Encyclopédie anarchiste/Mahométisme - Main d’œuvre

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 3p. 1363-1372).


MAHOMÉTISME. (ou Islamisme). n. m. (de Mahomet, forme occidentale de l’arabe Mohammed). Sans parler des travers inhérents à toute religion, l’islamisme a répandu trop de sang, fait verser trop de larmes pour que nous prenions sa défense. Pourtant l’on doit reconnaître que les auteurs occidentaux, ceux qu’anime la mauvaise foi catholique surtout, se montrent en général d’une partialité insigne lorsqu’ils parlent de Mahomet, de sa personne ou de son enseignement. Accusations injustifiées, mensonges, calomnies foisonnent sous leur plume ; contre le concurrent arabe de Jésus-Christ ils font flèche de tout bois. Alors que nous manquons de documents authentiques concernant le Christ et qu’il est même permis de douter de son existence effective, nous possédons sur le fondateur de l’islamisme des renseignements absolument certains. Sa bonne foi ne saurait être mise en doute. Impressionnable au point de se trouver mal en respirant certaines odeurs, il était sujet à de violentes crises nerveuses qu’il tenait de sa mère. Halluciné, comme tant de mystiques chrétiens, il crut sincèrement voir des anges, entendre des voix. Ses préoccupations religieuses l’avaient conduit à s’affilier aux Hânijs, secte de dévots dissidents qui priaient, jeûnaient, se privaient de vin et voulaient remplacer le polythéisme arabe par le culte d’un dieu unique. Mais il fut épouvanté et se crut possédé d’un djinn, quand un ange (il sut plus tard que c’était Gabriel) lui révéla pour la première fois sa mission en 611. La vision, semble-t-il, eut lieu pendant son sommeil, alors que, retiré dans la solitude du mont Hira, il se livrait à des jeûnes et à des méditations qui surexcitaient son cerveau. Fort simple, bon pour les femmes, les pauvres, les animaux, Mahomet ou mieux Mohammed, n’était ni orgueilleux, ni vaniteux ; et, bien que le prophétisme fut chose assez courante chez les sémites, il s’estimait indigne d’être choisi par Dieu. Ses scrupules devinrent tels, malgré les encouragements de sa femme Khadidja, qu’il songea au suicide. Mais, trois ans plus tard, les visions reparurent et en plein jour la voix de Gabriel avait toujours le même timbre ; Mahomet la percevait à travers un bourdonnement comparable, disait-il, à la grosse clochette du chameau qui marche en tête d’une caravane : « Tu es le prophète du Seigneur », disait l’envoyé céleste. A la fin, il se persuada de la vérité de sa mission et les longs déboires du début, les moqueries et les persécutions qu’il devra subir ne parviendront pas il ébranler sa conviction. On le traita de fou et de charlatan, on lui jeta des pierres, on lui cracha au visage ; ce fut en vain, Et après les triomphes qui suivront, lorsqu’il aura savouré les joies de la toute-puissance, sa mort témoignera encore de sa sincérité. Sentant qu’il était perdu, il s’en vint à la mosquée pour déclarer au peuple : « O vous qui m’écoutez, si j’ai frappé quelqu’un sur le dos, qu’il me frappe. Si j’ai blessé la réputation de quelqu’un qu’il m’injurie. Si j’ai pris de l’argent à quelqu’un qu’il se paye. » Et il fit indemniser aussitôt un homme qui lui réclamait le paiement d’une petite somme. Sauf les trois derniers jours où son état ne le permit plus, il continua de prier en présence du peuple.

Mais Mahomet ignora absolument la tolérance ; aussi cruel que le clergé catholique du moyen-âge il voulut imposer sa doctrine par la force. Contre les adorateurs des idoles, les païens, il fut féroce ; mieux disposé à l’égard des juifs et des chrétiens « détenteurs d’Écritures », il persécutera pourtant les premiers, « des ânes chargés de livres », parce qu’ils l’accusaient, non sans raison, de plagier la Bible. Fort modéré dans sa conduite ordinaire, il perdait toute mesure dès qu’il s’agissait d’infidèles refusant d’admettre son enseignement. « Combattez dira-t-il, ceux qui ne croient pas à Dieu et au Jour Dernier. Si vous ne marchez pas au combat, Dieu vous en demandera un compte sévère. Il mettra un autre peuple à votre place. » Le djihad, la guerre sainte, est particulièrement agréable à Allah : « Le paradis est à l’ombre des épées. Les fatigues de la guerre sont plus méritoires que le jeûne, la prière et les autres pratiques de la religion. Les braves tombés sur le champ de bataille montent au ciel comme des martyrs. » On voit combien l’islamisme se rapproche de l’Église romaine, à ce point de vue. Ne lit-on pas dans Saint Thomas d’Aquin : « L’hérétique est pire qu’un chien enragé et doit comme lui être abattu ! » Croisades chrétiennes et atrocités de l’Inquisition constituent le digne pendant des brutalités musulmanes. Lors de sa guerre contre les mecquois, le prophète arabe se comporta en brigand ; il fit massacrer tous les hommes d’une tribu juive et réduisit en esclavage les femmes et les enfants ; après le combat de Deür, il mit à mort des prisonniers et, à l’un d’eux qui lui demandait angoissé : « Qui prendra soin de mes enfants ? », il répondit implacable : « Le feu de l’enfer ! » S’il amnistia presque tous ses ennemis, après la prise de la Mecque, ce fut par calcul, afin d’assurer la soumission rapide du reste de l’Arabie. Sur son lit d’agonie, il donnait encore des instructions à ses lieutenants pour l’expédition militaire de Syrie ; il fut l’inspirateur de la politique de conquête que les Arabes suivront après sa mort.

On sait que la doctrine de Mahomet est contenue dans le Coran (voyez ce mot), recueil des paroles et des discours que ses disciples transcrivirent de suite avec un soin pieux ou gardèrent fidèlement dans leur mémoire. La première édition parut en 633, sous le khalifat d’Abou Bekr, et le texte définitif en 659, sous celui d’Othman. C’est une œuvre de bonne foi, dont l’authenticité ne peut être mise en doute, au moins pour l’ensemble. Au point de vue littéraire les appréciations portées à son sujet sont contradictoires. Salomon Relnach le qualifie de pauvre livre : « Déclamations, répétitions, banalités, manque de logique et de suite dans les idées y frappent à chaque pas le lecteur non prévenu. Il est humiliant pour l’esprit humain que cette médiocre littérature ait été l’objet d’innombrables commentaires et que des millions d’hommes perdent encore leur temps à s’en imprégner. » Barthélémy Saint-Hilaire émet un jugement tout opposé : « C’est, d’après lui, le chef-d’œuvre incomparable de la langue arabe, et ses qualités littéraires ont contribué à l’influence inouïe qu’il a exercée. On a cru d’autant mieux qu’il était la parole de Dieu, que jamais encore homme parmi les Arabes n’avait fait entendre de tels accents. » Quoi qu’il en soit, l’éloquence naturelle de Mahomet fut admirée de ses adversaires comme de ses amis. « Son art, disaient les premiers, ne consiste que dans sa parole insinuante » ; et l’un de ses fidèles déclarera, après l’avoir entendu pour la première fois : « Mahomet parle comme je n’ai jamais entendu parler personne. Ce n’est ni de la poésie, ni de la prose, ni du langage magique ; mais c’est quelque chose qui pénètre et remue. » Certaines conversions fameuses, celle d’Omar et du poète Lebid par exemple, furent dues au charme de ses harangues. A ceux qui lui demanderont un signe, une preuve de sa mission divine, le prophète n’hésitera pas il répondre : « Écoutez la pureté de ma langue ! » Et, craignant une concurrence dangereuse pour son prestige, il ira jusqu’à faire assassiner poètes et poétesses, ses ennemis. Mais les discours perdent généralement à être lus ; l’écriture ne parvenant à rendre ni l’accent, ni le geste, ni l’émotion vivante qui, chez l’orateur, accompagnait le texte. Ceci est particulièrement vrai de la prose rythmée, aux phrases très courtes, que parlait Mahomet. Aujourd’hui le Coran a perdu de son charme, il est souvent d’une lecture difficile ; mais, d’après les arabisants, ses strophes bien déclamées seraient encore fort agréables ; au moins en dialecte ancien, car à leur avis elles perdent leur saveur dès qu’on les traduit en français.

Outre le Coran, de nombreux musulmans, les Sunnites, admettent la Sunna « la Tradition », recueil de renseignements et de commentaires, donnés par les premiers disciples de Mahomet et transmis d’abord oralement. Ils ne furent recueillis et rédigés que deux siècles plus tard ; avec de nombreux traits concernant la vie du prophète et celle de ses compagnons, ils contiennent des explications capables d’éclairer le texte du Coran. Autour des traditions prophétiques les plus cohérentes, celles dont le dogme a le moins varié et qui constituent jurisprudence en matière religieuse, se sont groupées quatre grandes sectes ayant leur zone d’influence. Le « rit hanafite » prévaut en Orient et le malékite en Afrique du Nord, (c’est à lui que se rattachent les musulmans de l’Algérie). En Égypte, c’est le chafaïte et, en Syrie et en Arabie, le hanbalite. La véritable force de la société islamique réside davantage dans le prestige mystérieux qui enveloppe les confréries mystiques que dans son « clergé » ou sa magistrature. Ce sont ces « théocraties », analogues aux « prophètes de la synagogue » du royaume d’Israël qui s’opposent irréductiblement aux ulémas. Leur développement fut parallèle à celui de la théologie émanant des sectes dissidentes.

Nombreuses furent (on le verra plus loin) les branches hérétiques. On les divise en huit classes principales, subdivisées elles-mêmes en soixante-douze fractions. Une des plus considérables parmi ces hérésies fut celle des schiites. Les musulmans schiites, tels ceux de Perse, rejettent absolument la Sunna. Ajoutons qu’il existe plusieurs biographies de Mahomet écrites en arabe, qui ne font point partie des livres sacrés admis par les églises musulmanes. Très prolixes en détails minutieux, elles inspirent cependant la défiance par la place qu’elles accordent au merveilleux : intervention des anges, prédictions, etc.

« Allah est le seul Dieu et Mahomet est son prophète ! » tel fut le credo de l’Islam. Peu spéculatif, il n’a pas multiplié les dogmes à plaisir comme le catholicisme romain. Dieu est un, éternel, tout-puissant ; ses décrets sont éternels comme lui et sa volonté immuable ne saurait être modifiée même par la prière. Or rien ne peut se faire sans Allah, puisque sa puissance divine est illimitée ; toutes les actions humaines sont prévues par lui : « Tout est écrit d’avance. L’homme porte son destin suspendu à son cou. » D’où la doctrine du fatalisme absolu ; et la nécessité pour le croyant de se soumettre sans murmures inutiles ; islam signifie en arabe résignation totale à la volonté de Dieu. « C’était écrit ! » ou « Allah est grand ! » voilà le cri du pieux Musulman, même s’il subit un sort qu’il ne méritait pas. Entre Dieu et les hommes existent des êtres intermédiaires, les anges et les djinn ; les premiers, dont le corps est composé d’un feu subtil, n’ont pas de sexe et n’éprouvent aucun de nos besoins. Ils adorent Allah de manière constante ; chaque homme en a deux à ses côtes, qui notent, l’un ses actions bonnes, l’autre ses actions mauvaises. Pour avoir refusé de saluer Adam, Iblis et les anges qui le suivirent dans sa révolte furent maudits par le tout-puissant. Quant aux djinn ou génies, si chers aux arabes avant la prédication de Mahomet, il en est de mâles et de femelles, d’hérétiques et de musulmans. Création du monde et chute du premier homme sont racontées d’après la Bible, avec des variantes néanmoins. Pour communiquer ses volontés Dieu se sert des prophètes : Noé, Abraham, Moïse, Jésus, furent du nombre. Mais Mahomet, le dernier, leur est supérieur à tous, car il apporte la vérité entière, alors que ses prédécesseurs n’en purent communiquer que de faibles parcelles. Avec lui la série des prophètes est close définitivement, les hommes n’ayant plus rien à apprendre. Seulement Mahomet ne se donna jamais pour une incarnation divine, pour un fils d’Allah descendu sur terre.

En dehors des moments où l’archange Gabriel l’inspirait, il restait un arabe ordinaire, soumis à la tentation, sujet au péché et, comme les autres, destiné à mourir.

L’âme humaine est immortelle ; jugée par Dieu, elle va au ciel ou en enfer, suivant qu’elle a bien ou mal agi. Aux enseignements du prophète, ses disciples ajoutèrent de nombreuses précisions. Après la mort, l’âme doit passer, au-dessus de l’enfer, par un pont « mince comme un cheveu et tranchant comme le fil d’une épée ». Les pécheurs trébuchent et tombent ; sans autre nourriture que des ronces, ils rôtissent sur un feu ardent et, pour que le supplice se renouvelle sans répit, ils sont munis d’une peau neuve chaque fois que l’ancienne est brûlée. Du moins l’enfer n’est pas éternel, sauf pour les infidèles ; les musulmans n’y restent que le temps d’expier leurs forfaits. De là, ils gagnent le paradis où quelques justes parviennent à se faire admettre du premier coup. « La paix éternelle et l’éternelle joie » règnent dans ce séjour enchanteur où coulent des rivières de lait, de vin et de miel, où les arbres touffus inclinent leurs branches pour que le promeneur en cueille commodément les fruits. Vêtus de brocart et de satin vert brodé, couverts de bijoux, les élus s’attablent près de fontaines jaillissantes, dans des jardins ombreux, avec des houris charmantes ; et des serviteurs nombreux, des échansons portant coupes ou gobelets d’un breuvage exquis, s’empressent à leur moindre désir. La résurrection des corps fut formellement enseignée par Mahomet ; toutefois, dépassant ces plaisirs vulgaires les plus sages ont la joie « de voir la face de Dieu matin et soir », Judaïsme et Christianisme ont fourni, on le voit, de nombreux éléments à la dogmatique musulmane ; ce n’est pas par l’originalité que valent les conceptions doctrinales du prophète, c’est par une simplicité qui les rendit accessibles aux esprits les moins cultivés.

Même simplicité en matière de prescriptions rituelles et morales. Un khalife comme chef suprême, que la communauté des fidèles a le droit de prendre n’importe où d’après les sunnites ; qui, d’après les schiites, doit être nécessairement de la famille de Mahomet. Ce dernier en mourant ne désigna pas son successeur ; c’est à propos d’Ali, son gendre, exclu du khalifat, que ces divergences doctrinales éclatèrent. Point de clergé, mais un simple directeur des prières : l’iman, dont la présence à la mosquée n’est d’ailleurs pas indispensable, et un muezzin pour annoncer l’heure de la prière. Cinq fois par jour le musulman doit prier. Après des ablutions sur les mains, les avant-bras, le visage et les pieds ; avec de l’eau autant que possible, avec du sable s’il est au désert, il se tourne dans la direction de la Mecque, s’incline puis se prosterne, en récitant les formules consacrées. Pendant trente jours consécutifs, chaque année, à partir de quatorze ans, il s’abstient de manger, boire et fumer, depuis le matin « dès que la lumière suffit pour distinguer un fil blanc d’un fil noir », jusqu’au coucher du soleil ; c’est le jeûne du mois de Rhamadan (voir jeûne) qui rappelle l’époque où le prophète eut ses premières visions. Seuls les malades en sont dispensés, mais avec obligation de faire un jeûne de trente jours, dès qu’ils seront rétablis. « L’odeur de la bouche qui jeûne est plus agréable à Dieu que celle du musc. » Ajoutons que les rigueurs du Rhamadan sont adoucies par les plantureux repas absorbés de la tombée de la nuit au lever de l’aurore. Une fois dans sa vie, le musulman doit se rendre à la Mecque. Il y tourne sept fois autour de la Kaaba, suivant une coutume que Mahomet trouva établie ; et, après s’être fait raser entièrement la tête, en récitant des prières se rend sur une montagne à dix-sept kilomètres de la ville sainte, pour entendre un sermon. Le fondateur de l’Islam, qui lui-même avait connu la pauvreté, témoigne d’une sollicitude particulière à l’égard des pauvres : « Vous n’atteindrez à la piété parfaite que lorsque vous aurez fait l’aumône de ce que vous chérissez le plus. Faites l’aumône de jour, faites-là de nuit, en public, en secret. Tout ce que vous aurez donné, Dieu le saura. » Et dans l’insistance qu’il mit à plaider la cause des orphelins, le souvenir des souffrances endurées dans son enfance, lorsqu’il eut perdu ses parents, fut sans doute pour quelque chose. Les musulmans distinguent deux sortes d’aumônes, l’une volontaire et l’autre légale ; cette dernière, véritable impôt, est destinée à soulager les croyants pauvres et à subventionner les entreprises religieuses, la guerre sainte en particulier. Bien que le Coran ne parle pas de la circoncision, elle est pratiquée par tous les fidèles, Dieu l’ayant ordonnée dans une révélation antérieure. Mahomet réduisit à quatre le nombre des femmes légitimes, mais il reçut de Gabriel la permission expresse de ne point suivre la loi commune et, Khadidjâ morte, il se constitua un harem bien peuplé. Ignorante, à demi-esclave, tenue de se voiler en public, la femme fut en outre presque éloignée du culte ; la religion musulmane s’adresse spécialement aux hommes, différente en cela de la catholique qui, tout en excluant les dames du sacerdoce, voit en elles ses ouailles de prédilection. Aujourd’hui du moins, car on sait que Saint Paul leur défendait vertement d’élever la voix dans les assemblées chrétiennes, et qu’un grave concile délibéra longtemps pour savoir si elles possédaient une âme à l’instar de leurs compagnons masculins. Pour limiter les divorces, le fondateur de l’Islam imposa au mari l’obligation de rendre la dot. Il défendit au père de tuer ses enfants et d’enterrer ses filles vivantes, selon une habitude arabe consacrée par la tradition. Mensonge, calomnie, orgueil, vol, avarice, etc., furent rangés parmi les vices comme chez les juifs et les chrétiens ; le vin et les boissons fermentées en général, la viande de porc, les jeux de hasard furent prohibés ; afin d’éviter un retour possible à l’idolâtrie, peintres et sculpteurs durent s’abstenir de représenter la figure humaine. Mahomet ne supprima pas l’esclavage, mais il en atténua les rigueurs et tendit même à le faire disparaître : « Dieu n’a rien créé déclarait-il, qu’il aime mieux que l’émancipation des esclaves. »

En morale, il n’innova pas ; il emprunta aux religions déjà existantes et fit de nombreuses concessions aux mœurs arabes ; toutefois, si l’on excepte les prescriptions relatives à la guerre sainte, il s’efforça d’introduire plus de douceur dans des coutumes souvent atroces. Le Coran servit de code civil aux musulmans ; il devint l’inspirateur de leur jurisprudence, la base essentielle de leur législation civile et criminelle. Aujourd’hui encore, les indigènes d’Algérie, de Tunisie et du Maroc sont jugés d’après ses prescriptions.

A côté de ses légistes l’Islam eut ses théologiens, dont les principaux furent les « maîtres de la Tradition ». L’un d’eux Bokhâri, mort en 870, réduisit les 600.000 « Nouvelles » proposées avant lui à 7275 anecdotes dignes d’être crues. Ces théologiens défendirent le mahométisme orthodoxe contre ses déviations hérétiques ou schismatiques. Ils répondirent aussi aux attaques chrétiennes ; et l’on sait quel éclat jettera la civilisation arabe. Mahomet n’avait rien du contempteur de la science que les occidentaux ont supposé : « Enseignez la science, lit-on dans le Coran ; qui en parle loue le Seigneur ; qui dispute pour elle livre un combat sacré ; qui la répand distribue l’aumône aux ignorants. La science éclaire le chemin du paradis. Elle est le remède contre les infirmités de l’ignorance, un fanal consolateur dans la nuit de l’injustice. L’étude des lettres vaut le jeûne et leur enseignement vaut la prière. » En conséquence d’importantes universités, de riches bibliothèques furent créées dans les divers pays musulmans. Pas davantage les peuples vaincus par les arabes ne furent convertis de force ou massacrés. S’ils acceptaient l’islam, ils devenaient de droit les égaux du vainqueur ; s’ils refusaient, ils conservaient néanmoins leurs terres, à condition de payer une capitation pour leur personne et un tribut pour leurs biens. On exigeait encore que les non-musulmans s’abstiennent de boire du vin et de réciter leurs prières en public, qu’ils portent un costume spécial et ne laissent pas voir leurs porcs. Mais, chose plus grave, ils ne pouvaient presque jamais obtenir justice contre un fidèle de Mahomet, tant il est vrai que toute religion garde une âme de persécutrice, même lorsqu’elle affecte des dehors bienveillants. Et, comme on les pressurait souvent, les conversions devinrent innombrables. Reconnaissons toutefois qu’en fait de crimes, les musulmans n’atteignaient généralement pas à la hauteur des chrétiens. Quand il prit Jérusalem, en 636, Omar assura le libre exercice de leur culte aux juifs et aux chrétiens ; il garantit la sécurité de leurs personnes et ne les spolia pas de leurs biens. En moins de huit jours, au contraire, Godefroy de Bouillon et ses croisés, maîtres de la Ville Sainte exterminèrent 70.000 juifs ou mahométans.

Hérésies et schismes, nous l’avons dit, abondèrent dans l’Islam, comme dans toutes les religions. A côté des sunnites ou orthodoxes, il y eut bientôt les schiites qui se rattachaient au gendre de Mahomet, Ali. Officiellement les maîtres en Perse depuis 1499, ils ont aussi beaucoup de partisans dans l’Inde. Moins rigides en ce qui concerne l’usage du vin et la représentation des êtres vivants, ils rejettent la Sunna, et tendent souvent vers un panthéisme plus ou moins voilé. Eux-mêmes donnèrent naissance à des sectes nouvelles : les Ismaïliens presque libres-penseurs ; les Druses qui ne s’accordent ni avec les chrétiens, ni avec les autres musulmans, etc. Les Suffites, dont l’origine remonte à Rabia, une femme morte vers 700, sont des mystiques pour qui l’âme est une émanation de Dieu et qui rêvent d’un retour à lui par la voie de l’amour. Ils devinrent assez nombreux en Perse à partir du ixe siècle et fondèrent des couvents. Au sein de l’islamisme orthodoxe, des tentatives de réforme ont eu lieu également : les Motazilites voulaient purifier la religion ; les Wahhabites s’insurgeaient contre le relâchement des mœurs, ainsi que contre le culte des saints et des reliques. Ils s’emparèrent de la Mecque au début du xixe, mais furent vaincus en 1818 par Méhémet-Ali agissant au nom du Sultan. On ne peut donner même une simple liste de toutes les sectes soit sunnites, soit schiites. Rappelons seulement qu’une confession nouvelle, le Bâbisme, fut prêchée en Perse, à partir de 1840, par le réformateur Madhi el Bâb que l’on fusilla en 1850, mais dont l’œuvre fut continuée par des disciples enthousiastes, les babistes, nombreux malgré les persécutions qu’ils ont eu à subir, réclament l’admission des femmes aux cérémonies du culte, la suppression de la polygamie et du voile, des mesures en faveur des pauvres et des opprimés. Par ailleurs les « Jeunes Turcs », qui en 1908, mirent fin au règne abominable d’Abd-ul-Hamid, cherchèrent à concilier la civilisation moderne et le Coran. Sous le gouvernement de Mustapha-Kemal des transformations religieuses autrement profondes sont survenues. En 1924, l’Assemblée nationale supprima le khalifat ; elle décréta encore la séparation de la religion et de l’État. Aujourd’hui le mariage est laïcisé en Turquie ; la polygamie est interdite ; et les écoles donnent un enseignement d’inspiration rationaliste. Pourtant l’Islam n’a pas dit son dernier mot dans l’histoire du monde ; il compte plus de deux cent millions d’adhérents et ne cesse de faire des progrès du côté de l’Inde, ainsi qu’en Afrique. En Europe les préventions anciennes contre le prophète de Médine sont en voie de disparition ; à beaucoup sa doctrine n’apparaît pas plus absurde que celle de Jésus-Christ, et une mosquée s’élève actuellement en plein Paris.

Peu-être l’Islam doit-il, pour une bonne part, à ses confréries l’activité conquérante dont il est toujours animé. A l’exemple des moines chrétiens ou buddhistes, de dévots musulmans entreprirent, de sauver leur âme à tout prix en s’imposant des prières surérogatoires et en réchauffant le zèle des croyants. D’où les ordres religieux ou confréries qui cachèrent leurs visées politiques sous le manteau d’un mysticisme désintéressé, absolument comme chez les catholiques romains. Et leur influence devint telle, que généralement les pouvoirs publics n’osèrent leur résister ; leur nombre aussi s’accrut démesurément. Chacune possède un supérieur général ; au-dessous, des moqaddem ou prieurs dirigent les groupes provinciaux et confèrent l’initiation dans la contrée qu’ils gouvernent ; puis viennent les khouans ou frères. Tous les membres de l’ordre se doivent aide mutuelle et protection ; ils appartiennent au chef, corps et âme. Ce dernier réunit les moqaddem, une ou deux fois l’an, pour arrêter les décisions importantes que l’on communique ensuite aux khouans. Les plus curieuses de ces confréries, mais non les plus influentes, sont celles des derviches, appelés jadis safis ou fakirs. Après un long noviciat et de pénibles épreuves, les derviches font vœu de pauvreté, de chasteté et d’humilité, puis reçoivent une initiation particulière du supérieur ou cheik. Ils mendieront ensuite pour leur couvent et prêcheront sur les places publiques. Les derviches tourneurs, dont la maison-mère est à Konieh, possèdent un monastère dans le faubourg de Péra et se livrent publiquement à des danses sacrées, le mardi et le vendredi. Après une procession solennelle et un salut au cheik, ils tournent avec une adresse étonnante et une volubilité extrême, au son du tambourin et de divers instruments. Quant aux derviches hurleurs, ils arrivent à l’anesthésie cataleptique par des invocations répétées à leur fondateur, Mahomed-ben-Aïssa, des cris suraigus, et des oscillations rapides de la tête au-dessus d’une cassolette où brûle du benjoin. Et lorsqu’ils sont arrivés au paroxysme de l’exaltation, ils se transpercent les joues, se labourent le corps, lèchent des fers rougis, tiennent des charbons allumés entre les dents, accomplissent mille tours que le vulgaire qualifie miracles, mais que le savant explique par les seules forces du système nerveux et de la suggestion.

Comme les autres religions, le mahométisme aboutit aux manifestations maladives d’un mysticisme délirant. Dominer les corps, détruire les âmes, voilà le résultat indéniable auquel parviennent sectes et Églises qui se réclament d’une divine révélation. Moïse, Buddha, Jésus, Mahomet, Allan Kardec, Krishnamurti apportèrent aux hommes des chaines intellectuelles ; ce furent de faux prophètes, des dieux inconsistants, soit volontairement trompeurs, soit trompés eux-mêmes. — L. Barbedette.


MAILLOT. n. m. (rad. maille). Nous ne ferons pas à ce mot le procès de ce vêtement collant, espèce de caleçon de douteuse élégance et parfois de libidineuse transparence, que les lois imposent au corps humain dans des exhibitions publiques. Qu’il s’agisse d’esthétique ou de manifestation culturelle, de plastique ou d’hygiène, d’harmonie ou de santé, chaque fois que l’homme essaie de retrouver son milieu naturel d’air et de lumière, une société, qui cache sous sa vêture une corruption raffinée et souvent une ordure scandaleuse, plaque cet écran « moral » sur nos nudités indésirables. D’autres, à des sujets appropriés, dénonceront ces mœurs et ces obligations hypocrites, toutes pétries de la chrétienne réprobation du sexe…

Ici nous nous arrêterons à ce carcan dans lequel on enserre les petits des hommes à peine échappés du ventre protecteur de la mère. Ils y goûtaient encore, dans leur claustration transitoire, une indépendance relative, pouvaient y bouger, s’y retourner. Mais dès qu’ils sont entrés dans le riant royaume où se traînent nos joies jugulées, les prêtresses du maillot, à peine contrariées par les servants d’Esculape, s’emparent de leur petite chair et l’emprisonnent sous d’affreux ligaments. Pendant des siècles, le maillot a garrotté leurs membres, écrasé leur poitrine, comprimé tout l’être avide de développement… Se situant, en matière d’élevage, parmi les plus bornées des espèces animales, mettant leur faible intelligence à refouler les indications les plus claires de nos instincts, les familles se sont complus, vis-à-vis de l’enfance, à des pratiques étouffeuses qui ont leur prélude dès le premier vagissement de la progéniture…

Qu’invoquent les nourrices pour justifier cette séquestration barbare ? Des considérations de chaleur de propreté et le souci d’empêcher les déformations. Ce sont les « avantages » (nous les retrouverons tout à l’heure) que la routine nous oppose. Gribouille échappant à la pluie par l’immersion pourrait lutter de perspicacité avec les défenseurs du maillot : « Dans le sein même de la mère », écrit Larousse sur le chemin d’une puériculture libérée, « le fœtus change très souvent de position ; pourquoi le réduire après sa naissance à un repos absolu ? L’homme le plus indolent lui-même ne pourrait, sans en éprouver un grand malaise, rester sans mouvement dix fois moins de temps qu’un enfant dans son maillot ». Et c’est, mettant à profit sa malléabilité, c’est cet agglomérat de cellules essentiellement mobiles, partout et dans tous les sens en voie d’expansion, c’est cet enfant sans cesse gesticulant qu’on a imaginé de soumettre à ce refoulement systématique, à la torture de l’immobilité ? Regardez-le, d’ailleurs, quand son bourreau desserre les bandes conjuguées ; voyez ses muscles se gonfler, ses traits s’épanouir, bras et jambes rythmer des gambades de réjouissance, tout son corps faire effort pour se ressaisir… et suivez sa pauvre figure renfrognée quand on ramène sur lui l’encerclante prison. Il résiste d’ailleurs (et il y serait plus disposé encore s’il ne jouissait de la satisfaction du nettoyage qui vient d’accompagner sa mise à nu), il crie, pleure, se débat, dans la mesure où le lui permettent ses entraves bientôt victorieuses, et ne se résigne que fatigué de lutter…

Les résultats physiques de ce beau régime ? Un médecin pénétré de son rôle pourrait, dès la « délivrance », les mettre en relief devant les gardiennes empressées de la tradition, qui ficèleront et épingleront bientôt avec ferveur le nouveau venu :

« La pression exagérée du maillot paralyse les muscles et les ligaments, dont la texture est encore si molle. Les os eux-mêmes peuvent changer de forme et de direction, surtout au niveau des articulations, où la pression produit souvent du gonflement et des nodosités. Les membres inférieurs, qu’on s’imagine rendre plus droits et plus réguliers en les comprimant l’un contre l’autre avec une bande, affectent une tournure disgracieuse ou des déviations irrémédiables. Le système circulaire n’est pas moins affecté que le système osseux ; une forte compression sur tout le corps empêche le sang d’arriver en quantité suffisante dans les capillaires superficiels ; aussi le liquide nourricier, refluant dans les organes intérieurs, aura une tendance à se concentrer vers les poumons et le cerveau ; de là l’imminence des congestions pulmonaires et cérébrales. »

« Mais c’est surtout du côté de la poitrine qu’on observe les effets pernicieux du maillot. Celui-ci nuit essentiellement à la liberté de la respiration, en empêchant l’élévation des côtes et leur dilatation, ainsi que les mouvements connexes du diaphragme au moment de l’inspiration. La quantité d’air qui pénètre dans les poumons est insuffisante, l’enfant éprouve le besoin de respirer plus souvent, et il peut conserver toute sa vie une respiration courte et gênée », sans compter que la capacité réduite de la cage thoracique entraîne un véritable rachitisme pulmonaire, particulièrement favorable à l’éclosion et au triomphe de la tuberculose… Quant à la chaleur vitale, comme si elle était compatible avec une circulation paralysée !

La survivance obstinée du maillot, sous ses formes plus ou moins adoucies, tient, en même temps qu’au préjugé, au désir de tranquillité des mères. L’usage du maillot les dispense de la surveillance et à moins de crises intempestives, s’accommode d’un élargissement à heure fixe. Ce qui n’empêche pas qu’on nous a chanté la propreté qu’il assure. Comme si, derrière cet accoutrement, se pouvaient soupçonner, au moment opportun, les besoins de l’enfant ! Les évacuations excrémentielles se produisent, la plupart du temps, sans qu’on s’en aperçoive et seules les décèlent ou l’avertissement de notre sens olfactif ou la plainte du patient embrené, comme eût dit Rabelais. D’autre part, la nourrice a tendance à tergiverser devant cette opération toujours compliquée de l’assemblage à défaire et à refaire. Elle hésite, recule et l’attente est toujours préjudiciable à l’enfant. Au lieu de la propreté qu’on nous promet, c’est surtout (dans une région déjà débilitée, appauvrie par le manque d’air) l’inflammation des muqueuses au contact des matières fécales, et les excoriations, fréquentes, consécutives…

On connaît les anathèmes de Rousseau contre ces liens funestes, opposés à la croissance du sujet. Ils ont porté à la forme la plus rigoureuse du maillot un coup mortel. Nous ne pouvons que les reprendre avec force et nous insurger encore contre ses derniers vestiges. La coutume, nous le savons, a jeté du lest. On enroule les bandelettes avec moins d’acharnement. Les bras ont échappé aux honneurs de la ligature. Mais les langes multipliés continuent à paralyser les mouvements et à priver d’oxygène un épiderme sacrifié. Les jambes végètent toujours « à l’étouffée » et les draperies ingénieuses ‒ la gloire des mères s’y complaît ‒ épousent encore des formes impatientes.

L’ensemble du maillot actuel ‒ dit « français » ‒ se compose d’une chemise et de plusieurs brassières et d’une sorte de long étui « formé d’une serviette de linge dite « couche », dans les plis de laquelle on enveloppe séparément les jambes, et, par-dessus, d’un ou deux langes d’étoffe épaisse de coton ou de laine ». Le tout, enroulé autour du corps, à la hauteur des bras, avec ses bords superposés, épinglés selon la ligne du dos et le bas replié droit, a ainsi l’allure d’un sac. C’est dans ce fourreau, plus ou moins serré selon le caprice ou le « savoir » des mères ou des nourrices, que l’enfant accomplit, encore de nos jours, si je puis user de ce terme sans ironie, sa première étape dans la vie. À cet équipement… modernisé, certains substituent, soit dès les premiers temps, soit pour faire suite au précédent, un maillot ‒ anglais, cette fois, ‒ qui consiste principalement en un vêtement fait d’une robe ouverte devant et sans manches, avec deux couches triangulaires (l’une de toile, l’autre de laine), formant culotte.

Déjà, depuis longtemps, sous la pression du bon sens, allié à une meilleure connaissance de notre organisme, des médecins (Drs Périer, Foveau de Courmelles, etc.), ont préconisé l’emploi du « maillot modifié », mais ils n’ont conseillé qu’avec timidité l’adoption de la méthode que pratiquent l’Angleterre et l’Amérique et dont nous avons souligné la simplicité judicieuse et les bienfaits à propos des « nourriceries », du Familistère de Guise. Ce procédé consiste à placer l’enfant dans le son où il s’ébat à son aise et d’où ses déjections sont facilement expulsées, quitte, dans les régions froides ou pour certaines natures débiles (qu’on entraînera d’ailleurs progressivement) à l’envelopper la nuit dans quelque chaud lainage suffisamment lâche où dans une pelisse appropriée à l’âge et à la saison. L’enfant grandissant, le vêtement se fera moins incommode, deviendra le petit manteau occasionnellement protecteur sur les robes courtes, légères et flottantes… On peut, on le voit, concilier la liberté des mouvements et les exigences de la croissance, obtenir la température suffisante et en commander l’équilibre, sans étrangler, comme à plaisir, les fonctions organiques.

Il n’y a pas si longtemps ‒ pour une fois, sous nos yeux, la mode s’est trouvée, assez tardivement, d’accord avec la nature ‒ que le corset tenait dans son étau le buste féminin et que les fillettes, sous prétexte de soutien… préalable, en connaissaient le supplice, bien avant la puberté. Ainsi se prolongeait le maillot première prison de l’enfance et symbole précoce d’esclavage physique… et moral. ‒ S. M. S.


MAIN. n. f. (latin manus). « Organe de préhension, siège principal du toucher, qui termine le bras de l’homme et de quelques animaux. » (Larousse). Des savants (Owen, P. Gratiolet) ont voulu définir l’homme comme étant le seul animal possédant deux mains et deux pieds. À ces prétentions, Huxley répond par cette objection que, d’une part, chez l’homme, c’est la civilisation qui a accentué les différences, nullement radicales à l’origine, du pied et de la main ; et que, d’autre part, c’est à tort qu’on dit le singe quadrumane, le membre postérieur du gorille se terminant par un véritable pied ayant un gros orteil mobile : « Ce pied, dit-il, est préhensile ; mais le pied des résiniers des Landes, selon Bory de Saint Vincent, le pied d’une femme de race blanche que Trémaux a vu retombée à l’état sauvage en Afrique, le pied toujours nu de l’homme qui marche dans des terres hérissées d’obstacles ou qui grimpe à des arbres fort branchus, présentent de petits orteils plus longs et un gros orteil en même temps plus écarté et plus opposable. »

Le pied possède, avec la main, quelques différences caractéristiques, telles : la disposition de l’os du tarse, la présence des muscles courts fléchisseurs et extenseurs, l’existence du long péronier qui assure la solidité du gros orteil et en fait l’ordonnateur des mouvements du pied. On trouve ces particularités dans le pied des singes anthropoïdes. « Il suffit, dit à ce sujet le Dr Duchenne, que les muscles de la racine du pouce soient atrophiés dans une main d’homme pour qu’elle présente un caractère simien »…

Renvoyant aux ouvrages spéciaux pour une étude anatomique de la main, pour diverses connaissances connexes, biologiques ou autres, ainsi que pour les considérations plus particulièrement dépendantes de l’anatomie comparée, et pour tant de curieux éclaircissements auxquels le transformisme a donné l’essor, nous nous contentons de consigner, ici, quelques observations générales, allant de l’anatomie à la psychophysiologie et que nous estimons typiques, et de marquer sommairement combien le rôle important joué par la main dans les mouvements de l’homme, a eu de rapports avec son évolution générale et a tourné vers elle une attention qui participe de tous les domaines de l’activité intellectuelle.

Helvétius disait : « C’est à la main, cet instrument des instruments, que l’homme doit toute son adresse et les arts qu’il exerce, enfin sa supériorité sur tous les animaux. » Et il ajoutait : « Si l’homme avait eu un sabot à l’extrémité de son bras, il n’aurait jamais fait un progrès. » Il y a, dans cette opinion, une part de vérité que le transformisme a mise au point. Sans rechercher ici la supériorité première de tel ou tel organe humain, nous pouvons dire que la question d’attribuer au cerveau ou à la main les raisons de la prodigieuse avance réalisée par l’homme sur les espèces environnantes comporte, si elle est tranchée systématiquement en faveur de l’un ou de l’autre, un absolu que contredit l’évolution.

La suprématie lointaine de l’homme (dont le départ remonte sans doute à quelque cause accidentelle) servie par certaines conditions initiales, des circonstances primitives favorables, a entraîné peu à peu toute une série de répercussions réciproques entre ses organes. Le besoin (entre autres la nécessité de répondre aux exigences d’organes plus avancés), a hâté maints développements et provoqué d’heureuses conformations. Le mouvement lui-même, l’usage fréquent, les fonctions nouvelles ont accentué la puissance des plus actifs. Parmi ces derniers, l’organe coordinateur par excellence : le cerveau, toujours porté à concevoir d’ingénieuses transformations, des œuvres toujours plus délicates, et la main, plus apte que tout autre par sa position et sa mobilité, à en faciliter l’exécution, ont entretenu des rapports constants. Et les réalisations et les possibilités excitant de nouvelles exigences, il s’en est suivi entre eux comme une émulation incessante et une course parallèle, toujours plus rapide, vers leur perfectionnement. À tel point qu’aujourd’hui, au degré de complexe capacité auxquels ils sont parvenus et que leur entente persistante accroît sans arrêt sous nos yeux, il apparaît que la réduction à l’impuissance, à un moment de l’évolution, de l’un de ces facteurs essentiels du progrès, eût entraîné pour l’autre une véritable paralysie. Une coordination continue et un mutuel appui nous rendent difficile de concevoir la marche de l’un privé du secours de l’autre. Quelle qu’eût pu être dans cette conjoncture le sens du développement de notre espèce, qui eût subi, nous semble-t-il, quelque grave stagnation mais qui peut-être eût trouvé à s’agrandir dans une autre voie, nos constatations actuelles nous permettent de noter entre les progrès de la pensée et la dextérité avertie de la main des relations qui comportent des portions multipliées de causalité. Une innervation particulièrement ramifiée et harmonique atteste, par sa structure même, l’abondance des échanges et une connivence pour ainsi dire toujours en éveil. Et le magnifique épanouissement des arts et cette floraison moderne d’appareils mécaniques sont parmi les fruits les plus beaux de cette heureuse collaboration…

Pour en revenir (et conclure à cette occasion) à l’argument avancé par Helvétius, notons, en effet, « que l’intelligence du cheval participe des conditions inférieures de son pied, et qu’il est certain qu’une maladie qui convertirait la main de l’homme en sabot aurait pour effet récurrent » sinon d’abaisser son esprit au niveau de celui du cheval, du moins de le frapper d’une sorte de stupeur plus ou moins prolongée et de faire dévier son orientation. « L’homme ne doit sa supériorité ni à sa main, ni à son cerveau, ni à tel ou tel organe, mais à l’unité plus complète des différentes pièces de son organisme. Avec des éléments à peu près pareils, inférieurs souvent » (en tant que puissance directe par exemple) « il conçoit et réalise plus de rapports. La réciprocité de ses organes est plus grande et ils se perfectionnent l’un par l’autre » (Larousse). Quelle richesse majestueuse que celle du cerveau humain ; mais que de merveilles dans une simple main !

L’importance des aptitudes de la main et ses services multiples, son intervention courante dans les manifestations de la vie ont entraîné, dans tous les temps, des interprétations où la fantaisie n’a pas manqué de prendre une large part. La cabalistique, la chiromancie, secondées par l’astrologie, y ont cherché ‒et y recueillent encore ‒la marque de nos caractères et le secret de nos destinées. Conformation de la paume et des doigts, ampleur et saillie des masses musculaires (monts de Vénus, de Mars), disposition des lignes (étoiles, croix, brisures) etc., autant de signes ou d’indices, sans valeur pour les profanes, mais où les initiés poursuivent implacablement notre horoscope…

Les attributions vont de la superstition, habilement exploitée, ou sincèrement mise au service de « presciences » prestigieuses, à la science, encore enfantine, des empreintes (souvenirs, prédispositions, etc.) que laisse dans nos organes le jeu de nos facultés. La chirognomie prétend au diagnostic moral de la main. Psychiatres, aliénistes lui demandent des indications sur l’état intellectuel, les caractéristiques mentales des sujets qu’ils soignent ou étudient.

Les travaux des Dally, des Lucas concordent sans entente préalable, avec les anciennes idées des Égyptiens, mentionnées par Macrobe, et avec les rénovations de Paracelse sur l’importance physionomique de la main. De certaines formes très spatulées des doigts, d’Arpentigny, après Hippocrate, induit à la phtisie. De spéciales dispositions anatomiques externes témoignent, nous dit-on, des mauvaises conditions dans lesquelles opèrent des agents précieux en dépit de leur petitesse. Doigts ronds, boudinés : insuffisante fonction des filets nerveux. Bout des doigts plat, ridé, fendu : mauvais état des papilles. Absence des mamelons de la paume (les « monts » de la chiromancie !) : rareté ou chétivité des corpuscules de Paccini, siège par excellence du tact. D’autres rapprochements : (pouce court et prédominance des instincts, racine du pouce ridée en grille et lubricité, premières phalanges fendues et défaut d’idéalité), sont des signes déjà consignés dans les antiques chiromancies et ils montrent celles-ci dotées d’une part non négligeable d’observation.

Que d’autres traits, que d’indices réels ou imaginaires, rigoureux ou amplifiés ne relève-t-on pas dans la façon de tendre la main, de donner une poignée de main, de lever la main pour prêter serment, etc… Dans la rencontre plus étroite des corpuscules de Paccini, dans le geste des doigts enlacés et des paumes jointes, dans celui des mains imposées sur le front ne déduit-on pas, là un rapport d’union, de concorde, ici de puissance dominatrice, de suggestion, de guérison ?… Les écrivains (et au premier rang les romanciers) ont usé d’images où les mains viennent comme révéler ou traduire soit les états d’âme, les desseins de leurs personnages, soit seulement leurs tendances ou les influences majeures de la physiologie ou du caractère. Il y a pour eux des mains « bêtes, gourdes, brutales et des mains bonnes, belles et fortes ». Les mains crispées, griffues, agrippantes d’un Grandet, et les mains douces, déliées, caressantes de quelque héroïne charitable ont pour eux, chacune, leur éloquence terrible ou apaisante…

De la physionomie de la main à son éducation, il n’y a qu’un pas. Et Buffon l’avait esquissé qui écrivait, nous ramenant d’ailleurs aux gains réciproques du cerveau et de la main dans leur commerce attentif, intelligent, méthodique : « Un homme n’a peut-être plus d’esprit qu’un autre que pour avoir fait, dans sa première enfance, un plus grand et plus prompt usage du toucher ; dès que les enfants ont la liberté de se servir de leurs mains, ils ne tardent pas à en faire un grand usage… Ils s’amusent ainsi ou plutôt s’instruisent de choses nouvelles. Nous-mêmes, dans le reste de la vie, si nous y faisons réflexion, nous amusons-nous autrement qu’en faisant ou en cherchant à faire quelque chose de nouveau ? »

« Étonnez-vous que tous les hommes remarquables aient été des « touche-à-tout » dans leur enfance, et qu’il y ait si peu d’hommes normaux et complets qu’on les regarde comme des phénomènes ! Le simple fait de prendre une plume, c’est-à-dire de la serrer entre les doigts, glace les hommes superficiels et excite les hommes de pensée à réfléchir plus et à exprimer mieux… Tout le monde comprend que l’index est le doigt qui, mieux que les autres, indique la route ; que le médius est lourd et immobile… Avant d’être un compas la main a été, crispée, une pince et fermée : un marteau. Avant de modeler, de peindre et d’écrire, elle a brisé, fendu et lacéré. Avant d’être des points d’appui qui servent à la précision du tact, les ongles ont été des griffes. La main a suivi son évolution ; elle a eu son histoire… » (Larousse)

Et nous voici arrivé au dualisme séculaire de nos mains, sœurs inégales, dont le rythme instinctif, dans certains mouvements (apprentissage de l’écriture, gymnastique, etc., etc.), révèle pourtant le parallélisme des moyens. À l’une, la droite, nous avons ‒fortuitement, sans doute, à l’origine, sinon par prédisposition, puis par la répétition logique d’un rappel là où se sent déjà une expérience, une propension acquise, un moindre effort non seulement d’exécution de la part de l’artisan, mais de commande et de surveillance de la part de l’impulseur ‒ nous avons accordé la prééminence. Et les ans ont entretenu, consacré (de dextre, n’a-t-on pas fait dextérité, habileté, talent ?), ils ont porté à un tel point la supériorité habituelle de la main droite que l’autre apparaît comme la sœur inférieure, frappée d’incapacité ‒j’allais dire de gaucherie ‒ invétérée. Et pourtant, au lieu de cette servante malavisée, à peine en état de tenir un second rôle, d’accomplir une tâche de complément, nous pouvions avoir, dans nos multiples travaux ‒ certains sont près d’y atteindre ‒ deux aides également adroites et fortes, dociles et empressées ? N’est-ce pas le délaissement auquel nous l’avons condamnée, la condition de manœuvre à laquelle nous l’avons réduite qui ont fait de notre main gauche une auxiliaire embarrassée, entachée de considération subalterne ? Et ne pouvons-nous dire, avec Maquel, que « c’est un véritable préjugé que de croire qu’on doive tout faire de la main droite ? »

Cette préférence que l’homme donne à sa main droite sur sa main gauche a-t-elle sa source, comme le prétendent certains, dans « une prédominance naturelle accentué du côté droit sur le côté gauche ? » La main droite a-t-elle bénéficié de cette particularité de l’organisation et le premier appel à son concours participe-t-il d’un instinct déjà averti et disposé à accorder plus de confiance et à fonder plus de sécurité dans cette portion privilégiée de l’organisme ? Faut-il chercher en lui ‒ou seulement dans quelque hasard ‒le point de départ d’un recours qui souffre aujourd’hui de rares exceptions ? Si les qualités secrètes de l’organisation ont ici favorisé l’éclosion d’habitudes consécutives à un premier emploi, il est évident qu’elles en ont recueilli un renforcement correspondant… Quant à la main droite, appelée à l’exercice fréquent et régulier, elle en a retiré promptitude, adresse et vigueur. Et c’est elle qui, presque universellement, coopère aux ouvrages les plus remarquables conçus par l’esprit humain. Mais ce degré d’habileté et cette multitude de services ne doivent-ils pas justement nous faire regretter tous ceux que nous pourrions obtenir aussi de notre main gauche qui, « douée de la même organisation, aurait les mêmes talents si l’éducation les lui donnait ? » Pourquoi l’homme délaisse-t-il, sur le chemin de la perfection, un instrument aussi précieux à sa portée ?

Admettons qu’il faille, pour former notre main gauche, vaincre quelque faiblesse originelle ? Est-ce le seul cas où l’homme ait triomphé d’un tel obstacle ? Difficulté toute relative d’ailleurs, dès le commencement, et qui bientôt s’évanouirait « d’autant mieux que, par les leçons que reçoit la main droite, la gauche contracte une secrète aptitude à reproduire les mêmes mouvements, et que, déjà façonnée par les vives impressions du cerveau, elle est pour ainsi dire imitatrice, avant qu’elle ait réellement imité ». (Larousse). N’avons-nous pas, autour de nous, des faits qui prouvent combien cette initiation pourrait être rapide ?

« Un habile dessinateur perd la main droite et, au bout de deux mois, il écrit et dessine de la gauche avec la même facilité. Que ne peut d’ailleurs la volonté mue par le besoin ? Un homme qui n’a point de bras transforme ses pieds en mains (exemple, le peintre Ducornet) et fait avec eux des prodiges d’adresse. Or ce que l’homme fait par force, Il faudrait qu’il le fît par sagesse, et que sa raison eût sur son esprit le même empire que la nécessité. »

« Cette distinction physiologique entre la main droite et la main gauche a exercé des influences de plus d’un genre sur les idées et les usages de l’homme et, pour la race aryenne en particulier, ces influences nous apparaissent dans les temps les plus reculés. Dans les idées mythiques et sacerdotales de cette race, la force et l adresse sont l’apanage de la main droite, qui se trouve ainsi chargée des principales fonctions actives. C’est cette main qui préside au travail et au combat qui manie également les outils et les armes. De là les idées d’estime et même de respect qui s’associent à tout ce qui la concerne ? Elle devient le symbole de la rectitude, le gage de la sincérité, le signe de l’honneur. Les idées contraires s’attachent naturellement à la main gauche, et les unes comme les autres s’appliquent de plusieurs manières aux rapports sociaux, aux usages cérémoniels ou religieux, aux croyances superstitieuses, etc. De plus, chez les peuples primitifs et, même encore chez les Grecs et les Romains, par suite de son infériorité naturelle, la main gauche se trouvait chargée tout spécialement des fonctions impures ou malpropres qui auraient souillé la main droite et déshonoré la dignité de son rôle. De là l’habitude de tenir la main gauche sous le manteau et de ne jamais offrir que la droite. » (Aujourd’hui encore il n’est pas de bon ton d’offrir la main gauche ; pour certains, ce geste s’accompagne de mépris ou en tout cas d’une insuffisance de considération dont ils s’offusquent). « Il en est encore de même chez les Turcs, et c’est probablement aussi par suite des mêmes idées que les Romains attachaient à la main gauche une idée de sinistre augure. Il est curieux de retrouver ces scrupules chez les nègres de la côte de Guinée. Suivant Lanoye, ils ne se servent pour manger que de la main droite, toujours bien entretenue, tandis que la gauche est destinée aux usages immondes. » (Larousse).

En même temps qu’elle nous rendrait maîtres de moyens physiques étendus, l’éducation de la main gauche, en la réhabilitant, débarrasserait les esprits et les mœurs de croyances et de coutumes faites de tradition superstitieuse. Rendons-lui donc, au prélude même de la vie, une place digne d’elle. Faisons appel à tous les éléments, à toutes les vertus inévoluées que nous laissons sottement dormir en elle ? Élevons-la à la dignité première, sur le même plan que notre droite… Sur moi-même et sur des enfants confiés à mes soins j’ai expérimenté cette éducation et j’ai mesuré combien elle pouvait donner. En dépit d’un lourd atavisme, la main gauche, chez les petits, ne demande qu’à s’employer. Elle s’offre avec une spontanéité pleine de promesses. Et elle les tient quand nous insistons. Et les résultats personnels que j’ai enregistrés sur ce point sont suggestifs. Pour l’écriture, au jeu, au travail, garçons et fillettes, autour de moi, donnaient libre essor à la bonne volonté délaissée de leur main gauche. Et elle nous montrait vite combien était justifiée la confiance mise en elle… Les gauchers ne sont pas rares d’ailleurs dès la première enfance, mais on les refoule. Par un coup d’œil, une face courroucée, la grosse voix, par des tapes sur la « menotte » déconsidérée, on fait lâcher au bébé le jouet ou la cuiller saisis par la main gauche. À mesure qu’il grandit les défenses se codifient ; on invoque la coutume, la politesse, la bienséance, etc. (ce n’est pas beau, ou convenable, ou propre !) que sais-je, et notre gauche repoussée ne résiste pas. Pourtant, porté moi-même dès le jeune âge à revendiquer ses services (et contrarié sur ce point, à l’époque, il va de soi, par la famille) je suis revenu, systématiquement, à l’emploi de mes deux mains, un emploi aussi régulier, aussi équilibré que possible, et je n’ai eu qu’à me louer d’avoir, ici encore, surmonté les préjugés et les habitudes néfastes pour regagner une situation normale et des conditions naturelles. Combien de personnes accidentées, privées ‒momentanément ou à jamais ‒ de l’usage de leur main droite, ont regretté qu’on n’ait autour d’eux ‒ et qu’ils n’aient eux-mêmes ‒ davantage estimé leur main gauche !

Nous pourrions, puisque nous en sommes aux réhabilitations, nous attacher à relever ‒ s’il en est besoin encore auprès de ceux qui nous lisent ‒ le travail des mains, regardé comme indigne ou inférieur par les aristocrates et par certains intellectuels. À ce dernier mot, nous avons montré, et tout près encore, à manuel, nous rappellerons qu’il n’y a pas de tâche dégradante lorsqu’elle accroît le patrimoine et sert la vie et le bonheur des hommes et que, du plus fruste et du plus humble effort, de la plus grossière comme de la plus « méprisée » des occupations, dans l’activité des mains calleuses et des mains noires ‒dont le labeur nourrit notre corps ! ‒ résident en puissance, une dignité et une valeur morale égales à celles des travaux les plus glorieux de l’esprit.



Voici quelques locutions courantes dans lesquelles entre le mot main. Avoir de la main : être adroit, exécuter avec habileté. « La main, dit Reybaud est nécessaire chez le peintre, mais le goût l’est bien davantage. Rien n’est plus aisé que de se gâter la main. » — Large comme la main : de peu d’étendue. — La main de l’homme : son travail. — Les croyants sont courbés sous la main de Dieu : symbole ici de puissance, d’autorité. — On désigne aussi par ce mot l’effet d’influence, la force : la main de la nature, de la destinée : « Il n’y a, a dit E. de Girardin, que la main de la liberté qui puisse dénouer le nœud des nationalités. » Et Voltaire : « La main lente du temps aplanit les montagnes. » — Le gouvernement, la maîtrise : Charles Nodier parle de « la main digne qui brisera le fer de la guillotine. » — La manière de commander : intervenir d’une main ferme, ou légère. — La protection, le soutien, la consolation : essuyer « d’une main secourable » les larmes d’un ami. « Belles petites mains qui fermerez mes yeux » a dit Verlaine. — La possession, la disposition : Les idées sont des fonds qui ne portent intérêt qu’entre les mains du talent. (Rivarol) — Être nu comme la main : dépouillé. — Pas plus que sur la main : manque, pénurie ‒Ne pas y aller de main-morte : frapper rudement. — Biens de mainmorte : appartenant à des gens réunis en communauté, lesquelles, par le renouvellement constant de leurs membres, échappent aux règles ordinaires des mutations de propriété. — Avoir la main légère : ne pas s’appesantir, être habile : Les femmes ont la main plus légère que les hommes pour panser les plaies. — La main leste (ou légère) : être prompt aux coups, au rapt. ‒ La main sûre. Mettre en mains sûres : de confiance, il une personne probe. ‒ Un outil bien à la main : d’un usage commode. — Avoir toujours la bourse à la main : être prompt aux dépenses. ‒ Mettre l’épée à la main : combattre. — Ouvrage de main d’homme : par opposition à ceux de la nature ‒ Main-d’œuvre : voir ce mot. — Y mettre la main : entreprendre, collaborer, participer, et aussi s’immiscer :

Chacun bourdonne autour de l’œuvre politique,
Chacun y veut mettre la main. (A. Barbier).

Mettre la dernière main : achever. Mettre la main à… : apporter son concours. — Travail des mains : occupations, besognes manuelles : « L’homme vraiment utile à la société est celui qui vit du travail de ses mains. » (J. Macé) — Faire par ses mains : soi-même, par ses propres moyens. — Tour de main : tour d’adresse ; se dit aussi d’une action rapide : cela sera fait en un tour de main. — Forcer la main : contraindre. — Main basse : main gauche ; gens de basse main : la lie de la population (deux vieilles locutions). — Faire main-basse : s’emparer. — Avoir les mains crochues : enclines à la rapine. — Tenir la main à quelque chose : y veiller, s’en occuper activement. — On dit aussi : former de ses mains sa destinée, adage qui n’est que partiellement exact. — Prendre de toutes mains : sans s’inquiéter de l’origine. « L’Église est en possession de demander de toutes parts et de prendre de toutes mains. » (Dupin). — Jeu de mains : brutaux. — De main de maître : à la perfection. — Être à toutes mains : apte à toutes les besognes. — Avoir la riposte, la parole en main : être prompt à la réplique, avoir l’élocution facile. — Donner la main : aider. — Prêter les mains à… : condescendre, se faire complice. — Prendre en main une cause : défendre. — Élever les mains vers quelqu’un : implorer. — Ouvrir les mains : se déposséder. — Pousser la main : exercer une pression. — Tenir la main haute : veiller, se montrer exigeant. — L’emporter haut la main : sans peine, avec une avance marquée. — Avoir la main heureuse : avoir de la chance ; les mains nettes : être honnête. — Avoir le cœur sur la main : être généreux. — Mettre la main sur le feu : être convaincu. — Se donner la main : être aussi filous l’un et l’autre. — Se tenir par la main ou se tenir la main : aller de concert, dépendre l’un de l’autre. « L’ignorance et l’opiniâtreté se tiennent par la main. » (La Rochefoucauld). — Il n’y a que la main : un rien de différence. « D’intendant à fournisseur, il n’y a que la main. » (Balzac) — Avoir les mains longues (on dit plutôt aujourd’hui : le bras) : avoir de l’influence. — Mettre la main à la pâte : besogner. — Sous la main : à portée. — À main (droite ou gauche) : direction. — Des deux mains : avec empressement, etc.

Proverbes : « Froides mains, chaudes amours » (corrélation populaire entre la froideur des mains et le tempérament amoureux). — « Que la main gauche ignore le bien que fait la main droite » (rendez service avec simplicité, sans faire étalage de votre obligeance et n’en tenez pas étroitement registre). — « Dieu regarde les mains pures plutôt que les mains pleines » (un proverbe qui doit faire trembler de multiples « chrétiens » à l’heure de « comparaître »…). — « Un oiseau dans la main vaut mieux que deux dans la haie » (Prov. anglais équivalant à notre « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras » ), etc.

Main (subst.) pap. cahier de 25 feuilles. — Petite main (artis.) : ouvrière sortant d’apprentissage. — Main de roi, main souveraine (droit ancien) : souveraineté. — Main de justice : autorité judiciaire : un emblème portait aussi ce nom ; on disait aussi main pleine, main moyenne, etc. — Main bote (pathol.) : difformité palmaire ou dorsale. — Main de gloire, main de Fatma, etc. : amulettes, objets de superstition. — Main de fer (mar.) : poignée avec crochet d’abordage. — Main courante (escalier) : partie supérieure de la rampe sur laquelle glisse la main. — Main du diable (zool.) : nom vulgaire de divers corollaires-alcyons, etc. ‒ Lanarque.


MAIN-D’ŒUVRE. n. f. Nous n’examinerons ici que la main-d’œuvre telle que ses conditions, son utilisation, sa valeur et les conséquences de son estimation se posent dans le régime actuel de la production. Nous laisserons à ce dernier mot, ainsi qu’à travail et autres mots connexes, l’étude de la contribution du travail dans l’avenir ‒ de la main-d’œuvre dans son sens élargi ‒ et du rythme prévu de sa participation en vue du rendement nécessaire à une production équilibrée.

Le Larousse donne cette définition de main-d’œuvre : « Travail des ouvriers dans la confection d’un ouvrage. » « Le prix de main-d’œuvre, joint à celui des matières premières, établit la valeur intrinsèque d’un objet manufacturé » (Lenormant) ‒ Prix payé pour le travail dans un ouvrage quelconque. (Pluriel : des mains-d’œuvre) ‒ Encycl. (Econ. polit.) : « La main-d’œuvre est le travail de l’homme appliqué à la production ou à la transformation des choses ; extrêmement variable quant à son prix, elle est un des éléments de la valeur définitive des fabrications, des constructions, des cultures, etc. » ‒ La question de main-d’œuvre est complexe ; deux intérêts parallèles tendent constamment à son abaissement : celui de l’entrepreneur, qui bénéficie de l’écart entre le prix de revient (où la main-d’œuvre joue le plus souvent le rôle principal) et le prix de vente ; celui du consommateur (naturellement intéressé à acheter au tarif le plus bas), lequel, la concurrence aidant, fait baisser proportionnellement le prix de vente. Mais un intérêt antagoniste des deux précédents tend au contraire, à faire hausser le prix de la main-d’œuvre, c’est l’intérêt de l’ouvrier. Dans cette lutte inégale entre l’ouvrier et l’entrepreneur, (celui-ci représentant ‒ après lui-même ‒ le consommateur), la victoire n’appartient presque jamais à l’ouvrier.

L’entrepreneur doit peser deux facteurs : son bénéfice personnel dans l’œuvre en cours et la satisfaction de la clientèle pour les commandes futures ; ces deux facteurs étant influencés eux-mêmes par la concurrence. À cela s’ajoute, souvent encore, le rapport de l’argent employé. Pour tenir haut son intérêt tout en ménageant le consommateur, l’entrepreneur est porté non à réduire son prélèvement, mais à diminuer la part de l’ouvrier. Compression grosse de risques, malgré l’état de dépendance du travail : exécution inférieure, intensité affaiblie, éloignement des capacités, pénurie même de la main-d’œuvre, grève ouverte ou perlée, etc. Cependant, il y a tendance à maintenir le taux de la main-d’œuvre aux alentours du niveau strict des besoins (voir salaire) et ceux-ci sont généralement sous-estimés. Il en résulte une baisse, accidentelle ou chronique dans l’effort effectif par suite de la répercussion, sur les possibilités physiques, d’une rétribution insuffisante (mauvaise qualité des aliments d’entretien, logement exigu et malsain, etc.) À ces défaillances, à ces affaiblissements, certaines entreprises s’emploient à parer, avec plus ou moins de succès, par une rigueur accrue dans la surveillance ou par l’introduction de procédés mécaniques qui enlèvent à l’ouvrier la latitude du relâchement (voir rationalisations), etc.

D’autres éléments, sans rapports directs avec la main-d’œuvre, peuvent avantager l’entrepreneur vis-à-vis du client : telle la fraude sur la matière ou les matériaux (nombre, qualité) employés, l’éviction de besognes préparatoires ou intermédiaires, etc., procédés aujourd’hui fréquents par exemple dans le bâtiment. Mais, d’une façon générale et pour ainsi dire systématiquement, la reprise déloyale, du côté du consommateur, n’empêche pas le resserrement des tarifs du personnel. En dehors de ces pratiques malhonnêtes et des économies, à la fois déraisonnables, inhumaines et souvent maladroites, que constituent les réductions de salaires, il est des dépenses que l’on peut réduire ou supprimer, dans les conditions actuelles de la production : introduction de certaines machines qui allègent la tâche et accroissent le rendement, sans mécaniser l’ouvrier, suppression des forces mortes, des débours improductifs, contrôle et choix avisé des méthodes, plans simplifiés d’opération, réduction des pertes secondaires, etc.

La comparaison et les réflexions de Larousse, quant au ménagement et à la rétribution de l’ouvrier, ‒ toutes tendances à l’équité insuffisantes et relatives, mais difficiles et souvent impossibles à réaliser sans toucher au fond même du système de production ‒ ne manquent ni de bon sens, ni de piquant « Un laboureur, dit-il, a deux façons de réduire la dépense que lui occasionnent ses bêtes de labour : diminuer leur nourriture et augmenter leur travail ; mais, s’il est intelligent, il saura que ni l’un ni l’autre procédé ne conduisent à des résultats véritablement économiques, et qu’en tout cas leur association aurait des conséquences fatales. Bien plus fatales seraient les conséquences si les bœufs du laboureur avaient la faculté de discuter la conduite de leur maître et de s’insurger contre ses exigences tyranniques. La nécessité d’entretenir la santé et la satisfaction de l’ouvrier s’impose donc à l’entrepreneur dans la question de la main-d’œuvre. Le bon marché à outrance a des résultats anti-économiques et antisociaux, et lorsqu’on est appelé à utiliser le travail des hommes, on est tenu d’être au moins aussi intelligent qu’un simple bouvier ». Paroles que méditeraient avec fruit nombre d’employeurs modernes, mais ils s’en gardent généralement, même quand leur intelligence le leur permet.

Nous avons vu que la main-d’œuvre est un facteur de premier ordre dont l’exploitation est obligée de tenir compte pour établir le profit à tirer. Le capitaliste n’a souvent d’autre mal que de fournir l’argent indispensable à l’acquisition de la matière première de l’objet à confectionner ou du produit à travailler. L’entrepreneur, intermédiaire aujourd’hui regardé comme indispensable à l’exécution des travaux, est appelé à une plus grande dépense d’énergie et il s’emploie parfois avec activité pour arriver à obtenir des bénéfices satisfaisants. Mais l’un et l’autre ont intérêt ‒ et c’est le point aigu des conditions courantes de la production ‒ à ce que la main-d’œuvre revienne au plus bas prix.

Cependant la main-d’œuvre ‒ le travail ‒ est le principal facteur : celui dont la valeur intrinsèque est la plus grande, malgré qu’il ait tendance à être le plus méprisé. Le capitaliste peut disparaître avec son système, l’entrepreneur devient un rouage inutile, au moins dans son ensemble, dans un régime où les travailleurs seraient les seuls organisateurs du travail, comme les producteurs le seraient de la production. Mais la main-d’œuvre demeurera toujours, malgré que le travail manuel proprement dit s’efface toujours davantage devant la machine comme transformateur des choses. D’une estimation plus régulière serait alors la main-d’œuvre, enfin située dans son cadre exact et avec sa portée normale. Elle n’entrerait en discussion dans l’établissement du « revient » que pour définir le temps nécessaire à l’achèvement d’un travail et pour calculer le nombre d’ouvriers qu’il serait utile d’employer pour y parvenir. En admettant à la rigueur que le salaire subsiste (si l’on peut encore donner ce nom aux bons de travail, ou coupons d’échange ou à tout autre procédé en usage dans un système à base socialiste) il s’agirait simplement d’en examiner le montant collectif pour le travail accompli, et, l’accord établi sur le chiffre rémunérateur de la main-d’œuvre entre producteur et consommateur (deux conditions qui s’interpénètrent étroitement dans une société rationnelle et cessent de se contrarier et de s’opposer), le montant du travail serait également réparti entre tous les ouvriers. Ainsi la main-d’œuvre serait équitablement et logiquement rétribuée et la consommation, mise en contact direct avec la production et pénétrée de leurs rapports constants, verrait s’établir la valeur du produit, non plus au détriment de la main-d’œuvre et suivant la fantaisie du fabricant ou du vendeur (des deux la plupart du temps) mais sur confrontation des exigences légitimes du travail et du calcul exact des frais généraux.

Mais la main-d’œuvre n’est pas encore parvenue à ce stade heureux de juste appréciation. Il est donc nécessaire que ceux qui la constituent opposent une résistance constante et solidaire aux empiétements des appétits adverses. Si les avantages ainsi conservés ou arrachés ne sont que des adoucissements provisoires, bons seulement à rendre possible la vie et la lutte, si les réformes en elles-mêmes, avec leur contre-partie de vie chère et de difficultés nouvelles, ne sont qu’un va-et-vient de perte et de reprise sans portée sociale durable, un véritable piétinement économique et, somme toute, un leurre, elles constituent une réaction d’ordre quotidien indispensable et, bien situées, dépouillées de leurs illusions, elles sont susceptibles d’entretenir une cohésion et une combativité si nécessaires à la tâche révolutionnaire. ‒ Georges Yvetot.