Encyclopédie anarchiste/Mortalité - Moyen Age

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 3p. 1689-1702).


MORTALITÉ. (Voir population, et aussi les mots longévité, malthusianisme, naissance, natalité, prophylaxie, etc.).


MORTIFICATION (Voir macération, jeûne, etc.).


MOSAÏSME (Voir israélite, judaïsme, judéo-christianisme, etc.).


MOT (Voir idée, intelligence, grammaire, pensée, etc.).


MOUVEMENT n. m. (rad. mouvoir, du latin movere). Dans l’étude scientifique des mouvements, il est aujourd’hui indispensable de distinguer, au moins pour la commodité des recherches, ceux qui répondent aux faits visibles et s’avèrent d’une lenteur relative et ceux dont les vitesses très grandes concernent des phénomènes placés en-deçà de l’expérience sensible ordinaire. Notre mécanique classique étudie les premiers, ceux qui rentrent ou à peu près dans l’échelle de nos observations quotidiennes, qui répondent à nos perceptions coutumières ou ne s’en éloignent pas trop. Mais elle n’est vraie que dans une certaine limite et, de l’univers, ne saisit que la surface, l’enveloppe, directement accessible à des sens d’une portée restreinte.

Du mouvement absolu il ne saurait être question ; une pareille idée s’avère contradictoire puisque tout mouvement est inséparable d’un système de comparaison et que sa notion implique celle de repère. Fonction de l’espace, que l’on se représente sous la forme d’une trajectoire indéfiniment prolongée et géométriquement analysable, le mouvement est aussi fonction du temps, car les points de cette trajectoire n’apparaissent pas coexistants mais successifs. Aussi, la vitesse dépend t-elle du rapport entre la portion d’espace parcouru et le temps que le mobile a mis pour le parcourir. Unité de longueur et unité de temps doivent être déterminées au préalable, pour que la cinématique opère la mesure du mouvement. Et, si le choix de l’unité de longueur, le mètre présentement, ne soulève que des difficultés facilement résolues, il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit de trouver l’unité de mesure du temps. Impossible de la découvrir en nous-mêmes, car l’appréciation subjective de la durée varie d’individu à individu ; alors qu’elle paraît courte à certains, d’autres l’estiment interminable. Souffrance, ennui, attente l’allongent, mais elle devient brève lorsqu’elle est remplie d’événements agréables ou intéressants ; aussi, chez le même homme, jours, mois, années laissent-ils une impression très variable selon les circonstances et les préoccupations du moment. Dans le rêve, dans la rêverie, l’appréciation de la durée devient d’une inexactitude incroyable. Mais, en vertu de l’universelle causalité, l’esprit a pensé que les mêmes événements astronomiques, physiques, mécaniques, etc., devaient, dans des conditions semblables, mettre un même temps à s’accomplir. Une clepsydre, un sablier pour se vider, l’aiguille d’une horloge pour faire le tour du cadran, la terre pour accomplir sa révolution autour du soleil exigent un temps toujours identique. D’où l’idée d’obtenir, par leur moyen, une appréciation objective de la durée, qui rende possible la coordination des efforts humains. D’ailleurs on constate qu’à des époques différentes, les mêmes rapports subsistent entre des phénomènes simultanés ; ainsi coïncident invariablement un nombre fixe d’oscillations du pendule avec tel ou tel déplacement de la lune, de la terre, du soleil. En divisant d’une manière régulière l’espace que parcourt un mobile, astre ou aiguille, il devient donc possible d’avoir une représentation figurative du temps qui se prête aisément au calcul. Et dès lors, pour l’étude du mouvement, il importera de trouver des repères capables, si possible, de servir pour tous les mouvements de l’univers. Un trièdre, avec le soleil pour centre et trois directions partant de là vers des étoiles données, constitue le meilleur mode de repérage ; car l’énormité des distances rend les erreurs de calcul généralement négligeables et garantit, d’une façon pratiquement suffisante, la fixité des directions. Dans la détermination du mouvement, il importe d’éliminer le point de vue subjectif et de choisir des repères relativement fixes et indépendants de nous. Arbres et maisons paraissent se déplacer, lorsqu’on les voit d’un wagon en marche. Mais, si je choisis pour repères des rectangles invariablement liés au sol, le plancher et deux murs verticaux d’une salle par exemple, la position d’un objet sera connue lorsque j’aurai précisé sa distance à chacun des trois plans.

Les mouvements que la cinématique mesure, la dynamique s’efforce de les expliquer. Idées de masse et de force prennent alors une importance de premier ordre ; elles commandent toutes les déductions de la mécanique rationnelle. C’est à la différence résultant de leur masse que des corps de même volume, placés dans des conditions identiques, doivent de se mouvoir diversement. Nous admettons qu’à chaque point matériel l’on peut faire correspondre un nombre, caractéristique de sa résistance au mouvement ; et la masse d’un corps sera, en conséquence, la somme des masses de tous ses points. On voit qu’une telle notion présente un aspect étrangement conventionnel et qu’Henri Poincaré n’avait pas tort de définir la masse, « un coefficient qu’il est commode d’introduire dans les calculs ».

Par ailleurs les corps ne pouvant, d’eux-mêmes, passer du repos au mouvement ou du mouvement au repos, ni modifier soit leur direction soit leur vitesse, c’est par la force que ces effets sont expliqués. Conçue sur le modèle d’une volonté capricieuse et spontanée par les peuples primitifs et les enfants, elle n’est pour le savant actuel, éclairé par des siècles d’efforts, que le substitut, l’équivalent des effets qu’elle produit dans l’espace et le temps. Si, au principe de l’inertie de la matière, nous joignons celui de l’égalité de l’action et de la réaction, énoncé par Newton ainsi que celui de l’indépendance des effets des forces, entrevu par Galilée, il devient possible de construire tout l’édifice de la mécanique traditionnelle. Mais cette dernière repose sur la notion euclidienne d’un espace absolu, homogène et isotrope, dont tous les points, dans toutes les directions, possèdent des propriétés identiques, immuables et indépendantes des corps voisins. Or ces propriétés de l’espace n’apparaissent plus certaines aux yeux des savants actuels : « la mécanique classique, remarque Einstein, est incompatible avec les lois de l’électromagnétisme » ; ses formules ne valent que pour les phénomènes de l’expérience ordinaire. Soit a la vitesse dont l’observateur A est animé et b la vitesse dont le véhicule B, qui le transporte, est animé dans la même direction. La somme a + b représentera la résultante de ces deux mouvements d’après la mécanique traditionnelle ; et ceci est vrai pour les faibles vitesses dont nous disposons dans la vie courante, même celle de l’avion le plus rapide. Mais s’il s’agit des vitesses atteintes par les corpuscules cathodiques ou les rayons B (bêta) du radium, la formule applicable est la suivante (v représentant la vitesse et c la vitesse de la lumière) :


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En donnant une valeur de 150.000 kilomètres par seconde à a et b respectivement, nous obtenons 300.000 kilomètres d’après la première formule et 240.000 d’après la seconde.

Comme l’espace, le temps devient relatif, aux yeux d’Einstein ; il dépend de l’observateur et se voit dilaté par la vitesse. Que deux observateurs immobiles M, N possèdent un bâtonnet inflammable, dont la durée de combustion est normalement d’une minute, soit m et n, et que N prenne place dans un véhicule qui tourne, à une vitesse de 260.000 kilomètres par seconde, autour de M resté au centre, ce dernier remarquera que la combustion de n dure deux minutes, celle de m une seule. « L’espace et le temps dépendent de l’observateur en chaque point de l’univers sensible, de sorte qu’aucun événement physique ne peut s’exprimer indépendamment du temps. » Aux trois coordonnées habituelles permettant de définir un point, il est indispensable d’ajouter le temps écoulé depuis un « événement » origine. L’écart entre la vitesse de la lumière, qui parcourt 300.000 kilomètres à la seconde, et l’immobilité, soit partielle soit absolue, d’un objet quelconque, voilà ce qui nous donne la mesure du temps scientifique. Espace en soi, temps en soi doivent être remplacés par l’harmonieuse union des deux, associés dans un rythme commun, l’espace-temps, qui englobe la totalité des événements. Quant à l’espace, ou ensemble des événements simultanés, c’est à tort qu’on le considère comme infini ; Einstein nous le montre pareil à une sphère monstrueuse de plus d’un milliard de millions de kilomètres. Pour se produire, la simultanéité exige un même système de référence : « deux événements simultanés pour un observateur donné, ne sont pas simultanés pour un autre observateur en mouvement par rapport au premier ».

Au lieu d’être une action à distance presque instantanée, comme le pensait Newton, la gravitation se propage avec la vitesse de la lumière. Énergie et masse s’identifient ; et les vieux principes se trouvent profondément modifiés. Le relativisme, en montrant la faible portée de la mécanique classique, ouvre à nos esprits des horizons insoupçonnés. La thermodynamique avait déjà accompli un premier pas dans cette direction ; la méthode énergétique continua mais en restant purement descriptive ; elles cèdent aujourd’hui le pas au cinétisme électromagnétique. Joule avait mis en lumière les relations invariables et mathématiquement évaluables qui existent entre le travail mécanique et la chaleur. Ce qui se perd d’un côté se retrouve de l’autre bien qu’il s’agisse de qualités différentes. D’où la grande loi de l’Équivalence, étendue par la suite à l’ensemble des phénomènes dynamiques et qui aboutit au principe de la Conservation de l’Énergie. Mouvement mécanique, chaleur, électricité, lumière, etc., ne sont plus que les modalités d’une même réalité constitutive de l’univers, l’Énergie. Mais s’il est vrai que, dans un système fermé, cette dernière ne peut que prendre des formes différentes, en quantité équivalente, sans être créée ni disparaître, les travaux de Carnot complétés par Clausius ont conduit par ailleurs à admettre le principe de sa dégradation. Dans un système physiquement isolé, l’énergie utilisable devient finalement nulle, alors que l’énergie totale reste constante. Car une énergie de forme quelconque tend à se transformer en chaleur ; et la chaleur constitue de l’énergie dégradée en ce sens que, dans un cycle réversible et continu, elle ne peut restituer sa capacité originelle de travail. Les conséquences tirées du principe de Carnot conduisirent les physiciens à concevoir l’univers sur le type d’une machine à feu et non comme le résultat de mouvements exclusivement mécaniques ; jointes aux découvertes opérées dans le domaine électromagnétique, elles devaient aboutir à la théorie électromagnétique de la matière, qui dans ses grandes lignes s’accorde avec la doctrine de relativité.

Mais avant de pousser plus loin, il importe de relever les sophismes débités par les écrivains religieux concernant la dégradation de l’énergie. Quittant le domaine expérimental pour s’égarer dans celui des fantaisies métaphysiques, ils prétendent en effet que ce principe requiert impérieusement la croyance en un dieu créateur. Voici ce que déclare l’abbé Moreux, astronome à l’eau de rose dont la partialité insigne fait la joie des dévotes et des sacristains, sa clientèle préférée ; depuis qu’elle s’est convertie au catholicisme la grande presse fait passer ce charlatan grotesque pour un savant digne d’être écouté : « On a prétendu, affirme cet esprit superficiel, que le mouvement a existé de toute éternité. Mais nous savons d’autre part, à n’en pas douter, que l’énergie mécanique utilisable diminue sans cesse, et c’est précisément la raison pour laquelle l’Univers tend vers un état final où toute l’énergie sera dégradée, comme on dit en Mécanique ; c’est-à-dire qu’il arrivera un moment où toute cette énergie utilisable sera employée ; si donc cette énergie durait depuis une infinité de temps, le monde serait déjà arrivé à cet état final, ce qui n’est pas, évidemment… Le mouvement constaté dans le monde actuel a nécessairement commencé. La matière, à un moment donné, à l’origine des temps, a reçu le mouvement d’un être extérieur à elle et qui le lui a donné : nier cette proposition, c’est, bon gré mal gré, vouloir se mettre en désaccord avec les principes les mieux établis de la Science moderne. Car encore une fois, rien ne se fait sans cause, et, en résumé, si nous constatons du mouvement, comme ce mouvement a forcément commencé, il faut nécessairement une cause qui l’ait fait naître. » Il est heureux, pour l’écrivassier en jupon, que ses lecteurs habituels soient des esprits bornés, qu’on éblouit facilement ; affirmations saugrenues, mensonges intentionnels pullulent dans un pareil morceau ; et la saine logique ne permet pas d’admettre que tout ayant une cause il existe pourtant un être qui n’en a pas (le dieu non-causé des croyants). Un devenir sans fin, telle est la seule conclusion légitime qui découle du principe d’universelle causalité. Mais, délaissant tout le reste, plaçons-nous sur le terrain de la science exclusivement. Le principe de la dégradation de l’énergie vaut seulement pour un système isolé. Est-ce le cas du globe terrestre ? Non, puisqu’il reçoit constamment de l’énergie venue des astres, du soleil en particulier, sons forme de radiations. Et de nombreux faits démontrent que ce même principe cesse d’être vrai lorsqu’il s’agit de l’ensemble de l’univers. Comme les animaux et les hommes, les étoiles passent par un maximum de vitalité. Or la vitesse de translation d’un astre croît à mesure que son rayonnement diminue ; son énergie cinétique augmente aux dépens de son énergie radiante. Ce qui contredit le principe de Carnot manifestement. Par ailleurs, l’énergie cinétique des molécules étant productrice de chaleur, dans un gaz, les plus grandes vitesses devraient répondre aux plus grandes chaleurs. Or, remarque Arrhénius, dans les nébuleuses formées de gaz légers, à masse faible, l’attraction ne parvient pas à retenir les couches éloignées dont les molécules légères se dirigent vers des astres plus chauds que la nébuleuse abandonnée. Contrairement au principe de Carnot, la chaleur a circulé d’un corps plus froid vers un corps plus chaud. D’autres observations encore ne peuvent cadrer avec l’ancienne doctrine de la dégradation de l’énergie ; et les savants sérieux ont fini par adopter cette formule prudente, qui rune les déductions métaphysiques dont nous avons parlé précédemment : « les phénomènes se produisent généralement avec augmentation d’entropie ». (Entropie étant le nom donné par Clausius à la fonction Q/T toujours croissante dans un système isolé ; Q représentant la quantité totale d’énergie thermique.)

Applicable aux phénomènes observés à l’échelle de notre expérience ordinaire, le principe de Carnot ne cadre plus exactement avec la théorie cinétique des gaz et la mécanique statistique qu’elle engendre. Alors que l’énergétisme restait une simple description de l’expérience, n’exigeant aucun recours à des mouvements ou à des fluides invisibles, la théorie cinétique des gaz, sans pénétrer dans le mystérieux domaine des atomes, jette un pont entre notre monde moyen et celui qui échappe à l’observation coutumière des sens. « Nous n’avons, écrivait Ostwald, à propos de l’Énergétique, à nous occuper que des d’énergie ; il ne saurait y en avoir d’autres : en dehors du temps et de l’espace, l’énergie est la seule grandeur commune à tous les ordres de phénomènes. » Et, ailleurs, il déclare : « La recherche des équations qui lient un ou plusieurs ordres de phénomènes, les rapports de grandeurs mesurables, voilà tout l’objet de la science ». En somme, la méthode énergétique consistait à d’écrire, non à expliquer. Au contraire la théorie cinétique des gaz explique la loi de Mariotte par l’agitation désordonnée et les chocs continuels des atomes, agrégés ou non en molécules, dont les gaz sont constitués. La pression n’étant que le choc de l’ensemble des particules contre la paroi, il suffit de diminuer la capacité de l’enceinte qui les contient pour que la pression augmente proportionnellement. Et le principe de Carnot, vrai en tant que loi de moyenne portant sur un nombre formidable d’éléments, n’aurait plus de raison d’être si l’on pouvait suivre chaque particule isolément. Nous tomberions dans un monde purement mécanique où la dégradation de l’énergie n’a pas de sens. L’expérience a d’ailleurs vérifié cette supposition. Dans le mouvement Brownien, de très petites particules sont dans une agitation qui sans cesse viole le principe de Carnot ; d’autres faits encore démontrent que si l’on descend aux éléments ultimes de la matière, la conservation de l’énergie devient rigoureuse. Quand on admet que la chaleur résulte de mouvements très petits, mécanique traditionnelle et thermodynamique se trouvent ainsi conciliés. Mais à l’intérieur de l’atome ce sont les théories électromagnétiques qu’il convient d’appliquer.

Déjà nous devons faire appel à la théorie des quanta, lorsque nous descendons très au-dessous de nos températures ordinaires, vers la zone du 0 absolu, et cette théorie postule que l’énergie ne varie pas de manière continue. Principe de la conservation de la masse et partant principe classique de l’inertie ne s’appliquent plus dans la mécanique électronique qui régit l’intra-structure de l’atome. Dans ce monde de l’extrêmement petit, règnent les plus grandes vitesses que nous connaissions. Celle des particules cathodiques est de 40.000 à 60.000 kilomètres par seconde ; elle est cent mille fois plus grande que celle des obus les plus rapides. Les rayons a (alpha) du radium atteignent une vitesse de 15.000 à 30.000 kilomètres à la seconde ; quant aux rayons b (bêta) émis par le même corps, ils se divisent en rayons mous dont la vitesse de propagation est de 30.000 kilomètres à la seconde et en rayons durs pouvant atteindre la vitesse de 200.000 à 300.000 kilomètres à la seconde. Les ondes électromagnétiques produites par les oscillations électriques parcourent 300.000 kilomètres à la seconde, comme la lumière. Or des expériences mirent en évidence que le théorème de la composition des vitesses, conséquence du principe de l’indépendance des mouvements, ne s’appliquait point dans ce dernier cas. Ce fut le mérite d’Einstein de résoudre cette difficulté ainsi que bien d’autres, d’une façon logique, sans recourir à des expédients comme on le faisait avant lui. Ses théories de relativité restreinte et généralisée n’ont rien des mystiques et fumeuses conceptions d’un Bergson, elles restent d’ordre strictement rationnel et nous en avons déjà indiqué les idées directrices. Il a développé le principe de relativité de la mécanique classique, en substituant à l’ancienne formule des changements d’axes, en géométrie analytique, la formule de Lorenz exprimant la contraction de l’espace et la dilatation correspondante du temps : avec elle la vitesse de la lumière entre en ligne de compte nécessairement. Dès lors le temps, fonction du mouvement, n’est plus uniforme, ni universel ; pas plus que l’espace n’est absolu, vide, homogène et isotrope. Espace et temps sont des propriétés du réel ; en fait il existe seulement des événements étendus et qui durent. C’est par des simultanéités, départ d’un train et position de l’aiguille d’une horloge par exemple, que nous définissons le temps ; ce qui le rend fonction du mouvement et le lie indissolublement à l’espace ; aussi toute modification dans la mesure de ce dernier provoque-t-elle une modification dans sa propre mesure. Notre univers a quatre dimensions : longueur, largeur, profondeur et temps. Enfin il existe une relation nécessaire entre l’énergie et la masse ; toute masse est énergie et toute énergie a une masse.

Dans sa théorie de relativité généralisée, Einsten, poussant plus loin, fait dépendre la gravitation des seules mesures du mouvement. Le continuum espace-temps, trame véritable de notre univers, cesse d’être euclidien, sauf lorsqu’on s’arrête à des éléments infiniment petits. Un super-monde, celui de l’électromagnétisme, régissant les astres comme les atomes, enveloppe et conditionne le monde du sens commun. Accomplissant un nouveau pas dans la voie de l’unité. Le célèbre physicien vient, récemment, de fondre en une seule les deux qualités primitives qu’il avait dû conserver dans sa doctrine de relativité : la gravitation cause de tout mouvement et base de la mécanique d’une part, l’électromagnétisme fondement de l’optique, ainsi que des phénomènes d’électricité et de chaleur d’autre part. Grâce à une construction de l’espace différente de toutes celles qu’il avait imaginées jusqu’ici, il parvient à exprimer, par les mêmes formules mathématiques, changements et lois tant du champ électromagnétique que du champ de gravitation. Au spectre merveilleux qui, parti des ondes ultra-violettes de quelque dix millièmes de millimètre de longueur, passe par les rayons visibles de la lumière et ceux invisibles de la chaleur, pour atteindre les rayons électriques dont la longueur d’onde est parfois de plusieurs kilomètres, en T, S, F, par exemple, il ajoute la seule forme d’énergie jusqu’à présent réfractaire : la pesanteur. La force qui nous donne la lumière est la même qui fait circuler l’électron autour du noyau atomique et tourner la terre autour du soleil. Aux yeux du savant ébloui, l’univers n’est plus que le résultat des innombrables transformations d’une même énergie, un prodigieux complexe où tout est mouvement. Et les découvertes de Millikan, de Jeans et d’Eddington démontrent, par ailleurs, que ce jeu des forces cosmiques est éternel, n’ayant nul besoin d’une première origine et ne pouvant connaître de fin. C’est avec les éléments dispersés d’atomes anciens que se forment les atomes nouveaux. « 1° Des électrons positifs et négatifs, déclare Millikan, existent en quantités incommensurables dans l’Espace interstellaire. Pour cela nous avons l’évidence du spectroscope ; 2° Ces électrons se condensent en atomes sous l’influence des conditions qui existent dans l’Espace interstellaire, c’est-à-dire dans les conditions du froid de zéro absolu et le phénomène de dispersion extrême. Pour cela nous avons l’évidence de nos années d’expérimentation sur les rayons cosmiques ; 3° Ces atomes forment des agrégations sous l’influence de la force de la gravitation, et ainsi deviennent des étoiles. Pour cela nous avons l’évidence basée sur des observations télescopiques ; 4° À l’intérieur des étoiles, grâce aux pressions formidables, aux densités énormes et aux températures surélevées, les électrons positifs (probablement dans le nucleus des atomes lourds) tombent en affinité parfaite avec les électrons négatifs, c’est-à-dire qu’ils transforment leur masse entière en pulsations d’éther, lesquelles, de suite transformées en chaleur, soutiennent la température de l’étoile et sont la cause de la lumière et de la chaleur qui émanent d’elle. Pour cela nous avons l’évidence basée sur la périodicité et la duré de la vie des étoiles. » Quant aux électrons existant dans l’espace intersidéral, ils résultent de la dématérialisation de la matière, de son retour, lent ou brusque, aux élérnents indestructibles dont tout corps tangible est un agglomérat. Dans La Synthanalyse, notre ami G. Kharitonov a donné un original et lumineux exposé du cycle des transformations successives que la matière parcourt sans fin. Il a démontré de façon scientifique l’éternité du mouvement. Sans doute beaucoup reste à trouver ; et, dans un avenir prochain peut-être, des théories céderont la place à d’autres plus proches encore de la vérité ; mais dès aujourd’hui il appert qu’astronomie, physique et chimie s’unissent pour éliminer, comme irrationnelle et inutile l’action d’un dieu créateur ou providence de notre univers. Si la médiocre science, dont se repaissent un trop grand nombre de professeurs d’Université et de membres de l’Institut, s’accorde, tant bien que mal, avec des idées religieuses volontairement imprécises, la science, à son degré supérieur, ruine irrémédiablement la croyance non seulement en une révélation surnaturelle, mais en l’existence d’un Être Supérieur. Seulement très peu ont le courage de l’avouer explicitement.

De l’inorganique, passons au domaine de la vie et nous constaterons de même que la science n’a besoin ni de l’âme ni de Dieu pour expliquer les phénomènes qui déroutaient le plus nos pères. Animisme et vitalisme nous font sourire aujourd’hui ; et la finalité interne, que Claude Bernard admettait encore, est exclue par les biologistes sérieux. L’être organisé ne se distingue du corps brut que par sa complication ; leurs constituants sont identiques et tout phénomène vital se ramène à un événement d’ordre physico-chimique. « La formation d’un cristal, d’une plante, d’un animal, disait Tyndall est un simple problème de mécanique, qui diffère simplement des problèmes de mécanique ordinaire par la petitesse des masses et la complexité des éléments. » Déjà Descartes, supprimant les vaines entités de la scolastique, n’avait vu dans le vivant qu’une machine prodigieusement compliquée ; et la science moderne a confirmé cette doctrine, en démontrant qu’il n’est pas un fait, dans les corps organisés, dont la physique et la chimie ne rendent compte. Quant à l’idée directrice, invoquée par Claude Bernard, et capable de provoquer la convergence de toutes les fonctions vers une fin unique, la solidarité de tous les éléments, elle est définitivement éliminée par la biologie. « Comment, en effet, Gley, agirait ce principe directeur des phénomènes vitaux pour leur donner le sens dans lequel nous les voyons se produire ? Les phénomènes se réduisent tous en définitive, à des phénomènes physico-chimiques ; or, on ne comprend pas qu’il soit possible d’agir sur la direction de phénomènes de cette nature, autrement que par une action effective qui ne peut consister que dans l’intervention d’une force de même nature. Car la direction des faits n’est pas quelque chose d’extérieur aux faits. » Sans méconnaître le génie de Pasteur en chimie bactériologique, nul savant impartial ne saurait admettre, présentement, les conclusions que les spiritualistes ont tiré de ses expériences sur la génération spontanée, en faveur du créationnisme biblique. « Les données actuelles les mieux établies, écrit Rabaud, professeur de biologie en Sorbonne, amènent à concevoir les substances vivantes comme une émanation nécessaire du milieu, tout aussi nécessaire, suivant la très juste expression de Verworn, que la formation de l’eau, en fonction de conditions réalisées, à un certain moment, à la surface du globe. Ces substances sont le produit d’une véritable génération spontanée dérivant d’un déterminisme physico-chimique précis et non des conditions indéterminées, constamment réalisables. À cette façon de voir, on oppose quelquefois les expériences de Pasteur. Mais si ces expériences démontrent que des Infusoires ou des Bactéries ne naissent pas spontanément dans de l’eau bouillie dépourvue de germes et maintenue à l’abri d’un ensemencement, elles ne démontrent pas qu’une substance vivante ne puisse apparaître lorsque ces éléments simples se trouvent réunis dans des conditions définies. Tout nous conduit, au contraire, à admettre la nécessité de cette apparition ; rien ne nous oblige à accepter l’hypothèse d’une substance née d’une façon spéciale, douée d’attributs spéciaux, qui serait animée et dirigée par un principe immatériel, le principe vital sous quelque nom qu’on le désigne. Outre que cette hypothèse ne repose sur aucune donnée positive, elle est inutile pour l’explication des phénomènes vitaux. » Reconnaissons, à la décharge de Pasteur, qu’à l’encontre des idées qu’on lui prête d’ordinaire, il ne déclarait pas impossible la synthèse du protoplasme (voir ce mot) vivant. Et le triomphe de la conception mécaniste a fait éclore des doctrines du plus puissant intérêt. Celle des colloïdes d’abord qui rapproche si intimement matière organique et matière brute. Véritable atomisme biologique, la théorie cellulaire admet que tous les tissus vivants sont composés de cellules extrêmement complexes, dont les atomes et les molécules se trouvent dans cet état spécial que les chimistes dénomment colloïdal. Alors que dans une solution ordinaire, les molécules du corps dissous sont petites, uniformément distribuées et constituent un tout homogène avec le liquide dissolvant, dans une solution colloïdale, les molécules très grosses, souvent agglomérées en amas de tailles diverses, sont animées de mouvements browniens et deviennent même visibles à l’ultra-microscope. À de forts grossissements et à l’état frais, le protoplasma colloïdal apparaît comme une véritable émulsion, formée de fines gouttelettes accolées, avec des granulations nombreuses et instables, les mitochondries, de forme filamenteuse ou sphérique et constituées par une substance albuminoïde associée à des lipoïdes. La stabilité des colloïdes d’émulsion est très grande parce que les granules se repoussent et ne se précipitent pas, étant toutes chargées d’électricité de même signe. Dans les processus vitaux essentiels : absorption, assimilation, immunisation, etc., l’adhésion moléculaire qui fixe un sel ou un colloïde sur un autre colloïde, comme l’adhésion physique retient les gaz à la surface des solides, joue un rôle essentiel. Ainsi la vie s’avère la résultante des processus physico-chimiques dont les complexes colloïdaux sont le siège et non une propriété ou un ensemble de propriétés irréductibles à des éléments connus. Si nous examinons un organisme compliqué, les manifestations vitales donnent, de prime abord, l’impression d’appartenir à un ordre de phénomènes particuliers, n’ayant qu’un lointain rapport avec ceux qu’étudient les sciences de la matière inanimée. Mais si on les analyse avec précision, on doit convenir que, malgré leur complexité extrême, ces processus ne dissimulent aucun élément étranger soit à la physique, soit à la chimie.

La fécondation elle-même, l’une des plus mystérieuses manifestations de la vie, se ramène à des procédés strictement physico-chimiques. C’est à un accroissement d’oxydation probablement que la cellule primitive doit de se multiplier rapidement pour constituer l’embryon ; et, dans certaines espèces, le rôle de l’agent qui féconde se borne à dissoudre la couche corticale de l’œuf, afin de permettre cette oxydation accrue. En fait, des œufs d’oursins, d’étoiles de mer, de grenouilles ont pu être fécondés sans aucune intervention du mâle par des procédés purement chimiques ou physiques. Ils se sont développés jusqu’à un stade avancé et même jusqu’à complète maturité. Ayant laissé quelque temps des œufs d’oursins dans de l’eau de mer additionnée de sel, puis les ayant replacés dans de l’eau de mer ordinaire, Loeb vit éclore des larves chétives, qui mouraient avant leur évolution définitive, d’une façon générale. Il se persuada que la membrane vitelline, qui se forme autour de l’œuf normalement fécondé, possède un rôle chimique ; par le moyen d’un acide gras, il provoqua la formation d’une membrane artificielle. Et dès lors les larves obtenues avec des œufs vierges furent aussi viables et aussi bien constituées que celles qui résultent des œufs fécondés par un mâle. Bataillon se borne à percer la couche corticale des œufs de grenouilles avec une aiguille, pour en provoquer le développement. C’est encore à des procédés d’ordre physico-chimique : oxydation, osmose, diosmose, etc., que se ramène le processus de croissance de l’embryon. Et c’est eux, pareillement, qui expliquent la multiplicité des espèces tant animales que végétales. Pour des raisons qui n’ont généralement rien à voir avec la science, le transformisme fut attaqué de divers côtés, ces derniers temps. Bien en vain ; Rabaud, un biologiste officiel pourtant, n’hésite pas à le déclarer. « Malgré les oppositions qu’il suscite périodiquement et qui sont presque toujours guidées par des considérations extra-scientifiques le transformisme (voir ce mot) est et reste la seule théorie utile et féconde, à la fois parce qu’il rend compte des faits sans les déformer ni les mutiler, et parce qu’il anime la recherche. Sans doute la théorie, telle qu’elle est sortie des travaux de Lamarck, de Darwin et de leurs successeurs immédiats doit subir des retouches ; mais l’idée centrale et le fait fondamental demeurent, que tout contraint d’accepter. La recherche rigoureuse, indépendante de toute idée préconçue, conduit à un enchaînement de faits, qui montre les êtres vivants se dégageant les uns des autres, de toutes les manières et dans de multiples directions, sous l’influence des actions directes qui s’exercent sur eux. » Lamark expliquait l’évolution par une adaptation du vivant au milieu, Darwin, par la lutte pour la vie et la sélection naturelle. C’était le début des explications mécanistes ; aujourd’hui, grâce surtout à de Vries, l’interprétation physico-chimique du transformisme a fait d’immenses progrès. Ses recherches ont montré que des changements s’opèrent non par une lente évolution, mais par des transformations brusques, des mutations. Comme il existe des séries chimiques qui diffèrent d’un seul coup, grâce à un groupe d’atomes, il existerait des séries biologiques différentes entre elles, grâce soit à un groupe de colloïdes, soit à la position dans le complexus vivant de ce groupe de colloïdes. De Vries rencontra des Œnanthères ou Onagres, aux formes absolument anormales, dans un champ abandonné depuis dix ans. Il utilisa ces plantes monstrueuses et obtint des espèces nouvelles à caractères fixes. On put dès lors classer parmi les mutations brusques, certains faits, connus jusque là sous le nom de jeux de la nature et dont plusieurs étaient célèbres : par exemple le fraisier à feuilles simples de Duchesne, le mouton loutre né dans le Massachusetts en 1791 et qui fit souche d’une espèce nouvelle, l’homme porc-épic né en, en Angleterre, dont les enfants et petits-enfants furent dotés, comme lui, d’une carapace hérissée de piquants. Depuis de Vriès de nombreuses variations de même genre ont été découvertes dans le règne végétal, et quelques-unes dans la série animale. L’observation démontre que l’action du milieu, les traumatismes, les infections, tout ce qui modifie le chimisme intérieur de l’être en général, favorisent l’apparition de ces changements transmissibles par hérédité. Et dès lors l’expérimentation devient possible, dans ce domaine qui parut si longtemps fermé à l’interprétation physico-chimique.

Les mœurs mêmes des animaux, leurs réflexes, leurs instincts, ce qu’on dénomme aujourd’hui leur comportement, auraient pour origine une excitation physique ou chimique, d’après la théorie des tropismes. Directement ou indirectement leurs mouvements seraient liés, en dernier ressort, à des influences extérieures. C’est d’une action photo-chimique que résulterait la tendance de certains animaux comme de certaines plantes à se diriger vers la lumière. Lorsqu’on observe, non plus en poète comme Fabre, mais en savant, les merveilles de l’instinct, on remarque combien énorme le rôle des tropismes, combien illusoire la prescience que les spiritualistes y découvrent si volontiers. « Si l’on place côte à côte, écrit Loeb, un morceau de viande et un morceau de graisse du même animal, la mouche (commune) déposera ses œufs sur la viande sur laquelle les larves peuvent vivre, et non sur la graisse où elles périraient de faim. Nous avons affaire ici à l’action d’une substance azotée volatile, qui détermine par réflexe les mouvements de ponte des œufs chez la mouche femelle ». Les piqûres paralysantes de certains insectes, qui semblent impliquer des connaissances anatomiques invraisemblables, résultent seulement d’une luminosité invisible pour nous, ou d’une sensation olfactive dénotant la présence du liquide rachidien dans telle et telle partie du corps de la victime. Pour se documenter sur le réflexe instinctif nous renvoyons le lecteur au bel article de Stephen Mac Say sur l’Instinct.

Dans le mendélisme, il faut voir de même un effort heureux pour introduire le probabilisme mécanique et le jeu des lois physico-chimiques, en matière d’hérédité. Un moine tchécoslovaque, dont les contemporains n’apprécièrent pas le mérite, Johann Gregor Mendel, fut le premier auteur de cette doctrine qui arracha au caprice divin un domaine où il régnait, jusque là, sans conteste. De Vries, Correns, Tschermard, qui redécouvrirent séparément, vers 1900, la théorie mendélienne, restée inconnue ou presque du monde savant, lui ont fait attribuer la place qu’elle mérite. Son principe essentiel peut se formuler de la sorte : « Si nous croisons deux formes qui ne diffèrent que par un seul caractère, tout hybride issu de cette union forme en nombre égal deux espèces de cellules sexuelles, deux espèces d’œufs si c’est une femelle, d’agents fécondants si c’est un mâle. L’une des espèces est de type purement paternel, l’autre de type purement maternel. » Par une simple application des lois de la probabilité mathématique, qui commandent les combinaisons possibles, on pourra donc, en partant d’un couple primaire, déterminer la distribution des caractères de variation dans la lignée. Des expériences faites dans le règne végétal, croisement de pavots pourvus d’une tache noire, à la base des pétales, et de pavots pourvus d’une tache blanche par exemple, et aussi dans le règne animal, croisement de souris noires et blanches, etc. ont pleinement vérifié les résultats prévus grâce au calcul des probabilités. Le sexe n’échappe pas à la loi mendélienne. Dès aujourd’hui la technique qu’elle inspire permet d’aboutir à des résultats remarquables dans le monde des végétaux et des animaux ; cette technique jouera un rôle de premier plan, quand les hommes, gagnés par les incontestables avantages de l’eugénisme rationnel, (voir naissance) se décideront à l’appliquer à eux-mêmes. Quoi qu’il en soit, là encore, le merveilleux cède la place à une explication d’ordre mécanique. Dès que ses recherches deviennent assez profondes, la biologie permet de rattacher les phénomènes vitaux les plus compliqués à de simples processus physico-chimiques. Que les théories d’aujourd’hui cèdent la place à d’autres dans un avenir prochain, qu’importe ! Si nous ne possédons pas la vérité totale, du moins nous progressons vers une lumière sans cesse accrue. Et déjà il appert que les fables théologiques, que les explications brumeuses des métaphysiciens ne conviennent plus à l’humanité sortie de ses langes. Pour le penseur moderne, l’univers n’est qu’un vaste théorème où de nombreuses inconnues subsistent mais où tout se réduit en définitive à l’énergie, au rayonnement.

La vie mentale n’échappe point à cette loi générale, puisque la conscience psychologique requiert le mouvement pour naître et qu’elle disparaît toujours avec lui. Nulle activité psychique ne se manifeste hors des organismes vivants ; et c’est de la richesse du système nerveux que dépend la richesse de la pensée. L’on peut poser en principe que la mentalité d’un être sera d’autant plus obtuse que ses mouvements seront moins nombreux, moins variés. Assurément il n’existe pas de rapport simple entre le degré d’intelligence et la quantité de matière cérébrale ; les spiritualistes crurent à tort que le triomphe de leur doctrine était définitif parce que l’intelligence d’un homme n’est pas toujours proportionnelle au poids de son encéphale ou parce que les moutons, espèce assez sotte, possèdent un cerveau très riche en circonvolutions. Ils oubliaient que le perfectionnement des cellules, la qualité de la substance grise, sa composition chimique, etc, sont plus importants encore et qu’ils suffisent à expliquer toutes les anomalies apparentes. Conditionnée par les innombrables vibrations et oscillations des cellules nerveuses, la vie mentale de l’homme est nettement supérieure parce que les six cent millions de cellules et, les milliards de tentacules qui constituent son système nerveux central assurent à ses mouvements cérébraux une étendue et une puissance que l’on ne rencontre dans aucune autre espèce animale. Mais, pour une raison identique, il y a plus de différence entre le psychisme du chat et celui d’un ver qu’entre le psychisme des singes anthropoïdes et celui des sauvages d’Australie. Lorsqu’on a ainsi contemplé les mécanismes secrets, dont dépendent les scènes qui, sans fin se jouent sur le théâtre de l’univers, les conceptions d’un Bergson font sourire, malgré les comparaisons poétiques et le feu d’artifice des jolies phrases, qui dérobent au lecteur le vide obscur de leur contenu. – L. Barbedette.


MOUVEMENT SOCIAL — La définition exacte de cette locution : « Mouvement social » est assez délicate et imprécise. Dans son sens complet, elle signifie tout ce qui comporte un changement, une transformation, une évolution ou une révolution dans la constitution de la société, ainsi que l’activité des classes ouvrières… Il embrasse donc toute la vie sociale dans ses multiples formes, ses nombreux organismes, et ses perpétuelles transformations.

Le déterminisme est aussi vrai sur le terrain social que dans tous les autres domaines des connaissances humaines. Une découverte scientifique mise en pratique industriellement, une machine inventée, une nouvelle méthode de travail, ont des répercussions (plus ou moins étendues et profondes suivant leur importance) sur la vie économique, et par contre-coup sur les modalités et la constitution des organismes sociaux et sur les conditions d’existence des populations.

La découverte ou la mise en exploitation de nouveaux territoires ou de nouvelles richesses minières, provoquant la naissance, en certains pays, d’une agriculture, d’une industrie, d’un commerce, entraîne des modifications dans les positions économiques, commerciales, financières et autres des peuples. Elle pose de nouveaux problèmes sociaux et transforme les anciens.

La formations de groupements financiers : trusts, cartels consortiums, organisations capitalistes, aussi bien que la création de groupements ouvriers (syndicaux, coopératifs ou autres), ont pour résultat de déterminer dans la société de nouveaux courants, et de créer une nouvelle situation sociale.

Les systèmes de gouvernement et d’administration publique, la forme des gouvernements, la constitution et la transformation des patries, etc., tout ce qui, dans un régime, ébranle des mouvements regardés comme proprement politiques, ont aussi avec le social, des rapports plus ou moins étroits. Ils peuvent le faire dévier, le pousser dans telle ou telle autre voie, le réfréner ou l’accentuer.

Les croyances religieuses, politiques, philosophiques et autres ont également une portée considérable sur la vie sociale. Sous l’emprise d’une religion, un peuple ne se comportera pas comme une population en grande partie libre-penseuse, même si les conditions économiques sont les mêmes. Parmi les fondements des sociétés, les bases psychologiques (croyances, préjugés, traditions, etc.) tiennent une place de premier plan. Et cela explique les fortes dépenses consenties par les castes régnantes et exploitantes pour maintenir les castes pauvres dans un état d’esprit propre à conserver leur règne. Les grandes secousses sociales ont toujours été précédées d’une lutte idéologique acharnée. Voltaire, J, -J. Rousseau, les Encyclopédistes ont préparé la révolution française de 1789.

C’est une erreur profonde des purs marxistes de croire que comptent seules les formes économiques, malgré leur importance, peut-être primordiale. Méconnaître les conditions psychologiques est une grande faute qui peut aboutir à de graves mécomptes. L’évolution des méthodes de production a été formidable durant ces cinquante dernières années ; le rendement du travail a été intensifié dans des proportions colossales, mais la constitution de la société n’a point accompagné cette transformation, parce qu’il a manqué une évolution morale correspondante, parce que les populations ouvrières demeurent imbues des vieux préjugés de hiérarchie, de soumission, d’infériorité.

L’exemple de la Russie nous a montré qu’il ne suffit point, à la faveur d’événement favorables, de se rendre maître de l’organisation politique et de commander aux rouages économiques d’un pays. Tant qu’une mentalité nouvelle ne s’y est pas développée, il est impossible d’y instaurer – profondément et durablement – un régime social nouveau. Les ambitions de ceux d’en-haut, la résignation séculaire de ceux d’en-bas, tendent à ramener rapidement, après la secousse, à leur position première, les formes sociales qu’on a voulu et cru abolir.

En résumé, le mouvement social – l’expression étant prise dans son sens le plus large, – est un inextricable amalgame de toutes les forces morales, politiques, religieuses de toutes les transformations techniques dans le domaine de la production, des échanges, des transports, etc., de toutes les constitutions de groupements et d’organismes économiques, corporatifs, financiers, coopératifs et autres. La vie sociale est en perpétuel mouvement.

Il est cependant assez aisé de reconnaître, au sein des multiples courants sociaux qui agitent actuellement la société humaine, une poussée qui s’affirme sous des formes diverses, mais suivant une ligne générale, prépondérante sur toutes les autres formes d’organisation : c’est l’orientation vers l’entente toujours plus libre.

Jusqu’à présent, et davantage en remontant dans le passé, la solidarité sociale a été plus imposée que voulue. Si toutefois l’on peut appeler solidarité sociale des relations entre maître et esclave, chef et subordonné, patron et salarié, qui ont jusqu’ici été les seules formes du contrat social. Ces relations, basées sur l’autorité d’en haut et la soumission d’en bas, l’opulence des supérieurs et la misère des inférieurs, n’ont pu être maintenues dans leur injustice que par l’empoisonnement des esprits, l’ignorance des masses, par la violence des chefs et de l’État et par l’institution de la discipline sociale, sous la forme de lois, de codes et d’institutions policières, administratives et judiciaires coordonnées en vue de faire respecter les dites lois œuvre des maîtres. L’injustice, le privilège, la hiérarchie, l’inégalité, l’autorité imposée par la violence brutale ou méthodique, telles sont les bases du contrat social actuel.

Néanmoins, nous l’avons dit, se dessine, caractéristique, la tendance à l’association, plus ou moins imprégnée d’esprit égalitaire et aspirant vers la liberté. Dans tous les domaines de l’activité humaine, des groupements divers se fondent, se développent et prospèrent. Ce sont, dans les campagnes, les syndicats et coopératives agricoles, qui permettent aux petits cultivateurs de se libérer de certaines exploitations et de profiter des méthodes modernes de la technique. C’est, dans l’industrie, la formation de syndicats corporatifs ouvriers, de syndicats patronaux, de trusts, cartels et autres coalitions capitalistes. C’est la création de nombreuses coopératives de consommation, de production, de transports, d’électrification, etc., etc. C’est la vitalité d’innombrable associations artistiques, scientifiques, littéraires, sportives, touristiques, etc. Ce sont des ligues de défense d’usagers pour la protection de certains intérêts, des ligues pour la propagande ou pour des projets. C’est la mutualité par en bas, l’assurance par en haut. Certes toutes ces formes de groupement laissent bien à désirer. La mentalité ambiante les pénètre. Beaucoup n’ont en vue que le lucre, les bénéfices accrus, la sauvegarde d’avantages particuliers. L’ambition, l’arrivisme, la hiérarchie les vicient et les divisent bien souvent. Mais le fait principal, c’est que ces groupements ne sont pas imposés, les adhérents y entrent et en sortent avec une relative facilité. Ils peuvent, plus ou moins, y exprimer leurs opinions…

Cette propension actuelle à l’association relativement libre est, en un sens, représentative de notre époque ; elle se développe continuellement, conquiert tous les champs où se meuvent les humains et gagne toutes les classes. Au point de vue pratique, malgré ses déviations, son esprit, ses imperfections, elle apporte à ses membres des satisfactions appréciées. Elle a l’avenir devant elle, et tout indique que la méthode autoritaire du contrat social est appelée à disparaître devant cette forme nouvelle : l’association librement consentie. C’est incontestablement là la figure générale que prendra demain la vie sociale de l’humanité. Fatigués d’attendre, en vain, le bonheur des miracles divins, de la bonne volonté des chefs, des décisions de l’État, les hommes pensent, de plus en plus, à s’organiser, afin de réaliser eux-mêmes ce qu’ils désirent.



Dans les milieux d’avant-garde, l’expression « Mouvement social » a pris un sens plus restreint, mais aussi beaucoup plus précis. Il signifie la poussée des classes sociales inférieures pour obtenir des améliorations à leur sort, et pour parvenir à l’égalité et à la justice sociales. Il englobe donc toutes les formes d’organisation des pauvres, des exploités, des gouvernés pour tenter de substituer un nouveau contrat social à l’ancien. Il comprend toutes les actions, les propagandes, les luttes, les grèves, les manifestations, les révolutions qu’anime le dessein de secouer le joug des maîtres et de supprimer l’exploitation du capitalisme. Le mouvement social est ainsi le mouvement de la classe ouvrière en marche vers la liberté, le bien-être, l’égalité et la justice.

Il y a eu, à toutes les époques, des mouvements sociaux. En faire l’historique dans ses détails entraînerait à écrire plusieurs ouvrages aussi conséquents que l’Encyclopédie. Et encore, que d’obscurités ! Les historiens nous ont laissé maintes relations qui souvent sont pures légendes (v. histoire), sur la vie des maîtres, des rois, des chefs de guerre, des princes de l’Église, des grands personnages, des guerres et des conquêtes, des déplacements de frontières, etc., mais ils ont, presque tous, laissé dans l’ombre la vie du peuple, comme si celui-ci n’existait pas, ou n’était pas digne d’occuper leur plume et leur esprit. Ce n’est que ces dernières années que des savants, historiens consciencieux, chercheurs tenaces, se sont mis à la tâche avec l’intention de rechercher et d’écrire la vie sociale des temps passés. Rares, du reste, demeurent ces investigateurs. Et la bibliothèque qui contiendrait tous les ouvrages du genre ne serait pas très garnie.

La question sociale s’est pourtant posée de tous temps, ou tout au moins depuis que les humains vivent en groupes organisés, depuis que, sur les contrats imposés par les maîtres – à leur profit naturellement – les intéressés se sont mis à réfléchir, à l’instigation souvent de libres esprits, et que se sont dessinées, longtemps tremblantes et chaotiques des rébellions parmi les asservis.

L’Égypte des Pharaons a connu des soulèvements sociaux formidables, une véritable révolution sociale qui a bouleversé l’autorité traditionnelle et atteint une exploitation forcenée. Le peuple s’est plus ou moins affranchi économiquement ; le sort des esclaves a été amélioré ; certains droits politiques et économiques ont été reconnus aux individus. Conquête typique : l’embaumement des momies, qui assurait « la vie éternelle aux âmes » et qui était le privilège des puissants – les pauvres n’avaient pas droit à une âme ni à la survie, proclamaient les prêtres – fut accordé à tous ! Naturellement, le mysticisme grossier de ces temps d’ignorance et l’esprit profondément hiérarchisé de cette époque n’ont pas permis une émancipation plus complète, mais le mouvement fut profond et ses résultats relativement conséquents.

Le christianisme a ébranlé, lui aussi, un mouvement social de grande envergure. Avant lui, la condition du bas peuple et des esclaves était épouvantable. Aucun droit ne leur était reconnu. Ils étaient propriété du maître, propriété dont on pouvait user et abuser à sa guise. Ce n’est pas pour rien que la légende chrétienne primitive a pris un homme du peuple comme fils de Dieu. En ces âges de puissant symbolisme, l’égalité de tous devant Dieu et le droit égal au paradis était une revendication importante – si futile que la chose puisse nous apparaître aujourd’hui.

Si la foi religieuse a été la figure persistante du christianisme, son essor connut d’autres aspects et il paraît avoir traduit, à son enfance, de profondes revendications sociales. Si ténébreuse que soit restée l’histoire de ces temps, on en dégage des tendances vers l’égalité économique, un communisme agissant, l’avènement des esclaves au plan humain, un rêve touchant de fraternité universelle, l’essor d’une idéologie humanitaire.

Plus tard devenue officielle et alliée des maîtres temporel, l’Église a canalisé ce vaste mouvement social pour l’amener dans les voies de la résignation, de la soumission, de la hiérarchie et de l’autorité acceptée. Il n’en reste pas moins que ce fut un ardent mouvement populaire préoccupé d’émancipation, à travers son assujettissement religieux. Sans les prêtres qui l’ont dénaturé en s’en faisant un piédestal, qui sait ce que ce mouvement eut réalisé ? Il en sera ainsi de tout mouvement social dirigé par une caste sacerdotale ou politique. Si le socialisme (ce mot pris dans le sens de transformation sociale avec ses luttes conséquentes) devenait une église, ses prêtres tueraient aussi le socialisme ; ils l’incorporeraient par les subterfuges coutumiers dont le peuple est toujours dupe, à la domination établie, à point légitimée.

Plus près de nous, s’est développé un mouvement social très important également, quoiqu’encore peu connu : celui des corporations et des communes du moyen-âge. Ici, l’esprit religieux est encore puissant, mais il tend à céder le pas à des considérations d’ordre matériel plus nettement exprimées. Les artisans des cités, éveillés les premiers à la liberté, dans presque toute l’Europe veulent se débarrasser du brigandage féodal. Ils s’organisent en corporation et en communes pour lutter contre le seigneur – qui était souvent l’évêque – pour conquérir des libertés, des franchises, pour administrer eux-mêmes leurs villes. Poussée vers l’indépendance et le bien-être. Le soulèvement communal dans les villes, la jacquerie dans les campagnes. Les paysans écrasés facilement. Les communes triomphantes plusieurs siècles… Il a fallu la création des patries modernes, des royaumes et des États, pour que les corporations perdent leurs libertés et, une grande partie de leur bien-être. La Patrie prenait la place de Dieu, pour tenir les populations dans l’esclavage. Quelques écrits dont un très documenté de Pierre Brizon, sur l’histoire ouvrière à travers les âges, et un de Kropotkine, sur l’Entraide, avec les pages de Michelet, nous ont donné des aperçus des résultats acquis par le mouvement communal du moyen-âge. Les membres ouvriers des corporations (v. corporation, métier) y jouissaient d’un bien-être et d’une liberté que bien des prolétaires d’aujourd’hui ne connaissent pas.

C’est l’Église qui a tué le mouvement social chrétien, c’est l’État qui a tué le mouvement social des Communes. Rapprochements édifiants, concluantes leçons de l’histoire !



Le mouvement social actuel s’est débarrassé, en grande partie, des préjugés religieux. Mais, il est encore trop imprégné des préjugés politiques et de la mystique étatiste. Les classes inférieures de la société – si longtemps portées par leur faiblesse à s’en remettre à leurs maîtres du soin d’assurer leur bonheur – n’ont pas encore compris cette vérité pourtant évidente : c’est que la constitution d’une autorité a toujours été et sera toujours le plus grand obstacle à leur émancipation.

Le mouvement social d’aujourd’hui revêt de multiples formes. Mais, dans l’ensemble, on peut dire qu’il place les libérations matérielles au premier plan, et en cela sa logique est sûre. La liberté politique et la liberté morale ou d’opinion ne sont et ne resteront que de pures abstractions, vides de tout sens précis et surtout de réalité, tant que l’assujettissement économique prévaudra. Un homme qui doit se soumettre, afin de pouvoir manger, s’habiller et se loger, ne peut affirmer qu’il est libre.

La révolution de 1789 et toutes les révolutions politiques ultérieures ont pu proclamer solennellement les droits de l’homme et du citoyen, instituer le suffrage dit universel, affirmer mensongèrement la liberté de pensée ; par le fait que la richesse sociale, les moyens de travail, sont restés le monopole d’une classe, tout le reste, les proclamations de liberté, d’égalité et de fraternité sont et demeurent des aspirations utopiques.

C’est ce qu’avaient déjà compris, vers la fin de la grande révolution, Babœuf et quelques autres. C’est ce qu’ont compris les écrivains socialistes, communistes et anarchistes qui ont reconnu pour guides les Fourier, les Blanqui, les Proudhon, les Marx, les Bakounine, les Kropotkine…

Déjà, la révolution de 1848, puis ensuite la Commune de 1871, puis la Révolution russe ont montré que les revendications matérielles occupaient la première place dans les préoccupations des masses travailleuses. On parle moins aujourd’hui de conquête du pouvoir politique et davantage d’émancipation économique, d’expropriation des classes possédantes et gouvernantes, et d’administration de la vie sociale par les organisations ouvrières.

Il existe encore des partis politiques (socialiste, bolcheviste) étroitement mêlés à la lutte des classes ouvrières, au mouvement social en général. Mais déjà, en beaucoup d’endroits et en bien des groupements, on tient la politique en suspicion, on la combat, on cherche à la bouter dehors comme indésirable et pernicieuse. Il y a bien des retours en arrière, des contre-offensives des partis politiques, lesquels reconquièrent pour un temps leur influence, mais l’effet de ces reculs est toujours d’affaiblir les groupements où se livrent de tels combats. On peut dire qu’il y a méfiance générale à l’égard de la politique. Au point que les politiciens eux-mêmes se défendent d’en faire. Tout groupement sérieux, dans n’importe quelle classe sociale, met la politique à la porte. Être politicien est une tare mal portée. Le fascisme, rempart du capitalisme décadent, exploite d’ailleurs aujourd’hui ce dégoût et cette désaffection avec une habile démagogie et tente de les dévoyer vers le « salut » d’un pouvoir fort, ramenant l’ordre et tarissant les abus… Notons cependant comme de bon augure le déclin des solutions politiques : il montre que le mouvement social a su, partiellement tout au moins, se libérer de néfastes espérances et d’une dangereuse et stérile méthode.

Parallèlement, avec plus ou moins de franchise et de bonheur le mouvement social actuel fait effort pour se débarrasser de la religion, du patriotisme, de l’étatisme. Plus il est libéré de ces entraves, et plus il apparaît énergique, actif et puissant.

Les formes principales du mouvement social sont : le syndicalisme, le coopératisme et le mutualisme (voir ces mots).

Le syndicalisme ouvrier a mené de rudes batailles durent ce dernier demi-siècle. Par des grèves, des manifestations, des campagnes de propagande, il est arrivé à certaines améliorations très appréciables sur les salaires, la durée du travail, la protection des travailleurs. Il a contraint, en beaucoup de pays, le législateur à s’intéresser aux questions ouvrières. Mais lorsqu’il se contente d’obtenir le vote d’une loi et ne bataille pas pour son application, celle-ci reste lettre morte. Le syndicalisme ne s’est pas contenté de grouper les travailleurs pour la lutte et les améliorations immédiates, il a dressé un programme de rénovation sociale, affirmant le droit des travailleurs à reprendre la richesse sociale et à organiser le travail, qui restera un des idéaux les plus vivants et les plus pratiques de réalisation de l’émancipation sociale.

Le syndicalisme est universel : il existe partout des syndicats ouvriers. Il est tantôt à caractère réformiste, modéré, cherchant à réaliser, petit à petit, des améliorations et tantôt d’esprit révolutionnaire, combatif et visant à la transformation du mode de production. Il est devenu une force sociale qui joue un grand rôle dans la société, et en jouera un plus conséquent encore lors des secousses révolutionnaires.

Plus pondéré et plus terne est le mouvement coopératif. Il a différentes formes : consommation, production, crédit. Son but immédiat est de défendre le consommateur écrasé par le commerce. Non seulement il combat le mercanti, mais tend à lui substituer ses magasins de répartition. De même que les coopératives de production tendent à remplacer le patronat.

Quoiqu’imprégné, en général, de la mentalité bourgeoise, le coopératisme sous toutes ses formes est en même temps qu’un moyen pratique et pacifique de défense actuelle, un effort positif d’administration autonome qui prépare des cadres pour une société transformée. Dans le monde, il y a des millions de coopérateurs et les opérations réalisées par leurs groupements se chiffrent par dizaines de milliards.

Le mutualisme est une autre forme du mouvement social, quoique effacé et timidement revendicatif ; très pénétré aussi de bourgeoisie, il réalise néanmoins un premier stade vers l’organisation de la solidarité sociale. Dans beaucoup de petites localités les travailleurs, n’osant former des syndicats, ni même de coopératives, ont constitué des sociétés mutualistes. Nous lui accordons peu d’attention et cependant ce mouvement est plus important que nous le pensons, et, animé d’un autre esprit, il pourrait rendre de grands services, et apporter sa part appréciable à l’établissement d’un contrat social. Le mutualisme a souvent été le premier pas vers le syndicalisme et la coopération.

Ces trois formes, syndicaliste, coopératiste et mutualiste, du mouvement que nous étudions, sont spécifiquement économiques. Elles représentent la figure d’ensemble actuelle d’un mouvement social qui va des associations de pur réformisme aux groupements d’opposition et de lutte anticapitaliste. Les influences religieuses en sont en généralement écartées ; parfois, elles sont combattues avec force. Ce qui domine, c’est un positivisme pratique et réalisateur.

La grande cause de faiblesse de ces divers groupements est que le plus grand nombre n’a pas encore su se libérer des croyances séculaires dans la hiérarchie. On y parle beaucoup d’égalité, mais les faits contredisent ces propos. L’esprit d’inégalité, de corporation, de privilège même entre ouvriers, persiste. De là des divisions, des haines, des jalousies réciproques. On continue à attendre les interventions d’en haut, on ne s’anime vraiment que pour se choisir des chefs chargés de suppléer aux activités défaillantes. Indifférence, expectative pleine d’apathie, soumission, crédulité, voilà qui caractérise la mentalité générale. Malgré qu’il soit beaucoup question de liberté, la réalité est toute imprégnée d’errements autoritaires. La forme théorique apparente de ces organismes est une large démocratie. Mais on s’aperçoit vite que presque partout on s’en remet à quelques individualités du soin de mener le bon combat et qu’elles exercent, de ce fait, une sorte de dictature. Nombre de ces associations sont la proie du régime personnel, que contrecarre à peine un contrôle illusoire et périodique.

Et lorsque ces groupements s’agglomèrent en fédération, organismes régionaux et nationaux on assiste au triomphe des méthodes de centralisations qui, dans tous les domaines, ont donné de si déplorables résultats. La grande plaie du mouvement social est de vouloir toujours calquer l’organisation politique des États, comme si les organismes de rébellion et d’affranchissement pouvaient avoir – utilement pour les masses – la même structure que les édifices de conservation et de privilèges et que les armes qui se sont révélées si aptes à maintenir les peuples dans l’esclavage pouvaient être aussi celles de leur libération.

On commande, alors qu’il faudrait enseigner. On impose, au lieu de convaincre. Et cet esprit d’initiative qu’il faudrait éveiller, les chefs s’emploient à l’étouffer, lorsqu’il se manifeste, de crainte de perdre leur prestige… Aussi, division, suspicions éparpillement des forces, affaiblissement de l’esprit de lutte, découragement, stagnation, voilà ce que rencontre sur sa route un mouvement social qui devrait être si puissant.

L’idéal qui apparaît le plus capable de donner au mouvement social l’unité et l’ardeur qui lui manquent pour se lancer avec efficacité à l’assaut de la société bourgeoise, c’est l’idéal libertaire. Celui-ci fait appel à la recherche et à l’activité de tous et de chacun ; il fait table rase des sentiments de hiérarchie ; il n’accepte aucune direction tyrannique : il ne retient que l’autorité morale du talent, de la compétence technique ou générale, du dévouement éclairé. Il demande à chacun de s’occuper personnellement des questions qui l’intéressent ; il s’efforce de secouer cette paresse individuelle qui conduit aux délégations d’abandon. D’autre part, plus profondément que toute autre, la philosophie libertaire vise à débarrasser le mouvement social des attaches et des préjugés qui le paralysent.

Ne voulant imposer sa dictature à personne, mais laisser au contraire à chaque groupement toute son autonomie, afin qu’il réalise la part d’émancipation sociale qui lui incombe, l’idéal libertaire représente la synthèse morale des différents courants du mouvement social, susceptibles d’élever l’humanité marchant vers une liberté, une égalité et une justice effectives. – Georges Bastien.


MOYEN AGE On appelle moyen âge la période des temps dits « historiques » de l’humanité qui s’est écoulée entre l’antiquité et la Renaissance, commencement des temps modernes. Cette division des temps est particulière à l’Europe occidentale ; l’Orient ne la connaît pas ou ne l’a pas adoptée.

Les historiens font généralement commencer le moyen âge à l’an 395, date du partage de l’empire romain entre les fils de Théodose, et le font finir en 1453, l’an de la prise de Constantinople par les Turcs. Cette délimitation du moyen âge par deux dates est absolument arbitraire, comme le sont le plus souvent les précisions de ce genre. Elles sont un moyen mnémonique commode pour conserver le souvenir des événements, mais elles ont le grave défaut, comme c’est le cas ici, de laisser ignorer sinon de fausser le véritable caractère de ces événements en faisant croire qu’ils ont été spontanés, sans relations antérieures alors qu’ils ont eu au contraire des causes lointaines, profondes, auxquelles ils ont été étroitement liés.

Les temps historiques sont ceux sur lesquels on possède des documents suffisants pour établir, avec plus ou moins d’exactitude, mais d’une façon continue l’histoire de l’humanité. C’est dire que les commencements de ces temps reculent de plus en plus dans le lointain passé appelé préhistoire (voir ce mot) à mesure que de nouveaux documents toujours plus anciens sont découverts. Pendant longtemps on n’a vu l’origine des temps historiques que d’après la Bible et l’histoire du peuple Hébreu qu’elle raconte. Les découvertes de documents beaucoup plus anciens, dont la Bible a été tirée en grande partie, on démontré qu’avant les Hébreux d’autres peuples, autrement grands et puissants, s’étaient manifestés et avaient préparé cette civilisation dont ils avaient recueilli les fruits. Les connaissances actuelles font remonter, d’après de Morgan « la première œuvre historique à 10.000 ans environ ». On ne peut dire si les trouvailles incessantes de l’archéologie ne feront pas reculer encore cette origine à de nombreux siècles en arrière.

L’antiquité, première période de l’histoire, a vu la formation, l’apogée et l’effondrement, parallèles ou successifs, des grands empires des régions orientales d’où sont sortis, puisés aux sources iraniennes des temps mythiques, les éléments de notre civilisation. Celui des Elamites, considérable il y a quarante siècles, a été célébré par la légende de Gigalmès. Sa capitale était Suse et sa domination s’étendait jusqu’aux bords méditerranéens. Les Assyriens lui disputèrent pendant quinze siècles la souveraineté sur les pays de la Mésopotamie. Suse fut pillée par Assurbanipal 650 ans avant J.-C. En face de l’empire assyrien et de sa plus célèbre capitale, Ninive, était le royaume de Babylone, dont les documents archéologiques constatent l’existence 4.000 ans avant J.-C. et les empires des Mèdes et des Perses. Pendant cinquante siècles, les races se combattirent et se mélèrent dans les pays d’Iranie, avant qu’elles fussent en rapport avec l’Occident et que, de celle communication, l’antiquité produisit, en Grèce, la plus admirable floraison de pensée et d’art que l’humanité eût connue. Il y avait eu des contacts divers par des expéditions guerrières et les déplacements de tribus nomades, mais la rencontre historique, celle qui détermina le courant des relations et des influences ininterrompues depuis, se fit lorsque Alexandre le Grand, entreprenant la conquête de l’Asie, alla jusqu’à l’Indus après avoir dépassé les pays de l’Iranie orientale, la Bactriane et l’Arachosie. D’autres expéditions d’Alexandre mirent l’Occident en contact avec l’Égypte qui était depuis longtemps en relation avec la Chaldée.

L’unité de la pensée humaine, transmise par les vieilles civilisations orientales à l’Occident, est manifeste (voir Littérature). Elle a été une fois de plus démontrée dans les ouvrages de M. Victor Bérard resumés dans sa Résurrection d’Homère, récemment publiée. Aussi, est-ce dans la rencontre, et dans la compénétration qui s’ensuivit, des civilisations orientale s avec l’Occident qu’on devait voir les commencements du moyen âge occidental, plutôt que dans ma victoire – qui n’en est qu’une conséquence bien secondaire quoique des plus néfastes pour ceux qui l’ont subie et la subissent encore – des imposteurs du christianisme sur le vieux monde païen. Le christianisme n’a tant d’importance pour nous que parce qu’il se manifeste encore dans la période très relative du temps où nous vivons. Combien de religions, différentes dans les apparences, mais semblables dans le fond, avaient avant lui installé leurs frelons dans la ruche humaine sans réussir à arrêter le véritable travail de la pensée et de la connaissance ! Dans quelques centaines d’années, la religion judéo-grecque, qui porte le nom du Christ comme celles qu’elle a remplacées portaient ceux de Mithra, de Jupiter etc., sera aussi oubliée qu’elles, et les charlatans qui courbent encore de nos jours des millions de têtes sous leur signe de la croix ne compteront pas plus, dans la mémoire des hommes, que leurs ancêtres, les prêtres de Cybèle qui dansaient dans les rues de Rome en l’honneur de cette déesse, ou que les sorciers du centre africain qui vantent la puissance mystérieuse de leurs gri-gris. Le véritable moyen âge devrait être considéré avec une portée plus haute l’étendant à une humanité plus vaste que celle parcellaire de l’Europe, et à un temps moins conventionnellement délimité, car on devrait enfin tenir compte que l’Europe n’est pas le monde entier malgré sa mégalomanie impérialiste, et que les trois quarts des hommes se sont toujours passés du christianisme malgré tout ce qu’on a fait pour le leur imposer par le feu et par le sang. Pour nous, qui ne voulons tenir compte que des grands courants humains, le moyen âge a commencé aux temps homérides qui ont vu la première manifestation en Occident, des idées dont il ferait sa civilisation et qui l’uniraient spirituellement avec l’Orient. Nous le voyons se prolonger dans notre temps, et plus loin dans l’avenir tant que la raison humaine ne se sera pas libérée de toutes les superstitions qui perpétuent l’esclavage de l’homme et retardent l’avènement des temps nouveaux.

Lorsqu’on limite le moyen âge entre ces deux dates, ou d’autres qui n’ont pas plus de raisons d’être choisies : 395, partage de l’empire romain – 1453, chute de l’empire d’Orient, on le renferme entre deux murs, on l’isole comme s’il n’avait pas eu de communication avec les temps qui l’ont précédé et suivi, comme s’il avait été le produit d’une génération spontanée que rien ne faisait prévoir, et comme s’il avait été arrêté brusquement pour s’évanouir dans le passé en ne laissant aucune trace. De telles précisions de dates historiques sont incompatibles avec les faits sociaux qui ont eu, au contraire, entre-eux, de très étroites et très complexes relations, ayant été à la fois, dans leur succession, des effets de causes précédentes et des causes d’effets’subséquents. Tel événement qui parait avoir été subit, auquel personne ne semblait s’attendre, a eu parfois des siècles de préparation. La relation entre les événements sociaux est aussi étroite qu’entre les phénomènes naturels.

Il y a plus d’apparence d’exactitude chez ceux qui font coïncider le commencement du moyen âge avec celui de l’ère chrétienne. Mais ils ne tiennent pas compte que le début de ce qu’on appelle « l’ère chrétienne » a été tout aussi arbitrairement fixé, pour des raisons politiques étrangères à l’évolution sociale dont le christianisme n’a été que le résultat, et qui l’ont fait attribuer à la révélation d’un homme et d’une vérité qu’on ne soupçonnait pas.

Si, comme on le prétend aujourd’hui, le christianisme a eu une telle importance que son avènement a changé la face du monde et a inauguré une autre époque de l’histoire de l’humanité, pourquoi n’a-t-on pas fait commencer l’ère chrétienne, et avec elle le moyen âge, au moment où le christianisme est devenu religion officielle à la place du paganisme ? C’est que l’événement ne présentait pas alors l’importance et n’avait pas surtout cette netteté qu’on lui a donnée depuis en en faisant une cause alors qu’il n’était qu’un effet. Le christianisme n’était pas du tout une révélation nouvelle apportée par un homme-dieu venu sur la terre à un moment donné ; il était l’écho de multitudes de voix venues de tous les côtés depuis des siècles, il était la nouvelle forme de l’aspiration fraternitaire des hommes que le paganisme avait déçus, il était né de ce paganisme dont il avait reçu la substance foncière, substance qu’il dénaturerait lui aussi par ses dogmes pour tromper à son tour l’humanité. Ce ne fut qu’en composant longtemps avec la vieille religion que le christianisme put lui être substitué, et il ne put se maintenir sans continuer à s’en assimiler les moyens, c’est-à-dire en se faisant païen quand le paganisme refusait de se faire chrétien. Il en fut tellement ainsi que, malgré toutes les victoires du christianisme, lorsqu’il s’agit de fixer le commencement de l’ère chrétienne, ce fut celle païenne d’Auguste qui fut proposée à plusieurs reprises et définitivement adoptée en l’an 800 par Charlemagne. On a voulu justifier ce choix en faisant coïncider l’époque présumée de la naissance du Christ avec le début de l’ère d’Auguste. En fait, il n’y eut là qu’une adaptation au paganisme montrant que le personnage du Christ n’était qu’une nouvelle incarnation du mythe solaire auquel appartenaient déjà Osiris, Mithra, Jupiter, Bouddha, et une foule d’autres. Tous les noms des mois sont demeurés ceux du calendrier d’Auguste. Plusieurs célèbrent des dieux ou de grands personnages : Janvier (Janus), Mars (le dieu de ce nom), Mai (Maïa-nus-Jupiter), Juin (Junius-Junon), Août (particulièrement le mois d’Auguste). L’imitation servile fut continuée et poussée si loin que, contre toute logique, september, october, november et décember qui désignaient normalement les septième, huitième, neuvième et dixième mois dans le calendrier romain, ne furent pas changés et demeurèrent les noms des quatre derniers mois, bien que leur nombre fut porté à douze, dans le calendrier grégorien composé en 1582.

Bien avant qu’il prît un caractère de secte de plus en plus particulier, d’abord chez les juifs, puis en se dégageant d’eux pour faire une religion nouvelle, le christianisme avait eu une longue préparation dans l’antiquité, il était dans l’esprit de révolte universel avant que la mystique juive lui donnât la forme messianique et que l’imposture religieuse s’en servit pour en faire un nouveau moyen de domination. C’est parce que le christianisme promettait la justice sociale que les foules plébéiennes et esclaves vinrent à lui. Il les déçut encore plus que les autres religions. Le prêtre chrétien remplaça ceux du paganisme et rien ne fut changé. Lorsque, en 325, soixante-dix ans avant la date officielle de la chute de l’empire romain, le concile de Nicée se réunit et formula les principes politiques qui seraient ceux de l’Église catholique, le nouveau programme d’asservissement humain fut établi. Les dieux païens pouvaient disparaître, l’empire pouvait crouler dans le sanglant crépuscule de l’antiquité : tout se préparait pour maintenir les hommes dans la géhenne sociale et perpétuer leur exploitation au profit de nouveaux maîtres, sous de nouvelles formes d’autorité. Au nom d’un Christ venu « pour les sauver !… » ce serait l’Église, puissance à la fois spirituelle et temporelle, ce serait la Féodalité, ce serait la Royauté qui détermineraient ces formes, en attendant que les temps modernes apportassent celles fallacieusement appelées « démocratiques » dans lesquelles la blagologie des anciens esclaves devenus les maîtres est aussi malfaisante que l’imposture religieuse. « Les droits aux grands, les devoirs aux petits » (J, Andrieu), voilà la formule que prononça dans des termes moins nets, mais suffisamment démontrée par les faits, le concile de Nicée, comme l’avaient déclaré tous les autocrates et théocrates passés, comme le déclareraient tous les autocrates et théocrates futurs. Les démocrates changeraient la formule mais laisseraient subsister les actes.

Le christianisme, sur lequel il y a lieu d’insister, parce qu’il est considéré par les historiens comme la pierre d’angle de la nouvelle formation sociale succédant au paganisme et à l’empire romain, ne fut donc pas une création spontanée et n’eut pas, dans les premiers siècles, l’importance que lui ont attribuée des légendes aussi fausses que nombreuses. La chute de l’empire romain ne fut pas davantage un événement imprévu et subit. Au contraire. Lorsqu’elle fut enregistrée historiquement, il y avait déjà longtemps qu’elle était accomplie, et elle avait été l’œuvre de plusieurs siècles. Tous les événements qui caractérisent le moyen âge ne furent que le résultat de longues élaborations qui ne paraissent mystérieuses que parce qu’on ne les a pas suffisamment étudiées. Les historiens ont néglige généralement la recherche des causes profondes et lointaines des événements qu’ils ont racontés pour s’en tenir aux faits superficiels. Renfermés dans un esprit étroit de classification chronologique, et n’ayant surtout que le désir de flatter les puissants du jour en célébrant ceux du passé, ils ont fait des deus ex machina de personnages qui n’étaient que des minus-habens soumis à toutes les contingences. Les notions historiques ont été ainsi complètement faussées et l’histoire est devenue du plutarquisme. (Voir ce mot). Elle a été réduite aux faits et gestes des rois et de leurs satellites. Pour M. Maurras, par exemple, l’histoire des « quarante rois qui ont fait la France » est toute celle du pays. En raison du même principe, l’histoire a particulièrement négligé les quatre premiers siècles de l’ère chrétienne et l’enchevêtrement si complexe de leurs évènements, pour ne mettre en évidence que quelques dates et quelques faits favorables surtout à l’Église. Elle ne s’est presque pas occupée entre-autres de la lutte engagée entre Rome et les barbares dès le temps d’Auguste. Ces barbares furent, bien autrement que le christianisme, les instruments de la fin de l’empire. Le christianisme n’arriva que pour parachever leur œuvre en tuant l’esprit là où ils n’avaient que bouleversé les institutions.

Nous ne pouvons écrire ici une histoire de cette période de quinze siècles, si particulièrement agitée, qu’on appelle le moyen âge. Elle a, dans la formation du monde occidental européen, la même importance que les bouleversements géologiques dans celle des continents. Nous indiquerons seulement ses faits principaux pour donner une idée de son caractère général.

L’événement principal du moyen âge fut dans les invasions des Barbares, nom qu’on donna aux nombreux peuples étrangers qui se répandirent dans l’empire romain et multiplièrent leurs incursions pendant près de dix siècles. Ces invasions furent le facteur principal de la chute de l’empire. On leur doit le développement du christianisme qui, très probablement, n’aurait jamais existé si l’empire était demeuré puissant. De l’état social nouveau qu’elles amenèrent sortirent la Féodalité et la Royauté comme puissances dominantes, les Communes comme centres de résistance de l’esprit de liberté.

La décadence et l’agonie de l’empire furent longues ; elles durèrent plus de cinq cents ans, paraissant parfois arrêter leur marche dans des périodes si brillantes qu’elles furent celles de la plus grande puissance romaine. Mais le colosse tremblait sur des pieds d’argile, le ver était dans le cœur de l’arbre. Le cœur de l’arbre était la liberté. Le ver était le despotisme avec tous ses abus d’autant plus dangereux qu’ils affectaient des formes démocratiques. Lorsque le ver eut complètement rongé le cœur, l’arbre s’écroula. La victoire des Barbares, puis de l’Église dont ils se firent les dociles instruments, fut alors facile.

La véritable force de Rome, celle d’où elle tira tout ce qu’elle eut de réellement grand fut dans l’organisation de la République et la liberté de ses citoyens. Cette force lui avait permis de résister à toute l’Italie, puis de vaincre Carthage et de se soumettre à la Grèce. Elle commença à se désagréger dans les conséquences des guerres qui aggravèrent la différence des situations entre nobles et prolétaires. Des luttes intérieures favorisèrent de plus en plus les entreprises dictatoriales des consuls et Octave accomplit sous le nom d’Auguste ce que le poignard de Brutus n’avait pas laissé le temps à Jules César de réaliser : l’établissement de l’empire. Dès ce moment, la liberté romaine qui agonisait depuis César, fut morte. Le Sénat fut soumis à l’empereur. Le citoyen, qui n’avait été soldat qu’aux moments de la défense de la patrie pour reprendre ensuite la charrue ou le marteau, fut remplacé par l’armée permanente des légions de mercenaires qui mirent l’empire à l’encan pour augmenter leur solde (donativum) et furent prêtes à servir toutes les entreprises des prétoriens pour ou contre Rome. Le citoyen, laboureur et ouvrier, devint l’esclave écrasé d’impôts. La corruption se développa avec la puissance militaire et aventurière. Les temps d’Auguste, célèbrés par le plutarquisme, donnèrent, sous leurs apparences glorieuses, le signal des turpitudes où s’enfoncèrent de plus en plus les sanglants histrions devenus maîtres de l’empire et dont on ne peut dégager que quelques belles figures d’hommes : Marc Aurèle, disciple d’Epictète, Julien, Majorien. Ceux-ci n’étaient pas à leur place en étant au pouvoir et ils semblent n’y avoir été mis que pour « empêcher la prescription contre la vertu ». (J. Andrieu.) L’empire n’était plus qu’un immense et somptueux décor de théâtre ; il éblouissait le monde, mais ses constructions s’effondreraient lorsqu’il serait attaqué sérieusement. Néron mourant disait que le monde perdait en lui un grand artiste !… Le dernier qui donna à Rome cette gloire théâtrale, Dioclétien, qui se faisait appeler Jupiter, enterra définitivement les restes de la République sous les pompes asiatiques de son pouvoir absolu. Le partage qu’en 395 Théodose fit de l’empire entre ses deux fils consacra un état d’épuisement auquel les Barbares portèrent les coups suprêmes. Ils donnèrent à Rome ses derniers empereurs et signèrent sa mort officielle en déposant, en 475, cet Augustule qui en clôtura définitivement la série.

Déjà, dans les années 102 et 101 avant J.-C., les Cimbres et les Teutons ayant envahi la Gaule et l’ayant traversée, avaient été une menace pour Rome. Ils avaient été arrêtés par les légions de Marius à Pourrières et à Verceil. Leur invasion avait été le premier débordement sur les territoires romains du flot des populations que poussaient vers l’Occident, depuis plusieurs siècles, la terrifiante émigration des Huns descendus du désert du Kobi. Ils avaient rejeté devant eux les Vandales et les Germains qui s’étaient répandus dans le Nord européen. La pression de cette émigration devenant plus forte, les invasions furent plus fréquentes et plus impétueuses. Au ive siècle, le gouvernement de Constance Chlore dut soutenir l’assaut, en Gaule, des Alamans. Une nouvelle expédition du même peuple fut arrêtée par Julien à la bataille de Strasbourg. Mais il ne fut bientôt plus possible de résister. La Gaule vit s’installer chez elle les Franks qu’elle avait déjà subis comme mercenaires au service de Dioclétien et de Julien. Dès le milieu du ve siècle, ils avaient cinq établissements sur son territoire. La Gaule fut ravagée par les peuples qui la traversèrent pour aller en Espagne, les Suèves, les Vandales, les Alains (405-406). Les Burgondes s’établirent entre la Saône et le Jura pendant que les Wisigoths, descendant vers les Pyrénées, devinrent maîtres du sud-ouest et passèrent en Espagne où ils refoulèrent les Vandales. Ceux-ci allèrent dans l’Afrique du Nord fonder une nouvelle Carthage.

Dans le ve siècle, Rome fut prise cinq fois et fut plus ou moins détruite par les Wisigoths, les Vandales, les Hérules, les Ostrogoths et les Suèves dont les invasions se succédèrent. L’Église, qui avait favorisé ces invasions et s’établissait peu à peu sur les ruines de l’empire, obtint d’Attila que les Huns respectassent la ville. Les Huns, arrivés les derniers dans la Gaule, ne purent s’y faire leur place. Ils furent battus dans les Champs Catalauniques, près de Châlons, et quittèrent le pays. La Gaule vit encore venir, par la Loire, les Saxons qu’elle refoula. Ils s’établirent en Grande-Bretagne avec les Angles qui donnèrent au pays le nom d’Angleterre. Au vie siècle, les Avares furent arrêtés en Gaule par les Austrasiens, et les Lombards par les Burgondes. Les invasions cessèrent en Gaule jusqu’au viiie siècle où les Arabes, venus par l’Espagne, furent vaincus par Charles Martel à Poitiers. Les Normands s’installèrent en Normandie au ixe siècle et firent ensuite la conquête de l’Angleterre au xie siècle.

Les Barbares s’étaient répandus et établis dans l’Europe entière et dans l’Afrique du Nord. Leur mélange avec les populations allogènes fit des peuples nouveaux chez qui les caractéristiques des races primitives se fondirent de plus en plus, et produisit une civilisation nouvelle dont la formation fut plus ou moins précoce et rapide, suivant que la paix le permit. Les Barbares avaient généralement les qualités et les défauts des peuples primitifs et, sauf les Arabes, ils n’avaient apporté aucune forme de civilisation ; au contraire. Bien que venus de l’Orient, ils ne furent nullement les messagers de sa lumière – ce rôle glorieux fut dévolu aux Arabes ; – ils ne la perçurent et ne la sentirent que plus tard, lorsque leur assimilation aux peuples conquis les eut assagis et leur eut fait prendre contact avec cette générosité de pensée et ce sentiment de la beauté répandus dans le monde antique par la Grèce, après les avoir reçus elle-même de l’Asie. Les Barbares furent surtout des vainqueurs préoccupés d’affermir leur domination. Ces hommes de la nature d’une rusticité primitive et à la fois candides et féroces, se corrompirent vite dans la corruption de l’empire continuée par celle de l’Église. Leur défaut de culture intellectuelle était trop conforme aux intérêts de cette dernière pour qu’elle ne se servît pas habilement d’eux. Après avoir appelé elle-même leurs invasions contre l’empire, elle leur donna l’absolution de leurs turpitudes. Ils ne se firent que mieux ses complices. C’est grâce a elle que, durant le moyen âge, puis dans les temps modernes :

« Le crime heureux fut juste et cessa d’être crime » comme dans l’antiquité. Ses prêtres ayant accepté de donner à Constantin l’absolution refusée par les prêtres païens, il se fit baptiser et fut ainsi le premier empereur chrétien. L’Église, cynique, en fit de plus un saint ! Dans les mêmes conditions, elle a absous aussi Clovis et sa femme Clotilde – faisant de celle-ci une de ses saintes les plus honorées – malgré les crimes de ce couple d’aventuriers barbares ; mais ils avaient accepté le baptême et elle les avait sacrés rois de France. Elle devait ainsi absoudre tous les criminels, pourvu qu’ils fussent puissants et la fissent participer aux avantages de leur puissance. « Protectrice des faibles », elle fut toujours avec les forts si méprisables fussent-ils. Elle justifia l’esclavage et le servage, la guerre et le pillage, pourvu qu’elle y eût sa part, celle du lion le plus souvent. En échange de cette part, elle disait : « Dieu permet aux rois de tuer ceux qui refusent de payer l’impôt », et les rois lui laissaient poursuivre les hérétiques et les tuaient pour elle. Elle associa ainsi, pour les siècles à venir, la fourberie du spirituel à la violence du temporel, l’imposture de sa cléricature à l’iniquité des laïques indignes. La croix s’allia au sabre au nom de cette morale exécrable qui justifie le « crime heureux » et qui demeurera celle de tous les gouvernements, tant qu’ils ne seront que des moyens d’exploitation humaine.

On comprend comment, grâce aux Barbares et à l’Église, le moyen âge a été « l’époque la plus triste de l’humanité » (J. Andrieu), et quelle lutte incessante, désespérée, l’idée de liberté demeurée au cœur des hommes asservis, l’esprit de civilisation enseveli sous les ruines du monde antique sauvagement amoncelées, le sens de l’éternelle beauté de la vie en renouvellement perpétuel, la soif de science, de progrès et de bonheur, durent soutenir contre le pacte d’ignorantisme, de fanatisme, d’asservissement et de mort formé par ces puissances. Ce n’est pas que l’Église et les grands furent toujours d’accord ; ils se firent au contraire une guerre féroce. Ils ensanglantèrent le monde de leurs querelles pendant quinze siècles, mais ils finirent toujours par s’entendre sur le dos des peuples, payant de leur liberté et de leur vie le lourd tribu des famines, des épidémies, des combats, des conquêtes et des annexions de territoires.

Ce qui fit la puissance de l’Église fut son adaptation à l’organisation hiérarchique qui avait permis à l’empire romain de dominer le monde. Elle en imposa le respect et en donna l’exemple aux envahisseurs tumultueux. De là naquit la féodalité à laquelle furent soumis suivant un code dit « de l’honneur », pour ne pas dire de la fourberie, et « de la chevalerie », pour ne pas dire de la force, tous les organismes sociaux et tous les individus. Mélange étrange de barbarie et de civilisation ; les mœurs d’honneur et de chevalerie s’inspirèrent de la double attitude de l’Église, impitoyable à la faiblesse, conciliante et rampante devant la force, mais toujours avec l’hypocrite souci de paraître respecter la justice et la morale. Ainsi, pour ne pas déclarer brutalement que le droit n’était que la force, on institua le duel judiciaire et les serfs purent même y recourir contre les seigneurs. Mais de quelle façon ? Pendant que le noble, bardé de fer, avait pour se défendre son épée ou sa lance, le serf, à moitié nu, n’avait que son bâton pour l’attaquer ! Le duel judiciaire a disparu, mais le même principe ne subsiste-t-il pas, au nom de cette fallacieuse liberté du travail qui livre, dans les conflits actuels, les prolétaires affamés aux manœuvres du patronat caparaçonné dans ses coffres-forts ?…

À partir du vie siècle, le régime féodal s’organisa en faveur des amis de l’Église et dans des formes de plus en plus légalisées pour rendre définitive et héréditaire la possession des fiefs qui n’était que précaire. La hiérarchie aristocratique s’établit en même temps, suivant le degré de puissance de chacun des spoliateurs du sol. Ils furent plus ou moins nobles d’après l’importance de leur fief et de leur état particulier de vasselage. En haut fut le roi dont l’autorité fut souvent discutée par ses grands vassaux ; en bas fut le peuple conquis, ne possédant rien. Après avoir été dépouillé par les Romains qui en avaient fait des esclaves attachés aux maîtres, il le fut par la féodalité qui en fit des serfs attachés à la glèbe. Le servage fut réglementé comme la hiérarchie seigneuriale par la coutume féodale. Montesquieu a constaté qu’au viie siècle, tous les laboureurs et presque tous les habitants des villes se trouvèrent serfs Des lois féroces leur étaient appliquées. On arrachait les yeux à celui qui avait brûlé quelque chose appartenant à l’Église. Des esclaves existaient encore qui n’appartenaient pas à la glèbe et se vendaient par l’entremise des juifs. On coupait la main droite à celui qui aidait un esclave dans sa fuite. On punissait de mort le serf et la femme libre qui s’aimaient. L’Église n’était pas la moins inflexible dans cette défense de la propriété des hommes. Lors de la Révolution Française, c’est sur ses terres, dans le Jura, que se trouvèrent les derniers serfs.

La puissance féodale et celle de l’Église grandirent pour atteindre toutes deux leur apogée entre les xe et xiie siècle. À cette époque, soutenue par les sergents qui la redoutaient, l’Église faisait et défaisait les royautés à son gré. Elle plaçait ses créatures sur les trônes, excommuniait les rois rebelles, imposait au plus grand empereur de toute l’Europe, Henri IV d’Allemagne, l’humiliation de Canossa et commandait dans toute la chrétienté les entreprises de brigandage qu’on a appelées les croisades. Mais la puissance royale grandit et, à côté d’elle, celle des Communes, pour amener un affaiblissement parallèle de la féodalité et de l’Église. Michelet a remarquablement mis en lumière la « révolution économique » du xive siècle qui amena ces événements. Le fait économique domina le fait militaire par le développement du commerce et de l’industrie. Les financiers et les légistes serrèrent de plus en plus à la gorge l’orgueilleuse chevalerie, pendant que des brasseurs et des marchands de drap la battaient à plate couture à Crécy, à Poitiers, à Azincourt. L’Église subit cruellement le contre-coup de la déchéance féodale. Dès le commencement du xive siècle, Philippe-le-Bel avait vengé les rois de l’humiliation de Canossa et imposé aux papes le séjour d’Avignon. Le grand schisme qui sépara l’Église d’Orient de celle de l’Occident fut un nouveau coup porté à la papauté romaine et à ses prétentions à la domination universelle, au moins spirituelle si elle ne pouvait être temporelle. Mais toujours habile, l’Église arriverait à s’entendre avec les rois sur le dos des peuples, tandis que la féodalité s’effondrerait de plus en plus devant le pouvoir royal grandissant. Ses châteaux-forts démolis par le canon, ses lances et ses cuirasses impuissantes contre les flèches et les arquebusades, son oisiveté parasitaire appauvrie à côté de l’enrichissement d’une bourgeoisie laborieuse et active qui se formait dans les communes, son mépris orgueilleux du savoir l’isolant du progrès intellectuel, tout cela la rendant archaïque et de plus en plus impuissante, la réduirait à déposer sa chevalerie aux antiquailles. Le loup féodal deviendrait le chien courtisan ; il apprendrait l’étiquette de cour à l’école des mignons d’Henri III, et se changerait en quémandeur, en flagorneur, en plat valet pour encombrer les antichambres du Louvre, puis de Versailles.

Politiquement, le moyen âge ne fut qu’une longue période de crimes où l’Église, puissance spirituelle et temporelle à la fois, eut la plus grande part. L’histoire des rois, des empereurs, des papes, les annales de la féodalité et de la religion, ne sont qu’une longue énumération d’infamies de tous genres : meurtres, rapts, viols, adultères, confiscations, simonies, exactions de toutes sortes. Comme les empereurs romains, rois et papes n’arrivèrent au pouvoir qu’au moyen du fer ou du poison. Sous prétexte de réprimer l’hérésie, de « délivrer le tombeau du Christ », dont l’emplacement s’était perdu depuis longtemps s’il avait jamais existé, mais en réalité pour massacrer et pour piller, rois et papes s’entendirent pour organiser la croisade des Albigeois, puis celles de Terre Sainte, et pour faire des procès comme celui des Templiers, dont les richesses avaient excité la convoitise du roi Philippe-le-Bel et du pape Clément V.

Ce qui est plus intéressant à étudier que les démêlés entre les malfaiteurs couronnés, casqués et mitrés qui sévirent contre les peuples avec une rigueur encore plus terrible que la peste et les famines périodiques, c’est l’effort persévérant de ces peuples dans les voies du progrès humain, pour l’organisation du travail dans les corporations de métiers et celle de la vie sociale bourgeoise et artisane, pour la recherche scientifique impatiente à se dégager de l’obscurité où l’Église la tenait systématiquement ; c’est la lutte fiévreuse et ardente pour la vérité comme pour la liberté, et c’est l’éclatement d’une sève populaire nouvelle traduisant dans les arts et la littérature une pensée collective qu’on ne retrouve plus dans les temps modernes. (Voir Art et Littérature). Contre les violences des envahisseurs, contre la puissance féodale et contre l’obscurantisme de l’Église, l’esprit de libre pensée et de liberté populaire ne cessa de lutter, particulièrement dans la Gaule qui devint la France.

Il est d’usage, dans l’histoire officielle, parce que son rôle est, non de montrer la vérité sur les événements et leurs conséquences, mais de justifier les faits accomplis, si exécrables qu’ils eussent été, de considérer comme un triple bienfait pour la Gaule la conquête romaine, puis l’établissement des Franks et celui du christianisme. Non. Ils furent plutôt des calamités. On ne peut savoir ce qui serait arrivé si ces trois fléaux ne s’étaient pas abattus sur la Gaule pour la livrer à des rois qui en feraient « la France fille aînée de l’Église », mais on peut présumer qu’elle aurait eu un plus remarquable destin. Avant la conquête romaine, la Gaule était occupée par une population formée d’Ibères et de Celtes auxquels se mêlèrent, quelques siècles après, différents peuples Kymris (Edues, Arvernes, Bituriges, Aulerces, Carnutes, etc…) et autres tels que les Bolgs, ou Belges, venus d’Irlande, et des Helvètes. Or, il est tout à fail inexact que cette population était barbare et que les légions de Jules César – qui ne s’établirent d’ailleurs que sur une faible partie de leur territoire – lui apportèrent la civilisation. Elle avait fondé des villes qui étaient des cités libres et non des camps militaires à la romaine. La résistance opiniâtre que César rencontra devant Bourges et Alésia montra leur organisation puissante. La plus célèbre parmi celles qui demeurent encore, Paris, fut établie par les Bolgs de la tribu des Parisii qui lui donnèrent leur nom. Les Celtes étaient les Grecs du Nord par le génie de leur langue demeurée dans le français, et par leur culture intellectuelle. Le druidisme apporté par les Kymris était grec par son rite. Au ve siècle, lorsque le breton Pelasge, dans ses controverses avec l’africain Augustin, défendait le libre arbitre contre la tyrannie de la grâce et raillait le dogme du péché originel, il soutenait sans le savoir les mêmes « hérésies » que les Pères grecs avaient opposées aux fondateurs de l’Église romaine. Tout ce qui constitue le véritable caractère français lui est venu de ces peuples qui furent les Gaulois et dont les qualités l’ont fait plus proche parent du grec que du latin. Contrairement aux Romains, les Celtes mettaient les penseurs et les poètes au-dessus des gens de guerre. Leur littérature est celle qui a eu la plus universelle influence avec celle des Grecs. Elle a inspiré et rempli le moyen âge comme la littérature grecque à inspire et rempli l’antiquité. Les temps modernes, dans leur asservissement « classique », eurent le tort de la mépriser. Après la Grèce, ce fut la Gaule qui fournit à l’empire romain ses hommes les plus remarquables. On peut dire que la Gaule domina Rome.

« Au premier siècle de l’empire, la Gaule avait fait des empereurs, au second elle avait fait des empereurs gaulois, au troisième elle essaya de se séparer de l’empire qui s’écroulait. » (J. Andrieu.) Les barbares et le christianisme l’arrêtèrent dans cette œuvre. Les rapports des Gaulois et des Grecs, commencés par l’installation toute pacifique des colonies helléniques sur le littoral méditerranéen, démontraient entre eux de véritables affinités. Les Grecs n’eurent pas besoin des armes pour s’établir dans la Gaule. Ils y furent accueillis et non subis comme les Romains. Si Grecs et Gaulois avaient été en état, militairement, de résister à Rome et d’opposer aux Barbares une forte civilisation gréco-celtique, combien le progrès humain aurait pu être plus vaste et plus fécond ! Le christianisme, probablement tué dans l’œuf, n’aurait pas produit l’Église, et peut-être n’aurait-on pas vu la terreur féodale, l’absolutisme autocratique et le fanatisme religieux.

C’est le vieil esprit celtique, demeuré comme le sel de la terre gauloise, qui a animé de son souffle les grands mouvements populaires qu’on a vus en France, des Bagaudes soulevés si souvent au cours de trois siècles contre les exactions romaines, des Jacques, des Pastoureaux, des Tuchins en révolte contre la féodalité, des communiers qui, dès le xe siècle, fondèrent leurs cités libres, portèrent les plus rudes coups aux féodaux et les atteignirent dans leur principe en attendant qu’ils fussent vaincus dans la guerre. Ces communiers rédigèrent les cahiers déjà républicains des États généraux de 1356 et firent avec les Cabochiens et les Maillotins, avec Etienne Marcel, la première révolution parisienne. Ils dressèrent les beffrois en face des châteaux-forts et des églises, ils soutinrent tous ceux qui introduisirent et entretinrent l’esprit de libre examen dans l’Université, éveillèrent les hérésies contre le joug catholique de plus en plus pesant, défendirent farouchement le pays d’Oc contre les « barbares du Nord » (Stendhal) déchaînés dans la croisade des Albigeois. Tous ceux-là, qui furent des révoltés pour la défense de la liberté pendant le moyen âge, sont les ancêtres directs et les inspirateurs des Réformés, des Camisards, des hommes de 1789, des sans-culottes de 1793, et de tous ceux qui firent les barricades de 1830, de 1818 et de 1871. C’est la vieille Gaule celtique qui s’est levée en 1791 à l’appel de la Révolution en danger comme elle s’était levée pur défendre le Tractus armoricanus, son territoire indépendant, contre les légions de Jules César, comme elle s’était levée pour chasser l’Anglais à la voix de Jeanne d’Arc. C’est l’esprit de cette vieille Gaule qui a produit la magnifique littérature française du moyen âge. Passant de Pelasge aux hérétiques de la première Université, à Abeilard, aux savants de l’École de Chartres, à Oresme, à tous les universitaires qui se rallièrent à l’occanisme, il s’est transmis par Montaigne, La Boétie, Bonaventure des Périers, Rabelais, à La Fontaine et à Molière, puis à Voltaire et aux Encyclopédistes pour aboutir à Michelet, à Quinet, à P. L. Courier, à Proudhon, à Renan, à Anatole France. Cet esprit que quinze siècles de tortures barbares et chrétiennes n’avaient pu écraser, retrouverait sa parenté et respirerait un air plus libre lorsque la Renaissance le remettrait en contact avec Homère, Socrate et Platon, c’est-à-dire avec la pensée universelle, Désormais, il ne pourrait plus être étouffé.

Nous n’avons pu présenter dans tous leurs détails le travail de la pensée et la lutte laborieuse et persévérante de l’esprit de liberté qui se poursuivirent dans l’Occident soumis, dès sa formation, à la théocratie et à l’autocratie les plus oppressives. Mais nous avons tenu à protester, avec quelques arguments autres que de simples affirmations, contre l’imposture qui attribue à ces puissances malfaisantes ce que le moyen âge a eu de bon et les possibilités qu’il a léguées aux temps modernes de poursuivre leur route vers une meilleure humanité. – Édouard Rothen.

NOTA. – Nous renvoyons, pour une connaissance plus complète du moyen âge, aux différents articles de l’E. A. dont le sujet comporte un développement historique sur cette époque et aux ouvrages suivants : Jules Andrieu : Histoire du moyen-âge. — Pierre Gosset : Histoire du moyen-âge. – Michelet : Histoire de France. – Elisée Reclus : L’Homme et la Terre. – Ph. Chasles : Études sur l’antiquité ; le moyen âge. – Frédéric Morin : La France au moyen âge. – M. Lachâtre : Histoire des papes et crimes des rois, des reines et des empereurs. – Paul Lacroix : Les arts au moyen âge ; Mœurs, usages et coutumes au moyen âge. – Félix Sartiaux : Foi et Science ou moyen âge.