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Encyclopédie anarchiste/Ossature - Oxygène

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 3p. 1891-1901).


OSSATURE n. f. Ensemble des éléments essentiels qui soutiennent un tout : se dit, par exemple, de l’ensemble des os, de la charpente d’un homme ou d’un animal ou de la charpente d’un édifice. L’ossature de 1’homme est tout entière constituée par le squelette qui comprend trois parties essentielles : le tronc, les membres et la tête. Le tronc comprenant la colonne vertébrale, les côtes et le sternum soutient tout notre corps et renferme les principaux organes de l’individu. Les membres, reliés an tronc, se divisent en membres supérieurs et en membres inférieurs (bras et jambes). La tête comprend le crâne et la face. Le squelette sert à soutenir les parties molles qui composent le corps de l’homme et lui imprime sa forme générale ; il protège les organes les plus importants de la vie : cerveau, moelle épinière, cœur, poumons. Les os servent de levier aux muscles et c’est grâce à leur concours que les muscles peuvent servir aux différents usages qu’on leur demande.

De même, parmi le règne animal, l’ossature des mammifères, des oiseaux, des reptiles, des poissons et des batraciens est constituée par un squelette osseux accomplissant à peu près les mêmes fonctions que chez l’homme. Pour les autres classes d’animaux, ce squelette osseux fait défaut, l’ossature étant constituée d’une façon différente. L’ossature des continents est constituée par les chaînes de montagnes et les hauts plateaux qui sont pour ainsi dire, la colonne vertébrale des terres émergées.

Ossature se dit aussi pour désigner la partie essentielle d’un système philosophique ou religieux. Tout système philosophique ou religieux repose sur un certain nombre de principes généraux d’où découle tout l’ensemble de la doctrine. Ainsi qu’en géométrie, l’ensemble des théorèmes n’est admis que parce que nous avons accepté des définitions qui représentent des types d’objets possibles, des axiomes, des postulats qui sont l’ossature même de notre mathématique ; un système philosophique ou religieux repose tout entier sur un groupe plus ou moins étendu de concepts qui en constituent la charpente soutenant le tout. — Ch. A.


OUVRIER n. m. (du latin operarius). Celui qui, moyennant un salaire se livre à un travail manuel. Telle est la définition donnée par le dictionnaire.

C’est aussi celle que donna M. Raymond Poincaré, lorsqu’il fut chargé par l’Académie française de définir le mot ouvrier. Ici, nous voyons plus large que l’Académie et le Larousse.

Pour nous, l’ouvrier est non seulement un homme qui, dans la Société actuelle, est obligé de louer sa force-travail pour un salaire, souvent dérisoire d’ailleurs, mais l’individu : homme ou femme qui appartient à la partie de la Société — la plus nombreuse — qui est exploitée économiquement, asservie politiquement et brimée socialement.

Par ouvrier, nous entendons désigner aussi bien le travailleur de l’usine, que le prolétaire des champs, l’employé du bureau, du magasin, le technicien, l’artisan, le savant, tous ceux qui, en un mot, composent la classe laborieuse, tous ceux, pour parler net, qui vivent exclusivement de leur travail personnel, sans exploiter personne, de quelque façon que ce soit et qui, réunis, constituent réellement la classe ouvrière, le prolétariat, par opposition à tous ceux qui ne vivent pas exclusivement du produit de leur effort personnel et forment, par contraste évident, la classe bourgeoise et capitaliste.

Qu’ils le veuillent ou non, tous les ouvriers de la pensée et des bras, également exploités, forment bien une classe. La concordance de leurs intérêts en fait des « associés », la communauté de leurs aspirations les unit et leur libération dépend de leur action conjuguée contre l’adversaire commun.

Cette concordance d’intérêts et cette communauté d’aspirations les ont poussés à s’organiser dans des groupements distincts, au début, dont la réunion est cependant depuis longtemps commencée et se poursuivra jusqu’à la fusion complète, qui sera réalisée, sous la pression des nécessités, par une sorte de synthèse de toutes les forces du travail, exploitées par une infime minorité privilégiée. Et le temps n’est pas éloigné où la réunion de toutes les forces de la main-d’œuvre, de la technique et de la science, asservies au Capitalisme de mille façons, sera un fait accompli.

Les grandes organisations syndicales qui groupent : par métier, par industrie, par localité, par région, par nation et, par voie de fédération, tous les ouvriers et employés, de tous les pays, pour défendre leurs intérêts de toutes sortes contre les forces capitalistes de même nature, fondent dans un même et énorme creuset toutes les revendications économiques, politiques et sociales de la plus grande partie de l’Humanité ; elles tendent, chaque jour davantage, à réaliser cette synthèse de classe des forces qui assurent la vie sous toutes ses formes et perpétuent les sociétés.

Aujourd’hui, plus que jamais, le qualificatif « d’ouvrier » ne s’applique plus seulement à l’homme qui œuvre manuellement, mais à tous ceux qui vivent de leur travail.

Ceci implique, à mon avis, que le mot ouvrier doit être élargi dans sa signification, l’étymologie et la racine dûssent-elles en souffrir. Sous sa désignation doivent se confondre tous les travailleurs dont l’effort est utile à la collectivité.

Pour ma part, j’estime que, socialement, le mot travailleur, avec la signification précise que je lui donne ci-dessus, est infiniment plus complet, plus adéquat, plus conforme à la réalité moderne.

Son emploi, de plus en plus grand, permet de faire disparaître les cloisons étanches qui existent notamment entre « manuels » et intellectuels ; de détruire l’esprit de « caste », de « corps » et de « métier », savamment entretenu par les adversaires de classe et tous leurs auxilaires.

Je trouve, en effet que les mots : « manuels » et « intellectuels » sont socialement, et même pratiquement, vides de sens.

En quoi l’ouvrier qui exécute un travail manuel est-il moins intellectuel que l’homme qui écrit, peint ou dessine ? Dans les deux cas, n’est-ce pas la main qui exécute ou trace ce que le cerveau a conçu ? Pourquoi y aurait-il moins d’ « intellectualité » dans le travail effectué à l’aide d’un outil que dans celui qui est accompli à l’aide d’une plume, d’un pinceau, d’un crayon ?

Il y en a souvent plus. Et sans chercher à définir une supériorité impossible et au surplus, inutile, entre les différentes productions humaines, il est préférable de dire que l’intellectualité s’exerce ici ou là, de façon différente et suivant les aptitudes particulières de chacun.

Le manuel est aussi un intellectuel et l’intellectuel est également un manuel ; les deux sont des ouvriers, des travailleurs, dont les activités, différentes et complémentaires l’une de l’autre, concourent également à la vie sociale.

Le jour où les « manuels » d’une part, et les « intellectuels », d’autre part, auront compris cela, leur union sera définitivement scellée et leur commune libération sera proche. — Pierre Besnard.


OUVRIÉRISME n. m. Ce mot est un néologisme souvent employé, mais dont il n’a été donné, jusqu’ici, aucune véritable définition. On ne la trouve dans aucun des dictionnaires, même les plus accueillants aux néologismes. C’est un de ces mots vagues, qui font un certain effet dans un discours ou un écrit, mais dont l’imprécision laisse l’auditeur ou le lecteur dans l’ignorance de ce qu’il veut dire. On ne sait qui en fit le premier usage, et dans quel esprit. Certains défendent ou combattent l’ouvriérisme ; personne ne dit ce qu’il est exactement. Nous allons tâcher de le situer aussi objectivement que possible.

Par son étymologie, le mot ouvriérisme désigne ce qui a rapport à l’ouvrier, la condition, la méthode, l’esprit, l’activité qui lui sont particuliers. Comme on entend généralement par ouvrier celui qui travaille de ses mains et qui est censé ne pas faire participer son cerveau à son travail, ce mot a pris un sens péjoratif résultant de la distinction arbitraire faite entre « manuels » et « intellectuels » et de l’état d’infériorité où les premiers se trouveraient par rapport aux seconds. (Voir Manuel.)

La conception de l’ouvriérisme basée sur la prétendue infériorité ouvrière est une sottise, et nous comprenons la réaction de ceux qui, ayant conscience de l’utilité sociale du travail manuel et de la dignité de ses exécutants, n’acceptent pas d’être accablés par cette sottise méprisante, relèvent le gant et font alors de l’ouvriérisme un drapeau. Cette réaction fut celle des gueux des Pays-Bas, en riposte à l’insolence aristocratique de la tyrannie espagnole. Elle fut celle des intellectuels de l’affaire Dreyfus, que les faussaires et les décerveleurs nationalistes, les traîneurs de sabre et les ignorantins aussi vides de cervelle que de scrupules, cherchaient à ridiculiser en leur donnant ce titre. Elle est celle des défaitistes d’aujourd’hui, dont la conscience est dressée contre la guerre, en face des hommes de sang et de proie qui prétendent les flétrir de cette épithète. Mais cette réaction ne peut avoir une véritable grandeur, inspirer le respect et susciter la sympathie que si elle ne tombe pas dans un préjugé contraire faisant de l’ouvriérisme la formule de la seule utilité sociale, celle d’une pensée et d’une action ouvrières qui doivent à leur tour dominer, et si elle n’oppose pas ainsi une « sottise manuelle » à la « sottise intellectuelle », un arbitraire ouvrier à l’arbitraire bourgeois. En est-il bien ainsi dans les manifestations de l’ouvriérisme ? Nous sommes obligés de constater que non et que trop souvent il justifie les critiques dont il est l’objet, sinon les sarcasmes que lui jettent des adversaires de mauvaise foi pour se dispenser de discuter à son sujet.

Il y a lieu, tout d’abord, d’écarter ce qui est de la mauvaise foi. On ne discute pas avec elle ; on la méprise. Il faudrait pouvoir ne pas tenir compte aussi des préjugés inspirés d’un esprit de classe plus ou moins irréfléchi ; mais ils sont des deux côtés basés sur cette distinction qui établit des cloisons étanches entre le travail de l’esprit et celui des mains. Ces préjugés sont vieux comme le monde, et on pourrait s’étonner de les voir persister en des temps démocratiques, si ces temps ne perpétuaient pas les distinctions sociales du passé. Mais le travail, en général, et le travail manuel en particulier, porte toujours l’ostracisme aristocratique et la malédiction religieuse. « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », a dit aux réprouvés un Dieu qui se repose d’avoir mal fait le monde, en compagnie des lys « qui ne travaillent ni ne filent ». Comptez combien d’ouvriers la République « récompense » de sa Légion d’honneur, à côté de tant d’aventuriers de professions parasitaires qui reçoivent ses faveurs. Même en y comprenant les vrais artistes, ceux qui relèvent par leur talent une distinction qu’avilit le cabotinage des autres, ils ne sont pas un sur cent décorés, et encore le sont-ils plus pour leur docile acquiescement aux conventions sociales que pour leur travail. Là encore, se manifeste plus de démagogie que de vrai démocratisme.

Il est impossible de soutenir sérieusement une théorie d’une supériorité du travail intellectuel sur le travail manuel et vice-versa. Chacun a son utilité sociale, sa nécessité humaine, et participe également au bien-être de tous. Le pain de l’esprit n’est pas moins indispensable à l’homme que celui du corps. « L’idée aussi est nourriture », a dit V. Hugo. Chacun a ses malfaisances et ses hontes. L’activité du savant, du médecin, de l’instituteur est aussi nécessaire et admirable que celle du laboureur, du boulanger, du maçon. Celle des ouvriers des arsenaux et des usines de guerre n’est pas moins inutile et détestable que celle des chimistes et des ingénieurs, dont, manuellement, ils réalisent les inventions. Les activités manuelle et intellectuelle ne peuvent s’abstraire l’une de l’autre, tant pour la collectivité que pour l’individu. Il n’y a pas d’homme-cerveau ; il n’y a pas d’homme-machine. Il y a des hommes plus ou moins bien équilibrés, plus ou moins aptes à remplir des fonctions utiles à la société et à eux-mêmes, suivant leurs facultés et l’emploi qu’ils en font. Nous tenons donc pour fausse et funeste toute distinction humaine ou sociale basée sur le caractère manuel ou intellectuel du travail, et nous écartons du débat tout argument de cette espèce, qu’il vienne des défenseurs ou des détracteurs de l’ouvriérisme.

Pendant longtemps, la condition ouvrière a été imprécise, soumise à des variations infinies. Maîtres et compagnons étaient mêlés dans les anciennes corporations. Celles-ci avaient des règlements contradictoires qui provoquaient des querelles interminables entre elles. Il y avait une solidarité de tous ceux appartenant à la corporation et non une solidarité de classe réunissant d’une part tous les maîtres, d’autre part tous les ouvriers. Ceux-ci, avec les aides, les apprentis, les valets, étaient sans organisation, tant à la ville qu’à la campagne. Les syndicats étaient interdits. L’industrie peu développée, dispersée et très spécialisée, rendait presque impossibles les coalitions d’ouvriers pour discuter de leurs intérêts et les défendre. Le prodigieux développement industriel du xixe siècle changea cet état de chose par la multiplication du personnel ouvrier, la concentration de son activité dans de vastes usines et la division du travail. La machine sépara patrons et ouvriers, créant entre eux une démarcation de plus en plus nette. Le prolétariat industriel, devenu une immense armée et soumis à des réglementations de plus en plus précises et autoritaires, éprouva alors un besoin plus effectif de se sentir les coudes, de s’organiser pour défendre ses salaires et améliorer ses conditions de vie. Une conscience de classe naquit en lui avec la notion de la véritable valeur d’un travail dont il était frustré pour la plus grande part, et celle d’une force qui lui permettrait de se libérer du joug patronal pour travailler et vivre librement.

L’Internationale Ouvrière synthétisa les aspirations de ce corps immense. Elle réunit en elle tous les espoirs, toutes les révoltes, toutes les volontés dont les manifestations incohérentes avaient semé le passé du long et sanglant martyrologe prolétarien. (Voir Révoltes ouvrières.) Elle leur donna une formule. Elle dressa une puissance ouvrière réelle en face du patronat, une méthode et une action qui pourraient lui tenir tête, et prouver au monde qu’à égalité intellectuelle, à égalité de compétence technique et de connaissance organisatrice, le travail pouvait et devait prendre la place du capital, supprimer son parasitisme exploiteur. Le prolétariat était le nombre, la masse ; il n’avait qu’à respirer pour bouleverser, par le soulèvement de sa vaste poitrine, les constructions fallacieuses du vieil ordre empoisonné d’égoïsme individualiste et haletant sous le poids du mensonge social. Mais il fallait l’égalité intellectuelle pour donner au nombre, à la masse, la force irrésistible qui lui manquait depuis cinquante siècles de prolétariat sporadiquement en révolte et toujours inorganisé. Cette force, l’Internationale voulait l’apporter au prolétariat ; l’ouvriérisme l’a fait échouer.

L’Internationale disait : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ! », et elle ajoutait : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Elle savait que la liberté ne se demande pas ; elle se prend. Elle voulait que l’ouvrier apprît « à ne compter que sur lui-même et sur son entente cordiale avec tous ses frères de misère pour conquérir son affranchissement intégral ». (G. Yvetot : A. B. C. syndicaliste.) Mais elle savait aussi que cet affranchissement ne pourrait se produire sans que le prolétariat eût acquis la triple puissance intellectuelle, morale et économique qui sont impossibles l’une sans les autres. Elle faisait siennes les idées d’Agricol Perdiguier qui avait enseigné les techniques anciennes de sa profession de menuisier et tenait une école où il se préoccupait autant du développement intellectuel et moral de l’ouvrier que de son perfectionnement professionnel. L’Internationale disait enfin, avec Louis Blanc : « Nous voulons que le travail soit organisé de manière à amener la suppression de la misère, non pas seulement afin que les souffrances matérielles du peuple soient soulagées, mais aussi, mais surtout, afin que chacun soit rendu à sa propre estime ; afin que l’excès du malheur n’étouffe plus, chez personne, les nobles aspirations de la pensée et les jouissances d’un légitime orgueil ; afin qu’il y ait place pour tous dans le domaine de l’éducation et aux sources de l’intelligence… Nous voulons que le travail soit organisé afin que l’âme du peuple, — son âme, entendez-vous ? — ne reste pas comprimée et gâtée sous la tyrannie des choses. »

C’était là le but d’un magnifique ouvriérisme. Par lui, la classe ouvrière accomplirait l’œuvre avortée de la Révolution française ; elle donnerait à tous les travailleurs la liberté et l’égalité que la bourgeoisie n’avait établies que pour elle ; elle rendrait possible l’entente fraternelle de tous les hommes. Pour cela, l’Internationale mettait l’instruction à la première place des revendications ouvrières. Depuis la Révolution, toutes les écoles socialistes l’avaient réclamée pour le peuple : babouvistes, saint-simoniens, fouriéristes, blanquistes, avaient voulu l’éducation sous la triple forme affective, rationnelle, technique, et l’instruction laïque, gratuite, obligatoire, dans l’école unique. Dès ses premiers congrès, l’Internationale adoptait des rapports sur l’instruction intégrale, l’obligation et la laïcité. (Bruxelles, 1868.) Elle demandait la réduction des heures de travail pour que les ouvriers pussent suivre des cours complémentaires et se perfectionner, tant dans les connaissances de la pensée que dans celles de leur profession. Elle voulait faire accéder le travailleur à l’art dans lequel elle voyait, comme Elisée Reclus, « la forme intellectuelle et le compagnon nécessaire du travail libre ». Elle envisageait, avec les penseurs dont elle s’inspirait, l’émancipation du prolétariat dans l’entier épanouissement de son activité, de son intelligence, de ses sentiments…

Nous sommes, aujourd’hui, à soixante ans de l’époque où l’Internationale se formait avec ce magnifique programme. Il reste toujours à le réaliser pour le prolétariat demeuré ignorant, plus exploité et plus désuni que jamais. Voilà le triste bilan. L’esprit de l’Internationale n’a pu l’emporter dans l’action ouvrière sur les vieux préjugés laissés par les routines populaires. Les conditions nouvelles de la lutte des classes ont changé les formes de ces vieux préjugés ; elles les ont plus aggravés que fait disparaître. Ils sont ceux du mauvais ouvriérisme, plus ancien que ce mot nouveau, qui ne tend pas à changer le monde, mais seulement à mettre en place des exploiteurs différents d’un prolétariat qui demeurera comme devant, saigné et enchaîné au char de nouveaux maîtres, comme il l’est demeuré après 1789. Et qu’on ne proteste pas ; la chose est à moitié faite depuis la « Guerre du Droit », grâce à ce « collaborationnisme » que se sont mis à pratiquer les représentants appelés les plus « qualifiés » de la classe ouvrière, et que Karl Marx semble avoir annoncé lorsqu’il a dit de la « social-démocratie » qu’elle « réclamait des institutions républicaines démocratiques comme moyen, non pas de supprimer les deux extrêmes, le capital et le salariat, mais d’atténuer leur antagonisme et de le transformer en harmonie ». (Le 18 brumaire de Louis Bonaparte.) Engels, de son côté, appelait ces « collaborationnistes », les « théoriciens de l’harmonie, domestiques de la classe dominante ».

L’ouvriérisme farouche, qui s’employait si jalousement à préserver le prolétariat de toute influence intellectuelle, n’a pas craint de s’acoquiner à la pire espèce des « intellectuels », les politiciens, et de lui apporter son contingent. Proudhon disait : « l’atelier fera disparaître le gouvernement. » Il ne se doutait pas que, loin de faire disparaître le gouvernement, l’atelier « collaborationnerait » avec lui !

Pour en arriver à ce « collaborationnisme » — mot qui aurait fait bondir Proudhon autant que la chose, car il respectait également la langue et le prolétariat — l’ouvriérisme a dû évoluer, mais le fond de son caractère, c’est-à-dire la haine de l’intellectualité, n’a pas changé. C’est ce qui lui a permis de se trouver en famille — en famille spirituelle, si l’on peut dire — avec le bourgeoisisme, le jour où ils ne se sont plus regardés en chiens de faïence. Contre le prolétariat, le bourgeoisisme avait hérité, en arrivant à la puissance, des préjugés de droit divin suivant lesquels la classe des possesseurs est faite pour diriger, commander, flâner, jouir de tous les privilèges sociaux, de toutes les satisfactions de l’existence, tandis que la classe des dépossédés n’est faite que pour obéir, travailler, subir toutes les misères sociales et ne connaître que la souffrance. C’était la vieille mystique qui prétendait justifier l’omniscience et l’omnipotence des classes triomphantes par la violence et l’imposture. Au lieu de combattre ces préjugés et d’en montrer la sottise pour les faire disparaître, l’ouvriérisme les a fait siens. A la mystique bourgeoise, il a commencé par opposer une autre mystique, celle de l’omniscience et de l’omnipotence prolétariennes tout aussi sotte que l’autre. Opposition seulement apparente ; les deux mystiques étaient la même dans le fond et se confondraient quand bourgeoisisme et ouvriérisme se donneraient la main au lieu de se battre. L’ « extrémisme » prolétarien deviendrait alors le bourgeoisisme à l’usage des prolétaires. Mais, jusque là, l’un était en place et ne voulait rien donner, l’autre voulait arriver et tout prendre ; l’un disait cyniquement : « J’y suis, j’y reste ; quels que soient les moyens », l’autre disait brutalement : « Ote-toi de là, que je m’y mette ! » Leur conjonction actuelle, qui a mis une sourdine à leur véhémence, changera le personnel gouvernemental, elle mettra l’atelier à côté du capital, elle ne changera rien aux abus sociaux et à leur immoralité.

En 1789, par la voix de Sieyès, la mystique bourgeoise disait : « Qu’est le Tiers-État ? — Tout ! » La Révolution, qui lui donna raison, servit à mettre au pouvoir une bourgeoisie qui répéta plus grossièrement les abus de l’aristocratie. (Voir Muflisme.) La mystique ouvriériste, impuissante à faire une Révolution pour laquelle des mains calleuses et des cerveaux frustes ne peuvent suffire, préfère traiter avec la mystique bourgeoise. Qu’on ne lui parle donc plus de révolution ; elle fait la sienne sans secousses. Mais elle est en train de remplacer une démocratie mal éduquée par une ochlocratie inéduquée, et il n’est pas certain qu’on ne verra pas alors, comme à Athènes, « les honnêtes gens obligés de se cacher pour s’instruire, de peur de paraître aspirer à la tyrannie ». (Plutarque.) Est-ce là ce qu’avaient rêvé et voulu préparer les initiateurs de l’Internationale Ouvrière ? Nous répondons résolument : non !

L’Internationale pensait qu’entre les deux mystiques, la bourgeoise et l’ouvriériste, il y avait le véritable esprit qui n’est d’aucune classe, la véritable science qui ne se sépare pas de la conscience, la véritable humanité qui doit naître de l’émancipation prolétarienne. L’ouvriérisme aveugle ne les distingue pas du faux esprit, de la fausse science, de la fausse humanité dont le bourgeoisisme a fait usage contre lui et qu’il a fait siens en s’associant à lui. Cette confusion est l’erreur de l’ouvriérisme, elle fait le malheur de ceux qui le suivent sans savoir où il les mène. Elle est aussi l’erreur de la bourgeoisie qui y persiste, y trouvant son intérêt ou ce qu’elle croit être tel, sans voir que le mensonge et la violence sur lesquels elle repose ne peuvent durer qu’un temps et lui réservent des lendemains cruels. Des rois, et leur entourage, ont tragiquement payé les sophistications de cette mystique. Elle leur avait fait croire que « l’hommage est dû aux rois ; ils font tout ce qui leur plaît ». (Cahiers de Louis XIV enfant.) Ils n’étaient qu’à demi responsables des fautes qu’elle leur faisait commettre. De même, risquent de payer cher ces bourgeois au crâne bourré par l’enseignement de leur classe et enorgueillis de sa suprématie, qui répètent depuis cent ans des choses comme celles-ci : « Le communisme dont l’aspect essentiel est le partage égalitaire des biens et des fruits du travail — en doctrine tout au moins — est par définition le régime des voleurs, puisqu’il aboutirait à déposséder de leurs biens, c’est-à-dire des produits accumulés de leur travail, les citoyens les plus courageux, les plus prévoyants et les plus sages, au profit des paresseux et des imprévoyants. » ( « Un Français moyen » : Grande Revue.) Comment faire comprendre à un homme imprégné d’une telle mystique, même s’il est sincère, que les « voleurs » sont ceux qu’il appelle « les citoyens les plus courageux, les plus prévoyants et les plus sages », tel, par exemple, ce roi du pétrole qui « gagne » vingt-cinq millions par semaine en accumulant le produit du travail de ses ouvriers dépossédés ? Mais ceux qui sont entièrement responsables, parce qu’ils savent parfaitement ce qu’ils disent et ce qu’ils font, ce sont ceux qui, après avoir sucé la mamelle aride de la misère, rugi avec les « damnés de la terre » et traîné le boulet des « forçats de la faim », passent de la mystique ouvriériste à la mystique bourgeoise et s’engagent dans la valetaille des rois de la finance, en attendant de s’asseoir à leur table. Ceux-là sont sans excuse ; ils sont les pires ennemis du prolétariat.

L’ouvriérisme est donc empêché par sa mystique de se diriger vers la vraie science libératrice qui engendrerait la vérité et la justice sociales. Il voit dans cette science une ennemie parce qu’il la confond avec la science de classe dont la bourgeoisie se sert contre le prolétariat. Il croit que, de la même façon qu’elle est aujourd’hui bourgeoise, elle deviendra subitement prolétarienne, pour se mettre à ses ordres, quand sonnera l’heure X… de la Révolution. Il ne peut, pas plus que le bourgeoisisme, concevoir qu’elle soit au-dessus des classes et des partis, indifférente à leurs querelles et uniquement fidèle à la nature et à la vérité. Par la même raison, il se détourne de l’art. Sa mystique concorde avec celle du bourgeoisisme qui dit : « L’art est un luxe de l’humanité, et le propre du luxe est de coûter plus cher que le nécessaire. » (M. Crémieux. Nouvelles Littéraires, 26 janvier 1929.) Comme le bourgeoisisme, il ignore l’art ou ne le voit que dans ce qui coûte cher. Cet état d’esprit se répercute sur l’instruction. Il accuse l’enseignement laïque, pour lequel luttèrent si ardemment les pionniers de l’Internationale, d’être aussi pernicieux, sinon plus, que l’enseignement congréganiste, et des instituteurs eux-mêmes écrivent que l’école laïque est « contre la classe ouvrière ». L’ouvriérisme avait-il la naïveté de croire que l’État, représentant d’une classe sociale triomphante, se soucierait de préparer dans ses écoles de petits révolutionnaires qui le bousculeraient un jour ? Plus encore que les autres erreurs de l’ouvriérisme, cette attitude en face de l’école montre la lamentable incohérence idéologique où il est plongé. Comment ne comprend-il pas de lui-même ce que Jean Guéhenno a écrit à ce sujet dans Europe, du 15 septemhre 1931 : « On demeure confondu quand ce sont, comme il arrive, des instituteurs eux-mêmes qui proclament que l’école laïque est contre la classe ouvrière. Comment ne pas répondre à ceux-là que l’école laïque, ce sont les instituteurs eux-mêmes ? Elle est et elle sera ce qu’ils voudront et ce qu’ils la feront. Personne n’a de plus hautes responsabilités. La cause du peuple est en leurs mains. Elle est remise à leur savoir, à leur courage, à leur indépendance, à leur dignité, à leur fidélité. Qu’ils se souviennent, comme le leur recommandait Péguy, qu’ils ne sont, ni à l’école, ni dans leur canton, les représentants d’un ministère, d’un gouvernement, d’un ordre établi et à maintenir, mais, si modestes qu’ils soient, des représentants de l’esprit et les propagandistes d’une méthode et d’une foi selon lesquelles tous les hommes doivent devenir les artisans de leur propre destinée. Qu’ils emploient toutes les forces de leur raison critique à faire reconnaître la vérité, et la « classe ouvrière » sera bien servie. »

C’est là la réponse qu’aurait faite la véritable Internationale à l’ouvriérisme qui prétend la continuer, la réponse d’une Internationale qui voulait que l’émancipation des travailleurs fût l’œuvre des travailleurs eux-mêmes et non celle d’un État ou d’une Révolution providentiels. Mais cet ouvriérisme s’est détourné de l’esprit et de la méthode de l’Internationale ; il ne continue que l’ignorantisme prolétarien plus néfaste, dans tous les temps, aux prolétaires que celui de toutes les Églises et de tous les États réunis. (Voir Instruction populaire.)

La mystique ouvriériste, qui n’attend rien que de la Révolution et prétend qu’elle seule changera en « or pur » ce qui était un « vil plomb », est aussi abracadabrante et dangereuse que toutes les fantasmagories messianiques et apocalyptiques fabriquées par les charlatans religieux. Une révolution ne vaut jamais que par ceux qui la font. Celle que l’ignorantisme ouvriériste attend, et qui doit nous transporter, comme sur un nuage d’opéra, de l’enfer dans le paradis, continue à faire des milliers d’êtres complètement illettrés, qui sont la proie de toutes les exploitations et de toutes les misères prolétariennes. Si l’on tirait les conséquences logiques de cet ignorantisme qui interdit aux prolétaires de s’instruire par les seuls moyens qui sont à leur disposition, pour ne pas « trahir leur classe », on aboutirait à ces constatations plutôt ahurissantes qui ressortiraient de la dernière statistique du Bureau International d’Éducation siégeant à Genève : la France serait un des pays les plus révolutionnaires puisque, sur 53 nations du monde entier, 17 seulement dépensent moins qu’elle pour l’instruction publique, mais elle serait encore moins révolutionnaire que le Bechouanaland, dans le Sud Africain, et que l’Italie fasciste dont les dépenses, pour l’instruction publique, sont encore moindres !…

L’illogisme ouvriériste se constate dans toutes les formes de la vie et de l’action sociales. Après avoir déclaré que rien de bon ne peut sortir de la société bourgeoise et décidé que tout ce qui la compose doit être détruit, mais incapable de procéder à cette destruction de façon à produire ensuite ce qui sera bon, il demande à cette société de se détruire elle-même !… Si décomposée qu’elle soit, elle n’est pas encore décidée à ce suicide. Cet illogisme est toute l’explication de l’impuissance ouvrière.

Il avait semblé un moment, à l’occasion de l’affaire Dreyfus, que l’ouvriérisme avait ouvert ses fenêtres à un air plus pur et les yeux à plus de lumière. Le contact des « intellectuels », raillés par les ignorantins et les chourineurs du nationalisme, qui avaient abandonné leur solitude studieuse, étaient descendus de leur « tour d’ivoire » et bravaient les assassins pour le seul amour de la justice et de la vérité, avait enflammé la générosité populaire d’un idéalisme puissant et l’avait arraché aux sophistications ouvriéristes. Il semblait qu’on allait enfin entrer dans les voies de l’Internationale et préparer des révolutionnaires pour faire la Révolution. Mais la lutte pour la justice et la vérité, trop décevante pour ceux qui n’avaient que des intérêts personnels à satisfaire, tourna sous l’influence politicienne à la lutte pour « l’assiette au beurre ». Le contact idéaliste de la pensée et du prolétariat fut bientôt fermé avec les portes des Universités populaires ; il ne resta que celui des appétits, dans les bars de vigilance où politiciens « intellectuels » et « manuels » lièrent ensemble les nombreux poils qu’ils avaient dans les mains. Cette rencontre éphémère de la vraie science avec les travailleurs n’en laissa pas moins, dans le syndicalisme ouvrier, un idéalisme qui dépassa l’ouvriérisme étroit et le fit se lever plus d’une fois pour les plus généreuses revendications humaines. Alors que tant de timorés et de satisfaits, pour qui la réhabilitation du capitaine Dreyfus avait mis fin à « l’affaire », étaient rentrés dans la carapace de leur égoïsme, le monde ouvrier persista à revendiquer une justice sociale qui n’existait pas plus qu’avant. Ce fut le temps particulièrement agité de l’antipatriotisme, de l’antimilitarisme, des affaires Ferrer et Aernoult soulevant des centaines de milliers de protestataires, des grands procès de presse où la liberté d’opinion fut défendue au grand jour de la cour d’assises, dans la rue et dans les journaux. On n’avait pas encore osé étrangler cette liberté en correctionnelle au moyen des « lois scélérates », empêcher ses manifestations sur la voie publique par des arrestations préventives de « manifestants présumés », et des journalistes républicains, qui n’étaient pas encore devenus des valets du fascisme, la défendaient avec l’indépendance de leur plume. Le véritable esprit de l’Internationale animait alors le prolétariat.

Mais, en 1914, l’ouvriérisme le plus maléfique l’emporta. Toute la pensée et toute l’action qui auraient pu faire alors de l’Internationale une réalité vivante et triomphante contre le crime social, furent entraînées dans le flot de sang et de boue de la guerre. En vingt-quatre heures, par son adhésion à « la mobilisation qui n’était pas la guerre », l’ouvriérisme anéantit tous les espoirs formés si péniblement depuis quarante-cinq ans. L’Internationale prolétarienne s’assassina elle-même, oubliant qu’elle n’avait pas de patries à défendre mais une Internationale capitaliste à renverser. Pendant quatre ans, les prolétaires, au lieu de s’unir contre l’ennemi commun, s’entr’égorgèrent sur tous les continents. Pendant quatre ans, Français et Allemands se poursuivirent dans les cinq parties du monde, sur terre, sur mer et dans les airs, alors qu’à leur commune frontière, en bombardant le bassin minier de Briey que leurs gouvernements leur faisaient épargner, ils auraient fait cesser la guerre au bout de six mois, de l’aveu même de ceux qui les faisaient se battre !…

Les sinistres pourvoyeurs et profiteurs d’une guerre qui, pour eux, finit trop tôt, n’avaient-ils pas trouvé les meilleurs recruteurs de chair à canon parmi les farouches contempteurs des « intellectuels » ?… Ah ! ils étaient loin d’être des « intellectuels » ceux qui arborèrent un chapeau neuf, le 1er août 1914, pour aller prendre les ordres du gouvernement puis venir dire aux prolétaires : « Allez à la frontière où nous vous rejoindrons demain !… » Ceux qu’ils rejoignirent le lendemain, ce furent les académiciens qui disaient de leur côté, avec des mouvements de menton : « Allez, enfants de la Patrie !… » Ce fut à Bordeaux qu’ils allèrent tous, dans les tranchées du « Chapon Fin », pour aider gouvernants et patrons à avoir la peau des prolétaires « patriotisés », des nouveaux « Soldats de l’an II », des éternelles dupes livrées au sacrifice par les mauvais bergers du prolétariat quand ceux de la bourgeoisie n’y suffisent plus… Paix à ceux qui ont reconnu leur faute, qui, après, ont su au moins se taire et reprendre leur place dans les véritables rangs prolétariens. Mais il y a les autres qui continuent et qui plastronnent, encouragés par le désarroi de leurs victimes désemparées, dont la rage insensée ne sait s’exercer que contre elles-mêmes, comme pour achever l’œuvre infernale de la guerre. Ceux-là — dont la besogne a été encore plus ignoble que celle des bourgeois, car les bourgeois avaient, eux, un intérêt dans la guerre et ne se trahissaient pas eux-mêmes en y envoyant les prolétaires — ceux-là poursuivent, depuis qu’est intervenue ce qu’on appelle « la paix », la besogne anti-prolétarienne au sein même du prolétariat par leur « collaborationnisme » dressé contre la Révolution.

Ah ! on est loin, aujourd’hui, de cet ouvriérisme grossier, brutal, gueulard, affectant la vulgarité sinon la crapule, et considérant comme du bourgeoisisme l’usage du savon et de la brosse à dents ! Le nouveau est pire, car si le premier était ignorant, le second est exploiteur. Il s’est installé dans la curée de la guerre où il a retrouvé, établis ministres, les anciens « intellectuels-traîtres » qu’il avait vomis. A leur exemple, il s’est laissé rogner les griffes et rosir les ongles par la manucure de l’institut de beauté. Il a remplacé par des dents en or les chicots qui empuantissaient sa bouche. Il figure en smoking dans les galas officiels, avec son ancienne compagne devenue « madame » et qui a appris à se décolleter en vieillissant. Il boit le champagne avec de vétustes préfets qui ont fait massacrer les travailleurs dans tous les Fourmies de la République. Il dîne avec les augures de la Société des Nations et il soupe avec les rastaquouères tatoués de Deauville et de Nice. Il méprise plus que jamais les vrais « intellectuels » qui sont des hommes de pensée, de travail, de désintéressement, et sont parfois réduits à ouvrir la portière de son auto sur le boulevard mais il flirte et il combine avec les fripons de la « confrérie des puissants » ; il est aussi illettré et il apprend à être aussi mufle qu’eux. Lui aussi demeure comme eux « un être puant sorti du pet d’un âne ». (Voir Muflisme).

Il avait fait « l’union sacrée » avec le Capital, l’Église, le Gouvernement, avec toutes les forces de réaction sociale ; il avait prodigué lui-même le « bourrage de crâne » ; il avait dénoncé furieusement les « défaitistes » ; tout cela, avait-il dit, pour avoir le droit, la guerre finie, de « parler au nom du prolétariat », quand le sang de millions des siens aurait rougi le sol des patries. Il n’a parlé et il ne parle qu’au nom d’une nouvelle classe qui sacrifie, dans la paix comme dans la guerre, le véritable prolétariat. Celui-ci n’a échappé à la mitraille que pour rentrer dans la géhenne du salariat. Non seulement on ne dit rien pour lui, mais on travaille contre lui. S’il proteste, on lui rit au nez ; s’il insiste, on le cogne. Sur les charniers où pourrissent ses pauvres dupes, a poussé cette fleur de l’ouvriérisme « collaborationniste » : un Quatrième État engraissé dans la guerre, richement appointé à Genève et ailleurs, représenté dans les Conseils d’Administration des entreprises capitalistes et qui, peu à peu, prend place à côté de l’aristocratie républicaine sans avoir besoin de faire son 1789.

Ce quatrième État est la nouvelle classe moyenne qui succède à celle des petits industriels, des petits commerçants, des petits patrons, des petits rentiers, prolétarisés par les grandes usines, les grands magasins, les fabrications mécaniques interchangeables qui ont tué les métiers, et l’inflation monétaire qui a mis le franc à quatre sous. C’est la classe des fonctionnaires de tous ordres, des ouvriers spécialisés, de tous ceux à qui leur travail rapporte de hauts salaires dans des professions privilégiées. Pour cette classe, non seulement il ne s’agit plus de faire la Révolution, mais ceux qui parlent encore de cette chose archaïque, ou seulement d’action directe, sont des énergumènes et des bandits. Il n’est plus question d’exproprier les capitalistes, d’abolir le salariat, de jeter bas la société bourgeoise et tous ses organismes dévorateurs, d’établir l’Internationale Ouvrière pour en faire « le genre humain » ! Il s’agit de se faire la meilleure place possible, à côté de la bourgeoisie, contre le véritable prolétariat plus nombreux et plus misérable que jamais.

Car ce Quatrième État favorisé ne se compose guère que du quinze pour cent des travailleurs. Il y a, en dehors de lui, rejeté par son « collaborationnisme », livré à toutes les incertitudes et à toutes les misères, le quatre-vingt-cinq pour cent de manœuvres, d’hommes de peine, de femmes de ménage, de garçons et de filles de ferme, de trimardeurs, de clochards, d’épaves de tous genres réduites à des professions indéfinies trop souvent voisines du vagabondage, de la prostitution et de la friponnerie qui n’est pas honorable et protégée ne s’exerçant que dans une sphère miteuse. Tout ce prolétariat inférieur qu’accablent les travaux meurtriers, la dureté patronale, les sous-salaires, le chômage, les accidents, la maladie, n’a aucune possibilité de se stabiliser dans une situation permettant d’avoir un foyer, une compagne, des enfants, une vie familiale reposante, des plaisirs sains et la perspective rassurante d’une vieillesse à l’abri du besoin. Pour ce prolétariat sacrifié, l’ouvriérisme « collaborationniste », arrondi dans sa bedaine et installé dans le muflisme, ne fait rien. Il ne connaît plus cette solidarité «  favorable aux petits, aux faibles, aux déshérités, puisqu’elle leur assure la préoccupation et la collaboration des autres, mais défavorable aux forts, aux sages, aux avancés, puisqu’elle exige d’eux qu’ils se mettent au service des autres. » (Fulliquet : Précis de dogmatique). Cet ouvriérisme est aujourd’hui parmi les « forts », les « sages », les « avancés », parmi les mufles. Aussi, faut-il voir avec quel mépris il regarde les pauvres « espèces inférieures », de quelle façon sa valetaille plumitive traite ces « étranges individus… pauvres hères à mine patibulaire de clochards… bicots dépenaillés et sordides… asiatiques de race incertaine qu’on rencontre sur les quais, le regard mauvais, et que recrutent les grands patrons des ports comme briseurs de grèves… déchets lamentables de pauvre humanité… etc. » Ne sont-elles pas significatives ces appréciations d’un ouvriérisme parvenu le plus souvent grâce aux filouteries politiciennes ou dans des fonctions de chiens de garde du patronat, et qui se permet de suspecter les intentions des « intellectuels » à l’égard des prolétaires ?…

Redisons-le, c’est nécessaire : ce ne sont pas des « intellectuels » qui travaillent dans les usines de guerre et les distilleries, transportent canons, munitions et alcools sur terre, sur mer et dans les airs, fournissent l’inépuisable armée des « jaunes » briseurs de grèves qui ne viennent pas d’Asie, des mouchards de chantiers, d’ateliers et de bureaux, des concierges, des garde-chasse, des garde-chiourme, des chaouchs, des gabelous, des policiers, des gendarmes, des engagés et rengagés « civilisateurs » des peuples coloniaux, des exploiteurs des nourrissons et des pupilles de l’Assistance Publique, des mastroquets, des patrons et des pourvoyeurs des maisons de tolérance, etc… M. Philibert et Mme Tellier sont rarement des bacheliers, bien que leurs amis politiciens leur fassent volontiers donner les palmes académiques ou la Légion d’honneur ainsi qu’aux tenanciers des grands lupanars où s’ébattent « l’élite du rebut et le rebut de l’élite » (M.-G. Michel).

L’ouvriérisme, définitivement lié aujourd’hui aux politiciens par le pacte de sang, a fait de l’Internationale trois ou quatre tronçons qui ont chacun ses papes, ses cardinaux, ses évêques, ses curés, ses sacristains, ses enfants de chœur et ses ouailles sur le dos desquelles toute cette hiérarchie parasitaire se dispute et s’excommunie. Par le syndicat qui « devait se suffire à lui-même », être l’alpha et l’oméga de l’activité ouvrière et réaliser, par conséquent, pour le prolétariat, tout ce que celui-ci devait refuser à l’État corrupteur des consciences et producteur de traîtres, l’ouvriérisme devait tout résoudre, tout créer : il n’a rien su mettre debout. Il n’a su faire, dans les syndicats, qu’une politique boutiquière, mesquinement réduite à des questions corporatives locales, le plus souvent en contradiction avec la politique des syndicats voisins. Entravant le recrutement, divisant les travailleurs en partis hostiles, fermant ouvertement ou sournoisement l’organisation ouvrière au plus grand nombre des prolétaires, cette politique en est arrivée, par des scissions, des exclusives, des interdits dignes de conciles ecclésiastiques, à faire des travailleurs des frères ennemis divisés en vingt chapelles, plus occupés à s’entredéchirer qu’à mener la lutte contre le patronat, et s’appuyant, en dernière analyse, sur le patronat pour faire échec à leurs adversaires ouvriers. Lisez l’histoire du travail à travers les siècles, celle des luttes ouvrières en tous les temps ; sous des aspects différents, déterminés par des conditions économiques et sociales différentes, ce sont toujours les mêmes divisions, les mêmes querelles, les mêmes haines fratricides dues à l’ignorance et à l’inconscience du prolétariat qui ont entravé son émancipation. Trompé par ses mauvais bergers, saoulé du vin frelaté d’une blagologie qui le livre à des abstractions et l’empêche d’acquérir une notion exacte des choses, il est aussi désarmé aujourd’hui devant ses maîtres que l’esclave antique, le serf du moyen âge, le vilain d’avant 1789. C’est toujours dans ses rangs que ses dominateurs recrutent les sergents du guet qui le rossent, les soldats qui le canardent, et il marche aussi dévotement, aussi bénévolement pour les guerres du Droit et de la Civilisation qu’il marchait au moyen âge pour les Croisades, lorsque ses maîtres, le voyant trop encombrant et trop remuant, décident de pratiquer dans ses rangs les « saignées régénératrices ».

L’ouvriérisme, qui ne voulait rien faire que par lui-même, n’a su mettre debout ni les maisons du peuple où les travailleurs auraient été chez eux, libérés de la tutelle de municipalités plus ou moins hostiles, ni les organisations qu’elles auraient comportées pour réaliser les vues éducatrices de l’Internationale : ateliers d’apprentissage, salles d’études, laboratoires, consultations d’hygiène, de puériculture, de prophylaxie des maladies sociales, bibliothèques, salles de conférences, d’expositions, de concerts, théâtres, terrains de jeux, etc. où ces travailleurs auraient pu s’instruire et se distraire par eux-mêmes et par des collaborations dévouées, librement offertes et choisies sans que des tractations politiciennes en vinssent souiller les moyens et le but. Ces collaborations, la classe ouvrière les aurait trouvées parmi ces « intellectuels » qui disent avec Kropotkine : « Si nous avons pu nous instruire et développer nos facultés, si nous avons accès aux jouissances intellectuelles, si nous vivons dans des conditions matérielles pas trop mauvaises, c’est parce que nous avons profité, par le hasard de notre naissance, de l’exploitation à laquelle sont sujets les travailleurs : lutter pour leur émancipation, c’est pour nous un devoir, une dette sacrée que nous devons payer. » Ceux-là qui, depuis Socrate jusqu’à Romain Rolland, ont apporté au monde la vraie science et ont été sa véritable conscience, ont toujours tout donné et n’ont jamais rien demandé. Nous affirmons au prolétariat qu’ils sont nombreux et ne demandent qu’à venir à lui pour échapper à la sottise bourgeoise.

L’ouvriérisme répondra pour expliquer sa carence : « Où vouliez-vous qu’on prît l’argent pour réaliser tout ce que vous dites ? » Nous ne voudrions pas répliquer en citant le nombre de milliards dont les travailleurs ont, depuis cinquante ans, enrichi leurs empoisonneurs, et particulièrement le « mastroquet » démoralisateur, bien qu’il soit d’après certain ministre « le rempart de la dignité nationale » !… Mais, pourtant !… que n’aurait-on pas pu faire avec tous ces milliards, avec seulement la moitié de ces milliards, si l’ouvriérisme avait guidé les travailleurs, comme il le prétendait, dans les véritables voies de leur émancipation ? Mais allez dire cela aux flagorneurs de la vanité ouvrière aussi sotte que les autres vanités ; allez le dire aux arsouilles qui pérorent dans le « salon du pauvre » et lui montrent la société future dans l’arc-en-ciel des apéritifs ; allez le dire aux politiciens syndicalistes tout aussi intéressés que les patrons à tenir les travailleurs dans l’abrutissement, et qui devraient commencer par s’instruire eux-mêmes pour ne pas voir crever dans l’aventure la baudruche de leur prestige démagogique !

Non seulement l’ouvriérisme n’a pas appris au prolétariat à lire lucidement, sainement, non seulement il ne le détourne pas des spectacles et des distractions qui faussent sa sentimentalité, endurcissent sa sensibilité, vicient la raison, et de l’abus des sports que le patronat encourage si volontiers parce qu’ils « empêchent de penser ! » mais il ne sait même pas lui apprendre à profiter des maigres avantages que le droit bourgeois met à sa disposition avec les lois sociales. Car on veut bien ne pas toujours tirer sur la bête sans lui permettre de souffler un peu ; mais c’est la bête qui refuse de souffler en raison du fameux principe : « Tout ou rien ! » Et le prolétariat qui reste illettré pour ne pas être tenté de « trahir sa classe », ignore l’usage des lois de protection de l’enfant, de la femme, du travail, les lois d’assistance et d’hygiène, etc… Victimes d’accidents du travail, les ouvriers sont de plus victimes d’agents d’affaires qui les grugent en exploitant leur ignorance. Ne les voit-on pas demander eux-mêmes des dérogations aux lois qui les protègent et, par exemple, se mettre en grève pour obliger l’inspection du travail à les laisser travailler plus de huit heures ? Les lois sur les métiers insalubres et sur le travail de nuit ne sont pas moins inopérantes. De plus en plus, dans les banques, les ateliers des grands magasins, on travaille dans des sous-sol, sans air et sans lumière naturelle. Le travail de nuit est imposé dans des verreries à des enfants qui n’ont pas même douze ans. Dans la couture, ce travail de nuit est constant. On tient en échec l’inspection du travail en cachant les apprentis trop jeunes quand un inspecteur se présente. Il arrive qu’on en oublie dans des placards où on les retrouve asphyxiés. Ouvriers et ouvrières se font les complices des patrons. Entre le surmenage et le chômage il n’y a pas place pour le travail normal que les travailleurs « conscients et organisés » devraient savoir exiger, comme ils devraient savoir exiger des salaires normaux, pour échapper à la pratique humiliante du « pourboire » qui se répand de plus en plus.

La crise économique, qui préoccupe actuellement le monde, en raison surtout du nombre de chômeurs qui en sont victimes dans la classe ouvrière, a fourni l’occasion de faire les constatations suivantes : à Paris, pendant que des ouvriers boulangers travaillent de 11 à 14 heures par jour, sans avoir de repos hebdomadaire, et gagnent des salaires quotidiens qui vont jusqu’à cent trente francs, huit cents autres ouvriers sont en chômage permanent ou ne travaillent que quelques jours par mois. Le chômage serait supprimé dans la boulangerie parisienne si les lois des huit heures et du repos hebdomadaire étaient respectées (L’Œuvre, 29 novembre 1931.) Voilà, entre nombre d’autres, un exemple caractéristique de ce que produit le « collaborationnisme » substitué à la lutte pour la suppression du Patronat et du Salariat, fondement de la C. G. T. C’est l’accord de l’égoïsme ouvriériste, avec le muflisme patronal et la complicité gouvernementale, contre le véritable prolétariat.

La solidarité ouvrière est brisée par l’égoïsme personnel. Pour un salaire un peu plus élevé, avec une inconscience stupéfiante, on se fait mouchard de ses camarades. Les « fortes têtes », ceux qui « rouspètent » contre une trop dure exploitation, ceux qui protestent pour les autres, sont rejetés des ateliers, révoqués des administrations. On dit volontiers : « Ils n’avaient qu’à se taire ! » et on les abandonne. La femme a encore sa place à conquérir dans nombre de corporations où elle fait le travail de l’homme. Le fameux principe : « A travail égal, salaire égal » est combattu par les ouvriers eux-mêmes, railleurs et hostiles devant « l’égalité des sexes ». Hostilité aussi, et qui prend parfois des formes aiguës, contre les travailleurs étrangers accusés de venir « manger le pain des nationaux », comme on accuse encore la machine de raréfier et de supprimer le travail humain. Toutes sortes de routines étroites, de préjugés odieux, sont ainsi entretenus par l’esprit ouvriériste à l’encontre des expériences contraires, des démentis apportés par les faits. La machine n’a-t-elle pas multiplié le travail humain au lieu de l’alléger comme elle aurait dû le faire normalement, et l’ouvrier étranger n’est-il pas fondé à chercher du travail partout où il peut en trouver ? Mais, comme toujours, l’ignorance ouvriériste s’en prend aux effets et non aux causes. Il est plus facile de briser une machine que d’en collectiviser la propriété et d’en rendre le travail bienfaisant pour tous. Il est plus facile de s’en prendre aux malheureux étrangers, aux « bicots dépenaillés et sordides, aux asiatiques de race incertaine », que de s’opposer à leur recrutement par des négriers au service d’un patronat toujours en quête d’une main-d’œuvre travaillant à des salaires inférieurs et qui les abandonne à tous les excès de la xénophobie ouvriériste, complice de l’abrutissement nationaliste, quand il n’a plus besoin d’eux. Et il est aussi, hélas ! plus facile de soulager sa colère, de venger son impuissance, sur le compagnon de chaîne plus faible, plus désarmé, la femme, l’enfant, le manœuvre, l’apprenti, le cheval, le chien, que sur le véritable responsable : le Maître ! Est-ce ainsi que l’ouvriérisme entend « l’union des prolétaires de tous les pays » et l’Internationale qui « sera le genre humain » ?

Voilà l’œuvre lamentable de l’ouvriérisme : la faillite de l’Internationale Ouvrière. Nous n’insistons pas davantage ; le tableau nous paraît suffisant pour montrer que tout est à refaire, tout à recommencer. On parle beaucoup, aujourd’hui, de recomposer l’unité ouvrière ; on écrit à ce sujet dans quantité de journaux, on palabre dans toutes sortes de congrès et de meetings ; on ne fait que troubler davantage ce qui n’était déjà que trop trouble, et seule la faconde intarissable des bavards, qui ont pris des politiciens l’habitude de s’enguirlander à la façon des héros d’Homère, y trouve matière à satisfaction. L’ouvriérisme méprise avec juste raison la terminologie bourgeoise, mais il en a fait une autre qui n’est pas plus claire. Aussi sûrement qu’avec le catéchisme, on abrutit les pauvres syndiqués avec des expressions auxquelles ils ne comprennent goutte et dont l’interprétation alimente durant des mois et des années, les disputes de leurs directeurs de conscience. C’est ainsi qu’on leur parle de la « politisation des grèves » ou de la « radicalisation des masses », quand ce n’est pas la « radicalisation des grèves » ou la « politisation des masses ». Tout cela est aussi clair pour eux que les histoires de la Colombe du Paraclet ou de l’Immaculée Conception. La seule Unité possible et féconde ne pourra être que dans une véritable Internationale, celle de tous les prolétaires de tous les pays et de tous les sexes, unis pour leur émancipation intégrale et non pour la constitution d’un quatrième ou d’un cinquième État aussi fourbe et aussi exploiteur que les autres. La première opération à faire est de bannir des méthodes prolétariennes l’ouvriérisme actuel qui est la plus épouvantable des pestes, pour lui substituer une action ouvrière inspirée de ceux qui avaient compris, il y a soixante ans, que la révolution des bras ne peut se faire sans celle des cerveaux et des cœurs, et que l’émancipation des travailleurs ne peut se dissocier de l’Internationale du « genre humain » dressée au-dessus de toutes les dictatures de races, de nations ou de classes. — Edouard Rothen.

OUVRIÉRISME. Doctrine syndicaliste préconisant l’émancipation de la classe ouvrière par l’action des ouvriers eux-mêmes, sans le concours des intellectuels. Cette doctrine comprend une part de bien fondé, mais aussi une part d’erreur et d’injustice. Constatons, tout d’abord, que les professeurs, instituteurs, médecins, chimistes, ingénieurs, architectes, etc… sont des travailleurs indispensables au fonctionnement d’une société moderne, et que, loin de décroître, leur importance s’étend de jour en jour avec le progrès, alors que le rôle du manœuvre est de plus en plus réduit par la machine. Ces travailleurs ont donc, autant que les autres, le droit de se prononcer sur des questions sociales auxquelles leur sort est directement intéressé, et ce serait, pour l’avenir, une lourde faute, de la part de la classe ouvrière, que de chercher à les éliminer du mouvement révolutionnaire, alors qu’il serait opportun de s’en faire des alliés.

Mais ne considérons que le milieu des manuels. Tant que l’on se borne à l’action corporative, syndicale, il est évident que nul n’est mieux qualifié que l’ouvrier lui-même pour apprécier les misères de la corporation à laquelle il appartient, et prendre en main ses intérêts. Cependant, lorsqu’il s’agit, non plus de revendications de détail, mais de mouvements sociaux considérables par leur étendue, force est bien d’acquérir, en même temps que des idées générales, une compétence sociologique qui, même élémentaire, ne va pas sans quelques études, et dépasse de beaucoup le cadre corporatif. C’est un nouvel apprentissage. Or, du point de vue de la vie économique, qu’est-ce donc qu’un intellectuel ? C’est tout homme dont la profession comporte d’enseigner, d’administrer, d’inventer, de diriger, ou encore de mettre en valeur des talents personnels, exigeant des connaissances techniques qui dépassent le niveau des études primaires, dans une branche quelconque de l’activité humaine.

Un manuel qui, grâce à son initiative et à sa persévérance, ne se contente plus d’exercer son métier, mais s’occupe d’un secrétariat, publie des articles dans la presse, et fait des conférences de propagande, est un travailleur faisant fonction d’intellectuel. Et si, comme cela a lieu très souvent, il abandonne l’usine, le champ, ou l’atelier, pour se consacrer uniquement à cette fonction, il n’est plus, en fait, un ouvrier, mais un publiciste professionnel, doublé d’un technicien. Rien ne le distingue plus, dès lors, de l’intellectuel ayant fait des études secondaires, si ce n’est une différence dans la nature du savoir. Alors que ce dernier possède un solide bagage de connaissances encyclopédiques, dont l’acquisition nécessita de dix à quinze années exclusivement consacrées à l’étude, l’homme venu de la classe ouvrière ne possède, de telles connaissances, que des rudiments. Par contre, il est bénéficiaire, sur les choses de son milieu d’origine, d’une expérience que l’on n’acquiert que fort peu dans les collèges. La différence de culture existant entre ces deux catégories de travailleurs intellectuels est comparable à celle qui existe, dans l’armée, entre les officiers sortis des grandes écoles, et les officiers sortis du rang. Et, dans le monde de l’action sociale, comme dans celui du militarisme, ceci n’est point sans susciter des rivalités et des compétitions. Les uns et les autres sont, d’ailleurs, aux prises avec les mêmes tentations, et sujets aux mêmes faiblesses.

Les intellectuels sortis des écoles auraient tort de mépriser ceux qui ont acquis par eux-mêmes une petite instruction, tout en gagnant leur pain, car ceci exige des qualités rares de courage et de ténacité. Par contre, ces derniers auraient tort de considérer les premiers comme des inutiles et des gens d’esprit bourgeois, dont il faut se défier tout particulièrement.

Les grands initiateurs du mouvement révolutionnaire actuel, à commencer par Michel Bakounine, Élisée Reclus et Pierre Kropotkine, ne furent point des ouvriers défendant leurs intérêts de classe, mais des hommes de grand savoir, issus de familles aisées ou aristocratiques, et qui firent aux opprimés l’offrande de leur dévouement. Nous savons qu’à côté de ces individualités d’élite parurent des ambitieux sans scrupules. Cependant on aurait tort de croire que les milieux les plus instruits détinrent le monopole de l’arrivisme et de la trahison. Le souci prédominant de l’intérêt personnel, et les passions mauvaises, sont de toutes les classes de la société. Et la liste est longue des agitateurs, de pure origine prolétarienne, qui abusèrent de la confiance de leurs camarades, pour se faire à leurs dépens des profits malhonnêtes, ou qui finirent dans les rangs des briseurs de grève, obscurément. Les préjugés qui s’attachent à la blouse ne sont pas moins graves que ceux qui s’attachent à la redingote. Habituons-nous à estimer les hommes d’après leur conduite éprouvée, plus que d’après l’apparence extérieure que leur confère le métier dont ils tirent leur subsistance. — Jean Marestan.

L’OUVRIÉRISME (et les individualistes). Les individualistes anarchistes n’ont jamais ou guère pactisé avec ce qu’on appelle l’ouvriérisme. Leur attitude a des raisons qu’il convient d’expliquer. Une seule question préoccupe les individualistes — et c’est elle qu’ils se posent chaque fois qu’ils se trouvent en présence d’une activité d’ensemble — c’est de déterminer s’il vise à grégariser ou à individualiser — qu’on nous passe ces barbarismes — ceux sur qui son influence s’exerce. Les boniments de la façade laissent froids les individualistes qui savent fort bien que réduction des heures de travail et augmentation des salaires font partie intégrante de la parade. A quoi bon gagner vingt francs de l’heure si les objets de consommation haussent en proportion ? A quoi bon travailler deux heures de moins si c’est pour persévérer dans la même routine mentale ?

Tactique « capitaliste » et tactique « prolétarienne » se ressemblent, hélas ! comme deux frères — ennemis surtout en apparence, disent-ils ; — l’une et l’autre tendant à faire des instruments dociles et maniables de ceux qui se trouvent sous leur coupe. Dans l’usine et dans le « parti » règne une même consigne : désindividualiser le travailleur.

Le patron apprécie l’ouvrier dans la mesure où sa volonté s’absorbe tout entière dans l’intérêt de son entreprise.

Les individualistes prétendent qu’il en est de même dans le mouvement ouvriériste et qu’un fonctionnaire syndical ne sympathise pas davantage que le premier contremaître venu avec le syndiqué grincheux ou simplement original. A l’usine comme au syndicat, à l’ « atelier » comme dans le « parti », le but poursuivi est la discipline et la militarisation du travailleur, sa mise en cadres. Là comme ici, il s’agit de faire de l’unité humaine un rouage, un simple rouage anonyme, sans existence distincte, perdu dans la complexité des engrenages, sans vie autre que celle de l’agrégat — fabrique ou organisation — dont il fait partie. On nous saura gré de ne pas nous appesantir sur la cuisine intérieure du mouvement ouvriériste. La critique est trop facile. Des groupements plus fonctionnels que professionnels ; des électeurs, des délégués, des parlements, des ordres du jour, un souci constant de ménager les extrêmes et de ne point trop heurter, en même temps, la mentalité moyenne de la masse des adhérents ; la soumission des minorités et des individualités récalcitrantes aux décisions des majorités ; des scissions, des querelles intestines, voilà le bilan de l’ouvriérisme. Il ne diffère pas de celui de n’importe quel parti politique ou religieux. Quant « aux revendications ouvrières », pas une qui n’ait été obtenue sans l’intervention législative. Pas une qui n’ait rivé un peu plus fortement la chaîne qui lie le travail à la politique, l’unité productrice humaine au troupeau producteur,

N’éprouvant aucune sympathie pour le socialisme réformiste ou parlementaire, il était inévitable que les individualistes aient plus particulièrement examiné l’œuvre des syndicats, peu importe la nuance qui les distingue. Ils ont été bien forcés d’y constater : 1° qu’aucune part n’y était faite à une conception supérieure ou morale du travail ; 2° que ceux qui y adhèrent ne sont nullement préparés, pour la plupart, à vivre une conception économique dont la matérialisation exigerait des agents très conscients et très éclairés ; 3° que le fonctionnarisme et l’administration y jouent un grand rôle, un rôle inévitable, malgré toutes les sauvegardes, un rôle peut-être indispensable, mais qui dégénère, en certains pays, en une véritable tyrannie.

Qu’on en juge ! Le syndicalisme se pose pour but la suppression du patronat et l’avènement d’une société, plus ou moins collectiviste ou communiste, laquelle ne peut s’établir sans le renversement de l’État ou des institutions gouvernementales, sans une éducation préalable des futurs producteurs collectivistes ou communistes ! Comment s’y préparent les syndicats ? En appelant à eux, pêle-mêle, toutes sortes d’ouvriers — même ceux qui, dans les arsenaux, fabriquent des engins dont le gouvernement se servirait pour mettre à la raison les syndicalistes qui oseraient provoquer une insurrection — même ceux qui concourent à la fabrication ou à la confection, dans des conditions déplorables, des utilités destinées aux prolétaires eux-mêmes, souliers à semelle de carton, vêtements qu’un jour de pluie gâte sans retour, meubles sans solidité, parfois même articles d’alimentation avariés, etc., etc…, — même ceux qui, d’une façon ou d’une autre, concourent à la construction des bâtiments où se perpétue la spéculation (les bourses), où l’on enferme quiconque se dresse contre l’état de choses économique actuel (les prisons), où l’on prépare la répression des protestataires (les casernes) — même ceux qui produisent des objets absolument superflus et dont la production suffit à attester l’existence de privilégiés et de parasites manifestement autoritaires.

Que « l’ouvriérisme » complète moralement le capitalisme, qu’il désindividualise et solidarise aveuglément le travailleur, la preuve tangible nous en est fournie par l’attitude du mouvement ouvrier à l’égard de la production individuelle.

Il faut un minimum de réflexion, en effet, pour s’apercevoir que le travail en collectivité, en communauté — tel qu’il s’accomplit aujourd’hui — est antagonique à la formation et au développement de l’initiative et de l’originalité personnelles, partant du caractère. Le mode de production est fonction de la façon dont est distribuée la force motrice. Une modification dans cette distribution ou, si cette modification est impossible, la recherche d’une force motrice nouvelle ou encore d’engins nouveaux, permettrait — en rendant individuelle la production — d’aviver chez le producteur la sensibilité créatrice ; cela sans faire aucun tort aux revendications ouvrières proprement dites, même celles de la diminution des heures de travail et de l’augmentation du salaire.

Or, nous ne croyons pas que le mouvement ouvrier se soit jamais préoccupé de ce problème. Ses techniciens — et il n’en manque pas dans ses rangs — ne se sont point attelés à la découverte ou à la recherche d’énergies ou de moteurs destinés à rendre le producteur autonome indépendant de la collectivité productrice. Au contraire.

On ne peut le nier, le résultat du mode actuel de production est l’existence d’un type de travailleur dénué ou à peu près de toute originalité productrice, accomplissant sa besogne sans goût ni plaisir, comme un rite fastidieux ; une sorte de producteur-cliché, répandu sur toute la surface du globe, presque à autant d’exemplaires qu’il est d’ouvriers, d’un automatisme semblable à celui dont il a la surveillance.

Le mouvement ouvriériste avait le choix entre deux tendances, visant à faire du travailleur : la première, un artiste ; la seconde, un manœuvre.

Un artiste — et non plus seulement un artisan — c’est-à-dire un original, un créateur ; un façonneur peut-être, mais un façonneur considérant l’objet sorti de ses mains, la matière transformée par son effort, comme son œuvre ; voulant y graver son empreinte, y imprimer son cachet personnel ; soucieux de ne point se laisser distancer ou effacer par autrui ; mettant donc au service de son produit toutes les ressources de ses facultés d’imagination et d’exécution.

Ou un manœuvre, c’est-à-dire un mécanisme vivant, remonté, réglé, tendu, habile, souple, observateur même, chez lequel l’esprit d’adaptation ou la paresse d’imagination ont détruit ou remplacé le désir ou le besoin de se manifester personnellement dans l’objet sorti de ses mains.

Par sa propagande, par sa méthode éducative, par son action, le mouvement ouvriériste s’est placé au second point de vue. Ce ne sont pas des individus autonomes qu’il a tenté de faire de ceux qu’il attirait à lui, mais des « organisés », des suiveurs. Ce ne sont pas des artistes, des créateurs qu’il s’est efforcé de faire des travailleurs qu’il enrôlait dans ses rangs, mais des manœuvres, des traditionalistes. C’est ce qui explique pourquoi les individualistes se trouvent en désaccord si complet avec le mouvement ouvriériste. Qu’il s’agisse de la conception de la vie, de la façon d’envisager la production, de la propagande même, ils ne considèrent pas les choses sous le même angle.

Les syndicats se comprennent en tant que pis aller, en tant qu’organes de résistance et d’améliorations ouvrières, luttant pour obtenir un accroissement de bien-être dans les conditions de vie de certaines catégories de travailleurs (parfois au détriment d’autres). Les syndicats peuvent assurer le fonctionnement de bureaux de placement bien organisés, de caisses de chômage et de secours mutuels puissantes, tout cela exclusivement à l’usage des ouvriers. Il peut leur devenir possible de discuter et de traiter de puissance à puissance avec le patron, etc…

Les individualistes ne déconseillent à qui ce soit d’adhérer à un syndicat. Pas plus qu’ils ne découragent personne de faire partie d’une association tendant à augmenter son bien-être. Ils rappellent uniquement que ce ne sont que pis-aller ou palliatifs transitoires, à la gestion desquels ils ne prendront aucune part. L’avènement du régime syndicaliste ne les intéresse pas plus que le triomphe de l’ouvriérisme ou la victoire du prolétariat organisé.

Ce qui intéresse davantage certains individualistes préoccupés spécialement par les réalisations économiques, ce sont les tentatives individuelles accomplies pour se soustraire à l’emprise du patronat, par exemple les essais en association tentés pour vivre d’une existence relativement indépendante. Chaque fois qu’il se rencontrera des personnalités sérieuses pour mener à bien des entreprises économiques où l’absence d’influences extérieures, le goût du travail, le souci de la qualité de la production s’uniront avec une vie saine, libre, abondante, heureuse, ils trouveront chez les individualistes des éléments pour les soutenir.

L’individualiste fera donc, le cas échéant, partie d’un syndicat où moyennant le paiement régulier d’une cotisation, il trouvera soit des facilités de placement, soit l’occasion d’obtenir relèvement de son salaire ou diminution de la durée de ses heures de travail. Comme il peut faire partie d’une société de secours mutuels, il fera partie d’un syndicat parce que maçon, serrurier, ajusteur, ferblantier, vidangeur et non parce qu’individualiste anarchiste. Syndiqué, le cas échéant, il ne sera pas syndicaliste.

On peut être syndiqué, coopérateur, mutualiste et demeurer soi : un « en dehors », un « à côté » : on peut apporter sa cotisation à toutes sortes d’associations artistiques, littéraires, scientifiques, sexuelles, récréatives — pour les avantages qu’on peut en retirer individuellement — cela sans sacrifier rien de sa personnalité pensante et agissante. Pas plus qu’être un « en dehors » ne veut dire se tenir systématiquement à l’écart de la foule. Être un « en dehors », c’est en pleine masse, à l’atelier, au bureau, en prison, au village ou au désert avoir conscience qu’on est soi — un « à part » que les habitudes de penser ou les façons d’être des troupeaux humains n’influencent ni ne dévient.

Ce qui importe pour les individualistes, ce n’est pas l’ouvrier, c’est l’individu qui, soit qu’il reste isolé, soit qu’il s’associe, veut aussi bien dans le domaine de la production que dans les autres sphères, demeurer autonome et affirmer sa personnalité. C’est pourquoi ils n’entendent s’associer que pour un temps et (ou) une besogne déterminés, estimant que le fait d’avoir été jeté dans le monde doit suffire à leur assurer la possibilité de choisir l’occupation et l’association convenant à leur déterminisme particulier, de disposer comme il leur semble bon du résultat de leur effort et du mode d’échange de leur travail de création ou de transformation, hors toute intervention extérieure à eux-mêmes ou à l’association dont ils font partie. Quelles que soient les modalités dans le détail, ils se considèrent comme exploités dans toute société qui ne leur garantirait pas ces possibilités primordiales. — E. Armand.


OXYGÈNE n. m. (de oxus, piquant, et genos, commencement). L’oxygène est un gaz incolore, inodore, sans saveur, légèrement soluble dans l’eau qui en absorbe environ 1/25 de son volume. Très abondant dans la nature, il entre dans la composition des anhydrides, des oxacides et des oxydes. C’est un des éléments de l’air et de l’eau, des matières végétales et animales, enfin de presque tous les composés connus. Combiné avec l’hydrogène, il donne naissance à deux corps composés dont le plus important est l’eau. L’eau est composée d’une partie d’oxygène pour deux parties d’hydrogène, en volume et de 89 parties d’oxygène et de 11 parties d’hydrogène en poids. L’oxygène compose pour 1/5 l’air atmosphérique ; sa densité est de 1, 1056 par rapport à l’air. Il est absorbé à froid et mieux à chaud par certains métaux et certains oxydes métalliques : l’argent fondu en absorbe notamment vingt deux fois son volume sans combinaison. Il forme, directement ou indirectement, des composés avec tous les corps simples, sauf le fluor, l’or et le platine.

La principale caractéristique de l’oxygène est d’être éminemment propre à faire brûler les autres corps. On dit, en chimie, qu’un corps est en combustion ou qu’il brûle, quand il se combine avec l’oxygène.

Parfois l’oxydation se produit avec un grand dégagement de chaleur, elle se propage dans toute la masse après avoir été amorcée en un point ; la réaction qui se produit rapidement dégage en un temps très court une grande quantité de lumière et de chaleur qui porte les produits de la combustion à une haute température (combustions vives). Plongeons, par exemple, dans un flacon rempli d’oxygène, une allumette qui ne flambe plus, mais qui présente encore quelques points rouges et nous la verrons se rallumer instantanément et brûler avec une grande rapidité. Il en est de même des autres corps et surtout du soufre, du carbone et du phosphore qui brûlent dans ce gaz avec une grande activité en jetant un vif éclat et donnant lieu, dans ce cas, à la production d’anhydride sulfureux, carbonique et phosphorique. De même les métaux préalablement chauffés, brûlent quand ils sont plongés dans l’oxygène.

Chaque fois que l’oxygène se combine avec un autre corps, il y a production de lumière et de chaleur. Cette chaleur et cette lumière ne sont pas comme dans l’exemple ci-dessus cité, toujours visibles, car la combustion est loin d’être dans tous les cas aussi rapide que nous venons de le voir : un clou ou un quelconque morceau de fer, abandonné à l’air humide, s’unit à l’oxygène et se rouille lentement. De cette façon, la quantité de chaleur et de lumière qui se produit se répartit en un nombre infini d’instants et le phénomène reste inappréciable à nos organes.

La putréfaction de certains corps organiques n’est due qu’à une très lente combinaison avec l’oxygène : c’est ainsi que le fumier en se décomposant, trouve assez de chaleur pour vaporiser l’eau et former des vapeurs. C’est encore l’oxygène de l’air qui fait naître ces flammes vagabondes qui errent la nuit à la surface des marais et des tombes de cimetières : feux follets, terreur de nos aïeux superstitieux.

La respiration est une combustion lente. L’air pénétrant dans l’appareil respiratoire, qui diffère avec les êtres, abandonne l’oxygène qui passe avec le sang dans l’organisme, brûle lentement nos tissus et se transforme en acide carbonique et en eau qui sont rejetés. (Voir au mot : Respiration.) Le manque d’oxygène entraîne une asphyxie rapide et l’excès en est redoutable parce qu’il brûle et transforme alors tissus et organes.

Depuis des millions d’années, des milliers et des milliers d’êtres absorbent l’oxygène de l’air, le transforment, et malgré tout n’en viennent pas à bout. Ce fait trouve son explication comme suit : la nature a chargé les végétaux de fabriquer l’oxygène indispensable. Comme nous, ceux-ci respirent l’air atmosphérique, mais ils jouissent d’une curieuse propriété : sous l’action de la lumière, la partie verte de leur feuille, appelée chlorophylle décompose l’acide carbonique issu de la respiration des êtres en oxygène qu’elle rejette pour s’assimiler le carbone qu’elle combine avec certaines substances nutritives pour constituer le tissu des plantes. Certains savants chimistes estiment que l’ensemble des végétaux répandu sur le globe terrestre donne environ 100.000 tonnes d’oxygène par an, ce qui suffirait à établir l’équilibre entre la consommation et la production.

L’oxygène peut se combiner avec lui-même et donner naissance à un composé où il est plus condensé et qui prend le nom d’ozone. C’est alors un gaz coloré en bleu, à odeur caractéristique (il sent le homard frais), provoquant des crachements de sang, qui attaque et blanchit presque toutes les substances, oxydant et brûlant les matières organiques, attaquant énergiquement à froid le fer, le zinc, le mercure et même l’argent. Il est alors 13 fois plus soluble que l’oxygène et se liquéfie à —125°. Il se décompose totalement à 250 degrés. On l’utilise comme désinfectant, ainsi que pour la fabrication des huiles siccatives. L’air du matin, dans les campagnes, contient des traces d’ozone auxquelles on attribue une action vivifiante pour tous les êtres.

L’oxygène a été découvert simultanément et d’une façon tout à fait indépendante, par deux chimistes : l’Anglais Joseph Priestley et le Suédois Ch.-W. Scheele. Priestley découvrit l’oxygène en 1771. Ce savant l’avait obtenu d’abord par la calcination du nitre. Il l’obtint ensuite en calcinant l’oxyde rouge du mercure. Il découvrit aussi les propriétés comburantes de l’oxygène, mais c’est Lavoisier qui, le premier, de 1772 à 1774, a extrait l’oxygène de l’air. Les travaux remarquables qu’il fit à cette occasion, ont servi de base à la chimie moderne. Scheele ne connaissait rien des recherches de Priestley quand il découvrit également l’oxygène, qu’il fabriqua avec des oxydes de métaux du genre le plus différent, en particulier avec de l’oxyde de mercure et du manganèse. L’oxygène a été liquéfié par Cailletet et Raoul Pictet en 1877, à la température de —138 degrés et sous la pression de 22 atmosphère et demi. L’oxygène liquide qui est bleuâtre, bout à —181 degrés.

C’est à partir de la découverte de l’oxygène, le plus important de tous les corps et la substance la plus répandue, celle qui existe en plus grande quantité sur le globe, que la chimie abandonna l’ornière où elle se débattait : celle où l’avait plongée la théorie du phlogistique imposée par Sthal, au début du xviiie siècle, pour marcher à grandes enjambées vers les merveilleuses découvertes des temps modernes.

Aussitôt que les premiers procédés d’analyse furent découverts, ils ne tardèrent pas à se perfectionner et à s’enrichir et ils nous ont donné la magnifique floraison qui caractérise les merveilles de la chimie du xxe siècle. — Ch. Alexandre.