Encyclopédie anarchiste/Médium - Menchevisme

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 3p. 1490-1499).


MÉDIUM (Voir magnétisme, métapsychie, spiritisme, suggestion, etc.)


MÊLÉE n. f. Combat ou les deux troupes sont mélangées dans le corps à corps. Ex. : se jeter au milieu de la mêlée. Dans le sens figuré et familier, se dit d’une vive, opiniâtre discussion entre plusieurs personnes. Lutte de paroles. Ex. : se tirer tant bien que mal de la mêlée. Quelle mêlée ! Se dit aussi d’un conflit quelconque : la mêlée des intérêts. La mêlée sociale : la bataille (quotidienne et qui revêt mille formes tour à tour insidieuses ou brutales) qui met aux prises les privilégiés de la fortune et les déshérités du sort, les riches et les pauvres, les puissants et les faibles, les patrons et les ouvriers, les maîtres et les gouvernés. Dans cette mêlée les masses populaires, jugulées par les lois, bernées par des habiles, divisées perfidement en partis hostiles, ont eu invariablement le dessous. Car elles n’ont su que s’en remettre à quelques malins bergers ‒ tyrans du lendemain ‒ du soin de réaliser en profit durable leurs victoires passagères.

Mêlée vient du mot latin pop. : misculare, mélanger, mettre ensemble deux ou plusieurs choses : mêler des grains. Se confondre avec : la Marne mêle ses eaux avec celle de la Seine. Mêler du fil, des écheveaux, les brouiller de telle sorte qu’on ne puisse pas aisément les dévider ou les séparer. Fig. : joindre : maintenant que vous mêlez vos regrets et vos larmes. Unir : mêler les affaires au plaisirs ; mêler la douceur à la sévérité. Mêler une serrure : fausser les gardes ou quelque ressort d’une serrure, en sorte que la clé ne puisse ouvrir. Mêler quelqu’un dans une accusation : l’y comprendre. Mêler quelqu’un dans des discours : parler de lui de manière à le compromettre ou à lui déplaire. Se mêler à la conversation : y prendre part.

Synonymes : mêler, mélanger. Mêler, c’est mettre ensemble, réunir plusieurs choses ; mélanger c’est combiner avec dessein et dans une certaine intention.

N.-B. ‒ Nous venons de voir que l’expression la mêlée désigne couramment les rencontres guerrières. Elle fut, tout au long de la dernière guerre, d’un emploi familier. Et elle s’offrit à la plume d’un Rolland pour son Appel aux hommes. Des camarades l’incorporèrent dans les titres des organes qu’ils lancèrent ou tentèrent de maintenir pendant la tourmente. Tels La Mêlée et Par delà la Mêlée qu’animèrent Pierre Chardon et Armand…

Dans la brève étude générale que nous avons consacrée à Manifeste, nous avons signalé Au-dessus de la Mêlée comme étant ‒ sur tous les manifestes conformistes de la « guerre du Droit » que l’aile d’une presse intéressée emportait à travers le monde ‒ le seul qui parvînt, malgré elle, jusqu’au grand public. Nous n’entendions pas fonder sur son éclat tout le mérite de ce cri, ni prétendre qu’il fut, parmi la lourde angoisse du carnage, le seul courageux anathème. D’autre réprobations surgirent, moins heureusement répercutées, mais parfois plus encore audacieuses, et tout autant réconfortantes et dignes. Nous avons pensé qu’il convenait d’y revenir, de leur consacrer ici quelques lignes, non tant pour les nôtres qui savent, que pour tous ceux qui ‒ dans l’avenir surtout ‒ pourraient commettre la méprise de croire que seules s’élevèrent contre le fléau « les voix historiques ».

Maintes tentatives ‒ dont le silence hostile ou la répression étranglèrent la portée ‒ furent faites par les adversaires de la guerre. Par la parole, par le tract, militants obscurs ou notoires, individualités résolues, groupements clandestins se dressèrent, dans la carence générale, contre l’hécatombe sans nom, tentèrent de jeter quelque clarté dans les ténèbres sanglantes et de réveiller les masses aberrées. Des premiers, les anarchistes, avec les socialistes demeurés fidèles à leurs convictions, portèrent dans la foule quelques vérités nécessaires. Citons, pour exemple, les manifestes de Séb. Faure : Vers la Paix et La Trêve des Peuples, d’un ton plus hardi et plus net que celui de Rolland et qui l’ont précédé. Notre camarade persévéra d’ailleurs dans son opposition et il lançait, fin 1915, Ce qu’il faut dire, journal hebdomadaire harcelé par la censure et autour duquel se serraient les résistants et réfractaires à la guerre… Combien d’appels antiguerriers ‒ dans les conditions difficiles où ils durent s’élaborer et se répandre ‒ sont aujourd’hui oubliés, noyés qu’ils furent sous la vague de chauvinisme et les campagnes des « bourreurs » nationaux. ‒ Lanarque.


MÉLODRAME (Voir théâtre.)


MÉLOPÉE (Voir musique.)


MÉMOIRE (sa genèse, son évolution, sa culture). Si l’on excepte les mots techniques ou désignant quelque objet ou acte incomplexe, la plupart des termes du langage courant ont des acceptions multiples ou vagues, soit par l’effet des fluctuations de l’usage, soit en raison de la difficulté qu’il y a à délimiter le concept qu’ils expriment. Le mot mémoire est au nombre de ces derniers.

Quelle est l’essence, quelle est l’étendue des phénomènes que symbolise le vocable mémoire ?

Dans son sens le plus large, le mot mémoire exprime la persistance du passé dans le présent, « un effet consécutif d’événements disparus sur les phénomènes actuels ». (H. Piéron). Mais alors, il faut en doter les corps bruts. Auguste Comte a écrit : « La faculté de contracter de véritables habitudes, c’est-à-dire des dispositions fixes, d’après une suite suffisamment prolongée d’impressions uniformes, faculté qui semblait exclusivement appartenir aux êtres animés, n’est-elle pas aussi clairement indiquée, pour les appareils inorganiques eux-mêmes. » En vibrant, les instruments de musique acquièrent la propriété de vibrer davantage. L’usage les rend plus sonores. Or, nous dit le professeur Pierre Delbet : « L’habitude (voir ce mot) est une mémoire. On peut aussi bien dire inversement que la mémoire est une habitude. Il n’y a pas de différence entre les deux phénomènes. » C’est là l’opinion de beaucoup de physiologistes qui admettent une forme inorganique de la mémoire. « Qu’est-ce que la déformation de l’épine dorsale contractée, chez tant de jeunes enfants, à la suite d’une position vicieuse habituelle ? C’est tout simplement le signe extérieur, la preuve de la mémoire du rachis. » (Van Biervliet). Une mauvaise direction pédagogique déforme le corps comme l’esprit, Le magnétisme rémanent, les transformations moléculaires d’un métal sous l’influence de vibrations longtemps répétées, l’image photographique révélée longtemps après exposition sont évidemment le prolongement, dans les réactions présentes d’une action passée.

Si cette extension du mot mémoire au domaine dé la matière brute est souvent rejetée, on fait moins de difficultés pour admettre la mémoire biologique. On a vu, dans la mémoire, un phénomène de résonance caractéristique de la vie (Le Dantec). L’héritage dans une lignée serait un fait de mémoire. (Richard Semon ; Eugénie Rignano). L’immunité acquise après certaines maladies ou certaines inoculations serait comparable à un souvenir. Et les expériences de Pavlov et de ses élèves viennent appuyer cette manière de voir. Voici l’une des plus récentes. Si l’on injecte une albumine dans le péritoine d’un animal, ce dernier réagit par une sécrétion qui neutralise les effets de la substance injectée. Que l’on répète souvent l’épreuve en l’accompagnant de l’émission d’une même note de musique, il arrivera un moment où le seul excitant musical, sans injection d’albumine, suffira à provoquer la sécrétion coutumière. Il y a là un fait de tout point comparable au ravivement d’un souvenir par l’effet d’une sensation qui lui a été antérieurement associée.

La mémoire psychologique, à son tour, comporte une infinité de degrés dont les premiers se relient aux formes précédentes. Ce sont des animaux inférieurs qui placés en aquarium prennent leurs attitudes habituelles à l’heure de la marée dont ils ne ressentent plus les effets. Ce sont des rythmes qui persistent lorsque la cause qui leur avait donné naissance s’est inversée. L’homme qui est appelé à travailler de nuit, conserve, quelques jours, le minimum de température nocturne que le repos ne motive plus.

Cependant. dès que l’on s’élève dans la série animale, un facteur nouveau apparaît ou du moins devient prépondérant (car il se manifestait déjà dans les expériences de Pavlov) : c’est la mémoire associative. « La mémoire associative consiste essentiellement en ceci qu’une réaction provoquée par un facteur apparaîtra sous l’influence d’une autre facteur qui aura été plus ou moins souvent associé au premier. » C’est le chien qui las d’être enfermé manifeste sa joie lorsque son maître met son chapeau. C’est le bébé qui remue avidement les lèvres lorsqu’il voit allumer le réchaud sur lequel on fait tiédir sa bouillie.

La mémoire humaine ne paraît différer de la mémoire animale que parce que l’individu prend connaissance de lui-même par le dedans, c’est-à-dire subjectivement. L’influence du passé dont le physiologiste (qui l’étudie du dehors, objectivement) reconnaît le caractère matériel, se manifeste à nous par des images qui semblent insubstantielles. Nous nous figurons que le passé se représente à nos yeux. Pourtant la mémoire résulte du jeu d’une fonction comme toute autre ; l’acquisition des souvenirs se fait suivant une loi semblable à celle qui régit certaines réactions physico-chimiques.

En adoptant la définition la plus générale du fait de mémoire nous ne trouvons pas de solution de continuité entre le monde inorganique et le spécimen le plus évolué des êtres organisés ; l’application d’une même désignation à l’ensemble est justifiée.

Les psychologues, pour la plupart, repoussent cette extension. Certains, comme Th. Ribot ont laissé de côté les faits physiques et les habitudes du monde végétal. D’autres, plus rigoureux ne veulent comprendre dans le concept mémoire que ce qui est reproduction spontanée et non simple conservation « alors le souvenir doit être défini, non plus un état qui dure, mais un état qui renaît. » (Dugas). ‒ Où serait-il entre son origine et sa renaissance ? ‒ En outre, il n’est point « le retour fixe, à intervalle régulier, la persistance rythmique de perceptions passées, mais le retour incertain, à un moment quelconque, de ces perceptions. » Réaction appropriée aux circonstances « elle est un phénomène d’adaptation. » ‒ Il est pourtant des souvenirs fâcheux, d’effet nuisible. Il se distinguerait des habitudes, uniformes, involontaires, car il est variable et conscient ‒ et les obsessions ? ‒ Enfin le souvenir est intégré dans notre personnalité. « Un souvenir c’est un événement qui n’est pas seulement venu à telle heure dans ma vie, mais qui l’a marquée plus ou moins. » « Le souvenir doit avoir sa localisation dans le temps et son attribution au moi. » Si subtile que soit cette définition, qui, à la rigueur, pourrait s’appliquer à des animaux très inférieurs, elle a son utilité si elle ne tend qu’à circonscrire et à préciser le caractère de la mémoire humaine, la plus développée, la mieux nuancée, en laissant de côté la genèse de la fonction.

En réalité nous sommes bien en présence d’une série continue. Au point de départ, la mémoire passive ou inerte, fragmentaire. Au point d’arrivée, la mémoire active ou vive, systématisée. D’un bout de la chaîne à l’autre la passivité se réduit et l’activité s’accroît. Mais ni l’une ni l’autre, n’est jamais totalement absente. Un choc laisse une trace sur la pierre qui le subit passivement, mais ce choc prolonge activement ses effets : l’ébranlement moléculaire consécutif, la dégradation de la surface moins résistante aux agents naturels. À l’opposé, lorsqu’un souvenir paraît surgir spontanément, entrer en activité au moment favorable pour nous, il faut bien qu’il ait son origine dans des empreintes, des modifications de la matière organique dont notre corps est composé. La systématisation, nulle au début de la série, se développe de même progressivement à mesure que les connexions cellulaires et nerveuses prennent de l’importance.

Il est important de remarquer que « la mémoire doit être regardée comme une fonction dynamique et non comme un magasin d’images ». (Von Monakow, Piéron). Il faut se garder de considérer un souvenir comme un minuscule cliché conservé dans une cellule de notre cerveau. Celles-ci sont assez nombreuses pour suffire à tous nos besoins (plus de neuf milliards dans la seule écorce cérébrale), mais toute perception complexe qui pénètre en nous se décompose en éléments. « La mémoire n’est pas autre chose que le renforcement, la facilitation du passage de l’influx nerveux dans certaines voies… La mémoire ne réside pas dans l’image, considérée comme un ensemble statique, mais dans le pouvoir dynamique de reconstitution de la perception, dont les éléments ne sont autres que des sensations, sensations ravivées, sensations suscitées par une excitation d’origine centrale au lieu de l’excitation périphérique habituelle, sensation qui pourrait aussi bien être provoquée par une excitation électrique artificielle si nous pouvions limiter celle-ci aux éléments corticaux utiles. » (Piéron).

On a souvent opposé à la mémoire, l’intelligence et la raison.

Assurément, tant qu’il n’y a rien de plus que la conservation de l’empreinte du passé, qu’il s’agisse de matière inorganique (cas de la loi de Lenz-Le Chatelier) ou d’êtres vivants (sensibilité différentielle) il peut y avoir réaction adaptée, mais c’est seulement quand il y a liaison entre les traces laissées dans l’organisme par des sensations simultanées que le psychisme peut s’ébaucher et quand des relations s’établissent entre des ensembles de sensations ou phénomènes consécutifs, que la raison commence à se manifester. L’intelligence est la connaissance des rapports entre des phénomènes qui se sont succédé. Il ne peut y avoir intelligence sans mémoire. Toute opération intellectuelle comporte une association d’idées et cette association n’est possible que grâce à la conservation de souvenirs intégrés à notre personnalité.

De même que l’assimilation des éléments par notre corps rencontre une limite, l’intégration dans notre personnalité mentale de la multitude d’impressions qui nous assaillent est soumise à des conditions, elle a des bornes, reculées sans doute, mais que ne sauraient être transgressées sans risque de fourvoiement. Un afflux trop considérable et trop précipité d’impressions provoque l’affolement de notre esprit, l’impossibilité d’un classement, d’une élaboration qui ne peut résulter que d’une fusion des sujets nouveaux avec l’essence des événements passés. Faute d’un choix parmi les sensations perçues, leur masse confuse sera rejetée en bloc, sans avoir été digérée, sans avoir nourri l’esprit. C’est le cas des mémoires brutes, automatiques.

Comment s’opère le choix des éléments à retenir ? Il exige d’abord l’attention, l’intérêt porté à une certaine catégorie de phénomènes. « Quand on ne sait pas ce que l’on cherche, on ne comprend pas ce que l’on trouve », a dit Claude Bernard. On encombre son cerveau de matériaux inutilisables qui s’éparpillent après en avoir disloqué le tissu fragile. Normalement, le plus grand nombre, parmi les collections d’impressions reçues, ne rencontrant pas de semblables dans le contenu de notre appareil psychique, passe inaperçu ou tombe presque aussitôt dans l’oubli. L’oubli est la condition même de la mémoire associative. Parmi les faits retenus, une discrimination s’effectue. Ceux qui concordent avec des expériences maintes fois reproduites, qui ont provoqué des réactions constantes de notre comportement, servent simplement à renforcer ces réactions, à consolider une habitude. Quant aux autres, après une confrontation immédiate ou différée, suivant les cas, avec les données antérieurement enregistrées, ils sont incorporés à notre patrimoine intellectuel. Tout fait qui prend place parmi nos souvenirs a été l’objet d’un jugement préalable ; à son tour il est le point de départ de nouveaux jugements. Mémoire, association et raison progressent de conserve.

Le fait de mémoire, nous l’avons dit, n’est pas une image qui se dévoile, le passé qui se reproduit intégralement. Nous ne vivons que dans l’instant présent, présent qui est constitué par la synthèse de toute notre vie passée (passé ancestral compris, au moins pour la partie qui n’a pas été éliminée au cours des réductions génétiques.) Le souvenir d’un événement passé n’est jamais que le passé influencé par tout ce qui nous est survenu depuis. Ceci est important lorsqu’il s’agit d’apprécier la valeur des témoignages. Le témoin le plus sincère peut, à son insu, dénaturer la vérité. On peut même avancer qu’aucun témoin ne rapporte la vérité intégrale. Celle-ci ne peut venir, et encore à grand peine, que de la confrontation d’un grand nombre de témoignages. Testis unus, testis nullus.

La mémoire n’est pas une faculté complètement individualisée. Elle est d’origine sociale pour une large part ; et cela explique la richesse comparative de la mémoire humaine. Halbwachs a publié un ouvrage sur « les cadres sociaux de la mémoire » où sont étudiés « les caractères et les conditions de ces souvenirs précis, déterminés, localisés et datés, relatifs à des événements qui n’ont eu lieu qu’une fois et qui ne se sont jamais intégralement reproduits ». « Ce n’est donc pas de notre mémoire proprement personnelle que notre passé tient la consistance, la continuité, l’objectivité en un mot, qui le caractérise à nos propres yeux… il les doit à l’intervention de facteurs sociaux, à la perpétuelle référence de notre expérience individuelle, à l’expérience commune à tous les membres de notre groupe, à son inscription dans des cadres collectifs auxquels les événements se rapportent au fur et à mesure qu’ils se vivent, auxquels ils continuent d’adhérer une fois disparus et au sein desquels nous en effectuons non seulement la localisation, mais même le rappel. » (Blondel). « Comme la perception générique, le souvenir proprement dit est l’acte d’une intelligence socialisée et opérant sur des données collectives. »

Pourtant l’action du milieu social sur l’individu ne s’exerce pas toujours dans un sens favorable. Nous avons vu que dans la série animale le progrès de l’intelligence était parallèle à celui de la mémoire en voie d’organisation. Il en a été sans doute de même au début des sociétés humaines. De la haute perfection de la mémoire au début de la période historique, nous avons la preuve dans la transmission orale des légendes et des longs poèmes, dans le rôle de la tradition dans l’évolution des sociétés et la conservation des connaissances techniques. Il semble que depuis lors la capacité mnémonique se soit restreinte plutôt qu’accrue, du moins relativement aux exigences de la vie. « Les intelligences individuelles ne paraissent pas non plus progresser nécessairement dans leur niveau moyen pour ce qui est des races depuis longtemps civilisées ; le savoir seul est en croissance. Le progrès mental est incontestable mais il concerne le savoir ; or le savoir n’est plus individuel ; il n’est pas héréditaire non plus, semble-t-il, il est social. L’évolution biologique de la mémoire paraît terminée ; mais il existe en outre une évolution sociale de la mémoire qui, à notre époque, est déjà singulièrement avancée. » (Piéron). Le volume moyen des cerveaux reste le même, les bibliothèques s’agrandissent. « Mais le progrès risque d’être enrayé par la charge de plus en plus lourde des acquisitions antérieures que doivent traîner les générations nouvelles ; la force excessive de la mémoire sociale devient réellement dangereuse pour l’individu qu’elle emprisonne et qu’elle stérilise. » (id.)

Quelle direction devons-nous donc donner à l’enseignement théorique et technique pour que le savoir ne porte pas préjudice à l’intelligence ? Devons-nous tenir pour suspecte une très bonne mémoire ? Non, Comme le fait remarquer P. Delbet : « C’est une grande force de pouvoir évoquer d’un coup un nombre considérable de souvenirs, de façon à envisager les phénomènes au point de vue le plus général. » Il dit encore : « Pour moi qui fais passer des examens de chirurgie, la question est celle-ci. En présence d’un malade, le candidat devenu médecin, retrouvera-t-il ses souvenirs ? L’excitation causée par la constatation d’un symptôme sera-t-elle suffisante pour faire entrer en fonction ses cellules cérébrales ? Si oui, le candidat sait. Si non, il ne sait pas. Ses connaissances sont pratiquement inutilisables ; elles sont comme si elles n’étaient pas. »

Il faut donc cultiver la mémoire. Et cette culture est à la fois psychologique et physiologique. Les impressions pénètrent en nous par les sens. Il faut donc développer, aiguiser, fortifier les sens. Œuvre de détail et aussi d’ensemble, car le fonctionnement des organes de relation est dans la dépendance de la santé générale. Il faut que les impressions ne soient pas fugitives, ce qui réclame l’attention, d’abord sensibilité soutenue de tout l’organisme à tout changement, état qui ressortit au tonus musculaire et nerveux, puis concentration de cette sensibilité sur un objet spécialement choisi dans l’ensemble des faits particuliers qui composent le phénomène total observé. Ceci réclame la mise en jeu de l’énergie psychique et aussi de l’activité de tout l’être, car il faut analyser le phénomène, raviver les souvenirs anciens pour établir des relations entre les impressions. passées et celles du présent, enfin introduire celles-ci dans la personnalité. Ceci constitue un jugement. L’intégration à la personnalité resterait précaire, si le souvenir qui vient d’être emmagasiné demeurait inerte. Il faut donc qu’à son tour il soit le point de départ de processus analogues, qu’il entre fréquemment en activité. Perfectionnement de la sensation, de l’attention du jugement, de l’activité, voilà en quoi consiste la culture de la mémoire. Et la recherche de ces qualités serait compromise si l’état physique de l’individu n’était pas lui-même l’objet de soins assidus. La mauvaise opinion que nous avons de la mémoire vient de ce que nous confondons les souvenirs dus à un travail personnel avec la mémoire paresseuse ou infirme qui consiste à retenir des jugements tout faits sur des objets que d’autres ont observés, à saturer le cerveau de reflets de deuxième ordre.

Devons-nous aller jusqu’à rejeter l’expérience de nos devanciers, former les esprits en leur faisant parcourir à nouveau le cycle d’essais et d’hypothèses qui ont amené la science à son état actuel ? Cela serait impraticable. D’ailleurs, durant le premier âge, l’enfant est naturellement conduit à utiliser à la fois l’expérience des adultes qui l’entourent et la sienne propre ; sa raison naissante a besoin du secours de leur raison. Mais c’est à des objets qui sont à sa portée, aux événements de sa vie même que doivent se rapporter les règles logiques dont on lui montre l’usage. L’enseignement des sciences devra être accompagné d’un résumé de leur histoire. La répétition du processus de découverte est même de rigueur pour quelques lois essentielles. Ainsi, sans surcharger la mémoire de l’enfant, en fera naître en lui l’ambition de créations personnelles ou tout au moins de combinaisons nouvelles.

On a prétendu soulager la mémoire grâce à des procédés artificiels dits mnémotechniques. Tout l’exposé que nous avons fait condamne ces artifices le plus souvent puérils. Le véritable appui de la mémoire est l’intérêt que porte l’élève au sujet étudié, s’ajoutant à la conscience qu’il prend des liens logiques qui l’unissent aux connaissances déjà acquises.

L’apprentissage doit s’inspirer des mêmes principes. L’habitude, nous l’avons vu, n’est qu’une forme de la mémoire. Si celle-ci risque d’être automatique et bornée, celle-là peut devenir routinière et exclusive. La formation professionnelle ne doit pas se restreindre à une spécialité unique. Le degré d’entraînement d’un organe et d’une faculté isolés est limité ; pour gagner un échelon, il faut faire profiter l’ensemble. Il y a un équilibre obligé dans le jeu de tous les appareils vitaux ; l’éducation technique est dans la dépendance de la culture générale, elle requiert une sensibilité étendue, du jugement, une personnalité puissante. Le développement du machinisme moderne, séparant la pensée de l’action, uniformisant et disciplinant sévèrement les gestes, refrénant les initiatives, abolissant la personnalité, met en danger la civilisation plus encore que l’esclavage antique. Étroite spécialisation, taylorisation du travail non compensée par la variété des occupations, autant de menaces pour l’intelligence humaine. ‒ G. Goujon.

MÉMOIRE (Caractères généraux, éducation, etc.). Ce que c’est que la mémoire. Les psychologues et les philosophes admettaient presque tous autrefois que chaque individu possédait un corps et une âme douée de certains pouvoirs ou facultés : faculté de vouloir ou volonté, faculté de se souvenir ou mémoire, etc. Aujourd’hui cette conception est abandonnée.

« Si, en disant : nous avons la faculté de la mémoire, vous n’entendez rien autre qu’une abstraction désignant le pouvoir intérieur de se souvenir du passé, il n’y a là aucun mal. Nous possédons cette faculté, puisque nous avons incontestablement ce pouvoir. Mais si par faculté vous entendez un principe d’explication de notre pouvoir général de réminiscence, alors votre psychologie est vide. La psychologie associationniste, au contraire, donne une explication de chaque fait particulier de la mémoire, et elle explique ainsi la faculté en général. Dire de la mémoire : c’est une faculté, n’est donc pas une explication réelle et dernière, car elle doit être elle-même expliquée par l’association des idées… Si la mémoire était une faculté accordée à l’homme dans un but tout pratique, c’est des choses les plus nécessaires que nous devrions nous souvenir le plus aisément. La fréquence des répétitions et la date récente de l’idée reçue dans l’esprit ne joueraient aucun rôle. Mais nous nous souvenons mieux des choses arrivant fréquemment et à une date peu éloignée ; nous oublions les choses anciennes expérimentées une seule fois. Dans l’hypothèse émise plus haut, tout cela est une anomalie incompréhensible. » W. James. (Causeries pédagogiques.)

Mais si, comme l’indique fort bien W. James, on n’explique rien en disant que nous nous souvenons parce que nous avons une faculté que l’on appelle : mémoire, on n’explique pas tout au moyen de la psychologie associationniste. Sur bien des points même la psychologie associationniste ‒ qui a évolué et évoluera encore ‒ paraît nettement en désaccord avec les faits. C’est le cas par exemple des souvenirs globaux d’images : ce n’est pas à la suite de l’association des détails d’une image que nous reconnaissons cette image, nous pouvons, par exemple, être incapables de reconnaître chacun des détails d’un portrait, pris isolément, tout en pouvant aisément reconnaître l’ensemble. Il est souvent plus aisé de se souvenir des ensembles que des détails ; il sera plus facile à un enfant de reconnaître cinq ou six mots, présentés globalement, que cinq ou six lettres et les auteurs des méthodes globales de lecture ont tiré parti de ce fait.

En réalité, la psychologie scientifique est de date récente, les problèmes qui se posent à elle sont extrêmement compliqués et les résultats qu’elle a obtenus sont peu nombreux et souvent discutables. Nous n’essaierons donc pas d’expliquer les pourquoi de la mémoire. Deux hypothèses sont possibles au sujet de la conservation des souvenirs : 1° les souvenirs se conservent sous forme de modifications cérébrales ; 2° ils se conservent sous forme de phénomènes psychologiques inconscients, indépendants du cerveau. D’après Bergson, ces deux hypothèses seraient partiellement vraies, le passé se survivrait sous deux formes distinctes : 1° dans les mécanismes moteurs dépendants du cerveau ; 2° dans des souvenirs indépendants.

Il n’y a pas davantage accord en ce qui concerne les limites de la mémoire. Dans le langage courant on donne le nom d’habitude à une mémoire motrice résultant de la répétition mais ce que l’on considère comme mémoire est bien souvent dû, en réalité, à un apprentissage moteur, l’enfant qui récite une poésie le fait grâce à des souvenirs moteurs d’articulation beaucoup plus qu’à l’aide de la mémoire des idées.

On tend « généralement aujourd’hui, écrit Piéron, à envisager comme habitude tout apprentissage, toute acquisition qui se perfectionne par répétition, et à réserver à la mémoire les souvenirs d’événements uniques non susceptibles d’être répétés, repassés ».

Un certain nombre de psychologues restreignent le sens du mot mémoire d’une autre façon. La mémoire ne serait pas seulement l’évocation d’une expérience antérieure ; pour qu’il y ait fait de mémoire la persistance, l’aptitude à renaître du souvenir doit être complété par un caractère personnel, subjectif, il faut que l’individu ait conscience que le souvenir évoqué est un élément de son expérience antérieure. C’est un tel sens restreint qu’admet Dugas lorsqu’il distingue le savoir des souvenirs et écrit : « Ce n’est pas à la qualité d’être conservées et rappelées, mais à celle d’être reconnues par l’esprit comme ses acquisitions individuelles et propres que les connaissances doivent le titre de souvenirs. »

Des divisions de la mémoire. — Il est d’observation courante que les individus diffèrent considérablement en ce qui concerne leur aptitude à se souvenir non seulement au point de vue quantitatif mais encore au point de vue qualitatif. Certes l’intérêt est pour beaucoup dans ces différences : si le marchand se souvient mieux des cours des marchandises, le sportsman des records athlétiques, etc., ceci tient pour une bonne part à l’Intérêt et à la répétition, mais il n’est pas vrai qu’on retienne aisément tout ce qui intéresse et notre magasin de souvenirs en renferme assez souvent qui ne nous intéressent que peu ou point. La complication de la mémoire apparaît surtout lorsqu’on étudie les anormaux, les surnormaux et les malades.

En 1861, Broca, à l’aide de deux autopsies, démontra que l’aphasie est liée à une lésion siégeant dans la partie supérieure du pied de la troisième circonvolution frontale du cerveau gauche. Ce serait dans cette partie du cerveau que serait localisée la mémoire des mots et par suite d’une lésion cervicale la mémoire des mots pourrait disparaître ou être affaiblie alors que la mémoire générale resterait intacte.

À la suite des travaux de Broca, d’autres savants s’efforcèrent d’établir de nouvelles localisations et différenciations ; c’est ainsi que selon Djérine il n’y aurait pas une mémoire verbale mais trois : la mémoire visuelle des caractères, la mémoire auditive des mots et la mémoire motrice d’articulation.

Mais il y eut des excès dans ces tentatives de localisation, soit par suite de l’interprétation abusive d’observations cliniques incomplètes soit parce que les lésions cérébrales observées étaient trop étendues ou sans limites précises.

Enfin les premiers observateurs ne tinrent pas assez compte de différences individuelles souvent fort importantes. Pour n’en prendre qu’un exemple, le centre de Broca se trouve d’ordinaire du côté droit chez les gauchers.

Se plaçant à un autre point de vue, des psychologues ont pensé qu’il y avait lieu de distinguer deux formes de la mémoire : la mémoire statique et la mémoire dynamique. Lorsque nous nous souvenons de la couleur ou de l’odeur d’une fleur, par exemple, il y aurait mémoire statique. Si au contraire nous avons une poésie à apprendre nous n’aurons pas à retenir des mots, que nous connaissons déjà, mais l’ordre de ces mots, notre souvenir sera réduit à une nouvelle série d’associations entre des souvenirs-états (souvenirs statiques) précédemment acquis.

Mais c’est tout à fait arbitrairement que l’on peut ainsi diviser la mémoire et opposer l’image statique et l’enchaînement dynamique ; cette distinction, comme celle des diverses étapes de la mémoire que nous allons voir plus loin, est nécessaire pour apporter plus de clarté à l’étude mais n’est pas l’image exacte de la réalité.

Le langage et les enchaînements dynamiques interviennent en effet sans cesse dans les souvenirs sensoriels qui n’existent à l’état pur que chez le tout petit enfant. Si je veux me souvenir de la couleur d’une rose, j’observerai, par exemple, que sa couleur est intermédiaire entre le jaune de l’orange et le jaune du citron ; j’intellectualiserai ainsi mon souvenir et ferai appel à des enchaînements dynamiques. Ceci a une grosse importance au point de vue de l’utilisation de la mémoire, les procédés mnémotechniques employés ont pour but de remplacer la mémoire des sensations par la mémoire des idées.

On oppose aussi parfois mémoire sensorielle et mémoire verbale, mémoire brute et mémoire organisée. Toutes ces oppositions sont également quelque peu arbitraires et, bien qu’il n’y ait pas équivalence absolue entre les termes, on peut dire, d’une part : mémoire statique, sensorielle ou brute, et d’autre part : mémoire dynamique, verbale ou organisée. Mais, comme nous l’avons déjà dit, la forme statique, sensorielle ou brute de la mémoire n’existe, à l’état pur, que chez le tout petit enfant et on peut même dire que toute mémoire est associative car le rappel même des éléments purement sensoriels est le résultat d’une excitation de nature associative.

Lorsque l’on parle des formes de la mémoire il ne faut pas oublier la mémoire affective. Les souvenirs affectifs sont d’ailleurs, en partie, produits par des associations intellectuelles.

Les étapes de la mémoire ‒ Comment se servir de sa mémoire. — Si nous examinons l’évolution d’un souvenir, nous pouvons distinguer ‒ mais cette distinction est quelque peu arbitraire ‒ quelques étapes. L’évolution des souvenirs est soumise à des lois, que nous indiquerons à propos de ces étapes, dont la connaissance est utile à tous ceux qui veulent apprendre à se servir de leur mémoire.

L’acquisition. — L’acquisition peut être spontanée sans que l’individu le veuille ou même malgré sa volonté. « Elle dépend alors de l’intensité de l’excitation, de sa valeur affective, des dispositions d’esprit plus ou moins réceptives dans lesquelles le sujet se trouve, de la répétition de l’excitation. »

Souvent l’acquisition est voulue et nécessite un effort d’attention plus ou moins prolongé du sujet.

a) Les facteurs de la fixation. — L’acquisition d’un souvenir se fait d’autant mieux et d’autant plus vite qu’on y consacre un plus grand effort d’attention. Pour rendre les enfants aptes à apprendre vite et bien il faut développer leur capacité d’attention par l’éducation. L’attention est nécessaire pour acquérir des impressions vives et des notions claires. Pour se souvenir d’un fait, il faut l’avoir bien observé. C’est une erreur que d’agir envers la mémoire de l’enfant comme envers la panse d’un ruminant en voulant y accumuler des notions confuses que l’on supposerait devoir être assimilées plus tard. La mémoire de l’enfant ne peut retenir et utiliser de telles notions.

Les états affectifs, plaisir, peine, passion, augmentent la vivacité de l’impression et « l’action fixatrice de certaines émotions paraît dépasser de beaucoup celle que peut posséder l’attention la plus vive. » (Piéron).

En dehors de la volonté, le plus puissant levier de l’attention est l’intérêt qui, surtout chez les enfants, est « le facteur le plus efficace de l’acquisition rapide des souvenirs. » En un certain sens, l’art de se souvenir est donc l’art de s’intéresser à quelque chose ; de ce point de vue des études superficielles sont condamnables, on ne s’intéresse pas à ce que l’on ne comprend pas ou que l’on comprend mal, mais l’intérêt vient et s’accroit au fur et à mesure qu’on approfondit les sujets d’études.

Cette importance de l’intérêt justifie par là même la nécessité d’aller toujours du facile au difficile, les progrès rapides servent de stimulant.

Si vous avez à faire appel à la mémoire des enfants, songez avant tout à obtenir la vivacité de l’impression et la clarté de la notion à enseigner et pour ceci sachez utiliser l’intérêt extrinsèque : images des livres, récompenses, compositions, etc., mais songez qu’il ne vaut pas l’intérêt intrinsèque qu’il importe avant tout d’obtenir (voir au mot intérêt). Un autre moyen d’augmenter la vivacité de l’impression, c’est de faire appel à la multiplicité des images coexistantes. « L’expérience a appris qu’une multiplicité de sensations, à la condition bien entendu que toutes se réfèrent au même objet, favorise la mémoire. » (Binet). Plus il y aura de sens à enregistrer une impression, plus celle-ci sera vive et durable.

Ceci ne veut pas dire qu’il faut faire également appel à tous les sens. Chacun de nous a d’ordinaire un sens qui prédomine, il faut avant tout se servir de ce sens mais il ne faut pas s’en servir exclusivement. Chez la plupart des individus on peut constater une réelle supériorité de la mémoire visuelle, de là l’utilité des gravures, des graphiques, des schémas, des caractères qui diffèrent par la grandeur, la couleur, etc., des mots soulignés, etc.

Si nous voulons bien nous souvenir d’une rose nouvelle, il nous faut observer attentivement sa couleur, son odeur, sa forme, sa grosseur, sa tenue (plus ou moins rigide), le soyeux de ses pétales, en utilisant nos yeux, notre nez, nos doigts même pour faire ainsi appel à la multiplicité des impressions. Mais nous rendrons nos souvenirs plus sûrs, plus précis encore si nous faisons appel à des associations d’images et d’idées. Si nous comparons la couleur de cette rose à la couleur d’autres roses ou même d’autres fleurs, si nous découvrons par exemple qu’elle est rouge coquelicot, etc. ; si nous observons, si nous réfléchissons également à propos de sa forme, etc., nos souvenirs gagneront en richesse. La mémoire ne peut rendre ce qu’on ne lui confie pas : si on confie à la mémoire d’un enfant des phrases incomprises, cet enfant ne peut se souvenir des idées correspondantes ; l’activité de la pensée est l’une des plus importantes conditions d’une bonne mémoire.

« Après l’attention, dit Atkinson, l’association des idées est le facteur le plus important de la mémoire. C’en est même un facteur nécessaire, à tel point qu’il ne peut y avoir, selon Piéron, d’acquisition de souvenirs isolés, d’images indépendantes, la loi de notre vie mentale étant d’être faite d’enchaînements. C’est, dit-il, avant tout par la multiplicité des liens associatifs que la mémoire humaine apparaît supérieure. Ce sont ces liens qui permettent d’évoquer les souvenirs. Mais ces liens, c’est l’intelligence qui les crée ou les découvre ; « il faut donc une pensée constamment active et qui laisse chaque fois entre les éléments de l’esprit comme les fils d’une gigantesque et précieuse toile, grâce à laquelle elle peut ensuite retrouver plus facilement la route déjà suivie. » (Ch. Julliot.)

Comment créer de tels liens associatifs ? Binet nous donne à ce sujet de précieux conseils ; « En premier lieu, on cherchera, toutes les fois qu’on veut acquérir un souvenir important, à effectuer des rapprochements entre ce qu’on apprend et ce qu’on sait déjà, afin que l’acquisition fasse corps avec le stock des connaissances… En second lieu, on cherchera à créer des associations entre le souvenir et des points de repère qui serviront à l’évoquer… En troisième lieu, ce qu’il faut éviter, ce sont les associations dangereuses, qui rapprochent ce que l’on doit tenir séparé. Une règle de pédagogie, malheureusement peu connue, servirait à éviter cette erreur ; c’est que c’est au moment de la formation d’un souvenir qu’il faut intervenir de la manière la plus active pour éviter les mauvais nœuds d’association… si vous enseignez l’orthographe, ne mettez pas en discussions l’orthographe des mots inconnus, ou ne relevez pas tout haut des erreurs commises, ou enfin ne donnez pas à vos élèves l’occasion de commettre des erreurs dans des dictées mal préparées… On évitera bien des erreurs, bien des confusions d’esprit, et bien du travail inutile, en se rappelant que la mémoire consiste à conférer d’abord à ce qu’on apprend une individualité ; c’est seulement lorsque le souvenir est bien individualisé qu’on peut risquer des comparaisons entre objets analogues ou peu différents. »

b) Le rythme dans la mémorisation. — Notre vie est soumise à des rythmes multiples : les alternatives de sommeil et de veille, la respiration, la circulation, le développement physique des individus avec ses périodes de croissance, etc. L’effort d’attention nécessaire, dans presque tous les cas, à la mémorisation ne saurait échapper à cette influence du rythme. L’état de nos forces est chose variable mais, en règle générale, nous pouvons dire que nous nous fatiguons de plus en plus pendant la veille et que nous réparons nos forces pendant le sommeil. Or, si l’individu fatigué peut encore se livrer à un travail machinal, il ne pourra que mal apprendre s’il veut se livrer à l’étude : les candidats surmenés qui préparent un examen gardent peu de souvenirs de ce qu’ils ont appris étant en cet état. Il semblerait donc que l’étude du matin serait plus fructueuse que l’étude du soir. Mais il y a des différences individuelles, certaines personnes sont mal disposées à l’étude le matin et enfin pendant le sommeil notre inconscient travaille et il le fait le plus souvent avec les matériaux qui lui ont été fournis peu de temps auparavant, « quelques personnes ont remarqué que si on lit la leçon le soir, on la trouve sue au réveil… » (Binet). Il est donc essentiel de choisir l’heure de l’étude après avoir recherché à quel moment de la journée l’effort de mémorisation est le plus profitable pour nous.

La durée de l’effort n’est pas non plus sans importance et varie également selon les individus. Pour faire un travail quelconque nous devons d’abord nous mettre en train et cette période de mise en train est une période de rendement faible mais croissant qui précède une période de rendement maximum, suivie elle-même, lorsque le travail se prolonge et amène la fatigue, d’une période de rendement décroissant.

Il convient donc d’éviter : d’une part, une durée trop courte qui serait prise entièrement ou presque par une période de mise en train ; d’autre part, une étude trop longue amenant la fatigue, c’est-à-dire un rendement défectueux en quantité et en qualité.

Il faut, certes, faire effort et se défier des acquisitions rapides car ce qui est vite appris est vite oublié, mais il faut aussi ménager l’effort et savoir prendre des repos, « la fixation d’un souvenir comporte un processus physiologique qui évolue assez lentement dans l’intimité de la substance nerveuse ; il faut attendre, avant de faire un nouvel effort, que l’effort précédent ait donné à peu près tout son effet. De même les bons rameurs ne précipiteront pas leurs coups d’avirons, mais ne pèseront à nouveau sur la rame que lorsque l’effort précédent aura rendu ce qu’Il pouvait rendre, se réglant sur un rythme optimum » (Piéron). Binet évalue la durée d’étude optimum à un quart d’heure environ et Piéron écrit : « Le rythme optimum sera atteint pour un intervalle de dix minutes entre les efforts successifs. » Mais il est évident que ces durées sont approximatives et qu’elles dépendent des individus comme aussi de la difficulté de l’effort à accomplir. Mais que faut-il faire pendant les intervalles entre les efforts ? il est bon de se reposer ou de faire un travail machinal ; car cette phase qui suit un travail actif n’est du repos que par l’apparence ; en réalité, à ce moment là les souvenirs qu’on vient de fixer s’organisent, ils deviennent plus stables, ils entrent définitivement dans la mémoire, comme un liquide trouble qui se dépose. (Binet).

« Allons plus loin ; si, après avoir exercé sa mémoire on ne peut pas trouver le repos qui est nécessaire à l’organisation des souvenirs qu’on vient de fixer, il faut tout au moins prendre une précaution, ne pas se livrer à un travail analogue à celui qui vient de nous occuper ; quand on veut apprendre par cœur un morceau de musique, on compromettrait l’œuvre de la mémoire si aussitôt après on se mettait à lire ou à chanter d’autres airs de musique. Des expériences nombreuses de Cohn, Bourdon, Münsterberg, Bigham, mettent ces effets hors de doute, et V. Henri, qui rapporte en détail ces recherches de laboratoire, y ajoute une remarque bien intéressante. Si nous nous rappelons mieux le matin une leçon apprise la veille au soir que si nous l’avions apprise le matin et cherchions à la réciter le soir, c’est parce que dans le premier cas nous nous sommes reposés pendant l’intervalle, tandis que dans le second cas l’intervalle a été rempli par un grand nombre d’impressions, qui ont nui au travail d’organisation des souvenirs. » (Binet).

Comment faut-il répéter un texte que l’on veut apprendre par cœur ? Il y a diverses manières : d’abord la lecture à haute voix et ensuite la répétition mentale, généralement les écoliers préfèrent la première manière, plus machinale, mais l’expérience prouve que la seconde manière, qui demande plus d’attention, est celle qui a le plus d’efficacité.

Deux autres manières de répéter s’opposent également : l’une fragmentaire, l’autre globale. « Quand un enfant s’exerce librement à mémoriser une poésie, il découpe le morceau en strophes, et chaque strophe en une grand nombre de petits fragments qu’il cherche à se rappeler chacun pour son compte. Or, plusieurs expérimentateurs (Miss Steffens, Larguier des Bancels, Lobsien) ont démontré que ce procédé fragmentaire est défectueux et donne de moins bons résultats que le procédé global qui consiste à lire une série de fois, mais toujours d’un bout à l’autre, le morceau à apprendre. Ce procédé global est préférable, non pas parce qu’il assure la rapidité de l’acquisition, mais parce qu’il intensifie la conservation. » (Demoor et Jonkheere).

Mais pourquoi la méthode globale serait-elle supérieure à la méthode fragmentaire ? « Nous croyons, dit Binet, que la supériorité de la méthode globale tient à beaucoup de petites causes ; mais la principale, à notre avis, c’est qu’elle utilise la mémoire des idées, tandis que par l’autre méthode, on ne fait intervenir que la mémoire sensorielle des mots. » « Les souvenirs, écrit Piéron, tendent à s’effacer les uns les autres ; si vous savez un chapitre, le fait d’apprendre le chapitre suivant vous fera oublier le précédent… D’ailleurs, entre les fractions apprises, par cette dernière méthode, il persiste des entailles, où le bloc mnémonique se coupera, tandis que, dans la méthode globale, le bloc n’aura pas de fissures aussi marquées. » « Toutefois, affirment Demoor et Jonckheere, les expériences récentes que nous avons faites avec les enfants d’école primaire font accorder au procédé fragmentaire la même valeur qu’au procédé global, lorsque, au lieu de morceler la poésie à l’infini, les enfants utilisent des fragments qui expriment une idée. »

Il nous paraît possible de concilier les méthodes fragmentaire et globale. Qu’il s’agisse d’étudier un chapitre d’un ouvrage pour en retenir la teneur analytique ou une poésie que l’on veut apprendre par cœur, nous commencerons par une lecture totale qui nous permettra de saisir l’idée générale du morceau, de résumer ce morceau en une ligne ou en quelques lignes. Cette vue d’ensemble est forcément plus ou moins confuse et notre deuxième opération, comme la suivante, aura pour but d’approfondir l’étude et de se faire une idée plus précise du texte. Pour cela nous diviserons ce texte en quelques parties, assez peu nombreuses pour éviter la confusion, que nous devrons subdiviser à leur tour. Nous noterons ces divisions et subdivisions sur un papier, en ne négligeant ni l’emploi des accolades ni celui des encres de couleur différentes pour les titres ou idées essentielles. Si la succession des diverses parties n’est pas suffisamment nette, nous nous efforcerons de la rendre plus claire en recherchant pourquoi telle ou telle partie suit une autre partie et en précède une troisième. À l’occasion, si l’établissement d’enchaînements logiques paraît trop difficile, nous pourrons user de la topologie. Cependant, avant d’user d’un procédé mnémonique, il convient de s’efforcer de s’en passer dans la mesure du possible, il convient donc d’abord de voir si les deux parties que l’on désire enchaîner l’une à l’autre forment une succession, si la deuxième est le complément ou développement de la première, si elle est déduite de celle-ci ou s’il n’y a pas opposition entre ces deux parties. Lorsque nulle liaison naturelle ne paraît possible, lorsqu’on ne peut imaginer nulle prose de liaison que l’on pourrait intercaler entre les parties, il est alors bon, comme nous venons de l’écrire, de recourir à la topologie. Cette méthode de mémorisation fut recommandée par Cicéron et est par conséquent fort ancienne, elle consiste à choisir des lieux familiers placés dans un ordre invariable et à y accrocher les idées.

Imaginez par exemple que vous quittiez votre maison et suiviez un chemin bien connu ; sur ce chemin se trouvent, je m’imagine, un arbre, une maison, etc., qui peuvent servir de points de repère. Accrochez donc la première partie de votre texte à l’arbre, la deuxième partie à la maison, etc., puis essayez, si cela vous paraît utile, d’accrocher les parties secondaires à des parties des choses ou objets de rappel ; aux branches, au tronc de l’arbre ; aux fenêtres, aux portes, à la cheminée, au toit, etc., de la maison. L’emploi de la topologie est justifié par la supériorité de la mémoire visuelle.

Après avoir classé et associé les différentes parties, il faut pousser l’effort d’analyse plus avant en procédant à l’étude des phrases et des mots employés.

S’efforcer d’exprimer les mêmes idées sous des formes différentes, essayer de remplacer certains mots par des synonymes et voir si cela va mieux ou plus mal et apprécier la différence de sens qui résulte de ces changements, se demander pourquoi l’auteur a employé tel terme plutôt que tel autre, pourquoi il a employé certaine répétition ou pourquoi il l’a évité sont des moyens de développer l’esprit et d’enrichir la mémoire.

Nous avons bien classé, bien associé et approfondi l’étude du sens et de la forme, il nous faut répéter : en choisissant, si cela se peut, le moment favorable ; en donnant aux efforts de mémorisation la durée optimum et en les espaçant comme il convient. Il s’agit alors de savoir si nous voulons retenir la teneur littérale du texte, apprendre par cœur, ou nous contenter de sa teneur analytique, ou même procéder à une sélection et ne nous efforcer de retenir que certaines parties que nous voulons associer à des connaissances passées pour enrichir notre savoir sur un sujet donné. S’il s’agit avant tout de retenir des idées, c’est à la répétition mentale qu’il convient surtout de faire appel. Mais si nous voulons apprendre par cœur, il nous parait préférable de répéter à voix haute en donnant l’accentuation convenable ‒ après avoir recherché les mots importants ‒ et accompagnant cette lecture de gestes, qu’il faudra soigneusement choisir lors de la première lecture, en évitant de changer ces gestes aux différentes répétitions.

Il faudra aussi s’efforcer peu à peu de se passer du livre en ayant soin de vérifier fréquemment au début si la récitation est restée conforme au texte.

L’évanouissement.

« Peut-être aucun souvenir ne se perd-il complètement comme semblerait le prouver la reviviscence dans certaines circonstances exceptionnelles d’images qui semblaient oubliées. Mais pratiquement il ne faut envisager que la conservation efficace des souvenirs. C’est-à-dire que ne peuvent être considérés comme vraiment conservés que ceux qui peuvent être rappelés sans trop de peine au moment opportun. De ce point de vue on peut dire que la capacité de conservation est très limitée… L’oubli, entendu non comme une perte de l’expérience antérieure mais comme l’incapacité de l’évoquer dans les conditions favorables, s’étend donc à de larges tranches de notre passé. Sauf peut-être dans une période précoce de la vie il peut être considéré comme une condition de la mémoire et un allègement nécessaire de notre vie mentale. » (Vermeylen). « Il y a quelque vérité dans l’opinion que la mémoire, non seulement se fatigue, mais s’oblitère. Si un souvenir ne chasse pas l’autre, on peut du moins prétendre qu’un souvenir empêche l’autre et qu’ainsi pour la substance cérébrale, chez l’individu, il y a un maximum de saturation. »

Il faut donc se défier de l’oubli et repasser fréquemment ce que l’on veut retenir. « Pour trouver facilement le souvenir que l’on possède dans le magasin de sa mémoire, il faut constamment « pratiquer » ce magasin ; au lieu de le remplir indéfiniment, au risque de n’y plus rien retrouver, mieux vaut se rendre capable d’aller toujours tout droit où se trouve ce que l’on cherche ». (Piéron).

L’intensification du souvenir. L’évocation.

Je connais le nom des rosiers de mon jardin ; mais il arrive parfois que je me trouve incapable de dire comment se nomme l’un d’eux, j’ai le nom « sur le bout de la langue » mais je ne peux le prononcer, je suis incapable de l’évoquer mais je ne l’ai pas oublié, je sais que si l’on prononce ce nom parmi d’autres je le reconnaîtrai et que je le reconnaîtrai aussi en feuilletant rapidement un catalogue où se trouve ce nom. La reconnaissance est un stade inférieur de la capacité d’utilisation du souvenir, il semble que ce soit une évocation inachevée. Pour qu’un souvenir soit facilement utilisable, il faut qu’il puisse être facilement évoqué.

L’évocation peut être automatique, comme dans le cas d’un écolier qui récite par cœur grâce à de simples associations de contiguïté. Elle peut être au contraire le résultat d’une association logique et réfléchie des idées.

Or, l’évocation automatique risque de nous faire prisonniers de notre mémoire. Si l’écolier qui a appris un résumé par cœur ne peut répondre à une question qui correspond à une phrase de ce résumé sans reprendre la récitation de ce résumé par le commencement, il se trouve être un tel esclave.

Il faut se dégager d’une telle contrainte en utilisant des études nouvelles. Il n’est pas bon de tout garder de nos acquisitions passées et il convient d’assouplir ce que nous voulons garder. C’est, dit Piéron, le jeu de l’activité intellectuelle assouplissante qui nous libère de la mémoire dans la mesure même où elle la développe.

Le développement de la mémoire. — Les premières manifestations nettes de mémoire apparaissent dès le troisième mois. Entre le 3e et le 6e mois l’enfant a un sentiment précis de familiarité. Vers 8 à 9 mois, l’enfant reconnaît les personnes de son entourage, après 3 ou 4 jours d’absence. À dix-huit mois cette reconnaissance se fait après plus d’une semaine d’absence. Avant deux ans l’enfant garde des souvenirs nets d’événements datant de plusieurs semaines.

Vers trois ans l’enfant peut localiser approximativement son souvenir dans le temps et dans l’espace mais ce n’est qu’entre sept et onze ans que les souvenirs commencent à s’ordonner en séries chronologiques.

La fixation des souvenirs débute dès les premiers mois et l’aptitude à la fixation croît avec l’âge. Si l’on énonce des séries de chiffres à des enfants de différents âges ils peuvent, en moyenne, en répéter 2 à 3 ans, 3 à 4 ans, 5 à 8 ans, 6 à 10 ans, 7 entre 12 et 15 ans. De même ils peuvent répéter six syllabes à trois ans, une phrase de dix syllabes à cinq ans, une phrase de seize syllabes à six ans, une phrase de vingt-six syllabes à quinze ans.

« La reconnaissance d’êtres ou d’objets croît également avec l’âge. » « Si on demande à des enfants de retrouver, parmi d’autres qu’ils ne connaissent pas, des dessins qui leur ont été présentés un instant auparavant on constate qu’ils peuvent en retrouver 5 à 6 ans, 6 à 7 ans, 7 à 8 ans, 8 à 10 ans. » (Vermeylen).

« Enfin la conservation se prolonge de plus en plus. Alors qu’à 2 ans l’enfant garde déjà le souvenir d’événements datant de plusieurs semaines, à 4 ans on voit ce temps de conservation s’étendre à plusieurs mois ; à 5 ans des événements s’étant passés à plus d’un an de distance sont retenus. » (Vermeylen). Cependant les événements de l’enfance laissent peu de traces en la mémoire, les premiers souvenirs conservés se localisent généralement entre deux et quatre ans. Cet oubli des événements enfantins paraît tenir à la transformation mentale qui se produit chez l’enfant entre 5 et 10 ans. « Pendant cette période la manière de penser de l’enfant passe de la forme subjective et personnelle à la forme objective. Tout ce qui n’a pas été repensé sous cette forme nouvelle et définitive ne parvient plus à se conserver et s’efface alors progressivement. » (Vermeylen).

Mémoire enfantine et mémoire adulte. — L’opinion la plus répandue est que l’enfant a une meilleure mémoire que l’adulte. Cependant les expérimentateurs qui ont mesuré la capacité mnésique des enfants et des adultes ont constaté un accroissement progressif de cette capacité au cours du développement de l’enfant.

Cependant il ne semble pas que la mémoire se développe vraiment avec l’âge, Binet pense même qu’elle est à son apogée dans l’enfance et en conclut que c’est alors qu’il faut surtout la cultiver « et profiter de sa plasticité pour y imprimer les souvenirs les plus importants, les souvenirs décisifs dont on aura le plus besoin plus tard dans la vie ».

Mais si les premiers souvenirs sont mieux fixés et persistent plus aisément chez les enfants que chez les adultes, le développement de l’attention et du jugement, la multiplication des liens associatifs permet à ces derniers de mieux se servir de leur mémoire ; aussi le nombre des souvenirs emmagasinés et le pouvoir d’évocation associative croissent avec l’âge.

Mémoire, témoignage et mensonge. — L’étude du témoignage et du mensonge se rattache étroitement à celle de la mémoire.

Nous renvoyons aux mots mensonge et témoignage pour de plus longs développements, mais nous voulons dès maintenant faire observer que la mémoire n’est pas toujours fidèle. L’imagination qui l’aide parfois à renforcer les souvenirs les combine, les amalgame et y ajoute souvent une part d’invention ce qui fait du tout une conception parfois irréelle. Ceci est d’autant plus à craindre que l’esprit critique fait d’autant plus défaut et que l’affectivité est vive.

Or les enfants sont tout à la fois des affectifs et des imaginatifs sans esprit critique. Leur suggestibilité est partant d’autant plus forte qu’ils sont plus jeunes.

Il convient donc d’une part de n’accorder qu’une valeur toute relative aux témoignages des enfants et d’autre part de ne pas considérer comme mensonge ce qui n’est pas vraiment altération volontaire de la vérité mais erreur due soit à des perceptions erronées, soit à l’imagination, soit à la suggestibilité, soit au manque de développement intellectuel, soit à l’affectivité. ‒ E. Delaunay.

MÉMOIRES n. pl. Par extension du sens du mot mémoire qui indique la faculté de se souvenir, on appelle Mémoire, avec une majuscule, un plaidoyer écrit et Mémoires, au pluriel, des récits d’événements auxquels l’auteur a été directement mêlé ou dont il a été témoin.

Parmi les Mémoires les plus célèbres pour soutenir des causes devant des juges ou devant l’opinion publique, il y a ceux composés par Voltaire pour les défenses de Sirven, de Calas, du chevalier de La Barre, et aussi ceux de Beaumarchais où l’on trouve de curieuses indications sur les mœurs judiciaires, celles des juges et des plaideurs, à la veille de la Révolution française. Proudhon a expliqué qu’en écrivant ses deux Mémoires contre la Propriété, il avait eu pour but de « refaire toute la législation en substituant de nouveaux principes aux anciens », et il a défini ainsi le « genre Mémoire » qui lui paraissait lui convenir : « Moitié science, moitié pamphlet, noble, gai, triste ou sublime, parlant à la raison, à l’imagination et au sentiment : je crois que je ferai mieux de me tenir à cette forme. La science pure est trop sèche ; les journaux trop par fragments ; les longs traités trop pédants ; c’est Beaumarchais, c’est Pascal qui sont mes maîtres. Mais quel avantage j’ai sur eux ! Je fais intervenir le monde entier dans mes écrits ; il n’est pas une question de philosophie, de morale, de politique, que je ne puisse faire entrer dans ces Mémoires. » (Proudhon : Lettres).

Les Mémoires qui racontent les événements appartiennent a la fois à l’histoire et à la littérature. Pour l’histoire, ils sont une source de documents des plus précieux, avec les annales, les chroniques et les archives. En littérature, ils sont un des genres les plus vivants et, comme tel, ils ont toujours eu la faveur du public, de préférence aux œuvres d’imagination dont le succès est soumis davantage aux caprices de la mode. Ce sont eux surtout qui, parmi les matériaux de l’histoire, la font lire avec plaisir parce que les événements en sont curieux », disait Mably, et il ajoutait : « Je ne suis plus un lecteur qui lis, je suis un spectateur qui vois ce qui se passe sous mes yeux. » Ph. Chasles a constaté qu’en France les Mémoires historiques et littéraires étaient des produits de la sociabilité particulière formée par la sagacité et l’esprit d’analyse et d’ironie. Il a écrit : « De cette sociabilité française émana le Mémoire historique, le seul genre d’histoire qui nous convienne, celui dans lequel nous avons excellé. Notre histoire véritable, ce sont des lettres, des anecdotes et des portraits, œuvres de bonhomie et de vanité, où l’amour propre prend ses aises. La vie en France se compose d’actes et de sensations beaucoup plus rapides et plus vifs que dans les autres pays de l’Europe ; ces sensations recueillies par nos gens de cour, d’église ou de cabinet, forment une admirable galerie d’études sur l’humanité vue dans l’état social. Aux Mémoires de Retz de Saint-Simon, de Mme  de Staël, aux Confessions de Jean-Jacques, les peuples étrangers ne peuvent rien opposer ; c’est de l’esprit, de l’éloquence, de la conversation et du drame. » Sainte-Beuve a remarqué que : « Tout homme qui a assisté à de grandes choses est apte à faire des Mémoires. »

Nous verrons plus loin que les Mémoires ne méritent pas toujours une entière confiance par leur exactitude. Voltaire disait que « l’histoire est le récit des faits donnés pour vrais, au contraire de la fable qui est le récit des faits donnés pour faux ». C’est en produisant à la fois le récit des faits donnés pour vrais et donnés pour faux que les Mémoires sont de l’histoire et de la littérature. Mais si tendancieux qu’ils soient, ils contiennent toujours une vraisemblance, sinon une vérité, que n’ont pas la légende, la fable, le roman. Ils font penser que si les faits ne se sont pas produits exactement comme ils sont racontés, si les individus n’ont pas été absolument tels qu’on les a ou qu’ils se sont dépeints, ils pouvaient se produire ou être ainsi. C’est cette vraisemblance qui a permis le plutarquisme (voir ce mot) par ses apparences de vérité. Elle manque, malgré les références de certains livres appelés « historiques » aux fantasmagories adaptées à l’histoire d’après la mythologie, et il faut les pauvres cervelles dévoyées par la Bible pour croire aux Samson et aux Jonas transposés des fables d’Hercule par les Hébreux imitant les Grecs. Il faut de même avoir le crâne bourré de religion et de nationalisme pour arriver à se convaincre « historiquement » que saint Denis marcha en portant sa tête dans ses bras, que l’étendard des rois fut remis par un ange à des moines, que le Saint Esprit apporta du ciel l’huile dont ces mêmes rois seraient oints à leur couronnement, que des voix célestes commandèrent à Jeanne d’Arc de sauver la France, que des immortelles poussèrent à l’île d’Aix sous les pas de Napoléon et que sainte Geneviève arrêta la marche des Allemands en 1914. Par contre, il suffit que la plupart des mots historiques soient vraisemblables pour qu’ils soient tenus pour certains, le plutarquisme aidant.

Les annales ont été la première forme de l’histoire. Elles ont consisté dans l’enregistrement chronologique des événements dont on voulait conserver le souvenir. Celles des Chinois, Assyriens, Égyptiens, Grecs, Romains sont du plus grand intérêt pour l’histoire de la haute antiquité. Leur synonyme fastes visait particulièrement les faits glorieux chez les Romains. On donne encore le nom d’annales à nombre de publications qui enregistrent les événements au fur et à mesure de leur production. Les commentaires sont les notes sommaires écrites par un personnage illustre sur les faits auxquels il a été mêlé. Ce genre a son modèle dans les Commentaires de César. On a aussi appelé commentaires des ouvrages qui sont plutôt des chroniques ou des mémoires comme ceux de Montluc ou de Rabutin. Les archives sont les collections de titres spéciaux, de chartes, de contrats, et généralement de tout ce qui était la coutume, le droit coutumier public ou privé des communautés ou des familles. Les archives nationales sont réunies dans des bibliothèques spéciales sous la garde d’archivistes. Les annales, augmentées de commentaires, devinrent les premières histoires. Tacite a appelé Annales ses récits des faits qui lui ont été antérieurs et Histoires ceux des faits de son temps. Des annales sortirent les chroniques qui furent l’histoire écrite au moyen âge. Elles donnèrent plus ou moins de développement aux annales pour fournir simplement de sèches énumérations de faits ou de véritables récits historiques. Les plus célèbres, rédigées par des laïques, furent celles de Villehardouin, de Joinville et de Froissart, mais le plus grand nombre fut écrit par des religieux. Elles avaient été précédées de la Chronique d’Eusèbe continuée par saint Jérôme, de celles de Grégoire de Tours, de Frédégaire, de Flodoard qui sont les documents à peu près uniques sur lesquels l’histoire des mille premières années du moyen âge a été établie. On a appelé Grandes Chroniques de France celles rédigées à l’abbaye de Saint-Denis jusqu’en 1350. Une liste détaillée des chroniques du moyen âge a été donnée dans la Bibliotheca historica de Potthast. Les bénédictins de Saint-Maur commencèrent. le recueil des Historiens des Gaules et de la France dont les deux premiers volumes parurent sous le nom de Dom Bouquet en 1738. Depuis 1834, la Société de l’Histoire de France publie la Collection de textes pour servir à l’étude de l’histoire et fait paraître chaque année six volumes d’anciennes chroniques.

La chronique devint les Mémoires lorsque l’auteur prit une place personnelle de plus en plus importante dans le récit. Elle mêla alors aux faits historiques et d’ordre général des points de vue particuliers intéressants, surtout quant aux mœurs et à l’état de la critique. Les Souvenirs de Mme  de Caylus, qui seraient apocryphes d’après M. Funck-Brentano, et les Confessions de J.-J. Rousseau sont en ce sens des Mémoires. L’histoire a trouvé une mine inépuisable, après les annales et les chroniques, dans des Mémoires comme ceux de Du Clercq et de Commines (xve siècle), d’Olivier de la Marche, de Montluc, de Saulx-Tavaunes, de La Noue, de d’Aubigné, de la reine de Navarre, de Pierre de l’Estoile (xvie siècle). À partir du xviie siècle, ils se multiplièrent. Il n’est guère d’hommes d’État, de guerre ou d’église, de grands seigneurs et de mondains qui n’aient écrit les leurs, depuis Sully jusqu’aux principaux acteurs de la Révolution. Il faudrait une longue nomenclature pour les citer tous. Les Mémoires les plus célèbres sont ceux du temps de la Fronde, ceux de Retz, de Molé, de Mme  de Montpensier, puis ceux de La Rochefoucauld, de Dangeau, de Saint-Simon, de l’abbé de Choisy, de La Porte, de Mme  de La Fayette, de Duclos, du maréchal de Richelieu, de Mme  du Hausset sur la Pompadour, de d’Argenson, de Bachaumont, de Mme  de Campan sur la vie privée de Marie-Antoinette, de Mme  d’Epinay, de Mme  du Deffand, etc… Nombreux aussi sont les mémoires du temps de la Révolution qui vit en particulier ceux de : Mme  Roland d’une si grande élévation et d’une si sereine pensée.

Au xixe siècle, les Mémoires furent de toutes sortes, depuis ceux militaires des maréchaux de l’Empire, ceux appelés Mémorial de Sainte-Hélène auxquels Napoléon collabora pour mettre un dernier maquillage sur son histoire, ceux politiques de Chateaubriand, de Mme  de Rémusat qui fut un témoin lucide et un juge sévère de la cour impériale, ceux politiques aussi de Guizot, ceux littéraires d’A. Dumas, de P. de Kock et autres, jusqu’à ceux de M. Claude qui sont un bas feuilleton policier écrit dans un style d’une platitude désarmante. Il y eut aussi les Mémoires fantaisistes ; ceux de Joseph Prudhomme, prototype de Foutriquet, de Bouvard et Pécuchet, de Tribulat Bonhomet, du père Ubu, de M. Lechat, écrits par Henri Monnier, sont les plus réussis.

La fantaisie se mêla de plus en plus aux Mémoires pour les transformer en romans généralement inférieurs. Aujourd’hui, il n’est pas de soliveau ministériel ou académique, de cabotin ou de catin à la mode, ayant joué un rôle plus ou moins malfaisant, ridicule ou scandaleux, qui n’écrive ou plutôt ne fasse écrire « ses Mémoires » par quelque plumitif affamé. On a eu, il n’y a pas longtemps, ceux de Mme  Otero qu’une publicité sans pudeur compara aux Confessions de J.-J. Rousseau !…

Diverses collections réunissent les Mémoires qui ont fourni à l’histoire le plus intéressant des apports : celle des Mémoires relatifs à l’Histoire de France, par Petitot et Monmerqué (1819-1829) en 130 volumes ; celle des Mémoires relatifs à l’Histoire de France depuis la fondation de la monarchie française jusqu’au xviiie siècle, réunie par Guizot (1823-1835) en 31 volumes, et sa suite depuis le xiiie siècle jusqu’à la fin du xviiie, par Michaud et Poujoulat (1836-1839) en 32 volumes ; celle des Mémoires relatifs à la Révolution Française, par Berville et Barrière (1820-1827) en 55 volumes, et d’autres. Il faut citer encore les Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres suivis de ceux de l’Institut, ceux de l’Académie des Sciences, et la collection des Mémoires sur l’art dramatique où sont réunis ceux de Goldoni, Collé, Mlle  Clairon, Talma et d’autres auteurs ou acteurs, formant 14 volumes. Citons enfin, parmi les Mémoires d’auteurs étrangers, ceux de Frédéric II, de Catherine II, de Franklin, de Mme  Elliott, de Jefferson, de Rostopchine, et parmi les Mémoires autobiographiques, ceux de Benvenuto Cellini, Casanova, Luther, Gœthe, Wagner et Tolstoï.

Tous les Mémoires dits « historiques » n’ont pas la même valeur. Souvent, leurs récits ne doivent être admis qu’avec la plus grande circonspection et après de nombreuses confrontations. À côté des tendances particulières aux auteurs et qui dominent chez presque tous sur la vérité historique, il faut tenir compte de celles des partis, et bien des jugements sont sujets à caution. Voltaire, comparant les Mémoires qui paraissaient simultanément en Angleterre et en France, disait : « S’ils s’accordent ils sont vrais ; s’ils se contrarient, doutez. » Renan a écrit à propos des Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, de Guizot : « C’est presque une obligation pour l’homme qui a tenu dans sa main les grandes affaires de son pays de rendre compte à la postérité des principes qui ont dirigé ses actes et de l’ensemble de vues qu’il a porté dans le gouvernement. » Cela serait très bien, si ces hommes n’avaient pas agi si souvent sans principes et n’étaient pas surtout occupés, en écrivant leurs Mémoires, a donner le change sur leurs erreurs pour rechercher des justifications posthumes. On attend toujours les Mémoires d’un homme d’État qui, faisant loyalement son examen de conscience, dira : « Voilà comment je me suis trompé. Tirez-en les enseignements nécessaires !… » Ils sont pourtant nombreux ceux qui devraient s’exprimer ainsi. Est-il, par exemple, un seul des responsables de la grande guerre qui reconnaîtra son crime et son impéritie ? Non. La librairie est encombrée de la masse de leurs Mémoires où ils étalent avec une impudente vanité leur prétendu rôle dans la direction d’événements qui les avaient dépassés dès le premier jour. Tous ces apprentis sorciers sont fiers des calamités qu’ils ont déchaînées et de leur criminelle aberration.

Un grand nombre de Mémoires sont apocryphes ; d’autres sont nettement faux, tels ceux attribués à Mme  de Maintenon. Voltaire, qui a volontiers « plutarquisé » dans son Histoire du siècle de Louis XIV, en disait : « Presque chaque page est souillée d’impostures et de termes offensants contre la famille royale et contre les familles principales du royaume, sans alléguer la plus légère vraisemblance qui puisse donner la moindre couleur à ces mensonges. Ce n’est point écrire l’histoire, c’est écrire au hasard des calomnies qui méritent le carcan. »

Parmi les Mémoires apocryphes, il y a des Mémoires de d’Artagnan, des Chroniques de l’Œil de Bœuf, des Mémoires de Napoléon Bonaparte. Ce genre se retrouve dans celui, fort en vogue aujourd’hui, des biographies romancées pour continuer à mêler à l’histoire les fables les plus aventureuses, les fantaisies les plus grossières et les plus tendancieuses. M. Daniel Mornet, maitre de conférences à la Sorbonne, a sévèrement jugé ce genre en écrivant fort justement : « Les biographies romancées sont dangereuses. Elles sont des écoles de truquage ou, plus poliment, de rhétorique. Elles habituent à « farder la vérité » et à goûter la vérité fardée. Elles sont à la vie vraie et à la conscience ce que leur sont le monde où l’on se farde et la conscience de ceux qui s’y plaisent. » Ce genre ne pouvait que convenir à notre époque où la sophistication s’étend à tous les domaines pour égarer l’opinion et lui faire accepter, démocratiquement, le retour à toutes les turpitudes du passé. ‒ Édouard Rothen.


MENCHEVISME n. m. Vers 1900, une divergence d’idées importante se manifesta au sein du Parti social démocrate Russe. Une partie de ses membres, se cramponnant au « programme minimum », estimait que la révolution russe, imminente, serait une révolution bourgeoise, assez modérée dans ses résultats. Ces socialistes ne croyaient pas à la possibilité de passer, d’un bond, de la monarchie féodale au régime socialiste. Une république démocratique mais bourgeoise, qui ouvrirait les portes à une rapide évolution capitaliste, telle était leur idée fondamentale. La « révolution sociale » en Russie était, à leur avis, chose impossible pour l’instant.

Beaucoup de membres du parti avaient une opinion opposée. D’après eux, la révolution aurait toutes les chances de devenir une « révolution sociale », avec ses conséquences logiques. Les autres socialistes renoncèrent au « programme minimum », ils s’apprêtèrent à la conquête du pouvoir et à la lutte immédiate et définitive contre le capitalisme. Les leaders du premier courant furent : Plékhanoff, Martoff et autres. Le grand inspirateur du second fut Lénine.

La scission définitive, irrémédiable, entre les deux camps eut lieu en 1903, au Congrès de Londres. Les social-démocrates de la tendance léniniste se trouvèrent en majorité. « Majorité » étant en russe bolchinstvo, on appela les partisans de cette tendance bolcheviki (en français : majoritaires). « Minorité » étant en russe menchinstro, on dénomma les autres mencheviki (en français : minoritaires). Et quant aux tendances elles-mêmes, l’une obtint le nom de bolchevisme (Voir ce mot), l’autre, celui de menchevisme (tendance de la minorité).

Après la victoire des bolcheviki en 1917, Ils déclarèrent le menchevisme contre-révolutionnaire et l’écrasèrent.