Encyclopédie anarchiste/Mendier - Mère

La bibliothèque libre.
Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 3p. 1500-1513).


MENDIER (latin mendicare). V. n. : demander l’aumône. V. a. : demander comme une aumône, mendier son pain. Par extension : rechercher avec bassesse : mendier des approbations, des protections.

Action du gueux, de l’indigent, qui demande l’aumône, action du mendiant. Cette action, ou mendicité, est réglementée par des lois. Autrefois, la mendicité était tolérée. Il y avait même à Paris un quartier obscur, composé de rues étroites, tortueuses, sales, dont les maisons, mal bâties et d’apparence sordide, servaient de repaire à toute une armée de mendiants. Ce quartier s’appelait la Cour des Miracles. On l’avait ainsi nommé, parce que les pauvres qu’on voyait pendant le jour aux portes des églises, sur les places publiques ou dans les rues sollicitant la charité des passants, tous estropiés, mutilés ou couverts d’ulcères, n’étaient pas plus tôt rentrés dans leurs domiciles, que, jetant leurs béquilles, ils se redressaient sur leurs jambes, d’où, par suite du même miracle, les ulcères avaient disparu. La police finit par intervenir, et les mendiants, obligés de se disperser, renoncèrent à leur métier ou allèrent le continuer ailleurs. Ce quartier a été reconstruit depuis le commencement du xixe siècle, et la « cour des miracles » ne présente aujourd’hui plus rien de son aspect de cette époque.

Tous les mendiants, ne furent pas des gueux ; d’aucuns (et non des moins vils et avides d’aumônes) avaient érigé la mendicité en théorie de vie sainte ; ils constituèrent des compagnies, des associations de religieux ne voulant vivre que des aumônes, y réussissant fort bien et, quoique très nombreux, parvenant à enrichir leurs sociétés : ce furent les ordres mendiants. Comme d’autres gagnaient le ciel à conserver saintement leur crasse, ils le voulaient gagner en ne travaillant pas et en s’abaissant toute leur existence. Voici ce qu’en dit le dictionnaire Lachâtre : « Ordres mendiants : On comprend sous cette dénomination générale, non seulement les instituts religieux et monastiques qui reconnaissent saint François d’Assise pour fondateur, mais encore beaucoup d’ordres qui, nés à peu près vers la même époque, faisaient également vœu de pauvreté et ne vivaient que du fruit des aumônes qu’ils obtenaient des fidèles. Voici le dénombrement des institutions qui se glorifiaient de ce surnom : 1° les frères mineurs ou franciscains ; 2° le second ordre ou les clarisses instituées par sainte Claire, en l’année 1212 ; 3° le tiers-ordre ou les tertiaires, à qui le même fondateur donna une règle en 1221 ; 4° les capucins, l’un des ordres les plus nombreux de l’Église ; 5° les minimes, fondés par François de Paule ; 6° les frères prêcheurs ou dominicains, établis vers 1216, sous les auspices et la conduite de saint Dominique de Guzman : les religieux de cet ordre furent appelés Jacobins en France ; 7° les carmes, venus de la terre sainte en Occident, pendant le xiiie siècle ; 8° les ermites de saint Augustin, dont l’institut fut mis au nombre des ordres mendiants par le pape Pie IV, en 1567 ; 9° les servites ou ermites de saint Paul, les hiérolymites, les cellites, etc. ; 10° enfin l’ordre du Sauveur et celui de la pénitence de la Madeleine. Tous ces instituts, qui avaient eux-mêmes des rejetons et des subdivisions, formaient ce qu’on appelait les quatre ordres mendiants dont les noms suivent par ordre de préséance : les franciscains, les dominicains, les carmes et les augustins. » Et ces gens-là vivaient à l’aise, si l’on en croit le dicton populaire ( « gras comme un moine » ) et amassaient des sommes considérables, tant il est vrai que la bêtise humaine est vraiment apte à donner une idée de l’infini. Qu’on en juge : Parlant des capucins le Larousse déclare : « Établis en France en 1573, ils y possédaient 400 maisons en 1790, lorsqu’ils furent supprimés. » Ce n’est déjà pas si mal, mais à propos de ces mêmes « capucins » dans un ouvrage publié en 1793, par G. Carlo Rabelli : « Mascarades monastiques et religieuses de toutes les nations du globe, etc… », on peut lire : « Quelqu’un qui n’aimait pas les capucins, disait : ils sont paresseux, ignorants et sanglés comme des ânes ; barbus, lascifs, sales et puants comme des boucs ; enfin ce sont les punaises de la chrétienté. » Cet ordre ainsi dégagé de toutes les entraves qui pouvaient nuire à sa propagation, vit augmenter ses recrues, et put bientôt marcher de pair avec les congrégations les plus étendues et les plus florissantes ; il a prodigieusement pullulé ; il est divisé en plus de cinquante provinces et trois custodies, où l’on compte plus de seize cents couvents, et 25.000 capucins ; non compris les missionnaires du Brésil, du Congo, de la Barbarie, de la Grèce, de la Syrie, de l’Égypte et de toutes les autres parties du monde où il y a des capucins missionnaires. »

Actuellement, les ordres religieux, pratiquent tous la mendicité, en vivent grassement, mais lui donnent un autre nom : ils font des quêtes.

Pour le vulgaire, la mendicité est défendue par la loi et il n’est pas rare de voir des communes qui s’enorgueillissent d’écriteaux ainsi rédigés et apposés aux coins des rues : « La mendicité est interdite sur le territoire de la commune. » Ici, sans doute, nous sommes en pays civilisé : cela se voit, cela se lit, ici, il n’y a pas de mendiants… Est-ce à dire qu’il n’y a pas de miséreux, pas de pauvres infirmes, de vieillards chenus et sans soutien ? que non pas ! cela signifie simplement, que le riche, le pourvu, le bien vêtu, le ventre plein, n’entend pas être dérangé quand il rumine.

C’est pour le misérable, privé du nécessaire que ces lois sont faites et leurs injonctions sont formelles et le gendarme est sans pitié : Un décret du 7 juillet 1808, en déclarant que la mendicité était interdite dans toute la France, avait prescrit dans chaque département la création de « dépôts de mendicité », où devaient être conduits les mendiants n’ayant aucun moyen d’existence. Ce que sont ces dépôts de mendicité ? Des prisons ! Aussi les miséreux poussés à tendre la main, les craignent-ils plus que la faim, le froid, la prison ordinaire et même la mort solitaire dans quelque coin de bois. Le législateur ne pouvait ignorer ce qui allait nécessairement se produire et il a édicté les peines suivantes : (Art. 474 du code pénal) : « Tout individu qu’on a surpris mendiant est justiciable de la police correctionnelle. Si, dans le lieu où il a été arrêté, il existe un dépôt de mendicité, il peut être puni d’un emprisonnement de trois à six mois, et, après l’expiration de la peine, il doit être conduit au dépôt ; s’il n’y a pas d’établissement de ce genre, et si le mendiant est valide, l’emprisonnement ne sera que de un à trois mois. Si le mendiant a été arrêté hors du canton de sa résidence, l’emprisonnement sera de six mois au moins et de deux ans au plus. Si un mendiant use de menaces, ou s’il s’introduit sans l’aveu du propriétaire dans une maison d’habitation ou dans un enclos qui en dépende ; s’il a feint des infirmités ou des plaies ; s’il a mendié avec un autre individu, à moins que ce ne soit un aveugle et son conducteur, un père et son fils, un mari et sa femme, la peine est la même. Tout mendiant surpris travesti, porteur d’armes, etc., bien qu’il n’en ait pas fait usage, sera puni d’un emprisonnement de deux à cinq ans ; si on trouve en sa possession des objets d’une valeur excédant 100 francs, dont il ne peut justifier l’origine, il encourt la peine d’emprisonnement de six mois à deux ans. En cas de crime, le mendiant subit toujours une peine plus forte que l’accusé non mendiant. En cas de récidive, la peine sera au moins du maximum, et pourra même être portée au double. » Voilà la « justice » assise sur la pitié !

Ayant ainsi légiféré et éloigné de sa sensibilité humaine le choquant spectacle du pauvre quémandeur, le bourgeois délivré songe que « l’ordre règne à Varsovie » et qu’il n’y a plus de mendiants par les routes, donc plus de pauvres, plus d’affamés, plus rien que des bien nantis. Il sent alors son cœur s’amollir, une larme lui venir à l’œil ; rappelant une pitié désormais sans emploi, il rédige un second écriteau qui susurre ce conseil : « Soyez bons pour les animaux !… »

Avec la mendicité, c’est toute la question sociale qui se pose ; en vain jouera la charité (V. ce mot), publique et privée, en vain se produiront des dévouements parfois sublimes, le mode d’appropriation du sol et des instruments de travail engendre nécessairement le paupérisme moral et matériel. La charité est impuissante à guérir les plaies purulentes qu’elle constate chaque jour parce qu’elle ne s’attaque pas aux causes, mais aux effets. Pour un individu qu’elle secourt, deux autres viennent grossir le bataillon des affamés.

La mendicité est un véritable fléau par la pourriture morale qu’elle provoque ou amplifie. En effet, l’être qui demande l’aumône, qui mendie, qui tend la main, subit un abaissement de sa personnalité, toujours plus accentué. Scrupules, fierté s’émoussent et il tombe à n’être plus qu’un animal quêtant sa pitance. Les autres sentiments humains se ressentent évidemment de cette chute morale ; aussi, un anarchiste a-t-il pu dire que si le vol est plus dangereux que la mendicité il est du moins autrement honorable.

Dans les pays où le chômage ne sévit pas encore comme un fléau, où les méthodes modernes de production rationalisée ne jettent pas encore à la porte de l’usine l’ouvrier à 45 ans, la mendicité l’emporte considérablement sur le vol, car tant qu’il peut travailler, gagner son pain sec, l’ouvrier ne songe pas à prendre ailleurs ce qui lui manque, et quand il ne gagne plus sa vie, infirme ou trop vieux, il manque de volonté, d’énergie, de ressort, pour oser autre chose que mendier.

Dans les pays où la rationalisation industrielle jette sur le pavé des hommes encore jeunes, susceptibles de vouloir et d’oser, le vol l’emporte de beaucoup sur la mendicité. L’homme qui a conservé quelque ressort vital répugne à demander l’aumône et prétend se procurer ce qu’il considère comme devant lui appartenir, par des moyens plus dangereux certes, mais qui ne sont pas acceptation passive d’un sort inique et ne le livrent pas, rampant, à la merci du don.

Il semble bien que dans la société actuelle, une partie de l’humanité doive nécessairement osciller du vol à la mendicité et de la mendicité au vol. Et il n’y a pas, absolument pas, d’autre remède que celui-ci : le peuple prenant conscience de son état de mendiant permanent et voleur audacieux, faisant rendre gorge aux profiteurs de son travail, détruisant l’État, et ne voulant plus produire que pour lui-même. ‒ A. Lapeyre.


MENEUR (SE) (de mener). Subst. : Personne qui mène : Le meneur de la danse. Celui qui mène, qui conduit une femme par la main dans certaines cérémonies. Meneuse de nourrices, femme qui recrute des nourrices dans certains villages pour les conduire à Paris ou dans les grandes villes. Meneur d’ours, celui qui mène un ours dans les rues et qui gagne sa vie à lui faire faire des tours. Meneur de gens de guerre, se disait, dans l’ancienne hiérarchie militaire, des commissaires de guerres. Meneuse de table, ouvrière qui forme des jeux avec les cartes après qu’on les a coupées. Meneur de ciseaux, ouvrier cartier qui découpe des cartes.

Au fig. et famil. Se dit de celui qui prend un ascendant sur les autres et les assujettit à sa volonté : les meneurs d’un parti. C’est plus particulièrement dans ce sens que le mot est employé, et le plus souvent par la classe bourgeoise qui se rend compte de l’influence de certains individus dans tous les mouvements de masses. Aussi quand la grande presse parle des meneurs révolutionnaires, elle y ajoute un sens péjoratif afin de disqualifier les militants susceptibles d’amener au succès un mouvement de revendication. Elle emploie ce terme également afin de cacher au prolétariat son véritable degré d’évolution. Elle lui dit : « bien sûr, tu réclames, tu protestes, tu te révoltes, mais tu n’en es pas moins un pauvre troupeau absolument incapable de te guider toi-même ; il te faut un chef, un meneur !… » Aujourd’hui encore, même quand il n’y a pas de meneur, même quand le mouvement est spontané, le peuple en vient néanmoins à croire qu’en effet, si tel et tel camarade n’étaient pas là, agissant comme chefs, comme meneurs, il eût été incapable d’action. Cette conviction entrée en lui, si on arrête « les meneurs », si on les emprisonne, l’ouvrier perd confiance en sa propre capacité, se décourage et cesse la lutte.

Les partis politiques dits de gauche, et même les syndicats à tendances politiques, ont aussi besoin du meneur. Cet être hybride et sans conviction profonde, prêt à toutes les besognes, aux meilleures et aux pires, à la fois chef et valet, se hisse, à la force d’un coup de gueule, aux bonnes places pour manœuvrer le prolétariat dans un but personnel ou pour le service d’un parti. Le meneur est l’affirmation permanente de l’inconscience du peuple, de sa faiblesse et de son abandon.

Autre chose est, par contre, le militant qui agit vigoureusement et intelligemment (seul ou dans le sein d’un mouvement quelconque) n’étant rien, ne voulant rien être qu’un homme libre qui sait ce qu’il veut, le veut bien, et essaie d’entraîner ses compagnons et non de se substituer à eux, de les mener… Le premier suppose un troupeau. Le second affirme des individus. ‒ A. Lapeyre.


MENSONGE n. m. (du bas latin mentitionica de mentiri, mentir). On n’admet plus aujourd’hui que la religion soit une invention pure et simple des prêtres ; elle serait d’origine sociale et, parmi ses facteurs primitifs, comprendrait les tabous, l’animisme, le totémisme, la magie. Mais l’on oublie trop le rôle énorme joué par le caprice ou l’intérêt sacerdotal, dans l’établissement des dogmes, des rites, des prescriptions morales. Purgatoire et confession, pour ne citer que ces deux exemples, furent inventés par les théologiens catholiques, le premier pour extorquer l’argent des fidèles, la seconde pour renseigner le clergé sur les agissements secrets de ses adversaires. Pas un mot du purgatoire dans l’Évangile ; et c’est au xie siècle seulement que les croyants se mirent à racheter les peines des morts en faisant de larges aumônes aux monastères. Dans la primitive Église, certains fidèles s’accusaient publiquement des fautes qu’ils avaient commises, par esprit d’humilité ; mais on ne trouve rien qui ressemble à la confession auriculaire d’aujourd’hui. C’est en 1215 seulement qu’elle fut rendue obligatoire par Innocent III, ce pape intrigant, qui rêvait d’asservir toute la chrétienté. Comme il fallait faire la cour aux grands et trouver pour eux des accommodements avec le ciel, les confesseurs inventèrent une science nouvelle, la casuistique, permettant de rendre bonnes, chez le maître, des actions qui, chez le valet, restaient mauvaises. Chose facile puisque l’Église allonge ou raccourcit, à volonté, la liste des fautes qui conduisent en enfer ou au purgatoire ; par contre il faut beaucoup d’ingéniosité pour masquer une contradiction si flagrante et lui donner une apparence de raison. Cette duplicité éclate avec une force spéciale lorsqu’il s’agit du mensonge.

Mentir, dit le catéchisme, c’est parler contre sa pensée ; il ajoute que l’on ne doit jamais mentir. Les théologiens vous expliquent qu’en effet le mensonge est intrinsèquement mauvais, c’est-à-dire mauvais en soi ; Dieu a donné la parole à l’homme pour traduire sa pensée ; un accord permanent doit régner entre celle-ci et celle-là ; le rompre constitue une faute. Et ils ajoutent qu’au prix du plus petit mensonge il serait criminel de sauver toutes les âmes de l’enfer. Voilà ce qu’on enseigne au peuple et aux enfants. Mais aux grands l’on dit autre chose. Sans doute le mensonge est défendu, affirme le casuiste, mais tromper n’est pas mentir : la parole doit répondre à la pensée, seulement vous pouvez n’exprimer tout haut qu’une partie de la phrase et l’achever pour vous seul, de manière que personne ne l’entende. « Avez-vous vu Pierre tuer Paul ? » vous demandera-t-on. Vous l’avez vu ; pourtant vous pourrez répondre : « Non » sans mentir, à condition d’ajouter intérieurement : « du moins pas pour le dire ». Le prêtre qui vient d’extorquer l’héritage d’une mourante niera ou affirmera ce qui lui convient, en vertu du même principe ; sa conscience restera blanche, immaculée. C’est la restriction mentale, dont l’Église autorise l’usage dans tous les cas, même si l’on prononce un serment ; excepté bien entendu lorsqu’on parle à son confesseur et aux dignitaires ecclésiastiques.

Admirez cette invention machiavélique qui permet d’esquiver la vengeance céleste, sans se priver néanmoins de mentir. Pour marcher dans de pareilles combinaisons, Dieu doit être un bien triste sire ! La raison heureusement ignore les fantaisies criminelles de la théologie. On recherche un homme innocent pour le massacrer, j’estimerai bon d’égarer ses persécuteurs. Mais, au voyageur perdu dans la montagne, je serais coupable d’indiquer un chemin sans issue. Un chef m’interroge, poussé par le désir d’utiliser ce qu’il apprendra contre moi ou contre mes amis, il ne saura point la vérité, n’y ayant nul droit ; je la dirai spontanément au malheureux que l’on trompe par intérêt. Si l’enfer existait, je mentirais avec plaisir pour arracher à leurs tortures les victimes de Jahveh ; et, ce faisant, je m’estimerais moralement supérieur à leur geôlier. Tout homme sensé m’approuvera ! Ainsi, dire ou non la vérité ne devient mauvais ou permis qu’en raison des conséquences et du but ; c’est en fonction d’une norme extrinsèque que chacun apprécie le mensonge. Peut-être les théologiens l’ont-ils compris ; la restriction mentale serait alors un moyen d’adoucir la règle primitive. Pourquoi ne pas reconnaître franchement sa caducité ? Ce serait plus honnête ; mais pour gouverner, prêtres et grands ont besoin d’être renseignés par ceux mêmes qu’ils exploitent. L’action secrète un peu large, voilà leur pire adversaire ; contre elle l’Église se devait de brandir la peine du feu éternel.

À la base de la morale chrétienne, comme de toute morale théiste, gît d’ailleurs une insoluble difficulté. Pourquoi Dieu ordonne-t-il ceci, défend-il cela ? Bien et mal sont-ils une création arbitraire de sa volonté ou, supérieurs à Dieu même, s’imposent-ils à son intellect comme à celui des hommes ? Dans le premier cas vertus et vices dépendent des caprices du vouloir divin. Que Jahveh l’ordonne et tuer ses parents, calomnier, boire jusqu’à l’ivresse, deviendront des actes méritoires. Doctrine monstrueuse, dont l’immoralité révolte, mais qui s’impose si le bien résulte du commandement divin le mal de la défense divine. Dans le second cas Dieu cesse d’être tout-puissant, puisque la loi morale s’impose impérieusement à sa volonté. Et cette loi morale résulte de la nature des choses ; elle subsisterait donc intégralement en l’absence même de Dieu. Si Jahveh ordonne d’aimer ses parents, non parce qu’il le veut arbitrairement, mais parce que la chose est bonne en soi ; cette chose restera bonne en l’absence du vouloir divin. Le rôle du Père Éternel n’est plus que celui du gendarme, veillant sur des trésors qui ne lui appartiennent pas. On voit la naïveté de qui explique tout par l’existence de l’Être suprême, poubelle métaphysique où l’on entasse à plaisir d’incroyables contradictions.

Ne nous étonnons plus si, après avoir condamné théoriquement le mensonge (exception faite pour la restriction mentale), l’Église, interprète de Jahveh, le catalogue ensuite parmi les vertus ; sous le nom d’humilité, de modestie, de politesse, etc. Volontiers le croyant s’accuse devant Dieu d’être un pêcheur digne de son courroux ; il se frappe la poitrine et s’écrie : « C’est ma faute, c’est ma très grande faute… pardonnez-moi Jésus. » Mais, dans la litanie des manquements qu’il énumère, il oublie les vices profonds ; il regrette d’avoir négligé la messe, mangé du lard le vendredi, nullement d’avoir volé ses ouvriers s’il est patron, extorqué les économies du pauvre s’il est financier. Infatué de sa personne, le dévot s’estime infiniment supérieur aux mécréants qui l’entourent. « Par moi-même je ne suis rien, dit le curé à ses ouailles, mais, en qualité de représentant de Dieu, il est indispensable que je sois obéi, respecté, que j’occupe toujours et partout la première place. » L’humilité du chrétien vise en général à donner le change sur son orgueil forcené. Comment ne pas se croire un personnage quand on est l’ami de Jésus et qu’une éternité de gloire vous attend ? Même remarque au sujet de la modestie, affectée par les prêtres et les nonnes ; sous des allures de chattemite, elle cache habituellement des désordres profonds. Séminaires et couvents sont des pépinières de choix pour les vices contre nature ; mais la façade peinte en blanc détourne les soupçons. Assurément la politesse a son utilité ; toute vie sociale deviendrait impossible si chacun blessait les autres sans ménagement. Et quel homme n’a rien à se faire pardonner ! Masquer une froide malveillance sous des formules hypocrites est bien différent ! Or de nos jours la politesse consiste trop souvent, à prononcer des phrases que l’esprit ne contresigne pas ; ce n’est plus la manifestation d’une sympathie fraternelle, c’est un moyen commode de tromper son prochain.

Organisations politiques et religieuses, structure sociale et économique reposent sur le mensonge : il serait invraisemblable que les individus puissent échapper à l’emprise universelle de l’hypocrisie. Mais à l’homme d’État, au diplomate, à l’administrateur, au privilégié, on fait un mérite de tromper l’adversaire, de cacher ses desseins, alors qu’on appelle dangereux menteur le prolétaire qui en fait autant. – L. Barbedette.


MENSONGE (et ENFANT). Le jeune enfant ne se soucie pas de communiquer exactement sa pensée et de décrire objectivement les faits. Il distingue mal les produits de son imagination et les réalités et comble inconsciemment les lacunes de sa mémoire par de la fabulation.

Les causes de ses erreurs sont nombreuses, il y a :

1° Les perceptions erronées, les erreurs des sens, qui sont d’autant plus fréquentes que l’individu est plus jeune ;

L’imagination, moins vive que chez l’adulte mais moins bien contrôlée par l’esprit critique ;

3° La suggestibilité, « Montrons-nous circonspects, écrit Jonckheere, en posant des questions, car leur forme peut influencer la réponse et provoquer des erreurs de fait ». Quelqu’un vient de passer ; nous pouvons demander, par exemple : Comment la personne qui vient de passer était-elle coiffée ? La personne qui vient de passer était-elle coiffée ? La personne qui vient de passer était-elle coiffée d’un chapeau ou d’une casquette ? La personne qui est passée tout à l’heure n’avait-elle point un chapeau sur la tête ? Les premières de ces questions n’impliquent aucune suggestion mais il n’en est pas de même de la troisième et surtout de la quatrième.

4° Le manque de développement intellectuel ne permet pas le travail de l’autocritique. Le jeune enfant admet sans difficulté des données contraires.

5o  L’affectivité est liée plus étroitement à tous les processus psychiques de l’enfant.



Le jeune enfant ne ment pas et ne dissimule pas. Quand découvre-t-il le mensonge et commence-t-il à dissimuler ? La plupart des psychologues admettent que ce n’est que vers sept ans. À vrai dire il nous semble que des enfants plus jeunes altèrent sciemment la vérité, mais ils le font plutôt par jeu que dans l’intention de tromper.

Comment l’enfant devient-il capable de mentir ?

Peut-être, parce qu’il s’aperçoit qu’il avait commis une erreur et en avait tiré profit. Peut-être parce qu’il a surpris quelques mensonges de ses parents ou d’autres adultes. Peut-être parce que le mensonge lui apparaît comme un moyen de parvenir à ses fins.

Pourquoi l’enfant ment-il ? Des enquêtes ont été faites à ce sujet ; elles sont loin d’être parfaitement concordantes ; cependant, il semble bien que la crainte soit l’une des principales causes du mensonge enfantin. Mentir est pour l’enfant un moyen de défense.

Parfois aussi l’enfant ment par étourderie, par intérêt, par paresse, etc. Il est aussi des mensonges qui ne s’expliquent que par des causes d’ordre pathologique ; on a observé des enfants qui obéissent à une impulsion presque irrésistible, qui s’accusent de délits ou de crimes qu’ils n’ont pas commis.



De même que la fièvre est le plus souvent la conséquence et non la cause de la maladie, le mensonge nous apparaît comme un résultat. Si nous voulons corriger des enfants menteurs ou, mieux, éviter que nos enfants ne deviennent menteurs, il faut nous en prendre aux causes réelles du mensonge.

Tout d’abord lorsque de jeunes enfants disent le contraire de la vérité, il convient de ne pas considérer leurs erreurs comme des mensonges. Il ne faut alors ni leur attribuer l’épithète de menteur, ni les punir mais s’efforcer d’attirer leur attention sur l’erreur commise et éveiller peu à peu leur esprit critique.

Deuxième conseil : il ne faut pas donner aux enfants l’exemple du mensonge, ni surtout leur ordonner de commettre des mensonges. Combien de parents, par exemple, ont dit à leur fils ou à leur fille : « Va dire que je ne suis pas là. » Puis se sont indignés ensuite d’un mensonge du bambin.

Troisième conseil : il faut avec les enfants pratiquer la politique de la confiance et paraître croire qu’ils sont incapables de dénaturer volontairement la vérité. Profitons de leur suggestibilité, feignons de croire qu’il y a erreur ou faiblesse passagère mais non mensonge.

Ce conseil est d’autant plus important qu’il y a bien souvent malentendu ; de là un quatrième conseil : efforçons-nous de comprendre les enfants et de nous faire comprendre d’eux. Une anecdote toute récente viendra illustrer ce conseil. Nous avions donné à de jeunes enfants le problème suivant : « Il y avait 184 morceaux de sucre dans un sucrier mais la maman a pris 86 de ces morceaux. Combien y a-t-il encore de morceaux dans le sucrier ? » Un bambin, après quelques autres, nous présenta bientôt son travail. La réponse était exacte, mais, chose singulière, l’enfant dans sa soustraction, avait placé le plus grand nombre au-dessous.

— « Tu as copié ? »

— « Non, monsieur. »

Avait-il copié et était-il un menteur ? Ceci paraissait probable et pourtant quelque doute subsistait dans notre esprit.

« Comment as-tu donc fait ? »

Question facile à poser pour nous, mais à laquelle il était difficile au bambin de répondre car les jeunes enfants n’expriment pas toujours facilement leurs idées, si bien qu’enfants et adultes se comprennent souvent fort mal.

Cependant, en y mettant du temps, nous finîmes par comprendre ceci : dès la lecture du problème l’enfant avait été frappe par le rapprochement des nombres 84 et 86 et voici, par suite, comment il avait raisonné intuitivement (car il ne s’agit pas là d’un véritable raisonnement logique) : en retirant 84 morceaux des 184 il en restera 100 mais il faut que nous en retirions encore 2 morceaux (86-84). On devine le reste l’enfant intuitivement et mentalement avait trouvé la réponse sans avoir fait nul calcul écrit, cette réponse était pour lui l’essentiel il avait ensuite placé au petit bonheur les trois nombres 184, 86 et 98. Si nous nous étions fiés aux apparences, nous aurions accusé cet enfant d’un mensonge qu’il n’avait pas commis, nous aurions alors paru à ses yeux comme une personne incapable de distinguer un mensonge d’une vérité et à laquelle on peut mentir sans danger.

Cinquième conseil : Évitons de poser aux enfants des questions qui peuvent les suggestionner par leur forme ou par leur ton. Ne les intimidons pas.

Sixième conseil : Le mensonge étant presque toujours le résultat d’une faute antérieure (paresse, vol, gourmandise,.etc.) corrigeons l’enfant des défauts qui peuvent le conduire au mensonge.

Dernier conseil : N’inspirons pas la crainte — cause principale du mensonge — et développons chez lui le sentiment du courage tout en lui faisant comprendre qu’il doit avouer ses fautes. — E. Delaunay.


MENTALITÉ n. f. (radical mental, latin mentalis, de mens, esprit). Au sens étymologique, le terme mentalité désigne d’une façon spéciale, l’intelligence, la connaissance ; il exclut alors de sa compréhension vie sentimentale et vie active. Mais, d’ordinaire, il est pris dans un sens plus large et s’applique à la totalité de la vie psychologique ; il devient donc synonyme d’état d’esprit. En art, en morale, en science, etc. il résume l’ensemble des tendances et des idées qui guident un individu, qui caractérisent une collectivité, une époque, un milieu.

Complexité, mobilité, continuité, voilà le triple aspect qu’offrent les phénomènes psychologiques, dont le déroulement ininterrompu constitue notre vie intérieure. Nous sommes en présence, non de faits isolés, séparables du tout, doués d’une vie indépendante, mais d’états qui se mêlent, se pénètrent, se colorent. Leur ensemble constitue une mosaïque compliquée, dont les éléments, impossibles à juxtaposer dans l’espace, subissent, à chaque instant, l’influence de tous les autres. À ma sensation actuelle s’incorporent des images, des souvenirs, des jugements, des idées, une nuance affective qui ne font qu’un avec les données primitives de ma perception ; une rage de dents, le bourdonnement d’une mouche suffiront à faire évanouir les plus sublimes idées ; et lorsqu’un gai soleil brille au dehors, la mélancolie s’attarde moins facilement dans les cœurs. Rien de stable, d’ailleurs ; les ondes fuyantes de la vie intérieure ne s’immobilisent jamais ; dans l’intimité secrète du moi, les phénomènes psychologiques jaillissent inlassablement. Avec raison l’on a comparé la conscience au cours d’un fleuve, dont les flots, sans cesse, changent et fuient ; un devenir perpétuel, telle est la loi de toute pensée. Mais ce devenir implique continuité, enrichissement ; aucun état n’apparaît radicalement nouveau, séparé par un infranchissable vide des états qui l’ont précédé. Une même coloration personnelle, la nuance toujours identique donnée par le moi profond, relient les eaux qui viennent aux eaux qui s’en vont. Sans doute, obéissant à un rythme, la vitesse du courant s’accélère et se ralentit tour à tour, mais grâce à la mémoire nul état psychologique ne s’évanouit définitivement ; dans le présent vécu par la conscience, toujours un lambeau du passé se retrouve. Le sommeil même, probablement, ne provoque point de rupture dans la trame de la vie intérieure, une série continue de rêves reliant le moi qui s’endort au moi qui s’éveille.

Mais, pour la commodité des recherches scientifiques, nous décomposons par abstraction cette réalité complexe et changeante en larges groupes de phénomènes où l’on introduit ensuite des classes de plus en plus menues. Déjà Platon distinguait trois parties dans l’âme humaine : la raison qu’il plaçait dans la tête, le principe des inclinations généreuses qu’il situait dans le cœur, l’appétit inférieur, véritable hydre à cent têtes, qu’il logeait dans le ventre. Aristote, dont la doctrine sera reprise au moyen âge, admettait quatre puissances essentielles : la puissance végétative ou nutritive, la puissance sensitive, la puissance motrice, la puissance raisonnable. Descartes et beaucoup d’autres après lui réduiront ces facultés à deux ; l’entendement et la volonté ; dans la sensibilité ils ne verront qu’une forme inférieure de l’entendement. Aujourd’hui l’on distingue d’ordinaire la vie affective, la vie intellectuelle, la vie active, qui, dans le langage courant, répondent, d’une façon globale, aux termes de cœur, d’esprit, de volonté. Naturellement, la psychologue moderne, débarrassé des préjugés métaphysiques, ne voit dans ces trois facultés, comme aussi dans toutes les subdivisions dont elles sont susceptibles, que des aspects de l’activité mentale, des points de vue sur une même réalité intérieure, et non des puissances distinctes, des entités spirituelles comme l’admirent un trop grand nombre de philosophes anciens. Expression interne de l’unité de l’être, la conscience, qui demeure dans une étroite dépendance du système nerveux, ne peut former qu’une large synthèse dont les divers éléments ne sauraient vivre et subsister les uns sans les autres.

Au-dessous d’un point central, comportant un maximum de clarté, la conscience psychologique se prolonge en zones marginales, dont la lumière s’atténue par degrés. Si j’écris à quelqu’un, j’aurai une connaissance précise et claire des nouvelles que je veux lui transmettre, des lettres que ma plume trace sur le papier ; mais du bruit fait par les voitures ou les piétons qui passent sous mes fenêtres, je n’aurai’déjà qu’une conscience très atténuée ; et, pour sentir la température de ma chambre, le contact de mes habits, il faudra que mon attention soit attirée spécialement de ce côté-là. Sans être toujours conscients, les états, placés à l’extrême limite du côté lumineux de l’âme, restent d’ailleurs perceptibles aisément et continuent en général d’influencer la conscience ; que le tic-tac du moulin cesse et le meunier, rendu insensible au bruit par une longue habitude, remarquera cet arrêt aussitôt. Mais une analyse régressive, lorsqu’on la pousse assez loin, oblige à supposer qu’une large partie de l’esprit plonge dans une complète obscurité. La vie psychologique normale témoigne de l’existence d’états mentaux inconscients.

Nos tendances, nos affections ne cessent pas d’être, quand elles cessent d’être senties ; et souvent la passion, avant d’éclater au grand jour, s’est développée lentement à l’insu de l’homme qu’elle consumera. Une mort, un départ vous révéleront brusquement la profondeur d’une affection que l’on croyait superficielle ; et c’est un événement fortuit qui, fréquemment, permettra de découvrir la force d’un amour resté jusque-là inconscient. Notre défaut d’attention, leur propre faiblesse ou leur continuité nous empêchent de percevoir maintes sensations. D’innombrables souvenirs subsistent en notre esprit qui ne viendront à la lumière que très rarement, si même ils y reviennent. C’est d’une secrète incubation de la pensée que résulte l’inspiration soudaine bien connue de l’artiste et du savant. Et, dans l’acte instinctif ou habituel, la conscience s’atténue au point de disparaître : on porte les mains en avant pour parer un coup sans attention préalable, et les doigts du pianiste continuent de jouer correctement même lorsque son esprit vagabonde au loin. L’automatisme psychologique, aux manifestations si diverses et si multiples, prouve à l’évidence que de larges pans d’ombre existent dans notre esprit.

Les techniques psychanalytiques de Freud ont justement pour objet d’explorer ces régions obscures. Au médecin placé à son chevet, le malade dira tout ce qui lui passe par la tête, donnant libre cours aux images, aux idées, aux souvenirs qui naissent associativement dans son cerveau ; ou bien, avant toute réflexion, il débitera les phrases, énoncera les pensées que lui suggèrent des mots inducteurs prononcés à dessein. Oublis, lapsus, retards, méprises ou erreurs diverses auront une cause que le psychanalyste pourra découvrir ; des expressions inattendues, des termes révélateurs, l’émotion dont s’accompagnent certains aveux, le renseigneront sur le contenu de l’inconscient.

Une interprétation méthodique des rêves permettra également de découvrir les désirs refoulés. En songe, l’enfant croit manger le sucre d’orge dont on le priva durant la journée. Mais un revêtement imaginatif, d’apparence absurde, défigure en général le souhait du dormeur ; d’où un symbolisme, dont il importe de détenir la clef pour découvrir le vrai sens des constructions oniriques. « Une malade rêve qu’elle n’arrive pas à donner à dîner à ses invités. La psychanalyse découvre qu’elle réalise en réalité un désir secret et inconscient qu’elle n’avait pas accusé au médecin : celui de ne pas donner à une de ses invitées (une amie maigre qui plaisait à son mari et dont elle était jalouse) l’occasion de bien manger et d’engraisser… Un jeune homme, amant clandestin d’une jeune fille, rêve qu’il est arrêté pour infanticide ; il ne réalisait pas ainsi le désir de tuer l’enfant qui pouvait naître de ses amours coupables ; mais il avait depuis peu le souci d’avoir pu rendre sa maîtresse enceinte et se tranquillisait par ce rêve, en imaginant son enfant mort ». Freud exagère la portée de certaines observations ; sa symbolique, ses interprétations paraissent quelque peu arbitraires ; mais nul n’a mieux mis en relief le rôle joué par l’inconscient, tant dans les psychoses et névroses que dans la vie normale et courante.

À notre activité mentale, consciente ou non, les spiritualistes ont donné pour support une entité métaphysique : l’âme. Et ce principe immatériel et simple, qu’utilise le cerveau durant la vie présente, continuerait de penser, vouloir et sentir, même après la mort. Prêtres et philosophes ont noirci d’innombrables pages pour étayer ce mensonge intéressé. Récemment Bergson dépensa beaucoup d’ingéniosité pour rajeunir cette doctrine absurde avec une virtuosité indéniable, il usa d’un vernis fait de science et de poésie pour masquer la vieille erreur spiritualiste, attaquée de toutes parts. Mais le vernis a craqué, et l’antique aberration dualiste, reparue, a précipité le déclin du bergsonisme. Sa faillite est si complète, si définitive qu’un disciple de Bergson, Jacques Chevalier, ose écrire de son maître : « Aujourd’hui, l’âge est venu, l’œuvre est inachevée ; et, autour de nous les fruits n’ont pas répondu à la promesse des fleurs… Des doctrines qu’on croyait mortes ont tiré de nouveau les intelligences vers le Mécanisme et la Matière. » Cet aveu a dû singulièrement coûter à son auteur un clérical militant, dont la république a trouvé bon de faire un professeur de Faculté ; il constate le discrédit qui atteint de nouveau les idées chrétiennes, du moins parmi ceux qui réfléchissent. « De même qu’un vêtement accroché à un clou déborde ce clou, de même dit Bergson, la conscience accrochée au cerveau déborde ce cerveau. » Et ce philosophe, qui a l’habitude de remplacer les arguments sérieux par de simples analogies, conclut que l’esprit décroché, libéré, continue de vivre lorsque disparaît le cerveau, « sans que je puisse toutefois promettre, ajoute-t-il avec un sérieux qui frise le comique, plus qu’une survivance temporaire, c’est-à-dire sans que je puisse promettre encore une survivance indéfiniment prolongée ou définitive ». En somme, il adopte les thèmes de la métaphysique judéo-chrétienne et se borne à modifier quelque peu les accords jugés inharmoniques aujourd’hui ; ce qu’il y a de neuf chez lui c’est le langage, non les solutions. L’art subtil du narrateur, l’agrément des périodes, une finesse d’observation indéniable ne pouvaient cacher indéfiniment la faiblesse de sa doctrine. Que les spiritualistes en prennent leur parti le charme est rompu du bergsonisme ; la raison a repris ses droits. Comment admettre l’existence d’un esprit distinct du corps, alors que le mental reste dans une dépendance si complète du physiologique ? Seule la communauté d’origine rend compte du prodigieux parallélisme qui fait coïncider, de façon minutieuse, les modifications cérébrales et les états psychologiques. Les expériences de Flourens ont démontré que l’animal décérébré n’était qu’une machine, un automate capable d’exécuter certains mouvements réflexes ou habituels, mais dépourvu d’intelligence et de besoins. Un pigeon se laissera mourir d’inanition devant un monceau de grains, toutefois il avalent les aliments que l’on placera dans son bec. Et l’ablation des hémisphères cérébraux aura des effets d’autant plus notables que l’on s’élèvera davantage dans la série des vertébrés ; tant il est vrai que le développement de la conscience est en raison directe de la perfection du système nerveux. Combien misérables aussi les élucubrations de Bergson touchant les maladies de la mémoire et ses jeux d’acrobate pour démontrer que les souvenirs ne se conservent point dans le cerveau. Sans doute la physiologique ignore beaucoup de choses touchant le système nerveux mais le mystère n’est pas plus grand de savoir pourquoi la régénération d’un tissu nerveux suffit à faire reparaître les images qu’il gardait en réserve, que de savoir pourquoi l’empreinte digitale revient rigoureusement identique après une brûlure profonde ou une plaie.

Nous devons donc conclure que la base dernière de la mentalité psychologique c’est le cerveau. Alors que l’homme se croit le maître de l’univers, nous apprenons, par les récentes découvertes médicales, que lui-même obéit aux glandes endocrines. Ses vices, ses vertus, son caractère en découlent, de même que son tempérament physique et la nonchalance ou la vivacité de son intellect. Mais l’éducation reçue, le milieu où l’on vit, la profession que l’on exerce, influent également sur le contenu de l’esprit. Des hommes fort cultivés et par certains côtés très modernes ont été comme arrêtés dans leur développement par une formation qui retarde de plusieurs siècles. Ceci se remarque souvent parmi les anciens élèves de l’enseignement congréganiste. Pour eux, la scolastique représente le dernier cri de la sagesse ; ils ne lisent qu’avec des lunettes théologiques, n’ont que dédain pour l’art affranchi des préoccupations religieuses ou patriotiques et ne voient dans les soulèvements populaires que de diaboliques machinations. De même, la profession crée des habitudes, des préjugés, qui marquent l’individu de façon indélébile généralement ; d’où la mentalité sinistre du politicien, du juge, du militaire, du patron. Milieu physique et moral, opinions philosophiques ont une importance non moindre ; l’homme du nord se distingue aisément de l’homme du midi, et l’on sait combien efficace l’action de la publicité, de l’opinion, de l’exemple. Sans doute le tempérament contredit parfois les idées, mais toutes choses égales, un libertaire cherchera moins à tyranniser ses semblables qu’un partisan de l’autorité. Ajoutons, chez les esprits d’élite un sentiment de révolte à l’égard des contraintes que la famille, la société, l’église prétendent leur imposer ; un besoin d’être soi-même, de se frayer sa propre voie, les détourne du conformisme traditionnel.

Toute mentalité humaine comporte certains éléments identiques ; c’est en vertu des principes souverains de la raison que nos opérations logiques deviennent possibles ; leur disparition serait le signal d’une éclipse de la pensée. Néanmoins de prodigieuses différences sont observables, soit dans le temps soit dans l’espace, entre les manières de sentir et de juger des peuples comme des individus. La fiévreuse activité chère aux habitants d’Europe et d’Amérique contraste avec la passivité qu’affectionnent les orientaux ; un artiste original, un vrai savant passeront pour des anormaux aux yeux du petit-bourgeois apeuré ; le cerveau libéré des dogmes est aux antipodes de l’esprit grégaire. Avec l’âge, la mentalité se transforme souvent ; socialiste à vingt ans, le même individu, surtout s’il a fait fortune, pourra s’affirmer réactionnaire à cinquante ; l’inverse arrive aussi quelquefois. Une crise lente ou brusque, une révolution intellectuelle ou sentimentale surviennent fréquemment chez les jeunes, moins souvent chez l’homme mûr, provoquées par le travail de la réflexion interne ou par des circonstances extérieures. Méprisables lorsqu’elles n’ont d’autre guide que l’intérêt, de pareilles transformations imposent le respect, quand elles ne valent à l’individu que des injures et des persécutions. Assurément le nombre est restreint de ceux qu’attire le sentier abrupte, rocailleux, bordé de précipices, qui conduit vers les sommets de la pensée ; ils existent pourtant et nous devons les aider à se découvrir eux-mêmes, à trouver leur chemin, à s’orienter. — L. Barbedette.

MENTALITÉ (Nouvelle. Ce qui distingue le monde ou l’humanité individualiste anarchiste, c’est qu’il ne consacre pas l’avènement d’un parti — économique, politique, religieux — d’une classe sociale ou intellectuelle — d’une aristocratie, d’une élite, d’une dictature. Ce monde, cette humanité n’existe qu’en fonction d’une mentalité nouvelle d’une conception autre que celle qui domine dans la société archiste, d’une façon différente de situer l’unité humaine dans le milieu humain.

La grande, l’ineffaçable caractéristique de cette mentalité nouvelle, c’est la place qu’elle fait à l’unité humaine, considérée comme base de toute activité, de toute réalisation sociale — à la personne humaine envisagée dans toutes les situations comme intangible, comme inviolable. C’est l’impossibilité absolue pour le social d’opprimer ou de restreindre l’individuel. C’est, dans les rapports de toute nature qu’ils peuvent entretenir les uns avec les autres, la mise sur le même pied, à un niveau semblable, des collectivités et des isolés, des totalités et des unités. Autrement dit, l’assurance qu’aucun désavantage ou infériorité — en matière d’accords, de tractations, d’ententes, de contrats ou autres — ne pourra résulter pour la personne humaine du fait de vivre, agir, produire ou consommer isolément.

Aucune humanité ne sera du goût de l’individualiste anarchiste si elle ne se fonde pas sur cette « mentalité nouvelle ». — E. Armand.


MENUISIER n m. (tiré du latin minutiare). Le menuisier travaille le bois en planches pour en faire des boiseries, des huisseries et des meubles. Menuisé a signifié : rendre menu, petit, menus travaux. Ce mot fut appliqué avec raison par les orfèvres qui étaient de deux catégories : les grossiers et les menuisiers.

Dès la plus haute antiquité les métiers du bois se confondaient dans celui du charpentier.

Des écrits et des gravures anciens nous révèlent qu’avec le bois, certains façonnaient et ornementaient des petits ouvrages, c’étaient des menuisiers sans en avoir la dénomination. (Afin de ne pas nous répéter, pour les détails nous renvoyons le lecteur aux mots : Bois, Charpentier, Ébéniste.)

Si l’on peut y ajouter foi, pour certains points matériels, l’Ancien Testament nous apprend que le temple de Salomon, décoré à l’intérieur par des Juifs et des Phéniciens, était orné de lambris en bois de cèdre et planchéié de sapin ; les portes de l’oracle étaient en olivier et celles de l’entrée du temple en sapin.

En Égypte, une peinture découverte à Thèbes montre que l’on y façonnait des portes à deux vantaux à panneaux. Les nombreuses pièces trouvées dans les monuments ensevelis : sièges, tabourets, stèle, se rapportent aux travaux de menuiserie des égyptiens.

Les Indiens sont les premiers à découper le bois pour l’ornementation des édifices ; ce n’est que 300 ans avant J. C. que dans cet immense pays on commença les constructions en pierre, jusque-là tout était édifié en bois.

550 ans avant J. C., on prétend que les collèges d’ouvriers du bois ont eu une existence régulière sous Servius Tullius et que sa constitution demeura en vigueur jusqu’à 241 ans avant J. C.

Sous Jules César (101 à 44 avant J.-C.) les outils étaient : la scie à main, le marteau, le ciseau, le maillet ; d’après Pline : l’herminette inventée par Dédale, la hachette, la rape, le rabot, le bouvet, la vrille. Lucrèce dit que la colle de taureau (colle forte) s’employait pour coller le bois.

Vitruve (29 ans avant J.-C.) rapporte que les Romains employaient le quercus (chêne) le sapinea (sapin) pour les lambris et les travaux des temples païens. L’ouvrier qui faisait les portes, fenêtres, volets se nommait : intestinarius (aménagement intérieur).

En Palestine israélite, il y a 1900 ans, à l’époque de J.-C., les meubles se composaient de lits et chaises, les portes en bois de pin tournaient sur des gonds et se fermaient au moyen de verrous en bois. Le professeur apportait à l’école sa chaise qu’il avait lui-même façonnée.

En 90, Plutarque cite que les charpentiers (tignarii) forment une centurie. Ce qui prouve que le métier était organisé. Les centuries de métiers étaient les plébéiens qui avaient des devoirs qui leur étaient imposés par les patriciens, dirigeants et usuriers de ce temps.

Dans les collèges romains les artisans travaillent pour le compte des associations publiques réglementées par les empereurs.

Rome était essentiellement militaire, les faveurs n’étaient octroyées qu’aux métiers utiles à la guerre. L’esprit romain voyait un abaissement dans les autres travaux manuels disant que c’était la prostitution de la dignité d’homme libre. Cet esprit de caste entraîna à la paresse et les époques qui suivirent furent en dégénérescence pour les travaux du bois et pour l’art en général.

Malgré cela, l’intelligence dominant dans les collèges d’artisans romains, ils eurent une grande influence sur la Gaule conquise ; en Allemagne, les pré-guildes religieuses qui en sortirent agirent sur les métiers et les impulsèrent.

Chez les Gallo-Romains, les portes d’entrée s’ouvraient du dedans au dehors ; il en était de même chez les Grecs.

Les guerres et les invasions successives de la Gaule font disparaître les corporations romaines ; le commerce et l’industrie dédaignés par les grands et les classes nobles sont aussi la cause qu’à l’époque franque, au commencement du roman et du moyen-âge il n’est que peu question du travail du bois.

Du iiie au ve siècle, le travail servile et monastique imprégné de mysticisme arrête l’évolution des premiers chrétiens.

Un pupitre de Sainte-Radegonde à Poitiers est du vie siècle.

Guizot dit que jusqu’au xe siècle tout était livré au hasard de la force. Ce fut la faillite de la civilisation romaine.

Au xe siècle disparaît l’ouvrier et le paysan, qui appartenait au seigneur et qui était vendu comme le mobilier ; d’esclave il devient serf.

Les corporations se rénovèrent un peu au xie siècle ; le travail est brut, il a perdu son fini et ses assemblages raisonnés, les joints sont doublés par des ais (couvre-joints) assujettis par des pointes.

Au xiiie siècle, les croisées sont surtout des volets qu’avec les coffres et les bahuts façonne le hucher ; on commence à revêtir les murs de boiseries en chêne.

Consultant les faits par les constructions, ponts, cathédrales, châteaux-forts, on voit qu’avec l’affranchissement des communes au xiie siècle, diverses associations se formèrent dans les villes ; même au ixe siècle, on note des confréries et guildes. Nous voyons que les boiseries de la cathédrale de Noyon sont de 1190, celles de Notre-Dame de Paris et de Chartres sont de 1196, celles de Ivenack en Mecklembourg sont de l’époque romane ; à Salzbourg, en Allemagne, existe un siège pliant de style roman datant de 1238.

Les corporations étaient des petites républiques, dont les chefs étaient élus par les maîtres et les ouvriers. Aucune preuve de l’existence du compagnonnage n’apparaît avant les xiiie et xive siècle.

Au xiie siècle on mentionne qu’à Strasbourg, la fédération des francs-maçons englobait les métiers du bâtiment : charpentiers, huchers, etc.

Les règlements des divers corps de métiers existaient bien avant Saint Louis (xiie siècle), mais n’étaient point officiellement adoptés. Le serf n’étant devenu que depuis peu l’artisan travaillant pour lui-même.

Étienne Boileau, prévôt sous Louis IX, rédigea le livre des métiers ; ses statuts servirent de modèle aux règlements des métiers qui furent établis dans toute la France. Ils mentionnent que les apprentis doivent être nés d’un loyal mariage. Le livre des métiers, en instituant les Corporations, stipule le classement en apprentis, valets, maîtres : ceux qui s’instruisent, ceux qui servent, ceux qui commandent. L’huissier ne peut travailler la nuit ; à Paris, le travail commence et finit au son de la cloche de la paroisse, du lever du soleil au crépuscule. Il est noté que les charpentiers font les gros travaux : fermes, poutres, ponts, etc. ; les huchers : les huches, bancs, tables ; les huissiers : les portes et fenêtres ; les cochetiers : les navires et les voitures. Le lien à la Corporation n’est encore que conditionnel, mais les statuts et les ordonnances le rendent efficace, rétrécissant la liberté des ouvriers en les attachant aux maîtrises et aux confréries. Le métier est une propriété du monarque, qui l’accorde à titre de récompense. Dans les provinces, ce droit dépend du Seigneur ou de l’Évêque. En réalité l’ouvrier indépendant est inconnu.

En 1290, Jehan de Montigny, prévôt de Paris, fit adopter aux vingt-neuf maîtres huchers de la ville de nouveaux statuts qui les détachaient des charpentiers ; les huchers et huissiers sont confondus et peuvent confectionner les escrins (bières et cercueils). Les jurés exigent des compétences professionnelles pour exercer le métier. Défense était faite d’embaucher l’ouvrier d’un confrère sans qu’il soit libéré de tout engagement ; l’ouvrier est engagé à l’année. Dans les villes le pouvoir est exercé par les métiers où domine l’influence de la bourgeoisie marchande ; cette dernière est quelquefois en lutte contre l’aristocratie de la ville, questions d’intérêt dans lesquelles les compagnons et apprentis n’avaient rien à gagner.

Au milieu du xiiie siècle, les menuisiers travaillaient le merrain (chêne ou châtaignier scié sur quartier) tandis que les charpentiers employaient le bois à l’avenant et sur dosses.

Le rabot, en partie disparu depuis les Romains, réapparaît au xive siècle ; jusqu’ici, les bois étaient aplanis à la hache, herminette et au racloir.

Jean Bacin, en 1361, fait trois chéières pour la reine, qui lui sont payées 110 sous.

Au moyen-âge, les portes et fenêtres étaient sans cadres et sans assemblages. Ce n’est que sous Charles V que les menuisiers installent la bibliothèque du roi dans la tour du Louvre et se signalent par des assemblages dans les huisseries, les lambris, les sièges, les pupitres.

En 1370, la hiérarchie est sévère dans les corps d’états. Confréries et Compagnonnage naissant en font une chose à eux ; il en fut de même par les guildes en Allemagne.

Sous Charles VI, en 1371, H. Aubriot, prévôt de Paris, délivre des statuts aux menuisiers. Ceux-ci n’en sont pas enthousiasmés, beaucoup ne veulent pas les accepter, mais le Parlement les confirme et les impose en 1382.

Tous les gens du métier doivent faire partie de la Confrérie religieuse (surtout alimentée par les amendes). Les menuisiers adoptèrent Sainte Anne comme patronne.

Après une requête auprès d’Aubriot, ceux qui font les bancs, bahuts, coffres, tables, portes et fenêtres sont détachés des charpentiers pour former la communauté des huchiers (huchers). En 1382 ils prennent le nom de menuisiers.

C’est alors que le chef-d’œuvre est imposé à l’apprenti pour devenir Compagnon et au Compagnon pour passer Maître.

Avec la Renaissance, vers 1400, le Compagnonnage entre en puissance et s’impose pendant quatre siècles pour exercer le métier.

Le Compagnonnage se sent fort, il s’impose pour travailler. Son engagement terminé avec le Maître (patron), le compagnon est libre d’aller chez un autre. L’apprenti ne peut sortir de sa tutelle, les maîtres sont autorisés à les battre. Les maîtres fournissent tout l’outillage, l’ouvrier fournit ses bras et son initiative.

En France, en Angleterre, en Allemagne, en Lombardie, le chêne était presque seul en usage pour les meubles et les boiseries. Le noyer fut employé pour les lits (moins couramment), dressoirs, fauteuils, bancs, coffres. La sculpture devint distincte de la menuiserie ; dans le gothique fleuri, elle donna naissance à la profession des imagiers qui travaillaient également la pierre et le bois.

Les ouvrages des xive et xve siècle sont déjà des chefs-d’œuvre de menuiserie, impulsés en sciences et en art du dessin gothique, dans lequel vient s’allier celui de la Renaissance, tels la chapelle de Blois, de Saint-Ouen de Rouen, les caisses d’horloges à Beauvais et à Reims. Jehan de Liège, au xive siècle, fait les portes de la cathédrale de Dijon.

La généralisation de l’art et des principes du travail prend un caractère international surtout à la fin du gothique. Les ouvriers commencent à voyager.

Au commencement du xve siècle (1405), les menuisiers exécutèrent le coffre du premier coche qui transporta pour leur mariage Isabeau de Bavière et Charles VI.

La bannière était promenée les jours de fêtes et dans les cérémonies. Les armoiries de la bannière sont un blason d’azur portant une varlope d’or, un ciseau à manche d’or et un maillet d’or.

En 1471, Louis XI délivre aux huchers de nouveaux statuts.

C’est en 1486 que menuisier est appliqué sans autre épithète.

Le musée de Cluny possède du xve siècle le bois d’une des premières varlopes.

La menuiserie se perfectionne dans la Renaissance par l’embellissement des châteaux, des hôtels particuliers, des églises ; les beaux meubles massifs sortent des mains du menuisier.

Vers 1550 quelques compagnons menuisiers veulent se rendre indépendants, ils se réfugient dans le faubourg Saint-Antoine et y travaillent en association avec les charpentiers.

Sous Charles IX, le taux des salaires est établi chaque année, il est de dix sous tournois par jour en 1560.

En 1580, les statuts sont révisés.

En 1640, l’ouvrier hucher entrant chez un nouveau maître doit payer quatre sous à la caisse de la Confrérie et à la bannière du métier.

Sous Louis XIII, les portes cochères sont des pièces architecturales avec assemblages et embrèvements.

Sous Louis XIV, d’autres nouveaux statuts sont promulgués aux menuisiers concernant surtout les maîtres ; nul ne peut l’être s’il n’est Français ou naturalisé ; ordonne que le fils du patron doit produire un chef-d’œuvre ; de même l’apprenti après six ans d’apprentissage. Nul ne peut travailler s’il n’est reçu compagnon ou maître.

L’entrée à Paris d’un compagnon est fixée à cinq sous pour la communauté. Le menuisier ne doit exécuter que portes, fenêtres, lambris, stalles, pupitres d’autels, etc.

Dès 1650, les nouveaux maîtres doivent être catholiques, apostoliques romains.

En 1660, la Confrérie est étroitement liée à la Corporation.

On ne travaille ni les dimanches et jours de fêtes, ni les samedis et veilles de fêtes après vêpres, ni la nuit.

Les valets (compagnons) se louent à la semaine, au mois ou à l’année ; l’embauche se pratique au carrefour de la rue Saint-Antoine, carrefour des chars ; ils prêtent serment d’obéissance au patron et aux règlements.

La révocation de l’édit de Nantes, en 1685, fait retirer la Maîtrise aux protestants, qui s’exilent en Angleterre, en Allemagne, en Hollande avec toute leur science qu’ils y développent.

Pour payer les frais énormes des guerres, les prix des maîtrises sont majorés en 1704. Les caisses corporatives s’appauvrissent en créant une irritation générale des ouvriers, ce qui a comme résultat pour les menuisiers l’interdiction sous aucun prétexte de se réunir.

En 1744, sous Louis XV est ordonnée la Communauté des Maîtres Menuisiers et Ébénistes. La Confrérie de Sainte-Anne est consacrée aux menuisiers dans l’église des Carmes des Billettes, qui est ensuite abandonnée pour Sainte-Marguerite. Tous les membres de la corporation sont tenus d’assister aux offices.

Le Maître ne peut avoir qu’un atelier.

Par la force du Compagnonnage et de la religion, dont dépend la corporation des menuisiers, le xviiie siècle arrête quelque peu l’évolution scientifique et l’esprit d’indépendance des ouvriers.

Ce n’est qu’en janvier 1776 que le ministre Turgot supprime les Corporations et accorde à l’ouvrier la liberté de travailler pour son compte sans brevet ni redevances. Naturellement les maîtres s’insurgent et sentent leurs privilèges compromis.

En août, Turgot est destitué et les jurandes et les maîtrises sont rétablies. Néanmoins, la vieille institution a reçu du plomb dans l’aile, on la sent décliner un peu chaque jour par la volonté d’émancipation que manifestent les menuisiers et d’autres corps de métiers.

La fameuse nuit du 4 août 1789 condamne de nouveau les maîtrises et la loi du 7 juin 1791 confirme que les corporations sont définitivement abolies et supprime les communautés d’arts et manufactures.

De 1789 à 1814, on relate qu’en technique la menuiserie est en décadence.

Si la Révolution a suscité les idées de liberté, les longues et ruineuses guerres de l’Empire les ont complètement anéanties.

Quoique n’étant plus que toléré, le compagnonnage influence les menuisiers et les tient en les facilitant pour voyager et loger chez les mères ; c’est lui qui portera mollement jusqu’au milieu du xixe siècle le drapeau des revendications corporatives.

Un esprit nouveau est né avec la Révolution de 1848, les nouvelles sociétés, l’esprit d’association et de corporation. L’ouvrier de plus en plus matérialiste, rejette le mysticisme spiritualiste.

Le compagnonnage se modifie, de nombreux compagnons s’en détachent : les uns forment le Club des Compagnons du Devoir, d’autres les Compagnons Indépendants.

En 1849 dans toutes les villes de France une scission se produit chez les menuisiers entre les aspirants, qui veulent être traités à égalité, et les compagnons.

Perdiguier, compagnon du Devoir de liberté, ouvrier menuisier, dit Avignonnais-la-Vertu, est élu député de Paris par 117.292 voix ; il écrivit quelques livres très sensés et essaya d’unir tous les compagnons qui se querellaient. Un malaise régnait, un esprit nouveau se manifestait, les croyances s’évanouissaient. En 1853, c’est à Bordeaux que l’on se dispute ; en 1857, à Marseille, les rixes sont violentes entre Compagnons et Aspirants.

Dans le travail, le progrès mécanique se manifeste, à l’Exposition de 1850 par la scie mécanique verticale, par la machine à mortaiser, à raboter. Les machines ne sont encore l’apanage que de quelques gros entrepreneurs, parce qu’elles coûtent cher ; l’ouvrier y voit un mal, il la combat, craignant le chômage. En 1866, les machines se généralisent, la scie à ruban est inventée et figure à l’Exposition de 1867.

Après 1878, les menuisiers sont en partie libérés des Sectes compagnonniques ; ils fondent la Chambre Syndicale des ouvriers menuisiers, d’abord socialiste ; puis, quelques années plus tard, sans se déclarer anarchiste et sous l’influence de divers ouvriers très studieux, tels que Montant le Savoyard, orateur plein d’arguments et de verve, de Franchet de Blois, de Jamim le dessinateur, de tortelier, etc., le syndicat fait de la propagande révolutionnaire socialiste et anarchiste, qui en fait la corporation la plus avancée de France.

En 1888 c’est la manifestation contre la misère et le chômage que les menuisiers organisent à l’esplanade des Invalides avec Louise Michel et Pouget, qui sont condamnés à cinq et huit ans de prison.

Jamin avec l’aide du Syndicat, fait paraître La Varlope en 1835, journal corporatif anarchiste. Des cours de dessin sont ouverts par le Syndicat, l’un, rue Miollis avec Cardeillac, l’autre, rue Charlot avec Jamin, lesquels sont à la fois des cours techniques et sociologiques.

Rétrospectivement, l’outillage fut d’abord rudimentaire, un seul fer était dans les rabots. Longtemps après, probablement à la Renaissance, on mit un simple contre-fer qui empêchait les éclats de bois. Ce n’est qu’au commencement du xixe siècle que quelques menuisiers font ajuster des vis au contre-fer, qui s’appliquent de différentes manières en Allemagne, en France, en Angleterre, ce qui permettait de raboter plus finement.

Depuis 1880, l’outillage fut d’abord en fer et en acier, fabriqué en Angleterre, puis en Amérique, fut introduit en Allemagne et en France ; il permit de travailler avec plus de précision et moins de dépenses physiques ; ce sont les rabots droits et cintrés à volonté, les scies à mains, grandes et petites, qui remplacent peu à peu les encombrantes scies à refendre, à débiter et à araser. La routine des vieux menuisiers a été dure à surmonter dans l’outillage. Elle existe encore un peu aujourd’hui.

Les mèches cylindriques à couteaux et à vis remplacent celles dîtes à cuiller, à queue de cochon et anglaises.

Les progrès du machinisme qui se généralise dans le débit des bois, le sciage, le rabotage, moulurage, assemblage et, à présent le ponçage, firent naître la spécialisation, qui nécessita des traceurs, des monteurs, des finisseurs et des poseurs ou pailleux.

Dans les ateliers modernes le taylorisme commence, les ouvriers sont groupés en spécialistes : scieurs attachés à la scie circulaire ou à ruban, d’autres à la raboteuse, à la toupie ou à la ponceuse, etc. Ce sont, après les monteurs de portes, fenêtres, etc. les affleureurs et chevilleurs ; puis, les ferreurs et les poseurs.

Le métier dans le progrès de la machiné s’est subdivisé en menuisiers en bâtiment, menuisiers en meubles, menuisiers en sièges, menuisiers en voitures, ébénistes en pianos, menuisiers de théâtres, layetiers, tabletiers, etc.

Dans tout ceci l’ouvrier menuisier acquiert de la vitesse mécanique au détriment des connaissances techniques générales, qu’il abandonne et perd un peu chaque jour.

S’il y a avantage pour la rapide production, qui profite surtout au patronat, il y a déchéance morale pour l’ouvrier.

Tous les progrès ne profitent qu’au capitalisme, qui y trouve une source immédiate de profits vite réalisés, alors que le menuisier, s’il a moins de mal que jadis, n’en a pas plus de repos ni de bonheur intellectuel, il est modernisé de l’ancien esclave, serf, valet, en ouvrier dépendant du Maître, du Capital et de l’État, qui le pressure d’impôts.

Tous ces progrès pourraient être une source de bonheur pour tous par le rendement intensif en n’occupant l’ouvrier qu’une heure ou deux chaque jour dans les travaux du taylorisme abrutissant. L’ouvrier, le reste du temps, pourrait se consacrer à d’autres travaux manuels ou intellectuels non moins utiles. Mais nous sommes en période de mercantilisme, d’exploitation de l’homme par l’homme, de capitalisme soutenu par l’État. Toutes choses a détruire par la Révolution pour établir la Liberté et le bonheur pour tous. – L. Guerineau.


MÉPRIS n. m. (de mépriser, pour mespriser, de mes (mal) et priser). À l’opposé du respect se place le mépris dans la gamme des sentiments ; c’est le manque de considération ou d’estime pour quelqu’un ou quelque chose. On dira qu’un tel méprise le danger, le qu’en-dira-ton, les préjugés du milieu et du moment. Malheureusement, en majorité, les hommes sont attirés par l’argent, la renommée, le pouvoir ; ils admirent ceux dont la situation sociale est brillante, mais dédaignent ceux dont le rang ne leur semble point digne d’envie. Il est pénible de constater la platitude trop fréquente dont le pauvre fait preuve à l’égard du riche, l’ouvrier à l’égard du patron, le vulgaire citoyen à l’égard des autorités et, à l’inverse, leur arrogance à l’égard d’un plus misérable qu’eux-même, d’un plus faible, d’un plus persécuté. Il suffit de parler de condamné, de détenu, de bagnard pour qu’aussitôt les bien-pensants fassent les dégoûtés ; de malheureux forçats du travail, qui triment sans répit pour arrondir le magot d’un usinier millionnaire, affecteront des allures méprisantes à l’égard de l’irrégulier, du vagabond qui vivent en marge des oppressions collectives ; et la femme, qui eut besoin du maire et du curé pour s’unir à un homme qui la trompe quotidiennement, passera hautaine près de celle qui ne demande à personne la permission de vivre avec celui que son cœur a choisi. Dans les administrations, le chef semble d’ordinaire se croire d’une essence supérieure à celle de ses subalternes ; le professeur de faculté dédaigne le professeur de lycée qui, à son tour, le rend au primaire, trop porté lui-même à se considérer comme infiniment supérieur aux ouvriers dont il instruit les enfants.

Par une adroite distribution de titres, de médailles, de galons, la société entretient soigneusement la croyance en des mérites imaginaires qui élèvent l’individu au-dessus du vulgum pecus et, par contre-coup, provoquent le mépris pour toute existence qui se résigne à rester obscure. « En toutes matières et sans répit, dans nos écoles, le maître classe, numérote, hiérarchise, coupant des cheveux en quatre, s’il le faut, afin d’avoir un premier et un dernier. Travail malaisé, je vous assure, quand les copies se valent à peu près ou que l’appréciation garde un caractère subjectif comme en devoir français. La manie du classement éclate jusque dans les manuels scolaires ; en histoire, en littérature, les personnages sont disposés par ordre de grandeur, tels des poupées de cire dans la vitrine d’un musée ; et ce sont d’interminables querelles pour savoir qui l’emporte de Corneille ou de Racine, de Robespierre ou de Danton. Mais foin de la masse anonyme : on ne s’intéresse qu’aux hommes à qui l’on dresse des statues. Ainsi germent les désirs de gloire, de richesses ou d’aventures dans le cerveau de nos enfants, incapables désormais de comprendre la noblesse des taches obscures ». « Observez les enfants pendant qu’on lit un palmarès ou qu’on donne les résultats d’une composition : la flamme qui brille dans la prunelle des bien-casés, les éclairs de haine, les lèvres balbutiantes des autres ; quand l’attitude de l’ensemble ne témoigne pas d’un mépris souverain pour le correcteur. Et peut-être croirez-vous moins aux bienfaits de l’émulation ! On dresse de petites idoles, infatuées de leur personne, jalouses des concurrents sérieux, méprisantes pour les camarades étiquetés médiocres ou nuls ; prodiges à quinze ans, fruits secs à quarante, munis de parchemins peut-être, dénués pourtant du pouvoir créateur qui caractérise l’homme de génie. » (Le Règne de l’Envie). Et, si les maîtres méprisent les serviteurs qui peinent quotidiennement pour les engraisser, ces derniers, à défaut de plus malheureux qu’eux-mêmes, se vengeront sur les animaux. Les coups, la fatigue, avec les maigres joies d’une pauvre pitance, voilà, pensent-ils, qui suffit à leurs compagnons douloureux ; point de survie pour ces derniers, point de justice par delà la tombe ; cet espoir, les prêtres le réservent aux hommes. Aux yeux d’un catholique c’est chose ridicule d’être bon pour les bêtes même domestiquées. Du haut en bas doit régner le mépris pour ce que nous estimons des formes inférieures de vie.

À l’inverse, nous pensons que le mépris n’est légitime qu’à l’égard des exploiteurs de l’ignorance et de la sottise humaine. Dans tous les autres cas, c’est la pitié, une pitié sans borne, qui doit nous guider, lorsqu’il s’agit de malheureux humains victimes de l’injustice sociale, de la nature ou du sort, et même en présence du plus humble des organismes vivants. « Fils de la terre, frères de tout organisme en voie d’évolution, inclinons-nous avec douceur vers la fleur entrouverte, n’écrasons pas sans raison le vermisseau gisant à nos pieds. Qu’une infinie pitié nous soulève devant la souffrance imméritée de l’homme et des autres vivants ses compagnons ; opérons l’œuvre rédemptrice que les dieux n’ont pu faire. » (Par delà l’Intérêt). Le fouet de notre mépris réservons-le aux vendeurs du temple, aux potentats que les peuples bernés adorent, aux faux savants, aux larbins de l’Académie, aux parlementaires tripoteurs, aux institutions et aux hommes qui oppressent les consciences et les volontés. Aux autres, même coupables, même peu intéressants, distribuons les trésors d’une compassion aussi universelle que la souffrance. – L. B.


MÈRE n. f. (du latin : mater). Femme qui a mis au monde un ou plusieurs enfants.

Dernier stade de l’évolution de la femme, tant dans le domaine physiologique que psychologique. La vierge, la femme stérile, sont des femmes incomplètes. Physiquement, la femme qui a été mère est plus belle et conserve sa fraîcheur plus longtemps que la femme qui n’a pas connu la maternité. Évidemment, il ne peut être question des femmes aux maternités trop souvent répétées, pour lesquelles la maternité ne signifie que gêne, restrictions et fatigues. Mais, à âge égal, la femme qui n’a jamais été mère est en général plus fanée que celle qui connut quelques maternités heureuses, assez espacées pour permettre au corps de se raffermir et de reprendre sa vigueur, et qui n’eut pas à connaitre les privations et le surmenage. La maternité est l’épanouissement de la femme, la mère est la femme dans la plénitude de sa force et de sa grâce. Le charme puéril et gracile de la vierge ne peut pas être comparable à la beauté de la mère. Qui n’a admiré le tableau d’une jeune mère allaitant son enfant ? C’est une image de vie d’une force saisissante, et devant laquelle le penseur est ému. C’est que la « Mère » est dans le sens de la vie. Dans l’ordre naturel aussi bien que dans l’ordre social, la femme qui n’est pas mère n’a pas de raison d’être. La mère est la fondatrice de la famille et de la société. À l’origine des âges, l’homme, nomade par instinct, ne s’est fixé au sol que parce que la mère l’y a fixé. Élie Reclus, dans son ouvrage sur Les Primitifs nous le dit éloquemment : « Nonobstant la doctrine qui fait loi présentement, nous tenons la femme pour la créatrices de la civilisation en ses éléments primordiaux. Sans doute, la femme à ses débuts ne fut qu’une femelle humaine ; mais cette femelle nourrissait, élevait et protégeait plus faible qu’elle, tandis que son mâle, « fauve terrible, ne savait que poursuivre et tuer. Il égorgeait par nécessité et non sans agrément. Lui, bête féroce par instinct ; elle, mère par fonction… »

C’est sur cette fonction de la mère que la civilisation s’est édifiée. La mère est aussi vieille que l’humanité. Les primitifs ignoraient la paternité, n’établissant pas de relation entre l’acte sexuel de la fécondation et la mise au monde d’un enfant par une femme. Mais le lien maternel était indéniable. Fécondée au hasard par l’un ou par l’autre, la mère seule existait. Ses enfants l’entouraient. La horde primitive ne connaissait pas le père. Elle allait sous la conduite du chef, auquel tous obéissaient, mâles et femelles ; les mères chargées des petits, les hommes chargés du butin. Quand la horde se fixa, la mère devint la créatrice du foyer. Dans la hutte grossière, elle était la gardienne et la protectrice des enfants, pendant que les hommes étaient à la chasse et à la pêche, ou s’occupaient à cultiver le sol, chez les peuples agriculteurs. Gardienne des enfants, elle devint également gardienne du butin et des récoltes, qu’elle dut conserver et administrer. De là ces fonctions qui sont devenues la consécration sociale de la femme, mais qui, ne l’oublions pas, lui ont été conférées parce qu’elle était la mère. Mais là ne s’est pas bornée la participation de la mère à l’œuvre civilisatrice. La civilisation lui est encore redevable de la plus noble des forces morales qui ait soutenu et consolé l’humanité et qui la conduira vers l’harmonie et le bonheur : l’amour. L’amour maternel est à l’origine de tous les amours. Fait sans doute d’instinct et d’animalité dans son expression première, il était cependant l’amour, et le seul amour qui fut. Ayant à protéger plus faible qu’elle, à soigner, secourir, consoler, la mère apprit le dévouement, la sollicitude, la tendresse patiente, la pitié, l’indulgence, le pardon. Toutes ces vertus qui, par la suite, se développeront d’âge en âge, et qui contiennent la rédemption morale du monde, c’est la mère qui les a apportées au monde. Ce n’est pas la femme, ainsi qu’on le dit couramment. La femme, prise en tant qu’individu au même titre que l’homme, est, comme lui, égoïste et comme lui recherche le plaisir et la jouissance. Elle ne s’élève à l’altruisme, au désintéressement, que par la maternité qu’elle porte en elle et qui domine toute sa vie, même lorsqu’elle n’est pas mère. Il est nécessaire de ramener toujours une question à son point de départ, et celle-ci plus que toute autre. On a tendance aujourd’hui à décrier la maternité, à rabaisser la mère, à l’inférioriser socialement et moralement. C’est une grave erreur des temps modernes. Le machinisme, qui enlève la mère à ses enfants et détruit l’harmonie du foyer, obnubile notre raison et nous porte à juger faux en subordonnant aux questions d’ordre secondaire les vérités primordiales et fondamentales de la vie. Le machinisme passera. La mécanisation à l’américaine n’est heureusement qu’une de ces erreurs comme l’humanité en commet dans sa marche au progrès, mais dont elle guérira. Et « la mère » survivra au mal moderne, comme elle a survécu à tous les bouleversements sociaux et économiques. Elle y survivra précisément parce qu’elle est la Vie, source de vie et d’amour, dispensatrice du bonheur humain, régulatrice des mœurs et de la morale. Toutes les vieilles religions du passé ont élevé sur le monde le mythe rédempteur d’une mère portant un enfant sur ses bras. C’est un symbole d’une haute signification, qui est encore l’espoir des penseurs et des moralistes, dans l’apparente confusion et contradiction des théories de l’heure présente. Mais la confusion n’est qu’apparente. L’ordre est la loi du cosmos et le rythme du temps. La « mère » restera la conception la plus parfaite de l’universelle vie et de l’universel amour, parce qu’elle est l’image la plus vraie du principe d’Universalité.



Fonction physiologique. — Physiologiquement, la mère passe par trois phases distinctes : l’attente, l’enfantement, l’allaitement. Toutes les femmes ne ressentent pas de la même façon la première phase. Si l’enfant est désiré, conçu volontairement, s’il est aimé avant sa conception même, l’attente est une période heureuse. Il se produit alors, chez la future mère, un travail psychologique qui marche de pair avec la fonction physiologique et qui est du plus heureux effet sur l’intelligence et la pensée. Ramenée sans cesse vers le petit être qu’elle sent vivre en elle, la femme se trouve presque à son insu portée vers les graves questions de la vie. Cet enfant qui va naître lui révèle le monde. Si l’enfant n’était pas désiré, ou si la mère est déjà fatiguée par des maternités pénibles, cette période de l’attente pourra être, à ses débuts surtout, une source d’ennui et de mécontentement. Mais, même dans ce cas, l’apaisement se fait, surtout si la femme a déjà été mère, car il lui devient alors impossible de séparer celui qui va naître de celui ou de ceux qui l’ont précédé. En général, quand l’enfant naît, s’il est mal accueilli du père – ce qui arrive fréquemment dans la classe populaire, lorsqu’il vient s’ajouter à d’autres – il est déjà aimé par sa mère. Les hommes du peuple protestent contre la charge de nombreux enfants, mais n’apportent aucune prudence dans l’acte procréateur. Et il est remarquable que ce soit la mère, fécondée sans sa volonté, qui témoigne alors le plus de désintéressement, et accueille le pauvre petit non désiré, sinon avec joie, du moins avec une pitié tendre. L’homme peut mépriser son petit, l’insulter de noms grossiers ; mais la mère, dès l’enfantement, éprouve déjà le besoin de protéger et de soigner. Il y a certes des exceptions, mais nous n’avons à nous occuper ici que de la règle générale. L’instinct maternel est un fait indéniable. Il n’est ni miraculeux, ni sacré, ni infaillible. Il ne confère pas l’intelligence à qui ne la possède pas. Il repose tout entier sur la communauté physiologique. La mère aime son enfant parce qu’il fait partie d’elle-même, parce qu’il est le prolongement de sa vie, un peu de sa chair qui continue à vivre en dehors d’elle. Elle est unie à lui par la sensibilité qu’elle a d’elle-même. Les cris de souffrance de son enfant se répercutent en elle comme un écho de sa propre souffrance, ce qui explique cette clairvoyance maternelle, que nombre de médecins attesteront, et qui souvent sauve l’enfant malade. La nourrice-mercenaire, presque toujours avertie trop tard, réclame le médecin alors qu’il n’est plus possible d’intervenir. La mère, elle, peut exagérer dans le sens contraire ; mais le souci constant que lui inspire son petit, l’inquiétude permanente qui veille en elle, sont la sauvegarde même de l’enfant.

Quoi qu’en prétendent certains adversaires de la maternité, la mère ne se remplace pas. La maternité, étant fonction de vie, de pensée et d’amour, ne s’industrialisera jamais. « Toutes les précautions qui doivent entourer un enfant, dit le Dr  Vatrey, ne sont vraiment bien prises que par la mère. » À l’appui de cette déclaration, il donne les statistiques suivantes, établies par lui-même, d’après ses propres observations :

Enfants nourris au sein par la mère, mortalité, 11, 9 pour 100 ;

Enfants nourris au biberon par la mère, mortalité, 30, 6 p. 100 ;

Enfants nourris au sein par une nourrice, mortalité, 36 p. 100 ;

Enfants nourris au biberon par une nourrice, mortalité, 77 p. 100.

Ainsi donc, l’enfant élevé par sa mère au biberon a plus de chances de vivre que l’enfant élevé au sein par une nourrice.

L’instinct maternel et l’instinct sexuel. — Qu’il y ait dans l’attachement de la mère pour l’enfant un souvenir de l’instinct sexuel, c’est évident et explicable par la physiologie même de la maternité qui a son point de départ dans l’ovaire, lequel est également l’organe sexuel féminin.

Le plaisir de l’allaitement est analogue au plaisir sexuel surtout masculin : c’est une sécrétion non spontanée, mais arrachée.

Mais prétendre, comme Freud, qu’il y ait dans la tendresse de l’enfant vers la mère une préformation de l’instinct sexuel, c’est mythologie pure. C’est mettre la charrue avant les bœufs. La sensualité de l’enfant n’est rien d’autre qu’un mouvement pour reformer la communion alimentaire qui existait dans la vie intra-utérine. Tout au contraire, c’est l’instinct sexuel qui, lorsqu’il se produira, conservera quelque chose de l’amour de l’enfant pour la mère.

« Il rêvera partout à la chaleur du sein », dit Vigny. Le principe positif qui doit nous guider ici, est le suivant : tout le passé est conservé dans le présent ; mais l’avenir physiologique n’y est pas annoncé. Supposer le contraire est le fait d’un esprit mal dégagé des vieilles croyances religieuses.



Évolution de l’amour maternel. – L’amour maternel est un thème universel. La littérature, la poésie, l’art, y ont puisé au travers les siècles.

Fait d’héroïsme et de clémence,
Présent toujours au moindre appel,
Qui dira jamais où commence
Où finit l’amour maternel ?

Sully-Prudhomme.

Force aussi vieille que le monde, au-dessus de tout ce qui passe et se transforme, l’amour de la mère est resté l’amour qui ne passe pas. Seul, il sait faire abstraction des formes de la matière pour aimer seulement l’être que cette matière enferme. Pour l’amour maternel il n’y a pas de difformité, de laideur, d’infériorité. Il donne sans espoir de retour. Il n’attend pas la prière, il la devance, il la rend inutile. Il est à la mesure même de la nécessité ; il descend aux plus infimes détails et s’élève aux plus hautes conceptions de la pensée. Il est puéril et sublime. Il est la faiblesse et la force. Il est la vie qui passe et pourtant demeure. Il est patient comme Dieu parce qu’il est éternel comme lui. Il est Dieu matérialisé et vivant. Au demeurant le seul Dieu, puisqu’il est le seul amour, source de tout amour et de toute vie.

Pour expliquer cette force de l’amour maternel, il faut comprendre que la grandeur de l’amour se mesure à sa puissance de renoncement. Or, l’amour maternel est fait de renoncements successifs, de déchirements répétés. C’est d’abord la déchirure de l’enfantement, physiquement la plus cruelle, et cependant celle qui est la plus rapidement oubliée. Car le petit est là. La communion intra-utérine, un moment détruite par la rupture du cordon ombilical, se reforme dans l’allaitement qui prolonge l’union de la chair. Mais avec le sevrage le lien du sang est définitivement brisé. Pourtant le tout-petit est encore étroitement uni à sa mère, dont il lui faut les soins incessants, la surveillance continuelle. Puis, il apprend à marcher, il s’en va seul, sans son aide. Nouvelle rupture et nouveau déchirement. Il en sera de même à chaque phase de la vie enfantine : l’école, les départs de vacances, l’apprentissage, les amitiés qui se noueront en dehors du foyer familial. Un jour ce sera l’éloignement définitif. Ainsi se développe et s’accroît l’amour maternel. Il a puisé ses racines premières dans le lien physiologique. D’abord instinct presque animal, égoïste dans ses manifestations, il s’élève peu à peu au sentiment le plus pur, parce qu’il conserve, à sa base, la sensibilité primitive, sensibilité sans cesse renouvelée par la série des déchirements imposés par la loi de nature. Fortifié par les craintes, les absences, les inquiétudes, par l’habitude prise de donner gratuitement, il devient alors capable des plus grands renoncements, compréhensif jusqu’à l’acceptation de rester incompris. Arrivé à ce stade il est devenu altruiste.

Ainsi la mère, par le fait même de sa maternité, touche au sublime humain. Restée sensible par la déchirure jamais cicatrisée de ses entrailles, elle reste davantage vivante, soumise aux nécessités de la vie, capable de répandre autour d’elle la sollicitude généreuse dont elle a enveloppé ses enfants. Si, dans le domaine physiologique, la mère est la femme parvenue à son complet épanouissement, dans le domaine psychologique la mère est la femme intégralement développée. Ce sont précisément les qualités maternelles que la femme porte potentiellement en elle qui font d’elle la dispensatrice du bonheur humain et la régulatrice des mœurs. Une telle femme peut avoir une influence morale profonde et bienfaisante sur son milieu. C’est pourquoi ce serait commettre une faute irréparable que de réduire la femme à n’être plus qu’un rouage du mécanisme industriel, une machine à écrire ou à calculer, une femelle à laquelle on arracherait ses petits pour les élever comme des troupeaux, parqués dans des internats. La mécanisation, si nuisible à l’homme, est néfaste à la femme, dont elle détruit les forces créatrices, lui enlevant ainsi toute signification dans la société humaine. La femme a mieux à faire qu’à s’épuiser pour la production de richesses fictives, en des besognes qui tariraient en elle la source de la sensibilité. Où la sensibilité manque, la vie manquera toujours. Et quel bénéfice tirerait l’humanité d’une richesse acquise au prix même de la vie ?



La Mère éducatrice. — De tout ce qui précède, il s’ensuit que nul n’est qualifié comme la mère pour être la première éducatrice de l’enfant, l’initiatrice à la vie, à ses nécessités et à ses lois. Cette première éducation, toute de douceur et de patience, demande comme condition essentielle la compréhension et la tendresse. Or, la mère a appris à connaître son enfant dès que la vie s’est manifestée en lui. Elle sait distinguer dans ses cris, la joie, le besoin, la souffrance. Dans ses premiers essais de langage, elle devine l’esquisse des mots, elle en aide l’articulation en les lui répétant inlassablement. Ensuite, elle lui apprendra à assembler les mots pour en faire des phrases. Elle lui révèle les vérités élémentaires : le feu brûle, la lumière éclaire, le couteau coupe, l’eau mouille, la boue salit. Elle lui apprend les premières prudences pour éviter les accidents ; l’acceptation des choses inévitables ; l’accoutumance à l’effort. Elle le console de ses échecs, l’invite à la persévérance. Elle l’initie à l’endurance et au stoïcisme en le faisant sourire après une douleur : « Allons, n’y pense plus », dit-elle en lui donnant un baiser. Tout cela peut paraître mesquin à qui regarde superficiellement ; tout cela, pourtant, c’est l’apprentissage de la vie, et la formation du caractère. Et ce n’est pas, ainsi qu’on a pu le prétendre, une œuvre niaise et abêtissante. Au contraire, c’est une œuvre qui réclame toutes les vertus et tous les dévouements ; une œuvre où la sensibilité joue le rôle essentiel. Des mercenaires en seront toujours incapables. Et quelle mercenaire voudrait accepter pareille tâche, fastidieuse si l’amour ne l’éclaire pas ? Jamais une étrangère ne remplacera la mère, à quelques exceptions près. Socialiser la maternité est chose impossible. L’éducation première réclame une présence, toujours la même, une vigilance inlassable, ne se mesurant ni à l’heure, ni à la journée. L’œuvre maternelle ne peut ni se chronométrer, ni se tarifer. Et réjouissons-nous qu’il en soit ainsi, dans cette folie de standardisation qui sévit aujourd’hui.

Si la mère, ai-je dit, est la dispensatrice du bonheur humain, n’est-ce pas parce qu’elle en fait l’apprentissage en donnant à son enfant la science du bonheur ? Elle la lui donne par sa présence, par sa gaîté, par ses caresses, par les chansons qu’elle lui chante, par les promenades où elle lui fait observer le vol des papillons et la beauté des fleurs, par la quiétude dont elle l’entoure. Elle la lui donne en apaisant ses colères et ses inquiétudes, en lui enseignant à dominer ses petites passions. Elle la lui donne par ces premières initiations que j’énumérais tout à l’heure. Elle lui enseigne la grâce de vivre, lui apprend à être heureux, ce qui est peut-être la science la plus difficile à enseigner, et pourtant celle dont l’humanité a le plus besoin. Cet enseignement commence avec la vie. L’enfant qui n’a pas connu le bonheur dans ses premiers ans, conservera toujours une ombre sur son caractère, une inquiétude dans sa pensée, nuisibles à son développement. La confiance et la générosité pourront, de ce fait, lui faire défaut.

Cette éducation de la mère n’est ni didactique, ni livresque. C’est une éducation faite de gestes et d’échange de tendresse, inspirée par l’heure et les circonstances. Dans cet échange, la mère, à son tour, puise des ressources nouvelles d’amour, de patience, de compréhension de la vie. Elle se pacifie, s’élève à la sérénité, acquiert une philosophie naturelle où le bon sens s’alimente à la source sensible qu’elle porte en elle, et qui, si souvent, lui fait voir juste et raisonner sainement.

La mère n’a pas à donner l’éducation intellectuelle. Elle peut y aider, à la maison, si l’enfant fait appel à ses connaissances, demande un renseignement, un éclaircissement. Mais l’instruction proprement dite devra être donnée en dehors. Je l’ai maintes fois répété : il faut, à l’éducation rationnelle de l’enfant, la coopération du foyer et de l’école. « L’idéal éducatif, ai-je dit, c’est l’enfant élevé dans sa famille, par ses parents, près de ses frères et sœurs, avec comme point de contact social l’école en commun plusieurs heures par jour en compagnie d’enfants de son âge ». Je ne puis que le redire encore. L’école donne l’enseignement ; la famille développe le sens moral. Mais l’éducation morale doit avoir précédé tout enseignement, et la première éducation maternelle est essentiellement morale, non pas par des préceptes, mais par l’exemple, et par l’ambiance qui enveloppe l’enfant. C’est pourquoi l’école ne devra pas commencer trop tôt ; mais seulement vers la sixième année. Le caractère, alors, étant formé, la société des autres enfants deviendra nécessaire à l’enfant pour lui permettre d’acquérir les qualités de sociabilité, d’endurance, de tolérance, d’urbanité, qui lui seront indispensables pour la conduite de sa vie. L’enfant qui serait exclusivement instruit dans sa famille deviendrait un tyran, à tout le moins un incapable de vie sociale. Mais, près de l’école où il puise les notions d’égalité civique et de fraternité humaine, le foyer restera le refuge toujours ouvert où il retrouvera la paix, le bonheur, la tendresse, et cette liberté individuelle dont chacun a besoin ; le foyer où la mère fera rayonner la bienfaisante influence de sa douceur, accrue et augmentée par l’expérience qu’elle-même aura acquise pendant l’accomplissement de sa tâche maternelle.

On prétendra peut-être que j’ai donné là une définition de la mère idéale. Sans doute. Mais toute mère peut et doit réaliser cet idéal. Il lui suffit d’apprendre et de comprendre la grandeur de sa tâche, sa vraie tâche, celle que lui assignent la nature et la vie. Je ne prétends pas qu’elle ne puisse pas en remplir d’autres ; mais les autres tâches peuvent se passer d’elle, alors qu’elle est irremplaçable dans sa mission maternelle. Il faut qu’elle sache qu’en la désertant, c’est l’humanité qu’elle voue à la misère morale.

Les Mères et la Paix, l’Universelle Maternité. – Puisque la mission maternelle est une mission d’amour, il faut que les mères comprennent qu’elles ont à remplir un devoir auquel jusqu’à présent elles ont insuffisamment songé. Il faut qu’elles deviennent des éducatrices de paix. Cette science du bonheur qu’elles donnent à leurs enfants, il faut qu’elle soit orientée vers le bonheur universel. Cette paix des gestes, du langage, de la vie familiale, il faut qu’elle contribue à former chez l’enfant un esprit pacifique.

La mère, qui a d’abord aimé son enfant égoïstement, a appris à l’aimer pour lui-même, en acceptant les ruptures naturelles, les séparations imposées par la vie. Mais, en l’aimant assez pour le voir libre et éloigné d’elle, elle ne l’entoure pas moins d’un amour exclusif. Elle veut son bonheur sans songer aux conditions mêmes de ce bonheur. Il faut qu’elle fasse un pas de plus sur ce chemin de l’altruisme. Il faut que sa maternité s’élève au principe d’universalité ; il faut qu’elle veuille non seulement le bonheur des siens, mais encore le bonheur de tous. Ce principe d’universalité, elle le trouvera dans l’amour de son enfant, si elle songe qu’elle-même n’est qu’une fraction de l’Universelle maternité, et que l’amour qui l’anime est celui de toutes les mères. Quand les mères auront compris cela, elles seront des éducatrices splendides, car elles auront également compris qu’en élevant leurs enfants dans le souci des autres, elles augmentent pour eux-mêmes les chances de bonheur. Elles auront compris que le bonheur d’un seul n’est pas possible dans une humanité rongée par l’orgueil et l’égoïsme.

La guerre, épouvantail des mères, serait impossible demain, si ce principe de maternité universelle était reconnu, si les mères savaient étendre l’amour qu’elles ont pour leurs fils à tous les fils, si elles se sentaient vraiment les « mères de tous les hommes ».



La Mère dans la société et devant la loi. — L’importance du rôle maternel n’est pas une vérité nouvelle. Les penseurs de tous les temps ont honoré la maternité. Dans tous les pays et à toutes les époques le rôle de la mère a été particulièrement respecté. Les premières civilisations scandinave et germanique admettaient la mère dans leurs assemblées, tenaient compte de ses conseils, et dans les circonstances graves – particulièrement en ce qui touchait la famille – s’en remettaient à son jugement. Dans l’Inde, la mère prenait le titre de djajaté, « celle qui fait renaître ». Chez les Juifs, la maternité conférait à l’épouse des droits particuliers. En Grèce, l’épouse était soumise à la même réclusion que la vierge tant qu’elle n’avait pas enfanté. À Rome, la maternité donnait à l’épouse le droit d’hériter, non seulement de son mari, mais encore d’un étranger. Les sénateurs romains se découvraient devant la femme enceinte. L’antique Égypte divinisait la mère. Les exemples abondent. Et on a pu être frappé, à juste titre, de la contradiction qui, existait entre ce respect de la maternité et la sujétion dans laquelle les mères étaient légalement tenues. Libres par leurs enfants, elles n’avaient le droit ni de les élever, ni de les diriger, ni de les marier. Cette, ancienne législation se retrouve encore aujourd’hui dans notre loi française. Le Code assimile la mère aux mineurs, aux repris de justice et aux fous. La maternité, cette plus haute fonction humaine puisqu’elle est créatrice, cette première fonction sociale puisqu’elle est la base de la société, la maternité est ravalée au rang de la servitude par l’obligation faite à l’épouse d’obéir à son mari. Or, la noblesse même de la maternité est atteinte par cette obligation de servitude. Qu’il n’en soit pas tenu compte dans les unions heureuses, c’est exact ; mais il n’en est pas moins vrai que la loi qui consacre cette servitude existe, et que tant qu’elle ne sera pas abrogée, elle blessera la dignité de la mère. La maternité ne doit pas seulement être libre dans l’accomplissement de l’acte, elle doit encore conférer à la mère la liberté légale et sociale. Si la mère est la protectrice et l’éducatrice naturelle de l’enfant, celle qui le comprend le mieux, celle dont l’amour constitue la sauvegarde des jeunes générations, on ne peut pas admettre qu’elle soit maintenue légalement dans une situation humiliante pour sa fonction d’éducatrice. Il faut à l’enfant, tant que la raison ne peut pas encore lui permettre de diriger sa vie, des protecteurs naturels. Notre Code le reconnaît ainsi : « L’enfant reste, jusqu’à sa majorité ou son émancipation, sous l’autorité de son père ou de sa mère ». Ce serait bien si le Code ne s’empressait d’ajouter ; « Le père exerce seul cette autorité ». C’est là une injustice flagrante. Sans que l’autorité soit exclusivement accordée à la mère (comme certains le demandent) puisque la responsabilité du père lui confère à lui aussi des droits, il serait pour le moins équitable que la loi établît l’égalité des droits du père et de la mère pour la tutelle et la direction des enfants. Actuellement, une mère ne peut pas autoriser sa fille à s’inscrire aux examens du baccalauréat ; elle ne peut pas l’autoriser à contracter un mariage que son cœur désire. Le père peut être violent, despote, alcoolique, malade, c’est lui qui détient tous les droits. Même disparu (si sa mort n’est pas enregistrée) il exerce encore son autorité. On peut être surpris qu’à notre époque il faille encore insister sur ce qu’une telle législation conserve de barbarie et de caducité.

— La mère, si justement appelée la gardienne du foyer, devrait avoir sa place marquée dans les institutions sociales où ses qualités particulières l’appellent. Pour tout ce qui touche l’éducation, la protection de l’enfance abandonnée, les œuvres de solidarité, la cause de la paix, les tâches de réconciliation humaine, son concours serait précieux, parce qu’elle y apporterait ces dons de clairvoyance et de sensibilité que la maternité lui confère. Le machinisme est l’ennemi de la mère parce qu’il lui fait perdre ces qualités essentielles de sa nature. Mais il n’en est plus de même en ce qui concerne les fonctions sociales. Une femme qui a été mère et éducatrice est devenue de ce fait un individu évolué, en pleine possession de toutes ses facultés. Quand sa tâche maternelle ne la réclame plus, la vie active de la femme est loin d’être terminée. C’est alors qu’elle deviendra, dans la société et la coopération humaine, une collaboratrice précieuse, mère encore, mère toujours, en apportant à la communauté les vertus qui firent d’elle la providence familiale. – Madeleine Vernet.

Voir aussi maternité, paternité (sentiment paternel), paix (point de vue éducatif et moral), etc.