Encyclopédie anarchiste/Mort

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 3p. 1673-1689).


MORT Subst. m. et f. (du latin mors, mortis). Suivant l’interprétation qu’on donne à ce mot, mort indique, soit l’action accomplie, c’est-à-dire le fait de mourir, soit un état spécifique : celui qui succède à cette action… Au masculin, il désigne la personne qui a cessé de vivre. Du point de vue religieux, la mort est le commencement d’une autre vie, du point de vue philosophique c’est le saut dans l’inconnu, l’exil éternel selon Horace, le néant suivant Sénèque, une nuit sans rêve et sans conscience pour le biologiste.

Dès que l’être humain nous a quittés, son corps se refroidit et ce dans un temps proportionnel à la nature de la maladie ou à la température dans laquelle il vient de mourir. Généralement, 8 ou 10 heures après la mort, un cadavre est froid, mais ce froid, constaté au toucher, n’est qu’apparent ; le thermomètre, lui, continue à marquer une certaine température durant au moins 24 heures.

Durant quelques heures il semble qu’une certaine vitalité subsiste chez le mort, des expériences physiologiques ont démontré que, sous l’influence d’un courant électrique, les muscles du mort pouvaient se contracter et exécuter des mouvements divers.

Selon le docteur Caltier-Boissière, il y aurait cinq signes immédiats et sept signes tardifs qui permettraient de savoir si nous nous trouvons en présence d’une mort réelle. Dans la première catégorie, il place : 1° l’abolition de l’intelligence ; 2° l’absence de la sensibilité ; 3° l’abolition de la respiration ; 4° l’absence des battements du cœur ; 5° l’insensibilité de la cornée. Pour la seconde catégorie, il y a : 1° le relâchement des sphincters de la vessie et de l’anus ; 2° la rigidité ; 3° le refroidissement ; 4° les taches rouge-bleuâtre ; 5° l’aspect spécial de la face ; 6° l’absence de contraction musculaire ; 7° la putréfaction. (Voir signes de la mort).

Qu’est-ce que la mort ? La mort est la cessation de coordination entre les cellules d’un organisme.

Est-ce un phénomène extraordinaire ? Marc-Aurèle, dans le Manuel du Stoïcien écrivait : « Si on la considère en elle seule, si, par abstraction de la pensée, on la sépare des images dont nous la revêtons, on verra que la mort n’est rien qu’une opération de la nature. Or, quiconque a peur d’une opération de la nature est un faible enfant. Il y a plus : non seulement c’est là une opération de la nature, mais c’est une opération utile à la nature… Mirabeau nous a donné une définition aussi juste que consolatrice : « J’ai souvent pensé que la mort était la plus belle invention de la nature ; mais c’est quand elle frappe nous et non pas les nôtres… » Frédéric Nietzsche, dans La Volonté de Puissance s’exprimait ainsi : « La défection, la décomposition, le déchet n’ont rien qui soit condamnable en soi ; ils ne sont que la conséquence nécessaire de la vie, de l’augmentation vitale. Le phénomène de décadence est aussi nécessaire que l’épanouissement et le progrès de la vie ; nous ne possédons pas le moyen de supprimer ce phénomène. Bien au contraire, la raison exige de lui laisser ses droits. »

Aussi multiples qu’elles soient, les causes de la mort peuvent cependant être classées en mort naturelle et mort accidentelle. Tantôt subite, tel est le cas des morts survenues par accidents, tantôt longue et pénible en cas de maladie. La mort s’insinue dans la vie s’en empare, se confond avec elle au point de pouvoir donner à la mort la seule vraie signification qu’elle doit avoir : la mort c’est la vie.

Mais, il n’est pas si facile de mourir, et, je ne sais si une autre pensée a inspiré à l’être humain autant de crainte. Le jour où l’être s’est mis à réfléchir sur cette idée, si naturelle pourtant, faisant d’un être animé, pensant, respirant, se mouvant, en un mot vivant à ses côtés une vie commune, un objet inerte, ce jour fut, pour lui, un jour malheureux, car il ne sut pas comprendre ce phénomène quelque peu troublant. La crainte est la grande pourvoyeuse des déifications. En présence d’une vie finie, l’être humain ne trouva d’autre consolation que l’espérance. Il imagina une croyance en un prolongement de l’existence. Il se refusa à admettre la disparition définitive, et se persuada qu’il reverrait ceux qui venaient de le quitter. Ainsi prit naissance cette foi en la vie future avec l’immortalité de l’âme et les chimères de l’enfer, du purgatoire et du paradis. Ces idées, l’être finit par les tenir pour certaines, et ce sont là les préjugés dont nous retrouvons les traces dans toutes les religions et plus particulièrement dans la religion catholique romaine.

Pour le croyant, la mort devient donc la séparation du périssable avec l’immortel, de l’âme avec le corps. Une destinée commence quand l’autre prend fin ; voici la vie éternelle et notre parution devant la divinité… Quel sera son jugement ? Prions en attendant, allumons des cierges, portons de l’argent en offrande aux saints pour qu’il nous soit beaucoup pardonné, car nous avons peut-être péché. Telles sont les grandes préoccupations des croyants à l’approche de la mort.

Ceci témoigne de la crainte qu’éprouvent ces personnes avant de comparaître en face de leur « Dieu-juge ». J’ai souvent remarqué que les personnes les plus croyantes semblaient avoir de la mort une véritable frayeur. Cependant, n’est-elle pas, pour eux, la fin des maux d’ici-bas, la vie présente n’étant qu’un court passage, une infime portion de la vie éternelle. Mais il est vrai qu’un jugement les attend au terme du séjour terrestre. Paradis, enfer ; la crainte d’entrer dans celui-ci pour n’avoir pas mérité l’autre n’est pas pour les réconforter.

Dans ce cas, de deux choses l’une : ou elles ont « mal agi » durant leur court séjour sur cette terre tout en voulant se montrer bons chrétiens, c’est l’hypocrisie ; ou elles n’ont pas confiance en leur Dieu, juste et miséricordieux.

« Si j’avais la force de tenir une plume, je voudrais m’en servir pour exprimer combien il est facile et agréable de mourir », disait William Hunter… Qu’il est doux de mourir quand, vieilli, fatigué, usé par les luttes de la vie, l’on s’éteint en songeant au bonheur que l’on a pu semer dans son existence. La mort apparaît alors comme un repos bien mérité, un repos demandé ; car de même que, le soir, après la journée bien remplie, l’on éprouve le besoin de dormir, il est un âge où l’on peut sentir le besoin de se reposer pour toujours… » D’ailleurs, puisque la vie continue après nous, sachons faire place à des vies nouvelles, plus ardentes, plus enthousiastes, capables d’apporter par leur travail plus de bien-être et plus de bonheur à l’humanité. Savoir mourir quand l’heure nous y invite, c’est l’idéal vers lequel nous devons nous élever.

En effet, savoir mourir, c’est comprendre la vie. Ainsi que Platon, Marc-Aurèle, Epictète, c’est se rendre compte du but final de la vie comme le génial musicien Mozart le faisait en écrivant à son frère, le 4 avril 1787 : « Je me suis, depuis quelques années tellement familiarisé avec cette vraie, cette meilleure amie de l’homme, que son image, non seulement n’a plus rien d’effrayant pour moi, mais est même, au contraire, très calmante et très consolante… et pourtant aucun de ceux qui me connaissent ne pourra dire que je sois chagrin ou triste. »

Savoir mourir, c’est se rapprocher de ce qu’écrivait Tolstoï. « Je pense de plus en plus à la mort et toujours avec un nouveau plaisir : tout s’apaise. » C’est la concevoir comme Léonard de Vinci : « Si la mort n’était pas, il n’y aurait, au monde, rien de plus misérable que l’homme. » Nous n’avons, il est vrai ni la force de caractère d’un Socrate, ni la puissance de raisonnement d’un Épictète ; nous ne pouvons envisager la mort comme Mozart, ou l’attendre comme Tolstoï, ou bien encore l’apprécier comme Léonard de Vinci, mais nous devons nous en faire une idée assez nette pour ne pas être effrayés à son approche.

Mais pourquoi devons-nous mourir ? me direz-vous. Parce que la mort est une forme nouvelle de la vie, de la marche de celle-ci elle est la conséquence naturelle et logique ; et c’est une transformation, en somme, nécessaire à l’équilibre des forces de la matière. Notre vie n’est-elle pas faite de la mort d’une foule d’êtres et tout le mouvement de la nature n’est-il pas basé sur la lutte continuelle qui se traduit si cruellement par cette pensée : Tout ne vit que par la mort. Comme l’a très bien dit Hosphile : « L’Univers se détruit lui-même pour se survivre, la vie crée la mort pour rester la vie et revivre sans fin… »

Mais les religions jusqu’à ce jour n’ont cessé d’enseigner aux peuples qu’au ciel seulement règnent l’égalité, la justice, la fraternité, en un mot la vraie vie, harmonieuse et droite. Et ce baume et ces promesses n’ont fait qu’abuser les faux « vivants », illusionnés par la perspective d’un bonheur éternel. Bonne aubaine pour les puissants !

Consolés par ce mirage, les esclaves ont accepté la détresse de leur sort, regardé même comme une épreuve bienfaisante les souffrances de cette « vallée de misères », antichambre de la béatitude éternelle… Alfred de Vigny disait, avec raison : « La religion du Christ est une religion de désespoir, puisqu’il désespère de la vie et n’espère qu’en l’éternité. »

La science a amené les individus à méditer sur leur sort, en précisant le sens et la portée de la vie. Elle les a préparés à lutter pour l’amélioration de leur condition présente et c’est là un résultat heureux des recherches persévérantes de la pensée humaine. « Le seul effort qui compte (dit Payot dans La Conquête du Bonheur) est de coopérer avec les grandes forces spirituelles qui donnent à l’Univers sa signification, et quand on s’élève à cette conception de la vie, on sent qu’on ne peut pas plus cesser d’être que n’ont cessé d’être Pythagore, Socrate, Platon, Aristote et tous les grands esprits qui continuent à vivre dans toute intelligence qui s’ouvre à la vérité. Pythagore est penché sur tout enfant qui cherche combien il y a de décimètres cubes dans un mètre cube. La seule mort éternelle, c’est de n’avoir pas fait sa tâche… » Avec Lebrun Pindare, disons : « Je ne meurs pas, je sors du temps » ; Avec G. Adolphe : « À d’autres le monde ! »…

Dans l’état actuel de nos connaissances, la mort nous apparaît comme un phénomène plus fort que nos volontés, mais dont la vie même tire encore profit. Si inéluctable, d’ailleurs, qu’il nous semble aujourd’hui, cela n’implique pas que nous ne pouvons chercher à en reculer l’échéance, à assurer toujours plus, sur la mort, le triomphe de la vie. Nous nous devons seulement d’envisager la défaite avec sérénité. Quand notre rythme vital s’interrompt, que l’individu épuisé ou inapte s’efface devant de nouveaux arrivants, il importe de donner à la retraite toute sa valeur, de la rendre claire, généreuse et digne. La mort regardée en face, bien située et comprise, cesse d’être un objet de crainte et d’horreur. D’en pénétrer la signification et de reconnaître qu’elle s’accompagne aussi de bienfaits, cela ne peut que nous rendre meilleurs. – Hem Day.

MORT. — S’il fallait écrire ici une monographie proportionnée à l’importance attachée par l’humanité à la mort, l’encyclopédie tout entière n’y suffirait pas. Le rôle joué par l’idée de la mort dans la vie des peuples, comme dans la vie privée est formidable (voir le mot : vie). Pour tous, la mort, en effet, n’est pas seulement l’envers de la vie. Elle suggère, par voie d’association tout un monde d’idées et de sentiments. Philosophie, religions, morales, ethnologie, folklorisme, physiologie, médecine, poésie, art, mœurs, toutes ces disciplines, et combien d’autres encore, ont tenu à s’occuper du problème. Peu d’hommes y sont indifférents et si quelques-uns ont pu l’envisager comme un problème bio-pathologique aussi peu émouvant que la vie elle-même, l’accepter avec une sérénité impassible et souriante il est une infinité d’êtres humains pour qui la mort reste un sujet de terreur et d’angoisse qui ne le cède à aucun autre problème.

L’intensité de cette angoisse est en raison inverse du développement culturel de l’individu et de son émotivité, celle-ci considérée, dans l’espèce, déjà comme morbide, car l’on voit des intellectuels pour qui la mort est, quoi qu’ils fassent, un objet de phobie douloureuse.

Le fait historique est que ce phénomène banal de bio-pathologie a débordé sur la vie morale et sociale beaucoup plus que d’autres problèmes tels que celui de respirer, de manger ou d’aimer. C’est que, de très bonne heure, la mort a soulevé un problème d’ordre moral, uniquement comme conséquence de la croyance à l’existence d’une Âme, substance différente du Corps.

L’homme simple que fut le primitif, objective avant de penser et d’approfondir. Les impressions de plaisir et de peine sont à la base de toutes les philosophies. La seule contemplation du Phénomène « Mort », suivi de l’anéantissement, jugé absolu, de ce qui fut l’enveloppe de l’être, laquelle enveloppe tangible donnait seule l’idée de la vie ; la disparition parfois brutale et subite de cette manifestation dénommée vie ; sa cause apparemment immédiate dans la maladie, l’infirmité, l’usure ; l’idée d’une fin vraiment finale dans la souffrance, tout cela était bien de nature à épouvanter. La cessation du mouvement, dans l’ignorance du mécanisme et de la cause de ce mouvement qui incarnait la vie, la rupture définitive de tout rapport intellectuel ou affectif entre ce cadavre et l’ambiance, tout cela devait suggérer fortement l’idée d’une substance immatérielle étrangère à la guenille qu’elle habitait.

Et qui sait si, parmi les phénomènes générateurs du mysticisme, du dualisme substantiel, le phénomène Mort n’a pas été le plus influent ?… Il est certain que la Religion a beaucoup exploité ce phénomène pour établir l’autorité, l’empire de ses prêtres. On connaît bien encore l’influence émouvante, irrésistible, d’un De Profundis et d’un Dies Iræ sur l’imagination humaine, même des mécréants. Ne fait-on point tout ce qu’on veut d’un être meurtri par la terreur ?

Dès l’origine, il fut naturellement impossible de nier l’immatériel. Qui pouvait animer ce cadavre, hier encore agissant et donnant, suivant le mot courant, l’expression de la vie ? Toutes les théories spiritualistes, animistes, etc., reposent sur de telles bases, dont l’importance fait illusion.

Le positif en cette matière est la conquête du savoir humain. Mais quel bloc de préjugés doit-il soulever avant de pénétrer dans les esprits et de métamorphoser l’Idée ! Allez donc dégager la pensée d’un Breton de la superstition relative à l’Âme, à la mort, à l’éternité d’un Au-delà, différent de l’En-deça ! Cette révolution commence à peine et l’on peut à peine entrevoir les conséquences de ce bouleversement si nécessaire.

Le dualisme de la substance devait conduire à cette définition inscrite encore comme un truisme dans les livres sacrés : la mort est la séparation de l’Âme et du Corps, de même que la vie est un souffle divin qui anime la matière. Le Monisme, à l’encontre, concevra que le souffle ne soit pas séparable de son support et que la vie, de définition toute relative n’est autre chose qu’un attribut de la matière, dont l’irritabilité est le témoin et l’activité sa manifestation. L’éternité même de la matière remplit un des postulats des dualistes pour qui l’Immortalité est un dogme inattaquable.

Il y a dans la mort deux objets à exposer, à discuter : d’un côté, le néant de la dépouille dite mortelle, autrement dit la mort matérielle et, ce qu’on lui oppose : la survie de l’Âme, ce qui ramène le problème de la mort à un problème de reviviscence possible, fait important, car monistes et dualistes se posent la même question : que devient l’objet complètement ou partiellement mort, l’Âme ne mourant point, par définition ?

De la mort matérielle. — Soyons toujours objectifs et dégageons-nous de l’a priori, car c’est uniquement par l’observation directe, abstraction faite de toute hypothèse imprudente, qu’il est permis à l’homme de découvrir quelque embryon de vérité.

Et, tout d’abord, définissons : qu’est-ce que la mort, objectivement parlant ? C’est un changement d’état des êtres définis vivants (la mort est la cause de la cessation de la vie). La mort étant, par définition même, un état négatif, personne ne sera surpris qu’on la définisse par une négation, fait qui ne manquera point de déconcerter les imaginatifs pensant voir dans la mort quelque chose de concret, parfaitement délimité, quand il n’y a encore que relativité. Car pour savoir ce qu’est la mort, encore faudrait-il savoir ce qu’est la vie. Sur ce chapitre ni la science ni la métaphysique ne nous ont fourni aucune précision. La vie ne se définit que par certaines de ses qualités : le mouvement, l’activité physique, l’irritabilité de la matière, les échanges biochimiques, etc… L’esprit fait une synthèse de cet agrégat de propriétés et cet amalgame devient pour lui la vie. Pour d’autres, la vie est qualifiée par les échanges, la transformation, l’évolution. Elle serait l’apanage exclusif de la matière organique du protoplasme (voir ce mot), de tout ce qu’il est impossible à l’homme de créer in vitro ou dans son laboratoire, Seuls les règnes végétal et animal seraient capables de vie. Point capital. Car alors il faudrait dénier toute vie au minéral, à raison de son apparente inertie, nul n’ayant eu le pouvoir d’assister à la fin du végétal sous la forme de la tourbe ou de la houille. Il faudrait refuser la qualité de vivre au soleil, qui pourtant est le principe de toute vie : comment donner ce qu’on n’a point ?

Le lecteur comprendra maintenant combien complexe apparaît le problème de la mort quand celui de la vie défraie toutes les fantaisies et reste si discuté, si mal résolu dans son essence. Tout ce que nous savons est que la vie, telle que nos faibles moyens nous la font concevoir n’est qu’un moment dans l’immense évolution de la matière cosmique. Qu’est la disparition d’une mouche ou d’un homme dans le cosmos ? C’est à cette humble interrogation que se réduit l’incommensurable vanité de celui qui prétend émerger du torrent indomptable des atomes.

Biologiquement, la mort n’a point de commencement ; nul ne sait davantage quand elle est accomplie. L’image de la Mort que notre œil contemple figure un paroxysme ; un état de révolte suprême, bruyant, poignant, mais qui cache ses débuts plus ou moins loin en arrière et qui s’estompe, le silence une fois fait vers un lointain sans limite. Ce paroxysme global a été précédé d’extinctions partielles ; il est l’origine, à son tour, de transformations nouvelles. Il n’est que la stupéfaction brusque de milliards de cellules infiniment petites associées coopérativement, grâce à la brutale désharmonie des règles physico-chimiques hiérarchisées dont l’équilibre avait donné jusque là l’illusion d’une personnalité sur laquelle une convention sociale avait appliqué une désignation patronymique. Tout cela se désagrège, mais pour initier un nouveau cycle. C’est une séparation de corps, un divorce dont les facteurs vont chercher fortune ailleurs.

En fait, la mort que nous contemplons avec effroi n’est que la multiplication subintrante de morts partielles qui s’échelonne la vie durant. Que de fois n’a t-on pas dit que la vie n’est qu’une longue agonie, que le début de la vie n’est que le commencement de la mort ! Voyez cet homme parvenu au déclin de sa vie de météore – telle une nébuleuse qui surgit pendant quelques siècles à notre horizon, pour disparaître à jamais ; on la croit éteinte : elle vit intensément. Voyez cet homme au moment où, ballotté depuis toujours par les orages de la vie, il a collectionné dans son enveloppe toutes les causes possibles de désorganisation. Voyez son cerveau soumis déjà à des processus pathologiques localisés en des régions plus ou moins importantes de sa masse. Ramollies ou traumatisées par l’hémorragie, ces parties sont détruites pour jamais. Voyez son foie, ses reins, voyez son cœur dont les éléments anatomiques composants se sont épuisés, envahis par la graisse, par la sclérose : deux agents bien connus de la mort cellulaire. Et jugez l’ensemble de ce cadavre ambulant, qualifié vivant encore jusqu’au jour où les millions de petits cadavres que nous traînons en grimpant notre lent calvaire conquièrent à leur tour les imposantes unités cellulaires, spécifiquement résistantes, et préposées par une longue sélection à la régulation de la vie coloniale : centre de la circulation, centre de la respiration, le fameux nœud vital de Flourens. Alors éclate la bourrasque, l’orage qui frappe nos sens après avoir grondé depuis toujours dans l’obscurité de notre enveloppe. Et, à ce moment, il y a souvent beau jour que les éléments cellulaires dits supérieurs de notre cerveau ont cessé de fonctionner. Ce grand cadavre qu’une pompe ridicule va conduire à sa dernière demeure était mort depuis longtemps.

Notre naissance est une illusion ; notre mort en est une autre.

Ce que nous savons encore c’est que la mort dite totale sera le signal de vies nouvelles. La désagrégation physico-chimique du corps commence instantanément. Elle se manifeste par l’entrée en lice de myriades d’infiniment petits parasites, autant de nourrissons affamés, tenus en respect jusque-là, et dont l’activité dévorante va se traduire extérieurement par les signes de la putréfaction. La faune des tombeaux, qui achève l’heureuse disparition de l’ancien être défini vivant, fait une œuvre d’assainissement lente. Car notre substance hyper toxique serait un danger social n’était le parasitisme utile qui nous pousse au tout à l’égout pour l éternité. Tels, autrefois, les chiens de Constantinople accomplissaient un travail de voirie en dévorant les immondices. Mettez une grenouille morte au voisinage d’une fourmilière. En quelques heures elle est réduite à ses parties calcaires et inorganiques non nuisibles, dont la dissolution plus lente sera l’œuvre du temps.

Néant tout cela ? OUI, mais en apparence, car rien ne se crée, rien ne se perd. Et ce zéro est l’aurore de vies nouvelles, dont personne ne saurait prévoir l’organisation. Et, quoi que nous fassions pour justifier notre orgueil, nous ne valons ni mieux ni pire que cette grenouille au regard de la mort.

La mort de l’Âme. – Les dualistes, aveuglés par le préjugé et convaincus par de frêles apparences, n’ont été que des observateurs superficiels, quand ils ont négligé d’approfondir les phénomènes tangibles que j’ai rappelés. Pas plus qu’ils n’ont défini la vie, ils n’ont défini l’âme et, pour faire de l’immatériel quelque chose de mystique revêtu du simple mot « Âme » qui ne dit rien, ils ont réalisé de prodigieux efforts qui reculent simplement la solution du problème. Le royaume des mots donne bien l’idée du désert. La définition qu’ils ont donnée de la mort en disant qu’elle est la séparation de l’Âme et du Corps ne répond à rien de positif. Car le moment présumé de la mort totale n’est que le spasme, la convulsion suprême de toute une colonie solidariste vivante, porteuse déjà d’innombrables nécropoles. Le dernier soupir, si poétique, le dernier battement du cœur, signal conventionnel de la mort du point de vue de l’état-civil, n’a pris d’importance malgré son irréalité de fait, qu’à raison de toutes les légendes dont l’humanité s’est complu à aggraver la vie.

L’être humain répugne à croire qu’il disparait à tout jamais, comme un ver de terre dont il ne songe pas à concevoir la résurrection. Il ne saurait admettre, tant il se croit le nombril de l’Univers, que la désintégration de sa substance atteint du même coup ce que son ignorance gonflée de vanité lui a représenté comme son être conscient.

Il faut reconnaître que la vie sociale elle-même s’est gravement compliquée de tout ce qu’on a qualifié de moral, vie sentimentale, affective, esthétique etc., qui, pour la grosse majorité de citoyens alourdis par la tradition, ne saurait être de même essence que la vie organique. Il faut avouer que l’organisation sociale de la vie en commun a inventé une foule de contingences que l’on s’est cru obligé de prendre en considération pour donner des assises au groupe humain ; que, conventionnellement, on a créé une morale, une science du Devoir et surtout une Responsabilité ; que tous ces artifices forment un bloc rigoureusement charpenté, sous forme d’un contrat très vieux que, seuls, les fous ou les aveugles qualifient d’imposture. Il faut avouer enfin que le prêtre a proclamé des devoirs conventionnels, non plus seulement vis-à-vis des autres hommes, mais vis-à-vis d’une fiction dénommée Dieu ou Être suprême, à qui nous devons tout, le mal comme le bien, mais à qui il faut rendre hommage quand même.

Il faut reconnaître qu’une telle évolution séculaire a créé une notion, disons mieux : une phobie sur laquelle les ignorants, les timorés ont apposé l’étiquette d’Au-delà ; que la croyance à une vie future est venue imprimer au phénomène « Mort » un caractère spécial dont il n’est pas donné à tout le monde de s’abstraire et qui, finalement, fait de la mort apparente un drame humain familial et social, au lieu de la laisser confinée parmi les phénomènes naturels, normaux, comme le début d’une trêve qui représente, pour le plus grand nombre, plutôt une délivrance qu’une souffrance. Les mortels fort nombreux pour qui la vie n’aura pas été un bienfait ne sauraient envisager la mort comme une transition.

Et c’est cependant ce qui subsistera longtemps encore dans la pensée de ceux à qui la conception étroite de l’idée de justice, a pu faire croire à la réparation, ne serait-ce que par besoin d’équilibre et d’harmonie.

Ce n’est pas ici le lieu de décrire, ni de discuter les vues diverses de l’ « Au-delà », suivant les religions, depuis le ciel et l’enfer chrétiens jusqu’à la métempsychose et à l’épuration progressive des âmes migratrices à travers de nouveaux corps, jusqu’au repos suprême, et éternel au sein du Bouddha. De toute cette poésie, fille de la Peur, rien ne résiste à la critique.

Mais n’ignorons point l’objection des spiritualistes à cette conception navrante de la mort sans phrase tout aussi bien de l’immatériel que du solide : les monistes détruiraient tout idéal, toute idée de compensation, partant de justice ; ils ravalent l’homme au niveau du chien. Et l’idée d’Un enterrement sans prêtre plonge la foule dans l’épouvante.

L’objection n’est point sans valeur aux yeux de ceux qui, avancés dans la carrière de la philosophie positive et réelle, capables de contempler sereinement sans crainte ni illusion, les pires événements, conservent une tendresse, une pitié pour les attardés à qui il faut une consolation. Mais à cette objection, l’on peut dénier hardiment une réelle portée, car la conception matérialiste de la mort est loin d’être sans poésie, sans idéal, sans pureté. L’idée du repos, de l’oubli n’a-t-elle pas déjà valeur d’un soulagement, celle du narcotique après la douleur ? J’engage les camarades à l’âme heureusement portée vers l’idéal à méditer longuement devant le plus émouvant édifice que je connaisse, le monument aux morts, de Bartholdi, au Père Lachaise. Je sais des gens qui ont bien souffert et qui en reviennent retrempés quand ils ont vu le calme, la sublime simplicité avec laquelle ces groupes de malheureux humains voient s ouvrir devant eux la porte de l’éternel Nirvana, à deux pas de ce crématoire où leur dépouille évaporée prendra son vol vers l’infini.

Les spectacles de la nature, vue dans son ensemble, et de très haut, grâce au privilège de notre imagination, restent grandioses et magnifiques quand même l’homme se voudrait réduire au niveau de l’atome. Quoi de plus beau, de plus génial, de plus esthétique, que ce tableau de l’évolution cosmique à laquelle l’homme le plus humble peut être fier de participer. Pour les orgueilleux, la pensée peut être satisfaite de savoir qu’ils sont une partie infime du Grand Tout et que le retour au sein du cosmos, après son éphémère vie, a pour l’imagination quelque chose de prodigieusement captivant. Les créations les plus luxuriantes sont sorties de ce rêve splendide. La pensée d’être un atome constructif du grand édifice mondial ; la pensée que, demain, tout ou partie de ma substance peut constituer les éléments de la rose ou du jasmin m’ouvre des perspectives dont je jouis à volonté présentement, grâce aux ressources de la folle du logis, plus près cependant de la réalité que les billevesées des croyants. Ces vues dépasseront à coup sûr en intérêt la vision où j’aperçois mon âme en contemplation perpétuelle de Dieu, ou rôtissant in œternum dans le grill-room de Satan.

La morale conventionnelle a-t-elle perdu ses droits en l’occurrence ? Le matérialiste prétendra le contraire et sa morale est juchée en des régions singulièrement plus élevées que celles où l’on voit l’idée du Devoir simplement adéquate à l’idée de sanction pénale ou de récompense. Le devoir basé sur l’intimidation ou l’intérêt manque de grandeur. Avoir peur est démoralisant. Accomplir son devoir fièrement, pour l’amour du devoir, conduit l’homme en un lieu éthéré, dont les morales de convention lui interdisent l’accès.

Or l’homme n’est qu’un chaînon dans la chaîne des êtres. Il est un moment dans l’évolution. Comme tel il est l’héritier de millions d’ascendants dont il subit fatalement l’influence. Il en souffre à certains points de vue, parce que l’évolution mal conduite, fille de l’erreur, de la vanité ou de l’égoïsme a fait de lui un pauvre esclave. L’humanité est fille de ses œuvres. Mais il en tire avantage à d’autres points de vue et c’est encore de son histoire qu’il tire tout ce qui dans sa vie présente peut être qualifié : joie, bonheur, satisfaction physique ou morale.

D’où dérive pour lui cette formidable notion de la solidarité raciale, qui cheville en lui cette autre notion que nous devons à autrui la part de mal et de bien que nous avons en partage, que, par suite, la fraction de mal et de bien qui est notre œuvre propre prépare pour nos descendants la vie future. L’humanité de demain sera notre œuvre. Or, qui est-elle cette humanité si ce n’est l’être qui sort de nous-mêmes, ainsi que ses descendants. Qui est-elle si ce n’est nous-mêmes sous d’autres apparences ?

Le mal que je m’inflige volontairement ou par insouciance, ou par méconnaissance de mes obligations de solidarité, c’est le mal de mes fils. Comme le mal que j’ai subi, c’est le mal de mes ancêtres. Mais aussi le bien que je triture de mes mains, par mon effort combiné et raisonné, c’est le bien que je rêve pour mes successeurs et dont je jouis par avance, dans une anticipation d’un au-delà qui est mon œuvre. C’est ma part de paradis réalisée sur terre.

Quel admirable aiguillon pour le bien est une semblable conception, qui montre l’atome humain véhicule éternel des propriétés qui feront la vie et la mort de la race, de ses jouissances comme de ses misères. Et quelle supériorité caractérise l’intelligence de l’homme qui, dès la jeunesse, prend conscience d’un pareil devoir !

À la peur, aiguillon des morales artificielles se substitue l’amour, fécondant un altruisme issu, d’ailleurs, d’un égoïsme rationnel et bien compris. Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas recevoir toi-même, est un prétexte, religieux dans son origine, mais d’essence très humaine dans sa réalité. Et ce précepte n’est-il pas adéquat à l’idée de justice réparatrice ?

Mais pour concevoir la mort, comme je l’ai dépeinte, pour la confondre avec la vie et par suite pour la nier, Il ne faut pas être hypnotisé par le médiocre microbe que nous sommes, il faut envisager l’humanité elle-même, dans l’histoire successive des longues périodes qu’elle traverse, venant on ne sait d’où allant on ne sait où, mais pourtant digne dans la lutte pour l’existence, d’accéder à une somme de bien-être d’autant plus précieux que tous les vivants en auront été les artisans.

La mort n’est qu’une apparence. Car la mort est encore la vie. C’est une roue qui tourne indéfiniment. Et cette infinité est le symbole de l’éternité. – Docteur Legrain.

MORT. — Le problème de la mort, tout comme celui de la vie, est un de ceux qui ont reçu le plus d’explications et d’interprétations finalistes, non seulement de la part de tous les mystiques et métaphysiciens mais encore de la part d’innombrables philosophes et même de nombreux savants. Quelques-uns de ceux-ci n’arrivent point à se débarrasser de la notion d’utilité et de raison d’être de ce qui est. Pour eux, il faut absolument que l’univers ait un sens.

D’autre part, l’homme rapportant inévitablement tout objet de connaissance à son propre fonctionnement vital, et il est tout naturel que chaque humain, chaque croyant, ou athée, ou curieux ; chaque groupe, ou clan, ou peuple, ou race se fasse de la mort un concept conforme à sa constitution particulière à son sens propre de la vie. Mais cette manière toute subjective d’envisager la mort n’exclut nullement l’examen objectif de ce phénomène considéré comme un des effets du fonctionnement universel s’exerçant sur les hommes sur les races et les diverses civilisations.

Ce qui caractérise nettement l’univers, c’est le mouvement. Mouvement d’une substance inconnaissable dont les cycles évolutifs seuls nous sont connus en partie, et dont les transformations successives peuvent être considérées comme autant de naissances et autant de morts. Remarquons qu’à moins de contradiction avec le postulat de l’incréation ou de l’absence de miracle, nous ne pouvons admettre de création ou de disparition extraordinaire de substance ou de mouvement, mais seulement des changements d’état synthétiques, déterminés par les réactions réciproques des éléments entre eux. Ce dynamisme perpétuel est incompatible avec toute stabilité, avec toute durée ou conservation définitive des équilibres formés par les groupements plus ou moins compliqués de la substance en mouvement.

Cette éternelle instabilité nous indique également qu’il n’y a aucune finalité dans l’univers puisque aucun état n’est définitif et qu’il est impossible d’assigner une borne à l’espace et au mouvement générateur du temps humain. L’infinité du temps et de l’espace est la négation même de la notion d’âme et de la notion de divinité, car il est profondément absurde d’essayer d’imaginer la suppression ou la création, par qui ou quoi que ce soit de l’espace et du temps. Ce sont là des inepties. De même la notion d’éternité détruit toute existence possible d’une âme, car ou bien cette âme a eu un commencement (et dans ce cas elle subit toutes les vicissitudes des transformations de la substance, se confond avec elle, nait et meurt comme toute forme qui commence et qui finit), ou bien elle est éternelle (et alors il faut reconnaître que de toute éternité l’âme a été une fort triste chose, puisqu’elle ignore encore le secret des mondes et n’a pas su réaliser la fraternité et l’amour). Un si maigre résultat pour une éternité d’efforts, prouve l’absurdité de l’immortalité de l’âme et démontre que sa seule réalité ne peut-être qu’une synthèse de la fonction vitale, modifiable et périssable comme elle.

L’origine de la croyance en la survivance remonte probablement aux premiers essais de compréhension et d’explications des rêves, du sommeil, des évanouissements, des morts sans lésions apparentes, etc., etc. ; explications unissant et confondant les diverses ressemblances de la vie et de la mort, sans possibilité de fixer la frontière où commence l’imagination et où finit la réalité.

Peut-on correctement parler de vie et de mort en désignant tous les phénomènes de l’univers ? Il ne le semble pas car la nécessité de distinguer les phénomènes entre eux, pour ne point les confondre, nous oblige à reconnaître les différences qui les séparent et les caractérisent. Or, le phénomène vital tel que nous le connaissons objectivement, se différencie des autres phénomènes par la propriété que possède la substance, dite vivante, de reproduire de la substance identique à la sienne dès qu’elle peut agir sur d’autres substances ; tandis que les autres combinaisons physico-chimiques dans leurs réactions réciproques perdent leurs caractères particuliers, se détruisent pour former de nouvelles combinaisons.

Autrement dit, la vie est un mouvement conquérant qui se différencie de tous les autres mouvements en ce sens qu’il persiste dans toutes ses réactions et tend à convertir à son rythme propre toute substance susceptible d’être assimilée. La durée la caractérise également, car, tandis que chaque réaction nouvelle efface de la matière non vivante les effets des réactions précédentes, ne laissant subsister qu’une mémoire primitive et empêchant tout souvenir complexe de se coordonner dans le temps, la matière vivante conserve les empreintes successives de ses réactions, et son rythme propre, coordonnant tous ses souvenirs, construit une sorte de recueil des événements subis dans le temps, et qui constitue la durée.

Il ne saurait donc être réellement question de vie et de mort cosmique autrement qu’en un langage figuré.

La vie, avons-nous dit, est un système conquérant. C’est ainsi que si les trois mille générations d’infusoires cultivés par Woodruff pendant cinq ans avaient pu se développer intégralement sans causes destructives, ni manque d’aliments, le volume de protoplasma ainsi formé aurait égalé dix mille fois celui de la terre. Mais ce système conquérant se heurte à d’autres mouvements ou à d’autres systèmes qui le limitent ou le détruise sans cesse, créant ces états transitoires, que nous apprécions relativement à notre propre durée et que nous dénommons équilibre et harmonie, ou cataclysme et chaos, selon qu’ils s’effectuent à notre échelle dynamique ou hors de notre rythme vital.

Notre compréhension, déterminée par notre durée appelle donc harmonie tous les mouvements qui ne détruisent point notre vie et comme celle-ci n’est possible précisément, que parce que ces mouvements l’ont créée, nous voyons que tant qu’un être est vivant, tant qu’il dure, et qu’il se meut dans un monde qui dure, il peut croire a un finalisme accordant toute chose dans l’univers. Sa mort lui ôtant toute possibilité de constater les éternels et chaotiques recommencements et la fragilité, transitoire de son moi, il vit et meurt après s’être construit un concept des choses proportionné au seul aspect de l’univers connu, ou des représentations plus ou moins exactes qu’il s’en fait.

Comme la connaissance humaine est essentiellement sensorielle et que tout mouvement trop rapide ou trop lent, tout phénomène d’une durée trop grande ou trop petite n’affecte point nos sens, nous ignorons le mécanisme intime de la substance ainsi que le mécanisme total de l’univers. Nous ne connaissons que des synthèses extrêmement compliquées et nullement les éléments analytiques les composant.

C’est ainsi que nous ne connaissons de la vie que quelques effets, qu’il nous est très difficile de dire analytiquement pourquoi elle est conservatrice et conquérante et que nous ne pouvons de même connaître réellement la mort que par ses effets : la fin de l’assimilation, la destruction du système conquérant, la désagrégation de sa substance et de tout ce qui constituait son acquis, sa mémoire, sa durée, ses réactions, etc., etc.

Il semblerait au premier abord, que la mort, ou fin d’un système conquérant, fût une chose toute naturelle puisque tout évolue dans l’univers et qu’aucun système n’y dure éternellement. C’est en abondant dans ce sens que l’on dit habituellement que la vie crée de la mort, et que la mort crée de la vie. Le tout en des cycles sans fin. Un examen plus méthodique nous montre qu’il n’en est rien, que la mort n’est nullement la conséquence de la vie et qu’elle en est même l’opposé. En effet, les systèmes conquérants sont formés de matières protoplasmiques limitées actuellement sur la terre et ils se conquièrent les uns les autres en se détruisant mutuellement ; mais il est bien évident que la première matière protoplasmique elle-même a été formée de substance non vivante et que, par conséquent, la lutte du vivant contre le vivant n’a pas toujours eu lieu. La vie n’est donc point sortie de la mort mais du non-vivant, ce qui est tout autre chose. La mort ne peut d’ailleurs en aucun cas donner de la vie. La vie vient d’un vivant et non d’un mort. Celui-ci ne donne que des matériaux à des êtres vivants issus d’un vivant et non issus d’un mort.

Il serait donc très important, de rechercher si les causes de mort sont d’ordre biologique ou d’ordre physico-chimique. Dans le premier cas, les systèmes conquérants disparaîtraient par destruction mutuelle. Dans le deuxième, ils seraient détruits par le fonctionnement même de l’univers. Si la première hypothèse est exacte, l’homme peut entreprendre la lutte contre les êtres hostiles à sa durée et reculer, sinon supprimer la mort. Si la deuxième est seule vraie, tout espoir de triomphe de l’humanité sur les forces aveugles de la nature est à rejeter définitivement.



Les hypothèses sur les causes déterminant la mort sont assez nombreuses, car de tout temps l’homme a cherché à en pénétrer le secret pour prolonger sa vie mais ce n’est guère qu’avec la méthode scientifique que ces hypothèses ont pris un caractère plus positif par la multiplication des expériences et des observations.

La reproduction des êtres s’effectuant par de simples cellules formées en chaque reproducteur et transmettant, de génération en génération, ce pouvoir générateur inépuisable, il semble que l’immortalité soit par cela même, un fait évident. L’observation de la cellule libre ne nous montre point d’exemples de sénilité et de mort ; et les petits animaux unicellulaires microscopiques se reproduisant éternellement par simple division, ne paraissent point soumis aux causes destructives physico-chimiques. Certes comme dans toute cellule vivante il y a déchets de fonctionnement, désassimilation, perte d’énergie, rayonnement, etc…, mais l’assimilation répare précisément tout cela, puisqu’il y a finalement augmentation de volume, puis division et pullulement.

Maupas, qui les étudia il y a une quarantaine d’années, crut, qu’à moins de conjugaisons entre eux, il y avait réellement sénilité et mort au bout de trois cents générations environ. D’autres biologistes le crurent également, mais Woodruff reprit en 1907 ces mêmes expériences, et pendant 13 ans put éviter la conjugaison et le vieillissement et obtenir 8.400 générations par simple division. Métalnikov est parvenu aux mêmes conclusions après dix ans d’expérimentation et cela était facile à prévoir puisque d’innombrables protozoaires se reproduisent ainsi naturellement sans signe de vieillissement. La seule condition a observer consiste en un renouvellement permanent du milieu où baigne l’animal. On sait, d’autre part, que Carrel est parvenu à conserver vivant, pendant plus de dix ans, et à faire proliférer divers tissus d animaux, sous conditions de renouvellement incessant du milieu ; ce qui démontre bien l’immortalité de la cellule. Ainsi, ces animaux ne connaîtraient point la mort biologique. Pourquoi alors les animaux supérieurs, que l’on peut considérer comme des colonies de cellules, meurent-ils après un vieillissement plus ou moins tardif ?

Pour Hertwigt la cause serait dans l’agglutination des cellules, obligeant celle-ci à un accroissement de dimensions au lieu de permettre la multiplication indéfinie qui est leur fonction propre. En fait, les observations embryogéniques montrent l’activité extraordinaire des premières multiplications cellulaires se ralentissant progressivement jusqu’à la formation complète du fœtus. Ce ralentissement se continue jusqu’à la naissance où le nombre des cellules paraît définitivement limité. Celles-ci augmentent alors de volume jusqu’à la fin de la croissance, puis vient, lentement, la dégénérescence et la mort. Un autre biologiste, Mainot, paraît de cet avis et pense que la différenciation cellulaire, la spécialisation, née de l’agglutination, est la cause de la sénilité et de la mort. Delage a également émis une théorie de la mort basée sur la différenciation cellulaire, dans laquelle seuls les éléments indifférenciés telles les cellules sexuelles, ne meurent point. Retterer, qui a combattu ce point de vue, a objecté que les cellules sexuelles sont hautement indifférenciées, ce qui ne leur enlève point leur caractère d’immortalité. Ceci est plus ou moins exact et Le Dantec pensait que les éléments sexuels sont, au contraire, des éléments morts réduits à un seul pôle, c’est-à-dire incapables, désormais d’assimiler et de se reproduire isolément. Il supposait que chaque cellule vitale est le siège d’un phénomène bipolaire (bisexuel) indispensable à l’assimilation et que celle-ci, jamais parfaitement réalisée entraîne une certaine modification de l’être qu’il appelait assimilation fonctionnelle. Cette fonction vitale nécessite le renouvellement constant du milieu et l’élimination des substances de désassimilation sous peine d’intoxication, de maladie, de sénilité et de mort. Cette désassimilation produit également la substance squelettique agglutinant les milliards de cellules et cette accumulation entraîne la vieillesse et la mort. La théorie de Loeb admet également l’immortalité des cellules libres et l’intoxication réciproque des cellules organisées. C’est à peu près la théorie de Delage et Retterer, aurait dû admettre que, par différenciation cellulaire, il fallait entendre une destruction graduelle de certaines propriétés vitales chez les éléments des organismes supérieurs, conservées, au contraire, par d’autres cellules et que retrouvent les cellules sexuelles en se conjuguant.

A. Lumière émet une théorie tout aussi pessimiste. La matière vivante est de nature colloïdale (et par conséquent instable), c’est-à-dire composée de micelles, ou granules formées d’un noyau et d’un revêtement mince, en suspension dans un liquide. Ces noyaux et leurs revêtements sont de structures différentes et chargés d’électricité contraire. La disparition du revêtement entraîne un précipité des granules, la floculation et la mort. D’autres biologistes, tels que Hodge et Conklin, pensent que la vieillesse provient d’une altération des cellules, lesquelles diminuent de volume, perdent progressivement leur noyau, tandis que la pigmentation les envahit lentement et détruit leur fonctionnement.

La mort se présenterait donc ainsi, comme un phénomène physico-chimique inévitable.

Metchnikoff n’est pas de cet avis. Selon lui, le vieillissement provient bien d’une intoxication, mais celle-ci n’est que la conséquence du pullulement des microbes malfaisants dans le gros intestin. Il en résulterait une sorte de dégénérescence des cellules nobles ou spécialisées : musculaires, nerveuses, viscérales, etc., plus sensibles aux poisons que les autres cellules : phagocytes et tissus conjonctifs, lesquels, plus mobiles, plus indépendants conservent leur faculté de défense beaucoup plus longtemps. En temps normal ces cellules luttent contre les microbes, réparent les plaies, reforment les, tissus, mais, dans un organisme vieilli, elles s’attaquent aux cellules nobles, les détruisent, ruinent la coordination générale et déterminent la mort. Cette guerre civile expliquerait certaines affections telles que les tumeurs, cancer, sarcome, etc., qui constituent une sorte de révolte cellulaire effectuée par des cellules extrêmement vigoureuses, soustraites aux lois coordinatrices de l’organisme. Enfin, après les travaux de Brown-Séquard, sur les sécrétions internes de certaines glandes, de nouvelles recherches ont démontré leur influence dans tout l’organisme sur la croissance, l’accélération de la maturité, l’équilibre général, le vieillissement, l’intelligente, etc. Les travaux de Steinach et de Voronoff sur la greffe des glandes sexuelles ont démontré des possibilités évidentes de rajeunissement, tandis que Jaworski, par des transfusions de sang jeune, est également parvenu, en ce sens, à des résultats intéressants.

De tous ces faits il est possible de dégager les quatre remarquables suivantes : 1° le fonctionnement de la cellule vivante est immortel en milieu renouvelé ; 2° l’agglutination des cellules limite le renouvellement du milieu, gêne le fonctionnement vital, crée l’accumulation des déchets, tandis que la spécialisation rend progressivement chaque cellule impropre à l’activité totale de la vie et au maintien du rythme initial ; 3° l’unité cellulaire ignore les longues durées par suite de ses fréquentes divisions. Il n’y a donc pas immortalité proprement dite de la cellule puisqu’il n’y a pas individualité permanente, mais incessants recommencements. L’acquisition expérimentale est donc limitée par le temps et les dimensions mêmes de la cellule et se trouve toujours réduite à elle-même sans grande possibilité d’enrichissement ; 4° l’agglomération cellulaire arrête la multiplication, stabilise l’activité, prolonge la durée réelle de chaque cellule et favorise son accroissement expérimental. La spécialisation permet à certaines d’entre-elles d’accumuler des modifications, se coordonnant dans le temps et constituant la connaissance, le savoir.

Ici encore nous pouvons constater l’absence de finalité des choses, car, tandis que l’indépendance préserve la cellule de la mort et lui conserve une grande vitalité, elle ne lui permet aucun perfectionnement expérimental par insuffisance de durée et impossibilité de connaître d’autres expériences que la sienne. Par contre les êtres pluricellulaires acquièrent une grande connaissance par suite de leur durée et de leurs spécialisations, mais il ne peuvent profiter de cet avantage, puisqu’ils meurent et perdent cet acquis…



Certains savants encore empêtrés dans les explications finalistes et cherchant un but à cet état de choses ont pensé que la mort était avantageuse pour l’espèce. Weisman a défendu ce point de vue absurde : les espèces immortelles mais séniles auraient été éliminées dans la lutte pour la vie par les espèces mortelles, mais composées de sujets plus jeunes et plus vigoureux, plus aptes à vivre. D’où utilité bienfaisante de la mort. La vieille erreur finaliste de « l’Espèce », entité vivante, persiste encore. Elle oppose l’espèce à l’individu, celui-ci devant être sacrifié à celle-là. Comme il n’y a, en réalité, que des individus, le sacrifice à l’espèce devient un sacrifice de l’individu à l’individu. Ce qui est proprement absurde. Chaque être se sacrifiant à un autre être, c’est l’espèce tout entière qui se sacrifie au néant, puisque le dernier être est voué, tout comme le premier, à la mort. C’est l’apologie grandiose du suicide.

De nombreux philosophes ont également défendu ce concept contradictoire en chantant les louanges de l’anéantissement. Les forces aveugles de la nature ne leur demandant point leur avis leur approbation est de trop. Ce qui est se justifie de lui-même, puisqu’il est ainsi et non autrement. Pourtant il est de toute évidence que si l’immortalité des êtres supérieurs était un fait il ne pourrait y avoir sénilité, qui est un commencement de mort. La vieillesse n’existant point, nul ne pourrait célébrer la joie des éternels recommencements. Le monde serait autre, tout simplement, en vertu de ce fait bien compréhensible que pour qu’un être immortel fut viable et put durer, il faudrait absolument qu’il y eût, préalablement, les conditions nécessaires à sa réalisation. Nous retombons toujours dans cet axiome évident que, ce qui est étant le résultat du fonctionnement de l’univers, il est tout naturel de trouver réunies les conditions nécessaires pour que cela soit tel que c’est et pas autrement. La mort des êtres supérieurs est le produit du monde tel que nous le connaissons et il faut reconnaître qu’il n’est pas extraordinaire. L’immortalité ne serait possible que dans d’autres conditions, avec d’autres équilibres biologiques.

L’immortalité est-elle possible, est-elle désirable et quelles en seraient les conséquences pour l’individu et la collectivité ?

D’après ce qui précède, le mécanisme même du fonctionnement cellulaire nous échappe, car aucun des expérimentateurs n’a pu trouver la cause intracellulaire des phénomènes auxquels il a attribué la sénilité et la mort. Nous n’avons qu’une certitude : la mort biologique, c’est-à-dire la lutte entre systèmes conquérants, n’est point inévitable et l’homme pourrait créer une certaine harmonie entre systèmes affinitaires et détruire définitivement les autres.

La mort physico-chimique paraît plus rebelle. Pourtant il est un fait qui démontre que la vie est bien une transformation de l’énergie ambiante ; c’est le pouvoir minime d’énergie initiale nécessaire à une seule cellule pour en engendrer des milliards d’autres. Une telle énergie totale ne peut être empruntée qu’au milieu physico-chimique et non à la cellule mère ; celle-ci ne pouvant que jouer le rôle de transformateur, de catalyseur et de coordonnateur des forces substantielles du milieu. L’organisation seule paraît responsable de la mort par stabilisation, « arrêt de développement », accumulation de déchets, difficulté de renouvellement du milieu intérieur. D’autre part, il est impossible de songer à détruire cette organisation, source de l’intelligence et de la conscience humaine. La solution future est peut-être dans la connaissance exacte du mode d’accaparement et de transformation de l’énergie ambiante par la cellule et dans la découverte des moyens propres à son utilisation pour le renouvellement indéfini de l’organisme et l’élimination des toxines mortelles.

La vie future réaliserait ainsi une nouvelle forme d’équilibre dans l’univers ; équilibre formé : 1° de la conservation des éléments utiles au double fonctionnement physiologique et psychologique ; 2° de l’élimination des éléments nuisibles au corps (toxines) et à l’intelligence (erreurs) ; 3° de l’évolution, c’est-à-dire transformation progressive du corps et du psychisme sans solution de continuité.

Ainsi se trouveraient conciliés les deux facteurs contraires de l’univers : l’évolution et la durée, ou, si l’on préfère : le mouvement et la stabilité. Rien n’est écrit d’avance. Toutes les possibilités sont dans la substance en mouvement et l’intérêt de l’homme est d’en connaître les lois pour les utiliser à son profit…



L’immortalité n’est pas impossible a priori. Est-elle désirable ?

Pour répondre à cette question, il est nécessaire de rechercher sur quelle base on peut établir la légitimité d’un désir, d’une raison d’agir, d’une volonté. Autrement dit : y a-t-il une démonstration logique et rigoureuse de l’utilité ou de l’inutilité de l’existence des êtres ? Peut-on établir la nécessité de la continuation de la vie ou celle de sa disparition ?

Remarquons que la vie et la mort font partie des choses naturelles, et qu’un choix de pure raison, entre ces deux solutions, ne change rien au fonctionnement universel. Mais qu’est-ce qu’une pure raison ? Le fait même que cette question ne se pose que parce qu’on est vivant et que l’on porte un intérêt à sa résolution prouve que toute question humaine est déterminée par quelque chose de vital, d’animal, de physiologique, antérieur à la raison et la déterminant. Notre fonctionnement nous détermine à l’optimisme ou au pessimisme. C’est une question d’humeur, de compositions chimiques et de combinaisons colloïdales. Ainsi, celui qui vit et aime la vie agit par suite de son fonctionnement biologique qui le détermine à continuer de vivre. Celui qui se suicide fonctionne de telle manière qu’il accomplit un geste qui met un terme à son fonctionnement. À dire vrai, si paradoxal que cela soit, le suicidé ne se tue pas : il supprime une cause de souffrance. Il ne se rue pas consciemment contre son moi pour le détruire ; il lutte contre des représentations mentales désagréables qu’il supprime à la manière de l’ours écrasant la mouche du dormeur.

La question de préférer le néant à l’existence, ou vice-versa, n’a donc aucun sens puisque ce qui vit ne peut se placer dans la condition de la non-existence ; et que la non-existence n’étant rien, ne peut se comparer à l’existence qui est quelque chose. Nous comparons tout simplement deux de nos états mentaux. Dans l’un, nous nous représentons (ou croyons nous représenter) l’absence de l’inharmonie universelle par la disparition de la conscience humaine seule capable de la juger et d’en souffrir. Et dans l’autre, nous nous représentons cette souffrance comme étant un effet de notre volonté qui pouvait ne pas l’engendrer car, créer de la vie, c’est engendrer un futur mort. Tout se ramène en fin de compte à une sorte de balancement entre le plaisir que l’on a de vivre et la peine qu’on en éprouve.

Ainsi tout être sentimental peut désirer la fin de l’humanité comme conclusion d’un phénomène malfaisant et douloureux pour la conscience humaine ; mais sentimentalement, il est tout aussi possible de s’enthousiasmer pour ses dons merveilleux et de vouloir sa conservation et sa durée. D’ailleurs, le fait seul que l’on critique l’état des choses et qu’on lutte pour son amélioration indique que l’on s’intéresse à sa continuation et qu’on est partisan de créer de la vie.



Une des raisons de désirer la mort peut provenir du mauvais fonctionnement vital : pathologie, sénilité, usure, affaiblissement, etc., déterminant dans la conscience humaine l’amertume, le dégoût, la lassitude, le désintéressement de l’effort, l’amour du repos, l’attirance vers le néant. Le suicide philosophique ne se justifie que par l’imminence d’une fin inévitable que l’on veut choisir à son gré. L’immortalité certaine changerait probablement quelque chose à ce genre de détermination. L’homme sain, en pleine vitalité, en plein fonctionnement, hors des contraintes déprimantes aime donc la vie. Pourquoi alors ne désirerait-il pas l’immortalité ?

On objecte la nécessité des renouvellements et rajeunissements biologiques par l’enfance ; le pullulement des êtres ; l’utilité de faire de la place aux autres ; la malfaisance des vieux organismes cristallisés et fossilisés. Ces objections n’ont aucune valeur, puisque l’immortalité ne pourrait qu’être le résultat d’organismes éternellement jeunes, possédant la faculté d’évolution et d’assimilation intellectuelle propre à la juvénilité. De même l’immortalité n’est conciliable qu’avec une suppression presque totale des naissances ; celles-ci ne suppléant qu’aux morts accidentelles ou volontaires des immortels.

Cela étant, quelle utilité y aurait-il à remplacer ces êtres vivants en pleine conscience, par d’autres êtres à venir, n’existant pas encore, lesquels seront à leur tour remplacés par d’autres qui ne feront pas mieux que vivre et mourir comme leurs devanciers ? Est-ce que la non-existence conférerait des droits ? N’est-ce pas là le travail aveugle et incohérent de la nature qui crée et détruit sans cesse et sans but ?

N’est-il pas plus intéressant d’opposer à ces destructions perpétuelles l’action intelligente des systèmes conquérants harmonisés entre eux et conscients de leur durée ?

Rien ne dure dans l’univers. Tout se transforme. Seule la vie, conservatrice des rythmes, réalise la merveille de la durée et de la contemplation des choses ; seule elle permet et le spectacle du monde et sa compréhension.

La mort c’est le morcellement de l’expérience.

Est-ce la mort qui a enrichi l’humanité, ou est-ce l’activité vitale, l’accumulation du savoir, la conservation des efforts, la durée des connaissances transmises de générations en générations ? Le pullulement, les naissances successives, la mort permanente ont-ils rendu les humains meilleurs, plus savants, plus sages, plus fraternels ?

Chaque génération ignorant le savoir vécu des générations précédentes recommence les mêmes errements de termites bornés. L’homme parvenu à une grande connaissances des choses meurt, détruisant avec lui toute la science amassée, toute la continuité compréhensive qui donnait un sens à son expérience individuelle, transmissible seulement après synthèse et que la mort supprime totalement.

Cette immortalité n’est point désirable avec des humains inconscients et criminels, incapables d’harmonie. La mort est ici plus bienfaisante que nuisible, mais il ne faut pas oublier que le tout se tient et que d’autres lois biologiques détermineraient, probablement, une autre psychologie.

Les méfaits de la mort individuelle se retrouvent dans la mort des sociétés. Celles-ci meurent par la trop grande différenciation des humains, leurs déformations professionnelles, leurs spécialisations, nées du développement excessif des densités humaines nécessitant de formidables organismes et de vastes organisations, le tout formant une sorte d’ossature peu modifiable, s’opposant à toute variation et amélioration. Chaque peuple, ou parti, ou caste, ou clan, trust, syndicat, corporation, groupe ou individu cristallisé, incapable de vivre seul désormais, lutte pour son propre compte, impose son rythme aux autres et détruit la coordination générale par le parasitisme et l’insouciance de l’harmonie collective.

Les déchets sociaux, sous forme de traditions, lois, traités règlements, coutumes, s’accumulent comme des toxines mortelles, détruisent l’équilibre, paralysent l’activité individuelle et acheminent les collectivités vers les désordres et la sénilité. Par contre, l’isolement excessif limite l’expérience et la transmission et conservation du savoir par le recommencement et le réapprentissage vital de chaque individu. La communication des connaissances augmente la durée humaine et l’enrichit.

L’immortalité sociale, avantageuse pour les œuvres collectives de longue durée et l’enrichissement de l’individu, ne se réalisera que par la limitation des humains, le développement de la puissance individuelle au sein de multitudes de groupements réduits et indépendants, à rythme particulier, participant volontairement, et facultativement, à des rythmes productifs de plus en plus vastes et plus généraux. Aucune sénilité n’atteindrait ces organismes évoluant indéfiniment, par la plasticité même de leur organisation, excluant toute cristallisation administrative. Cette durée bienfaisante permettrait la conservation des acquisitions utiles, tandis que les catastrophes sociales détruisent aveuglément les bonnes et les mauvaises choses comme autant de multiples morts appauvrissant infailliblement l’humanité.

La mort n’est donc qu’un fait qui s’impose à l’homme. L’approuver, c’est acquiescer à l’écrasement de l’intelligence ; c’est approuver le fonctionnement du chaos.

La vie est source de toute conscience et il est naturel de vouloir durer. Le spectateur, le curieux peut trouver de la joie à se perpétuer en ses enfants. Il peut envisager sereinement sa mort et la fin transitoire de son moi sans trouble et sans émoi, telle la fin d’un phénomène cosmique. Mais, en vrai spectateur des choses, il peut lui être agréable d’imaginer le triomphe de l’ingéniosité humaine sur le mécanisme aveugle de l’univers.

Peut-être l’accumulation des souvenirs et des variations individuelles effacerait-elle, par des oublis progressifs, les personnalités successives des humains, détruisant ainsi leur unité dans le temps et limitant leur durée totale faite, on le sait, de tous les souvenirs. En ce cas l’immortalité effective serait une suite de morts supprimant le « moi » éternel, remplacé par des « moi » successifs, s’ignorant dans le temps comme autant d’étrangers. Le moi, synthèse perpétuellement variable des rythmes subjectifs, n’est qu’une suite de présents conscients. Il ne connaît ni passé, ni futur réels ; il les vit sous forme de présent et sa durée, ou spectacle des souvenirs, est à la fois dans l’espace et dans le temps, c’est-à-dire déterminé par l’espace cérébral et le rythme vital. La continuité du moi est une apparence ; il se transforme inévitablement. Il ne peut donc y avoir d’immortalité absolue.

D’autre part, la volonté de réalisation étant proportionnée à la durée des êtres, il est probable qu’une longévité de quelques milliers de siècles laisserait encore les humains insatisfaits, avec des désirs exigeant mille fois plus de temps pour leur satisfaction.

Toutes ces constatations nous démontrent bien qu’il n’y a aucune finalité dans le monde. Chaque instant de l’éternité est un centre, un sommet, qui ne peut être autre, puisqu’il est ainsi. Affirmer l’harmonie nécessaire de ce qui est, c’est ignorer toutes les harmonies contradictoires, infinies, successives ou simultanées contenues dans la substance éternelle. Approuver l’aspect visible de l’univers, c’est le stabiliser, l’immobiliser en soi. C’est approuver servilement le chaos. La mort fait partie de l’équilibre actuel des choses. Un autre équilibre serait crée par une autre vie, une autre longévité une autre harmonie. Cela nous démontre que l’homme est un accident de l’univers et qu’il n’en est ni la justification, ni le but. Mais l’homme est un centre de mouvement, un transformateur puissant d’énergie. Aucune finalité n’existant, il peut mépriser les adorateurs du stagnant, rejeter l’ordre des choses tel qu’il est, ne s’incliner devant aucune souffrance, aucune inharmonie. L’homme doit utiliser à son usage un univers sans finalité et sans dieux… Le monde sera ce qu’il pourra le faire, et il le fera en œuvrant, non en se résignant. — Ixigrec.

MORT (Signes de la). — Pour compléter la documentation donnée à inhumation et maisons (mortuaires), voici l’énumération de quelques signes et moyens qui permettent de reconnaître la mort avec quelque certitude et de réduire, si l’on n’a recours à la crémation, les risques d’être enterré vivant.

L’injection de fluorescine (28 c/c), d’ammoniaque (14 c/c) — proportions variant avec la corpulence du sujet — provoque, à des degrés d’appréciation suffisants, et dans la demi-heure qui suit, une certaine coloration de la peau (jaune foncé et vert intense chez le moribond) pouvant éviter une autopsie plus ou moins opportune.

L’examen de l’œil, les manifestations de la circulation, de la respiration, de la sensibilité, même provoquées s’il le faut, par pinces spéciales, sont susceptibles de dénoncer les cas de léthargie ou de mort simplement apparente.

Le parcheminement de la peau, découpée et soulevée sur un point du corps, est aussi un moyen de contrôle. Le parcheminement des cuisses, provoqué par friction à la brosse, s’obtient facilement dans les 6 à 12 heures qui suivent l’expérience. Chez les pendus, le parcheminement du sillon de la corde est constamment observé, la dessiccation de la peau du sillon s’opère 5 à 6 heures après cessation de la vie.

La brûlure d’ammoniaque qui fait ampoule sur le vivant ne fait pas ampoule sur le cadavre.

En approchant la flamme d’une bougie, à 1 cm du doigt de la main du cadavre, une ampoule se produit et elle éclate ; sur le vivant il y ampoule mais pas d’éclatement.

La rigidité cadavérique s’observe d’abord sur les régions déclives, deux ou trois heures après le décès : en arrière des cuisses par exemple.

Sur le cadavre, le sang veineux se transforme en sang artériel par absence d’oxygène et la putréfaction commence. Quand on déplace un cadavre, les lividités se déplacent un certain temps, c’est ainsi qu’il est permis au médecin légiste de voir si la scène a été truquée, la lividité nouvelle ne correspondant plus à la situation première du cadavre.

La chute de la température, par rapport au milieu ambiant, est aussi un signe peu négligeable ; cependant on a vu des malades atteindre 27°4 !

Après la mort, on observe, en certaines circonstances, une élévation de température au-dessus de 40° (tétanos), de 55° (crise d’alcoolisme, délirium tremens) ; 50° (méningite tuberculeuse) ; 50° (pachyméningite alcoolique) ; 50° (pneumonie) ; certains alcooliques ont marqué, après cessation de vie, 53° et jusqu’à 59° !

Dans certaines maladies par invasion de microbes putréfacteurs — chez les cholériques, par exemple — l’état de rigidité cesse après les 3 ou 4 heures succédant à la mort.

La rigidité est aussi de faible durée chez les affaiblis par durcissement des fibres musculaires lisses et striées qui, en cassant, font cesser l’état de rigidité. L’acidité précipite la rigidité ; la contracture de la mâchoire s’obtient dans les 3 heures, mais en position déclive ; chez les pendus même avec un bandeau, ce phénomène ne s’accomplit pas.

L’état de rigidité, contrairement à l’état de lividité qui ne dure que très peu de temps, dure de 60 à 75 heures ; dans les pays froids, la rigidité dure 5, 6 et 7 jours et jusqu’à 10 jours dans les pays de glace. On peut lutter contre la rigidité par des mouvements en flexion des bras ou en extension des membres inférieurs.

La rigidité musculaire des vésicules séminales s’accomplit pendant l’agonie ; la rigidité de l’utérus expulse le fœtus ; le sperme, chez l’homme, se loge dans l’urètre par contraction plus que par rigidité ; le cœur s’arrête en diastole, le ventricule gauche vide. Chez les épuisés, il n’est pas rare de voir l’état de rigidité (et de lividité l’accompagnant) précéder la mort ; en général, dans ce cas, l’état de rigidité s’établit instantanément avec la mort. On a vu, dans la dernière guerre, nombre de soldats tués au moment où ils accomplissaient certaines actions, rester figés dans la situation qu’ils occupaient avant d’être frappés à mort : soldats buvant à leur quart, soldats russes en prière, etc.

Hors la guerre, ces cas sont plus rares et n’existent que par plaies au crâne : suicidé restant debout devant une glace et figé dans cette attitude.

Certains criminels ont pensé faire tenir un revolver dans la main de ceux qu’ils tuaient ; l’arme, toujours mal tenue, ne peut l’être quand la mort est dû à une plaie du crâne.

L’expression de la physionomie du cadavre : terreur, angoisse, ne doit jamais être confondue avec les expressions caractéristiques du phénomène de la rigidité provoqué par les spasmes cadavériques. La rigidité, elle-même, peut donner au visage une expression d’horreur succédant à un état extatique. — L. Rimbault.

MORT (Culte des morts). — Le culte des morts a été universel. Tous les peuples, à part quelques hordes humaines qui abandonnaient, sans plus y prendre garde, les cadavres des leurs, ont honoré les morts, leur ont rendu un culte fervent et, ajoutons-le, souvent intéressé.

Les rites et les cérémonies funèbres offrent une grande variété qui toujours se trouve être en relation avec l’idée que les hommes se faisaient de la vie d’outre-tombe. Aux yeux des primitifs, comme d’ailleurs aux yeux de beaucoup de nos contemporains, la mort, loin d’être la destruction de l’individu, n’est qu’un accident, un événement qui donne à l’existence un cours nouveau. La croyance en l’immortalité, d’où résultent les cultes funéraires, provient avant tout de la conception animiste du monde. L’homme primitif doue tous les objets, tous les êtres, tous les phénomènes d’intentions et de facultés analogues aux siennes. Cette tendance est encore si forte, si durable, si spontanée qu’elle se traduit toujours par des actes et des paroles inconsidérées. Nous attribuons aux choses l’intention de nous nuire ou de nous aider. Nous rudoyons l’objet qui nous blesse comme nous bénissons le soleil qui nous réchauffe ou que nous maudissons la pluie et le froid qui s’éternisent. Incapable de distinguer les phénomènes subjectifs des phénomènes objectifs, l’imaginaire du réel, le sauvage ignorant a peuplé la terre entière d’âmes et d’esprits, logeant dans chaque objet, dans chaque être, dans chaque phénomène, une entité vivante et agissante, capable de lui nuire ou de le servir. Cette croyance générale s’est trouvée considérablement renforcée par l’influence du rêve et de la vision qui ramènent devant les yeux du sauvage l’âme des êtres et des choses. L’homme voit un autre lui-même accomplir des actes extraordinaires, éprouver des joies et des peines inconnues. Il voit ses compagnons, ses amis, ses parents participer à une vie qui diffère et se rapproche à la fois de l’existence ordinaire. Il voit défiler devant ses yeux la foule des êtres et des choses qui ont une place marquée dans ses préoccupations et ses souvenirs. Les morts ne sont pas exclus de cette revue. C’est donc que les morts sont vivants, du moins par leurs âmes ; car s’ils n’existaient plus comment les verrait-on ? Certes, le genre de vie qui les anime est quelque peu différent de celui qu’ils vivaient autrefois, mais ils vivent puisque dans le rêve et l’extase on les voit agir, on les entend causer. L’infirmité intellectuelle des âges précédents ne permettait pas aux hommes de soupçonner que les perceptions du rêve n’ont pas la même réalité que celles de la veille. Aussi, pour les primitifs, le dédoublement des êtres et des choses, l’existence d’un double attaché au corps à certaines heures et capable de liberté était un fait précis, indiscutable, dont la réalité ne laissait aucun doute. De cette croyance à l’existence d’une âme immortelle ou plutôt des âmes – car les peuples qui ont doté l’homme d’une seule âme sont en nombre restreint – découlent les rites funéraires aussi variés que baroques. L’âme est, parait-il, le moi conscient de l’individu qui recommence après la mort une nouvelle vie calquée sur l’ancienne. Elle n’a rien qui ne lui soit prêté par les vivants. Elle voit, elle entend, elle conserve toutes les facultés dont elle a perdu les conditions organiques. Elle n’est que le décalque du corps qu’elle a quitté ; elle a toutes les qualités de la matière, mais elle est immortelle.

L’homme a traversé plusieurs âges géologiques avant de s’intéresser aux morts. L’abandon a été le premier régime funéraire, mais il a dû insensiblement s’accommoder aux croyances animistes et revêtir un caractère liturgique. Déjà les hommes de l’époque moustérienne semblent avoir eu une vision de survie qui les a poussés à inhumer leurs morts selon un rite particulier. Mais ce n’est que plus tard, beaucoup plus tard, que les hommes ont pris un soin de plus en plus précieux des morts. Quand la croyance en l’immortalité des âmes fut devenue un fait précis et que la crainte qu’inspiraient les revenants de toute nature fut assez puissante pour imposer le respect des morts. Le premier hommage que les morts ont reçu est celui de la peur. De la peur qu’inspiraient les esprits libres, séparés de leur corps, qui étaient coutumiers de tours cruels. Une fois en liberté, les mânes effrayaient les vivants, les entraînaient hors du bon chemin, les tourmentaient de toutes façons, surtout quand il s’agissait d’esprits dont les corps, pour une raison ou pour une autre, avaient été privés de sépultures ou n’avaient point reçu les honneurs funèbres. De là proviennent toutes ces légendes de vampires, de larves, de lémures, de goules, toutes plus acharnées les unes que les autres à meurtrir les humains ; de là aussi sont issus tous les procédés magiques dont usent les sorciers pour capturer les âmes errantes et pour détourner leurs colères sur les ennemis de la peuplade. (Voir sorcellerie).

Anciennement, la crainte des esprits était si forte que les morts ont été jetés dans les gouffres naturels : cratères, chutes d’eau, fleuves, etc., ou abandonnés dans les cavernes, dans des abris artificiels, portés au sommet des arbres où ils pourrissaient sur les branches. Certains peuples donnaient les corps d’enfants et même d’adultes à manger aux chiens ou les abandonnaient aux vautours et aux poissons. Souvent, dans ces deux derniers cas, les ossements étaient soigneusement recueillis et pieusement conservés. Rappelons à ce sujet les coutumes des Parsis de l’Inde qui placent les corps des enfants, des hommes et des femmes dans trois étages concentriques de cases superposées. Lorsque les vautours ont convenablement nettoyé les corps exposés dans « la tour du silence », ils recueillent précieusement les ossements qui sont remis à la famille du mort. Nombre de peuples ont mangé les cadavres de leurs ennemis tués à la guerre et même les corps de leurs plus proches parents. Certains avaient même soin de les tuer avant qu’ils ne soient trop vieux ou débilités par la maladie. Cette anthropophagie d’un genre spécial n’avait, à leurs yeux, rien de criminel ; au contraire, les victimes, vieillards et malades, envisageaient avec plaisir le moment où ils seraient immolés. Cette coutume n’excluait aucunement la piété filiale, le respect des survivants ; si l’on mangeait les morts c’était avant tout pour s’assimiler une part importante de leurs esprits et profiter ainsi de leur sagesse et de leurs qualités.

D’autres peuples au contraire s’ingéniaient à conserver le corps tout entier en évitant, autant que possible, la putréfaction. Le mort était le plus souvent desséché à l’air libre, les intestins ayant été préalablement enlevés. Lorsque la dessiccation était complète, la momie était installée, couchée ou assise, dans une enceinte sacrée ou dans une caverne funéraire. Ces usages se pratiquent chez un grand nombre de peuples. Les habitants de l’antique Égypte avaient poussé plus loin que les autres peuples l’art de l’embaumement et l’architecture du logis funéraire : pyramides, hypogées, mastabas. Qui ne connait les préparations raffinées, les pratiques minutieuses, les travaux méticuleux qui avaient pour but d’assurer la conservation et la parure intégrale du mort : homme ou animal sacré. Ces peuples divers de la Polynésie, de l’Amérique, de l’Égypte qui s’ingéniaient à conserver si précieusement les dépouilles mortelles des leurs, s’étaient arrêtés plus longuement que les autres peuples à l’idée d’une résurrection corporelle. Ils s’attachaient à garder aux âmes absentes les formes et les organes qu’elles avaient connus et de cette croyance antique procède toute la conception de la vie future. Les soins plus ou moins efficaces données à la conservation des corps ont nécessité partout l’emploi de demeures funéraires, la construction des caveaux très variés qui presque toujours ont été ornés de sculptures, de bas-reliefs, de peintures somptueuses. Pyramides d’Égypte ; hypogées de la vallée du Nil, tertres artificiels de l’Amérique, tumulus recouvrant les dolmens et les chambres sépulcrales de l’âge mégalithique, tombeaux magnifiques des rois et des puissants chez les peuples ayant connu un certain degré de civilisation, autant d’indices que l’homme s’est partout préoccupé de la vie future. Autant de preuves qu’il s’est imaginé un au-delà mystérieux, image embellie de la vie terrestre, suprême refuge où l’on jouit des biens que l’on a pas connu ici-bas. Et qu’il s’est cramponné à ce songe avec d’autant plus d’énergie que c’est, au milieu des soucis et des revers quotidiens, un réconfort puissant, un opium intellectuel qui console en engourdissant. Plus tard, quand le sens moral fut né, que de nouveaux besoins de justice se créèrent, la vie future devint sanction de la morale ; chacun étant traité après sa mort selon ses œuvres. Hélas ! en rêvant aux délices de l’au-delà, les malheureux prennent patience et se laissent mieux tromper, plus facilement spolier ! Il est inutile d’ajouter que l’inhumation proprement dite, à même la terre, se retrouve dans tous les temps et dans tous les milieux. La crémation a été aussi largement répandue. Anciennement le culte du feu a dû en faire un acte religieux d’une importance spéciale, car l’incinération généralement réservée aux chefs, aux rois, aux puissants a coexisté avec d’autres modes funéraires.

Il nous reste à parler des pratiques et des cérémonies qui accompagnent tous les modes de funérailles quels qu’ils soient. L’homme est pour lui-même la mesure de toutes choses. C’est pourquoi la vie imaginaire d’outre-tombe est considérée comme la continuation de la vie réelle. Cette conception impose aux vivants le devoir de pourvoir aux besoins du mort. La vie ne se soutient que par la nourriture, il importe donc de nourrir les âmes. Aucun peuple ne manque à ce devoir ; tous sont convaincus que les mânes mangent les aliments déposés sur la tombe ou jetés dans le bûcher. Le plus grand nombre renouvellent même régulièrement le repas des morts. À la nourriture sont souvent joints des ustensiles de cuisines ; ustensiles que l’on brise pour que leurs âmes accompagnent celle des morts. Il est également utile d’immoler sur la tombe le plus grand nombre possible d’animaux comestibles puisque les âmes ont de quoi les faire cuire. Mais il ne suffit pas seulement d’assurer les morts contre la faim et la soif. Il faut aussi leur éviter le froid et la chaleur. Il faut donc les vêtir et les chausser. Les vêtements, les étoffes, les chaussures ne sont pas oubliées. Ni les peuples de l’Amérique, de la Polynésie, de la Chine, de l’Égypte, de la Grèce et de l’Europe n’ont garde de manquer à ces graves devoirs. Partant de ce principe que la vie d’outre-tombe n’est que la continuation de la vie d’ici-bas, les hommes ont de tout temps assuré aux morts le moyen de tenir leur rang dans l’autre monde. Les outils, les armes, les bijoux, les ornements d’or et d’argent et parfois des messages destinés à d’autres défunts, voisinant avec les amulettes chargées de préserver l’âme du mort, accompagnent le cadavre dans la tombe ou sont jetés sur le bûcher. Comme la propriété mobilière, individuelle, ne consistait pas seulement dans les choses inanimées, les animaux favoris, les troupeaux, les esclaves, les épouses appartenant aux morts étaient immolés sur la tombe ou brûlés sur le bûcher et leurs âmes faisaient une suite honorable à celle du défunt, s’en allant au royaume des ombres. Sur la terre entière, pendant des siècles, les funérailles ont été l’occasion de véritables hécatombes. Les « sutties » de l’Inde sont assez connues pour que nous citions d’autres exemples. Heureusement que de tels usages n’étaient pas à la portée du vulgaire, car le globe eût été dépeuplé en l’honneur des morts. Ces rites compliqués et cruels, ce luxe de cérémonies sanglantes, d’hécatombes animales et humaines étaient le seul privilège des puissants et des riches. Jadis, comme aujourd’hui, l’inégalité régnait après la mort comme pendant la vie. Les petites gens ont toujours été privées de ce qui était nécessaire aux morts de condition.

Nous venons de passer brièvement en revue les divers modes de funérailles en évoquant les cérémonies qui les ont accompagnés. Aujourd’hui le culte des morts est toujours aussi puissant que par le passé. Si les funérailles modernes se marquent par plus de simplicité ; si elles ne s’entourent plus, comme jadis, de rites majestueux, de cérémonies grandioses, les hommes n’en ont pas moins conservé tout le côté commémoratif et symbolique. Actuellement quand nous attachons au char funéraire l’uniforme, l’épée, les décorations du mort, nous imitons le primitif qui place près du cadavre les armes favorites du défunt. Nous ne sacrifions plus les femmes et les esclaves du mort, mais les pleureuses à gages les remplacent. Le pain et la boisson que les peuples antiques posaient sur les tombes sont devenus le viatique chrétien ; les provisions de voyage, jadis déposées dans le cercueil, sont avantageusement remplacées par le pain eucharistique que le prêtre administre aux mourants. Et le sacrifice de la messe, offert à l’âme du mort peut être considéré comme l’équivalent des sanglantes cérémonies que célébraient les sorciers cherchant à garantir aux âmes les faveurs des divinités d’outre-tombe ! Mais ce culte du cadavre qui persiste, tenace et inutile, nous a conduit au culte des erreurs. En adorant les morts nous nous ingénions à conserver, à perpétuer leurs croyances. Nous conservons d’eux les enseignements moraux, les préjugés antiques, nous en avons les tares et les qualités. Pour peu que l’un d’eux ait été illustre, ses enseignements nous sont soigneusement conservés, même s’ils sont en contradiction avec les faits les plus positifs. La mémoire des morts, leurs faits, leurs gestes obstruent le cerveau des survivants. L’histoire ne nous cause d’ailleurs que de ceux qui ne sont plus et qui, lorsqu’ils étaient, étaient la plaie de l’humanité ! Les morts de la dernière guerre préparent la tombe de ceux qui feront la prochaine. Et il en est ainsi dans tous les domaines. Les morts nous conduisent, nous dominent. Par le legs, précieusement recueilli, de leur morale de leurs croyances, de leur foi ! Culte des antres, des morts et des vivants, des conquérants, des rois et des empereurs, des hommes et des femmes divinisés ; droit divin, théocratie, légende de conquêtes, principe d’autorité infaillibilité papale, autant d’anneaux d’une gigantesques chaîne qui rattache les hommes civilisés aux sauvages et aux primitifs. L’explication animiste du problème funéraire a été étendue par l’homme à tous les actes des êtres qui agissent et des choses qui n’agissent pas. C’est par la mort que l’homme a commencé l’étude de la vie et il s’est donné, en même temps que des dieux, des maîtres spirituels ! Il s’est incliné en tous temps et en tous lieux devant les enseignements des morts. Ce sont eux qui ont réglementé la vie, et qui, hélas ! la réglementent encore. Quand nous nous découvrons devant un enterrement nous ne saluons pas la mémoire d’un homme, non, nous perpétuons, par notre geste, la somme immense des mensonges et des erreurs que l’homme a soigneusement conservés depuis le jour où les premiers anthropoïdes humains se sont imaginés qu’ils étaient immortels. – Ch. Alexandre.

MORT (Culte des morts). — Les hommages rendus aux morts sont parmi les coutumes les plus enracinées, les préjugés les plus tenaces. L’esprit d’imitation, la superstition, le souci de l’opinion, l’hypocrisie, l’intérêt et maints autres mobiles assurent aux grimaces mortuaires une vitalité que le ridicule même n’a pu réduire. La presque totalité de nos contemporains continue à s’y plier avec une docilité qui ne fait guère honneur au courage et au jugement humains. Plus encore que « l’immoralité » qui préside aux accouplements bénis et légalisés, celle qui fait cortège au trépas s’avère d’une fidélité qui ne souffre que d’infimes dérogations. Si l’amour s’affranchit parfois des autorisations rituelles, il est peu de foyers où la mort ne s’entoure d’un appareil carnavalesque. On connaît, sur le mariage, la satire mordante et colorée de Chaughi. En quelques pages vigoureuses, claires et délivrées de toute réticence, Girault et Libertad ont montré à la fois le vide, le grotesque et l’odieux du cérémonial dressé autour de la dépouille humaine…

C’est chaque jour que de telles scènes se déroulent sous nos yeux et il n’est guère de personne auprès de qui nous n’ayons à dénoncer l’emprise de gestes aussi surannés qu’ils sont faux ou absurdes. Ne manquons pas d’opposer au conventionnel funéraire quelques arguments sans répliques, arguments de bon sens, de science et de raison. On ne balaiera jamais assez tôt les miasmes de toute nature qui salissent la simplicité de ce changement naturel qu’est la mort…



« Respect aux morts ! Telle est la formule universelle clamée à l’envi par les libres-penseurs, les socialistes, voire par certains anarchistes. Formule religieuse cependant, formule spiritualiste dont se servent indistinctement les plus rouges et les plus noirs quand ils s’écrient sur la tombe du défunt : « Repose en paix ! – Emporte en ta dernière demeure… – si tu nous entends… – Je t’envoie un dernier adieu… – Sois persuadé, ô regretté Tartempion… – Écoute une dernière fois… », etc., etc.

Qu’y a-t-il de plus ridicule et de plus grossier que cette mascarade à l’occasion de la désagrégation d’un être organisé, d’un individu quelconque ? Est-ce que vous promenez en grande pompe l’enfant qui vient d’apparaître à la vie ? Il y aurait là plus de logique, il me semble, car la mort est triste et laide, tandis que de la naissance jaillissent presque toujours la beauté et la joie.

« Qu’est-ce donc qu’un enterrement ?

« Quelque chose d’aussi bête, d’aussi faux et immoral qu’une communion ou un mariage. La dernière pulsation vient-elle de s’accomplir qu’aussitôt les simagrées commencent. On place autour du cadavre une quantité de bougies comme si le nerf optique en histolyse pouvait encore recevoir les vibrations lumineuses ; les commères, la plupart du temps, se hâtent aussi de voiler les glaces, s’il y en a, d’étoffes noires. Tout le monde pleure ou s’y efforce ; les voix chuchotent, on marche sur la pointe des pieds ; les gens s’agenouillent ; voisins et survivants défilent devant le mort qu’ils aspergent d’une eau salée (dénommée bénite), et avec une branche de buis, s’il vous plaît. Sur un registre déposé à l’entrée du logis viennent écrire leur nom en signe de douleur ou de regret, ceux qui, la veille, le matin même, traitaient de salaud et de mufle celui qui vient de mourir. Devant la mort, il faut tout pardonner. Autre hypocrisie ; autre ânerie ; ce n’est pas devant un cadavre que doivent s’apaiser les haines, mais bien dans un instant de bon sens et de raison, quand le vivant a besoin de fraternité, de camaraderie, de solidarité.

« La cérémonie continue. C’est le jour de l’ensevelissement : des parents, des amis, qui, en la circonstance, peuvent avoir un réel chagrin, reçoivent lettres, cartes, dépêches, contenant toujours le même cliché, celui qu’on nomme condoléances. Sur vingt, il y en a peut-être deux de sincères. Si la famille du mort éprouve une peine réelle, elle désire plutôt qu’on la laisse en paix… Il est vrai qu’elle l’a voulu, puisque, aussitôt la mort survenue, elle a envoyé de tous côtés, par douzaines ou par cent, de ces papiers bordés de noir, de ces faire-part dont la rédaction est, vous ne l’ignorez pas, un poème d’originalité…

Couronnes et fleurs abondent. Les héritiers ne cessent de pleurer. Évidemment, certains ont une douleur véritable, mais combien se frottent les yeux pour sauver les apparences !… La voisine a mis 50 centimes pour la couronne des amis ou des locataires qui, huit jours auparavant, criait sur chaque paillasson : y’n crèvera donc pas celui-là ! Les parents, brouillés depuis des années viennent, au prix d’une jolie gerbe de fleurs, faire la paix sur la tombe. Les copains d’atelier, malgré toutes les méchancetés et les mauvais tours qu’ils ont joué au mort, se sont faits généreux d’un gros cerceau d’immortelles. Les ouvriers n’oublient jamais de faire inscrire : « Le personnel de la maison Untel à son regretté patron » qui les a exploités sa vie durant, et toujours en pareil cas le patron rend « hommage à son bon serviteur ». L’entrée du logis est drapée de noir. Celui qui, tout à l’heure, sera descendu dans le trou, fait un stage à l’entrée du couloir de sa turne, ou devant sa propriété, juché sur un tréteau avec réédition de cierges allumés et de buis qui fait trempette. Ce spectacle s’appelle exposition du corps.

« Voici venir les Pompes funèbres, et c’est du comique qui vient s’ajouter à l’hypocrisie. Tout de noir habillés ; munis de bottes, d’un tricorne les pompiers funèbres conduisent le noir corbillard, plus ou moins orné selon la classe

« L’enterrement est-il religieux ? On trimbale le cadavre dans l’église ; le curé y grimace une messe plus ou moins longue, suivant le prix fait. Pour les purotins, ça ne dure pas dix minutes. Est-ce un enterrement civil au contraire ? On fait la même chose encore que s’il était religieux avec cette seule différence qu’on n’entre pas à l’église ni au temple. Souvent, des femmes comme il faut, bien que faisant partie d’un cortège d’athées, se signent en passant devant l’édifice du culte, pendant que des F** et des socialos suivant un enterrement religieux, font les cent pas devant le porche ou vont sucer un demi-setier, en attendant que le copain ressorte.

« Au cimetière tout le monde est triste. La bière étant descendue, les cléricaux jettent de l’eau bénite dessus et les libres-penseurs une poignée de terre ou des immortelles. Parfois, la gorge obstruée de sanglots, on discourt et, jusqu’à la porte de sortie, on s’éponge les yeux copieusement. Mais à ce moment, le portail franchi, on se reprend. La cérémonie est terminée : on a fait son devoir, maintenant on peut bien chasser un moment le chagrin et la tristesse. Allons en face… Les gens convenables, eux, ne vont pas chez le bistrot en sortant du cimetière. Ils retournent généralement chez eux régler leurs affaires. Si cela ne va pas tout seul, huit jours plus tard, harnachés de noir, ils se retrouvent chez un magistrat…

« Avez-vous bien réfléchi, vous les malheureux, les travailleurs, les humbles, à ce que vous allez faire en donnant vos pauvres économies pour ensevelir dignement l’être que vous aimiez par dessus tout ? Ah ! je comprends fort bien votre douleur ; mais réfléchissez : est-ce que les tentures, les couronnes, les fleurs, les voitures feront ressusciter celui qui n’est plus ? – Vanité ! Il faut qu’on lui rende un « dernier hommage » ! Mais, les petiots, mais ceux qui restent : la veuve, le vieillard, l’infirme, les hôtes de la chaumière ou de la mansarde endeuillée n’ont-ils besoin de rien ? Des couronnes, quand les mioches n’ont pas de souliers pour aller à l’école ! Des crêpes et des voiles, quand demain le pain manquera à la huche ! De l’argent au prêtre, de l’argent pour une messe, pour des voitures, pour des écussons, des draperies, quand pendant des semaines, vous allez pâtir ! Que dis-je, votre imbécilité ira même jusqu’à contracter des dettes afin d’acquérir un terrain où vous planterez des fleurs que la pourriture humaine aidera à s’épanouir. Et si les lois permettaient qu’on gardât chez soi les cadavres, et que les bocaux ad hoc coûtassent des milliers de francs, c’est votre lit, votre dernière chemise, que vous vendriez pour pouvoir chaque jour pieusement vous agenouiller devant des viandes en putréfaction.

« Et vous, braves gens dont le visage se détourne des faméliques, des malfrais, des frugueuses ; vous qui claquez la porte au nez du chemineau moulu ; vous qui jubilez du malheur d’autrui, de la faillite du voisin ; qui n’avez jamais donné un verre d’eau au vivant malheureux ; vous pour qui communisme, solidarité, sont de dangereuses et niaises utopies ; qui justifiez votre cruelle opulence par le qu’ils fassent comme nous ; vous qui n’avez jamais frémi de révolte devant des gosses en haillons, que faites-vous donc là ? – Ah ! Ah ! Vous apportez des fleurs et des couronnes, hypocrites ! C’est maintenant, devant l’organisme abattu, que vous manifestez vos sentiments, votre sympathie. Et vous, les honnêtes gens, les moralistes, qui rédigez les arrêts de l’opinion publique ; vous qui n’avez jamais manqué de jeter l’anathème sur les criminels et sur les voleurs ; vous pour la sécurité desquels fonctionnent les tribunaux et grincent les verrous ; vous, les braves citoyens qui avez besoin de l’ordre ; vous tous qui jamais ne sûtes ce qu’est le besoin, la misère ; pourquoi cette subite pitié devant la mort, misérables qui n’eûtes jamais le culte, le respect, la pitié pour la vie… Et vous, riches gredins et nobles catins, ventres dorés, canailles du trust et de la haute banque, vous êtes émus de compassion lorsque frôle vos équipages le cercueil d’un jeune derrière lequel il n’y a qu’une mère qui sanglote : Pauvre femme ! dites-vous. Vos femelles se signent et vous abaissez vos gibus. Jésuites, triples jésuites, n’est-ce pas votre œuvre ? N’est-ce donc pas vous qui faites crever les enfants au berceau, les adolescents à l’usine ? Cette chair pourrie que vous saluez maintenant, elle est vôtre ; c’est elle que vous méprisez, que vous insultez, que vous exploitez quand elle vibre, quand elle vit : c’est la chair à patron.

« La mort n’a besoin de culte ; c’est la vie qu’il faut exalter, fêter : c’est elle qui a besoin de fleurs, c’est pour elle qu’il faut fraterniser, se cotiser ; C’est à la veuve, aux orphelins, que doivent aller les secours, la solidarité.

« Gardez, gardez vos gros sous pour l’œuvre utile, pour l’œuvre de vie, de bonté et de camaraderie et laissez les couronnes et les fleurs aller sur la charogne des preux. Prolétaires ne soyez pas aussi bêtes que les riches : vaniteux et insolents ; ne donnez pas vos économies à la mort, donnez-les à la vie. Que les corps aillent à la terre ou au feu. Simplement, naturellement, discrètement si le mort fut un humble, et en manifestation s’il fut un militant et si sa dépouille doit servir de prétexte à propagande. Mais pas d’insignes, pas de couronnes, pas de chapeaux, pas de fleurs, pas de deuil ; tout cela est profondément illogique et bête. Et puis c’est du culte : culte rouge au lieu de culte noir, et l’un est aussi dangereux que l’autre. Mêmes superstitions grossières.

« Habillez-vous donc comme d’habitude, ne changez rien à votre mise parce que quelqu’un est mort, et si le défunt était un être aimé et chéri, que le deuil soit dans votre cœur, dans votre pensée, et non pas dans vos habits. Avez-vous réfléchi à tout ce qu’il y a de ridicule et de faux dans le port du noir de circonstance ?

« Les sensations pénibles éprouvées devant la mort sont choses physiologiques et très compréhensibles ; tout être normalement constitué ne saurait s’y soustraire. Mais la douleur n’a rien à voir avec les simagrées du culte, avec le deuil, les fleurs, les couronnes, les panaches, les étoffes écussonnées, et les chevaux caparaçonnés qui pissent et excrémentent insolemment devant le défunt…

« Ne vous agenouillez plus devant les sépultures, camarades, mais penchez-vous sur les berceaux ; les richesses des tombeaux sont une insulte à la vie. Que vos joies compensent vos tristesses ; la mort ne doit pas bannir l’amour de votre cœur. Vivez, vivez fortement, puissamment ; en guerre, en lutte continuelle avec la souffrance, la douleur et la misère. Les hommes ont bien d’autres choses à accomplir, à chercher et à connaître que d’aller s’incliner devant les pierres sépulcrales. N’y a-t-il donc pas des douleurs à diminuer ; des peines à supprimer ; des misères à faire disparaître, des fléaux à combattre ; des maux à terrasser ; des erreurs à détruire ; des haines à calmer ?

« Vous aimiez ceux qui ne sont plus ? Eh bien quel plus bel hommage à rendre à leur mémoire, s’ils furent des êtres utiles, bons, intelligents et justes, que de prolonger leur vie, leur action, leur puissance, leur savoir, dans le temps et dans l’humanité. Si le défunt était poète, invoquez sa muse et chantez par le monde ses rêves et ses espoirs ; si votre ami d’idéal bâtissait une Icarie, d’amour et de fraternité, répandez au sein des foules, anxieuses de libération, sa généreuse utopie ; si le camarade était un agitateur, un tribun, clamez son verbe d’espérance au-dessus des bassesses contemporaines ; s’il était un écrivain, un sociologue, un historien, un penseur, proclamez ses vérités, répandez ses idées, ses conceptions, prolongez son œuvre en semant ses écrits à profusion ; le plus beau piédestal c’est le livre ; s’il était un savant, révélez ses découvertes, perfectionnez, multipliez ses inventions afin qu’elles contribuent au bonheur universel. Oui, intensifiez l’œuvre, élevez la pensée, bâtissez une Cité d’ultime amour et de féconde amitié, où les morts n’auront de postérité et de gloire que dans le souvenir de leurs actions fraternelles et bonnes et où la vie sera devenue large et belle pour tous les humains. » – (E. Girault.)



Par quelle aberration les peuples ont-ils depuis des millénaires placé les morts au premier plan, prodigué pour les ruines funèbres la matière dont manquaient les vivants, tourné l’art vers les tombeaux ? Terreur des au-delà d’ignorance dont les humains apeurés jalonnaient de présents le chemin redouté. Dévoiement voulu des religions de renoncement exaltant la mort pour juguler la vie. Règne de toutes les forces assez astucieuses pour s’adjoindre le concours des ténèbres, de la routine et de la peur…

Rendre un culte à la mort, à l’être mort !

« Le mort n’est pas seulement un germe de corruption par suite de la désagrégation chimique de son corps, empoisonnant l’atmosphère. Il l’est davantage par la consécration du passé, l’immobilisation de l’idée à un stade de l’évolution. Vivant, sa pensée aurait évolué, aurait été plus avant. Mort, elle se cristallise. Or, c’est ce moment précis que les vivants choisissent pour l’admirer, pour le sanctifier, pour le déifier.

« Les morts nous dirigent ; les morts nous commandent, les morts prennent la place des vivants… Toutes nos fêtes, toutes nos glorifications sont des anniversaires de morts et de massacres. On fête la Toussaint pour glorifier les saints de l’Église ; la fête des trépassés pour n’oublier aucun mort. Les morts s’en vont à l’Olympe ou au Paradis, à la droite de Jupiter ou de Dieu. Ils emplissent l’espace « immatériel » et ils encombrent l’espace « matériel » par leurs cortèges, leurs expositions et leurs cimetières. Si la nature ne se chargeait pas elle-même de désassimiler leurs corps et de disperser leurs cendres, les vivants ne sauraient maintenant où placer les pieds dans la vaste nécropole que serait la terre.

« La mémoire des morts, de leurs faits et gestes, obstrue le cerveau des enfants. On ne leur parle que des morts, on ne doit leur parler que de cela. On les fait vivre dans le domaine de l’irréel et du passé. Il ne faut pas qu’ils sachent rien du présent. Les enfants savent la date de la mort de Madame Frédégonde, mais ignorent la moindre des notions d’hygiène, Telles jeunes filles de quinze ans savent qu’en Espagne, une madame Isabelle resta pendant tout un long siège avec la même chemise, mais sont étrangement bouleversées lorsque viennent leurs menstrues… Telles femmes qui pourraient réciter la chronologie des rois de France sur le bout des doigts ne savent pas quels soins donner à l’enfant qui jette son premier cri de vie… Alors qu’on laisse la jeune fille près de celui qui meurt, qui agonise, on l’écarte avec un très grand soin de celle dont le ventre va s’ouvrir à la vie.

« Les morts obstruent les villes, les rues, les places. On les rencontre en marbre, en pierre, en bronze ; telle inscription nous dit leur naissance et telle plaque nous indique leur demeure. Les places portent leurs titres ou celui de leurs exploits.

« Dans la vie économique, ce sont encore les morts qui tracent la vie de chacun. L’un voit sa vie toute obscurcie du « crime » de son père ; l’autre est tout auréolé de gloire par le génie, l’audace de ses aïeux. Tel naît un rustre avec l’esprit le plus distingué ; tel naît un noble avec l’esprit le plus grossier. On n’est rien par soi, on est tout par ses ascendants…

« Des nuées d’ouvriers, d’ouvrières, emploient leurs aptitudes, leur énergie à entretenir le culte des morts. Des hommes creusent le sol, taillent la pierre et le marbre, forgent des grilles, préparent à eux tous un habitat pour qui n’est plus. Des femmes tissent le linceul, font des fleurs artificielles, préparent les couronnes, façonnent les bouquets pour orner la maison où se reposera l’amas en décomposition de l’humain qui vient de finir… Pour entretenir le culte des morts, la somme d’efforts, la somme de matière que dépense l’humanité est inconcevable. Si l’on employait toutes ces forces à recevoir les enfants, on en préserverait de la maladie et de la mort des milliers et des milliers.

« Ne voyons-nous pas, au centre des villes, de grands espaces que les vivants entretiennent pieusement : ce sont les cimetières, les jardins des morts. Les vivants se plaisent à enfouir, tout près des berceaux de leurs enfants, des amas de chair en décomposition, les éléments de toutes les maladies, le champ de culture de toutes les infections. Ils consacrent de grands espaces plantés d’arbres magnifiques, pour y déposer un corps typhoïdique, pestilentiel, charbonneux, à un ou deux mètres de profondeur ; et les virus infectieux, au bout de quelques jours, se baladent par la ville, cherchant d’autres victimes. Les hommes qui n’ont aucun respect pour leur organisme vivant, qu’ils épuisent, qu’ils empoisonnent, qu’ils risquent, prennent tout à coup des mesures comiques pour leur dépouilles mortelles alors qu’il faudrait s’en débarrasser au plus vite, la mettre sous la forme la moins encombrante et la plus utilisable. Au lieu de se hâter de faire disparaître ces foyers de corruption, d’employer toute la vélocité et toute l’hygiène possible à détruire ces centres mauvais dont la conservation et l’entretien ne peuvent que porter la mort autour de soi, on truque pour les conserver le plus longtemps qu’il se peut, on promène ces tas de chair en wagons spéciaux, en corbillards, par les routes et par les rues.

« Sur leur passage, les hommes se découvrent. » Eux qui tout à l’heure foulaient aux pieds un estropié vivant, passaient, indifférents ou railleurs, devant la souffrance, se sentent soudain de l’émotion devant ces restes insensibles. Ils respectent la mort ! Le riche salut sa victime qui s’en va, le pauvre se découvre devant le meurtrier des siens qu’emporte le convoi. Mensonges et duperies d’union sacrée : « Tel qui suit respectueusement un corbillard, s’acharnait la veille à affamer le défunt, tel autre se lamente derrière un cadavre, qui n’a rien fait pour lui venir en aide, alors qu’il était peut-être encore temps de lui sauver la vie. Chaque jour la société capitaliste sème la mort, par sa mauvaise organisation, par la misère qu’elle crée, par le manque d’hygiène, les privations et l’ignorance dont souffrent les individus. En soutenant une telle société, les hommes sont donc la cause de leur propre souffrance et au lieu de gémir devant le destin, ils feraient mieux, de travailler à améliorer les conditions d’existence, pour laisser à la vie humaine son maximum de développement et d’intensité. » (A. Libertad).

Trop de siècles ont été empoisonnés par la mort, terrifiés par son attente subjugués par ses rites. Que les hommes cessent, devant le phénomène enfin situé dans l’activité universelle, des momeries sottement répétées. Qu’ils débarrassent la mort de son théâtre, de tout ce qu’elle ébranle d’apparat, de pensées et de propos mensongers, de gestes lâches et vains, odieux ou pitoyables. Qu’elle ne prenne, devant leurs yeux dessillés, que la part d’attention et de soins, minimes, qu’elle exige. Arrière les sépulcres et les humains agenouillés sur eux en travesti. Hommes, reprenez des mains des nécrophages, les luminaires voilés. Offrez toute à la vie leur flamme délivrée. Et que les énergies, résolument – rythmées par des vivats, non des sanglots contraints – se tournent vers ses œuvres, jusque-là honteusement délaissées ! – L.

MORT (peine de). — Personne en Occident, et ceci permet de mesurer la sottise humaine ne s’est élevé ni dans l’antiquité, ni au moyen-âge, soit contre la peine de mort et les nombreuses applications qu’en faisaient les législateurs, soit plus simplement contre les supplices abominables dont on accompagnait certaines exécutions. Les lois de Moïse consacrent la peine de mort et même la prodiguent. Sans doute l’Évangile ordonne de rendre le bien pour le mal ; mais les Pères et Docteurs de l’Église ont légitimé cette peine au moins par leur silence ; de plus, papes et princes chrétiens du moyen-âge, l’ont appliquée sans retenue, en y joignant des rigueurs dont le seul souvenir provoque l’épouvante. C’est à partir du xvie siècle que des protestations s’élèvent contre le nombre et la cruauté des supplices. Dans son Utopie, Thomas Morus montre qu’il est injuste de réprimer le vol par la même peine que l’assassinat ; pour Jean de Wier, les sorciers sont des malades qu’il faut guérir et non brûler. Mais Jean Bodin réfuta ce dernier dans un livre, la Démonomanie, que les contemporains couvrirent d’éloges, que tous jugent insensé aujourd’hui. Augustin Nicolas, un magistrat, protesta au xviie siècle contre la torture ; Beccaria, au xviiie siècle, attaqua le principe même de la peine de mort. Ni Montesquieu, ni Voltaire, ni Rousseau ne se laissèrent convaincre. « Tout malfaiteur écrivait Rousseau dans le Contrat Social, attaquant le droit social, devient par ses forfaits rebelle et traître à la patrie ; il cesse d’en être membre en violant ses lois, et même il lui fait la guerre… Il doit en être retranché par l’exil comme infracteur du pacte, ou par la mort comme ennemi public ; car un tel ennemi n’est pas une personne morale, c’est un homicide, et c’est alors que le droit de guerre est de tuer le vaincu. » Montesquieu réservait la peine de mort aux assassins : « Un citoyen, lit-on dans l’Esprit des Lois, mérite la mort lorsqu’il a ôté la vie ou qu’il a entrepris de l’ôter. Cette peine de mort est comme le remède de la société malade. » Pourtant l’idée de Beccaria rencontra des sympathies ; et le duc de Toscane, Léopold Ier, abolit la peine capitale dans ses états.

Pendant la Révolution française, Lepelletier-Saint-Fargeau proposa, au nom du comité de législation, de la supprimer en matière civile. Mais il la maintenait en matière politique : « Le citoyen qui aura été déclaré rebelle par un décret du Corps Législatif, ce citoyen doit cesser de vivre, moins pour expier son crime que pour la sûreté de l’État. » La peine de mort, même en matière civile, fut d’ailleurs maintenue, à la presque unanimité des membres de l’Assemblée Constituante. Robespierre, à cette époque, était pour la mansuétude : « Aux yeux de la vérité et de la justice, affirmait-il, ces scènes de mort que la société ordonne avec tant d’appareil ne sont autre chose que de lâches assassinats, que des crimes solennels commis, non par des individus, mais par des nations entières, avec des formes légales. » Après la Terreur et la réaction du 9 thermidor, la Convention décréta, le 14 brumaire, an IV, que « la peine de mort serait abolie dans toute l’étendue de la République française », mais seulement à partir du jour où l’on proclamerait la paix générale. Elle reprenait là un projet que Condorcet avait déposé le lendemain de l’exécution de Louis XVI. Le Code pénal de 1810 prodigua la peine de mort, même lorsque la vie des personnes n’avait couru aucun risque ; elle s’appliquait dans vingt-deux cas, auxquels on ajouta plus tard le sacrilège, avec ce monstrueux commentaire du grand chrétien de Bonald : « Renvoyons le coupable devant son juge naturel ». Dans une brochure parue en 1822, Guizot s’éleva contre la peine de mort en matière politique ; Lafayette, de Tracy, Déranger, Charles Lucas, Rossi demandèrent qu’on la supprime aussi en matière civile. Victor Hugo, Lamartine écrivirent plus tard d’émouvants plaidoyers en faveur des condamnés à mort ; et par ailleurs, les travaux des criminalistes établirent que, chez bien des coupables, la responsabilité était fort limitée, sinon nulle. On sait le retentissement obtenu par les écrits de Lombroso.

À la fin du xixe siècle et au début du xxe, un mouvement très net se dessina contre la peine de mort ; il aboutit à sa suppression dans plusieurs pays, en Italie par exemple et dans de nombreux cantons suisses. Mais le principe d’autorité a relevé la tête depuis ; glorifié comme une action méritoire pendant les années de guerre, l’homicide légal ne choque plus l’opinion contemporaine. Un Gustave Le Bon, un Maxwel, etc., l’ont d’ailleurs légitimé au nom d’une pseudo-science, qui s’applique uniquement à justifier les vieux abus. Et naturellement, elle obtient la sympathie de tous les partisans d’un pouvoir fort, de tous ceux qui sacrifient par principe l’individu à l’État. Pourtant, du point de vue philosophique, nul penseur n’est jamais parvenu à établir le bien-fondé de la peine de mort. Ce problème se rattache à un autre plus vaste, celui du droit de punir (voir ce mot). Dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, Joseph de Maistre a résumé la doctrine et les arguments de Tertullien, de Saint-Augustin et de l’ensemble des théologiens catholiques. Afin d’étayer le pouvoir absolu des rois et les privilèges de la noblesse, il invoque la Providence divine. Toute faute appelle une expiation même en ce monde ; et Dieu, pour satisfaire son implacable vengeance, exige que princes et juges répandent le sang à profusion. Échafauds, instruments de torture, fureurs de la guerre, bûchers de l’Inquisition sont particulièrement chers au tout-puissant, car ils couvrent la terre d’hécatombes humaines et s’avèrent les meilleurs auxiliaires de la mort. Une telle doctrine ne peut supporter un instant la critique ; elle apparaît comme une dangereuse extravagance à tout esprit sensé. Ses bases métaphysiques et religieuses sont réduites en poussière, depuis longtemps ; ses monstrueuses conclusions ne charment, aujourd’hui, que des patriotes professionnels ou d’ignares militaires.

Non moins fragile s’avère la thèse de Cousin qui ramène le droit de punir à la rétribution du mal par le mal. « C’est un fait incontestable, écrit-il, qu’à la suite de tout acte injuste l’homme pense et ne peut pas ne pas penser qu’il a démérité, c’est-à-dire mérité une punition. Dans l’intelligence, à l’idée d’injustice correspond celle de peine, et quand l’injustice a lieu dans la sphère sociale, la punition méritée doit être infligée par la société. La société ne le peut que parce qu’elle le doit. Le droit ici n’a d’autre source que le devoir, le devoir le plus étroit, le plus évident et le plus sacré, sans quoi ce prétendu droit ne serait que celui de la force, c’est-à-dire une atroce injustice quand même elle tournerait au profit moral de qui la subit, et en un spectacle salutaire pour le peuple. » Cousin agite de vieux pantins qu’il croit sacrés : la conscience morale, le droit, le devoir. Ils sont actuellement descendus de leur piédestal : la conscience morale n’est qu’un reflet du milieu social ; le droit n’a pas besoin de sanction légale ; le devoir n’est qu’une forme sécularisée de l’antique volonté divine. Seuls les naïfs ou les amateurs de pathos métaphysique sont encore séduits par ce verbalisme sonore. Pas besoin, d’ailleurs, de réfuter une telle doctrine, car elle s’appuie uniquement sur des phrases éloquentes et n’invoque aucun argument sérieux.

C’est sur l’intérêt social que l’on fonde de préférence le droit de punir, à notre époque. Avec des variantes, Hobbes, Machiavel, Bentham et bien d’autres ont défendu cette conception. Dès lors nul besoin de faire intervenir la responsabilité individuelle. « Sous peine de périr, écrit Gustave Le Bon, une société doit se défendre et n’a pas à se préoccuper de subtilités métaphysiques. Très certainement, ce n’est pas la faute de l’apache assassin s’il possède une mentalité d’apache au lieu de celle de Pasteur. Cependant l’apache et Pasteur jouissent d’une considération fort différente. Le mouton, lui non plus, n’est pas responsable de sa qualité de mouton et cependant elle le condamne fatalement à se voir dépouiller de ses côtelettes par le boucher. » Bien des médecins aliénistes professent des idées semblables. « Peu importe, déclarent-ils, que le criminel ait agi avec conscience ou avec inconscience : il est également dangereux dans un cas comme dans l’autre et il doit être chassé de la société pour laquelle il est un danger. Nul ne doit échapper à la responsabilité sociale (voir ce mot). Elle est et doit rester un fait inattaquable, un fait sacré. Sans la responsabilité sociale, aucune civilisation n’est possible. » À propos de Soleilland, Faguet écrivait aussi : « Soleilland est-il coupable moralement ? Pas du tout, pas plus qu’un chien, tant il est évident qu’il est une brute… Il n’est pas coupable, seulement il est furieusement dangereux. Pour faire ce qu’a fait Soleilland, il faut une moelle épinière tout à fait particulière. Mais c’est justement parce qu’il a une moelle épinière tout il fait particulière qu’il convient de la lui couper… Pour moi, la peine de mort est une question d’opportunité. Elle sert : 1° à supprimer la bête féroce qui est un danger permanent ; 2° à terroriser les autres bêtes féroces. Je suis pour la répression très sévère des criminels et tout particulièrement des criminels malades parce que ce sont les plus dangereux. » Ces déclarations brutales ont le mérite de la franchise ; avec elles disparaissent les appels à la justice, au bien, à la vertu (voir ces mots) dont les juristes chrétiens ont si longtemps abusé. Mais le droit de punir n’est alors qu’une question de force ; les prétentions de la morale traditionnelle croulent lamentablement. Se laisser prendre par manque d’adresse ou d’énergie, voilà l’unique reproche qu’un criminel puisse encourir. Sacrifier un innocent devient légitime si sa mort peut-être utile à la collectivité. On doit admettre la formule que l’Évangile reproche aux prêtres juifs : « Il vaut mieux qu’un seul homme périsse que tout un peuple. » En réalité, il n’existe plus ni coupable, ni innocent ; le condamné que la société livre au bourreau est sacrifié à l’intérêt public au même titre que le soldat qui meurt sur le champ de bataille. C’est vrai pour d’autres motifs que nous ne développerons pas ici ; mais quel sursaut d’indignation, chez les partisans de la peine de mort, lorsqu’on s’avise d’opérer cette assimilation. Quant à l’effet salutaire obtenu par les exécutions capitales, à la crainte qu’elles inspirent aux criminels endurcis, les penseurs impartiaux n’y peuvent croire présentement. Histoire et statistique démontrent le contraire. « C’est un mauvais quart d’heure à passer », disait sans s’émouvoir le fameux Cartouche, parlant de son prochain supplice ; d’ordinaire les assassins se recrutent parmi ceux qui affectionnent les spectacles sanglants donnés par la guillotine ; et si l’on a supprimé la publicité des exécutions, c’est qu’elles surexcitaient les pires instincts des spectateurs. Tous les sophismes d’un Le Bon se brisent contre ce faits indéniables.

Aussi ceux que n’aveuglent pas les passions politiques fondent-ils volontiers le droit de punir sur le droit de légitime défense. « La nature, dit Locke, a mis chacun en droit de punir les violations de ses droits. Ceux qui les violent doivent pourtant être punis seulement dans une mesure qui puisse empêcher qu’on ne les viole de nouveau. Les lois de la nature, ainsi que toutes les autres lois qui regardent les hommes en ce monde, seraient entièrement inutiles si personne, dans l’état de nature, n’avait le pouvoir de les faire exécuter, de protéger et de conserver l’innocent et de réprimer ceux qui lui font tort. » Ce droit de légitime défense, les individus l’auraient dit-on, cédé à la collectivité, pour être exercé par les pouvoirs qui la représentent. Mais remarquons d’abord que le droit de légitime défense est épuisé lorsqu’on a mis son ennemi hors d’état de nuire ; dès que l’attaque cesse, il disparaît. Loin d’être justifiée, la peine de mort se trouve condamnée puisque d’autres moyens existent d’empêcher l’assassin de nuire. En effet, la société ne commence son œuvre de prétendue justice que lorsqu’un coupable est désarmé, couvert de chaînes. Tuer un agresseur qui en veut à votre vie, chacun le peut, pris individuellement, s’il ne dispose d’un autre moyen de défense ; c’est la force repoussée par la force. Les tribunaux, eux, ne frappent que des ennemis désarmés ; ils ne s’opposent pas à l’accomplissement d’un mal imminent, comme l’individu en état de légitime défense ; ils punissent un mal irréparable. Preuve qu’ils veulent faire œuvre d’intimidation seulement, et qu’ils s’appuient, non sur le droit de légitime défense, mais sur la doctrine de l’intérêt que nous avons critiqué plus haut.

Dira-t-on que la société, disposant d’une existence réelle, distincte de celle des individus qui la composent, exerce le droit de conservation départi à toute personne morale ? D’abord la peine de mort resterait parfaitement injustifiée, la collectivité pouvant toujours maîtriser son agresseur sans l’assassiner et sans concevoir de crainte pour sa propre vie. Il s’agirait uniquement d’une question de force ; et c’est une mince victoire pour un être collectif de parvenir à écraser des individus isolés. Prêter une existence personnelle à la société, comme le font Izoulet et de nombreux disciples de Durkheim, c’est de plus oublier qu’elle n’existe que grâce aux individus ; c’est confondre le réel avec l’abstraction. Ajoutons qu’il est profondément injuste de réclamer à quelqu’un plus qu’on ne lui prêta ; la société impuissante à donner la vie n’a droit de la réclamer à quiconque, en aucun cas. Ainsi se trouve condamnée radicalement la peine de mort, sans que nous ayons même eu besoin de rappeler les innombrables erreurs judiciaires – argument si puissant déjà, à lui seul – dont se rendent coupables les tribunaux. – L. Barbedette.