Encyclopédie anarchiste/Maison - Malfaiteur
MAISON. n. f. (latin mansio, demeure). On a vu, aux mots architecture, habitation, logement ; on reverra à taudis, ville, etc., la plupart des aspects du problème de l’habitation : artistique, historique, technique, social, scientifique, hygiénique, etc., et le sens de l’évolution, particulièrement lente, du logement. Nous ne nous arrêterons donc à ce mot que pour quelques notes complémentaires, les sens spéciaux, et quelques locutions ou mots composés ‒ Maison se définit : un édifice construit en vue de l’habitation. Le bâtiment d’habitation peut ainsi comprendre plusieurs corps de logis, abriter plusieurs familles et maison se trouve avoir, sur ce point, un sens plus étendu que logement.
On a vu (architecture) que, pour l’Europe, les habitations les plus représentatives de l’art antique avaient été les demeures, de lignes tour à tour sobres ou luxueusement délicates, mais toujours d’une ampleur majestueuse, des grands de la Grèce et de Rome. Chaque civilisation eut ainsi ses types accusés dont le style général et la conformation extérieure d’une part, la distribution et l’aménagement d’autre part, accompagnaient à la fois le climat et les ressources naturelles, les mœurs et l’organisation publique et domestique. Comme les habitations de l’Inde ou de la Chine, de la Perse ou de l’Égypte, ou les constructions dispersées de la civilisation arabe, les maisons occidentales ou du proche Orient ont toujours reflété les préoccupations des maîtres opulents et non celles de la multitude dépouillée, celles de la classe riche ou aisée et non celles des parias. Question de prestige et de prédominance, de culture et de moyens, de loisir et d’exigences, d’importance et de degré d’élévation des fonctions ou des rapports publics et de la vie privée. Là, palais des rois, des princes et des chefs, demeures somptueuses à péristyle, à vestibules et à étages, avec plafonds ornés d’arabesques, lambris sculptés, mosaïques, et métaux ciselés. Ici, maisons patriciennes, avec atrium (pièce de réception), œcus, tablinum… et chambres d’esclaves. Mais partout ‒ creusées dans le roc, ou soutenues par des quartiers de bois, des entassements de brique crue, avec, pour pavé, la terre battue ‒ les rudimentaires abris de la plèbe, le nid grossier du prolétaire, bête à labeur…
Les siècles ont maintenu l’écart, sinon quant aux matériaux, du moins quant à la puissance architecturale et au fini décoratif, à la cohésion durable et au confort interne. À côté des lourds castels aux pierres séculaires, imposant et vaste, solide et élégant sera encore, avec ses pans de bois et ses encorbellements (bientôt sa maçonnerie) l’habitat des corporations marchandes, des bourgeois du xi au xvie siècle, si on le compare au frêle abri, plus refuge que maison, où le vilain se blottit aux heures du repos. Depuis un siècle, les maisons se sont davantage diversifiées. L’aisance, sinon la fortune, s’est étendue à des fractions sociales jusque-là déshéritées. Les progrès de la locomotion, de l’industrie et de l’art de bâtir ont élargi les possibilités. Non seulement les grandes villes, mais les modestes cités et jusqu’aux bourgades rurales connaissent les maisons aux structures raffinées, mêlant les styles et les époques, cherchant l’éclat ou la commodité. Mais, s’il faut pénétrer dans les campagnes (où les habitations fixent encore le particularisme des anciennes provinces), pour retrouver la maison basse et le chaume du paysan, grosses agglomérations citadines comme humbles villages offrent toujours le contraste d’un noyau minime de belles et accueillantes maisons, par rapport aux masures ou aux casernes de l’ouvrier, au taudis du malheureux. Le pauvre a pris place, çà et là (bon pour « jouir » des derniers vestiges, des formes périmées) dans les maisons déclassées qu’ont laissées les riches après usure. Les bâtisses que le temps n’a pu jeter bas, mais lézardées, délabrées, véritables conglomérats d’insalubrités, reçoivent aujourd’hui les prolifiques familles du peuple. À lui, après la hutte de branchage ou la niche du troglodyte, après la cabane ou la chaumine enfumée, les logements resserrés des maisons de rebut, plus perfidement meurtrières…
Maison désigne aussi le ménage lui-même, les meubles : une maison bien tenue ; les gens y habitant (on dit aussi la maisonnée) ; la race, la descendance d’une famille : la maison des Guise, des Bourbon ; un séjour, une retraite : « L’homme est un mystère pour lui-même ; sa propre demeure est une maison où il n’entre jamais et dont il n’étudie que les dehors » (E. Souvestre). Dans maison de jeu, de santé, de retraite d’aliénés, de commerce, d’éducation, de tolérance (de prostitution) le deuxième nom indique la destination des maisons dont il est question. Maison d’arrêt : où l’on détient les prévenus ; de correction (voir ce mot) : où l’on enferme la jeunesse dite « coupable » sous prétexte de la « moraliser ». Maison commune : la mairie : Gens de maison : domestiques, etc.
Maisons meublées (ou garnies) : celles dont les logeurs offrent au public les pièces garnies de meubles et payables à la journée, à la semaine ou au mois. Fortement tarifées, dépourvues de commodités, privées de vie intime, les chambres meublées ‒ les meublés, comme on dit couramment ‒ sont souvent le logement de l’ouvrier trop pauvre pour « se mettre dans ses meubles » ou que le chômage ou la maladie, les revers ont contraint d’abandonner au Mont de Piété son mobilier et parfois ses hardes.
Maisons mortuaires. Ces établissements dont nous avons souligné l’utilité manifeste à propos des inhumations (voir ce mot) ont pour but de prévenir les enterrements prématurés. Inaugurés en Bavière, à la fin du xviiie siècle, ils sont aujourd’hui répandus dans les grandes villes d’Allemagne et de plusieurs autres États. Il est à peine besoin de dire que là encore, comme presque toujours lorsque l’on touche aux applications pratiques de la science, la France est très en retard sur l’étranger et que ces institutions sont chez nous à peu près inconnues. Elles provoquent sans doute le sourire de nos « connais-tout » superficiels qui portent ailleurs leur sollicitude. Rappelons que, dans ces chambres les corps des décédés sont déposés sur une sorte de lit incliné, visage et poitrine découverts, et « l’un des doigts passés dans l’extrémité d’un fil de soie correspondant à une sonnerie placée dans la chambre des veilleurs ». Le nombre de personnes arrachées par ces moyens à une mort atroce a déjà suffisamment justifié l’intelligence et l’humanité de ces précautions.
Maison du roi (hist.) Officiers de la couronne, personnalités nobiliaires attachées à la personne du souverain ou aux charges de la cour, souvent même aux affaires du royaume, comme sous les Capétiens. Les rois de France avaient leur maison civile (clergé, chambellans, maîtres d’hôtel, intendants, officiers d’écurie et de vénerie, maîtres des cérémonies, etc.). En 1789, malgré les compressions opérées par Necker, elle comprenait encore 4.000 personnes, évidemment privilégiées. La maison militaire groupait les régiments spéciaux, de garde ou d’apparat : mousquetaires, grenadiers, etc. plus particulièrement rattachés au service du roi… La maison du roi avait son ministre spécial, dit secrétaire d’État. Il avait pour attributions, outre l’organisation de la maison du roi, le clergé, les dons et brevets civils, diverses généralités etc. Plus tard lui succéda l’intendant de la liste civile… Reine, princes et princesses de sang royal avaient aussi leur « maison ». L’ensemble de ces services coûtait à la nation de 40 à 45 millions, la dixième partie du revenu public de l’époque. La démocratie a répudié la maison du roi mais, aux frais de la « princesse populaire », ministres et gros fonctionnaires, entretiennent souvent d’opulentes « maisons civiles » particulières. Quant au Président de la République, outre les personnes attachées aux diverses fonctions de représentation, aux services de liaison, de cérémonie, de cortège, de protection, etc., il conserve l’agrément honorifique d’une caricature de « maison militaire » commandée par un officier général.
Litt. Parmi les œuvres littéraires dont le titre utilise le mot maison, deux, particulièrement, sont à signaler ici. Ce sont : Maison de Poupée, drame d’Ibsen, où l’auteur pose, face aux préjugés sociaux et aux enchaînements du mariage, le droit (revendiqué par Nora que son mari voudrait tenir au rôle de poupée) de refaire sa conscience et de libérer sa vie, de « développer l’être humain qui est en elle », d’aller jusqu’au bout de sa personnalité… L’autre est : Souvenirs de la maison des morts, suite de tableaux entremêlés de récits, ou Dostoïewsky, au sortir du bagne tsariste, a fixé, avec une sincérité naïve et émouvante, la vie des malheureux auprès desquels il vécut. ‒ S. M. S.
MAÎTRE, MAÎTRISE. n. m. et fém. (latin magister, du même radical que magis, plus et major, plus grand). On désigne par le titre de maître toute personne qui gouverne, qui commande, qui impose sa volonté, régit autrui à son gré.
Quand un anarchiste rapporte à cette concise et suggestive formule : « Ni Dieu, ni maître », les dénonciations essentielles de sa philosophie, il se sépare à la fois de tous les dieux qui trônent sur la conscience et l’esprit à la faveur du surnaturel et des tyrans de toute nature qui à tous les échelons de la vie sociale assoient leur empire sur la faiblesse ou la pusillanimité des hommes. Face aux divinités dont l’omniscience s’oppose à sa curiosité, il proclame sa méfiance à l’égard de la révélation et lui oppose sa conception, virile, du savoir. Et il répudie, avec celle des religions agrippées à la créature, l’emprise des religiosités qui se disputent sa pensée. En même temps, il repousse comme illégitime, au contrôle du droit naturel, la souveraineté que revendiquent, sur quelque portion de l’humanité, des unités plus fortes ou plus habiles. Il nie que soient fondées en raison les prérogatives du règne ou du commandement et qu’elles se soient affirmées autrement que par traîtrise ou duperie, sous les auspices de l’avidité ou de l’intolérance, avec les armes de la perfidie ou de la violence. Il n’est pas de supériorité qui justifie à ses yeux la domination d’une personnalité sur une autre, la mise à merci de l’esclave à la toute-puissance du maître. Et il se refuse à obéir aux injonctions, voire aux invites, dont la base est un pouvoir tenu par lui pour une usurpation. « Ni Dieu, ni maître ! » Pas de souverain d’une autre essence, de chef mystérieux et suprême tyrannisant l’univers et répondant à nos questions sur l’inconnu par des explications éternelles. Pas davantage de maître humain, campé sur l’activité des peuples et leur évolution, s’immisçant jusqu’au cœur de la vie individuelle, substituant à notre volonté sa fantaisie omnipotente. Pas de préposé ‒ plus ou moins légitimement mandaté ‒ à la gérance de nos intérêts et de nos destinées. Pas de direction imprimant à notre conscience, à notre pensée, à notre vie même son mouvement et son opinion propres. Pas d’impératif ‒ déguisé ou catégorique ‒ nous enchaînant à quelque décision étrangère. Au foyer comme dans la société, pas de chef sur l’individu !
Nous ne reconnaissons que des hommes, aux capacités diverses, aux possibilités multiples et, pour chacun, la faculté, dans le champ commun ouvert à notre essor, de librement s’épanouir… Tant de siècles ‒ et le nôtre encore ‒ n’ont connu que ces deux camps : une poignée de maîtres distribuant des ordres, un troupeau soumis les exécutant. Contre cette obéissance séculaire, fruit de l’erreur, de la lâcheté, d’un lointain sentiment d’infériorité que les mieux doués ont exploité, contre l’abdication du grand nombre devant l’intrigue, la force ou la rapacité, nous dressons ces revendications premières : pas d’autorité imposée, pas d’influence qui comporte un assujettissement, pas de maîtrise qui paralyse. L’entraide, non la compression, l’élan solidaire, non la montée de quelques-uns sur l’épaule ployée des autres. Que chacun s’affirme et s’éploie, aidé par les lumières et l’effort du prochain. Mais que nul ne s’avise ‒ parce que plus fort, ou plus fin, ou plus savant ‒ de ramener sur nous le sceptre ou la férule du passé !
Il y a dans l’histoire des collectivités, des millénaires de dictature, de sujétion dans la vie des êtres. La source nous en ramène à l’arbitraire initial des conquérants égoïstes, à la domestication des faibles sur les premiers biens usurpés. La ruse et les poings ont perpétré le rapt et, pour mieux en défendre le fruit, les triomphateurs ont répandu la légende de leur titre sacré à la propriété et au pouvoir. Ils ont appelé la morale à leur secours et ils ont préposé ‒ garantie cynique ‒ les spoliés à la garde du butin, devant leurs forfaits magnifiés.
Les maîtres du monde ont, avec plus ou moins de brutalité et de franchise, affirmé leur droit à maintenir les générations sous le joug. Tandis que fléchissait leur prestige divin, ils inclinaient à invoquer, pour sauvegarder l’auréole à leur main-mise, le bien même des masses à leur merci. Leur convoitise multiforme, leur passion de lucre et de suprématie, les folles satisfactions de la vanité et du caprice se paraient d’enseignes généreuses à mesure que des doutes inquiétants en soulevaient la supercherie. Pères, arbitres familiaux, guerriers influents, chefs de clans et de tribus, roitelets primitifs, empereurs antiques et rois du moyen-âge étalaient hardiment les droits de leur absolutisme et n’en tempéraient point la rigueur par des « raisons » déjà défensives. À l’approche des temps modernes le pouvoir, contesté déjà dans son essence et çà et là controversé, va troquer sa nature divine pour des justifications temporelles ; il va s’éparpiller, se dérober, prendre, comme l’hydre, plusieurs têtes. Il introduira, dans son principe, plus de démonstration, apportera, dans ses interventions, plus de souplesse raffinée. Une maîtrise hypocrite et savante ; une autorité ramifiée, préside à l’asservissement des peuples d’aujourd’hui. Les arbitres des nations ‒ grands propriétaires, riches industriels, financiers, détenteurs rentés des capitaux ‒ exercent leur règne en secret et les agents qu’ils portent aux premiers postes des États, ils ont eu l’ingénieuse idée de les faire « désigner » par le suffrage des multitudes qui s’imaginent avoir ainsi choisi leurs « délégués ».
Nombreux sont, dans cette Encyclopédie, les mots où la nature et la qualité des maîtres, leur valeur intrinsèque et conventionnelle sont mises à nu et disséquées. Partout, en cet ouvrage, est attaquée une organisation qui cherche entre ces deux pôles antagonistes : esclave et tyran, maître et serviteur, chef et soldat, un impossible équilibre et une fallacieuse « harmonie » ; partout les maîtres, tant publics que privés, tant sociaux qu’individuels, placés sur le plan d’une critique rationnelle et humaine y sont dépouillés de ce halo trompeur, de ces vertus abusives et de cette fausse nécessité que lui attribuent, pour des desseins de consolidation, coutumes, préjugés, morales et institutions. On consultera, pour une documentation aussi complète que possible, les études sur anarchie et anarchisme, autorité, capitalisme, communisme, dictature, gouvernement, liberté, majorité, société, etc. d’une part, et d’autre part les articles sur enfant, enseignement, éducation, individu, mariage, morale, préjugé, sexe, union, vie, etc. On y aborde sous quelque face le problème que nous frôlons seulement ici et nos lecteurs feront d’eux-mêmes la large et cohérente synthèse qu’appelle la logique.
Disons, pour poursuivre ce résumé, que, dans tous les domaines de la vie publique ou particulière, c’est à qui exercera sur autrui sa puissance, voudra, par d’autres moyens que la persuasion, peser sur toute orientation différente, briser la ligne personnelle, détruire l’indépendance voisine ; c’est à qui fera valoir une vertu le prédestinant à régner sur son entourage. Fonctions officielles, rapports économiques, situations sociales, culture, occupations, vie conjugale, relations avec la progéniture, etc., autant de prétextes ou d’occasions pour l’individu de faire étalage de quelque « supériorité » et d’affirmer, s’il rencontre à sa portée la passivité favorable, son penchant a dominer. Ce qu’il y a de frappant, en effet, pour l’observateur, c’est cette mentalité de maître en puissance qu’on trouve dans les classes sociales les plus éloignées de la direction des affaires, cette aspiration, jusque chez le plus servile et le plus ignare, à posséder à son tour la couronne et le sceptre, n’eût-il pour esclave que sa femme ou son chien. La masse des hommes ne voit d’autres qualités que celles qui s’affirment contre quelqu’un. Il faut à la plupart un empire, fût-il d’opérette ou de cirque et Intelligence à leurs yeux ne prouve sa valeur que si elle plastronne, et pédantise, et tonitrue, parée de hochets enfantins et brillants, que si elle manie finalement les armes et les tonnerres du commandement. Besoin de paraître, désir de subjuguation, recours constant aux formes sans nombre d’une autorité qui dirige, qui façonne ou qui broie, vaincrons-nous jamais ces obstacles à la marche consciente des êtres ? Pourrons-nous en chacun, ébranler assez de lucidité et d’énergie réactive pour rendre inopérantes tant de velléités tyranniques ?… Toujours, cependant, les hommes ont senti au moins confusément, combien le bonheur est rare et précaire si la liberté ne l’avive. Satiristes et philosophes ‒ anarchistes avant la lettre ‒ ont éclairci cette intuition, proclamé la quiétude impossible sous la dépendance des maîtres. C’est Ancelot, bonhomme, qui constate : « Quand on n’a pas de maître, on peut dormir tranquille. » Puis Voltaire, avec ce clair conseil : « Voulez-vous vivre heureux, vivez toujours sans maître. » Et La Fontaine, enfin, jetant, droit, l’aphorisme :
« Notre ennemi, c’est notre maître,
Je vous le dis en bon français. »
À part quelques « bons despotes », qui œuvrèrent dans le sens du bien public, les maîtres des peuples ne sont qu’accidentellement, et souvent contre leur désir (parce qu’ils sentent l’aiguillon des poussées populaires) les artisans du progrès général. Ils sont des facteurs de conservatisme et de régression, toute marche en avant se faisant à leur détriment, effritant cette omnipotence si chère à l’orgueil des princes. L’histoire nous les montre singulièrement malfaisants, longtemps cyniques et, nous l’avons vu, vers nous davantage dissimulés. Fourier disait : « L’aigle enlève le mouton, qui est l’image du peuple sans défense. Ainsi que l’aigle, tout roi est obligé de dévorer son peuple. » Et Toussenel, complétant, de l’expérience moderne, cette image de l’autocratie monocéphale, ajoutera : « Je tiens seulement à constater que l’aristocratie enlève plus de moutons que la royauté. » Ceux qui regardent œuvrer les bourgeois ploutocrates, pourront dire que leur tyrannie anonyme fait de ces symboliques animaux des hécatombes plus suivies et autrement perfectionnées…
L’autorité (restituons ici, un instant, à ce mot son sens élevé d’influence), l’autorité véritablement propulsive et heureuse ne réside presque jamais dans le gouvernement : il n’en connaît que l’arbitraire de la force. La maîtrise salutaire, faite d’ascendant profond, qui galvanise les masses vers l’action, imprègne les actes, et pétrit le galbe et l’âme des révolutions, nous la trouvons toujours dans l’initiative individuelle. Même quand le gouvernement paraît émaner de la volonté populaire, c’est rarement dans son sein que se trouvent les éléments agissants, de ses représentants que partent les courants décisifs. Pendant la grande Révolution, la Convention, malgré son envergure et son prestige, prenait à travers les Clubs, officieux satellites, contact avec la masse des faubourgs, recevait d’elle ses vivifiantes impulsions. En 1848, malgré la popularité du gouvernement provisoire, « l’autorité de salut universel » n’habitait pas l’assemblée, pourtant républicaine, des émules de Louis Blanc. Proudhon, hors du gouvernement, la personnifiait, qui fut alors le symbole de l’agitation révolutionnaire des masses. « Et pour cette représentation-là, dit Déjacques, il n’est besoin ni de titre, ni de mandat légalisés. Son seul titre, il lui venait de son travail, c’était sa science, son génie. Son mandat, il ne le tenait pas des autres, des suffrages arbitraires de la force brute, mais de lui seul, de la conscience et de la spontanéité de sa force intellectuelle. Autorité naturelle et anarchique, il eut toute la part d’influence à laquelle il pouvait prétendre. Et c’est une autorité qui n’a que faire de prétoriens, car elle est celle de l’intelligence : elle échauffe et elle vivifie. Sa mission n’est pas de garrotter ni de raccourcir les hommes, mais de les grandir de toute la hauteur de leur tête, mais de les développer de toute la force d’expansion de leur nature mentale. Elle ne produit pas, comme l’autre, des esclaves, au nom de la « liberté » publique, elle détruit l’esclavage par la puissance de son autorité privée. Elle ne s’impose pas à la plèbe en se crénelant dans un palais, elle s’affirme dans le peuple comme s’affirment les astres dans le firmament, en rayonnant…
Quelle puissance plus grande aurait eu Proudhon, étant au gouvernement ? Non seulement il n’en aurait pas eu davantage, mais il en aurait eu beaucoup moins en supposant qu’il eût pu conserver au pouvoir ses passions révolutionnaires. Sa puissance lui venant du cerveau, tout ce qui aurait été de nature à porter entrave au travail de son cerveau aurait été une attaque à sa puissance. S’il eût été un dictateur botté et éperonné, investi de l’écharpe et de la cocarde suzeraines, il eut perdu à politiquer avec son entourage tout le temps qu’il a employé à socialiser les masses. Il aurait fait de la réaction au lieu de faire de la révolution… »
À vouloir codifier et titrer la maîtrise nous en desséchons la sève et en rendons la flamme languissante. Il la faut conserver à son milieu naturel et à son normal épanchement. Si nous la portons au pouvoir, elle cesse d’être un moteur pour n’être plus qu’un rouage. C’est à une incompréhension de la maîtrise, de son caractère et de ses vertus profondes, c’est à cette aberration qui consiste à ne la voir rayonnante qu’identifiée avec les fonctions directrices qu’obéissent ceux qui cherchent le salut de la révolution dans un « gouvernement révolutionnaire ». Il va sans dire que nous n’entendons pas ici par révolution ces compétitions superficielles qui aboutissent à des substitutions de personnes, ni les bouleversements qui affectent uniquement l’ordre politique et au-delà desquels on retrouve toujours les masses aussi misérables, mais un mouvement qui s’attaque aux bases mêmes de l’édifice sociétaire dans le dessein de régler en un mode équitable les rapports de ses participants. « Tout gouvernement dictatorial, qu’il soit entendu au singulier ou au pluriel, tout pouvoir démagogique ne pourrait que retarder l’avènement de la révolution sociale en substituant son initiative, quelle qu’elle fût, sa raison omnipotente, sa volonté civique et forcée à l’initiative anarchique, à la volonté raisonnée, à l’autonomie de chacun. La révolution sociale ne peut se faire que par l’organe de tous individuellement ; autrement elle n’est pas la révolution sociale. Ce qu’il faut donc, ce vers quoi il faut tendre, c’est placer toute le monde et chacun dans la possibilité, c’est-à-dire dans la nécessité d’agir, afin que le mouvement, se communiquant de l’un à l’autre, donne et reçoive l’impulsion du progrès et en décuple et centuple ainsi la force. »
« Ce qu’il faut enfin, c’est autant de « dictateurs » qu’il y a d’êtres pensants, hommes ou femmes, dans la société, afin de l’agiter, de l’insurger, de la tirer de son inertie ; et non un Loyola à bonnet rouge, un général politique pour discipliner, c’est-à-dire immobiliser les uns et les autres, se poser sur leur poitrine ; sur leur cœur, comme un cauchemar, afin d’en étouffer les pulsations ; et sur leur front, sur leur cerveau, comme une instruction obligatoire ou catéchismale, afin d’en torturer l’entendement. » (J. Déjacques).
Nous ne pouvons entrevoir une révolution aux bienfaits durables que si elle est faite par des individus éclairés, virils et autonomes, par des hommes qui soient assez leur propre maître pour que ne puissent se reformer sur eux les maîtres et les chefs. Tant qu’il y aura défaillance et abdication renaîtra l’élèvement tyrannique. Pour longtemps encore, dans la vie publique et privée, la liberté demeurera un bien qui se défend. Et si les faibles ‒ car nous n’avons pas la naïveté de supposer que toutes les unités seront de ressort équivalent ‒ n’ont pas la clairvoyance de s’étreindre autour d’elle, en un faisceau solidaire, ils verront se reconstituer les forces régrescentes qui leur ont valu tant de maux et qu’ils auront mis des siècles à vaincre. Ils ne pourront relâcher leur vigilance que le jour, lointain peut-être, où nul ne voudra plus descendre à dominer, où les hommes ayant enfin connu, après des dévoiements séculaires, le chemin d’une existence assez haute pour que l’oppression leur apparaisse non seulement comme indigne mais comme antinaturelle et préjudiciable à leur développement, ils souffriraient ‒ alors qu’ils en jouissent aujourd’hui ‒ des « joies » cueillies dans la peine et l’agenouillement d’autrui. Car l’évolution ne se fera dans la sécurité que lorsque les humains auront dépouillé, à la faveur d’une mentalité nouvelle, l’état d’esprit qui se traduit par ces deux mots également bas : commander et obéir, et qu’ils s’épanouiront hardiment vers la plénitude d’eux-mêmes. ‒ Lanarque.
Dans les corporations médiévales, l’ouvrier devait passer par trois grades successifs, s’il voulait tenir lui-même boutique et devenir patron : l’apprentissage, le compagnonnage, la maîtrise. Peut-être l’idée qui présida à cette institution fut-elle d’arrêter l’artisan incapable ; mais rapidement elle dégénéra, les riches ou les fils de patron arrivant, ou presque seuls, à la maîtrise, conférée après la fabrication longue et souvent ruineuse du chef-d’œuvre exigé par les règlements. On sait que la Révolution française abolit les corporations et laissa chacun libre d’ouvrir une boutique à son compte. La franc-maçonnerie a gardé, dit-on, les grades d’apprenti, de compagnon et de maître, entendus non plus dans le sens d’une habileté professionnelle de plus en plus grande, mais d’une formation intellectuelle et politique plus poussée. On continue également d’appeler « maîtres », les grands artistes, les grands écrivains, les grands savants, ou du moins ceux que l’on suppose grands, ainsi que les avocats inscrits au barreau. Ce terme est fréquemment employé par flagornerie, dans le but de mieux duper celui à qui on l’adresse. « Ce gandin, qui donne du « cher maître » aux badernes falotes de Sorbonne ou de l’Institut, attend le succès de leur vanité satisfaite, non de ses mérites personnels. » Par delà l’Intérêt
En un sens différent mais qui reste voisin parce qu’il implique l’idée de supériorité, le maître est celui qui commande, celui auquel on obéit. Le propriétaire de l’esclave, dans l’antiquité, était son maître ; aujourd’hui l’ouvrier a pour maître le patron qui le fait travailler le plus possible mais le rétribue au plus bas prix. Dans l’armée, le malheureux soldat est contraint d’obéir aux innombrables galonnés qui s’arrogent sur lui tous les droits, même celui de l’obliger à tuer s’il ne veut être tué lui-même. Chefs d’État et ministres disposent également de la liberté et des biens de leurs administrés ; ce sont les maîtres, le simple citoyen n’ayant qu’à payer des impôts et se taire. Quant aux prêtres, ils détiennent la clef du paradis et des trésors spirituels ; c’est eux qui dominent sur les âmes. Maîtres spirituels, ils déforment les cerveaux enfantins, d’accord sur ce point avec les instituteurs du gouvernement, préposés au maintien des dogmes d’État. Qui dira les méfaits de ces prétendus maîtres, de ces diplômés de tout grade chargés par les forts de préparer des générations d’esclaves ! Méprisons ces faux savants qui peuvent connaître tout ce qu’on a dit avant eux, mais dont l’esprit n’est pas libre et qui acceptent d’être les chiens de garde de la société. ‒ L. B.
Maître désigne le propriétaire, en général, des personnes ou des biens : le maître d’un champ. « Les paysans russes ont cru longtemps que le ciel était réservé pour leurs maîtres » (De Custine). ‒ S’est dit du patron, de l’employeur : « Quand deux ouvriers courent après un maître, les salaires baissent » (F. Bastiat). ‒ Synonyme de professeur, d’éducateur : « Le meilleur maître est celui qui nous donne le désir d’apprendre et qui nous en offre les moyens » (Ferrand). ‒ Titre qu’on donne par bonhomie, aux vieillards, surtout à la campagne : maître François. ‒ La Fontaine en affuble, avec ironie, les animaux : maître Renard, maître Corbeau, etc. ‒ Personne talentueuse : être passé maître dans son art. ‒ Qui triomphe d’un péril, domine un danger : se rendre maître du feu. ‒ Qui a de l’empire sur soi : « Toutes les passions sont bonnes quand on en reste le maître ; toutes sont mauvaises quand on s’y laisse assujettir » (J.-J. Rousseau). ‒ Qui a la liberté, la faculté de faire quelque chose : être maître d’aller et venir.
Au figuré, se dit, par analogie, de l’objet qui régit, passionne, constitue le pivot des actions humaines : l’or est le maître du monde ; « la nécessité est la maîtresse des choses humaines » (Lerminier). ‒ Qui exerce sur l’homme une influence tyrannique : « L’argent est un bon serviteur et un mauvais maître » (Bacon). ‒ Modèle, exemple, objet qui sert d’enseignement : « Le temps et la liberté sont de grands maîtres. »
Locutions : maître de l’univers (Dieu), de la terre (rois, princes), etc. ‒ Titres de certains ordres : grand-maître. ‒ Jurisprud. maître ès-lois : jurisconsulte. ‒ Beaux-Arts : les maîtres de l’école flamande. ‒ Maîtres-chanteurs : associations de poètes et de musiciens allemands (sujet d’un conte d’Hoffmann et d’un opéra de R. Wagner). ‒ maître-chanteur : celui qui par menace, campagne de presse, etc. extorque de l’argent. ‒ Maître à danser, maître de ballet, etc. ‒ Techn. Au temps du compagnonnage, titre donné après la réception dans un corps de métier ; maître-maçon, etc. ‒ maîtresse : féminin courant de maître. Sens particulier : femme avec qui on entretient des rapports amoureux hors du mariage : « rois et grands seigneurs entretinrent de ruineuses maîtresses ». ‒ Quelques ouvrages littéraires : les maîtres mosaïstes, les maîtres sonneurs (G. Saud) ; maître Cornélius (Balzac), le maître d’école (F. Soulié) ; le maître de danses (Wicherly), ‒ Tableaux : le maître de la vigne (Rembrand) ; le maître d’école (Van Ostade), etc.
MAÎTRE (Morale de). Voir morale.
MAJORITÉ. n. f. bas latin majoritas (du latin major, plus grand). Appliqué aux élections et aux assemblées délibérantes, le terme majorité désigne la quotité de suffrages requis (voir suffrage), pour qu’un candidat soit choisi, pour qu’une loi soit admise. Appliqué aux individus, il indique l’âge exigé pour l’exercice de certaines fonctions ou prérogatives sociales. Parmi les sens multiples du mot, nous retiendrons ces deux-là seulement.
Dans nos sociétés actuelles aucune confusion n’est possible entre les droits naturels inhérents à notre qualité d’homme et les droits positifs que les autorités nous accordent au compte-gouttes comme membres de la cité. Non seulement les premiers, que nous tenons de la seule nature, sont infiniment plus larges que les seconds, mais fréquemment ils les contredisent. D’où les conflits qui mettent aux prises individu et société : celui-là conscient d’être injustement ligoté par des lois cruelles, celle-ci exclusivement préoccupée de rabaisser le grand nombre (voir nombre) au profit du groupe restreint des dirigeants. Nul doute sur l’origine du droit naturel, c’est dans la personne humaine qu’il a sa source profonde. Soit qu’on le considère comme un simple. aspect de la liberté, comme une résultante de l’indépendance assurée par la nature aux volontés individuelles ; soit qu’on le fasse dériver des désirs ou des besoins qui, nés de la vie et bons comme elle, exigent avec justice d’être satisfaits. L’homme possède en lui-même une fin propre, son bonheur et sa perfection ; aucune autorité extérieure ne saurait l’en distraire légitimement ; il ne peut sans immoralité devenir physiquement ou mentalement l’esclave de quiconque, il ne doit obéissance à personne et n’a d’autre maître que son vouloir éclairé par sa raison. Rester libre de ses actions comme de ses pensées, respectueux seulement de l’égale liberté des autres personnes, voilà qui résume parfaitement l’essentiel du droit naturel humain. Et nul législateur n’a besoin de le promulguer ; il reste identique à travers le temps et l’espace, aussi vrai au xxe siècle qu’au xe, non moins exigible en Chine qu’en Australie, aux États-Unis qu’au Japon si l’on s’en tient non aux conditions extérieures, mais à ce qu’affirme impérieusement la raison.
Le droit positif (voir droit), que la société prétend élargir ou restreindre à son gré, s’avère par contre toujours arbitraire, souvent injuste, parfois absolument contre nature. Il change avec les époques et selon les pays ; ne s’inspire que de l’intérêt des classes privilégiées ou des caprices du maître, en règle générale. Réduire l’individu à n’être qu’un rouage sans âme de la grande machine sociale, un aveugle instrument dans la main de ceux qui ordonnent, voilà son but inavoué mais réel. Certains placent son fondement dans la force, d’autres dans l’intérêt ; en fait il découle tantôt de la première, tantôt du second, souvent des deux associés. Quant aux prétentions, affichées par des moralistes, de fonder le droit positif actuel sur la valeur de la personne humaine, ils témoignent d’une singulière ignorance des diverses législations du globe, toutes plus oppressives les unes que les autres. Ils témoignent encore de la volonté, qu’ont ces valets du pouvoir, de légitimer la tyrannie étatiste, dont pauvres et subordonnés sont aujourd’hui les victimes. Mais les forts, après avoir utilisé les muscles, firent parler les dieux ; ils se doivent de chercher à mettre de leur côté une raison frelatée, aujourd’hui que la théologie est passée de mode. C’est ainsi que la majorité, génératrice des lois dans les pays démocratiques, n’est qu’une application déguisée du culte de la force. Autrefois l’on procédait à coups de poings, on luttait avec des armes plus ou moins perfectionnées ; et la victoire, en général était celle du nombre. On a simplifié le combat en décidant de se compter ; lances ou fusils sont remplacés par les bulletins de vote ; quant au hasard des batailles qui assurait parfois le succès des moins nombreux, il est largement compensé par les aléas des campagnes électorales, aux résultats si décevants. Et naturellement la majorité s’arroge, sur la minorité, tous les droits du général vainqueur sur les peuples vaincus. Avouons qu’en un sens il y a progrès, puisque, dans cette guerre intestine le sang ne coule pas ; toutefois remarquons que justice ou vérité sont oubliées et qu’il s’agit simplement d’une question de force ou d’adresse, comme on voudra : la seconde étant, dans l’ordre mental, l’équivalent de ce qu’est la première dans l’ordre physique.
Mais, pensera-t-on, il s’agit également d’une question d’intérêt. Oui, l’intérêt donne la main à la force en matière d’élection ; et là encore, du moins en apparence, on observe un progrès. Quand la volonté d’un monarque faisait et défaisait les lois, son seul intérêt entrait en ligne de compte. De même tant qu’une minorité de riches, fut appelée aux urnes, l’intérêt du peuple fut oublié ; avec le suffrage universel, le travailleur ne peut être négligé aussi complètement. Néanmoins, après plus d’un demi-siècle de suffrage universel, en France, l’ouvrier reste l’esclave du patron ; et des constatations identiques s’imposent dans tous les pays. Les aristocraties, habiles dans l’art d’exploiter les diverses situations, sont demeurées maîtresses ; elles ont seulement varié leurs procédés de gouvernement, feignant, à l’occasion, de se préoccuper du sort des malheureux, qu’elles abrutissent aux champs comme à l’usine. Pour diriger l’opinion, elles utilisent la presse et l’Église, ces deux puissances autrefois à la solde des nobles, attelées aujourd’hui au char de la finance. Et, par l’exemple de l’Italie et de l’Espagne, nous savons que la légalité ne compte guère, à leurs yeux, lorsqu’il s’agit de sauver l’ordre capitaliste. Dans les républiques d’Europe et d’Amérique, elles fabriquent, à leur guise, les majorités : le peuple étant trop simple pour s’apercevoir qu’il est la dupe dont on se gausse éternellement. Corruption individuelle, suggestion collective entrent en jeu lorsqu’il s’agit d’élection. Un système d’espionnage méthodiquement organisé permet aux amis du gouvernement d’être renseignés sur les idées politiques de chaque citoyen, sur ses désirs et ses ennuis personnels ; de fines mouches, d’habiles courtiers se chargent ensuite de l’achat des consciences. Pour le troupeau, des consommations gratuites à l’estaminet, de maigres secours donnés de la main à la main suffisent ; il faut davantage pour satisfaire l’électeur influent : décorations, places du gouvernement, passe-droits, le tout proportionné à la situation du personnage, voilà ce qu’on promet d’ordinaire. La suggestion collective, si puissante sur la mentalité des foules intervient de son côté. On l’observe déjà chez les animaux vivant en groupe : les moutons fuient ou s’arrêtent tous ensemble, les coqs se répondent au lever du soleil. D’instinct l’enfant imite ceux qui l’entourent ; et les grandes personnes rient, baillent, toussent, sans raison, lorsqu’on le fait à côté d’elles. Les foules, peu capables de réfléchir, son facilement secouées par des émotions intenses, pitié, enthousiasme, cruauté, contre lesquels l’individu réagit peu. Quelques fuyards déterminent une panique ; la mode repose sur la tendance à l’imitation ; crime, révolte, suicide sont contagieux. De même les maladies nerveuses ; et de nombreux miracles n’ont pas d’autre origine. Parmi les premiers chrétiens beaucoup étaient sujets, pendant les réunions, à des accès de glossolalie ou émission de sons inarticulés ; ces manifestations, regardées comme divines, furent interdites aux femmes par l’apôtre Paul, tant elles devinrent incommodes. À Lourdes la contagion des émotions joue un rôle énorme, je m’en suis rendu compte personnellement ; tout est disposé pour agir avec force sur l’imagination, et l’on amène des milliers de malades afin que, dans le nombre, quelques-uns soient prédisposés par leur constitution nerveuse à recevoir le choc efficace ! Tant pis si le chiffre des morts est de beaucoup supérieur à celui des guéris, pendant les pèlerinages ; les prêtres n’en ont cure, pourvu qu’ils fassent des dupes et récoltent de l’argent. Lorsqu’il s’agit de tromper l’électeur rétif, nos politiciens savent, eux aussi, manier la suggestion : affiches, journaux, réunions, leur permettent de lancer des formules qui engendrent l’espoir ou la peur. On se souvient de l’effet produit, en 1919, par la crainte de l’homme au couteau entre les dents et du résultat obtenu, en 1924, par les promesses du cartel. Chaque fois le peuple s’y laisse prendre, malgré des déconvenues successives lui faisant dire, aux heures de colère, qu’il a fini de croire aux boniments des candidats. Inutile d’ajouter que, dans les assemblées législatives, corruption et chantage s’exercent plus facilement que si l’on doit atteindre l’ensemble du pays. D’où les continuelles trahisons des élus à l’égard de leurs électeurs, et l’infecte cuisine tripotée, dans les couloirs des Chambres, par les grands manieurs d’argent.
Même si tous les élus étaient d’une probité rigide et tous les électeurs pleinement éclairés sur les conséquences de leur choix, le règne de la majorité deviendrait-il, pour autant, légitime ? Non, car aucun homme ne doit obéissance au voisin. Ni la fortune, ni l’hérédité, ni l’intelligence, ni les suffrages de ses concitoyens, rien ne donne, à quiconque le pouvoir moral de commander celui qui veut rester autonome. On répond, il est vrai, par l’hypothèse d’un contrat ou d’un quasi-contrat, né, sinon de la volonté directe des hommes du moins de nécessités matérielles qui conduisent à l’accepter. L’état naturel serait le règne de la violence, la lutte de tous contre tous ; mais comme la paix s’affirmait préférable à la guerre, les hommes s’engagèrent de bonne heure à respecter réciproquement leur vie, leurs biens, etc. Pour veiller à l’observation du pacte, ils instituèrent une autorité supérieure, l’État. Et voilà pourquoi tous doivent obéissance à l’autorité, qu’elle se transmette héréditairement, comme au Japon, ou qu’elle sorte de l’urne électorale, comme dans les républiques. D’après ce pacte toujours, les citoyens ayant déclaré se soumettre aux lois édictées par le plus grand nombre, il en résulte que la minorité a le devoir d’obéir dans les pays démocratiques.
L’étude des sociétés primitives infirme absolument cette manière de voir ; c’est la force ou la ruse, non l’intérêt collectif, qui donna naissance à l’autorité. Tous les sophismes propagés sur ce sujet viennent d’une confusion malheureuse entre l’association et l’autorité, la société et le gouvernement. Que l’association soit favorable au développement des individus, c’est vrai en général ; que la société, requise par la division du travail, soit condition du progrès, au moins matériel et scientifique, la chose est indéniable. Mais qu’un homme ou qu’un groupe s’érige en maître des corps et des esprits, voilà qui cesse d’être naturel et acceptable. Pour rester juste l’association doit combiner l’entraide et l’indépendance ; la société dégénère en tyrannie dès qu’elle prétend contraindre les individus. Celui qui s’agrège à une entente, à une organisation est tenu de participer aux charges qui rendent ces groupements possibles, encore faut-il, en bonne justice qu’il soit libre d’y entrer et libre d’en sortir. Est-ce le cas dans nos sociétés ? Il faudrait une mauvaise foi insigne pour l’affirmer. Le fait de naître de tels parents ou dans telle région suffit pour que le bambin soit embrigadé dans un État déterminé pour qu’il devienne sujet d’un gouvernement. Et pas une parcelle de terrain habitable ne subsiste, sur le globe, pour l’homme désireux de se soustraire aux volontés arbitraires des monarques ou des majorités ; pas un pouce de terrain pour l’indépendant qui, renonçant aux avantages de la société, vent en secouer les chaînes !
Si l’on admet que la disparition de toute autorité est un idéal encore lointain, irréalisable affirment plusieurs, du moins devrait-on reconnaître que le renforcement de l’étatisme marque une régression, son affaiblissement un progrès, dans l’ordre associatif. Il semble que Lénine, plus clairvoyant que bien d’autres, ait soupçonné, mais pour un avenir imprévisible selon lui, le triomphe des tendances libertaires, préambule obligatoire d’une ère de vraie fraternité. Ajoutons que, dès aujourd’hui, des organisations particulières, îlots perdus au sein de l’Océan, peuvent s’inspirer de cet idéal nouveau. Une sélection rigoureuse des membres rend inutile autorité et règlements ; j’en ai acquis la preuve par l’existence depuis le début de 1921, de la « Fraternité Universitaire ». Mais je sais combien différentes les formes possibles de l’association, combien malaisée, à notre époque, la vie de pareils groupements ; et je crois que de nombreuses expériences seront nécessaires avant de mettre parfaitement au point les formules associatives qui garantissent les avantages de la vie en commun, sans porter atteinte à la liberté des personnes.
Au point de vue individuel, la « majorité » désigne l’âge où quelqu’un devient capable de tous les actes de la vie civile. « La majorité est fixée à vingt-et-un ans accomplis », dit l’article 488 du Code français. On distinguait à Athènes une double majorité. La première ou majorité civile s’accordait à dix-huit ans ; après des épreuves physiques et militaires, on remettait officiellement une lance et un bouclier au candidat qui prêtait un serment à la fois patriotique et religieux. On n’arrivait qu’à trente ans à la seconde majorité ou majorité politique ; c’est alors seulement qu’on était admissible aux fonctions publiques. Inutile d’insister sur la discordance fréquemment observable entre la capacité naturelle et la capacité légale ; sur les caprices du législateur qui, sans motif valable, donne à l’un ce qu’il refuse à l’autre ; sur l’éternelle minorité de la femme dans les pays latins. Ajoutons qu’il faudrait habituer de bonne heure les enfants à l’exercice de la liberté ; j’approuve les Russes d’avoir amoindri l’autorité des maîtres, en laissant une place à l’initiative des élèves. Dans La Cité Fraternelle, j’ai raconté comment l’Université de Dôle fut administrée par les étudiants eux-mêmes, pendant plusieurs siècles ; et jamais l’école ne fut aussi prospère qu’à ce moment-là. Malheureusement qu’il s’agisse de cette question ou de toute autre, l’État moderne fait fi du bonheur des faibles et sauvegarde seulement les injustes privilèges des forts. ‒ L. Barbedette.
MAJORITÉ. Plus grand nombre. S’emploie par opposition à Minorité qui signifie plus petit nombre.
Lorsqu’une proposition recueille dans une assemblée quelconque la moitié des suffrages exprimés plus un, elle obtient la majorité. Lorsqu’un candidat, dans une élection, obtient la moitié des suffrages exprimés plus un, il est élu à la majorité absolue. S’il obtient au deuxième tour de scrutin, un plus grand nombre de voix que ses concurrents, sans réunir la moitié des suffrages exprimés plus un, il est élu, à la majorité relative.
De l’application de ce principe est découlé une loi qu’on a appelée à juste titre, loi de la majorité ou loi du nombre.
Principe et loi ont été fort critiqués dans les milieux anarchistes et la discussion à leur sujet est loin d’être close. Il se peut même que cette discussion dure aussi longtemps que le monde.
L’argument massue de ceux qui n’acceptent pas la loi du nombre (voir ce mot) est le suivant : en principe, ce sont toujours les minorités qui ont raison, qui représentent le progrès et se rapprochent le plus de la vérité. S’il n’est pas sans valeur, il est cependant exagéré de dire que les minorités ne peuvent se tromper, tout comme les majorités. L’argument n’est donc pas irrésistible. Il n’a point une valeur absolue.
Et puis, il y a presque toujours au sein d’une collectivité quelconque, dans un groupement, dans une assemblée, deux sortes de minorités : l’une d’avant-garde et l’autre d’arrière-garde. La première va résolument vers l’avenir. La seconde reste encore attachée au passé, qu’elle ne juge pas entièrement révolu.
Ces deux minorités encadrent le plus souvent un centre qui cherche sa voie et regarde tantôt en avant, tantôt en arrière. Pendant que la première cherche à entraîner la masse centrale, la seconde fait office de frein modérateur.
C’est cette double action en sens contraire qui donne au centre, au groupement une certaine stabilité. Selon que l’une ou l’autre est prépondérante le groupement avance, piétine, ou même recule. Leur action alternée assure en quelque sorte, l’équilibre et la majorité exprime une opinion qu’on peut qualifier de moyenne, qui tend à accepter l’avis de la minorité d’avant-garde tout en tenant compte des craintes ou des arguments de la minorité d’arrière-garde.
Il n’est pas douteux, cependant, que si la minorité d’avant-garde persévère dans son action, le centre se déplacera vers l’avant et que la minorité d’arrière-garde devra suivre bon gré mal gré, la marche vers l’avant, vers le progrès. Il importe donc que le moteur soit plus actif que le frein.
S’il en est ainsi, la minorité d’avant-garde deviendra à son tour majorité. Elle donnera naissance, un jour, à une nouvelle minorité qui agira comme elle ‒ c’est la loi inflexible de l’évolution ‒ jusqu’au moment où tous les individus seront suffisamment évolués pour décider de tout par consentement général et mutuel. Ce stade ne sera sans doute atteint que dans des temps très éloignés.
La loi du nombre me semble, pour longtemps, très difficile à remplacer. Si tout le monde, dans un groupement quelconque, est d’accord, tant mieux ; mais, si un seul participant ou associé s’oppose à l’avis de tous, on sera dans l’obligation de faire appel à la loi de la majorité. Et cette majorité aura, alors, pour devoir impérieux de passer outre, d’accomplir la tâche qu’elle reconnaîtra indispensable ou même simplement nécessaire. Si elle ne le faisait pas, elle manquerait à tous ses devoirs.
Il n’y a qu’un seul cas dans lequel il ne peut être question de majorité ou de minorité : c’est lorsque la majorité prétend violer un contrat accepté par tous, passer outre à des principes qui constituent la base d’un statut dressé en commun. Dans ce cas, la minorité est gardienne du contrat, du statut, et la loi de la majorité ne saurait s’exercer. Pour qu’elle puisse jouer à nouveau librement, normalement, il faut : ou que la majorité revienne au respect du contrat et accepte de délibérer dans le cadre des principes qui en forment la base ou que les associés aient, au préalable, modifié de plein gré et unanimement le contrat.
Il se peut encore qu’une majorité réellement clairvoyante et bien inspirée, soucieuse d’équilibre et mesurant nettement la portée de ses actes, ait affaire à une minorité désireuse d’aller toujours en avant sans se rendre compte des difficultés à surmonter. Dans ce cas la majorité doit s’efforcer de convaincre la minorité sans la brimer, de lui démontrer que le développement intellectuel des associés et la capacité de réalisation de leurs organismes économiques ne permettent pas d’accélérer, sans danger, le rythme de la marche en avant.
À moins que la minorité ne soit composée d’ignorants, de démagogues ou de fous, elle se rendra compte que la marche en avant, dans de telles conditions, se traduirait en réalité, et finalement, par un recul certain. Elle acceptera donc le point de vue de la majorité et joindra ses efforts aux siens. Cette éventualité est probable en période révolutionnaire. ‒ Pierre Besnard.
MAL. n. ou adj. masc. (du latin : malum). Le Mal représente l’ensemble de ce qui est nuisible, désavantageux, douloureux, pénible, préjudiciable, difforme, ou incomplet, dans un domaine quelconque. C’est l’opposé du Bien (voir ce mot), qui représente le bonheur, la perfection, l’équilibre, l’harmonie, la joie, le plaisir, la satisfaction. Le Mal existe-t-il dans l’univers indépendamment de la volonté des hommes ? Évidemment oui, puisque l’on y observe, d’une façon permanente, la souffrance, non seulement inutile, mais encore imméritée, pour un nombre incalculable d’êtres doués de sensibilité, dont rien ne justifie la triste situation, si ce n’est l’injustice profonde d’un aveugle destin ! Quoi qu’en disent les théologiens, la permanence de la souffrance dans le monde demeurera toujours, à l’égard des probabilités d’existence de leur Dieu « infiniment bon, juste et aimable », l’argument majeur, contre lequel se révèlent impuissants les plus habiles sophismes. Alors que des humains, qui sont loin d’être parfaits moralement, et n’ont aucune prétention à la sainteté, se précipitent spontanément au secours de personnes en détresse, non seulement sans espoir de récompense, mais encore parfois au péril de leur vie, comment supposer qu’un Être Suprême, pouvant tout, sans risque, ni effort, puisse demeurer indifférent au spectacle des tortures qui résultent de l’insuffisance de sa propre création ?
Les théologiens affirment que le Mal provient du péché originel, c’est-à-dire de la faute commise par Adam et Ève, lorsqu’ils désobéirent à Dieu dans le Paradis terrestre. Mais, en admettant que cette faute eût été digne d’un châtiment sévère, comment peut-on concilier, avec une élémentaire équité, la décision divine de faire supporter, à un nombre indéfini d’innocents les conséquences des erreurs commises par leurs premiers parents, alors que ces innocents n’avaient même point encore fait leur apparition dans le monde ?
Les théologiens affirment aussi que Dieu respecte la liberté des hommes, même lorsqu’ils font le mal, et que les maux dont souffrent ces derniers proviennent de leurs méfaits. Mais c’est ne vouloir considérer que la liberté des méchants, qui sèment autour d’eux le deuil et la douleur, sans prendre en considération celle de leurs victimes. Car, lorsqu’il y a meurtre, par exemple, si l’on peut arguer de la liberté du meurtrier d’accomplir, ou de ne pas accomplir, son forfait, peut-on prétendre que de mourir, à ce moment, de mort violente soit, pour la victime, le résultat de son libre choix ? Aucun croyant n’oserait, dans aucun tribunal d’aucun pays civilisé, s’il y était juré, lorsque se trouve condamné par contumace un criminel en fuite réclamer que soit, à la place de ce criminel, livré au bourreau son enfant en bas-âge. Aucun croyant n’oserait pour essayer, de justifier sa lâcheté, prétendre qu’il laissa, malgré ses plaintes et ses appels au secours violenter une fillette par une brute, sous prétexte de respect de la liberté de cette brute de satisfaire ses instincts. D’où vient donc qu’il n’est aucun croyant qui ne se prosterne devant l’autel élevé à la glorification de l’Être auquel se trouve attribué, par les fidèles eux-mêmes, une moralité, ou plutôt une absence de moralité, dont tous ils auraient honte, s’il leur en était fait un grief personnel.
Il est des milieux spiritualistes dans lesquels on tient un autre langage : Concevant toute l’absurdité qu’il y a dans l’admission philosophique de la coexistence du Mal et d’une divinité toute-puissante et infiniment bonne, on prétend que le Mal n’existe pas, qu’il est une illusion de nos sens abusés. Si ceux qui tiennent ce langage étaient appelés à mourir avec lenteur dans les tourments comme, à tout instant, une quantité innombrables d’êtres, non seulement par le fait de l’ignorance et de la cruauté des humains, mais encore par le simple jeu des forces naturelles, sans doute ne seraient-ils plus de cet avis ? Si, cependant, nous admettions leur thèse, il nous faudrait admettre aussi, par voie de conséquence logique, que s’il n’est ni Bien ni Mal, toutes les actions, quelles qu’elles soient, deviennent indifférentes, et que la morale n’est qu’un préjugé. Dans ces conditions, n’est-il pas surprenant de constater jusqu’à quel point se contredisent les théoriciens qui nient le Mal, ou se prétendent au-dessus de l’illusion du Bien et du Mal, lorsque couramment, dans la vie pratique, ils font figure de moralistes, en morigénant de la belle manière ceux qui ne se comportent pas en conformité de ce qu’ils voudraient être la règle de conduite universelle ? Que ceci ne se produise ordinairement que lorsque se trouve en cause la défense de leurs intérêts personnels n’enlève rien de leur valeur à des déclarations qui, pour être implicites, n’en constituent pas moins une reconnaissance d’un Bien et d’un Mal, autant qu’une profession de foi philosophique nettement exprimée.
D’après les théosophes, et la plupart des spirites, cette forme du Mal qu’est la souffrance serait une condition indispensable de notre évolution. Après avoir supporté les épreuves de l’existence successivement dans les règnes minéral, végétal, et animal, pour arriver au degré humain, les âmes seraient appelées à se perfectionner, grâce à de multiples incarnations, en subissant, dans chacune d’elles, le choc en retour de leurs bonnes et de leurs mauvaises actions, jusqu’à leur accession au plan divin, par le renoncement à la volonté personnelle, c’est-à-dire par la soumission aux règles du Bien absolu.
Pour être plus satisfaisante que les précédentes, cette doctrine spiritualiste n’est pas à l’abri de toute critique. Si nous sommes Dieu, si tout est Dieu, pourquoi cette volontaire chute dans l’obscurité de la matière ? Pourquoi ce douloureux et long réveil à une conscience qu’il ne tenait qu’à nous de conserver ? S’il demeure au-dessus de nous un Dieu tout-puissant et personnel, infiniment bon, ordonnateur de toutes choses, pourquoi toutes ces épreuves, infligées par lui à ses créatures en vue de leur perfectionnement, alors que lui-même, Être parfait, n’ayant été dans la nécessité de passer par aucune d’elles, aurait pu, de toute évidence, les éviter à ses protégés ?
De quelque côté que nous tournions nos regards dans le champ des hypothèses spiritualistes, nous nous heurtons à l’absurde, tout au moins à l’incompréhensible. Sans vouloir décourager personne à l’égard des recherches philosophiques, le plus sage est donc de nous en tenir, pour les directives de la vie pratique, à ce que nous enseigne la méthode expérimentale, laquelle ne tient compte que de ce qui est démontré et démontrable pour tout le monde, comme le feu qui brûle, la pierre qui tombe, l’eau qui apaise la soif. Partant de là, il nous suffit de constater que le Mal est ce qui, sans nécessité, cause de la souffrance, et entrave l’essor humain vers le plus grand bonheur concevable, pour que nous apparaisse comme premier devoir d’en faire disparaître les causes immédiates, avant que de s’éterniser sur le problème peu soluble des origines et des fins. ‒ Jean Marestan.
MAL. Le mal est le contraire du bien. M. de La Palisse en aurait dit tout autant. Mais cela n’avance pas d’une syllabe la définition du terme « mal », cela ne prouve pas non plus qu’il existe.
Il y a le mal métaphysique dont je ne veux pas m’occuper et qui renferme en soi une notion d’imperfection, de défaut, de lacune qui n’est admissible que si l’on accepte a priori qu’existe la perfection. Or, dans la pratique, la perfection n’existe pas. La notion d’un être parfait est un concept purement chimérique. Ni la nature, ni l’homme ne sont parfaits. La terre est souvent bouleversée par des cataclysmes destructeurs, les saisons ne se succèdent pas toujours dans un ordre régulier, les organismes vivants sont sujets à toutes sortes de maladies ; corporellement parlant les hommes sont loin d’être impeccables. D’ailleurs, des soleils immenses à la plus minuscule des cellules, tout ce qui est se trouve dès son apparition attaqué par l’environnement physicochimique et est inéluctablement destiné à la dissolution, à la désagrégation, à la mort ; la mort suffit à prouver l’inéluctable imperfection universelle.
D’ailleurs, on ne trouve nulle part, dans le sens de perfection et d’imperfection, le « bien » dissocié du « mal ». L’entretien des organismes vivants est fonction d’une consommation d’un genre ou d’un autre, donc de destruction. On ignore si les éruptions, les raz-de-marée, les tremblements de terre, les cyclones, les vagues de froid ou de chaleur ne sont pas indispensables à la « bonne santé » du globe où nous gîtons, etc. En se défendant contre l’ambiance tellurique et cosmique, les hommes ont fini par tourner à leur avantage ce qui leur avait été dès l’abord préjudiciable, à « utiliser » pour leur « bien », ce qui leur avait antérieurement fait tant de « mal », ce qui prouve combien est relative la notion de « mal ».
Ce qui se produit pour le « mal » dit physique a son équivalent dans le « mal » prétendu moral. Pris individuellement, selon les circonstances, selon qu’il y trouvera son intérêt, selon les exigences de sa sensibilité, un même homme est tendre ou cruel, loyal ou faux, bassement avare ou exagérément prodigue. J’ai connu un surveillant-chef de prison qui ne regardait pas à passer des nuits auprès d’enfants malades, qui n’étaient pas siens, cependant ; mais qui n’hésitait pas à faire envoyer en cellule de punition ‒ trop souvent antichambre de maladies mortelles ‒ de malheureux détenus coupables d’infraction au règlement pénitentiaire.
Il y aurait long à écrire sur cette coexistence du bien avec le mal. Ce qui m’intéresse surtout, c’est le « mal » au point de vue social. On s’aperçoit vite que là, mal est synonyme de « défendu ». « Un tel » ‒ raconte La Bible ‒ « fit ce qui est mal aux yeux de l’Éternel » et cette phrase se retrouve en de nombreux livres sacrés des Juifs, qui sont aussi ceux des chrétiens ; il faut traduire : Un tel fit ce qui était défendu par la loi religieuse et morale telle qu’elle était établie pour les intérêts de la théocratie israélite… Dans tous les temps et dans tous les grands troupeaux humains, on a toujours appelé « mal » l’ensemble des actes interdits par la convention, écrite ou non, convention variant selon les époques ou les latitudes. C’est ainsi qu’il est mal de s’approprier la propriété de celui qui possède plus qu’il n’en a besoin pour subvenir à ses nécessités, de tourner en dérision ceux qui fabriquent ou ceux qui appliquent les lois, de nier la patrie, d’entretenir des relations sexuelles avec un consanguin très rapproché. Et ainsi de suite.
Pour l’individualiste anarchiste, il n’est pas de permis ni de défendu, de « bien » ou de « mal ». Isolé ou associé, les choses, les faits, les gestes lui sont utiles ou nuisibles, agréables ou déplaisants, lui procurent de la jouissance ou de la souffrance. Il ne croit pas que ce soit par les restrictions et les constrictions qu’on éliminera le « mal », c’est-à-dire ce qui est désavantageux à l’individu ou à l’association, ce qui procure de la douleur, ce qui engendre du déplaisir. Il pense que la réciprocité bien comprise permet à chacun d’échanger les produits du déterminisme personnel ou groupal, de trouver en ces échanges la satisfaction des besoins, des désirs, des appétits, des aspirations que peuvent formuler les divers tempéraments humains, telle jouissance, nuisible pour celui-ci, pouvant être bienfaisante pour celui-là. L’exercice de la réciprocité, dans un milieu ignorant le permis et le défendu, implique la réponse à presque tous les appels que peuvent émettre le psychologique et le physiologique. Seuls restent insatisfaits les cas pathologiques vraiment caractérisés et nous savons que là où il n’est plus morale d’État ou d’Église, ils se réduisent à peu de chose. ‒ É. Armand.
MALADIE. (ses secrets bienfaits). Dans une erreur alimentaire ou dans un abus de même nature, commis par deux hommes de même âge, de mêmes conditions de vie, l’affection qui naîtra de cette erreur sera-t-elle la même pour chacun des deux sujets ?
La réponse est négative, pour 99 cas sur 100 ; la seule fois que les affections seront de même nature, chez l’un et l’autre des deux sujets, identiquement frappés, c’est exception à la règle.
La maladie, dans ses symptômes, sa nature, sa force, sa durée, ses reliquats, se traduira de façons différentes selon les prédispositions du sujet à des tares afférentes à son hérédité, à ses affections anciennes, à des états imputables à des professions malsaines ou déformatrices d’une fonction organique, ou bien à des préoccupations morbides, etc…
La maladie est mal appelée, ou bien on l’interprète mal dans son sens, son origine.
La maladie, c’est simplement un état de fièvre réagissant contre le mal enfin constitué ou sur le point de l’être.
La maladie sera quelconque et différenciera de nature cependant que les causes qui la constituent seront identiques.
En somme, ce n’est pas la maladie qu’il importe de vaincre puisque son rôle est de protéger le sujet contre le mal déferlant sur l’organisme. Lutter contre la maladie, c’est lutter contre la guérison ; aider la maladie, voilà ce que devrait être le rôle du médecin (de santé).
La maladie, c’est le règlement d’échéances suprêmes, desquelles on ne saurait remettre le paiement sans danger d’accumuler les chances de faillite. Celui qui échappe, en fraude, à la maladie qu’il a méritée fait une véritable banqueroute ; la peine qu’il subira de ce fait, à la prochaine récidive, ne profitera pas de l’indulgence du tribunal qu’il aura, pour l’avenir, indisposé plus gravement à son égard.
Le rôle du médecin (de maladie) est de faire vivre le mal un quart d’heure de plus, en conjurant la maladie qui, seule, compte pour le « patient ! »
Ce qu’on ne permet pas de faire contre le social est permis quand il s’agit de la société que constitue le corps humain ! Cependant il y a des cas où l’on se comporte contre le mal social à l’instar des méthodes médicales employées contre la maladie des humains : quand une région se rebelle contre les mauvais traitements qu’elle subit ou parce qu’elle manque de pain, on expédie, contre elle, non pas des secours de justice ou de bouche, tout d’abord ; mais la force armée qui étouffe la rébellion, aussi légitime soit-elle !
Le corps humain, malmené par l’ingestion habituelle d’aliments nocifs, par les atteintes du toxique, du stupéfiant alcool ou tabac, se plaint-il, quelque part, de ne plus pouvoir tant en supporter ? L’homme, le plus révolutionnaire du monde, enverra la force brutale, contre la province révoltée, sous la forme de médicaments provenant du pharmacien ou du bistrot, les deux se confondant de plus en plus.
Révolutionnaires contre la société et réactionnaire contre soi-même, dans des cas réclamant la même mesure de moralité, voilà une situation contradictoire commune à beaucoup d’hommes se prétendant éclairés, défenseurs de la vérité !
Pendant les quinze premières années que je me suis consacré à l’étude de l’ordinaire médecine officielle, je m’expliquais très bien pourquoi les maladies étaient innombrables.
Les faits ne démontraient-ils pas, à chaque instant, qu’il n’y avait pas de maladie ‒ au sens médical du mot ‒ mais rien que des malades ayant des affections « sur mesures » ?
La maladie me semblait s’apparenter aux mille incidences de la vie affective des sujets, aux mille tumultes de leur organisme malmené, aux mille attentats (jalousement dissimulés), livrés à la chair suppliciée et aussi à la conscience, jusqu’à l’abêtissement.
Dans ce monde, infiniment peuplé de secrètes dispositions, innées les unes, et vicieuses les autres, sur lequel s’échafaudait le mal, je voyais la médecine si petite et toujours tant distancée, par des affections nouvelles s’ajoutant à des milliers de maladies encore insaisissables, que je m’en voulais d’avoir perdu mon temps à le consacrer à une science vaine ne pouvant plus qu’à peine constater le mal, sans jamais le dépister à temps ni pouvoir lui couper les vivres surtout.
Les causes de la maladie, persistant et s’amoncelant, chaque jour et de plus en plus : alcoolisme, tabagisme, vinisme, carnivorisme, caféisme, cocaïnisme, falsificationisme, surmenage, sexualisme, prostitution et taudis creusant tous le lit, toujours plus profond, des fléaux les plus redoutables, les épidémies augmentant le nombre de leurs victimes, la société devenant le prolongement de l’asile d’aliénés, c’était, pour moi, plus qu’il n’en fallait pour me sidérer de stupéfaction lorsque j’entendais parler de la découverte qui devait assurer la guérison d’une des mille tuberculoses, aux cent têtes, décimant l’humanité.
Le mot guérison me semblait impropre à la maladie qui, pour moi, n’était tout d’abord qu’une force réagissant contre la puissance du mal, menaçant de tout incorporer à ses fins, mot impropre aussi, désormais, en pratique médicale honnête.
Littré n’avait-il pas dit, sans que sa parole trouve franchement écho dans le corps médical, que « la maladie est une réaction de la vie, soit locale, soit générale, soit immédiate, soit médiate, contre un obstacle, un trouble, une lésion » ?
Je ne croyais la possibilité d’appliquer le mot guérison, qu’à l’action qui consiste à se débarrasser d’un vice, d’une habitude, de passions ou de besoins contraires au bon sens, nuisibles à la santé, à la société, à la nature.
La maladie fait plus de mal autour du malade qu’à lui-même.
Une boutade reproduite maintes fois, nous fixera sur ce point : Une maman appelant le médecin au chevet de son enfant, atteint de rougeole, demanda au médecin, une réduction du prix de sa consultation parce que son petit avait collé la rougeole à tous les enfants du quartier !
Dans la médecine (établissant son règne sur de telles incidences), comme dans la politique, tout est opportunisme, relativisme, irresponsabilité, intolérance, abus.
Quelqu’un a dit : « La cause du faible est un objet sacré ! » Oui, cela est vrai si on considère que le faible, et le malade peuvent entraîner, avec eux, le reste de l’humanité dans le marasme, dans le néant alors cela devient pressant pour les forts, de s’occuper du faible les menaçant de tout contaminer même les médecins. Aussi serait-il urgent de faire de l’École de Médecine une École de prévention du mal et non pas une École de constatation et d’exploitation du mal, dans l’individu et dans la société.
Déjà, le malade instruit vraiment de son mal, de ses fautes et de ses ignorances, qui se soignerait, apporterait plus de sécurité que les malades au comble de la résistance au mal, s’en remettant au médecin de la maladie, aussi ignorant qu’eux du secret d’une bonne santé. Et puis, il n’y a rien de plus dangereux qu’un bien portant qui ne se soigne pas ; ne vaut-il pas mieux lui préférer le malade qui se soigne ?
Voilà donc la question de se bien soigner posée ; mais nous n’aborderons pas la solution de ce problème, si pressant, avant d’avoir insisté sur le détail que nous allons exposer.
La maladie est un accès de fièvre réagissant contre le mal, en voie de constitution ou déjà constitué, avons-nous dit déjà, mais nous nous devons d’ajouter que cet état de fièvre est, lui-même, organisé par une succession de petits états de fièvre non enregistrés par un organisme insensible, ou stupéfié, ou anesthésié, par vice de mal vivre.
Celui qui fume, se « chloroformise » ; comment pourrait-il être sensible aux sommations les plus désespérées de sa santé aux abois ? Celui qui boit un seul verre de vin (falsifié ou non), un seul petit verre d’alcool, ou simplement une tasse de café, provoque sur l’instant, un état de fièvre qui peut être supérieur à celui lui signalant à temps, le danger d’une contamination ou d’une affection naissante. C’est ce qui explique pourquoi ce dernier dira ‒ à qui voudra bien l’entendre ‒ qu’il ne se ressent jamais de rien, qu’il a un estomac à digérer du mâchefer, etc., jusqu’au jour où…
Se soigner, veut dire : avoir de la sollicitude pour soi. Prendre soin de sa santé, c’est avoir de l’attention pour soi, de l’inquiétude pour son foyer, pour sa vie et de la présence d’esprit en face des dangers de la maladie.
Une personne « sans soin » nous montrera parfaitement, par renversement des rôles, ce que nous devons faire pour nous soigner. Attendre pour se soigner qu’on soit, très malade, ou simplement malade, ce n’est pas avoir de la sollicitude, de l’attention pour soi, ni faire montre de présence d’esprit.
N’être pas disposé ou capable de se soigner, c’est se mépriser, ne pas s’aimer et n’avoir ni le droit d’aimer ni la prétention d’être aimé ; fumer, s’alcooliser, c’est se placer dans ce cas.
Se soigner, c’est échapper à l’esclavage des choses, pour s’évader de celui des hommes.
Se soigner, c’est rendre libres ses facultés sensorielles, pour être averti des moindres atteintes du mal et être en état de vaincre sans combats. Dans l’atmosphère putride des villes, sur les routes pétrolées des campagnes, par les eaux polluées des sources contaminées par l’industrie corrodant tout, le mal peut atteindre un homme, se soignant parfaitement, comme il atteindra un tout autre homme. Mais, c’est de la façon dont on se débarrasse du mal, de qui importe l’état de santé, et non pas de la façon dont on attrape ou supporte le mal.
Voilà en quoi diffèrent ceux qui se soignent de ceux qui ne se soignent pas.
En général, il faut se défier de celui qui déclare aimer mieux vivre « sa vie », pendant quelques années, plutôt que « végéter » pendant toute une vie… Ceux qui parlent ainsi sont des gens qui ne donnent espoir à aucun idéal, à aucune amitié, à aucun amour, à aucun espoir de s’élever, de vivre et éclairer l’avenir. Ce sont des « ventres », des « gueules », des « tubes digestifs à deux pattes », « des morts en sursis » desquels il fait bon s’écarter afin de les inviter, si possible, à la réflexion et se prémunir contre leur égoïsme maladif ou sadique…
La maladie vient se révéler sur le visage, en particulier, en y marquant les stades successifs des différents états qui la composent. Mais, combien sont nombreux ceux qui se font un visage par moyen de fards qui en transforment la nature ? Des gens bien portants se fardent, si maladroitement et si stupidement, qu’ils se font des physionomies de cancéreux, de pulmonaires, de cardiaques, de rénaux, de lymphatiques, de biliaires, rendant l’examen de leur visage difficile, à leur grand détriment.
Cependant, un mal signalé est un mal déjà dépisté ; la maladie aura d’autant moins d’acuité que la conscience organique ‒ le visage en est l’expression parlée ‒ aura été aidée, dans les secours réclamés, par les postes transmetteurs de ses appels. Une maladie qui cherche, en vain, à se signaler sur un corps insensible à ses sommations, verra l’énergie organique, propre à contenir le mal, dévier du point d’attaque et le mal accomplira, sans encombres, son œuvre jusqu’à son plein épanouissement.
Les symptômes du mal ne sont que les Indices des luttes que l’organisme livre aux éléments de morbidité, s’ajoutant, se succédant, dans l’ordre d’une évolution fatale, jusqu’à l’éclosion de la maladie. La maladie, c’est l’ouverture d’émonctoires supplémentaires à des fonctions ordinaires d’éliminations, trop encombrées, ou viciées dans leurs attributions.
La maladie, on le voit par tout ce qui précède, sera quelconque ; ce qu’il importe de savoir pour l’aider à réagir, c’est de connaître la nature des actions de vie de celui qui s’est livré au mal. Après ces renseignements obtenus, la lutte s’organisera automatiquement en ne la nourrissant plus de ses ordinaires pâtures. La maladie est toujours précédée d’états prédisposant à ses atteintes ; ces états correspondent tous à des erreurs alimentaires, à des abus qui, connus, permettent de prédire, longtemps à l’avance ‒ en tenant compte du passé pathologique du sujet ‒ l’affection qui résultera de ces causes de morbidité.
La maladie est toujours précédée, aussi, d’une certaine effervescence organique, marquant sur le visage une apparence trompeuse de bonne santé. Cet état peut durer quelques semaines, quelques mois ‒ voire même quelques années ! ‒ car la maladie ne s’organise pas d’un jour à un autre, elle couvera un certain temps, qui variera avec le pouvoir réactif du sujet.
Un cerveau abêti par des pensées morbifiques ou émasculatrices de l’intelligence organique, un estomac abruti par le faux-aliment et le surmenage qu’il réclame de celui qui en use, se verront condamnés dans le pouvoir, qu’ils ont, de signaler le moindre mauvais usage que l’on fait d’une vie.
Toutes les tares, toutes les maladies, avons-nous dit, se révèlent sur le visage humain.
Alliées au caractère, les maladies et les tares qui les créent, bien souvent, creusent les mêmes stigmates, les mêmes sillons, les faisant se révéler à un œil observateur, médecin ou non.
Le développement physique d’un sujet malade aura été marqué d’arrêts, de déficiences, de carences, comptant leurs altérations dans un visage.
L’éducation, elle-même, apporte, sur une physionomie, l’influence, bonne ou mauvaise, de ses principes.
Les indications héréditaires s’inscrivent en tête de liste du tout, marquant, plus spécialement, les défauts de nature sur lesquels s’échafaudent les affections nées des prédispositions fatales.
Plus tard, les déformations professionnelles et le « physique de l’emploi » s’ajouteront, avec les traces des désastres causés par les vicissitudes de la vie contemporaine, à une foule d’indices compromettant l’harmonie, la régularité ou la normalité du visage.
Un petit adénoïdien (végétations nasales), un petit amygdalien (végétations du pharynx), un petit myxœdémateux, un petit candidat à l’acromégalie (augmentation considérable des extrémités), verront leur visage subir, graduellement, une transformation les moulant, sous l’empreinte de leurs affections dues, la plupart, à une mauvaise alimentation, de famille. Les malades du rein, du cœur, du foie, des poumons, de l’estomac, de l’intestin, de l’innervation, de la circulation, de troubles génitaux, afficheront sur leur visage, en lettres majuscules, la nature et la virulence de leurs maux.
L’examen de l’œil, des dents, des muqueuses, de la peau, de la forme et de la coloration du nez, des joues, des lèvres, offre le moyen de prévoir le mal avant son éclosion. Les oreilles, elles-mêmes, le cheveu, ont leurs attitudes pathologiques.
Pour connaître tout cela, j’ai passé une longue partie de ma vie à des études de sémiologie (art de dépister le mal) et je me suis, un jour, rendu compte que c’était trop de vanité de ma part, puisque je découvrais, enfin, qu’il ne suffit pas de dépister le mal, si on ne peut pas en détruire les causes profondes… ‒ Louis Rimbault.
MALCHANCE (et CHANCE). n. f. de mal et chance. « Le mot chance, chéance, kéance, kéanche (latin cadencia, de cadere, choir) était d’abord un terme du jeu de dés et signifiait le point que donne un dé en tombant (chéant) sur la table, ou bien encore un coup de dé » (Larousse). Sens général : probabilité unilatérale, bonne fortune, succès, tournure privilégiée des événements, attribués au « hasard », aux coïncidences, à l’intervention d’une force protectrice (naissance, signe astral, protection divine, etc.). Voir les mots hasard, jeu, préjugés, religions et religiosité, superstitions, etc. La malchance correspond aux états et aux situations contraires : circonstances hostiles, dénouements adverses, accidents regardés comme malheureux. Plus encore que la chance, la « malchance » saisit l’esprit de ses croyants ; elle leur inspire comme une inquiétude permanente, les frappe de prostration découragée, les incline au fatalisme. Qu’il s’agisse de chance ou de malchance, nous sommes évidemment en présence d’un tri tendancieux de cas fortuits et de déductions qui procèdent des superstitions générales engendrées par la faiblesse, la crédulité et l’ignorance.
Il est logique que les hommes qui s’aventurent dans le tournoi périlleux de la Société contemporaine, de ce capitalisme qui ne doit son pseudo-équilibre qu’au déplacement, calculé et méthodique, des « chances » dont il connait et manie les directives, soient plus souvent des « chançards » et des « malchançards » que ceux qui s’évadent et vivent harmonieusement en la Nature.
Si les mots chance et malchance étaient pris dans le sens exact de leur étymologie, on les confondrait littéralement. En effet, combien de gens prennent pour malchance des épreuves salutaires à l’enseignement de la vie, et qui sont ainsi de véritables chances. Inversement, des chances entraînent à des conséquences désastreuses pour la conscience et l’avenir de ceux qui en sont les privilégiés les plus enviés.
Chance et malchance veulent exprimer la probabilité de réussite, l’alternative ; c’est le coup du hasard, le coup de dés et cependant bien que, ainsi entendu, l’homme demeure étranger à l’issue envisagée, on emploie couramment les expression suivantes : Cela est soumis à bien des chances ‒ Rendre les chances égales ‒ Si nous n’amenons pas toutes les chances à nous ‒ Quand on a les chances contre soi ‒ Calculer les chances ‒ On va tenter la chance, etc.
Si la chance et la malchance sont coup de dés, comment peut-on la calculer ? Comment peut-on entreprendre de l’amener toute à soi ? Avoir les chances contre soi, c’est les distinguer, les identifier ; tenter la chance, c’est en connaître la nature. C’est un peu ce qui se passe dans les sociétés de « veinards », les sociétés d’hommes les plus austères, les plus rigides, les plus imposantes, se réclamant de quelque église ou politique que ce soit, véritables syndicats de garantie contre les coups d’un destin, (dont ils sont les maîtres !) De peur d’être victimes, ces hommes s’assurent des concours d’influences et d’intérêts, plus ou moins honnêtes, laissant bien loin derrière eux les scrupules enseignés par l’idéal dont ils se réclament. Ils organisent avant tout leurs chances. En somme, toute la morale contemporaine des chançards et des malchançards se tient en ces expressions de l’égoïsme le plus étroit et le moins pacifiste : amener la chance qu’il leur faut, calculer et favoriser la chance (la leur), tourner la chance contre autrui…
Pour nous la malchance, chez nombre de gens, peu clairvoyants, c’est l’épreuve ; la malchance, c’est la nature par trop rudoyée, la justice naturelle méprisée, fixant leurs inéluctables arrêts ; la malchance, c’est l’effet de quelques trahisons envers soi ou envers autrui ; la malchance, c’est la perte de l’appétit après avoir violenté son organisme ; la malchance, c’est être obligé de servir la guerre, corollaire d’une avidité générale ; c’est de payer son tribut de douleur et de déchéance à tous ces faux besoins tels que : Alcool, boissons fermentées, tabac, café, thé, opium, « coco », et aussi l’or, le luxe, les pierreries et tous les hochets, souvent homicides, de la vanité ; la malchance, c’est le total d’une addition de petits mensonges, de dissimulations, de cachotteries envers les petits qui, le plus innocemment du monde, deviennent des mauvais courriers ; la malchance, c’est tomber sous le bistouri du chirurgien après avoir armé le bras du boucher ; la malchance, c’est avoir des mauvais fils, au sang corrompu, après les avoir intoxiqués ou nicotinisés jusqu’aux moelles par une alimentation malsaine et des médicaments par dessus le tout ; la malchance, c’est se voir livré à l’exploitation à vie, pour contenter des vices ou des passions qui s’opposent à la liberté et justifient les parasites, les fraudeurs et leurs juges ; la malchance, c’est refuser son secours aux misérables qui, laissés sans soins, peuvent semer l’épouvante en étendant leurs purulences sur le reste de l’humanité ; la malchance, c’est l’hôpital après la ripaille, indigente ou dorée ; c’est la prison après les performances de l’arrivisme tragique ; c’est la mort stupide après avoir méprisé la vie et l’oubli pour n’avoir jamais existé.
Celui qui ne veut être servi que par ceux qu’il sert lui-même et ne veut connaître de trahisons que celles qu’il avait prévues, après avoir travaillé pour les rendre moins indignes, ne connaît pas la malchance. ‒ L. Rimbault.
MALFAITEUR, MALFAITRICE. n. (latin malefactorem, de male, mal et facere, faire). Couramment : Qui commet des crimes, des actions coupables ou, pour mieux dire, des actes mal considérés par l’opinion et punissables par les lois : jardin saccagé par les malfaiteurs. La loi punit des travaux forcés toute association de malfaiteurs, etc.
Ce qualificatif s’applique à tout individu qui agit dans un sens contraire à la morale, aux mœurs, ou aux lois. Le fait que morale, mœurs, lois, sont essentiellement multiples et changeants ; qu’ils se différencient selon les pays, les climats, les latitudes ; selon le temps, et les développements de l’économie ou de l’intelligence, il s’en suit nécessairement que ce terme de malfaiteur n’a une valeur ni absolue, ni immuable, puisqu’il suit les fluctuations mêmes du Bien, et du Mal (v. ces mots).
C’est ainsi que l’on considère comme « malfaiteur » un ou plusieurs individus qui s’attaquent à la propriété des autres et s’en emparent par la force, ou par fraude, ou par chantage, la propriété étant encore considérée comme « un droit inviolable et sacré », ceux qui détruisent ou endommagent cette propriété, etc. Alors que tout le monde saisit confusément, si sa compréhension ne l’admet encore en dépit de l’évidence, que les « biens » actuellement détenus par les propriétaires ont leur source, directe ou indirecte, dans l’exploitation, le dol, le vol (selon l’aphorisme connu de Proudhon) ou dans la violence conquérante, le rapt armé : guerres, expéditions coloniales, etc… Mais des détenteurs de la propriété, les lois consacrent et consolident les prérogatives. Et il voient les agissements les moins recommandables, mais perpétrés dans le sens officiel de cette propriété, couverts ou tolérés par le code. Et leur fortune, leurs influences, la solidarité qui lie entre eux les bénéficiaires, s’emploient à incorporer rapidement leurs actes dans la légalité, ou à tourner celle-ci le cas échéant, s’ils commettent quelque infraction et se livrent à des manœuvres pourtant regardées comme répréhensibles. Leur situation fait d’eux, malgré tout, des « honnêtes gens »… (voir honnêteté, propriété, vol, etc.).
Règle générale, qu’un individu, soit par vengeance, jalousie, ou dans l’intention de le voler, tue un autre individu, il est à peu près certain que, « malfaiteur », on l’arrêtera et que si on ne le tue pas, on l’enverra finir sa vie au bagne. L’ordre de faits n’est pas différent si, au lieu d’un « malfaiteur », plusieurs se sont groupés pour le meurtre : ce sera la mort ou les travaux forcés. Et cependant, lorsque ceux qui président aux destinées d’une nation, rois, dictateurs ou parlements ‒ estimant que les industriels ou les commerçants, ou les banquiers de leur pays, ont besoin de s’emparer de territoires, de mines, d’usines, d’acquérir une clientèle pour leurs produits, d’obtenir des placements avantageux pour leurs capitaux ‒ dressent des millions de jeunes gens au maniement des armes, les plus meurtrières, leur font enseigner l’art de tuer sur une vaste échelle, de brûler les villes, les fermes et les moissons, d’empoisonner les eaux ou les airs, de répandre des maladies monstrueuses, de détruire tout ce qui a vie, pourvu que soient respectées certaines formes des lois qu’ils font, défont et transforment eux-mêmes, cela n’est pas regardé comme l’œuvre d’un malfaiteur, mais, au contraire, d’un grand politique, d’un penseur éminent, d’un patriote averti ! Vous chercheriez en vain une différence, quant au fond, entre le malfaiteur et ce « grand honnête homme ». Cela est tellement vrai qu’un grand catholique : J. de Maistre, dans son livre fameux : Du Pape, 1821, écrit… « ce qu’on ne saurait lire sans un sentiment profond de tristesse, c’est l’accusation intentée contre les Papes d’avoir provoqué les nation an meurtre. Il fallait au moins dire à la guerre ; car il n’y a rien de plus essentiel que de donner à chaque chose le nom qui lui convient. Je savais bien que le soldat tue, mais j’ignorais qu’il fut meurtrier. On parle beaucoup de la guerre sans savoir qu’elle est nécessaire, et que c’est nous qui la rendons telle. ».
Or, la loi civile, comme la loi religieuse, sont parfaitement d’accord pour considérer comme criminel l’acte qui prive le prochain de sa vie, dans quelque but que ce soit. Cependant l’État, qui par le service militaire, exerce au meurtre, qui, par la déclaration de guerre, déclenche le massacre ; et le juge qui condamne à mort un individu, lequel peut fort bien être du reste innocent de ce dont on l’accuse ; et le bourreau qui l’exécute ; et le prêtre qui exhorte le patient ; et l’avocat qui sanctionne par sa présence ; et le public qui laisse faire ; et, d’autre part, dans la vie quotidienne, l’usinier, le patron qui, par « économie », ne garantit pas ses ouvriers contre les risques, et l’ouvrier qui bâtit des maisons défectueuses, susceptibles de s’écrouler, qui fabrique des conserves qu’il sait toxiques, des armes dont il connaît la nocivité ; et le professeur qui sophistique son enseignement pour faire accepter la nécessité de la douleur, de la soumission, du sacrifice ; et les journalistes, écrivains, orateurs, qui trompent le public pour mieux le plier à l’asservissement des gouvernants ; enfin, tous les parasites, les inutiles, qui spéculent sur le travail des autres, s’enrichissent de leur misère et de leurs souffrances, les surmenant et abrégeant ainsi considérablement leur vie ; tous ces gens-là (des canailles par quelque côté, c’est évident), ne sont frappés ni de la réprobation ni du châtiment public : ce ne sont pas des malfaiteurs.
Mais le pauvre être falot, né dans un milieu corrompu, sans pain ni vêtements, sans éducation ni instruction, sans métier ni volonté, qui n’a « poussé » qu’en volant et en mendiant, avec, sous les yeux, l’exemple de la bassesse, du vol, de l’estampage, du « maquereautage », du crime : malfaiteur !
Mais la fillette qui grandit de même, qu’on viole à douze ans pour dix sous, une friandise, un abri, ou pour rien ; qui vend son corps aux passants, risquant la maladie et la maternité, refoulant ses dégoûts, qui se révolte un jour et qui vole dix francs dans la poche d’un « miché » : malfaitrice !
Mais la jeune fille, la femme, ignorantes des choses de la conception, que séduit un homme (où mufle, ou ignorant lui aussi) et qui, à la naissance d’un enfant non désiré, qu’elle ne peut pas élever, le tue : malfaitrice. Ou bien, si enceinte et ne pouvant assurer les charges d’une maternité, elle se fait avorter, rendant au néant ce qui n’est encore qu’un amas de cellules sans conscience : malfaitrice.
Malfaiteur encore celui que les infirmités, l’âge ou le chômage jettent à la rue et qui n’a pas de toit pour l’abriter. Malfaiteur celui qui, devant les abus de l’autorité, s’indigne et dit haut et fort, ou écrit ce qu’il pense ; celui dont le geste traduit le sentiment, l’exaspération ; malfaiteur celui qui ne veut voir dans le drapeau, au lieu d’un symbole de gloire, qu’un symbole de souffrance, de haine. Malfaiteur, en définitive, le clairvoyant, le juste, le révolté. Mais malfaiteur surtout le malheureux, le déshérité !
En vérité, autour de nous, seul le faible est malfaiteur. Qu’il ait pour lui la force et le crime est absous, quand il n’est pas vénéré. Dans la société actuelle, il ne s’attache à ce mot aucune idée réelle de justice ou d’injustice, mais seulement de faiblesse. ‒ A. Lapeyre.