Encyclopédie anarchiste/Magistrat - Magnétisme
MAGISTRAT, MAGISTRATURE. n. m. et f. (latin magistratus, de magister, maître). Ce terme de magistrature eut d’abord un sens étendu. Il s’appliquait, à Rome, à toute fonction revêtue d’une parcelle de l’autorité publique (potestas). Quand s’y ajoutait ‒ comme pour les consuls ‒ l’imperium (haut commandement militaire), la magistrature atteignait son degré suprême. Il y eut ensuite des magistratures ordinaires (celles des questeurs, des tribuns, des édiles, etc.). D’aucunes furent, à certains moments, électives. On vit aussi des magistratures extraordinaires (dictature, décemvirat). Les magistratures furent patriciennes (majores ou minores) ou plébéiennes, etc. Dans le droit romain, et dans un sens restreint, le terme de magistrat s’opposait à juge. Le premier avait ainsi la prérogative de la première phase de l’instance judiciaire. Il délivrait aussi la formule. Ses attributions variaient d’ailleurs avec le système de procédure…
En France, malgré l’expression conservée de « premier magistrat de la République » (le Président) ou de la commune (le maire), et d’un certain nombre d’autres de ce genre, le magistrat est surtout l’officier, le fonctionnaire revêtu d’un pouvoir judiciaire ; et la magistrature : la dignité, la fonction (et la durée de cette fonction) de magistrat, comme aussi l’ensemble des personnes attachées au fonctionnement de l’appareil judiciaire. La magistrature actuelle, dont la réorganisation date de 1810 (sous Napoléon), comporte deux branches : la magistrature assise (conseillers à la Cour de cassation, juges et présidents des Cours d’appel, juges et présidents des tribunaux civils) et la magistrature debout (le Parquet) qui comprend les procureurs généraux, les juges d’instruction, etc. La première est particulièrement honorifique et davantage soumise au choix, à la faveur, dans son recrutement et ses grades. Elle est réservée en quelque sorte à la bourgeoisie aisée et de vieilles familles nobiliaires ne dédaignent pas d’y installer leurs rejetons. L’autre, plus active, plus ouverte et d’un avancement plus rapide, est comparativement mieux rétribuée.
Certains établissent entre l’insuffisance actuelle, pour d’aucuns, des revenus de la charge et la corruption qui tend à gagner la maison de Thémis une relation de cause à effet. Cela nous paraît excessif et nous y verrions tout au plus un facteur d’aggravation. D’ailleurs, ne l’oublions pas, la rétribution relevée ne relèverait pas la fonction. Quelle que soit du reste la part du besoin dans des pénétrations qui accentuent un discrédit déjà ancien, ce corps, en apparence fermé et étranger aux secousses extérieures et regardé traditionnellement comme intègre, n’échappe ni aux petitesses de l’ambition, ni aux séductions de l’argent. La magistrature s’avère agitée, sous un vernis de distance et d’incorruptibilité, par les passions ambiantes et les remous de la politique…
Sous un autre angle, pressions du pouvoir et « persuasion » de la richesse, manœuvres toutes émanant du clan des maîtres et des favorisés du sort, viennent à point accentuer les tendances injustes et les préventions du juge que sa naissance prédispose à chercher le vice dans la pauvreté, la faute parmi les hommes déjà voués aux charges sociales. La magistrature, d’instinct ou par calcul, par une pudeur ou une prudence d’ailleurs immorale, couvre volontiers les forfaits de sa classe, tourne ses foudres vers « la lie populaire ». Particulièrement hostile ‒ par atavisme, par éducation, par toutes les attaches d’un milieu de tradition ‒ au changement et à l’innovation, elle ne peut manquer de se montrer à la fois incompréhensive et sévère à l’égard de ceux qui, souffrant, dans leurs fibres ou dans leur raison, des injustices qu’ils coudoient, se dressent pour les réparer et s’efforcent de remonter à la source pour en prévenir le retour…
« Nul n’ignore, dit M. Georges Guy-Grand, qu’il y a chez les magistrats de carrière, de naissance et d’éducation bourgeoise, et héritiers des légistes de l’ancien régime, un esprit conservateur qui est en raison directe de leurs appointements, et que Tocqueville connaissait bien. Un magistrat inamovible, ou qui touche comme en Angleterre, 125.000 francs par an d’appointements, sera, certes, impartial vis-à-vis du pouvoir ; le sera-t-il vis-il-vis d’un « énergumène » qui voudrait transformer le régime économique qui lui assure une si belle situation ? »
La magistrature, comme la « justice » qu’elle départit, est conservatrice et contre-révolutionnaire par essence et par destination et les sentences inflexibles s’abattent, avec une cruauté rituelle, sur la misère pitoyable comme sur l’audace sensible et généreuse. Elle appelle impartialité le soutien du passé et le service des forts : elle opte pour le parti du Prince et pour les biens éloquents. Et elle n’a en rien cessé, n’en déplaise à M. Poincaré, d’être « doctrinaire, formaliste et réfractaire aux idées nouvelles ». Il ne faut pas se leurrer d’ailleurs. Comme le remarque M. G. Guy-Grand, « faire appel à « l’impartialité » des hauts magistrats et des hauts administrateurs, c’est toujours prendre dans quelque mesure un esprit de classe pour arbitre d’un autre esprit de classe : ne soyons pas trop surpris si de temps à autre des plébéiens résolus refusent de s’incliner devant les verdicts de personnalités ou de collectivités étrangères à leur genre de vie, qui, par tradition et par position, sont nécessairement conservatrices, et dont les arrêts ne peuvent signifier qu’une transaction passagère entre les forces qui continueront de s’opposer jusqu’à ce qu’elles arrivent ‒ si elles y arrivent jamais ‒ à la fusion définitive… N’y a-t-il que de la « démagogie » dans les récriminations qui flétrissent les « services » d’une magistrature de classe ? »
Il suffit de voir les poursuites engagées ‒ au mépris même d’une légalité pourtant favorable au régime ‒ contre les contempteurs de « l’ordre » établi, les opinions, jusqu’aux tendances (exactes ou prêtées) mises en cause en dehors même d’un commencement d’exécution, les sympathies déjà regardées comme un délit. Il suffit d’observer ces multiples procès de l’après-guerre, intentés, à tout propos et hors de toute garantie, aux anarchistes et aux révolutionnaires, aux bolchevistes en particulier (danger prochain et pour cela terreur des tenants actuels). Il suffit du spectacle des « complots » imaginaires montés par les ministres, de connivence avec une police à tout faire, et dont les magistrats, sachant leur qualité, se servent sans vergogne contre les accusés. Il suffit de savoir comment sont faites les recherches, de relever l’unilatéralisme des enquêtes, la complaisance des instructions aux conclusions fixées d’avance, de connaître le « scrupule » qui préside à la fabrication des dossiers… Il suffit de noter l’état fait des aveux arrachés par des procédés scandaleux, l’arbitraire des détentions préventives, l’atmosphère des audiences de bataille où les débats sont conduits avec une partiale agressivité, la défense contrariée par des manœuvres qu’on ne prend même plus la peine de masquer, la lumière systématiquement étouffée, les condamnations enlevées au pas de charge et soulignées comme un triomphe. Il suffit de constater l’attitude et la stratégie des robins modernes pour être pénétré jusqu’à l’évidence qu’on se trouve en présence d’une magistrature de combat et d’une « justice » de barricade…
Que demande-t-on au magistrat ? Un bagage léger de science juridique, une licence en droit dont on sait qu’elle est ouverte aux médiocrités intellectuelles que la bourgeoisie veut cependant caser « aux honneurs ». Après deux années d’un stage plus nominal qu’effectif à quelque barreau, on estime assez au point des capacités, et son expérience assez sûre pour le charger du soin de décider de la liberté des vagues espèces justiciables… À peine dégagée de ses fredaines libertines (au préjudice des filles du peuple), qui, pour les fils de famille, remplacent d’ordinaire le travail au quartier latin, nantie d’une culture aussi superficielle, et cependant admise au bénéfice d’une sorte de pouvoir discrétionnaire, cette jeunesse va-t-elle apporter dans ses œuvres, à défaut d’un savoir efficient, un sens droit des réalités, un regard clairement ouvert sur la vie, une conscience avertie des contingences, un scrupule toujours en éveil devant de poignantes responsabilités ? Elle y arrive grisée de succès facile et d’orgueilleuse suffisance, toute pénétrée de supériorité aristocratique ‒ vertu de remplacement ! ‒ attentive aux avantages et au prestige de la fonction, indifférente à ses charges. Elle entre dans le métier judiciaire avec cette conviction tranquille que, parmi l’humanité de « par delà la barre » sont les jetons qu’il s’agit de pousser, d’un geste adroit, sur l’échiquier de la carrière. Pour gravir allègrement les échelons de la hiérarchie, elle fera jouer d’autre part ses protecteurs influents, les puissantes recommandations, attirera, par ses complaisances, ‒ euphémisme ici de servilité ‒ les remerciements intéressés du garde des sceaux, dispensateur souverain de l’avancement. L’inamovibilité ‒ que poursuivaient déjà les Montesquieu, les Condillac ‒ garantie minimum contre la fantaisie des pouvoirs successifs, n’a pu suffire à tenir la magistrature dans l’intégrité et juger n’est un sacerdoce que par exception et mystique provisoire. Car la jettent en avant tous les appétits positifs de grade, de gloire et d’argent que dispense, au mieux soutenu ou au plus empressé, une autorité avide de services.
Nous avons, à propos de la justice (voir d’ailleurs ce mot, et juges, et plus loin tribunal, et toutes les études gravitant autour de ce vaste sujet) souligné l’archaïsme des considérants, l’anachronisme des personnages et du cadre, la vétusté d’un appareil en accord avec notre civilisation « comme le seraient, dit Gourmont dans ses Épilogues, le Deutéronome ou les Établissements de Saint-Louis »… Qui s’attend à voir les audiences imprégnées de quelque haut souci de moralité ‒ caduque souvent et plus d’une fois injuste, mais susceptible de sincérité ‒ en percevra à peine la façade. Il sera déconcerté par le prosaïsme des séances distributives. Il entendra le juge invoquer, administrativement, ses tarifs, ravalant ses arrêts à un barème d’épicier. Il le verra tenir conciliabule, le nez dans le rabat d’un collègue, de mille sujets étrangers à l’affaire et revenir à celle-ci, comme par une série de désagréables réveils, distrait et agacé. Il l’entendra, tourné vers le malheureux qu’on lui livre à merci, hochet soumis à la mécanique omnipotente de ses enchaînements argutieux, tour à tour grincer, mordre et railler, jongler, ânonnant ses articles, comme un prêtre ses répons, avec la pauvre proie pantelante sous sa griffe…
De cet aveu, inconscient et banal, du mépris dans lequel elle tient la justice, la corporation des jugeurs professionnels donne un spectacle singulièrement édifiant. Cette désinvolture avec laquelle elle effleure les problèmes, si souvent tragiques, proposés à son examen, son éloignement souriant et cynique, la profusion des facteurs extra-juridiques qui déterminent ses jugements, l’octroi machinal de peines parfois terribles, la rigueur, tantôt froide et comme absente, tantôt vindicative, de ses verdicts, Arthur Bernède, dans sa pièce Nos Magistrats, Brieux, dans la Robe rouge, Anatole France, avec Crainquebille, et les Mirbeau, les Courteline, les Tolstoï… nous en ont donné des satires âpres et spirituelles, des tableaux aigus et décisifs…
Dans son Étienne Dolet, Aug. Dide a montré de quelle façon les conseillers de la grand’chambre, au xvie siècle, traitaient un accusé, « abominable non seulement parce qu’on le soupçonnait d’hérésie, mais parce qu’étant imprimeur et homme de lettres passionnément épris de littératures païennes, il incarnait des états odieux » à ses juges très dévots. Il dépeint le malheureux succombant « victime des passions religieuses et aussi des haines accumulées, de l’esprit du temps, de la rudesse des mœurs exprimées dans les lois, des préjugés et de l’étroitesse de cœur de ceux qui allaient arbitrer de son sort ». À des siècles de distance, ne retrouve-t-on pas, tout près de nous, dans les « cours spéciales » du fascisme, jugeant a priori et au mépris des faits, dédaigneuses, à plus forte raison, des mobiles et du lieu, la même vindicte insolente et cruelle ? Qui a suivi d’ailleurs, dans nos démocraties férues de formules prometteuses, arguant de jurisprudence libérale, devant les tribunaux d’avant ou d’après-guerre, quelques-uns de ces procès typiques ‒ que nous évoquions tout à l’heure ‒ intentés aux subversifs du temps, retrouve cette même volonté, hautaine ou voilée, de culpabilité nécessaire et ce mépris évident de l’équité…
Si l’inamovibilité d’origine met à la fonction comme un prestige d’investiture, si la transmissibilité de fait continue à accuser, autour des toques, un grotesque halo divin, l’infaillibilité qu’il s’arroge par tradition achève de faire du magistrat un danger public. Pourraît-il, par l’aveu (trop humain), qu’il s’est fourvoyé, entacher le pur renom qui nimbe les oracles ? Un juge peut-il vraiment se tromper et le voyez-vous revenir, en simple, sur ses erreurs ? Quand on sait cependant la fragilité des témoignages apportés, leur malfaisance confuse ou voulue, les déformations (voire les inventions) qu’y introduisent l’inconscience et la vanité, quand on fait la part de la peur, des préjugés et de la vindicte, quand on connaît l’empire formidable de la suggestion et qu’on pénètre la psychologie des foules, quand on pèse l’illusoire véracité que nous emportons des événements déroulés sous nos yeux, l’impossibilité, au fond, de projeter assez de clartés sur les éléments d’une affaire pour affirmer qu’on en possède tous les secrets, on est stupéfait de l’outrecuidance de ceux qui prononcent, avec tant de légèreté, sur le crime de leurs contemporains ! Mais ne sont-ils pas là pour juger ? Voulez-vous donc qu’ils renoncent au mouvement qui prouve leur nécessité ? Voulez-vous qu’ils proclament inutile ‒ ou nocive ! ‒ la carrière que décora toute une généalogie et qu’ils ont aussi la conviction d’illustrer ? Faire aveu public d’impuissance et de superfluité ? Ils s’en garderaient bien, même si quelque sagacité inattendue les avait amenés à cette constatation…
D’ailleurs, « ceux qui veulent que les arrêts des tribunaux soient fondés sur la recherche méthodique des faits sont de dangereux sophistes et des ennemis perfides de la justice civile et de la justice militaire ». La magistrature « a l’esprit trop juridique pour faire dépendre ses sentences de la raison et de la science dont les conclusions sont sujettes à d’éternelles disputes. Elle les fonde sur des dogmes et les assied sur la tradition, en sorte que ses jugements égalent en autorité les commandements de l’Église. Ses sentences sont canoniques. J’entends qu’elle les tire d’un certain nombre de sacrés canons. Voyez, par exemple, qu’elle classe les témoignages non d’après les caractères incertains et trompeurs de la vraisemblance et de l’humaine vérité, mais d’après des caractères intrinsèques, permanents et manifestes. Elle les pèse au poids des armes. Y a-t-il rien de plus simple et de plus sage à la fois ? Elle tient pour irréfutable le témoignage d’un gardien de la paix, abstraction faite de son humanité et conçu métaphysiquement en tant que numéro matricule et selon les catégories de la police idéale… Quand l’homme qui témoigne est armé d’un sabre, c’est le sabre qu’il faut entendre et non l’homme. L’homme est méprisable et peut avoir tort. Le sabre ne l’est point et il a toujours raison. » La magistrature « a profondément pénétré l’esprit des lois. La société repose sur la force et l’a force doit être respectée comme le fondement auguste des sociétés. La justice est l’administration de la force… Si je jugeais contre la force, s’écrie le président Bourriche, mes jugements ne seraient pas exécutés. Remarquez, Messieurs, que les juges ne sont obéis qu’autant qu’ils ont la force avec eux. Sans les gendarmes, le juge ne serait qu’un pauvre rêveur. Je me nuirais si je donnais tort à un gendarme. D’ailleurs le génie des lois s’y oppose… L’agent 64 est une parcelle du Prince. Le Prince réside dans chacun de ses officiers. Ruiner l’autorisé de l’agent 64, c’est affaiblir l’État… Désarmer les forts et armer les faibles, ce serait changer l’ordre social que j’ai mission de conserver. La justice est la sanction des injustices établies. La vit-on jamais opposée aux conquérants et contraire aux usurpateurs ? Quand s’élève un pouvoir illégitime, elle n’a qu’à le reconnaître pour le rendre légitime. Tout est dans la forme, et il n’y a entre le crime et l’innocence que l’épaisseur d’une feuille de papier timbré ». (Anatole France)…
C’était à Crainquebille, évidemment, à « être le plus fort ». Proclamé « empereur, dictateur, président de la République », le président Bourriche n’eut plus retrouvé le coupable qu’il tenait dans ce délinquant minable et malchanceux… Quelle est, au reste, la tâche d’un magistrat qui sait ce qu’il doit à la société.
« Il en défend les principes avec ordre et régularité. La justice est sociale. Il n’y a que de mauvais esprits pour la vouloir humaine et sensible. On l’administre avec des règles fixes et non avec les frissons de la chair et les clartés de l’intelligence. Surtout, ne lui demandez pas d’être juste ; elle n’a pas besoin de l’être puisqu’elle est la justice, et je vous dirai même que l’idée d’une justice juste n’a pu germer que dans la tête d’un anarchiste. » (A. France) La magistrature est l’instrument d’un organisme de consolidation. Elle n’a pas besoin d’entrailles pour argumenter la « raison » des suprématies. Quelques propos conformistes et deux argousins lui suffisent.
Honnis de tous les âges, les « instruments séculaires des intrigues du pouvoir, de toutes les férocités tournées contre les vaincus, les affamés, les opprimés, les révoltés » ont été cloués au pilori par nos meilleurs écrivains. Les traits acérés et les coups de boutoir des Rabelais, des Pascal, des La Fontaine, des La Bruyère, des Voltaire, des Diderot, des Beaumarchais et des Paul-Louis Courrier, pour retenir, ici, quelques penseurs classiques, ont fait à l’hermine légendaire des déchirures inoubliables, revanche provisoire qu’emporte l’esprit en marche vers la justice. Écoutez Grippeminaud lui-même s’exaltant en ce discours à Panurge, étalant sa haine tournée vers la faiblesse : « Or ça, nos lois sont comme toiles d’araignée, les simples moucherons et petits papillons y sont pris, les gros taons malfaisants les rompent et passent à travers. Semblablement, nous ne cherchons les gros larrons, ils sont de trop dure digestion… » Elle n’a pas beaucoup changé, dites-moi, la magistrature, depuis Rabelais. Et il vaut mieux, si l’on tient aux égards et à la liberté, s’approcher d’elle sous les traits de Rochette ou de M. Klotz qu’en gueux vagabondant ou en voleur bénin… Montaigne, lui, s’étonne d’avoir vu tant de « condamnations plus criminelles que le crime ». Pascal estime juge et justice « piperie bonne à duper le monde ». La Bruyère, plus timide, déclare pourtant qu’ « il est bien hardi à un honnête homme de se dire à l’abri d’une condamnation pour vol ou meurtre » et il se permet de douter de l’incorruptibilité des magistrats. On a cité déjà, dans cet ouvrage, distiques et quatrains vengeurs du Bonhomme contre les Perrin-grugeurs et les « jugements de cour ». Le défenseur de Callas, précurseur d’un Zola en mouvements hardis pour l’innocence, regarde avec des yeux d’horreur « ces privilégiés, artisans du malheur, qui achètent comme une métairie le pouvoir de faire du bien et du mal »… Dans ses Mémoires à consulter, c’est non seulement leur honnêteté prise en défaut et déchirée, « leurs préventions, leurs mensonges, leurs pièges, leurs traquenards, leur barbarie » dénoncés, mais aussi leur défaut d’intégrité que dévoile Beaumarchais. Apparaissent avec lui, dans leur corruption, « juges subornés, juges prévaricateurs ». Et Le Sage les porte au théâtre, et le public souligne les railleries de Crispin, dit la chronique, d’applaudissements « indécents »…
Après ces artistes, maîtres de la satire et de l’épigramme ; que la contrainte du siècle et de royales susceptibilités obligent aux pointes protégées et au sarcasme, aux âpres allusions, aux colères concentrées, voici les attaques de front des tribuns de la Révolution, des Danton, des Marat « contre ceux qui font état de juger ». Trompeurs du peuple, comme les prêtres, voici les magistrats les égaux des charlatans, et traités comme eux. Mais comme la religion, enracinée dans la faiblesse de l’esprit, la magistrature, qui a ses racines dans la passivité, résiste à la tempête qui vient de balayer, pour un temps, la royauté… Et les romantiques retrouvent ces fossiles, enchâssés dans leurs formes et traînant leurs simarres et leurs robes rouges à travers les sociétés bouleversées. En dépit de la Charte, Benjamin Constant, le général Foy dénoncent les magistrats « persécuteurs des faibles, créant des délits factices, se faisant les instruments fanatiques du pouvoir », servant les factions, suivant la fortune des ministères. Et ils montrent ‒ nos contemporains peuvent reprendre leurs dénonciations adopter leurs termes : la confrérie a peu varié ‒ ces « juges vendus aux gouvernements par l’ambition par l’intérêt et qui ont licence de perquisitionner, d’arrêter d’emprisonner, d’accuser, de calomnier, de condamner à tort et à travers… sans qu’il soit permis de former contre eux aucun recours ». Après juillet face aux barricades triomphantes, le Roi bourgeois promet leur sacrifice. Papeline, insinuante, faisant la chattemitte, la magistrature circonvient ses victimes d’hier et le Palais prodigue aux nouveaux maîtres ses bons offices : « services aux ministres, services aux riches, services à toutes les puissances en mesure de le gagner ou de l’intimider… » Les systèmes politiques s’échelonnent : monarchies constitutionnelles, pâles Républiques, Empires restaurés, ploutocraties parlementaires, et les robins adaptés résistent aux assauts obstinés du peuple, toujours secouru par les libres esprits…
Cependant l’auréole est tombée. Qui respecte encore cette noblesse agrippée aux vices des régimes ? On n’a plus de considération pour sa personne, on redoute seulement ses arrêts. « On ne croit plus à sa pureté ; elle peut effrayer encore par le déploiement de son attirail, elle ne peut plus en imposer ». La judicature n’est plus qu’une force dangereuse dont on surveille la puissance, vivace et toujours terrible… Magistrats de droit divin ! Séides armés du Code romain ! Leur vêture sacramentelle n’est plus qu’un accoutrement ridicule qui souligne leur discrédit et leur jargon accuse leur caducité !
Mais si les magistrats s’attachent au pouvoir et si ce dernier, malgré ses visages successifs, se sert d’eux avec insistance, c’est que chacun trouve dans l’autre un appui nécessaire. Solidaires dans leur intérêt, ‒ fait de jouissance et de règne ‒ ils dressent un commun obstacle devant les attaques, d’ailleurs incohérentes, du peuple, devant celles des philosophes et des gens de cœurs qui réclament leur dispersion… Plus de juges ! Nos maîtres se garderaient bien de se découvrir avec tant d’imprudence ! Entendez le Capital soutenir, contre cette menace, l’institution : « Et les traditions de servitude auxquelles se plie si douloureusement l’innombrable foule des humbles, qui les maintiendra ? Et la société, dont je suis la charpente vitale, qui la défendra ? Les possédants, qui les protégera ? Les appétits, qui les réfrènera ? Les désordres publics, les séditions populaires, qui les réprimera ? Le vol, la violence, l’homicide, qui les châtiera ?… Plus de juges ! Qui donc appliquera les lois ?… » (Henri Leyret). La riposte est logique et nous l’attendions. Elle est spontanée, jailli de l’instinct de conservation. Sans la magistrature, fille de la « Justice » et des lois, qui défendra le Privilège ? On connaît notre réponse : « Mettre bas la forteresse du capital est notre espérance avouée ; pourrions-nous être émus de la voir démantelée ? Nous attaquons bastions et remparts, au contraire, nous nous efforçons d’en ruiner la mystique et les armes, et tout ce qui prépare ou présage la chute nous réjouit. » Mais il n’y a pas que ce refus intéressé, prévu, qu’on nous oppose. Il n’y a pas que le capital, arcbouté sur ses positions, qui résiste à nos congédiements. D’autres reprennent ses cris éplorés. Car cette appréhension, ce désarroi est en même temps « l’argument dicté par la vie et ses petitesses. Il paraît irréfutable à tant de pauvres créatures qui frissonneraient de peur, jour et nuit, si elles ne se sentaient entourées de gendarmes terriblement équipés, de cachots solidement verrouillés. En vérité, il traduit à merveille le gros bons sens des masses, l’égoïsme cruel des individus, la crainte affolante qui arme chacun de nous contre son semblable. Le tien, le mien… Vite qu’un arbitre nous départage (et nous gruge !) qu’entre les deux il prononce souverainement ! » (Henry Leyret). C’est la voix du sens grossier d’appropriation, d’exemple si lointain, de légitimation séculaire ; de l’étroit désir, au calcul erroné, de thésaurisation personnelle ; de l’égoïsme, au devenir faussé par l’immobilisation propriétaire, qui cherche la jouissance dans une possession dénaturée ; c’est la voix de tout ce qui empêche l’humanité d’apercevoir en grand son intérêt, sa sécurité et sa voie…
On veut bien mépriser la magistrature et tenir pour malfaisantes ses interventions, pour iniques ses arrêts, mais on se tourne vers elle avec insistance comme vers une plaie nécessaire et l’on feint de la tolérer comme un moindre mal. Que disent à son endroit les programmes socialistes ? Que promettent ceux qui prétendent à faire, demain, le bonheur du peuple ? Ils vont l’amender, la réglementer, l’épurer ; ils brûleront du soufre dans la maison, retailleront les lois, changeront les hommes… puis ils y ramèneront l’encens, ils habilleront de rouge les nouveaux chats-fourrés ‒ ou les anciens déjà convertis ‒ et nous reprendrons le chemin des anciennes prisons, mais au rythme, cette fois, d’ironiques Carmagnoles…
Donner congé aux juges, faire table rase de l’institution ? Combien qui dénoncent leurs méfaits avec véhémence et qui chancellent devant le vide que ferait leur disparition ! Ne parlons pas des États ; malgré leurs protestations hypocrites, ils en ont besoin. Mais la foule des hommes elle-même tremble d’aspirer à cette délivrance. Elle a trop longtemps vécu sous l’obéissance et le fardeau : le bât des charges passées, les chaînes à sa tête et à son corps lui semblent nécessaires à sa vie ; elle a peur de la liberté, comme si, ses entraves dispersées, allaient l’assaillir de traîtres dangers. L’inconnu surtout l’effraie. Et non seulement, habituée qu’elle est à cheminer sous le joug, il lui semble qu’elle ne pourrait aller ainsi, avec ses épaules dégagées, mais, si durs et innombrables, elle a, pour ses malheurs présents, identifiés au moins vaguement, une sorte d’attachement de connaissance : « Même cruelles, disent les individus gémissants, nous avions nos habitudes. Hors de nos maux familiers quels risques allons-nous rencontrer ? À l’imprévu que vous offrez et qui tient, dites-vous, notre libération, nous préférons nos tourments actuels, rassurants pour leur certitude… » Ainsi les hommes regardent-ils toute originalité comme une calamité. Et les États qui se retiennent au passé, comme ceux qui le réinstallent dans l’ordre nouveau, trouvent un assentiment quasi unanime à cette conservation. « Intimement attachés au modus vivendi pratiqué par les générations antérieures, il apparaîtrait à tant d’individus comme une audace révoltante d’entamer cet héritage. » (H. Leyret). L’esprit d’innovation, quel hôte indésiré quand il se mêle de façonner des réalités ! Les vieilles prescriptions, les contrats lointains et prohibitifs n’ont-ils pas creusé l’existence de dépressions qu’ils épousent ? L’être n’a-t-il pas pris l’habitude de marcher avec leur poussée sur ses jours ? Si elles cessent de le malaxer, de diriger ses membres et de dominer sa pensée, si elles n’agissent plus sur lui, où retrouvera-t-il son équilibre ?…
« Pour neuves et larges qu’apparaissent nos conceptions, une chose les rapetisse toujours : la prédominance des conventions sociales, le fétichisme, avoué ou secret, de la loi. » (H. Leyret). Et la loi, et le juge, ainsi, gouvernent, invincibles. Comme dit M. Pierre Mille, que notre esprit, que notre conviction persistent à croire à la Loi et au Juge. Sinon, il n’y a plus de paix à l’intérieur des sociétés, il n’y a plus de sociétés ! » Si le bourgeois lettré regarde leur fin comme un effondrement et se retient à leur croyance, comme à une fatalité, à quoi se raccrochera le troupeau des hommes désemparé : « Nos magistrats porteurs d’étrivières, nos meurtrissures aimées, nos lois inextricables, nous voulons nos chaînes ! » criera-t-il… Diderot a beau établir, « en sa logique pressante, la prééminence originelle de la raison individuelle sur la raison publique, de la décision de « l’homme » sur celle de l’homme de loi ; ‒ « Est-ce que l’homme n’est pas antérieur à l’homme de loi ? Est-ce que la raison de l’espèce humaine n’est pas tout autrement sacrée que la raison d’un législateur ? Nous nous appelons civilisés et nous sommes pires que des sauvages. Il semble qu’il nous faille encore tournoyer, pendant des siècles, d’extravagances en extravagances et d’erreurs en erreurs, pour arriver où la première étincelle de jugement, l’instinct seul, nous eût menés tout droit. » (Henri Leyret).
La loi se dresse sur les ruines de nos meilleurs instincts dont elle a paralysé l’évolution. Elle a forgé, devant la maxime éternelle des sages, née du contrôle de l’égoïsme le plus pur : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit », et son corollaire positif : « fais aux autres ce que tu aimerais qu’on te fît ! », le réseau protecteur des premiers rapts propriétaires, la garantie de la faveur. Sur les ruines de l’harmonie naturelle, elle a échafaudé les conventions de la morale, habile, du bandit. Elle a légitimé le vol fait aux humains par les premiers oppresseurs. Et c’est autour du mensonge qui « justifia » le crime que se serrent aujourd’hui peureusement les hommes !
Quand nous disons que la « justice » (il s’agit ici, encore une fois, de l’appareil et des codifications qui usurpent ce nom, et non de l’esprit et des mœurs de l’équité) a sa source, sa causalité dans la propriété et que dès qu’elle apparaît, aux côtés de l’autorité, la tyrannie commence, nous entendons qu’elle a eu pour objet initial la légitimation de la mainmise de quelques individus avides ou faussement et exagérément prévoyants, au préjudice de ce patrimoine qui fut primitivement le bien de tous les hommes et n’eut jamais du être divisé. C’est pour maintenir cette division, profitable aux minorités ambitieuses ou princières, pour consacrer la prise de possession individuelle et unilatérale, pour en affirmer le droit permanent et le défendre, pour le consolider et l’étendre que lois, codes, système judiciaire se sont emparés de la liberté du monde. Enchâssant le privilège dans une armature de sauvegarde et d’exaltation, ils sont devenus les fondements d’une société dévoyée, de « l’ordre » artificiel issu d’une spoliation primitive.
Quoi, si l’on interroge les codes, les hommes auraient, ébranlé d’eux-mêmes « une société plus infernale que l’enfer des prêtres ? Ils ne se seraient associés que pour se voler, s’entre-tuer ? Suspects à eux-mêmes, ils se seraient jugés incapables d’aller dans la vie autrement qu’au milieu d’un cortège de chaînes et de châtiments ? Se condamnant au rôle d’automates, entassant lois sur lois, ils n’auraient imaginé ce prodigieux ensemble de prohibitions dégradantes que pour mieux limiter leur action, entraver leurs facultés, et cela librement, d’un commun accord, de gaieté de cœur ?… Supposer que les hommes auraient été assez absurdes pour s’appliquer à se diminuer sous peine de supplices divers, quelle injure ! Et ces chaînes qu’ils traînent leur vie durant, ils les auraient forgées par amour de la « justice », unanimes à abdiquer leurs droits naturels ?… Non, la loi n’a pas une origine si simple ou si extraordinaire. Elle fut l’œuvre diabolique d’une minorité. Les premiers oppresseurs l’inventèrent pour légitimer leurs attentats contre l’égalité humaine. Le droit de punir n’est sorti que du désir d’acquérir, de conserver, de dominer. Ce n’est pas l’oisiveté qui est la mère de tous les vices, c’est la propriété. Du jour-où il y eut des possédants et des non-possédants, l’harmonie naturelle se trouvant rompue à jamais, notre espèce connut tous les tourments avant-coureurs des actes qui, depuis, sont appelés crimes. Le droit eut pour mission de brider les pauvres en divinisant les riches. La loi fut la charte de la servitude. » (Henry Leyret)…
La longue pesée des temps, l’habileté des bénéficiaires ont fait oublier la fourberie à la base. L’erreur codifiée a pris figure de vérité, de condition normale. Une morale est venue à point l’idéaliser. À telle enseigne que c’est l’état naturel de la propriété, c’est-à-dire sa mise égale à la disposition de tous, (état jadis étouffé ou détruit), qui apparaît aujourd’hui comme une revendication injuste ou utopique. Et que l’institution de la magistrature se présente comme « tellement de l’essence de l’ordre social » ‒ ce désordre anti-humain que nous dénonçons ‒ « que sans elle, nous dit-on, cet ordre ne peut subsister »… Et il est vrai, en effet, que cet échafaudage, hors un recours divin périmé, ne s’agglomère que par le ciment conventionnel de la légalité et l’artifice vigilant du Code. Et que la magistrature, Cerbère préposé à sa garde, en prévient, par ses ripostes empressées, la dislocation… Mais, d’autre part, hors le maintien de la propriété de vol, « justice » et magistrats n’ont plus de raison d’être. Que viendraient faire et les juges et la loi autour d’une propriété dont ne serait, à personne, interdit l’accès et sur laquelle les hommes, éclairés enfin sur la valeur de leur bien et décidés à ne plus le laisser aliéner entre des mains particulières, étendraient leur collective protection ?… ‒ Stephen Mac Say.
MAGNANIMITÉ. n. f. (du latin magnanimus, magnanime). Le terme magnanimité a quelque chose d’imprécis, la grandeur d’âme pouvant revêtir bien des formes et bien des aspects. Disons qu’il suppose non seulement retenue, détachement, mais élan positif de l’être, déploiement d’une activité qui se porte au devant d’autrui ; l’homme magnanime est tout ensemble désintéressé et généreux. À la possibilité d’une si haute vertu, La Rochefoucauld ne croyait guère, lui qui place dans « l’amour de soi » le mobile essentiel des actes humains, soutenant que « toutes nos vertus vont se perdre dans l’intérêt, comme les fleuves dans la mer ». Et l’on connaît ces maximes fameuses où il dissout en vices secrets nos plus belles qualités : « La pitié est une habile prévoyance des maux où nous pouvons tomber. » « La générosité n’est qu’une ambition déguisée qui méprise de petits intérêts pour aller à de plus grands. » « L’amitié la plus désintéressée n’est qu’un commerce où notre amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner. » « La bonté n’est que de la paresse ou de l’impuissance, ou bien nous prêtons à usure sous prétexte de donner. » « D’une manière générale toutes nos vertus ne sont qu’un art de paraître honnêtes… à une grande vanité près, les héros sont faits comme les autres hommes. » Malgré les cris indignés des moralistes officiels, La Rochefoucauld a bien décrit les sentiments qui animaient les grands de son époque, et de toutes les époques. L’erreur consiste à les prêter aux esprits élémentaires ; chez beaucoup le calcul de l’intérêt ne joue pas le rôle qu’on lui attribue ; pour arriver là il faut une puissance de réflexion assez considérable. Réaction personnelle, instincts, tendances souvent inavouables sont le motif fréquent de nos actions ; la psychanalyse permet de s’en rendre compte. Et de cet examen l’homme ne sort pas grandi ; La Rochefoucauld faisait de lui un habile calculateur, trop souvent il n’est qu’une brute cruelle et lubrique.
Selon Freud, la civilisation n’a modifié que l’apparence extérieure ; l’analyse de l’inconscient, chez l’individu cultivé, révèle l’existence de complexes, dont la grossièreté répugnante rappelle les temps primitifs : haines contre les autres, idées de vengeance, goûts sanguinaires, désirs de possession sexuelle surtout. L’instinct sexuel, voilà, pour le professeur viennois, l’animateur secret du dynamisme mental inconscient, disons mieux : l’inspirateur de toutes nos pensées, de tous nos sentiments, de toutes nos actions. De lui découleraient même les instincts vitaux, même l’instinct de conservation, instinct sexuel narcissique, dont l’objet serait l’individu lui-même. Mais un pouvoir psychique, la Censure, résultat de nos contraintes éducatives, sociales, morales, veille à l’entrée du conscient, refoulant les complexes en discordance avec nos goûts et nos pudeurs ou les déformant avec soin pour les rendre méconnaissables. Pourtant la blancheur apparente d’un cercueil ne peut faire oublier la noirceur du contenu ; ainsi doit-il en être concernant la mentalité humaine. Initiateur de génie, comme Gall, Freud a construit un édifice artificiel par bien des côtés ; il aura le mérite d’avoir exploré les régions sombres du moi.
Si une analyse profonde montre combien factices certains désintéressements, combien superficielles parfois nos vertus, elle montre aussi qu’à côté de l’égoïsme il y a place pour la générosité, dans le tréfonds du cœur humain. L’existence de sentiments désintéressés, qu’ils se rapportent à nos semblables ou à des objets supérieurs, vrai, beau, bien, ne paraît pas niable. Pendant plus d’un mois j’ai observé une chatte et son petit ; cette pauvre bête, vorace d’ordinaire, restait immobile près des aliments reçus ; elle attendait que son petit fût rassasié, se passant de nourriture s’il ne laissait rien. L’intensité de l’amour maternel, même dans des espèces inférieures, annélides, crustacés, mollusques, a frappé les naturalistes ; l’héroïsme qu’il suscite, chez ces animaux stupides, ne peut avoir sa source dans l’intelligence, mais dans l’instinct.
En dehors de tout attrait sexuel, certains singes s’exposent à la mort pour défendre leurs compagnons. Et, chez l’homme, ce sont des impulsions instantanées, irréfléchies, qui le poussent à sauver, au péril de sa propre vie, l’enfant qui se noie ou qu’un incendie va étouffer. Je crois peu au désintéressement de l’artiste, du savant, encore moins à celui de l’homme religieux ; quoiqu’on dise, les deux premiers travaillent fréquemment pour la gloire, le troisième pour se garder de l’enfer. Citons pourtant un cas où le désir, soit d’une place, soit de la renommée, n’était pour rien dans le besoin de connaître. Un Hongrois vécut trente ans à Paris, dans un réduit infect, se satisfaisant d’eau et de pommes de terre ; il étudiait vingt heures par jour et ne s’interrompait qu’un jour par semaine, afin de donner les leçons de mathématiques lui permettant de subvenir à ses maigres dépenses. Mentelli, c’était son nom, n’a pas laissé trace de ses immenses recherches. Si le sentiment religieux est foncièrement égoïste, s’il se rattache à l’instinct de conservation, au désir d’être en bons termes avec les êtres forts, par excellence, les dieux, il arrive à perdre ce caractère dans l’exaltation mystique, déviation probable des désirs sexuels où le croyant s’identifie avec l’objet de son adoration. Pendant l’extase, lorsque le corps a perdu toute sensibilité aux impressions du dehors, l’esprit croit ressentir les transports de la possession et de l’amour. Les confessions des grands mystiques, malgré la diversité du symbolisme et des métaphores, s’accordent sur ce point. Même si l’on néglige ces faits, qui confinent à la pathologie, il demeure que l’homme n’est pas totalement égoïste.
On peut s’en étonner de prime abord, car un abîme sépare les individus. L’entraide est réalisable dans les circonstances nées des conditions sociales, du milieu, de la profession ; dès qu’entrent en jeu les lois inéluctables de la vie, la nature nous repousse avec brutalité. Qu’une grande douleur éclate à côté de nous, bien vite nous sentirons notre impuissance. On présente les condoléances banales ; est-il aisé d’en sortir ? S’il s’agit d’une perte cruelle, croit-on guérir la plaie en égrenant la litanie des arguments lénitifs, donnés par les traités de philosophie ? Il tourne vite au personnage muet, le rôle de consolateur ; quelques larmes, un serrement de mains, voilà ce qu’on offre de mieux. Et, devant le lit d’agonie de la mère, de l’ami, qui se débattent sous l’étreinte de la mort, alors qu’on donnerait pour eux la totalité de sa vie, un mur se dresse infranchissable ; de vaines paroles, des sanglots inutiles, c’est tout ce que nous trouvons dans la détresse de notre cœur… Pourtant l’égoïsme absolu est contre nature ; il se rencontre seulement chez les hypocondriaques ou déments atteints d’insensibilité morale. Mais la sympathie pour autrui présente de multiples degrés qui, de la synergie ou tendance à l’imitation, s’élèvent jusqu’à l’amour et l’amitié, en passant par la synesthésie ou contagion des émotions, la pitié, la bienveillance, la bienfaisance, etc. Elle affecte aussi des formes diverses, inclinations corporatives, philanthropiques, humanitaires ; elle peut s’étendre aux animaux, aux plantes, au cosmos tout entier. Parce que notre être rejoint tous les autres dans l’être universel, parce que nous vivons de lui, nous aspirons à faire pénétrer dans notre personnalité transitoire et finie l’infini de l’éternel univers. Nous sommes frères de tous les hommes, frères des animaux, frères des plantes, frères des astres ; êtres et choses sont des formes passagères d’une même vie. Cette conception, familière depuis des millénaires aux penseurs d’Orient, ne fut inconnue de ceux d’Occident, ni dans l’antiquité ni dans les temps modernes. C’est une de ces doctrines éternelles dont l’inventeur n’est pas nommé et qui ne sauraient mourir, parce qu’à toute époque elles germent naturellement dans plusieurs cerveaux. Avec elle l’âme atteint à la magnanimité suprême puisqu’elle se hausse à la taille de la réalité prise dans sa totalité. Et elle justifie le sentiment d’universelle fraternité éprouvé par l’esprit qui, s’élevant au-dessus de l’espace et du temps, perçoit l’identité finale de tous, par-delà les oppositions transitoires des personnes.
Malheureusement la générosité, fausse ou vraie, a revêtu parfois des formes déplorables : parmi ces dernières citons l’aumône. Humiliante pour le pauvre qui la reçoit, elle flatte la superbe du riche qui la donne ; sans efficacité durable, elle trompe le peuple et permet au parasite repu d’afficher des allures charitables. Prêtres et moralistes la conseillent pour que l’injustice, créatrice de misère, puisse subsister ; quotidiennement l’on voit des requins du négoce, de la finance ou de l’industrie verser ostensiblement une obole aux malheureux que détrousse leur avidité. Et cette infâme comédie se place habituellement sous l’égide de la fraternité ; on arbore le mot en accomplissant le contraire de la chose. Pourtant la fraternité véritable est l’une des notions les plus révolutionnaires puisqu’elle implique égalité totale des droits et complète indépendance des individus. Donner les miettes de sa table n’a rien d’un geste fraternel ; ni riches, ni pauvres, ni maîtres, ni serviteurs : dans une maison de frères c’est pour tous que la table doit être servie. Mais les ministres de dieu et ceux du pouvoir ont grand soin d’entretenir une confusion dont profitent les riches, leurs protecteurs. — L. Barbedette.
MAGNÉTISME. n. m. rad. magnétique (lat. magneticus, de magnes, vient du grec magnes (aimant), comme magnésie et magnésium.)
A : physique. Le magnétisme est connu depuis la plus haute antiquité. Le nom lui-même prend son origine dans les pierres magnésiennes (ou de magnésie) ou magnètes, pierres d’aimants naturels ayant la propriété d’attirer le fer, que l’on trouvait dans la région de la cité thessalienne de Magnésie (ancienne Grèce). Le terme de magnétisme désigne aujourd’hui tous les phénomènes d’aimantation et d’induction.
Ces phénomènes, très complexes, sont assez mal connus dans leurs origines premières et dans leurs causes initiales bien que leurs effets aient été longuement étudiés et observés et que les hypothèses explicatives ne manquent point.
Les phénomènes d’aimantation sont démontrés par la propriété des aimants et par l’action de la terre sur une aiguille aimantée. Si on promène une de ces aiguilles sur Magnésieune pierre d’aimant taillée en sphère, on constate que cette aiguille subit deux sortes d’orientations : l’une tendant à placer son axe longitudinal dans le sens des méridiens ou longitudes de cette sphère en dirigeant la pointe aimantée vers un point où paraissent converger tous les méridiens et que l’on appelle pôle Nord par rapport au point opposé appelé pôle Sud ; l’autre orientation tend à faire varier horizontalité de l’aiguille qui, parallèle à la surface de la sphère à l’équateur, s’incline de plus en plus en approchant des pôles et devient verticale sur les pôles même. Le magnétisme terrestre est très variable à la surface du globe ; cette variation est séculaire, annuelle et diurne et les diverses positions de l’aiguille aimantée s’écartant plus ou moins des méridiens géographiques (ou axes idéals tracés d’un pôle à l’autre) indiquent la déclinaison magnétique. Il en est de même pour les variations de horizontalité appelée inclinaison.
D’autre part, on constate qu’en approchant un aimant d’un autre aimant suspendu les pôles de même nom se repoussent et que les pôles contraires s’attirent. Comme la sphère terrestre se comporte vis-à-vis de l’aiguille aimantée de la même façon que la pierre d’aimant ; comme la force d’attraction exercée sur l’aiguille ne peut ni la mouvoir d’un mouvement de translation qui tendrait à la déplacer toute entière vers les pôles, ainsi que le prouve l’immobilité d’un aimant léger placé sur du liège flottant sur l’eau ; ni la mouvoir d’un mouvement semblable à celui de la pesanteur, comme le démontre l’immobilité de la balance sur laquelle est placé un barreau d’acier avant et après son aimantation, on suppose que l’aimantation résulte de l’existence de deux forces égales et de sens contraires agissant d’un pôle à l’autre, ce qui justifie le déplacement oscillatoire de l’aiguille et son impossibilité de translation.
Les phénomènes d’induction sont produits par des champs magnétiques réalisés avec les aimants, principalement les aimants artificiels. Si l’on tamise de la fine limaille de fer sur une feuille de papier au-dessus d’un barreau aimanté, elle se répartit suivant certaines lignes, appelées lignes de force, allant d’un pôle à l’autre. Si l’aimant est en forme de fer à cheval ces lignes de force créent entre les deux pôles un champ magnétique lequel à la propriété de faire naître un courant électrique induit dans tout circuit métallique fermé plongé dans ce champ. Lorsqu’on le retire il se produit également un autre courant induit, mais de sens inverse du précédent. On voit qu’il faut qu’il y ait variation du champ magnétique pour engendrer un courant induit. Le même résultat est obtenu en éloignant ou en approchant un aimant d’un circuit fermé.
Les résultats pratiques de ces expériences constituent presque toutes les applications actuelles de l’électricité. Le magnétisme terrestre permet aux navigateurs de connaître à peu près leur situation et de trouver leur route à l’aide de boussoles très compliquées nécessitant quelques données astronomiques. Les phénomènes d’induction sont utilisés pour la construction des dynamos produisant du courant électrique obtenu en faisant tourner des circuits fermés, appelés induits, entre des électroaimants ; des moteurs qui sont des sortes de dynamos réversibles recevant du courant et fournissant de l’énergie mécanique ; des transformateurs créant des courants de haute ou basse tension ; etc., etc. Bien qu’il y ait d’autres moyens de l’obtenir pratiquement les phénomènes d’induction sont les seuls utilisés industriellement pour les grandes productions d’électricité.
B : animal. — Sous le nom de magnétisme animal on désigne des états pathologiques connus depuis des temps très reculés mais observés seulement depuis quelque cinquante ans avec une certaine régularité. Au xvie siècle un mélange curieux d’astrologie et de physique, utilisant les propriétés surprenantes des aimants, conçut diverses hypothèses dans lesquelles un fluide mystérieux, appelé fluide universel, fluide magnétique, esprit universel ou esprit vital, répandu dans l’univers, mettait en rapport tous les êtres et toutes les choses et constituait l’agent essentiel de tous les phénomènes. De l’abondance ou de la diminution de ce fluide résultait la santé ou la maladie et la thérapeutique consistait précisément en l’art de l’équilibrer ou de l’augmenter. On croyait même possible le traitement de toutes les maladies à distance ; c’était le traitement par sympathie. Quelques progrès scientifiques dissipèrent ces hypothèses chimériques mais deux siècles plus tard, vers 1780, l’allemand Mesmer, sorte de médecin-charlatan, les renouvela et entreprit des guérisons sur une vaste échelle au moyen de son fameux baquet fermé, rempli d’eau et de limaille de fer, d’où émergeaient des tiges de fer coudées, lesquelles distribuaient par leur contact le non moins fameux fluide sur les parties malades tandis que les patients attachés ensemble par une corde renforçaient ainsi l’intensité de la magnétisation. Un piano jouait des airs variés et appropriés aux circonstances. Cela fit beaucoup de bruit, tracassa les concurrents médecins et le gouvernement nomma cinq savants dont Franklin et Lavoisier et quatre médecins pour examiner de près cette nouvelle thérapeutique. Après de multiples et méthodiques expériences il fut décidé qu’il n’y avait aucun fluide, que l’imagination des malades constituait le fonds essentiel des faits observés et que les crises provenant du traitement étaient plus dangereuses que bienfaisantes. Un adepte de Mesmer, le marquis de Puységur, pratiquait vers cette époque une thérapeutique assez voisine de la sienne en provoquant un somnambulisme magnétique par attouchement avec une baguette de fer.
De nombreux observateurs s’occupèrent alors de ces phénomènes, les uns restant partisans du fluide magnétique, les autres croyant uniquement à la suggestion. Il serait trop long de faire l’historique de l’hypnotisme depuis cette époque mais les simulateurs l’ayant sérieusement discrédité, Charles Richet entreprit, vers 1880, de le défendre et de l’étudier plus scientifiquement. Deux écoles rivales s’occupèrent alors de la question. La première fut celle que dirigea Charcot à la Salpêtrière ; elle attribuait tous les faits de l’hypnotisme a des troubles organiques désorganisant les réflexes profonds. Cette thèse, appuyée par quelques démonstrations utilisant l’influence des aimants, se rapprochait quelque peu du vieux magnétisme animal. L’autre école créée par Bernheim à Nancy, faisait reposer entièrement l’hypnotisme sur la suggestion ou le pouvoir des idées. Les expériences et les observations ne donnèrent complètement raison ni à l’une ni à l’autre, bien que l’école de Nancy ait mieux compris la nature des faits.
Pierre Janet, qui a longuement étudié ces étranges modifications de la personnalité conclut à l’existence de désordres mentaux plus ou moins profonds. D’après ses observations Il ne serait ici nullement question de fluides mais de désagrégations psychologiques. Dans notre état normal toutes les parties du moi concourent à établir à chaque instant les relations exactes entre les diverses activités du subjectif et la réalité de l’objectif et a déterminer la meilleure adaptation de ce moi aux conditions extérieures. L’ensemble de ces actes psychiques constituent tous les faits de la pensée ; reconnaissance, appréciation, raisonnement, délibération, jugement, choix, détermination volontaire, etc., etc. Dans cet état normal il y a déjà des sortes de petites désagrégations de notre moi créant des distractions, des oublis, des tics, dans lesquelles une partie de notre moi n’est plus en relations avec le reste. Cela se produit également pendant le sommeil. Mais dans les cas vraiment pathologiques la désagrégation est nettement accusée. Le moi n’est plus une fonction synthétique reliant les images, les souvenirs du passé avec les perceptions présentes et les jugeant ; il est formé de sortes d’îlots isolés s’ignorant les uns les autres, de perceptions partielles déclenchant des réactions automatiques et fragmentaires séparées du reste de la personnalité comme dans les troubles connus sous le nom de catalepsie, perte ou dédoublement de personnalité, somnambulisme, insensibilité ou anesthésie, aboulie ou manque de volonté, paralysie, etc. Enfin le spiritisme lui-même ne serait, d’après Pierre Janet, qu’un des effets de la désagrégation mentale du médium.
C’est ainsi que, fondé d’abord sur une conception erronée, le magnétisme animal, par les recherches nombreuses qu’il a nécessitées dans la pathologie mentale, a grandement contribué à nous faire comprendre la complexité et la fragilité du moi et le déterminisme rigoureux de toute pensée. ‒ Ixigrec.
MAGNÉTISME (animal). Le magnétisme curatif fut connu dès la plus haute antiquité, et maints guérisseurs lui durent, au moyen-âge, d’être brûlés comme sorciers. Paracelse, Van Helmont, etc., avaient ouvert la voie où s’engagea Mesmer (1734-1815). Ce dernier admettait l’existence, chez l’homme, d’un fluide dont l’action était particulièrement puissante sur le système nerveux. On parla bientôt des cures merveilleuses, obtenues grâce aux méthodes qu’il préconisait ; le baquet mesmérien fit, tout ensemble, bien des enthousiastes et bien des incrédules. Mesmer resta sept ans à Paris ; fut l’objet d’un engouement énorme, puis dut s’éloigner, accusé de charlatanisme par les commissions scientifiques chargées d’examiner son système. C’est à Vienne et Munich qu’il s’était d’abord fait connaître ; et les déboires éprouvés en France ne l’empêchèrent pas de recruter des adeptes dans tous les pays d’Europe.
Avec Puységur, Deleuze, du Potet, l’abbé Faria, etc. le magnétisme perdra, peu à peu, ses allures mystérieuses pour devenir un objet de recherches rationnelles et positives. Braid (1795-1860), l’inventeur de l’hypnose, se bornera, quoi qu’il en pense, à produire par une autre méthode, des phénomènes que les vieux magnétiseurs connaissaient déjà. Durand de Gros, Durville, de Rochas, tout près de nous, furent de vrais savants, malgré les théories fort contestables qu’ils donnèrent pour expliquer des faits certains. Deux fois, en 1825 et 1837, l’Académie de médecine condamna le magnétisme ; mais, contradiction trop explicable lorsqu’on connaît les savants consacrés par l’État, elle admit l’hypnose, qui n’est que le magnétisme affublé d’un autre nom, et reçut parmi ses membres Charcot, (1825-1893) célèbre pour ses études sur l’hystérie et la suggestion.
Une querelle survenue entre l’école de Paris, dont le chef était Charcot, et l’école de Nancy, représentée surtout par les docteurs Bernheim, Beaunis, Liébault, mit l’hypnose à la mode, dans le monde des psychologues et des médecins. La première distinguait trois phases successives dans la grande hypnose : la catalepsie, la léthargie, le somnambulisme. Un bruit intense et inattendu, la fixation d’un objet brillant suffisent à produire la catalepsie. Dans cet état les muscles, restés très souples, conservent toutes les positions qu’on leur donne, même les plus incommodes. Gestes et physionomie s’harmonisent, d’ailleurs, automatiquement : lorsqu’on donne au visage une expression de colère, les membres prennent une attitude correspondante, et les mains se joignent, le recueillement s’imprime sur la face, quand on oblige le sujet à se mettre à genoux. Dans l’état léthargique, obtenu par la simple occlusion des paupières, intelligence, mémoire, conscience, tout paraît aboli. Mais la surexcitation du système néuromusculaire est au paroxysme ; le plus léger frôlement détermine la contraction des muscles sous-jacents à la peau, même de ceux qui sont soustraits à l’empire de la volonté. Dans l’état somnambulique, troisième phase de l’hypnose, le sujet voit décupler sa force musculaire et l’acuité de ses sens, de la vue surtout et de l’ouïe. La suggestion favorisée par ce sommeil morbide, mais non constituée par lui, exerce alors une influence particulièrement efficace.
Au dire de l’école de Nancy, ces trois phases successives ne se rencontreraient que chez des individus savamment formés, et la suggestion suffirait à les expliquer. Si l’hypnose favorise la suggestibilité, elle est elle-même un effet de la suggestion. Alors que Charcot avait surtout mis en lumière les rapports de l’hystérie avec le somnambulisme, naturel ou provoqué, Bernheim a montré que la suggestion rend compte de presque tous les phénomènes hypnotiques. Elle fait comprendre pourquoi les anciens magnétiseurs ont cru à l’existence d’un fluide mystérieux et pourquoi des somnambules s’imaginèrent le percevoir. Elle fournit encore la clef de l’énigme, lorsqu’il s’agit de l’action des métaux ou des aimants sur les sujets hypnotisés. « Ce sont toujours, écrivait déjà Bertrand en 1823, les idées des magnétiseurs qui ont de l’influence sur les sensations des somnambules… les métaux, lorsque les magnétiseurs le veulent, ne doivent avoir aucun empire sur les personnes magnétisées, c’est l’idée qui les rend nuisibles. » Et pour prouver qu’il ne peut être question de fluide, mais seulement de « force d’imagination », le Dr Ordinaire, rappelait en 1850 qu’il avait obtenu « sans magnétisation préalable, l’insensibilité… la paralysie, l’ivresse, le délire, et cela sans avoir besoin d’endormir le sujet, simplement en disant « je veux ». »
On peut admettre que l’hypnose est de la même famille que le somnambulisme ; il y a entre eux la différence de l’art et de la nature : le premier est artificiel et le second spontané. Mouvements brusques et silencieux, gestes automatiques, bras pendants tête fixe, yeux généralement ouverts, paupières immobiles, voilà ce qui frappe chez le somnambule. Au mental, il se concentre sur un seul objet, il est en état de nono-idéisme. Ses sens sont fermés à toutes les impressions étrangères à son rêve, mais pour celles qui le concernent, ils peuvent atteindre un degré d’hyperesthésie extraordinaire. De plus le somnambule dont la mémoire est surexcitée parfois durant les crises ne conserve, réveillé, aucun souvenir de ce qu’il a pu faire ou dire pendant l’accès. D’où son étonnement lorsqu’on le réveille avec brusquerie, et son impossibilité d’expliquer la situation où il se trouve. Ces remarques sont applicables à l’hypnose. Des procédés nombreux permettent de la provoquer, chez les personnes prédisposées à ce genre de phénomènes. Les enfants sont d’ordinaire aisément hypnotisables ; de même les sujets atteints de certaines maladies nerveuses. Quelques individus sont rebelles ; quelques autres ont l’étoffe de parfaits somnambules. On connaît le système de passes employé par les magnétiseurs d’autrefois il est presque abandonné aujourd’hui. Regarder fixement le sujet fut longtemps à la mode ; mais il suffit que ce dernier concentre ses regards sur un objet brillant, un miroir à alouettes ou un bouchon de carafe par exemple. On peut aussi commander le sommeil en phrases impératives et frotter doucement les globes oculaires. En réalité c’est la monotonie d’une sensation ou la continuité de l’attention, jointe à l’idée qu’on va dormir, qui provoque le sommeil. Certaines personnes peuvent s’endormir elles-mêmes en fixant un point lumineux ; chez beaucoup un bruit monotone et prolongé aboutit au même résultat. Et les animaux sont hypnotisés par des procédés semblables : une poule le sera par la blancheur d’une ligne tracée à la craie ou par un balancement rythmique, quand sa tête est cachée sous son aile au préalable.
Innombrables sont les phénomènes produits par la suggestion, chez les hypnotisés. Parfois ils restent d’apparence cataleptique et consistent dans la répétition des actes et des paroles de l’interlocuteur. « Une jeune dame, somnambule, rapportait le Journal du magnétisme en 1849, mise en rapport avec une personne quelconque, devient immédiatement son sosie. Elle reflète les gestes, l’attitude, la voix et jusqu’aux paroles de ses interlocuteurs. Chante-t-on, rit-on, marche-t-on, elle fait immédiatement la même chose, et l’imitation est si parfaite et si prompte que l’on peut se tromper sur l’origine de l’action ». Des hallucinations extrêmement diverses seront aisément provoquées par les paroles du magnétiseur ; elles affecteront la sensibilité générale ou les sens particuliers à volonté. Sur une simple affirmation, le sujet entendra des chants, verra des fleurs, soulèvera des fardeaux qui n’existent que dans son imagination ; il grelottera en juillet si l’on déclare que la température est glaciale, mangera avec délices une betterave donnée pour du gâteau, boira sans répugnance un breuvage exécrable baptisé vin de choix, et trouvera une odeur suave à l’ammoniaque supposée parfum. « Au début de mes recherches sur le somnambulisme, écrit Pierre Janet, n’étant qu’à demi convaincu de la puissance de ces commandements, je commis l’étourderie grave de faire voir à une somnambule un tigre entrant dans la chambre. Ses mouvements convulsifs de terreur et les cris épouvantables qu’elle poussa m’ont appris qu’il fallait être plus prudent, et depuis je ne montre plus à l’imagination de ces personnes que de belles fleurs et des petits oiseaux. Mais si elles ne font plus de grands gestes de terreur, elles n’en font pas moins d’autres mouvements adaptés à ces spectacles plus doux : les unes, comme Marte, caressent doucement les petits oiseaux ; d’autres, comme Lucie, les saisissent vivement à deux mains pour les embrasser ; d’autres comme Léonie, qui se souvient de sa campagne, leur jettent du grain à la volée. » Il est facile de faire apparaître au sujet la Vierge, les Saints, le Christ en personne et, s’il est dévot, sa figure prend la physionomie inspirée, ses bras, son corps l’attitude extatique que les artistes donnent, en général, aux bienheureux. Le bon somnambule devient insensible : chatouillements, piqûres, décharges électriques mêmes le laissent indifférent.
Si le magnétiseur commande un acte ou une série d’actes, de lever les bras, de marcher, de courir par exemple, l’hypnotisé obéit fidèlement. Le geste à faire peut d’ailleurs être rattaché à un signal convenu, qui sera donné plus tard. « Je dis à Marie ; écrit Pierre Janet : « Quand je frapperai dans mes mains, tu te lèveras et tu feras le tour de la chambre. » Elle a bien entendu et garde le souvenir de mon commandement, mais ne l’exécute pas de suite : je frappe dans mes mains et la voici qui se lève pour faire le tour de la chambre. » On contraindra le sujet à prendre les postures les plus incommodes, les plus drolatiques ; et c’est chose courante dans les exhibitions publiques. Pourrait-on lui faire accomplir un crime ? Plusieurs le pensent ; mais nous n’en sommes pas certain. Idées coutumières, tendances, habitudes subsistent, en général, chez l’hypnotisé ; quoi qu’on ait affirmé longtemps, il semble capable de résistance. Et le même qui acceptera dé simuler un assassinat en chambre, refuserait peut-être d’accomplir un meurtre pour de bon. Ce problème, qui passionna autrefois l’opinion, n’est pas encore résolu, croyons-nous.
Mais il est incontestablement possible de faire des suggestions posthypnotiques, et d’ordonner des actes que le patient n’exécutera qu’après son réveil. Actes dont l’accomplissement sera quelquefois reporté à plusieurs jours ou même à plusieurs mois de distance. Endormie dans l’inconscient, l’idée du geste à accomplir se réveillera, le moment venu, et le sujet obsédé, inquiet, obéira poussé par une impulsion dont il ne connaîtra pas l’origine. À l’heure dite il fera du feu, se mettra au lit, rendra une visite, écrira à telle personne, etc. « A. S… dit Bernheim, j’ai fait dire, en somnambulisme, qu’il reviendrait me voir au bout de treize jours ; réveillé, il ne se souvient de rien. Le treizième jour, à dix heures, il était présent. » Deleuze, Charpignon, du Potet, et bien d’autres avaient depuis longtemps décrit ces phénomènes ; mais les savants officiels professaient un tel mépris pour le magnétisme animal qu’il fallut les travaux de Ch. Richet, en 1875, pour les faire admettre. Les suggestions posthypnotiques portent sur des hallucinations, même sur celles qu’on dénomme négatives, aussi bien que sur des actes. « Nous possédons en ce moment une somnambule, écrivait, en 1854, le Dr Perrier, chez laquelle l’insensibilité la plus parfaite et l’illusion du goût persistent pendant plusieurs heures à son retour à la vie normale. Avant de la réveiller nous émettons une volonté quelconque, et, à son réveil, elle éprouve toutes les hallucinations des sens que nous lui avons imposées. Un individu présent reste pour elle parfaitement invisible ; elle en voit un autre dont elle n’entend pas la voix ; un troisième la pince et elle ne le sent pas. Les liquides ont, dans sa bouche, la saveur que nous désirons ; l’ouïe perçoit les sons les plus variables. Ses perceptions se transforment comme les images de nos pensées. » Ajoutons que certains sujets se laissent persuader, en état d’hypnose, qu’ils ont vu tel événement, entendu telle parole, accompli tel acte ; et, après leur réveil, ce souvenir s’impose à leur esprit, sans qu’ils en puissent soupçonner la raison. C’est grâce aux suggestions posthypnotiques, que plusieurs ont compté sur le magnétisme pour corriger les enfants vicieux, les ivrognes, les déséquilibrés mentaux. Mais les résultats n’ont pas répondu à leurs espérances ; chez le grand nombre, le champ des suggestions efficaces reste très restreint. Le cerveau de l’hypnotisé n’est nullement la table rase, l’esprit vide de tendances et de pensées, que les premiers expérimentateurs avaient cru découvrir ; la puissance de dissimulation demeure étrangement forte d’ordinaire. Et l’hypnotiseur n’a point sur un sujet la toute-puissance que les romanciers lui prêtèrent pour corser leurs récits. De là une réaction, peut-être trop vive, concernant le magnétisme ; et son discrédit actuel parmi les psychologues et les médecins. Il s’est vu détrôné par la psychanalyse, qui permet d’explorer l’inconscient sans endormir la personne, mais ne fournit pas le moyen de décupler le pouvoir de la suggestion.
Ce pouvoir, dans l’hypnose, va parfois jusqu’à déterminer une modification de toute la personne ; d’une pauvre femme on fera un soldat, un archevêque, un marin, etc., qui joueront leur rôle avec une grande perfection. « J’ai dit à Mlle N…, écrivait Durand de Gros en 1860 : « Vous êtes un prédicateur. » Aussitôt ses mains se sont jointes, ses genoux se sont légèrement fléchis ; puis, la tête penchée en avant et les yeux tournés vers le ciel avec une expression de piété fervente, elle a prononcé lentement et d’un ton très ému quelques paroles d’exhortation. » Transformée en général, Léonie, un sujet de Pierre Janet : « se lève, tire un sabre et s’écrie : « En avant ! du courage !… sortez moi des rangs celui-là, il ne se tient pas bien… où est le colonel de ces hommes ?… allons, rangez-vous mieux que cela… oh ! la mitrailleuse, comme cela tonne… ces ennemis sont nombreux, mais ils ne sont pas organisés comme nous, ils ne sont pas à leur affaire, ah ! mais… » Elle tâte sa poitrine « mais oui… j’ai été décoré sur le champ de bataille pour la bonne tenue de mon régiment. » Et les comédies de ce genre, voisines, hélas ! de celles qui se jouent dans la réalité, peuvent être multipliées à l’infini ; elles seront plus ou moins remarquables selon la tournure et la force de l’imaginative chez l’hypnotisé.
Restent certains phénomènes peu fréquents, mais non moins naturels, quoi qu’en disent les prêtres des différentes religions. La vision à distance est du nombre ; un très bon somnambule décrira un événement qui se passe au loin, nous renseignera sur les occupations d’un ami, d’un parent. C’est chose rarissime ; dans ce domaine la supercherie règne en maîtresse ; l’adresse est prise pour du merveilleux, par des spectateurs simplistes. Aucune difficulté, d’ailleurs, pour expliquer les cas certains, sans recourir ni à dieu ni au diable. Il s’agit là de faits télépathiques, d’ondes nerveuses probablement qui, à l’instar d’une télégraphie sans fil, permettent à quelques cerveaux de communiquer entre eux directement.
Rien de surnaturel non plus dans les phénomènes organiques obtenus par suggestion. « Un magnétiseur, constatait déjà Charpignon, peut faire qu’une douleur fictive produise une trace de blessure ou qu’un sinapisme idéal rougisse la peau. » Les médecins savent combien de guérisons s’obtiennent avec de l’eau ou des pilules de mie de pain, baptisées de noms extraordinaires. De nombreux magnétiseurs sont parvenus à produire des plaies, qu’il est impossible de ne pas prendre pour des brûlures véritables ; et par la seule force de l’imagination des sinapismes inexistants provoquent un gonflement de la peau. « Ce gonflement de la peau, écrit Pierre Janet, est étroitement en rapport avec la pensée du somnambule ; d’abord il se produit à l’endroit qui a été désigné et non à un autre ; puis il affecte la forme que le sujet lui prête. Je dis un jour à Rose, qui souffrait de contractures hystériques à l’estomac, que je lui plaçais un sinapisme sur la région malade pour la guérir. Je constatais quelques heures plus tard une marque gonflée d’un rouge sombre ayant la forme d’un rectangle allongé, mais, détail singulier, dont aucun angle n’était marqué, car ils semblaient coupés nettement. Je fis la remarque que son sinapisme avait une forme étrange : « Vous ne savez donc pas, me dit-elle, que l’on coupe toujours les angles des papiers Rigollot pour que les coins ne fassent pas mal ? » L’idée préconçue de la forme du sinapisme avait déterminé la dimension et la forme de la rougeur. J’essayai alors un autre jour (les sinapismes de ce genre enlevaient très facilement ses contractures et ses points douloureux) de lui suggérer que je découpais un sinapisme en forme d’étoile à six branches ; la marque rouge eut exactement la forme que j’avais dite. Je commandai à Léonie un sinapisme sur la poitrine du côté gauche en forme d’un S pour lui enlever de l’asthme nerveux. Ma suggestion guérit parfaitement la malade et marqua sur la poitrine un grand S tout à fait net. » Nous saisissons, ici, le secret des stigmates portés par François d’Assise et plusieurs saintes, ainsi que celui des guérisons miraculeuses obtenues à Epidaure dans l’antiquité, sur la tombe du diacre Pâris au xviiie siècle, à Lourdes et dans les milieux théosophiques aujourd’hui. Un médecin suisse vient tout récemment de confirmer cette action thérapeutique de la pensée, non seulement lorsqu’il s’agit de maladies nerveuses, mais lorsqu’il s’agit d’affections manifestement organiques. Par la seule force de l’imagination, et sans recourir au sommeil hypnotique, il est parvenu à guérir un nombre prodigieux de verrues, jusque-là rebelles à toute médication. Ces petites tumeurs de la peau semblaient pourtant n’être soumises que très médiocrement à l’influence du système nerveux.
L’idée est une force, du moins lorsqu’à l’élément cognitif s’ajoutent des éléments d’affectivité : joie ou souffrance, désir ou répulsion. Elle tend à se réaliser, et se réalise en fait lorsqu’aucun obstacle ne l’empêche de se transformer en actes, en mouvement. De cette loi psychologique des vérifications expérimentales nous sont constamment données : lorsqu’on n’y prend garde, rire, bâillement, toux, accent sont contagieux, aussi la peur, l’enthousiasme et les autres émotions. La mode, en matière d’habits comme d’opinions, les multiples manifestations de l’esprit grégaire, l’imitation sous toutes ses formes sont autant de preuves nouvelles de la puissance de l’idée. Dans un troupeau de moutons, il suffit d’un fuyard pour déterminer une panique ; et les manifestations de joie ou d’irritation collective sont fréquentes chez les animaux. Le vertige a sa cause dans l’idée du vide ; les mouvements du pendule de Chevreul dans celles du nombre et de la direction pensés, ceux des tables tournantes ou frappantes dans la croyance des assistants ; on sait que la publicité repose sur la suggestion. C’est de la même façon que s’expliquent un très grand nombre de phénomènes magnétiques. Sans reconnaître à ces derniers l’importance excessive que leur attribua le xixe siècle finissant, nous refusons de faire nôtre l’opinion de Delmas et Boll qui réduisent l’hypnotisme à une « simulation de sommeil somnambulique par mécanisme mythomaniaque ». Sujets et médiums sont quelquefois des mythomanes et des « menteurs constitutionnels » ; il serait faux de croire qu’ils le sont toujours. ‒ L. Barbedette.