines… »
Sur les suggestions de l’Office public des habitations dites « à bon marché », la Ville de Paris se propose à la faveur de la loi de juillet 1928 (loi Loucheur) de procéder à une tentative qui porterait sur une quarantaine de pavillons et coûterait un million environ. Les avantages les plus marquants du nouveau principe seraient l’introduction d’une industrialisation particulièrement poussée dans le domaine du bâtiment. La possibilité d’usiner en série les différentes pièces ferait baisser dès maintenant le prix de revient et assurerait une rapidité et une simplicité d’exécution dont les sociétés de l’avenir tireraient un intéressant profit. Amenées sur leurs emplacements ces constructions seraient facilement et promptement assemblées. D’ores et déjà des expériences, faites à l’occasion d’expositions récentes, ont montré qu’une semaine pouvait suffire pour édifier une maison du type envisagé. Et ce n’est pas là le denier mot de la technique de la fabrication et du montage.
Les constructions de demain seront-elles dispersées dans les bocages, au gré de la fantaisie poétique ou uniront-elles à l’instar des familistères ébauchés (voir familistère) ; ce maximum d’avantages généraux que favorise la synthèse ? Les deux sans doute auront leurs favoris et se verront recherchées selon les préférences de chacun. Tarbouriech (La Cité future) a imaginé « un cadre de la vie privée comportant un groupe d’habitations, auquel un ensemble de services administratifs et économiques au moins rudimentaire, constitue une individualité propre quant à la consommation. Ce groupe d’habitations, auquel il a donné le nom générique d’habitat, peut être isolé ou former une partie d’une agglomération urbaine plus ou moins importante. En campagne, il est constitué par des maisons simples, mais élégantes, plus ou moins grandes selon l’importance des familles, entourées chacune d’un jardinet et s’alignant le long d’allées, plantées d’arbres, une place égayée par des parterres et dont les côtés seront constitués par les bâtiments des services généraux : Maison commune avec bureaux, salles de commissions, salles des fêtes, école, dispensaire, économat, hôtel-restaurant, qu’on pourrait réunir aux habitations par des galeries, un parc où les enfants joueront, où les vieux se promèneront. »
« En ville, c’est un grand carré qui constituera un vaste parc accessible de la rue par des passages coupant les bâtiments en bordure de la voie publique. À ces bâtiments s’en ajouteront d’autres répandus dans l’intérieur et dont Tarbouriech fixe, pour Paris, l’orientation nord-sud, comme étant la plus convenable au climat. Ces constructions, dont les façades pourront être agréablement variées, artistement décorées, comprendront, en principe, un rez-de-chaussée élevé de un mètre à deux au-dessus du sol et de deux ou trois étages, pas davantage. Inutile, en effet, d’entasser des pierres les unes sur les autres jusqu’à des hauteurs invraisemblables, alors que le terrain ne coûte rien et que la terre est si grande. Au centre du carré se trouveront, en des constructions plus belles, les services généraux et des galeries intérieures ou extérieures permettant à tous les habitants de chaque habitat d’aller, à l’abri des intempéries, au cercle, à la salle de réunions, à l’économat ou à l’école ; des wagonnets électriques roulant le long de ces galeries assureront le service de distribution à domicile. Le grand charme de ces quartiers sera dans leurs parcs. Les jardins publics seront ainsi étroitement réunis aux habitations et on s’y promènera comme chez soi, en tenue d’intérieur, etc. Ainsi, avec des services généraux organisés de façon à ce qu’il se suffise à lui-même, quant aux nécessités courantes de la consommation, l’habitat apparaît à l’auteur comme devant concilier le maximum de communisme compatible avec notre mentalité et le maximum de liberté individuelle que l’on puisse désirer et mettre chaque citoyen dans une situation telle qu’il puisse, à son gré, ou se replier dans un isolement farouche ou goûter tous les charmes de la vie sociale la plus raffinée. » (Résumé emprunté à l’Encyclopédie socialiste).
Edward Bellamy, dans son évocation de « l’an 2.000 », dépeint avec couleur les habitations séduisantes, et enrichies d’un confort enfin socialisé, de la société transformée. Dans Travail, Zola envisage la disparition de toute conglomération d’habitations. Pour lui « dans le régime social futur, les villes auront une étendue considérable, car la maison à logements multiples de nos grandes villes aura disparu et seule existera l’habitation servant à une unique famille, enfouie dans un jardin qui la séparera de toute autre habitation. Si la liberté individuelle trouve mieux son compte dans cette conception » (ajoutons que « la vie de famille » se sera, comme la famille elle-même, sans doute profondément modifiée) « rien n’empêcherait d’ailleurs le citoyen épris de sociabilité et tenant au commerce quotidien de ses semblables, de donner satisfaction à ses goûts, car, pour être prévus moins nombreux, moins à la portée de la main, les services généraux imaginés par Zola n’en sont pas moins accessibles et n’en sont que plus grandioses »… (Encycl. social.)
Nos cités de l’avenir — si l’appellation de cité convient encore à leur physionomie — cesseront de dresser des gratte-ciels de multiples étages sur des rues de corridor. « Il nous sert peu, dit le Dr Bridou, d’accélérer nos moyens de communication, si nous continuons à nous entasser stupidement comme les cloportes sous des masses ténébreuses de moellons ». Les constructeurs futurs feront litière, nous l’espérons, de l’absurde faculté de « bâtir à toutes les hauteurs, en masquant la lumière aux malheureux qui logent en bas ou en arrière de ces bâtisses ». Ils feront aussi généreuse que possible la part du soleil afin que tous aient accès à ses caresses et à ses pénétrations bienfaisantes. Ils sauront qu’il « doit égayer chaque logis familial pour en écarter à la fois la tristesse, la laideur et les autres maladies dont nous cherchons à réduire les méfaits trop coutumiers ». Ils ne sépareront pas d’ailleurs la préoccupation du logement des conditions générales de la vie. Ils les associeront harmonieusement en vue de l’essor vers le maximum de satisfactions. Pénétrés de « l’indivision foncière de tous les éléments qui contribuent au progrès civilisateur des sociétés », ils se garderont d’oublier que « quand on sépare l’hygiène physique de l’esthétisme et de la moralité sociale, on dissocie le développement de l’existence humaine… »
Bref, nous verrons (nous en caressons l’espoir) les cités décongestionnées et les avantages de la ville, grâce aux communications rapides du temps, les possibilités accrues de pénétration et une organisation enfin rationnelle de la répartition, transportées jusqu’au fond des campagnes. Puisse le bruit, qui fait si souvent cortège aux inventions modernes et ponctue désagréablement les avances de la civilisation, ne pas rendre illusoires — pour ceux qui l’aimeront encore — toute possibilité de retraite et de recueillement, et la nature conserver quelques-uns de ses charmes primitifs et profonds… Il est à présumer que « la plupart des ateliers et fabriques installés sur des emplacements trop exigus, dans les grandes villes, se dissémineront à travers le pays et seront établis un peu partout dans les communes rurales et dans les conditions les plus parfaites pour que le travail y soit commode, agréable et sain et l’activité industrielle proprement dite se réunira ainsi à celle des agriculteurs, qui, d’ailleurs, s’industrialise chaque jour davantage…
Ainsi, la vie à la campagne, en gardant ses avantages propres, acquerra ceux jusque-là réservés aux grandes villes, sans en prendre les inconvénients ; car bientôt seront transportées à la campagne toutes les choses nécessaires à l’état de civilisation auquel la population urbaine est habituée : les musées, les théâtres, les salles de concert » (les émissions radioélectriques porteront demain, au domicile privé de chacun, grâce à la téléphoto et au film sonore, le cinéma parlant, et ressusciteront le charme des spectacles et des auditions vécues) « les cabinets de lecture, les établissements d’instruction, les lieux de récréation, etc., sans compter que la multiplication des moyens de transport en commun et leur gratuité, donneraient toute facilité à l’habitant de la campagne de venir pour ainsi dire autant qu’il le désirerait, participer aux amusements et distractions plus nombreux que la ville pourrait encore offrir » (Encycl. social.)
Encore une fois, les modalités de l’habitation future et sa situation seront fixées, en leur temps, par les générations intéressées et en accord avec les mœurs et les ressources d’alors. Et nos recherches et les projets que nous pouvons faire à cet égard seront regardés peut-être par nos descendants comme un dessin désuet ou des injonctions utopiques. Ils peuvent y trouver, cependant, de profitables suggestions… Mais, à moins que la chimie biologique ne bouleverse nos données actuelles sur les milieux et les éléments organiques ou que d’ingénieuses découvertes ne permettent, d’ici là, de régénérer pour ainsi dire spontanément nos tissus menacés et ne rendent caduques nos connaissances et nos précautions d’hygiène, il est des considérations primordiales qui devront guider l’homme de l’avenir dans l’établissement de ses locaux de séjour, dans ses ateliers comme dans ses maisons de repos : c’est qu’il doit fournir incessamment à ses poumons un air aussi pur que possible, et pour cela éloigner de ses habitats les gaz toxiques et les microbes qui s’accumulent ou se développent dans une atmosphère confinée et soustraite, par surcroît, à l’action des rayons solaires. Et c’est que la recherche du bien-être et la protection contre le froid ne peuvent le dispenser de maintenir son corps en état de résistance par un entraînement et une activité appropriés…
Des mesures générales favoriseront la réunion de ces conditions : ne pas accoler les maisons les unes aux autres et surtout ne pas placer à proximité des habitations les établissements industriels qui répandent dans l’air des émanations dangereuses… Entourer toute habitation humaine d’une étendue suffisante de terrain couvert de végétation qui l’isole de sa voisine. Non pas seulement l’éloigner des usines, tenir celles-ci à l’écart des régions habitées, mais obtenir que l’industrie brûle ou neutralise complètement les sous-produits, de façon à ne laisser sortir sous forme de gaz ou de liquides, que des produits non dangereux… Les situer à la campagne ne suffit pas ; il faut que les maisons aient des chambres vastes et lumineuses et que le souci d’y entretenir, l’hiver, une tiédeur confortable n’incite pas à leur conserver une herméticité dangereuse. Ne pas emprisonner l’humidité dans ses murs et, surtout, empêcher qu’elle y pénètre…
Voici les grandes lignes d’un plan d’habitation saine établi par Michel Petit : « Orientation à l’Est ou au Midi dans nos régions (en attendant que les maisons sur pivot se présentent à leur gré au soleil). Construction de la maison de façon à n’avoir, autant que possible, d’ouvertures que sur une face ; si la maison offre un grand et un petit côté, sur deux faces, si elle est carrée ou, ce qui est préférable, si elle est bâtie en équerre. Qu’il y ait une ou deux façades, exposées comme il est dit, ces façades doivent être, en tous cas, presque entièrement vitrées sur toute leur hauteur et leur largeur. »
« Mais il n’est pas nécessaire que tous ces vitrages soient mobiles. Ils sont destinés à laisser pénétrer le soleil beaucoup plus qu’à l’aération. C’est pourquoi, dans une grande fenêtre, il suffit qu’une portion puisse s’ouvrir… L’aération continue peut se faire par divers procédés qui en reviennent tous, comme principe, à des prises d’air établies en différents points de la façade de l’habitation et à des tuyaux de sortie de cet air établis au sommet de la maison, en sorte que l’air extérieur pénètre constamment et que l’air usé soit constamment évacué, et cela sans procurer de courant d’air froid. On évite cet inconvénient en faisant passer l’air extérieur entre deux cloisons et, en hiver, au contact d’un tuyau rempli de vapeur d’eau à basse pression, avant qu’il pénètre dans les appartements. Il y a bien d’autres moyens, je me borne à signaler celui-là pour montrer que la difficulté peut être résolue. »
« Dans l’aménagement intérieur de l’habitation, il y a de grandes lois à observer. Établir le moins de petites pièces possible ; n’encombrer les pièces que le moins possible, et supprimer totalement tapis, rideaux, tentures, meubles couverts en étoffe surtout des pièces où l’on se couche. Comme type de maison je proposerais une grande pièce, comprenant à elle seule presque la moitié de l’habitation, et dans laquelle les habitants passent leurs journées : c’est la pièce où l’on vit. Elle s’ouvre directement, ou par un court vestibule, au dehors et offre des portes d’accès avec les autres pièces de la maison consistant en cuisine, chambres à coucher et, s’il y a lieu, bureau ou autre pièce spéciale. Cette maison ne comporte qu’un rez-de-chaussée. Si on le préfère, on peut n’avoir, au rez-de-chaussée, que la grande salle et la cuisine et mettre les chambres à coucher au premier étage. Mais ce qu’il faut toujours, c’est que chaque pièce soit largement ajourée et que l’air y circule, par quelques procédés que ce soit… »
Comme le vêtement, qu’il complète, le logement doit être au service de notre vitalité et de notre expansion. Et il ne peut favoriser nos joies que fugacement s’il nous enserre de jour morose et d’espace exigu, s’il prive nos organes, nous épuise et nous diminue… — Stéphen Mac Say.