Encyclopédie anarchiste/Naturocratisme - Népotisme
NATUROCRATISME n. m. Le naturocratisme est une synthèse des idées de nature et est appelé, selon l’avis de Henry Le Fèvre, à être la sagesse qui présidera à l’existence des individus vivant d’après les lois de la nature ; c’est, en quelque sorte, la philosophie découlant de la nature elle-même. Et, pour une précise définition du naturocratisme, je ne puis mieux faire que de donner une citation parue dans Le Néo-Naturien de février 1924.
C’est encore Henry Le Fèvre qui nous explique les premières notions sur ce qu’on peut appeler les bases du naturocratisme. Il s’exprime ainsi : « Le naturocratisme a pour base réelle la reconnaissance des forces naturelles et leur évolution, l’étude des possibilités d’adaptation de l’homme au milieu naturel et non la modification dudit milieu. Le naturocratisme procède d’une méthode à la fois inductive et déductive, basée sur la constatation et sur l’étude des lois naturelles.
L’idée ne doit pas guider seule les hommes et régir les sociétés humaines. Ce sont les conditions climatériques et le mouvement infini et varié de la vie qui doivent déterminer l’ensemble des actes des hommes vers une cohésion vraiment harmonique et logique basée sur les lois naturelles. L’idée ne peut devenir dominante et ne devient une force réelle que lorsqu’elle s’inspire, s’adapte et se joint réellement aux forces naturelles, aux lois du mouvement et de la vie.
Le naturocratisme n’est pas une sorte de fatalisme primitif, il est la connaissance qui pousse l’individu il être beau en lui-même, qui lui sert de conduite lui permettant d’évoluer parallèlement avec le mouvement naturel de la vie, sans souiller la nature qui le détermina et sans s’en écarter, puisque son passage dans la vie organisée n’est qu’un stade éphémère.
L’économie naturocratique a comme base les besoins en rapport avec le milieu climatérique et naturel, ainsi que la connaissance des mouvements utiles aux actes principaux et normaux de la vie de l’homme, les besoins et les rapports étant à la base de toute économie.
« Bases philosophiques et sociales du naturocratisme. — Le naturocratisme, s’appuyant sur des faits naturels, n’est que le contrôle et la classification de ces faits. Selon les ondulations de la courbe naturelle, le naturocratisme se plie, il prend des nuances différentes selon les latitudes sous lesquelles il est admis et pratiqué. Car, jusqu’à ce jour, presque toutes les races humaines, toutes les civilisations ont voulu modifier la nature, adapter le milieu, dévier les lois naturelles, alors qu’il fallait s’adapter au milieu et se laisser régir par les lois naturelles. Les lois sociales et économiques ne sont rien, si ce n’est des maux et des chaînes. Le naturocratisme doit mettre en relief la puissance d’adaptation de l’homme, ses besoins, ses degrés de sociabilité, sa physiologie, sa psychologie, ce qu’il lui faut pour vivre, pour rire, pour être beau, puis enfin le rôle des arts et de la pensée, car l’homme est de par ses hérédités et sa conformation, un animal d’un genre spécial qui a de véritables besoins autres que la nourriture Il s’agit de les découvrir en ce qu’ils ont de naturel. »
Naturocratisme est un néologisme créé par Henry Le Fèvre qui s’est largement étendu sur le sujet renfermé dans ce nouveau vocable en un volume à paraître sous le titre : « Essai de Naturoratisme ». — Henri Zisly.
NATUROPHILIE n. f. Les naturophiles ou adeptes ; de la naturophilie sont, en quelque sorte, des partisans anti-sectaires, anti-dogmatiques, de la vie naturelle réalisée.
Le créateur de ce néologisme, Henry Le Fèvre, nous en donne cette précise définition : « Par naturophilie, j’entends l’ensemble des idées et des principes de vie naturelle ; sous cette dénomination j’ai voulu grouper toutes les tendances des idées de nature, comme toutes les formes de réalisation de vie naturelle, naturienne, naturiste, naturocrate, néo-naturienne, etc…, Ce vocable pris dans son sens étymologique aura la propriété de réunir sur lui tous les Amis de la Nature, à quelque tendance qu’ils appartiennent. »
J’extrais ces lignes du Néo-Naturien, numéro d’octobre-novembre 1923. Depuis cette époque, aucune modification n’a été apportée à ce texte, ni à son esprit. — Henri Zisly.
NÉANT n. m. (du latin ne, non et ens, entis être). — Ce terme est un de ceux dont le sens très clair, subjectivement, s’obscurcit en proportion des efforts tentés par les philosophes pour en préciser, objectivement, l’impossible réalité. En fait, le néant. n’étant rien et nos représentations mentales, sources de toutes nos pensées, ne pouvant se former que par des images sensorielles et leurs rapports entre elles, il s’ensuit que nous ne pouvons avoir une représentation du néant, pas plus que nous ne pouvons nous représenter une couleur inconnue, ou une saveur inexistante. Cela étant, nous ne pouvons penser le néant.
Pourtant, dira-t-on, on peut se représenter l’absence de quelque chose. Cela est inexact. L’analyse introspective nous montre qu’il y a, ici, liaison entre deux représentations : l’une antérieure, qui nous fait connaître l’existence de l’objet et des réalités ambiantes l’accompagnant ; l’autre actuelle, qui nous montre l’existence de ces réalités seules, avec impossibilité d’user de l’objet en question.
Si l’on pousse l’analyse plus loin, on peut même s’apercevoir qu’il y a presque superposition et simultanéité de deux états mentaux : d’une part l’image antérieure de l’objet qui reste présente à notre conscience ; de l’autre, l’image du présent qui s’impose comme une impossibilité d’action et de liaison avec l’image antérieure. Il est probable que, physiologiquement, cette impossibilité d’action se traduit en nous par une déficience organique créant tous les états connus, depuis la simple déception, jusqu’au regret et la hantise aiguë.
La conception du néant primitif, sorte d’état imaginaire, d’où serait sorti le monde est une de ces pauvres inventions que les hommes ignorants ont imaginées par faiblesse intellectuelle, pour mettre un terme à leurs efforts investigateurs sur l’origine des choses. Il se différencie tout de même du chaos grec, d’une conception plus savante, laquelle admettait probablement un état primitif inorganisé des éléments du monde.
Cosmologiquement, le néant, le vide absolu n’ont pas plus de sens réel que l’infini et ne peuvent pas plus se concevoir, bien qu’il faille admettre et le vide, et l’infini. Ici, le vide s’entend comme intervalle ou distance entre deux points matériels (j’appelle matérielle toute chose affectant nos sens). Toutes les découvertes de la physique moderne tendent à démontrer un mouvement prodigieux de particules extraordinairement minuscules, séparées par des distances énormes par rapport à leurs dimensions propres. Ainsi, ce vide, sorte de mesure de deux points de l’espace (deux sensations) s’apparente quelque peu à la durée, qui mesure également deux faits successifs, deux sensations, dans le temps.
On peut aisément comprendre que l’espace ainsi mesuré n’est pas du vide, du néant en soi, comme le suppose Kant, mais qu’il correspond à une réaction physiologique de l’être vivant s’adaptant à une réalité objective. Il suffit, pour s’en rendre compte, d’essayer de se représenter des dimensions hors de l’échelle humaine, pour comprendre qu’une distance cosmique ou inter-atomique ne correspond à rien de connu dans notre esprit. L’erreur de tous les philosophes qui ont suivi Kant, dans son concept de l’espace, vient de ce fait qu’ils supposent, tout comme lui, que la notion d’espace est antérieure à toute expérience, alors qu’il est manifeste qu’une telle affirmation ne pourrait se fonder que sur la démonstration irréfutable de l’existence de cette notion chez le nouveau-né. Contrairement à cette conception, toutes les observations sur les enfants démontrent, chez eux, l’absence de la notion précise d’espace et de distance, la confusion des plans, la défectuosité de la vision et de l’adaptation des gestes à la préhension des objets diversement éloignés. D’autre part, ce n’est qu’à un âge relativement avancé, après d’innombrables expériences, que l’être humain conçoit l’espace et le temps. Ce qui détruit la thèse Kantienne.
Quant à l’expression populaire : « retourner au néant », cela signifie disparaître, cesser d’être et non continuer d’exister sous une autre forme. Anéantissement est synonyme de destruction, non de continuation. — Ixigrec.
NÉBULEUSE n. f. (du latin : nebula, nuage). On appelle « nébuleuses » des taches d’aspect laiteux, aux contours imprécis, présentant beaucoup d’analogies avec les légers nuages blanchâtres appelles « cirrus », et perdues comme de pâles lueurs dans l’insondable espace. Avant les perfectionnements de l’optique, avant l’application de la spectroscopie à l’étude du monde sidéral, ou supposait que ces créations de la nature étaient toutes composées de vapeurs cosmiques phosphorescentes, de tourbillons de substances lumineuses. Les perfectionnements récents des instruments d’optique et la spectroscopie nous permettent de diviser les nébuleuses en trois catégories distinctes. La première comprend les amas d’étoiles, qui seraient comme des prolongements de notre voie lactée et situés extrêmement loin dans l’espace, à des distances variant de 200.000 à 225.000 années de lumière. Parmi ces amas, presque tous de forme globulaire et généralement composés d’une multitude d’étoiles très voisines en apparence, mais, en réalité, séparées par des distances énormes qui sont de plusieurs années lumière ; il convient de citer les deux nuées de Magellan, dans l’Hémisphère austral, renfermant plusieurs centaines de milliers d’étoiles. Dans les mêmes parages, notons l’amas du Toucan, celui du Centaure et, dans l’Hémisphère boréal, nous remarquons le magnifique amas d’Hercule, renfermant plus de 6.000 étoiles.
Pour les nébuleuses de la seconde catégorie, la spectroscopie est venue préciser la différence d’avec les premières. Ce sont de véritables masses gazeuses, isolées au milieu de l’espace interstellaire et composées d’hydrogène, d’hélium, ainsi que d’un élément encore inconnu sur notre globe auquel on a réservé le nom de « nébulium ». Ces nébuleuses gazeuses qui ont des dimensions énormes et dont le nombre est très élevé sont des corps froids (température probable 223 degrés sous zéro), qui ne sont lumineux que parce que l’arrivée en leur sein de poussières électrisées chassées par la pression de la radiation, les rend luminescentes et permet de les apercevoir, malgré leur basse température, sur le fond obscur du ciel. Constituées par la matière à un état de raréfaction extrême, ces ]nébuleuses qui présentent différentes formes, depuis celle sans contours définis, comme la grande nébuleuse d’Orion, jusqu’à celle qui se révèle comme un anneau de matière nébulaire entourant un noyau central (nébuleuse annulaire de la Lyre), sont le berceau, la semence des mondes futurs.
Le troisième groupe de nébuleuses comprend les nébuleuses spirales, présentant l’aspect d’une vaste spirale ou d’un immense tourbillon. Ces nébuleuses, dont le nombre est voisin du million, semblent s’écarter de la Voie Lactée et se montrent particulièrement nombreuses vers les pôles de la Galaxie. Elles s’éloignent de celle-ci à des vitesses moyennes de 500 à 700 kilomètres à la seconde et constituent des Voies Lactées différentes de la nôtre. Nous devons les considérer comme de véritables univers, d’étendue énorme, extérieurs à notre univers stellaire. La spectroscopie nous les montre comme réellement composée de millions et de millions d’étoiles et de même nature que notre Voie Lactée. (voir ce mot et Univers) et composées, comme elle de milliards d’étoiles, de nébuleuses non résolubles et d’amas stellaires importants. Les plus proches sont à la distance de 100.000 parsecs (un parsec équivaut à 3, 26 années-lumière) et ont des dimensions analogue à la Voie Lactée. La plupart d’entre elles sont situées à plus d’un million de parsecs et la lumière emploie, pour les plus éloignés, 8 à 10 millions d’années-lumière pour nous parvenir. Elles sont séparées entre elles et de notre système galactique par des océans de vide que la lumière si follement rapide ne franchit qu’en des myriades de siècles. Citons, parmi les plus remarquables d’entre les spirales, la belle nébuleuse des Chiens de chasse, la magnifique spirale de la Vierge, celle d’Andromède, de la Grande Ourse, etc… — C. A.
NÉCESSAIRE, NÉCESSITÉ (du latin necessarius). — Voici quelques-unes des meilleures définitions de ce qui est nécessaire, empruntées au dictionnaire philosophique de Lalande :
1o Est dit « nécessaire » l’être qui ne dépend, pour exister, d’aucune autre cause ou condition ;
2o Est dit « nécessaire » (par rapport à un ensemble de causes données), l’effet qui en résulte infailliblement ;
3o Est dit « nécessaire », l’enchaînement des causes et des effets dans un système déterminé ;
4o Est dit « nécessaire » le rapport d’un moyen à une fin, d’un condition à un conditionné, si cette fin ne peut être atteinte que par ce moyen, ou si ce conditionné ne peut être réalisé que sous cette condition.
Remarquons que, sauf la première des définitions, toutes les autres ne prennent leur caractère de nécessité que a posteriori : après expérience. Ce qui les ramènerait en somme à ceci : « Est nécessaire ce qui est, ce qui existe et se passe dans le présent. » Ce caractère de nécessité se rapporterait donc aux faits présents que l’on subit, que rien ne peut modifier et contre lesquels on ne peut rien. Ce qui n’est donné que par les faits tirés de l’expérience. D’après cela, tout événement futur ne serait pas absolument nécessaire, tant qu’il ne s’est pas complètement réalisé, qu’il ne s’est point imposé par l’existence même. D’où vient alors que certains phénomènes futurs prennent pour nous le caractère de la nécessité absolue, par exemple la chute d’une pierre jetée en l’air, ou même notre propre mort ? Cela vient d’une particularité psychologique créée par l’expérience qui fait qu’une série de phénomènes dont la succession et la répétition s’effectuent toujours avec la même invariabilité, sans aucune exception connue, se présente à notre esprit avec le même degré de certitude pour le futur que pour le passé. Le futur « est comme déjà joué » (pour employer l’expression assez heureuse de Bergson). Cela nous ramène à l’éternelle question du déterminisme, à la nécessité en soi et à la première définition, citée plus haut, de ce qui est nécessaire. Il est évident qu’il y a quelque chose qui existe par soi-même, car ce n’est ni nier, ni expliquer l’existence d’une chose en soi, c’est rendre toute existence intelligible. Il y a donc quelque chose dont les attributs propres ne dépendent point du dehors (ne serait-ce que le mouvement), car il faudrait encore reporter au dehors, à un autre quelque chose, les attributs que l’on nie à cette première chose, ce qui est reculer l’explication.
Ces attributs peuvent-ils être considérés comme libres on comme nécessaires ? Nous sommes, ici, au cœur même de la question du déterminisme. Remarquons que les attributs ne tiennent l’existence que d’eux-mêmes ; quant à leur origine et leurs particularités, ils sont libres, bien que se modifiant mutuellement et perpétuellement dans leurs mouvements ; mais l’esprit répugne à admettre une telle possibilité car si le vieil anthropomorphisme nous fait douer ces attributs de la faculté d’être facultativement ceci ou cela, sans raison, une chose ne peut être (pour notre compréhension habituelle) qu’une chose à la fois et non plusieurs choses différentes ou contradictoires. Si donc elle est ce qu’elle est, et non autre chose, c’est qu’elle ne peut être cette autre chose. Nous voyons là encore un caractère de nécessité. Il nous est impossible de concevoir qu’une chose puisse être plusieurs choses en même temps ni changer d’elle-même sans motif. Tout porte donc le caractère de la nécessité.
Cela vient de ce que nous ne pouvons concevoir de changements, de variations sans causes antérieures les déterminant. Ce qui recule indéfiniment le problème des causes déterminantes, sans le résoudre.
En réfléchissant suffisamment, il n’est pas plus pénible d’admettre qu’une chose puisse être, sans motif antérieur, soudainement, autre chose que d’admettre que, sans autre motif antérieur, cette chose soit actuellement ce qu’elle est. L’incompréhensible n’a pas de mesure. Si l’on admet une chose incompréhensible, on peut en admettre une quantité indéfinie.
Le caractère de la nécessité ne serait donc pas exclusivement le fait de l’invariabilité et de la répétition, mais, plutôt, celui de l’existence même : Est nécessaire ce qui est. En réalité, nous sommes, ici, en dehors du champ de l’expérience, dans le pur domaine de l’imagination, avec le seul guide de notre logique, tirée de l’expérience sensorielle ; laquelle n’a plus aucune mesure avec des faits qui se passent à une échelle de grandeur qui n’affecte plus notre sensibilité.
Les seules explications que nous puissions nous donner, dans ce domaine extra-sensible, sont plutôt des inventions, des jeux de notre esprit, auxquels nous ne pouvons que demander certaines conditions de logique pour ne point heurter notre bon sens, Ce qui porte, pour nous, le caractère de la nécessité, ce sont surtout les faits prévisibles s’appliquant aux phénomènes se déterminant les uns les autres. La logique humaine, notre raison issue des réactions de la substance vivante contre les forces du milieu, nous fait connaître ces nécessités qui sont comme les bornes mêmes de toute vie, hors desquelles notre existence est compromise ou en danger. La seule morale possible et acceptable pour les humains ne devrait être qu’une morale basée sur ces nécessités inéluctables, imposées par les lois naturelles à tous les êtres vivants. C’est en connaissant exactement ces nécessités que l’homme pourra triompher de la nature et l’utiliser à son avantage, pour son bien-être et sa conservation. — Ixigrec.
NÉCESSITÉ n. f. Je veux bien qu’un très grand nombre des acquisitions de l’homme aient été faites sous l’empire de la croyance à la liberté métaphysique. On a même prétendu que ces acquisitions auraient été moins rapides si cette croyance n’avait pas dominé l’horizon de la pensée humaine. C’est une question qui demande il être discutée à fond et sérieusement. Pour ma part, je crois que la nécessité, dans la plupart des cas, est à l’origine des conquêtes ou des « progrès de l’esprit humain », pour parler comme Condorcet. D’ailleurs, le problème n’est plus là. Puisqu’il est entendu que l’unité humaine n’est pas libre, mais qu’elle possède, dans une certaine mesure, la faculté d’opposer son déterminisme personnel au déterminisme ambiant, de le combattre même, — éthiquement et socialement s’entend — il appartient à l’animateur, à l’initiateur, au propagandiste d’insister avec puissance sur le rôle dévolu à la volonté de résistance et d’affirmations personnelles, à l’action de l’association des déterminismes individuels dans la lutte pour la conquête d’acquis nouveaux, de nouvelles utilisations, de connaissances nouvelles, de nouveaux procédés ou modes d’existence permettant à l’être humain d’évoluer avec plus d’aisance. En deux mots, il appartient à l’éducateur — si l’on préfère ce mot — de démontrer que la nécessité n’est pas un générateur de crainte ou de résignation, mais un facteur d’évolution, d’épanouissement, dans tous les cas. — E. Armande siècle.
NÉCROMANCIE n. f. (du grec : necros, mort ; manteia, divination). C’est à évoquer les morts, pour connaître l’avenir ou découvrir les choses cachées, que visait l’antique nécromancie. Afin de recevoir les réponses souhaitées, les Thessaliens arrosaient un cadavre de sang chaud, non sans avoir accompli, au préalable, mes expiations et le sacrifices requis. Les légendes grecques reviennent souvent sur l’évocation des morts : Ulysse se rend au pays des Cimmériens pour consulter l’ombre de Tirésias ; Orphée va en Thesprotie pour rappeler celle d’Eurydice. Moïse défendit, sous peine de mort, la nécromancie que les Juifs pratiquaient volontiers. Bien qu’il eût chassé les magiciens de son royaume Saül alla secrètement consulter la pythonisse d’Endor, la veille de la bataille de Gelboë. Ce fut, d’après la Bible, pour s’entendre dire par le grand-prêtre Samuel, mort depuis deux ans : « Demain tu seras avec moi. » Durant tout le moyen-âge, les nécromanciens jouèrent an grand rôle. Ils n’ont pas disparu ; spirites et autres évocateurs de trépassés sont leurs modernes successeurs. Vers 1848, deux jeunes américaines nommées Fox entendirent des coups qu’elles attribuèrent à un homme décédé dans la maison ; une convention établie par ces demoiselles permit bientôt des conversations suivies : un coup signifiait « oui », deux coups « non ». Ce fut le début des tables tournantes et frappantes, dont la fortune fut considérable dans la seconde moitié du xixe siècle, aussi bien en Europe qu’en Amérique. Mais l’on s’aperçut que certaines personnes jouaient un rôle prépondérant dans la production de ces phénomènes ; on les appela des médiums. Par leur intermédiaire, nous entrerions en rapport avec les esprits désincarnés. Après la mort, ces derniers qui vivent d’une existence transitoire et se décident avec peine, semble-t-il, à quitter les zones terrestres, rôdent autour de nous. C’est pendant cette période d’errance, où l’âme reste environnée du perisprit ou corps astral, qu’elle parvient à se manifester aux vivants. Plus tard, elle devra s’incarner à nouveau, soit sur notre planète, soit sur une autre, selon son degré d’évolution. Les défunts peuvent entrer en communication avec nous de bien des manières : certains médiums écrivent avec un crayon, une planchette, etc., on a alors l’écriture automatique ; d’autres dessinent ; d’autres parlent et ne peuvent s’empêcher de prononcer « des paroles dont ils ne soupçonnent pas le sens et qu’ils sont tout surpris d’entendre » ; d’autres gesticulent ou imitent la voix, les gestes, la tournure d’un défunt ; d’autres, par leur seule présence, provoquent des mouvements ou des bruits, etc… Enfin, toujours grâce aux médiums, on parvient. dans certains cas, à voir les esprits, à les photographier, à prendre des moulages de leurs mains ou de leurs pieds. Une mystérieuse substance, l’ectoplasme, leur permettant de se modeler un corps semblable à celui qu’ils avaient autrefois, de se matérialiser. D’accord avec les spirites sur l’ensemble de la doctrine, les théosophes estiment, toutefois, qu’il faut laisser les morts en paix. En les attirant dans notre ambiance terrestre, nous leur rendons un très mauvais service en les empêchant d’évoluer. De plus ils insistent sur les dangers que court le médium. « Si le médium, écrit Aimée Blech, n’est pas protégé, sa passivité, sa réceptivité habituelle en font une victime toute prête… Combien d’aliénés ont commencé à n’être que des obsédés ! J’ai eu, pour ma part, tant de confidences poignantes et tragiques, tant de demandes d’aide parfois tardives, que je ne crois pas trop m’avancer en affirmant ce danger. » Quant aux occultistes, ils raillent volontiers les spirites et les manifestations « beaucoup plus matérielles que spirituelles », provoquées par les médiums. « Rien de ce que j’ai vu, écrit Oswald Wirth, ne m’oblige à croire à l’intervention des esprits, dans les phénomènes du spiritisme. » C’est un spectacle qui devrait faire réfléchir les plus crédules, que celui des disputes mettant aux prises les modernes explorateurs de l’au-delà. Chacun prêche pour sa personne, pour sa chapelle : et comme il néglige d’accorder son violon avec celui du voisin, les auditeurs sont gratifiés d’un concert où tout est discordance et cacophonie. Rien d’étonnant, ce domaine étant par excellence celui de la fraude et de l’illusion. Pour nous, il n’y a pas fraude, les déplacements de table sont dus à des inconscients du médium ou à des actons inconscientes des personnes présentes. Ajoutons que la mentalité du médium ou des assistants se retrouve dans toutes les communications. Home, le célèbre anglais qui mystifia si longtemps Williarm Crookes, avoua qu’il n’avait invoqué les esprits que pour attirer les badauds. Si compatir à la sottise n’était risquer de la rendre contagieuse, on plaindrait les naïfs victimes des spirites professionnels et des mauvais plaisants. Faut-il ramener toutes les manifestations médiumniques, hypnotiques, etc…, à de simples expressions des constatations hypérémotives et mythomaniaques découvertes par Ernest Dupré ou à la cyclothymie si bien décrite par Emil Krœpelin ? Je n’ose me prononcer ; en science, il faut de longues recherches avant d’aboutir à des résultats incontestables. Du moins, il est hors de doute que les morts n’ont rien à voir avec les manifestations spirites ou médiumniques. Les expériences mystiques chères à William James sont rentrées dans le domaine de la physiologie voire de la physiologie sexuelle, d’où et n’auraient jamais dû sortir. Pour l’édification du lecteur, rappelons l’histoire récente du médium Albertine. Le mari de cette dame était l’auteur de livres fort appréciés dans les milieux spirites : Les Témoins posthumes, Écoutons les morts. Après production de phénomènes secondaires : déplacement de tables à distance, bruit de castagnettes et de tambourin, danse de guéridons, Albertine provoqua des manifestations ectoplasmiques. À la demande de son mari, écrivait le Docteur Osty : « Un cabinet noir, c’est-à-dire un espace entouré de rideaux noirs, a été monté dans le laboratoire de l’Institut Métapsychique, pour se conformer aux habitudes du médium Albertine. M. B… a apporté un sac d’étoffe de couleur foncée pour que le corps du médium y soit enfermé jusqu’au cou. Le sac est examiné par plusieurs personnes et par moi. Le fond en est sans couture, les deux coutures latérales sont solides. L’ouverture est garnie d’anneaux de cuivre à rideaux. Albertine y est introduite. L’ouverture du sac est fermée par des lacets réunissant entre eux tous les anneaux de chaque côté et plombé aux extrémités… Le sac est attaché aux bras et à une traverse du fauteuil au niveau des hanches et du sol, par des liens plombés passés dans les anneaux bien cousus à l’étoffe. Les paroles échangées par les spectateurs expriment l’opinion qu’il est impossible d’imaginer comment on peut sortir et surtout rentrer dans ce sac, sans briser les liens de clôture et de fixation. » Ainsi, toutes les précautions sont prises pour que le médium ne fraude pas. Et, passant sur les séances d’intérêt médiocre, nous arrivons à celles qui présentaient un caractère vraiment remarquable. Le médium, ficelé dans son sac, est placé dans le cabinet noir que des rideaux séparent du public. « Une lampe rouge, continue le Docteur Osly, est allumée à la rampe du plafond du laboratoire. Dix minutes environ après le début de la séance, des manifestations commencent. On entend un crayon écrire et tomber. Bientôt une main et un avant-bras nus passent entre les rideaux. Les rideaux sont rouvert lentement, une forme humaine apparaît, vêtue clair, tenant un écran lumineux pour mieux éclairer sa tête entourée d’un voile blanc. Les rideaux retombent. Ils s’entrouvrent de nouveau et encadrent une forme féminine que quelques assistants jugent plus petite que celle de l’apparition précédente. La tête est nue. Les cheveux partagé en deux tombent de chaque côté des joues. Quelqu’un dit : « C’est ma sœur, je la reconnais ». L’apparition, d’un signe de main, confirme joyeusement cette reconnaissance. Les rideaux se referment. Quelques minutes se passent, et une autre forme humaine se montre. La tête est recouverte de quelque chose de vague et de couleur claire. Quelqu’un dit « C’est ma mère ! ». Et la comédie recommença bien des fois ; les apparitions deviennent de plus en plus nettes. » Enfin, voici le récit de la dernière séance : « Quinze minutes s’écoulent. Les gémissements se précipitent et s’accentuent. Les anneaux des rideaux grincent sur la tringle. Un visage et une longue forme claire et imprécise se montrent dans l’intervalle étroit des deux rideaux et disparaissent. Une forme humaine complète apparaît tôt après. Elle donne l’impression d’une femme. Timidement elle se montre, puis écarte largement les rideaux et se met bien en vue. La tête est recouverte d’un voile clair. Le cou et les bras sont nus. Le corps semble vêtu d’un tissu clair. M. Garçon demande, le premier, de toucher la main de l’apparition. Il la touche. Les rideaux se ferment deux fois, et deux fois l’apparition se montre. Il y a maintenant deux lampes rouges allumées au plafond. Ma demande, plusieurs fois renouvelée, que l’apparition mette sa main dans la mienne, reste sans succès. Je ne retrouve plus la complaisance obéissante des séances précédentes. Je prie M. Garçon, mon voisin de droite, de redemander le toucher d’une main. L’apparition, d’un geste gracieux, approche sa main droite de celle qu’il lui tend. Je saisis le poignet de l’être mystérieux et dis : « Lumière ! » Une lampe plafonnière de quelques centaine de bougies, commandée par M. Sudre, inonde le laboratoire de lumière. Voici le tableau que les quatorze témoins contemplèrent : Le médium Albertine, immobilisé de stupeur, est devant nos yeux costumé en apparition. » Un tel compte-rendu se passe de commentaires. Les histoires de ce genre sont innombrables ; et l’on dit même que la race des médiums est en voie de disparition, depuis que l’on prend quelques précautions, pourtant très élémentaires, contre les charlatans qui prétendent faire parler les morts. On trouvera d’ailleurs au mot Métapsychie de nombreuses explications complémentaires, ainsi qu’au mot Spritisme. — L. Barbedette.
NÉGATIF [IVE]. adj. (du latin : negare, nier). Qui exprime une négation ; ex. : terme négatif, argument négatif, réponse négative. Grammaire : mots négatifs : mots qui ajoutent à l’idée caractéristiques de leur espèce et à l’idée propre qui les individualise, l’idée particulière de la négation grammaticale. Les mots : personne, rien, aucun, ne, ni, non, sont des mots négatifs. La négation renfermée dans ces mots tombe sur la proposition entière dont ils font partie et la rend négative. Il ne faut pas confondre les mots négatifs avec les mots privatifs grec ou latin que nous avons transportés dans notre langue et dans lesquels on a voulu voir des négations : Avoir voix négative, avoir droit de s’opposer. Philosophie : qui consiste dans une négation. Le vrai bonheur est pour nous une chose négative ; il consiste surtout dans l’absence du mal (Boiste). Théologie : commandement négatif : commandement qui défend de faire une chose ; vous ne déroberez point, vous ne tuerez point, sont des des commandements négatifs. Peines négatives, par lesquelles on exclut certains citoyens des honneurs, des dignités, sans leur infliger aucune peine directe et positive. Physique : étal négatif se dit, dans l’hypothèse de Franklin, du fluide électrique : voir Électricité : pôle positif et pôle négatif. Botanique : caractères négatifs, caractères fondés sur l’absence de certaines parties. Géographie : delta négatif, espèce d’embouchure d’un fleuve, qu’on nomme plus communément estuaire. T. d’algèbre : grandeurs ou quantités négatives, celles qui sont l’opposé des grandeurs ou des quantités positives. On les fait précéder du signe de la soustraction (-). Morale : caractère négatif, caractère sans vices et sans qualités. Le pire des caractères, c’est de n’en avoir aucun ; c’est le caractère négatif (Labruyère).
NÉGOCE n. m. (du latin : negotium, trafic, commerce). Le mot négoce se dit d’une opération de commerce, de trafic, d’une entremise pour la conclusion d’une affaire, d’un marché, etc. Se dit aussi de certaines combinaisons auxquelles il est dangereux de se livrer, Dans un sens péjoratif dit : l’on ne sait quel négoce font ces gens-là. L’usure est un négoce infâme, comme la contrebande est un négoce périlleux. Le mot négoce s’emploie surtout pour le gros commerce et comporte des marchés. Le négoce s’étend aux affaires de banque, de marchandises, etc… Le commerce et le trafic se bornent, généralement, aux affaires qui n’ont trait qu’aux marchandises. Le commerce se fat par la vente et l’achat. Le trafic se rapporte à l’échange et le négoce à la spéculation. Ces trois termes sont parfois usités indifféremment. Le mot négoce est usité dans diverse, combinaisons. On dit : bien faire le négoce ; il y a le grand négoce là où se fait un commerce important ; un banquier fait d’énormes bénéfices dans ses négoces. En parlant d’une province, d’une nation, on ne dit pas négoce, mais commerce. Partout où il y a des hommes en contact, partout où il y a société, il se fait quelque trafic, quelque négoce. Le simple rapport des membres d’une même tribu, et même de deux familles fait naître le négoce, c’est-à-dire donne lieu à des opérations d’échange : soit de services, soit d’objets et produits. Dans nos sociétés civilisées et policées, il s’en faut cependant que le simple contact des hommes entre eux assure une égale liberté à chacun pour faire du négoce, étant donné la domination du capital qui fixe les conditions du travail. Inévitablement, il ne saurait être question de liberté et d’égalité là où le travail subit l’emprise du capital, et l’entreprise du commerce, du négoce, ne peut être tentée que par les détenteurs de capitaux. La libération du travail donnera, seule à tout le monde, à tout travailleur qui en manifestera le désir, la liberté du commerce et une égalité relative dans les rapports des hommes entre eux. La Souveraineté du Travail, seule, donnera à tous la liberté de consommer, puisque chacun pourra produire en vue de ses besoins. Quand tout travailleur, c’est-à-dire quand chaque individu se trouvera placé, socialement, dans des conditions de liberté et d’égalité équivalentes pour la production des richesses, la consommation en sera aussi étendue que possible et le négoce de notre époque n’existera pas. Mais quand le travailleur principal, le prolétaire, ne dispose pas des moyens nécessaires pour assurer sa liberté et son indépendance économique, la liberté du négoce ne l’intéresse pas ou peu, car il sait, d’avance, que l’organisation sociale fait de lui une victime. Les maîtres de l’heure, et non les prolétaires, peuvent seuls échanger librement, faire du négoce, puisque, seuls, sous un régime plus ou moins restrictif, ils accaparent et accumulent les produits et richesses diverses.
Plus l’échange est libre, plus il y a pour les capitalistes, pour les maîtres exploiteurs, des facilités pour s’enrichir et plus les prolétaires s’appauvrissent par l’apport aux développements de leur intelligence.
Sous l’esclavage du travail, c’est-à-dire sous l’organisation sociale actuelle, le négoce, rendu libre entre capitalistes seulement, aboutit à la création de cartels, de trusts, d’omnium… et constitue un pas décisif vers l’esclavage du travail aussi bien que vers le despotisme de la finance.
Le moyen essentiel que puisse mettre en œuvre l’Humanité pour moraliser le commerce et sortir de ce gâchis déplorable et malfaisant, pour rendre la société vivable dans une harmonie relative, consiste, au point de vue économique, à établir la souveraineté du travail. — Elie Soubeyran.
NÉO-CATHOLICISME n. m. C’est l’une des plus risibles prétentions du catholicisme d’affirmer qu’au cours des siècles ses croyances, sa morale, ses rites essentiels n’ont pas varié. Admettre que son inspirateur divin, le Saint-Esprit, s’est contredit souvent et qu’il tient un langage opposé, selon les âges et les régions, serait trop préjudiciable à l’autorité de l’Église et du pape tenus pour infaillibles. Aussi, depuis saint Paul, les théologiens orthodoxes répètent-ils à l’envie que le dépôt des vérités religieuses demeure intact, transmis d’une génération à l’autre sans nouveautés profanes. Tout au plus reconnaissent-ils que, d’implicites, les dogmes deviennent explicites, par décision des papes ou des conciles ; et l’autorité ecclésiastique, par son attachement obstiné à des formules vieillies, comme par son désir d’écarter toute idée nouvelle, arrive à donner l’illusion de l’immobilité aux fidèles qui ne réfléchissent pas. Illusion dont l’historien sincère ne peut être dupe, tant il est manifeste qu’une évolution dogmatique se produit au sein du catholicisme et de n’importe quelle religion. Des textes bibliques demeurés identiques, quant à la lettre, furent dotés d’un sens contradictoire au cours des temps ; c’est le cas pour le récit de la création du monde. Les pères de l’Église seraient étrangement surpris de l’interprétation donnée aux passages de l’Évangile qui fondent la primauté du pape, au dire des croyants modernes ; en admettant qu’il ne s’agisse pas de textes interpolés, comme on le suppose concernant le fameux verset : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle ». Les premiers chrétiens ne comprendraient rien au dogme de la transubstantiation, l’eucharistie consistant, pour eux, à rompre le pain ensemble, afin d’affirmer leur fraternité. Et s’ils lisaient dans les textes d’alors, ce qui est douteux : « Ceci est mon corps… ceci est mon sang », ils ne concluaient pas à la présence réelle du Christ sous les apparences du pain et du vin. Ajoutons qu’en majorité les catholiques, même instruits, sont d’une ignorance profonde concernant les mille et mille dogmes affirmés par leur religion. Et de les connaître ils n’ont cure, se bornant à déclarer qu’ils admettent ce qu’enseigne l’Église ; prêts, dans la discussion, à faire bon marché de croyances qu’ils ne comprennent plus ou de formules dont l’utilité leur échappe. On doit constater qu’un abîme sépare habituellement la religion du théologien et celle du peuple ; pour eux le même vocable revêt un sens différent, l’identité des phrases parlées n’implique nullement celle du contenu de la pensée. Accomplir certains rites traditionnels, suivre les directives données par le confesseur, voter pour le candidat du curé, voilà qui résume l’essentiel catholicisme aux yeux des fidèles contemporains. Quant aux discussions sur la grâce, l’incarnation, la divinité, qui passionnèrent leurs prédécesseurs, ils s’en détournent indifférents ou ennuyés ; la foi vivante abandonne les problèmes métaphysiques aux spéculations, sans efficacité pratique, des théologiens. Combien de prêtres ont déploré en ma présence la manie dogmatique des premiers chrétiens, gênés qu’ils sont aujourd’hui par un amas de formules mortes souvent infirmées par la science et la raison. Débarrasser l’Église du lourd fardeau des dogmes contradictoires ou inutiles était la tâche que s’assignait la tentative néo-catholique connue sous le nom de modernisme. Nombreux furent les mouvements néo-catholiques au cours des siècles : l’évolution religieuse étant toujours inachevée, des croyances nouvelles étant sans cesse en voie de gestation, il serait impossible qu’il en fût autrement. Le philonisme du pseudo-Jean, le platonisme d’Augustin, l’aristotélisme de Thomas d’Aquin comptent parmi ceux que l’autorité ecclésiastique adopta, après des résistances ; moins heureux, les hérétiques, particulièrement nombreux durant les premiers siècles, se virent définitivement rejetés hors de l’Église romaine Depuis Descartes, jamais n’a pu se réaliser un accord durable entre la philosophie et la religion ; au cours du xixe siècle, les progrès de l’histoire et des sciences expérimentales achevèrent de ruiner les affirmations des théologiens. Chez la majorité des peuples, les vieilles croyances s’en trouvèrent ébranlées ; dans le monde musulman, cette crise aboutit au triomphe des jeunes turcs ; grâce au libre examen, elle fut moins profonde chez les protestants ; par contre, elle devait être particulièrement grave dans le catholicisme, religion essentiellement dogmatique et autoritaire. Disons même qu’elle est loin d’être terminée : au cours des dix dernières années, j’ai fourni, pour ma part, à une cinquantaine de prêtres, le moyen de secouer un joug qui leur pesait ; et le nombre est énorme de ceux qui m’ont avoué leur dégoût pour un métier qu’ils n’ont pas le courage de quitter. Une constatation impartiale nous oblige d’ailleurs à reconnaître que les principaux adversaires du catholicisme sortent de son sein et qu’en général, au contraire, les défenseurs de la religion se recrutent parmi les élèves des lycées ou des grandes écoles de l’État ; en France du moins. Sans doute parce que les premiers ont constaté de visu la sottise et la méchanceté du prêtre, alors que les seconds, bernés par les pontifes universitaires, ont cru à la bonne foi et aux mérites du clergé. Les instituteurs, heureusement, ont moins de respect que les secondaires pour toutes les vieilleries nationales ; leurs élèves ignorent la bigoterie qui déshonore trop de lycées où l’aumônier règne en maître.
A l’origine du néo-catholicisme moderniste, nous trouvons les écrits de Newman et des protestants anglo-saxons ralliés à la communion romaine. En France, il prit une forme historique avec Duchesne, Loisy, Turmel ; une forme philosophique avec Laberthonnière et Leroy. Ce dernier, un universitaire, disciple convaincu de Bergson, eut l’imprudence, en 1905, de poser cette question : « Qu’est-ce qu’un dogme ? » et de répondre que s’il implique vérité éternelle et immobile, sa formule, toujours imparfaite, demeure variable et changeante. « L’objet de la foi reste toujours le même, mais non point la manière de le penser et d’y accéder. » L’histoire des dogmes serait seulement celle des formules utilisées successivement par la foi vivante et abandonnées lorsque le progrès intellectuel permet de les dépasser. Comme Leroy n’était qu’un laïc, l’Église, tout en réprouvant sa doctrine, l’a traité avec ménagement ; ses caquetages avec de rusés jésuites, qui le dupent impunément, durent depuis des années. Néanmoins, Rome vient à nouveau de le condamner, ces jours derniers. On peut dire la même chose de Blondel, ce philosophe dont le principal mérite consiste à rendre obscures les notions les plus claires. Un bouffon de la littérature vendu corps et âme à la réaction, s’est même avisé, ces derniers temps, de vulgariser la logomachie de l’auteur de l’Action, thèse grotesque qui faisait le charme d’Ollé-Laprune, ce clérical forcené, chargé par la république de ramener au giron l’Église les élèves de Normale Supérieure, alors trop émancipés au gré des gouvernants. Avec Laberthonnière, un prêtre, l’autorité ecclésiastique n’usa pas d’une pareille mansuétude. Et l’on peut constater l’avortement total du néo-catholicisme philosophique. Le modernisme historique a donné de meilleurs résultats ; c’est à lui surtout que sont dues les nombreuses défections qui déciment les rangs du clergé instruit. Loisy, hébraïsant remarquable et professeur d’exégèse biblique à l’Institut catholique de Paris, en fut le promoteur principal. Révoqué de ses fonctions en 1893, il continua d’écrire ; ses livres furent mis à l’index et lui-même, refusant de se soumettre à l’encyclique Pascendi, en 1907, fut frappé d’excommunication majeure. On a prétendu depuis qu’il était sur le chemin de la conversion ; je n’en crois rien, car il y a peu d’années, il m’écrivait encore : « Mieux vaut ne pas sortir de l’Église si c’est pour y revenir. » Et sachant mes idées beaucoup plus avancées que les siennes, mon incrédulité infiniment plus radicale, il s’est pourtant montré à mon égard d’une bienveillance extrême. Houtin, ancien professeur au petit séminaire d’Angers, auteur d’ouvrages historiques fort remarquables, quitta de même l’état ecclésiastique. Peu de temps avant sa mort, il m’écrivait, sentant sa fin prochaine, qu’il était heureux d’avoir énergiquement combattu la religion ; il me chargeait, en outre de faire savoir au public, toujours trompé par la grande presse, qu’au seuil de la tombe, il n’éprouvait nul regret d’avoir quitté l’Église. Bien d’autres les imitèrent : le Père Rose, dominicain, traducteur des Évangiles ; le jésuite anglais Tyrrell, etc. Brémond, l’académicien, ex-jésuite, fut admonesté par Rome pour avoir assisté ce collègue dans ses derniers moments, sans exiger de rétractation. Auffret, agrégé de l’Université, et Alfaric, professeur à la Faculté des lettres de Strasbourg, se virent persécutés par les réactionnaires au pouvoir, dans les années qui suivirent la guerre ; nous dûmes agir énergiquement pour les arracher aux griffes de leurs anciens confrères. Ce sont des penseurs dont j’ai pu apprécier la sincérité et la modestie. N’ayant rien d’un moderniste et désireux de détruire le catholicisme, non de le réformer, j’ai trouvé parfois de précieux auxiliaires parmi les anciens prêtres ; mais une crainte excessive de l’opinion publique paralyse souvent leur action. D’autres, tout en restant dans l’Église, ont accompli, à leur insu peut-être, un prodigieux travail de démolition ; citons Duchesne, Lagrange, etc., qui contribuèrent à dépister les erreurs dont fourmillent la Bible, les décrets ecclésiastiques, les légendes pieuses, la vie des saints. Nous leur devons d’assister à la ruine progressive des idées théologiques, malgré le soutien apporté au catholicisme par les romanciers, les critiques, les phraseurs académiques : Brunetière, Lemaître, Faguet, Barrès, Bourget et Cie. Comédiens qui, sachant la religion fausse, l’ont défendue au nom de la tradition et de l’intérêt national. L’histoire survenue à Turmel, dont j’appréciais la science profonde et dont je connaissais l’incrédulité, ne m’a pas surpris.
En fait de nouveautés admises par les autorités ecclésiastiques, les penseurs chrétiens se sont bornés à nous offrir les sornettes poussiéreuses de la vieille scolastique. Restauré, après un long déclin, surtout grâce à Léon XIII, cet astucieux italien qui se promettait, dès sa prime jeunesse, d’être pape, le thomisme triomphe maintenant près des snobs littéraires, des conservateurs sociaux et dans les cercles mondains. Ma vie entière, je garderai l’impression de vide et de sottise que j’éprouvai à la lecture du manuel de philosophie scolastique composé par Farges et en usage dans presque taus les séminaires de France, au début du xxe siècle. On m’avait toujours dit que les grandes vérités métaphysiques et religieuses reposaient sur des preuves convaincantes et que les nier c’était nier l’évidence même. Devant la piteuse argumentation de Farges, devant son verbiage sans consistance et ses raisonnements sans profondeur, je fus surpris au-delà de ce que je puis dire ; malgré un déchirement intérieur, je résolus d’étudier les bases du christianisme, et, sans pousser plus loin, je m’arrêtai avant de pénétrer dans le sanctuaire. C’est en lisant les apologistes les plus orthodoxes, en étudiant la philosophie et l’histoire, que j’achevais ensuite de perdre progressivement les restes d’une foi profondément ébranlée dès mon premier contact avec le thomisme. Depuis j’ai compris que le catholicisme n’était pas faux seulement, mais qu’il était l’un des pires chancres du genre humain spécialement dangereux parmi des religions toutes nuisibles. Aussi ne puis-je que sourire des élucubrations d’un P. de La Brière, d’un Maritain et des autres jésuites, de robe longue ou courte, que les organes de publicité littéraire voudraient nous faire prendre au sérieux. Sous prétexte d’adapter la, scolastique à la pensée moderne, tâche d’ailleurs impossible nos néo-thomistes escamotent dextrement les insanités dont la philosophie de l’Ange de l’École est pleine. Compilateur, superficiel et sans génie, Thomas d’Aquin a laissé une œuvre qui fourmille d’incohérences et de contradictions. Ses modernes disciples ont pour eux les faveurs de la bourgeoisie riche et des universitaires qui veulent être reçus dans les salons ; malheureusement, la raison, le simple bon sens même, moins faciles à corrompre, sont absents de leurs écrits.
Qu’on le veuille ou non, le catholicisme est à l’agonie ; agonie qui peut se prolonger longtemps, mais dont l’issue fatale sera la mort. Nul médecin ne saurait guérir ce malade : et c’est en vain que se pressent à son chevet de nombreux docteurs attirés par l’appât du gain, Entre les faits observés aujourd’hui et ceux qui marquèrent la fin du paganisme gréco-romain, le parallélisme apparaît saisissant. Déjà les empereurs devenus chrétiens avaient fermé les temples, que la noblesse, restée fidèle aux dieux nationaux, proclamait toujours le maintien du culte ancestral nécessaire à la prospérité de Rome. Au ve siècle, Claudien, prince des poète, choyé par l’aristocratie, méconnaît encore de parti-pris le christianisme vainqueur. Symmaque se fait l’éloquent défenseur du paganisme expirant et, comme un Barrès ou un Bourget, c’est au nom de la patrie qu’il adjure les autorités de rester fidèles aux dieux des premiers romains. Dans les écoles, la mythologie continue d’être en honneur ; et le terme païen (paganus, paysan) suffit à témoigner de la persistance du vieux culte chez les habitants des campagnes. Or riches nobles, écrivains, agriculteurs sont aujourd’hui les soutiens du catholicisme moribond, et leurs raisonnements sont identiques à ceux des païens du ve siècle. — L. Barbedette.
NÉOLOGISME. On devrait dire plus exactement néologie ; une néologie, au lieu d’un néologisme.
La néologie (néo, nouveau ; logos, discours) est « l’emploi de mots nouveaux ou d’anciens mots en un sens nouveau ». (Littré.) Le néologisme est « l’habitude, l’affectation de néologie ». (Littré.) L’usage de néologisme a prévalu en même temps que s’est répandue l’affectation de produire des mots nouveaux, et aussi en raison de ce que ce terme indique avec l’emploi de ces mots, les mots eux-mêmes. Ainsi blagologie est un néologisme ; l’emploi de blagologie est à la fois une néologie et un néologisme.
On appelle indifféremment néologue ou néologiste « celui qui invente ou aime à employer soit des termes nouveaux, soit des termes détournés de leur sens ancien ». (Littré.)
L’affectation néologique a pris, aujourd’hui, les proportions d’une véritable épidémie. Si elle n’atteint que superficiellement la langue elle-même, celle-ci sachant bien, à la longue, se dépouiller de ses floraisons parasitaires, par contre elle constitue un danger immédiat pour la clarté des idées et la netteté des rapports entre les hommes. Or, nous vivons dans un temps où il est plus que jamais nécessaire d’avoir des idées claires et de parler nettement en face d’une situation sociale de plus en plus trouble et artificieuse. Le néologisme est un des moyens les plus insinuants de confusionnisme et d’incompréhension. Lorsqu’il n’est pas préalablement précisé dans son sens par celui qui l’invente, il répand l’équivoque de la pensée, multipliant les interprétations contradictoires, les faux fuyants, les réticences, les rectifications, tout ce’qui fait l’arsenal d’une casuistique que la lâcheté générale des consciences, la veulerie non moins générale des caractères, rendent de plus en plus dangereuse pour ceux qui en subissent les désastreux effets. De plus en plus on ne comprend pas ce qu’on entend et ce qu’on lit, ou on le comprend de travers. Aussi est-il particulièrement regrettable que, par une adhésion au snobisme, à une sorte d’élégance intellectuelle à rebours, des anarchistes donnent dans cette manie trop innocente à leurs yeux, et fassent ainsi, sans y réfléchir suffisamment, le jeu des pêcheurs en eau trouble.
Une langue ne peut se passer de mots nouveaux, La néologie est un des principes, essentiels de son existence et de son évolution, celles-ci devant s’accorder avec l’existence et l’évolution de la pensée que la langue a pour fonction d’exprimer. La vie se transforme à toute heure ; la pensée qui suit cette transformation et souvent la devance, doit trouver dans la langue et dans le même temps son moyen d’expression toujours approprié. Chaque découverte nouvelle, dans quelque domaine que ce soit, implique nécessairement la création de mots nouveaux. Chaque nouvel aspect des rapports entre les hommes doit trouver son interprétation immédiate. C’est ainsi que le langage a été en incessante formation. Les langues qui ne disent plus rien e nouveau périssent avec les peuples qui n’ont plus rien à dire. Il n’y a que les religions, c’est-à-dire les choses dont la pensée est à jamais figée dans des formules d’une prétendue perfection définitive, qui peuvent faire usage des langues mortes, et encore. Le latin peut suffire au 270e pape pour marmonner aujourd’hui les litanies que le premier pape marmonna il y a vingt siècles. Il lui est insuffisant pour parler du paratonnerre qu’il a fait installer sur son palais, de l’éclairage électrique de ses églises, de son automobile, de son téléphone, de son phonographe, de tous les progrès dont il est heureux de jouir, bien qu’ils soient ceux de la science « fille du diable ».
Il y a le langage technique. Il a commencé avec la première activité manuelle et intellectuelle de l’homme. Il n’a pas cessé de produire des néologies pour répondre au développement de toutes les formes de cette activité : scolaires, scientifiques, agricoles, industrielles, commerciales. Il y a le langage populaire en constante modification aussi et s’enrichissant pour les échanges d’idées de plus en plus étendus entre les hommes. Des étrangers sont venus d’autre régions, se sont mêlés au clan, à la tribu, à la famille au village. Il a fallu s’entendre avec eux. Ils ont apporté leur langage dont de nombreux mots ont été adoptés. C’est ainsi qu’à travers les temps se sont formées des langues, vastes synthèses de la vie des peuples. Mais jamais dans aucune, sauf dans le langage littéraire, forme conventionnelle et souvent barbare de la langue lorsqu’il prétend s’en distinguer, il n’a été accepté et surtout conservé un mot nouveau qui ne répondait pas à un véritable besoin de la pensée collective. Le néologisme est une superfétation lorsqu’il ne fait que répéter ce qu’un autre mot dit aussi bien depuis longtemps. Il est un attentat à la langue lorsqu’il répète en disant plus mal.
De plus en plus, l’invention néologique a été justifiée par l’abondance des découvertes modernes. Il n’y a rien à dire contre les mots nouveaux qui ont un sens clair et précis, une construction conforme à la syntaxe de la langue, un son s’accordant avec son euphonie, un rythme ne brisant pas l’harmonie qu’elle entretient avec la pensée. Mais il y a à protester contre le mot dont le sens est obscur et équivoque, dont la construction est de guingois, dont le son déchire l’oreille et dont l’arythmie apporte le désordre de la pensée. Voltaire disait : « Un mot nouveau n’est pardonnable que quand il est absolument nécessaire, intelligible et sonore. » Les véritables écrivains, qui possèdent la connaissance complète de leur langue et savent en faire valoir les ressources aussi admirables qu’inépuisables par la perfection de leurs écrits, ont toujours été extrêmement prudents devant les modifications du langage, et surtout devant la néologie. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on a le spectacle des divagations néologiques ; mais elles furent assez réservées tant que ne s’étala pas, sans aucune retenue, l’insolence parvenue des illettrés. Si la résistance au néologisme des puristes de la langue a été parfois d’une étroitesse ridicule, l’acceptation des gens de lettres a été trop souvent d’une faiblesse coupable. Elle en est arrivée au point qu’on peut demander au plus grand nombre des gens qui écrivent s’ils ont appris à écrire. Comment protesteraient-ils contre le flot que fait déborder un snobisme exploité par l’ignorance pédante et la fourberie sociale qu’ils contribuent plus que quiconque à entretenir ? Voltaire a remarqué qu’en France : « Les modes s’introduisent dans les expressions comme dans les coiffures. » Elles sont plus dangereuses pour la qualité de la langue que les cheveux courts pour la vertu des femmes.
L’ignorance pédante est celle qui ne connaît pas la langue, mais qui prétend la connaître. Elle ne lit pas les dictionnaires, elle méprise la grammaire. Dépourvue de vocabulaire, elle s’en fait un à sa façon. Privée de connaissances grammaticales et n’ayant aucun sens du langage, elle ne sait comment employer les mots, mais elle régente leur emploi. Comme le sourd qui crie, comme l’aveugle qui soutient que le blanc est noir, cette ignorance fait d’autant plus de bruit, elle est d’autant plus tranchante qu’elle ne s’entend pas et ne voit que du noir. Elle est actuellement à son apogée en ce qu’elle a réussi à faire de la langue le magma le plus vaseux. Ayant pour substruction la démocratie du muflisme, s’étant imposée dans tous les milieux sociaux, elle a rendu la résistance aussi vaine sur le terrain du langage que sur tous les autres territoires de la vie sociale.
Cette ignorance pédante est entretenue dans sa souveraineté, sciemment par la fourberie dirigeante, inconsciemment par le snobisme. De même que des dames qui s’appellent Louise, Jeanne, Catherine, et seraient incapables de recopier quatre lignes sans y mettre vingt fautes d’orthographe, se donnent du bel air en signant Loyse, Jane, Ketty, une foule de gens se croiraient déshonorés s’ils parlaient et écrivaient comme tout le monde. Rochefort avait constaté que pour arriver dans le monde, il fallait écorcher la langue française, et cela en anglais. C’est de plus en plus nécessaire, aujourd’hui que la livre anglaise vaut cent francs à quatre sous, dans les milieux des « bars », des « dancing », des « sports », des hippodromes, dans tous les endroits interlopes où l’élite du pouvoir se prépare et s’entraîne aux escroqueries démocratiques. On voit partout des « Clary’ss-bar » et des « five o’clock à toute heure ». Les Anglais en sont ahuris ; seuls les Français ne le sont pas. Le simple ignorant primaire qui ne sait comment trouver ses mots et fait des barbarismes, possède tout au moins l’instinct de sa langue qu’une fausse instruction n’a pas déformée en lui ; il sait qu’il parle mal et n’insiste pas. L’ignorant pédant s’impose ; il veut que son insanité constitue la règle.
Stendhal avait observé que : « pour un homme occupé toute la journée à spéculer sur le poivre et sur les soies, un livre écrit en style simple est obscur. Il comprend davantage le style emphatique. Le néologisme l’étonne, l’amuse et fait beauté pour lui. » Rien de nouveau sous le soleil, peut-on dire. Cent ans après Stendhal, pour les spéculateurs — et on sait à quelles espèces de spéculations ils se livrent aujourd’hui — le style simple est devenu encore plus obscur, et le néologisme fleurit comme les bégonias.
Baudelaire a dit après Stendhal : « Là grammaire sera bientôt une chose aussi oubliée que la raison. » Baudelaire et Stendhal avaient, comme tous les vrais artistes, un souci de la langue dont s’amusèrent les galapiats pour qui elle n’est d’aucun intérêt si elle ne leur offre pas un moyen. de s’enrichir. On n’a pas plus besoin de la langue que de raison et de scrupules pour friponner dans les affaires et la politique, faite un ventre doré et un ministre. Un spéculateur du blé, du pétrole, du caoutchouc, se soucie bien peu de la langue lorsqu’il dicte à sa « dactylo », aussi illettrée que lui, le télégramme qui lui permettra de rafler sur les marchés les produits qu’il vendra plus cher ! Et ces politiciens, dont l’incontinence verbale se répand comme une pluie de sottise sur le troupeau électoral, en ont moins de souci encore. Au contraire. Le style simple dit trop bien ce qu’il faut dire ; il est trop franc et trop honnête pour le monde des affaires et de la politique, pour servir à la flibusterie capitaliste et à l’imposture politicienne qui mènent les peuples. En démocratie, encore plus qu’en autocratie, le bavardage sénile, qui dit tout ce qu’on ne dit pas et ne dit pas tout ce qu’on dit, est nécessaire à cette sorcellerie qui mélange et confond, sans distinction des valeurs et pour tous les profits bons ou mauvais, propres ou sales, la guerre et la paix, le capital et le travail, la propriété et la liberté ; l’argent et le talent, la religion et la raison, les lois scélérates et la justice, la publicité et l’art, la concussion et les affaires publiques, le crime et le pouvoir. Prenez les textes officiels, les documents diplomatiques ; vous y découvrirez, sous l’ignorance pédante, la duplicité, la fourberie qui se fait volontairement obscure, à double sens et à contre-sens, pour entretenir l’équivoque, et permettre la chicane à la mauvaise foi. Le traité de Versailles, par exemple, est un monument monstrueux de cette fourberie qui s’applique à ne rien définir et ne rien préciser pour laisser le champ libre aux interprétations les plus contradictoires. Ce traité été fait pour entretenir cent ans, sinon plus, de disputes oratoires, de plaidoiries tendancieuses, d’éloquence perfide entre les charlatans érigés en avocats des peuples, et surtout de haines propices à de nouvelles guerres entre ces peuples.
L’emploi est courant, définitivement admis, de ce vocabulaire amorphe, dont on ne trouve nulle part une explication saine, une justification honnête, mais qui sent le mensonge et la filouterie. Tels sont, entre mille, ces mots aussi douteux que les intentions qui les ont fait éclore : collaborationner, compartimenter, comptabiliser, contingenter, décisionner, ententer, expliciter, jonctionner, motoriser, politiser, programmer, provisionner, radicaliser, nationaliser, relativer, sédentariser, standardiser, typéfier, urgencer, etc… C’est le langage de la « technicité » sociale actuelle. Il y a d’autant plus lieu de surveiller ses poches, lorsqu’on entend, que le volé a toujours tort devant le commissaire, depuis que les non-enrichis de la guerre ont été officiellement classés parmi les « imbéciles » et les « malfaiteurs dangereux ».
A côté de cet argot de l’affairisme, il y a la troupe massive et qui le double avec des airs académiques, de tous les néologismes fabriqués par les pédant ; ignorants, ou tirés par le snobisme d’un oubli justifié. Voici quelques-uns des produits dont on doit faire usage si on veut avoir dans le monde cet air particulièrement intelligent du singe qui montrait la lanterne magique. (L’abréviation arch. (archaïque) indique les mots anciens ressuscités, et nous mettons entre parenthèses les mots français soit-disant remplacés) : Abrévier, arch, (abréger), accordance (accord), amodéer (modifier), collaborationnisme (collaboration), décisionner (décider), démentiel (dément), démissionnement (démission), directive (direction), directiver (diriger), ententer (accorder), expéditionner (expédier), expressivité (expression), informatif (informant), naïvisme (naïveté), navalisme (navigation), numérotement (numérotage), obligatoriété (obligation), obscurer et obscurifier, arch. (obscurcir), prédilectionner (préférer), productivisme (production), propagandiser (propager), réceptionner (recevoir), réceptionnement (réception), réflexionner (réfléchir), réfraction (réfractariat), renégatisme (reniement), restricité (restriction), sélecter et sélectionner (choisir), sélectionnement (sélection), urgencer et urgenter (hâter), virtuosisme (virtuosité), visionner et visualiser (regarder), vraisemblabilité (vraisemblance), etc… Que veut dire intimidabilité ? Intimidation ou timidité ?
Par ces exemples divers, où substantifs, adjectifs et verbes se trouvent indifféremment d’un côté ou de l’autre, on voit ce que peut engendrer chacun de ces monstres, pour peu que la sottise lui prête vie. Ainsi, décisionner fera un jour ou l’autre décisionneur et décisionnation (substantifs), décisionnable, décisionnel et décisionnatif (adjectifs) décisionnateur (substantif et adjectif), décisionnement, décisonnellement, décisionnablement, décisionnativement (adverbes), etc… Le mot directive, qui n’avait été adopté en français exclusivement que comme terme de technique militaire, en est arrivé à remplacer direction dans tous ses sens et à faire directiver. Attendons-nous à voir directiveur, ou directiviste, directivif, directivement, etc… Le champ est infini de ces tripatouillages de la langue par les inventions les plus baroques, du moment qu’on s’y engage. Voici d’autres exemples de la flore qu’on y rencontre.
La multiplication des sociétés fictives qui sont des entreprises d’escroqueries, a fait inventer fictivité ; le vieux mot fiction ne suffisait plus à de si nombreux besoins. De même, crédit et accréditation ne suffisent plus aux banquiers pour faire les poches des gogos : grâce aux accréditifs, ceux-ci en redemandent. Le français avait déjà trois mots : prolifération, prolification, proligération, pour indiquer l’état de ce qui est prolifique ; un géniteur, sans doute partisan des familles nombreuses, mais non eugéniste, lui a fait de plus cet avorton : prolificité ! Il y en a des centaines comme cela, aussi mal venus et aussi laids. Les journaux racontèrent un jour qu’un buste avait été inauguré en l’honneur de l’inventeur de la verdunisation. Bien après, on apprit que la verdunisation était un procédé de désinfection des eaux, mais on ignore toujours le rapport existant entre le mot et la chose. Une société « littéraire » (sic) se propose de « divulguer la belle langue provençale ». Cette langue a-t-elle des secrets qu’on ne puisse tout simplement la faire connaître ? Des amateurs de gothique ressuscitent le vieux verbe sentencier ; est-ce bien utile, sauf pour composer un monologue qui sera malodorant, récité par un Auvergnat ? Les mêmes réchauffeurs d’archaïsmes n’échangent plus des vœux de jour de l’an, ils se les réciproquent ! On parle de la registration d’un virtuose, de sa musicalité, ou de sa musicalisation. Ce sont là des mots qui font « riche », à l’usage des cervelles pauvres, dans un compte rendu de concert ; mais le lecteur averti se demande ce qu’ils veulent dire et celui qui les emploie ne le sait peut-être pas lui-même. Il est indispensable le singe éclaire sa lanterne.
L’État, qui, à l’occasion, mobilisera de nouveau les Français pour défendre contre les « barbares » la langue de Racine et de Molière suivant la formule académique du « bourrage de cranes », tolère que des choses comme celles-ci émaillent les circulaires ministérielles, fleurissent les communiqués administratifs et s’étalent dans le Journal Officiel :
« Un hydravion a été catapulté avec succès. » L’aviation qui « catapulte » à l’occasion des populations inoffensives de femmes et d’enfants, des animaux et des récoltes, ne saurait se contenter de bombarder.
Le ministère de la guerre prépare pour la « prochaine dernière » l’artillerie tractée et chenillée. On aura aussi la cavalerie motorisée avec ses commandements : « Cavaliers, embrayez !… Cavaliers, démarrez ! »
Les postes et télégraphes ont leurs « concours de rédactorat ». Des chefs, qui seront sans doute juges de ces concours, répondent à leurs agents qu’ils ne doivent pas se plaindre de « pénibilité du travail ».
Aux travaux publics, on a la « permanisation de l’actionnariat ouvrier », le « vestibulage des tramways », ou « l’obligatoriété de la déclaration des véhicules automobiles ».
Ces horreurs démontrent non seulement l’ignorance du vocabulaire et de la grammaire chez ceux qui les perpètrent, mais aussi leur défaut de tout sens de la langue. Ce sens est tellement aboli chez les maniaques du néologisme qu’ils ne tiennent même plus compte des rapports les plus indispensables des mots avec la langue. L’inutilité de leurs inventions s’aggrave ainsi de barbarisme. On dit : articuler pour écrire un article, circulariser pour fabriquer ou envoyer des circulaires, poster ou postaliser pour mettre à la poste, spiraler pour décrire des spirales, etc… Un journal ayant demandé à ses lecteurs s’il ne conviendrait pas de créer un terme spécial pour indiquer qu’on voit et qu’on entend en même temps un film sonore, une centaine proposèrent les expressions les plus abracadabrantes et toutes différentes. C’est à peine si un ou deux laissèrent entendre que percevoir pourrait suffire, étant déjà du français et indiquant la faculté de saisir par tous les sens, soit simultanément, soit successivement.
On peut avoir un langage particulier, pour son usage personnel ou celui de quelques initiés ; cela n’a aucune importance. Mais du moment qu’on prétend se faire entendre des autres, il est indispensable que ce soit dans un langage que tous comprennent. Il est possible qu’un écrivain ait besoin de composer un mot nouveau pour donner à sa. pensée une précision dont il ne trouve pas l’expression dans les mots déjà existants ; son but sera complètement manqué auprès de ses lecteurs s’il ne leur explique pas cette précision que son néologisme apporte. Les lecteurs jugeront si le mot et ce qu’il précise méritent de passer dans la langue ; ils le mériteront s’ils répondent à une nécessité générale.
Il y a ainsi des néologismes heureux qui demeurent par la généralisation de leur emploi ; ce sont eux qui enrichissent la langue. En dehors des termes techniques dont le besoin ne peut être mis en doute devant toute découverte nouvelle, il y a ceux d’ordre psychologique, les néologismes de circonstance, qui réclament un examen beaucoup plus sévère parce qu’ils sont de source plus subjective et répondent à des nécessités plus parti culières, parfois au seul dilettantisme.
Citons quelques néologismes heureux qui méritent de passer dans la langue. Aristocratie (voir ce mot), Bellipaciste, épithète vengeresse dont R. Rolland a cinglé dernièrement les faux-bonshommes qui veulent faire la paix en préparant la guerre. Biocratie, terme que le Docteur Toulouse définit « l’organisation rationnelle, physique et morale, de la vie ». Blagologie, que G. Saint-René Taillandier a employé le premier en l’expliquant ainsi : « Dans les sciences morales, bien raisonner ne sert de rien si l’on ne vérifie constamment, par l’observation attentive des faits concrets, les résultats où le raisonnement vous amène. Hors de cette vérification constante, pas de salut pour les sciences morales ; elles ne seraient plus que blagologie. » Avec une plus grande exactitude, ce mot peut être appliqué à la besogne des « blagueurs » politiciens ; c’est là qu’il trouvera son plus parfait emploi. Citons encore : muflisme, plutarquisme, tripatouillage, en renvoyant à ces mots.
Nous avons dit que les anarchistes qui écrivent ont trop tendance à subir l’influence de la détestable manie du néologisme. Aussi, avons-nous cru devoir insister sur ce sujet dans cette Encyclopédie, dont l’un des buts est d’apprendre à ceux dont l’instruction est restée rudimentaire, le sens exact et l’emploi précis des mots pour qu’ils sachent parler clair.
De tout temps, des Lycophron ont passé pour des génies parce que personne ne comprenait rien à ce qu’ils écrivaient. Ces farceurs n’ont pas cessé de régner sur la sottise publique. Les idées troubles et le langage obscur peuvent être des jeux de dilettanti ; ils sont surtout des ruses du mensonge social et de l’exploitation humaine. Plus que personne, les anarchistes doivent s’en détourner, pour eux-mêmes qui veulent voir clair, pour les autres qu’ils veulent éclairer. Plus que personne ils doivent penser et parler nettement, c’est-à-dire dans un langage qui sera compris de tous. Le langage tortueux est celui des intentions tortueuses ; c’est celui des gens qui ne se montrent pas plus qu’ils n’agissent an grand jour. Il est la toile où araignée prend ses victimes dans les coins propices aux mauvais coups.
a dit Boileau. S’exprimer clairement, pour être compris par tous, est d’abord une forme de la politesse que nous devons à ceux à qui nous nous adressons, comme c’est une politesse de ne pas parler devant un étranger dans une langue qu’il ne connaît pas. C’est ensuite la preuve de la netteté de nos idées, de la valeur de nos démonstrations, de la sincérité de nos convictions. C’est enfin l’affirmation de notre volonté de n’être ni des dupes, ni des dupeur. — Edouard Rothen.
NÉPOTISME n. m. (du latin : nepos, neveu). Ce mot nous vient de l’Église catholique. Les papes avaient pris l’habitude de mettre à la tête de l’administration de l’Église leurs neveux — nepos — ou leurs illégitimes rejetons, ou leurs parents. Par extension, le terme désigne ce qui est devenu une coutume universelle — dans le temps et dans l’espace — dans le monde des gouvernants. Dès qu’un personnage détient l’autorité, suprême ou partielle, il en profite pour caser aux bonnes places ses parents, ses fidèles, ses amis et les amis des parents ou amis. C’est ce qu’on appelle le népotisme.
Les papes n’ont pas été les premiers, ni les derniers, à pratiquer le népotisme. On peut dire que cette pratique est aussi vieille que l’autorité elle-même et qu’elle durera autant qu’elle. Il est tout à fait naturel, humain et logique que quiconque détenant tout ou partie de la puissance, morale, politique ou économique, en profite le plus largement possible, tout le premier, et qu’il en fasse bénéficier les siens ensuite.
On dit souvent aux anarchistes : « Pour que votre société libertaire puisse vivre, il faudrait que tous les humains soient parfaits, qu’ils n’aient ni défauts, ni vices, ni ambition. » Ce qui est stupide d’ailleurs, puisque l’équilibre et l’harmonie doivent naturellement s’établir par la force des choses, lorsque ces forces sont à égalité de puissance. Nous pourrions riposter, avec plus de justesse : « pour qu’une société, basée sur l’autorité, soit bonne, il faudrait que les chefs n’aient ni défauts, ni vices, ni ambition, qu’ils soient parfaits, qu’ils ne soient plus des hommes comme vous et moi ; autrement, ils useront et abuseront de l’autorité que vous leur donnez, à leur avantage, et contre le vôtre. »
La pratique, si courante et si universelle du népotisme, vient nous démontrer que, non seulement l’autorité est néfaste parce qu’elle profite surtout à qui l’exerce, mais qu’elle est condamnable également parce que le chef en fait partager les privilèges et bénéfices à ses amis et parents. Ce qui, somme toute, est naturel. Celui qui parvient au sommet de la hiérarchie sociale ne peut s’y hisser, et s’y maintenir, qu’en ayant des appuis. Il lui faut une cour pour l’aduler, des lieutenants pour l’aider et des parasites gravitant autour de lui, et ayant intérêt à la continuation de sa puissance. Les papes et autres chefs de religion ont pratiqué le népotisme. Les rois, empereurs, et autres monarques en ont fait un rouage de leur pouvoir. Les présidents de république et les ministres démocrates se maintiennent grâce au népotisme. Ils font tomber les sinécures grassement rétribuées, les commandes et les subventions, les pensions et les décorations sur les personnes de leur entourage. S’ils omettaient de faire cela, ils se créeraient des ennemis dans leur milieu, dans leur famille. Critiques, attaques et déplaisantes vérités pourraient surgir de leur entourage, et on évite cela il tout prix. Les sénateurs, députés, conseillers généraux ou municipaux pratiquent le népotisme, Leurs parents, amis et agents électoraux reçoivent leur part de la manne du pouvoir : petits profits, démarches, procès enlevés, décorations, etc… Le politicien qui veut se pousser au pouvoir a besoin d’une bande qui l’entoure, qui lie ses intérêts aux siens propres et le pousse là où il veut aller, toujours plus haut. Le patron, le directeur d’usine, le contre-maître, toute personne qui commande, en grand ou en petit, met en usage le népotisme pour les mêmes raisons.
Il y a les familles de banquiers, les familles de gros magnats, les familles de directeurs et administrateurs de société, les familles et les bandes d’amis.
Voyez les sociétés, même ouvrières, qui prospèrent dans les méthodes hiérarchiques : dès qu’elles ont à leur tête un parvenu, le fils, la fille, le neveu, le cousin, l’ami, se faufilent dans les bonnes places. La hiérarchie porte en son sein le népotisme aussi inexorablement que le nuage porte la pluie.
Des esprits critiques ont déploré le népotisme, lutté contre lui et demandé sa disparition de nos mœurs.
Peine perdue, car le népotisme est une des faces de l’autorité. Il est né avec elle, et il mourra avec elle. — Georges Bastien.