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Encyclopédie anarchiste/Ministère - Mission

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 3p. 1586-1597).


MINISTÈRE n. m. (latin ministerium, de ministrare : fournir). Son sens le plus courant est celui de charge, d’emploi, de fonction. Ainsi pour les ministres du culte, et surtout, dans l’organisation politique des États, pour les personnages ayant la charge des affaires de la nation et faisant partie d’un gouvernement.

Déjà, dans l’antiquité, on appelait ministres les grands officiers entre les mains desquels les rois se déchargeaient d’une partie de leurs fonctions. À Rome, sous l’Empire, les ministres étaient moins des administrateurs que des officiers. On retrouve la trace de charges ministérielles chez les Mérovingiens ayant adopté les méthodes de l’administration romaine. Au moyen-âge, en France, les rois eurent des secrétaires d’État investis de l’administration intérieure des provinces. Avec Louis XIV, ces secrétaires devinrent des ministres, La Constituante confia le maniement des fonds d’État à des commissaires relevant de l’Assemblée. Elle rendit les ministres responsables de leur gestion tout en laissant au roi constitutionnel les prérogatives du choix et de la révocation. Après la chute de la royauté, le ministère devint un « Conseil Exécutif » nommé par la Convention qui remplaça les ministres par des commissions exécutives. Mais la Constitution de l’an III rétablit les dix départements ministériels. Premier Empire, Restauration, Second Empire virent des ministres en général trop dépendants du pouvoir pour être réellement responsables…

La IIIe République (Constitution de 1875) les rendit « solidairement responsables devant les Chambres » mais il s’agit là d’une responsabilité fictive. Aucune sanction, nulle amende ne frappent ministres incapables ou criminels. Ils peuvent à loisir se fourvoyer aux dépens du peuple, le traîner dans les aventures ruineuses et sanglantes, trafiquer de leur influence et dilapider les deniers publics… Depuis que le régime parlementaire, sous le contrôle de la finance et des grands détenteurs du capital, s’avère toujours plus corrompu, les ministres s’aventurent sans vergogne dans les entreprises équivoques. Le fait qu’un homme politique a trempé dans quelque scandale – dégradant selon la moralité courante – ne suffit pas à lui interdire les marches du pouvoir. On voit un Clemenceau, un Tardieu s’ériger — malgré leur passé de requins — en chefs cyniques d’une république dégénérée. Qu’un « tripotage » plus impudent oblige la majorité parlementaire à lui donner congé n’implique pas pour le ministre malhonnête l’éloignement définitif des sphères dirigeantes. C’est une retraite temporaire, le temps de se refaire, dans l’oubli si prompt de l’opinion, une virginité et il reparaît à la tête d’une nouvelle équipe, acclamé par quelques centaines de mameluks avides de monnayer leur domesticité.

Depuis quelques années surtout, illusoire est, sur la conduite des ministres, le contrôle des Assemblées d’élection dites populaires, Les ambitieux et les bavards qui, à la faveur d’un suffrage faussé par la presse et assujetti à l’économie, aspirent à régner sur le pays, n’apportent guère à la Chambre que le souci de leurs appétits personnels. Et ils servent les ministères dans la mesure où se satisfont leurs desseins. La complicité servile des partisans, à peine contrariée par une opposition de façade, dont le rêve est d’être à son tour aux honneurs et aux profits, couvre avec éloquence impéritie, gabegie, palinodies et chantages ministériels.

Au début de la guerre de 1914-1918, le ministère a pris — sans consulter les Chambres, passives et effacées devant le prestige de l’État-major, arbitre de l’heure — les plus graves décisions, souvent néfastes pour le pays. Même lorsque, devant l’invasion et les difficultés croissantes, le directoire de fait consentit à convoquer cette caricature de représentation nationale, digne du fameux Parlement-croupion, il n’en persista pas moins, pendant tout le cours de la guerre, à prendre l’initiative de mesures importantes et souvent extra-légales que contresignaient ensuite les Chambres serviles. Plus tard — les nations revenues à cette période de guerre sournoise que l’on persiste à appeler la paix — un Poincaré introduira le recours aux décrets-lois, prolongation des mœurs de l’état de siège. Consultés après coup les Aragouins applaudiront. Le régime des décrets tend d’ailleurs, à l’heure où nous écrivons ces lignes, à devenir courant dans les pays de fascisme latent.

Pendant les vacances de nos honorables (un bon tiers de l’année se passe pour eux dans les circonscriptions) les politiciens dirigeants ont toute latitude pour s’exercer à la dictature. Et l’on n’en voit point que l’amour du bien public pousse à s’insurger contre des méthodes qui mènent à l’étranglement des dernières libertés du peuple… Déjà, on a vu aux mots État, Gouvernement, puis bientôt (à Parlement, Politique, etc.), on reverra de quelles illusions les démocraties couvrent les agissements des ploutocrates et combien députés ou sénateurs, et plus encore les hommes installés aux postes directeurs, répartis dans les ministères, y apportent le souci constant d’agir selon les intérêts de la catégorie sociale à laquelle ils appartiennent, de cette bourgeoisie dont ils sont issus ou qui a su les conquérir. Cumulant avec leurs fonctions publiques, celles d’avocats, de membres des conseils d’administration de grandes compagnies et de sociétés financières ils ne cessent de faire, au pouvoir, les affaires de ceux qui sont leurs véritables mandants, et les maîtres réels de l’illusoire démocratie.

Primitivement le ministère en France comportait onze portefeuilles (intérieur, finances, justice, guerre, affaires étrangères, etc., pour rappeler les principaux). Mais les appétits de l’après-guerre ont élargi le cercle des convives attablés autour de l’assiette au beurre. Ils sont maintenant jusqu’à 18 ou 20 budgétivores nantis de ministères ou de sous-secrétariats. Et le char de l’État n’en est que mieux embourbé… — Lanarque.


MINORITÉ n. f. (latin minoritas). « La minorité, dans une assemblée, est le petit nombre en opposition avec la majorité. » (Larousse) (Voir majorité.)

Longtemps, il a été admis que la masse devait obéissance absolue à une minorité qui constituait l’élite. (Chefs temporels : roi ; chefs religieux : prêtres.) La raison était indiscutablement du côté de cette minorité (raison de droit divin, ou raison du plus fort).

Puis, l’échelle des valeurs a changé. À la suite de révolutions et d’évolutions, il a paru tout naturel et très raisonnable que ce soit la minorité qui s’incline devant la majorité : Le Tiers État n’est rien. Que doit il être ? Tout… Le suffrage universel est venu. Les serfs ont été baptisés citoyens. Raison a été donnée — en théorie — au plus grand nombre (voir ce mot).

Dans l’un, comme dans l’autre cas, l’individu — qui est la minorité réduite à sa plus simple expression — est toujours victime, tantôt du bon plaisir des « élites », tantôt de la loi du nombre. Ni ici, ni là, il n’y a place tranquille au soleil, ni pour un Diogène, ni pour un Galilée, ferments du monde. Obéissez au nom de Dieu et du Roi, ou au nom du peuple souverain, mais obéissez !

En fait, la majorité, qui est la foule veule et bête, ne sait rien, ne veut rien, n’impose rien : elle suit, tout simplement. Et malgré les apparences, ce sont les minorités qui font tout. La source des religions, des partis, des sectes, de tout groupement humain est dans une poignée d’individus, souvent en un seul. Et chacun sait comment on crucifie tout novateur qui, nécessairement, bouscule les saintes idoles, chacun sait aussi comment on fabrique l’opinion publique et comment on la triture (voir, exemple entre mille, l’histoire de « l’ennemi héréditaire », en France).

Dans l’exercice du pouvoir, ce sont des minorités incontestables qui s’imposent dans les régimes de dictature déclarée ; ce sont des minorités voilées dans les régimes démocratiques. (Voir : La Douleur universelle, de Sébastien Faure : le suffrage, dit universel, aboutissant, en définitive, par le jeu échelonné des « majorités », à la dictature d’une infime minorité.)

Dans la lutte contre ce même pouvoir, ce sont des minorités également qui finissent par imposer à la masse amorphe et malléable leurs idées d’abord jugées dangereusement subversives. En définitive, c’est le martyr qui a raison.

Les groupements « lutte de classe » n’échappent pas à cette loi. Ils sont « menés » par une minorité agissante. La masse a peut-être, dans ces groupements, l’air de savoir ce qu’elle veut ; au fond, elle s’imprègne de l’idée des animateurs, et elle agit.

L’humanité apparaît donc comme un vaste champ d’expériences où des forces incalculables sommeillent, à l’état latent. Vienne un ferment, un de ces impondérables qui, par sa volonté opiniâtre, traduit les sentiments obscurs de la masse, ou réussit, en lui voilant adroitement le mensonge, à lui persuader qu’elle doit se dresser, et cette masse entre en effervescence. Alors, on crie : Dieu le veut ! ou bien : C’est la volonté nationale ! ou encore : Vive la Révolution ! À ce moment, c’est simplement une minorité qui a fini par imposer son point de vue.

Ces constatations ont ceci de réconfortant, c’est que le moindre des efforts n’est jamais perdu, qu’il n’est pas permis de désespérer et qu’au contraire on doit penser que toute idée juste finit par s’imposer un jour tant est grande la force de la vérité et tant est puissant le rôle des minorités qui la propagent. — Ch. Boussinot.


MIRACLE (du latin : miraculum ; de mirari, admirer). Si l’on s’en tient à la signification étymologique du mot, qui paraît la plus rationnelle et la seule digne d’être retenue, un miracle est un fait extraordinaire, en contradiction apparente avec ce que l’on observe habituellement, et qui, en raison de son extrême rareté, et de ce que l’on ne s’explique point ses causes, provoque l’étonnement, l’admiration, voire l’épouvante, parmi les ignorants et les fanatiques, toujours plus disposés à découvrir, en ceci, la marque d’une intervention divine qu’un phénomène dû à des circonstances encore mal définies.

À toute époque, les humains ont été portés à croire que la nature était limitée à ce qu’ils en observaient quotidiennement, ou à peu près, et à juger, par conséquent, comme d’ordre surnaturel, ce qui était pour eux à la fois incompréhensible et, sinon nouveau, du moins peu commun. Terrifiés par le fracas du tonnerre, et l’éblouissante clarté de la foudre, les Anciens ont fait de cette dernière le moyen d’expression de divinités diverses. Il s’agissait de la manifestation grandiose d’une force qui, de nos jours, sert à faire marcher les tramways. Aux premiers sauvages qui les virent se servir des armes à feu, pour semer autour d’eux la mort, les hommes de race blanche apparurent comme des magiciens, ayant soumis à leur volonté des puissances invisibles. Lorsque, dans des régions demeurées très superstitieuses, comme la Bretagne, se montrèrent sur les routes les premiers automobilistes, les paysans firent des signes de croix sur leur passage, parce que n’ayant jamais vu de voitures traînées autrement que par un âne, des bœufs, ou un cheval, ils ne s’expliquaient point qu’elles pussent avancer, sinon par un artifice du Malin. Lorsque, il y a quelque vingt-cinq ans, eut lieu une éclipse de Soleil, qui devait être particulièrement visible en Tunisie, quantité de savants se rendirent à Sfax, pour y observer à loisir un phénomène dont ils avaient méticuleusement prévu l’heure d’apparition, et qui, par conséquent – quelles que fussent leurs croyances religieuses, ou leur incroyance – pour être moins fréquent qu’un simple lever de Lune, n’offrait à leurs yeux avertis rien de plus mystérieux. Cependant la foule des indigènes illettrés, qui ne se rendait point compte de ce qui se passait, voyant en plein jour le Soleil, source de toute vie, progressivement disparaître derrière une grande ombre qui semblait devoir l’absorber en totalité, se livra à toutes sortes de manifestations ridicules, traduisant à la fois sa crainte de ne plus revoir la lumière, et son espérance de fléchir par ses supplications Allah le Dieu unique, souverain maître des destinées.

La croyance au surnaturel en présence de ce qui est, à la fois, anormal et inexpliqué, est une loi psychologique qui souffre peu d’exceptions, et qui a été, et est encore, très largement exploitée par le clergé de toutes les religions, notamment de la religion catholique qui, non contente d’attribuer au Dieu de la Bible le prodige de la création universelle, et ceux qui sont narrés dans les Écritures, prétend encore, grâce à la Vierge Marie, et à quelques saints spécialisés dans cet office, détenir le monopole des interventions miraculeuses en faveur des malades, ou des personnes en péril, soit par des médailles, des reliques, ou des objets bénits, soit par le pèlerinage en certains lieux réputés propices, tels la grotte de Lourdes.

Les prodiges décrits dans les Écritures, comme le passage de la Mer Rouge à pied sec par les Hébreux, la chute de la manne dans le désert, ou le voyage du prophète Jonas qui, sans dommage, demeura, dit-on, trois jours dans le ventre d’un poisson de belle taille, sont d’une invraisemblance grossière. Il s’agit, de toute évidence, sinon de récits dus entièrement à l’imagination de leurs auteurs, du moins d’enseignements symboliques, ou de faits amplifiés et déformés par la légende, tels que l’on en trouve dans les annales de tous les peuples, aux époques primitives, caractérisées à la fois par l’ignorance et par la crédulité. Depuis qu’il existe des méthodes de recherche positives, et que les classes populaires reçoivent quelque instruction, il n’est pas de pays civilisé dans lequel on puisse prétendre avoir enregistré, de façon récente, quoi que ce soit d’approchant. Il n’est pas illogique d’expliquer, par de simples coïncidences, les événements heureux qui surviennent contre notre attente, lorsque tant de satisfactions légitimes demeurent refusées aux croyants, malgré leurs prières ardentes et leurs persistants désirs. Quant aux guérisons dont Lourdes et des lieux semblables seraient de nos jours le théâtre, en admettant qu’elles ne soient pas toutes dues à des phénomènes d’autosuggestion, en admettant même – ce sur quoi nous faisons toutes réserves – qu’il en soit d’inexplicables par l’auto-suggestion, ceci ne serait pas de nature à nous faire accepter comme valable l’hypothèse d’une intervention céleste, sous prétexte que les connaissances scientifiques actuelles ne pourraient fournir d’explication immédiate, contrôlable, à l’égard de ces faits mystérieux. Ce n’est pas en un temps où la science expérimentale, par la découverte d’énergies jusque-là insoupçonnées, permet à l’homme des merveilles, comme celles de la télégraphie et de la téléphonie sans fil, qui jadis eussent été désignées comme d’essence surhumaine, qu’il pourrait devenir admissible de retomber dans de vieux errements, source d’innombrables superstitions, à la première annonce de quelques étrangetés, ou sur la référence de quelques observations de prime abord déconcertantes. Si pouvaient être reconnus véridiques les documents du Bureau des Constatations Médicales de Lourdes, ne serait-il pas, malgré cela, contradictoire et absurde d’attribuer, à un Être de suprême bonté, ces quelques bien faits, tout en supposant, d’autre part, cette personne assez cruelle pour obliger des milliers de malades à supporter les fatigues d’un long et douloureux voyage, dans l’espérance d’une guérison que la plupart n’obtiennent pas ? Ne demeurerait-il pas plus absurde encore d’attribuer ces faits à une divinité Toute-Puissante, alors qu’il est avéré que l’on ne guérit pas tout à Lourdes, et que jamais un amputé n’a vu se reconstituer au sortir de la piscine, son membre absent ?

Si, pour les croyants, un miracle est le résultat d’une intervention divine en contradiction avec les lois de la nature, pour les rationalistes, il ne saurait être question, dans ce domaine, jusqu’à nouvel ordre, que de faits rares, mal interprétés, ou encore insuffisamment mis en lumière, lorsqu’il ne s’agit pas, plus simplement de récits légendaires ou d’histoires inventées de toutes pièces, dans un but intéressé. – Jean Marestan.

MIRACLE. Fait contraire aux lois naturelles. Les lois naturelles sont conditionnées par la nature même des choses ; elles sont le résultat du rapport des choses entre elles et on ne peut concevoir d’événements qui leur soient opposes ou en dehors de leur logique.

Les lois naturelles qui portent avec elles leur agent d exécution, ou plutôt sont agent d’exécution, ne peuvent pas, comme les lois humaines, être violées. Rien n’échappe à leur rigueur. Si vous les négligez un moment, ou si vous tentez de les transgresser, la sanction ne se fait pas attendre. Oubliez que vous êtes pesant et laissez-vous choir d’une certaine hauteur ; oubliez que le feu brûle et mettez-y votre main, vous serez vite rappelé à la réalité. Les lois naturelles ne souffrent aucune dérogation. Or, c’est cette dérogation qui constitue le miracle.

Par exemple, l’eau doit, normalement, se transformer en vapeur à une température de 100°. Si, parvenue au point d’ébullition, elle se changeait en glace, je pourrais dire : Il y a miracle. Mais cela est tellement invraisemblable que n’importe qui, en voyant se produire un tel phénomène, soupçonnerait, il aurait même la certitude qu’il cache quelque supercherie, ou que le témoin est victime d’une illusion. D’ailleurs, pour constater qu’il y a miracle et tenir pour tel le fait signalé, il faudrait connaître, dans sa totalité, le jeu des lois naturelles, ce dont personne ne peut se vanter, et, ensuite, avoir pénétré dans leurs moindres détails, toutes les circonstances qui ont déterminé le miracle. Qu’il demeure la plus petite cause obscure et le miracle est contestable.

Croire à un miracle parce que vous en avez eu le spectacle, spontané ou provoqué ? Mais, alors, pourquoi ne pas authentiquer le merveilleux que fera défiler sous vos yeux le premier prestidigitateur venu ? Pourquoi ne pas accorder sans réserve votre foi aux tours d’adresse et de subtilité, que la surprise et la rapidité d’exécution ne vous permettront pas de comprendre, et qui paraîtront apporter des résultats incroyables ? Et cependant, vous demeurerez sceptiques devant les tours de passe-passe prodigués pour votre amusement, alors que vous croiriez au miracle proclamé, enseigné par le religieux ? Pourquoi ? Parce que le prestidigitateur, tout en provoquant des faits, des enchaînements de faits aussi extraordinaires que le second ne fera pas intervenir au cours de ses présentations ingénieuses, un être imaginaire et ne vous inspirera pas de la crainte. Sauf le cas où il est, lui aussi, l’instrument de quelque théurgie, il ne cherche qu’à vous laisser l’impression qu’il est un homme extrêmement habile et doué de capacités qui vous manquent, à un tel degré du moins. Il ne s’entourera pas, pour frapper votre esprit de l’appareil rituélique des religions…

Mais qu’il introduise un peu plus de sérieux dans ses tours de physique, qu’il revête ses opérations d’un cérémonial approprié, qu’il vous dise que c’est l’esprit de Louis XIV ou de Voltaire qui fait tourner la table ou qui frappe des coups à la porte et voilà déjà que vous ne prenez plus la chose « à la rigolade », vous ne riez plus, car vous redoutez de paraître sot ou d’être irrévérencieux, ou de déplaire à l’esprit qui pourrait vous clouer sur place ou vous emporter avec lui dans le fond de la terre ou l’immensité de l’espace. Vous sentez que votre doute a quitté le persiflage et s’oriente vers l’acceptation. Vous ne parlez de ce que vous avez « vu » qu’avec précaution et respect. Vous ne savez pas encore si vous devez faire crédit au surnaturel, mais vous n’osez nier…

Les enfants, et aussi les peuples (qui sont, en grand, l’image de l’enfance dans la société), ont toujours aimé les réalisations merveilleuses, les événements qui s’accompagnent de quelque féerie. Ne pouvant arriver assez vite, à leur gré, à commander aux éléments par leurs découvertes et leur travail, ils aiment doter des êtres imaginaires d’un pouvoir qu’ils voudraient posséder eux-mêmes, et leur faire accomplir les choses les plus extraordinaires conçues par leur imagination. Aussi, les contes, les fables, les récits (voir fable, légende, mythologie, etc…) qui narraient ces actions saisissantes, ces faits enchanteurs furent toujours goûtés des foules, et ils se les transmirent, avec plus d’embellissement encore que de fidélité, de génération en génération. Le fantasmagorique, l’irréel ont toujours bercé les peuples, endormi leurs misères ou flatté leur orgueil. Si puissante est la séduction exercée par le merveilleux que, même présenté sous forme de conte, on arrive sans peine à l’identifier au réel. On commence par désirer que les choses se soient passées ainsi ; puis, à force d’animer ce désir, on se range tout entier sous le charme et on finit par croire que c’est vrai. Ne voyons-nous pas des enfants, et même des grandes personnes, après la lecture d’un beau roman qui les a passionnés, arriver à dire : « Cela, a dû être vécu, ce doit être arrivé, les personnages de ce livre ont bel et bien existé ». Il en est de même pour le cinéma qui laisse de telles empreintes sur le cerveau des enfants qu’ils croient non seulement à l’exactitude, à la véracité (rien, ni personne d’ailleurs, ne fait, en général, pour leurs esprits neufs, la démarcation) des spectacles les plus fantaisistes qu’on leur fait admirer, mais en viennent, plus d’une fois, a tenter de les réaliser eux-mêmes.

Cette disposition des peuples à croire tout ce qui force leur admiration a grandement facilité les entreprises religieuses. Elles ont su s’implanter à leur faveur et, grâce à elles, se maintiennent encore ou à peu près. Elles ont dû faire accomplir à leurs dieux, des actions surnaturelles, des miracles pour donner à la croyance populaire un aliment. Un Dieu qui ne pourrait faire de miracles ne serait pas un Dieu. Il ne tarderait pas à être détrôné, « disqualifié ».

Si nous faisons une incursion dans la religion catholique, qui est davantage à notre portée, pour y examiner le « miracle » religieux, nous nous heurtons, dès l’abord, a la coexistence des lois naturelles et d’un Dieu à la fois créateur et omnipotent.

S’il est animateur de toutes choses, Dieu est également le créateur des rapports des choses entre elles, c’est-à-dire des lois naturelles. S’il a créé et s’il régit ces lois, il est maître, en effet, d’y faire des dérogations c’est-a-dire de faire des miracles. Mais on se demande quel besoin a un Dieu omnipotent, omniscient et omniprésent, de cette norme régulatrice que sont les lois naturelles. Puisqu’il peut tout, sait tout, voit tout et est partout, c’est là pour lui combinaison superfétatoire. Il lui suffit de dire : « Dans chaque circonstance de l’Univers, il arrivera ce que je voudrai qu’il arrive. Nul autre que moi n’a le droit de prévoir ni de savoir ce que je me réserve de faire, car je veux conserver ma toute-puissance. » L’établissement de « lois naturelles » est une abdication de sa puissance ; si d’autres que lui peuvent traiter la matière et savoir ce qu’ils en obtiendront dans des circonstances données, il n’est plus le maître absolu, il n’est plus le Dieu qui s’agite pour nous dans l’imprévisible. La constatation de l’existence de lois naturelles est ainsi une preuve de l’inexistence de Dieu. Mais, d’autre part, si les lois naturelles n’existaient pas, elles ne pourraient subir de dérogations ; il n’y aurait donc pas de place pour le miracle ou, ce qui revient au même, tout serait miracle. Cela montre que, pareil à tant d’inventions destinées à abuser les naïfs, le miracle se désagrège à l’analyse et qu’il n’a point de consistance pour l’homme qui pense.

Aussi la religion le sait-elle qui ne fait état de ses miracles qu’auprès de ceux que leur simplicité dispose à les accueillir quand, devançant la stratégie religieuse, ils ne vont pas eux-mêmes jusqu’à les inventer. Auprès des personnes réfléchies, les marchands de miracles sont plutôt embarrassés et ils se délesteraient volontiers des plus grossiers qui illustrent la Bible s’ils pouvaient les jeter par-dessus bord. De même que le Dieu exalté par l’Église, lorsqu’elle discute avec des incrédules, n’a pas grand chose de commun avec celui qui donna à Moïse les tables de la loi divine. Elle ne soutient pas les mêmes miracles avec les gens de libre examen qu’avec ceux qu’elle sait disposée à tout accepter sans contrôle. Mais aussi comme elle sait bien que la grande majorité des êtres humains ne réfléchit guère au pourquoi ni au comment des choses et qu’il lui faut du merveilleux, elle continue de lui servir périodiquement des « miracles » qu’exaltent, auprès de la clientèle religieuse, ou à masque de religion, les bulletins paroissiaux, les Croix, et autres feuilles sacrées.

La Bible est farcie de « miracles » tellement stupides que l’Église n’en fait plus guère état aujourd’hui tellement ils sont en contradiction avec les faits. C’est d’abord celui de la création en sept jours, puis celui du déluge, de la confusion des langues, et une foule d’autres où Dieu opère en personne. Fatigué sans doute de ces travaux d’Hercule, il délégua ensuite le pouvoir de faire des miracles à certains de ses prophètes. C’est alors Jonas, avalé par une baleine (au gosier distendu pour la circonstance), qui sort vivant le troisième jour ; c’est Josué arrêtant le soleil ( !) pour lui permettre d’achever l’extermination de ses ennemis ; c’est Samson tuant mille Philistins avec une mâchoire d’âne (on ne dit pas si c’est la sienne ou celle de l’auteur du récit) et faisant écrouler un temple en en renversant les piliers ; ce sont les eaux de la Mer Rouge se soulevant pour laisser passer les Juifs poursuivis par les Égyptiens et se refermant ensuite sur ces derniers ; ce sont les murs de Jéricho qui, au siège de cette ville par les Juifs, s’effondrent au bruit des trompettes, etc., etc. On croirait lire les contes des Mille et une Nuits avec, en faveur de ceux-ci, cette différence qu’ils ne nous éblouissent que pour nous charmer, tandis qu’ailleurs on y poursuit, sans rire, des prétentions grotesques à la véracité.

Puis ce sont les miracles de Dieu le Fils : Jésus-Christ guérit les incurables, multiplie les pains, ressuscite le mort Lazare et se ressuscite lui-même trois jours après sa mort ; puis il monte enfin au ciel où il trône depuis ce temps à côté du Père et du Saint-Esprit, ne faisant qu’un Dieu à eux trois, entouré des anges et des saints.

De nos jours, la fabrique aux miracles, essoufflée sans doute par l’effort de tant d’œuvres d’art, ne sort plus de produits aussi sensationnels que ceux qu’a consignés la Bible. Nous sommes trop près pour les voir dans tout leur enjolivement. Nous n’avons pas le recul favorable au mirage. Les miracles, pour nous, n’ont pas eu le temps de s’embellir et de s’enfler comme toutes les légendes à mesure qu’elles s’enfoncent dans le passé, au point de nous méduser par leur importance.

L’Église moderne refrène habilement l’extravagance compromettante. Elle se contente de miracles plus modestes. Elle opère le plus souvent dans cette partie où la science est encore la plus imprécise : la médecine, où les cas, mal connus, apparaissent encore tellement variables avec les individus qu’on ne peut guère, jusqu’ici, formuler de règles générales. La plus grande officine de miracles est sans contredit celle de Lourdes, où les malades guérissent en se baignant dans la piscine aux microbes.

En psychologue avisé, c’est toujours aux êtres faibles que s’attaque surtout l’Église pour assurer sa domination et c’est sur ce terrain qu’elle arrive à circonvenir également les forts, car tout être est faible à un moment donné de sa vie. C’est sur les enfants, les femmes, les pauvres, qu’elle se jette pour inculquer ses principes ; aux vieillards, aux moribonds, qu’elle arrache les acquiescements de la terreur, en un mot c’est sur tous ceux qui ont besoin d’aide et ne peuvent guère lui résister qu’elle étend son dévolu. Il en cuit souvent à quiconque est faible et ne veut pas se plier aux exigences de l’Église. D’ailleurs la débilité mentale accompagne souvent la faiblesse physique et prévient même toute possibilité de résistance. Obstinez-vous au contraire à repousser les avances cléricales et ce peut être pour vous la perte du travail, le congédiement du maigre logis si vous êtes pauvre, et l’abandon, même par votre famille, si vous êtes malade et ne voulez pas vous prêter à la comédie de Lourdes ou autres pèlerinages et épreuves semblables. Car il n’y a pas que les croyants qui vont à l’Église et ont recours aux offices de la religion dans certaines circonstances de leur vie Les vrais croyants sont d’ailleurs très rares, presque aussi rares que les vrais athées dans un monde soumis à des milliers d’années de pression religieuse. Mais entre ces deux extrêmes il existe une multitude d’individus amorphes, sans opinion arrêtée ou indifférents, ou attentifs seulement aux avantages, ou sous l’empire de craintes vagues et persistantes. Ceux-là suivent la mode ou cherchent à se ménager les influences favorables : ils se rangent toujours du côté où les pousse leur intérêt ou leur lâcheté. Ils marchent dans la vie selon l’habitude ou la peur mais jamais par conviction. Ils restent fidèles aux religions sans y croire parce qu’ils savent que l’Église, force insinuante et bien organisée, peut leur nuire dans une foule de circonstances alors que les athées, les incroyants ne se vengeront pas sur eux, ni ne chercheront à leur nuire à cause de leurs pratiques religieuses. C’est là aussi une des raisons pour lesquelles les idées d’affranchissement et de liberté avancent si lentement. Mais revenons à Lourdes et à ses miracles.

Parmi ceux qui vont chercher la guérison en la cité pyrénéenne, il en est qui sont véritablement, organiquement malades et incurables. Ceux-là en reviennent exactement dans l’état où ils étaient à leur départ, quelquefois avec une déception de plus, s’ils avaient quelque vague espoir, ou une aggravation due aux imprudences du voyage, des séances de piété et des immersions. L’eau de la piscine est sans pouvoir sur eux. Cependant la faillite du miracle ne laisse pas la religion au dépourvu : c’est parce que le malade n’était pas assez croyant, n’avait pas une foi assez profonde, n’était pas assez pur que la guérison ne s’est pas produite ou bien encore parce que Dieu veut prolonger encore l’épreuve du fidèle, s’il est vraiment croyant, afin de lui faire mieux mériter le paradis. Et ces explications trouvent toujours crédit…

Il en est, par contre, qui guérissent, et radicalement. Ceux-là sont montés en épingle et cités en exemple. Les feuilles catholiques publient leurs noms et leurs adresses et cela produit toujours son effet auprès de ceux qui les lisent sans en connaître les héros ou les héroïnes. Par contre, il est bien rare que ceux qui ont connu les miraculés avant leur guérison accordent crédit au miracle. Souvent ils ont remarqué quelque chose de louche dans la maladie et les allures du malade. Sa moralité, sa, ruse habituelle laissent supposer quelque chose d’anormal. Pas de doute, c’est un simulateur.

Certains simulent complètement une maladie : paralysie, rhumatisme, sciatique, etc. ; d’autres entretiennent et aggravent même intentionnellement des maux ou plaies qui, bien entendu, ne peuvent guérir que du jour où ils cessent de les alimenter. D’autres encore ont des maladies ou des maux qu’ils font soigner par un médecin mais dont on ne proclame la guérison, obtenue par la science, qu’au retour de Lourdes. Quelques-uns sont des névropathes que galvanise la suggestion mystique, mais que guérirait, plus sûrement, la suggestion clinique. Approchez d’un peu près les « miraculés » de Lourdes et vous doutez de suite du miracle. Contrôlez-les sérieusement et vous découvrez la supercherie.

Dans un livre fort instructif et documenté : « Lourdes et ses mystères », le docteur Pierre Vachet examine quelques-unes des guérisons miraculeuses les plus importantes, celles dont l’Église fait état avec le plus d’insistance et il montre la simulation indiscutable des miraculés les plus notoires.

Il cite des cas où les miraculés étaient vraiment trop intéressés pour que leur guérison, ou leur maladie, puisse être prise au sérieux. Et il explique aussi comment il peut se faire que des guérisons soient réellement obtenues à Lourdes, comme elles pourraient l’être n’importe où, si les mêmes circonstances étaient réunies. C’est le cas pour les névrosés, les hystériques, les malades par suggestion. Il n’est pas surprenant que, dans ces derniers cas, il soit obtenu des guérisons puisque tout est fait pour impressionner les malades, pour les persuader qu’ils vont guérir, etc. ; mais ces cas de guérison n’ont rien de miraculeux et il serait encore préférable pour ces malades d’être soignés dans des établissements de psychothérapie par des médecins capables d’étudier sérieusement leur cas, plutôt que d’aller à l’officine des charlatans de Lourdes… On peut affirmer sans crainte de se tromper que les guérisons, obtenues à Lourdes, de malades de cette catégorie (les malades plus ou moins imaginaires) ne comptent que pour un chiffre infime parmi les réussites proclamées, la plus grande partie, la presque totalité des « guérisons » obtenues étant celles de simulateurs ou de ceux qui entretenaient un mal jusqu’à leur passage à Lourdes ou cachaient une guérison obtenue par les médecins pour la faire proclamer à leur sortie de la fameuse piscine.

Les prétendus miracles de Lourdes, comme tous les miracles d’ailleurs, ne sont qu’astucieuse tromperie. Mais ils servent à entretenir le prestige de l’Église auprès des simples d’esprit… Comme la maladie est une bonne chose à exploiter et qu’il n’y a pire que ceux qui ont la promesse d’un paradis pour avoir peur de la mort, il n’y a pas qu’à Lourdes qu’on obtient des guérisons miraculeuses. Un peu partout il existe des guérisseurs qui, avec des signes de croix, de l’eau bénite et des prières, s’attaquent à toutes les maladies. Nombreux sont encore ceux qui s’adressent à ces gens tout en se faisant soigner, d’autre part, par un médecin. Il est bien entendu que s’il y a guérison, c’est le « toucheux », comme on l’appelle vulgairement, qui l’a obtenue. Et lorsqu’on revient sans être guéri, on ne s’en vante pas, de sorte que ces croyances perdurent longtemps. C’est comme dans une baraque foraine où l’on s’est fait « rouler » ayant payé très cher pour ne rien voir : on ne manque pas de dire en sortant à ceux qui vous demandent des renseignements que c’est « épatant », afin de cacher sa propre déconvenue et de savourer, en compensation, la jobardise des imitateurs.

On constate cependant que malgré les éclaircissements de la science, la tendance à croire au miracle ne recule que très lentement. À peine une croyance « usagée » passe-t-elle au rebut qu’une autre « à la mode » lui est substituée… Il faut dire que presque toutes les superstitions favorisent trop les desseins de la classe dirigeante pour qu’elle ne fasse pas l’impossible pour en assurer la survie ou en faciliter le développement. La croyance a ses vogues, ses courants. Elle se porte comme les fétiches et les amulettes. Et il est de bon ton d’afficher celles que l’opinion consacre. Ne va-t-on pas au pèlerinage à Lourdes ou ailleurs, comme il est à la mode d’aller voir le spirite ou la somnambule ! On se moque de l’Arabe ou du Sénégalais qui se croient perdus s’ils n’ont pas sur eux leur « grigri » porte-bonheur et l’on ne partirait pas en auto sans son fétiche protecteur et sa médaille de Saint Christophe, sauvegarde contre les accidents ! (Que serait-ce donc s’ils n’en avaient pas ?)

La science (nombre de savants du moins qui ont partie liée avec la classe dont ils sont issus) feint de planer au-dessus de ces superstitions puériles. Elle évite, pour diverses raisons, de les attaquer de front. D’abord la bourgeoisie ne tient pas à ce que la science dessille les yeux de ceux qu’elle berne avec tant d’avantages. Ensuite elle préfère s’attacher les sympathies des trafiquants de la crédulité qui opèrent autour de toutes les croyances et tirent influence ou monnaie des miracles de Lourdes, de ceux de la communion ou de l’âme éternelle. Aujourd’hui que tout est commercialisé, où les actes ne sont que des jalons du bénéfice, il est de bonne tactique d’annexer à sa fortune les bonnes dispositions de M. Mercanti, qu’il soit marchand de médailles, de couronnes, de chapelets, d’eau bénite, bazardier ou régaleur public.

La croyance au miracle disparaîtra lorsque les hommes, au lieu de chercher sottement les solutions dans l’invraisemblance, auront la sagesse de réserver leur adhésion jusqu’au jour où les investigations méthodiques d’une science désintéressée auront mis en lumière les vérités explicatives, dont l’absence momentanée favorise de barbares superstitions. — E. .


MIRAGE n. m. (rad. mirer). Ce terme a servi primitivement à désigner une illusion d’optique, fréquente dans les pays plats et chauds tels que les déserts de sable. Elle résulterait d’une inégale réfraction des rayons solaires, due à l’inégal échauffement et densité des couches d’air. Fréquemment les villages d’Égypte, bâtis sur des éminences, semblent, à midi, comme entourés d’une nappe d’eau, dont la surface ondoyante réfléchit, avec le bleu du ciel, l’image renversée des palmiers et des maisons. Parfois le phénomène se complique singulièrement : les objets se déforment, atteignent des dimensions monstrueuses et paraissent courir dans tous les sens. Rien d’étonnant donc que le mot mirage soit devenu synonyme d’illusion dans le langage ordinaire, surtout lorsqu’il s’agit d’illusions ayant leur source dans l’observation. Or, les tromperies, inhérentes à notre constitution organique ou mentale, à notre mode de perception, soit des phénomènes conscients soit du monde extérieur, sont singulièrement importantes et nombreuses. « Notre esprit n’est pas un miroir où l’univers se reflète avec une passive fidélité ; comme les glaces déformantes, il modifie ce qu’il représente d’après les lois de sa complexion. Autant que de l’objet perçu les sensations dépendent de l’objet qui perçoit ; lunettes noires ou bleues donnent aux choses, quand on les porte, une teinte qu’elles n’ont pas ; une maladie de foie suffit, pareillement, pour que tout devienne jaune. De l’espace, l’insecte minuscule possède une notion qui n’est point celle de l’éléphant ; le premier estime incommensurable ce que le second juge étroit. Et nous trouvons énormes dans l’enfance, des hauteurs et des distances qui paraîtront médiocres plus tard. Nuance et vivacité d’une sensation dépendent tant de celles qui la précèdent que de celles qui l’accompagnent ; peintres, musiciens, tailleurs aussi et cuisiniers le savent ; la température qui semble chaude, si l’on sort d’une pièce froide, sera crue froide, si l’on sort d’une chambre surchauffée. Entre nos perceptions et les causes extérieures qui les provoquent, aucune ressemblance, le physicien s’en porte garant ; hors de nous les sons se réduisent à des ondes, les couleurs à des vibrations ; sensations acoustiques ou lumineuses rappellent si peu les mouvements qui les engendrent, qu’on attendit des siècles avant de soupçonner que notes de la gamme ou teintes de l’arc-en-ciel n’étaient séparées que par des modalités quantitatives ; ignorants et sauvages continuent de croire distincts, radicalement, des couleurs ou des sons qui résultent d’une même excitation fondamentale. Et une cause identique produit des sensations dissemblables, si les organes, soit périphériques, soit centraux, viennent à être modifiés : l’œil atteint de daltonisme perçoit vert ce qui paraît rouge à l’œil ordinaire ». (Face à l’Éternité). Il existe encore des mirages d’un autre ordre, non moins nombreux, non moins décevants, ceux qu’engendrent nos désirs, nos besoins, nos affections. On est tout disposé à croire ce que l’on désire ; comme la haine, l’amour est aveugle. Et le bonheur, que nous poursuivons invinciblement, qui s’avère la fin suprême de toute activité réfléchie, engendre, lui aussi, plus d’une illusion. « Le bonheur est un but pour l’homme ; pour la nature il n’est qu’un signe, un appât peut-être, tendu tel celui d’un pêcheur au poisson. Quoi de plus décevant que sa poursuite : il fuit qui le recherche, échappe à qui le tient, pour s’évanouir lorsqu’on croit le saisir à la gorge… Plaisirs ou douleurs ne sont qu’apparence affective, revers sentimental d’un travail profond de perfectionnement ou de destruction. Boire et manger conduisent à refaire nos forces ; jouir des saveurs reste un accessoire. Et les délices enivrants de l’amour aboutissent à la procréation : piège heureux pour l’espèce, bien que parfois, fatal aux infortunés parents. Légendaires sont les noces tragiques de l’abeille-mère qui arrache, en plein ciel, les entrailles de son amant ; l’histoire des insectes est fertile en récits analogues. Semblable à la fleur carnivore des tropiques, l’amour attire par sa couleur et son parfum, souvent, comme elle, il devient le tombeau de l’imprudent que retint son calice. » (A la Recherche du Bonheur.) Mais pour dissiper les mirages, qu’il s’agisse de ceux du cœur ou de ceux des sens, l’homme possède une lumière infiniment précieuse, celle de la raison. C’est en vain qu’un Bergson, qu’un James ont voulu l’obscurcir ; toutes les fumées mystiques, accumulées par les farceurs à la solde des Églises ou des Académies, se dissipent lentement sans que ses clairs rayons aient rien perdu de leur vivifiante énergie. Un Brunetière proclamant la faillite de la science nous apparaît grotesque ; seuls un sorbonnard, un académicien ou un ancien élève des Jésuites peuvent ignorer que la valeur de nos connaissances positives s’avère tout ensemble certaine et relative. Mais les hommes préfèrent souvent de creux mirages à la dure vérité ; ils acclament qui les trompe et se détournent de qui les éclaire. — L. B.


MISÉRABLE (du lat. miserabilus), adj. et subs. Malheureux digne de pitié. Nous le sommes tous ; un peu plus ou moins nous avons droit à la pitié mutuelle et nous n’avons pas à la refuser à d’autres, si nous entendons que nul n’est misérable uniquement par sa faute. Dans l’antiquité, le misérable était une victime de la fatalité. Il y en avait parmi les maîtres et parmi les esclaves. On le pouvait devenir du jour au lendemain aussi bien jadis qu’aujourd’hui. Selon Pascal, on est d’autant plus misérable que l’on est tombé de plus haut. Selon Voltaire, tout misérable est digne de pitié :

« Plaignez, n’outragez pas le mortel ’misérable’,
Qu’un oubli d’un moment a pu rendre coupable. »

La charité chrétienne se fait gloire de secourir les misérables. La solidarité sociale, comme nous la comprenons s’attache à supprimer les causes engendrant les misérables.

Le mot s’applique fréquemment aux choses : Une vie misérable ; une fin misérable.

Au sens figuré se présente une signification particulière et individuelle, différant avec le sentiment caché derrière ce mot. Ce qui est misérable pour un individu de conception bourgeoise, de mentalité quelconque n’a plus la même signification dans la bouche d’un homme d’idées avancées et libres. Nous ne pouvons pas dire que la vie et la mort de la plupart des apôtres et des martyrs de la Muse anarchiste furent misérables, puisque nous estimons qu’ils ont vécu et qu’ils sont morts en beauté. Mais nous prenons à la lettre le sens que lui donne la bourgeoisie quand elle qualifie de misérable leur existence, si l’on entend par là qu’ils n’ont pas profité de leurs idées et de leur apostolat pour vivre bourgeoisement selon l’expression qui s’attache à ce mot. Il n’y a pas déchéance, mais souvent grandeur à vivre en misérable ; en n’exploitant personne, en restant digne et fier, content de peu, mais heureux et riche de ses belles et généreuses idées, fussent-elles pour longtemps encore chimériques à cause de l’ignorance et de l’inconscience des misérables inaptes à les comprendre et à les vivre.

Les Misérables. Roman de Victor Hugo, dont les lignes suivantes, tirées de la Préface, suffisent à dire toute la pensée : « Tant qu’il existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale… ; tant que les trois problèmes du siècle : la dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de l’enfant par la nuit, ne seront pas résolus ; tant qu’il y aura ignorance et misère, les livres de la nature de celui-ci ne seront pas inutiles »…

Avec le poète et nombre de penseurs, nous croyons que « les misérables ont fait souvent de grandes choses ». Et, comme Labruyère, nous pensons : « qu’il vaut mieux s’exposer à l’ingratitude que de manquer aux misérables ». Mais nous déclarons que sont bien méprisables les misérables qui s’enrichissent du bien des pauvres. Sus aux profiteurs qui dupent, bernent, pillent les misérables. — G. Y.


MISÈRE (du lat. f. miseria), n. f. Ce mot prête souvent à confusion pour qui n’est pas habitué à l’ironie de certains mots français et à leurs multiples sens.

Le Dictionnaire Larousse donne, sur celui-ci, les indications suivantes : « État digne de pitié ; 1o par le malheur : la misère de Napoléon à Sainte-Hélène ; 2o par la pauvreté : la misère porte au désespoir (Pascal). C’est une la misère que d’avoir affaire aux gens de lois. — Que de misère l’on imprime. — La richesse a ses misères. — Poétiquement : La vile Oisiveté est fille de misère (A. de Musset). — La misère de l’homme se conclut de sa grandeur (Pascal). — La terre où les hommes sont livrés à toutes sortes de maux, est souvent appelée : Vallée de misères. »

Misère et compagnie, est un terme populaire qui dit bien que la misère engendre la misère. Reprendre le collier de misère veut dire qu’après un repos, un congé, un répit, il faut retourner au travail forcé.

Crier Misère n’est pas une solution au mal. C’est souvent un moyen hypocrite d’apitoyer ou de tromper les gens. Par des dehors misérables, un égoïste, un avare, un peureux cachent leurs biens assez souvent mal acquis, peut-être par des profits inavouables, une exploitation honteuse de leurs semblables. Ils craignent les envieux et les curieux.

Enfin, il y a encore la misère physiologique qui découle souvent de la Misère elle-même, par l’hérédité, le surmenage, le manque d’hygiène. C’est la Misère sociale qui s’affiche ainsi par ses victimes.

La vie large, naturelle, saine peut, seule, apporter remède à cette misère-là… Pourtant, bien qu’on parle beaucoup des bienfaits que verserait une existence moins douloureuse et délivrée de la privation, ce sont toujours les parasites sociaux qui profitent, jusqu’à crever de pléthore, des richesses acquises et accumulées par le travail de la multitude. Ce sont ceux qui ne travaillent pas et qu’aucun labeur utile ne lasse qui, chaque année, vont à la mer, à la montagne. Ils ont besoin de vacances, de repos, sans doute pour réparer les fatigues de ceux qui les entretiennent… Et la misère continue.

La misère, elle est le résultat de l’ esclavage, sous la forme du salaire… Elle ne peut disparaître qu’avec la suppression du patronat et du salariat. Tant que le travailleur n’aura pas su s’éduquer, s’organiser et, par l’union des exploités, se dresser pour supprimer l’exploitation, la misère subsistera, se perpétuera, s’aggravera. Ce n’est pas avec des malheureux prostrés par le travail et l’ignorance qu’on peut espérer transformer le monde et rendre socialement bon ce qui trouble aujourd’hui la vie et les rapports humains. Ce n’est pas rêver, en mystique, à la perfection des hommes que de vouloir d’abord supprimer les causes de leur misère. Il n’y a dans nos projets rien de chimérique. Ce que nous voulons, avec ardeur, c’est instituer sur le monde prétendu civilisé, une organisation nouvelle du travail. Et nous trouvons tout naturel que les travailleurs soient les artisans essentiels de cette organisation.

Il n’y aura plus de misère quand les producteurs auront compris la nécessité de produire pour eux, de régler leur production sur leur consommation et celle des êtres qui, dans la société, ont un motif ou une excuse raisonnable de ne point collaborer à la production. Si, comme l’a écrit Musset, qui ne l’entendait pas ainsi : La vile Oisiveté est fille de Misère…, nous aurons fait disparaître la fille en n’entretenant plus la mère. — G Y.

MISÈRE. La misère, dit-on, porte à la résignation, à la lâcheté, au désespoir. Elle s’oppose à la révolte… Écrasés sous le faix de leurs peines, accablés par les difficultés de la vie, le cœur broyé par la souffrance des leurs, les pauvres ne songent qu’à sauver un lendemain précaire, non à assurer un avenir meilleur. D’abord manger, tarir l’angoisse du manque ! Il suffit de voir les lamentables troupeaux qui guettent, regard morne et front bas, les miettes de la bienfaisance et de la charité, d’observer les files de chômeurs attendant quelque maigre secours, implorant, malgré leurs chaînes, un travail de salut, pour comprendre que les prisonniers de la misère sont des vaincus et que, d’eux-mêmes, ils ne pourront, en cet état, se redresser pour affirmer leurs droits. Une insurmontable dépression pèse sur leur conscience, le malheur obscurcit leur compréhension et broie leur volonté. L’homme qui a faim se livre pour un morceau de pain. Et le problème social ne dépasse pas pour lui l’appel de son estomac torturé…

Ce n’est qu’accidentellement, sous la poussée de courants qu’ils n’ont pas ébranlés, que les misérables apportent leur énergie dernière aux causes qui libèrent. Les révolutionnaires se doivent cependant de déposer dans cette masse leurs ferments de régénération. S’ils savent, à certaines heures, canaliser ces forces que le besoin commande et les jeter contre l’obstacle, leur élan personnel pourra s’en trouver élargi en poussée irrésistible. Mais c’est là l’inconnu des heures de crise que régissent tant d’impondérables. C’est déjà le vent des émeutes, la montée des révolutions qui, pour un temps, élève les hommes plus haut qu’eux-mêmes… Dans la vie quotidienne, la misère peut aiguiser quelques natures d’élite, elle enténèbre et rapetisse le grand nombre… — L.

MISÈRE. Il est des pages qui vivront aussi longtemps que l’organisation sociale que nous subissons et qui, même quand aura lui l’aube des temps nouveaux, serviront encore à marquer, du signe de l’infamie, les temps qui ne seront plus. Témoin celle-ci que Proudhon écrivait, il y a près d’un siècle, sur la MISÈRE : « Le phénomène le plus étonnant de la civilisation, le mieux attesté par l’expérience et le moins compris des théoriciens, est la misère. Jamais problème ne fut plus attentivement, plus laborieusement étudié que celui-là. Le paupérisme a été soumis à l’analyse logique, historique, physique et morale ; on l’a divisé par famille, genre, espèces, variétés, comme un quatrième règne de la nature ; on a disserté longuement de ses effets et de ses causes, de sa nécessité, de sa propagation, de sa destination, de sa mesure ; on en a fait la physiologie et la thérapeutique… Les titres seuls des livres qui ont été écrits sur la matière empliraient un volume. À force d’en parler, on est parvenu à en nier l’existence ; et c’est à peine si, à la suite de cette longue investigation, l’on commence maintenant de s’apercevoir que la misère appartient à la catégorie des choses indéfinissables, des choses qui ne s’entendent pas…

…La misère, selon E. Buret, qui a préféré généraliser moins afin de saisir mieux, la misère est la compensation de la richesse. Que de plus habiles expliquent cela, s’ils peuvent ; quant à moi ma conviction est que l’auteur ne s’est pas lui-même compris. La cause du paupérisme, c’est l’insuffisance des produits (c’est-à-dire le paupérisme) : opinion de Chevalier. La cause du paupérisme, c’est la trop grande consommation (c’est-à-dire encore le paupérisme) : opinion de Malthus. Je pourrais, à l’infini, multiplier les textes sans tirer jamais des auteurs autre chose que cette proposition, digne de faire pendant au premier verset du Coran : « Dieu est Dieu » la misère est la misère et le mal est le mal. La conclusion est digne de ces prémisses : Augmenter la production, restreindre la consommation et faire moins d’enfants en un mot, être riche, et non pas pauvre… Voilà, pour combattre la misère, tout ce que savent nous dire ceux qui l’ont le mieux étudiée, voilà les colonnes d’Hercule de l’économie politique !… Mais, sublimes économistes vous oubliez qu’augmenter la richesse sans accroître la population, c’est chose aussi absurde que de vouloir réduire le nombre des bouches en augmentant le nombre des bras. Raisonnons un peu, s’il vous plaît, puisqu’à moins de raisonner nous n’avons plus même le sens commun. La famille n’est-elle pas le cœur de l’économie sociale, l’objet essentiel de la propriété, l’élément constitutif de l’ordre, le bien suprême vers lequel le travailleur dirige toute son ambition, tous ses efforts ? N’est-ce pas la chose sans laquelle il cesserait de travailler, aimant mieux être chevalier d’industrie et voleur ; avec laquelle, au contraire, il subit le joug de votre police, acquitte vos impôts, se laisse museler, dépouiller, écorcher vif par le monopole, s’endort résigné sur ses chaînes, et pendant les deux tiers de son existence, semblable au Créateur, dont on nous a dit qu’il est patient, parce qu’il est éternel, ne sent plus l’injustice commis contre sa personne ? Point de famille, point de société, point de travail ; au lieu de cette subordination héroïque du prolétariat à la propriété, une guerre de bêtes féroces : telle est, d’après la donnée économique, notre première position. Et si vous n’en découvrez pas en ce moment la nécessité, permettez que je vous renvoie aux théories du monopole, du crédit et de la propriété. Maintenant, le but de la famille, n’est-ce pas la progéniture ? Cette progéniture n’est-elle pas l’effet, nécessaire, du développement vital de l’homme ? N’est-ce pas en raison de la force acquise, et pour ainsi dire accumulée dans ses organes par la jeunesse, le travail et le bien-être ? Donc, c’est une conséquence inévitable de la multiplication des subsistances, de multiplier la population ; donc, enfin, la proportion relative des subsistances, loin de s’accroitre par l’élimination des bouches inutiles, tendrait invinciblement à dominer, s’il est vrai qu’une semblable élimination ne puisse s’effectuer que par la destruction de la famille, objet suprême, condition sine qua non du travail. Ainsi, la production et la population sont l’une à l’autre effet et cause ; la société se développe simultanément et en vertu du même principe en richesse et en hommes : dire qu’il faut changer ce rapport c’est comme si, dans une opération où le dividende et le diviseur croîtraient toujours en raison égale, vous parliez de doubler le quotient. Quoi donc ! Économistes, vous osez nous parler de misère ! et quand on vous démontre, à l’aide de vos propres théories, que si la population se double, la production se quadruple ; qu’en conséquence le paupérisme ne peut venir que d’une perturbation de l’économie sociale au lieu de répondre, vous accusez ce qu’il est absurde d’appeler en cause, l’excédent de la population ! Vous nous parlez de misère ! Et quand, vos statistiques à la main, on vous fait voir que le paupérisme s’accroît en progression beaucoup plus rapide que la population, dont l’excès, suivant vous, le détermine ; que, par conséquent, il existe là-dessous une cause secrète que vous n’apercevez pas, vous dissimulez et ne cessez de mettre en avant la théorie de Malthus ! Mais nous vous signalerons à la défiance des travailleurs ; nous redirons partout, avec un éclat de tonnerre : L’Economie politique est l’organisation de la misère ; et les apôtres du vol, les pourvoyeurs de la mort, ce sont les économistes. Il est prouvé désormais que cette nécessité de la misère, qui tout à l’heure nous a plongés dans la consternation, n’est point absolue ; c’est, comme dit l’école, une nécessité de contingence. Contre toute probabilité, la société souffre de cela même qui devrait faire son salut. Toujours la misère est prématurée, toujours le paupérisme anticipe. A l’encontre du sauvage, à qui la disette vient par l’inertie, elle nous vient à nous par l’action, et notre travail ajoute sans cesse à notre indigence. L’équilibre n’ayant pu être atteint, il ne reste d’espoir que dans une solution intégrale qui, synthétisant les théories, rende au travail son efficacité, et à chacun de ses organes sa puissance. Jusque-là, le paupérisme reste aussi invinciblement attaché au travail que la misère l’est à la fainéantise, et toutes nos récriminations contre la Providence ne prouvent que notre imbécillité. Depuis cinquante ans, observe E. Buret et, après lui, Fix, la richesse nationale en France a quintuplé, tandis que la population ne s’est pas accrue de moitié. À ce compte, la richesse aurait marché dix fois plus vite que la population. D’où vient qu’au lieu de se réduire proportionnellement, la misère s’est accrue ? Les crimes et délits, comme le suicide, les maladies et l’abrutissement, sont les portes par où s’écoule la misère. D’après les chiffres officiels, l’accroissement moyen de la population étant 5 p. 1.000 celui de la criminalité, somme totale, 31.2, il s’ensuit que le paupérisme arrive sur nous six fois et un quart plus vite que, d’après la théorie de Malthus, on n’avait lieu de l’attendre. A quoi tient cette disproportion ? La même chose se prouve d’une autre manière.

En général, les nations occupent, sur l’échelle de la misère, le même rang que sur l’échelle de la richesse. En Angleterre, on compte un indigent sur cinq personnes ; en Belgique et dans le département du Nord, un sur six ; en France, un sur neuf ; en Espagne et en Italie, un sur trente ; en Turquie, un sur quarante ; en Russie, un sur cent ; l’Irlande et l’Amérique du Nord, l’une et l’autre placées dans des conditions exceptionnelles et tout opposées, présentent, la première, la proportion effrayante d’un et même plus sur deux ; la seconde un et peut-être encore moins sur mille. Ainsi, dans tous les pays de population agglomérée, où l’économie politique fonctionne régulièrement, la misère se compose exclusivement du déficit causé par la propriété à la classe travailleuse. »

Les tendances de l’économie politique, si vigoureusement fustigées par Proudhon, n’ont fait que s’accentuer. Plus un pays est riche et plus la grande partie de ses habitants vit dans la misère : vols, meurtres, suicides, « portes par où s’écoule la misère » vont sans cesse en augmentant. Périodiquement, la grande presse fait écho aux angoisses capitalistes et déplore que le blé, le vin soient abondants. L’industrie, comme l’agriculture, souffre de pléthore. Il y a de toute marchandise en trop grande quantité. La vente n’est jamais suffisante pour compenser la production. Bientôt, tous les marchés seront accaparés, et il s’établit autour du moindre petit peuple, client possible, des concurrences inouïes, brutales, déclenchant parfois et de plus en plus souvent des guerres atroces. Faute d’acheteurs pour leurs produits, des industries jettent sur le pavé pour des mois, des centaines de mille de travailleurs qui vivront dans la misère la plus féroce.

Le machinisme se développant sans cesse augmente, contuple la production, supprime la main-d’œuvre, jette sur le marché du travail des bras en quantité qui s’offrent, nécessairement, au plus bas prix, avilissant encore des salaires cependant bien minimes, enlevant à la classe la plus importante de la société tout moyen de consommer ces produits qui manquent de consommateurs. Et cependant, malgré la misère qu’il crée et les embarras qu’il suscite aux gouvernements et aux capitalistes, le machinisme ne peut être repoussé sous peine de voir péricliter puis disparaître toute industrie sous la concurrence des industries étrangères capables, dans la misère de leurs ouvriers, de trouver des produits coûtant si peu et pouvant, par conséquent, se vendre au minimum. En vain, on garantira l’industrie ou l’agriculture par un système de douane : protectionnisme ne vaut pas mieux que libre-échange (voir ces mots).

Le grand mal dont souffrent les sociétés modernes, c’est la propriété. On produit uniquement pour vendre et non point pour consommer. Devant des filatures qui ferment leurs portes pour cause de mévente, des centaines de mille de prolétaires défilent, vêtus de hardes infâmes, faute de pouvoir en acheter d’autres. Et ainsi pour le cultivateur, le mégissier, le chausseur, l’éleveur, etc…

Une société où la misère existe en permanence, au milieu de richesses parfaitement inemployées, est une société d’abrutis, d’ignorants ou de fous. Seul un renversement total des valeurs, seule une Révolution pourra supprimer la misère en soumettant définitivement la production à la consommation, en ne produisant plus pour négocier, mais pour satisfaire des besoins. — A. Lapeyre.


MISÉREUX n. m. (rad. misère). C’est encore un vieux mot repris de nos jours, surtout dans les milieux que préoccupe la question sociale. Il est synonyme de misérable, mais à la commisération qu’il traduit se mêle une protestation et comme une pointe de révolte. Il s’emploie fréquemment dans le monde ouvrier. Les écrivains qui usent de ce mot ont l’intention bien marquée de ne point lui donner le sens de vil et de méprisable qui accompagne si facilement le mot misérable. Quelque part, Séverine a employé cette phrase : « Il est d’autres parias que les miséreux en bourgeron », Cela signifiait qu’il y a d’autres exploités que les ouvriers d’usines. Il y a les employés de commerce, d’administration, diverses catégories de fonctionnaires de l’État, de la ville, des banques, etc., etc. En un mot, il y a des miséreux partout où il y a des exploités.

Ces miséreux sont des nôtres. Travailleurs sous le joug de l’exploitation et de l’autorité, quels que soient vos bourreaux et la misère dont vous souffrez ; unissez-vous pour être forts ; ne vous laissez pas dominer par la détresse. — G. Y.


MISSION n. f. (du lat. mittere, envoyer). Présentement le mot mission s’emploie dans les domaines les plus divers. Nous parlerons des missions religieuses surtout, un peu aussi des missions militaires et scientifiques.

C’est à évangéliser Israël, non à conquérir le monde entier que songeaient les premiers apôtres de Jésus. Mais les Juifs, ceux qui avaient émigré au dehors comme ceux de Palestine, mirent peu d’empressement à se convertir. Par contre les prosélytes venus du paganisme accueillirent avec joie la nouvelle doctrine, et Paul se tourna franchement vers eux. Malgré les récriminations de Pierre et des chrétiens de Jérusalem, attachés au particularisme juif, il abandonna la loi mosaïque et dispensa les gentils de la circoncision et des autres rites chers à la Synagogue. Ce coup d’audace assurera le triomphe du messianisme chrétien, qui, oubliant sa première origine, se muera en religion universaliste ; bientôt les résultats obtenus permettront toutes les espérances et l’esprit de prosélytisme deviendra l’une des caractéristiques de la nouvelle secte partie à la conquête du monde gréco-romain. À cette époque chaque fidèle se doublait d’un apôtre ; il y avait pourrait-on dire autant de missionnaires que de chrétiens.

Après la conversion de Constantin, lorsque l’Église devenue maîtresse se gorgea sans retenue de tous les biens terrestres, le zèle des propagandistes se ralentit naturellement. Lois, tribunaux, force armée étant à la disposition des prêtres, ceux-ci utilisèrent la violence de préférence à la persuasion, pour convertir les sujets, restés infidèles, des très chrétiens empereurs. Avec les barbares, qu’ils ne pouvaient menacer du préteur et des bourreaux, ils devront néanmoins procéder différemment ; alors se précisa le rôle particulier dévolu aux missionnaires, chargés de prêcher l’Évangile dans les pays où l’Église n’avait pour elle ni la faveur du peuple ni celle des souverains. Ce fut l’arianisme, exclu de l’empire, qui pénétra le premier chez les Germains, vers le milieu du ive siècle ; parmi ses principaux propagateurs, il convient de citer l’évêque Ulphilas qui traduisit la Bible dans la langue des Goths. Vendales, Burgondes, Wisigoths étaient déjà ariens lorsqu’ils pénétrèrent sur les terres de l’Empire ; seuls les Francs, les Saxons et les Angles, restés plus longtemps païens, se convertirent directement au catholicisme. Clovis, chef fourbe et cruel, fit baptiser d’office ses guerriers francs, afin de gagner la bienveillance de l’épiscopat gaulois. À la fin du vie siècle, le moine Augustin et ses compagnons, envoyés de Rome par Grégoire le Grand, réussirent avec l’appui de la reine Berthe à convertir les Anglo-Saxons. Très adroitement les papes et les évêques utilisèrent les princesses pour aboutir à leurs fins ; on sait le rôle joué par Hélène près de Constantin, par Clotilde près de Clovis ; c’est Théodelinde, l’épouse du roi Agilufe, qui fit disparaître l’arianisme du royaume lombard ; c’est Ingonde, la femme du malheureux Hermenégilde, qui prépara le retour des Wisigoths à l’orthodoxie romaine. Et Brunehaut, la sinistre reine d’Austrasie, reçut du pape Saint Grégoire le Grand de nombreuses lettres de félicitations pour la manière dont elle élevait ses enfants et gouvernait ses États. À cette ardente catholique il envoyait souvent des livres et des reliques, ne cessant de répéter, à qui voulait l’entendre, que les Francs devaient s’estimer heureux d’avoir une pareille souveraine. Mais l’Irlandais Colomban, fondateur du monastère de Luxeuil et qui devait mourir à Bobio, en Italie, après de multiples pérégrinations, ne s’étant pas trouvé du même avis et ayant parlé de Brunehaut sans ménagement, dut fuir pour échapper à la vengeance de cette implacable furie. Au viiie siècle, l’Anglo-Saxon Boniface évangélisa la Germanie ; il mourut en 755, assassiné par les Frisons. Au IXème siècle, les missionnaires poussèrent jusqu’en Danemark et en Suède, en même temps qu’ils étendaient leur action sur les bords du Danube. Conjointement avec Cyrille qui traduisit la Bible en langue slave, Méthode évangélisa la Bulgarie, puis il passa en Bohème, d’où le christianisme, gagnera la Pologne et la Hongrie, à la fin du siècle suivant. En 983, le chef russe Wladimir se convertit sous l’influence de sa grand-mère, la princesse Olga. Quant à l’Irlande, elle dut à Patrice d’être chrétienne dès le ve siècle. De leur côté, les Nestoriens de Perse envoyèrent des missionnaires en Tartarie et en Chine, vers la fin du VIème siècle ; l’œuvre qu’ils accomplirent fut importante mais peu durable.

Déjà, les anciens ordres religieux avaient permis aux dignitaires ecclésiastiques de recruter, à bon compte, les missionnaires dont ils avaient besoin. Les moines irlandais et les bénédictins affectionnèrent la prédication en terre lointaine, du moins tant qu’une corruption effrénée ne s’installa pas à demeure dans la majorité des couvents. Sur l’orgie monastique, Saint Ber nard a écrit des pages que nos journaux de gauche, toujours soucieux de respecter la religion à ce qu’ils disent, refuseraient d’imprimer. La fondation des ordres mendiants, franciscains et dominicains, au xiie siècle, fournit au pape des serviteurs fanatiques et bénévoles, qui remplacèrent avantageusement les bénédictins défaillants. Sans négliger les missions lointaines, ils s’adonnèrent particulièrement à ce que l’on dénomme aujourd’hui les missions intérieures, s’efforçant de ranimer le zèle des chrétiens attiédis, prêchant, confessant, dénonçant aussi aux rigueurs de l’autorité civile les fidèles suspects d’hérésie. Cette dernière besogne fut chère aux dominicains, ces infatigables pourvoyeurs des bûchers de l’Inquisition. Mais, à leur tour, les ordres mendiants sombreront, soit dans les excès d’un mysticisme délirant, soit dans la paresse et la goinfrerie.

Au xvie siècle, la création des Jésuites donna un regain de vie aux missions catholiques. François Xavier, l’un des premiers compagnons d’Ignace de Loyola, évangélisa l’Extrême-Orient ; d’autres jésuites iront vers l’Amérique, si cruellement traitée par les Espagnols, et s’installeront en maîtres dans le Paraguay, doté par eux d’une organisation économique souvent rappelée par nos socialistes. Toutefois l’affaire des rites chinois, un peu plus tard, montrera que les disciples d’Ignace faisaient bon marché des dogmes et de l’autorité épiscopale, dans les régions malaisément accessibles aux occidentaux, quand ils en tiraient richesses et profits. En Europe, par contre, ils se donnaient pour les champions d’une stricte orthodoxie, luttant sans merci contre le protestantisme et pour le triomphe des orgueilleuses prétentions du pontife romain.

Afin de centraliser les résultats obtenus par les missionnaires et de leur imposer les vues que lui dictait son ambition, Grégoire XV fonda en 1622 la Congrégation de la propagande, de propaganda fide. Cette institution subsiste toujours ; elle est devenue l’un des rouages essentiels de l’administration papale. Plusieurs cardinaux la dirigent, assistés d’un personnel nombreux ; elle dispose de ressources formidables, l’or drainé dans l’univers entier, sous prétexte de missions, aboutissant à ses coffres-forts. De là partent des instructions impératives à destination des pays les plus reculés, car, pour les bureaucrates du Vatican, le monde catholique n’est qu’un vaste échiquier dont ils manœuvrent les pions au gré des intérêts politiques et financiers du saint-père. La Congrégation de la Propagande possède une imprimerie capable d’éditer des livres et brochures dans plus de cinquante langues ; pour avoir des fonctionnaires dociles, elle a fait construire un collège où sont formés de futurs missionnaires. Un décret de Clément XI, en 1707, obligea d’ailleurs les supérieurs d’ordres religieux à destiner un certain nombre de leurs sujets aux missions lointaines. Aussi toutes les congrégations quelque peu importantes d’hommes et même de femmes possèdent-elles des succursales dans les pays qui échappent à la domination du catholicisme romain. Les Lazaristes, dont la création remonte à Vincent de Paul, puis le Séminaire des Missions Étrangères de Paris, qui date de 1663, donnèrent une impulsion nouvelle à l’œuvre des missions. De nombreuses congrégations, nées depuis, surtout au xixe siècle ont associé leurs efforts à ceux des ordres anciens : Rédemptoristes, Marianites, Maristes, Picpusiens, Oblats de Marie, Assomptionistes, Salésiens, Pères du Saint-Esprit, Pères Blancs, etc. D’abondants subsides leur sont fournis par l’œuvre de la Propagation de la Foi, commencée il Lyon vers 1804 et officiellement approuvée en 1822, par l’œuvre de la Sainte Enfance, par le produit de quêtes périodiquement renouvelées et aussi par maints gouvernements occidentaux, Dans certaines régions, les missionnaires ont acquis d’immenses domaines, même des fabriques ; et, comme ils donnent aux travailleurs indigènes un salaire de famine, leurs bénéfices annuels atteignent des chiffres prodigieux. Malheur à leurs locataires s’ils paient tardivement, dans les ports d’Extrême-Orient dont ils possèdent, en notable partie, les magasins et les maisons ! C’est à des milliards que s’élève, en Afrique, la fortune des Pères Blancs et des autres missionnaires. Sans parler des commissions versées par les entreprises coloniales et les négociants d’Europe, dont ils favorisent les rapines et les déprédations. Dans nos colonies, juges et fonctionnaires sont leurs plats valets ; qu’une contestation éclate entre un infidèle et un chrétien, c’est eux qui dictent la sentence toujours inspirée d’un parti-pris évident. Et, dans les pays non encore accaparés par les occidentaux, il suffit qu’ils se plaignent pour que l’Europe expédie, à leur aide, des diplomates, ses cuirassés, ses militaires. Mais beaucoup sombrent dans l’alcoolisme ou dans une débauche sexuelle effrénée ; l’autorité ecclésiastique ferme les yeux pourvu qu’ils travaillent à grossir le trésor du pape et à lui recruter des partisans.

Chez les peuplades restées primitives, en Afrique, en Océanie, les missionnaires trouvent sans peine des adeptes, car la mentalité fétichiste s’accommode fort bien des pratiques superstitieuses du catholicisme romain. Par contre, Arabes, Hindous, Chinois, Japonais ne mordent pas à l’hameçon qu’on leur tend ; en général les Orientaux qui se convertissent sont des voleurs, des assassins, désireux de fléchir les juges européens, ou des pauvres qui reçoivent une grosse sommes pour prix du baptême. Jusqu’à ces derniers temps, les dignitaires ecclésiastiques étaient toujours choisis parmi les blancs, dans les pays infidèles, mais, afin de mieux capter la confiance des jaunes, Pie XI vient récemment d’élever à l’épiscopat des Chinois et des Japonais.

Naturellement, les prêtres cachent les abus et la situation véritable aux adolescents qu’ils embrigadent pour les missions du dehors. Parmi ces jeunes gens, les convaincus sont beaucoup moins rares que parmi les Séminaristes ordinaire, et l’on s’efforce de les tenir en haleine, jusqu’au jour où, expédiés à l’autre bout du monde, leurs yeux fatalement s’ouvriront. Trop tard ; pour revenir en arrière, il faudrait un mépris du bien-être et de l’opinion, une volonté de fer, qui se rencontrent rarement. Je parle par expérience d’une situation que je connais bien. Pour les missions du dedans, celles qui visent à fanatiser les fidèles par une série de conférences et d’exercices de dévotion, elles n’exigent qu’un bon gosier, joint à une forte dose d’hypocrisie, de la part des prédicateurs. Ces derniers sont souvent des religieux, dont l’accoutrement baroque et les allures patelines ou cavalières, selon le milieu, impressionnent favorablement l’auditoire. Sous la Restauration ces missions furent particulièrement nombreuses ; dans maintes paroisses, elles ont lieu tous les cinq ou dix ans. Malgré la triste besogne que Rome leur impose, malgré un goût des richesses que leurs aînés ne connurent pas, les prêtres qui se destinent à la prédication lointaine sont, en général, nettement supérieurs à ceux qui restent en Europe ; ils ont une largeur de vue, un amour du risque, un dédain pour les mesquineries dévotes et les préceptes d’une morale étroite, qui les rendraient parfois sympathiques, si l’on ne savait qu’ils propagent de sinistres erreurs.

Longtemps les Églises protestantes se préoccupèrent peu d’envoyer des missionnaires au dehors. La première société anglaise constituée dans ce but remonte à 1647, la seconde à 1698 ; Frédéric IV de Danemark dota richement celle qui se fonda dans son pays en 1704 ; à partir de 1732, les frères moraves se mirent aussi à l’œuvre, ne craignant pas de pénétrer jusque dans les régions polaires. Pendant deux siècles c’est à l’émigration surtout que le protestantisme dut de se répandre hors de l’Europe. Mais, depuis le xviiie siècle, il fait une rude concurrence à l’Église romaine. De nombreuses sociétés fournissent, aux pasteurs qui consentent à s’expatrier, les ressources dont ils ont besoin : l’Angleterre et les États-Unis viennent au premier rang pour les sommes recueillies à cette intention. Parce qu’il n’a point la prétention de garder le célibat et parce qu’il fait une petite part à la raison, en proclamant la doctrine du libre examen, le missionnaire protestant nous semble moins dangereux que le missionnaire catholique. Toutefois les bonnes relations que les Églises réformées entretiennent de plus en plus avec celle de Rome, et l’esprit étroit de certains protestants ne sont pas faits pour nous rassurer. Ajoutons que si les prêtres catholiques travaillent pour le plus grand profit du Vatican, les pasteurs n’oublient pas en général de servir les intérêts du pays qui les envoie. Les missions intérieures, comprises assez différemment selon les sectes et les contrées, sont bien connues des protestants d’Europe et d’Amérique. Le pasteur Bodelschwingh les développa en Allemagne, au xixe siècle, avec une ardeur comparable à celle que Vincent de Paul avait déployée pour les implanter chez les catholiques, deux cents ans plus tôt. On connaît les exhibitions de I’Armée du Salut, fondée à Londres en 1872 par William Booth ; elles ne surprennent pas dans les pays anglo-saxons où les revivals ou réveils de la conscience religieuse font surgir quotidiennement de nouvelles sectes et des prédicants inspirés. Église grecque, bouddhisme, mahométisme envoient, eux aussi, des propagandistes au loin ; avec des ressources infimes, les musulmans obtiennent des résultats que pourraient envier les prêtres catholiques et les pasteurs protestants.

Les missions chrétiennes, et ce sera leur honte éternelle, ont souvent préparé la voie aux missions militaires. Le Père Huc, explorateur de la Chine et du Tibet, l’Anglais Livingstone, qui resta en Afrique australe de 1852 à 1873 et mourut de fatigues, après avoir fait connaître le lac Ngami et parcouru le vaste bassin du Zambèze, firent preuve d’un courage extraordinaire. On ne peut oublier qu’un assez grand nombre de missionnaires sont morts dans des tortures effroyables et que d’autres ont montré un amour de la science et des hommes qui contraste avec l’égoïsme et la mauvaise foi des prêtres ordinaires. Mais pourquoi faut-il que derrière leur silhouette apparaisse presque toujours celle des soldats européens ; c’est la guerre et non la paix qu’annoncent les messagers de l’Évangile. Les persécutions de Tu-Duc contre les missionnaires servirent de prétexte à la France pour s’installer en Cochinchine. Et, si les Chinois détestent foncièrement les chrétiens, ce n’est certes pas sans raison, tant les peuples occidentaux ont molesté l’Empire Céleste sous le couvert des intérêts catholiques ou protestants. De même, soi-disant pour sauvegarder l’indépendance des chrétiens, les grandes puissances européennes sont fréquemment intervenues dans l’administration intérieure de la Turquie ; sans Mustapha-Kemal, elles auraient continué indéfiniment. Avec une hypocrisie, bien caractéristique de la mentalité actuelle, les nations dites civilisées ont, d’ailleurs, pris l’habitude d’appeler « missions militaires » les envois de troupes qu’elles effectuent sans déclaration de guerre officielle, les expéditions destinées à châtier des tribus rebelles ou à soumettre des contrées jusque-là indépendantes. Ce vocable euphémique fait oublier aux citoyens d’Europe ou d’Amérique que la ruse, l’injustice et la cruauté sont à la base des entreprises coloniales et des impérialismes contemporains.

Quant aux missions scientifiques, qui tendent à faire progresser le savoir humain, nous les approuvons volontiers, à condition bien entendu qu’elles ne camouflent pas des visées nationalistes inavouées. Mais alors, sauf l’idée de voyage en terre lointaine, elles n’ont rien de commun avec les missions religieuses ou militaires ; seuls les caprices du langage ont pu les réunir sous un vocable commun. Si Marco Polo, au xiiie siècle, ne se désintéressait pas du commerce, ses voyages contribuèrent néanmoins au progrès de la navigation et de la géographie. Nous ne pouvons rappeler tous les explorateurs qui l’ont suivi, parfois simples aventuriers, parfois aussi animés des intentions les meilleures. L’histoire de ces missions se confond avec celle de la découverte du globe et du progrès scientifique. – L. Barbedette.