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Encyclopédie anarchiste/Phalanstère - Philosophie

La bibliothèque libre.
Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2027-2039).


PHALANSTÈRE n. m. Dans le système de Fourier (1772-1837), la phalange représente le groupe élémentaire sur lequel repose la commune sociétaire et le phalanstère est le nom que, s’inspirant très probablement du mot « monastère », Fourier a donné à l’ensemble des constructions destinées à abriter la phalange. Ce grand penseur trace de la manière que voici le plan du phalanstère :

La phalange comprend une réunion de 1.500 à 1.800 personnes, exécutant les travaux de ménage, de culture, d’industrie, d’art, de science, d’éducation, d’administration, nécessaires à l’exploitation unitaire de 16 kilomètres carrés de terrain.

Quant au phalanstère, ce doit être un magnifique édifice, ayant une façade de plusieurs centaines de mètres, projetant, à droite et à gauche, de vastes ailes en fer à cheval et repliées sur elles-mêmes, de manière à se doubler et à former des cours intérieures spacieuses et ombragées, séparées par des couloirs, sur colonnes jetées d’un corps de bâtiments sur l’autre et servant de terrasse et de serre. Les ateliers bruyants seront établis dans une des ailes et, dans une autre, ceux où règne le silence ; au centre, se trouveront la bourse, la bibliothèque, le musée, les réfectoires, la tour d’ordre avec beffroi, horloge et télégraphe, le théâtre, le bureau de la Régence et un Temple. Une rue-galerie, à hauteur du premier étage, chauffée l’hiver, ventilée l’été, où seront exposés les produits industriels et artistiques, serpentera autour de l’édifice, établissant entre toutes ces parties, une communication facile.

Chaque famille trouvera à se loger, selon ses convenances, dans des appartements somptueux ou simples, mais dont le moins riche offrira, par sa distribution bien entendue, un degré de confort et d’élégance qu’on trouve rarement dans les habitations de la classe aisée. Elle choisira de même parmi les mets, tous sains et nutritifs, mais plus ou moins recherchés, préparés au restaurant commun, ceux qui conviendront le mieux à ses goûts ou à sa fortune.

Les plus jeunes enfants seront réunis dans des salles vastes et bien aérées, où seront établies, à hauteur d’appui, des nattes élastiques, séparées par des cordons de soie, qui soutiendront l’enfant fatigué du berceau, sans le priver du mouvement et lui permettront de se livrer à ses instincts de sociabilité, qui sont, après les besoins purement moraux, les premiers à se développer. Cette partie de la théorie reçoit une ample confirmation des salles d’asile, où plusieurs centaines d’enfants s’ébattent joyeusement, sous la garde de deux femmes qui, malgré leur aptitude spéciale, ne réussiraient pas à faire taire les cris ou à réprimer la fatigante turbulence d’un enfant isolé.

Les bâtiments affectés à l’exploitation rurale se trouveront sur l’autre côté de la route, communiquant avec 18 phalanstères par des galeries couvertes et, dans la campagne, s’élèveront des pavillons où le travailleur se reposera pendant la chaleur du jour ou à l’heure du repas.

Frappé et douloureusement ému par le spectacle des masures à la campagne et des taudis en ville, dans lesquels étaient logées les classes laborieuses et pauvres de son temps (celles de nos jours sont aussi mal abritées, meublées, installées, éclairées, ventilées), le fameux sociologue voulait, grâce à la fondation et à la multiplication des phalanstères édifiés sur le plan ci-dessus indiqué, remplacer, par chaque groupement phalanstérien, quatre cents masures rurales environ, ou quatre cents de ces infects réduits où sont entassées quatre cents familles plus ou moins indigentes qui, privées d’air, de lumière, de propreté et d’hygiène, grouillent dans les agglomérations citadines.

Pour compléter les indications que comporte le mot phalanstère, ajoutons que les travaux devaient y être rétribués en raison composée du Capital, du Travail et du Talent. Quelques essais de phalanstère ont été tentés en France, notamment à Condé-sur-Vesgre (Seine-et-Oise) et en Amérique, par Victor Considérant, un des plus illustres apôtres du Fouriérisme. Ces essais n’ont pas donné les résultats qu’on en attendait. Je suis porté à attribuer cet échec au mode de rétribution des travaux en honneur et en pratique au sein du phalanstère. Je ne prétends pas, tant s’en faut, que ce système de rétribution soit l’unique cause de l’échec en question ; mais j’estime qu’elle en est la principale. La théorie fouriériste a pour but la réalisation d’une harmonie sociale remplaçant l’état d’opposition, de méfiance, d’hostilité, de concurrence et de rivalité qui est le propre des sociétés modernes. Il est de certitude élémentaire que pour atteindre ce résultat, il est indispensable d’éliminer des rapports sociaux toutes les sources de compétition qui jaillissent du système politique, économique et moral de pratique actuelle. On imagine aisément les contestations et désaccords que devait fatalement provoquer, au sein de l’association phalanstérienne, cette triple attribution fixant la part du Capital, du Travail et du Talent. Il n’est pas douteux que, dans le dosage à établir, chacun de ces bénéficiaires : Capital, Travail et Talent, devait faire effort pour que la meilleure part lui fût accordée et il est certain que, quelle que soit la part attribuée à chacun de ces trois associés — cette part, fût-elle la même —aucun ne devait se trouver satisfait et que, par conséquent, chacun devait : d’une part, concevoir de l’injustice dont il se prétendait victime, une certaine irritation sourde ou avouée ; d’autre part, travailler à la réparation de cette injustice. On pouvait, on devait, dans ces conditions, dire adieu à l’Harmonie rêvée. Celle-ci s’avérait rapidement impossible.

Au sein d’un groupement, d’une association, d’une collectivité, bref d’une société quelconque, l’harmonie (c’est-à-dire l’entente, l’accord) ne peut être réalisée que par un régime se rapportant le plus et le mieux possible, à un principe égalitaire. Egalité dans l’effort à accomplir et égalité dans la satisfaction des besoins ressentis.

Je ne dis pas identité, je dis égalité. Il serait injuste et déraisonnable de demander à une personne de seize ans un travail aussi soigné et fini que celui d’une personne de trente-cinq ans, familiarisée avec la technique et les moindres détails d’une besogne professionnelle ; il serait déraisonnable et injuste d’exiger qu’un être plutôt faible — quoique bien portant — dépensât la même somme d’énergie physique qu’un être exceptionnellement vigoureux et endurant. Il serait tout aussi injuste et déraisonnable d’assigner la même limite aux besoins — d’alimentation, par exemple — de deux individus d’âge très différent, de constitution opposée ou de goût dissemblables.

Par contre, il est raisonnable et juste de demander à chacun qu’il collabore, dans la mesure de ses connaissances et de ses forces à la production commune, de lui reconnaître, en échange, la faculté de puiser dans le grand tout alimenté par l’effort de tous — le sien et celui des autres — de quoi satisfaire ses besoins.

Cette égalité dans l’effort à accomplir et dans la faculté de satisfaire les besoins éprouvés, c’est l’application de cette formule : « De chacun selon ses forces à chacun selon ses besoins ». Cette formule est spécifiquement et exclusivement libertaire. Sa mise en pratique est, seule, de nature à faire naître et à fortifier l’harmonie sociale. — Sébastien Faure.


PHALLUS. La place que tient le phallus dans l’histoire de la civilisation est immense. Tout part de lui et y revient. Il est l’alpha et l’oméga de la vie humaine. Les religions, les morales et les politiques tournent autour de lui : il en est le pivot. Le phallus, qu’est-il besoin de le dire, c’est le membre viril. Celui-ci, et sa compagne, la vulva (organes génitaux féminins), ont joué dans l’histoire un rôle primordial.

Le mot phallus viendrait d’un mot phénicien : phalou, qui signifie chose cachée, et aussi chose admirable (le verbe phala signifie, en phénicien, tenir secret). On conçoit que les premiers hommes aient vénéré leur phallus d’où sortait la vie. Ils le comparaient au Soleil, qui fécondait la terre. Dans l’art préhistorique, on trouve des phallus, associés ou non à la vulve, sur des corps humains, ou isolés d’eux, gravés et sculptés dans la pierre. L’époque aurignacienne et l’époque magdalénienne nous ont laissé de ces dessins qu’on qualifierait de nos jours de pornographiques (déesses de la fécondité, scènes de coït, phallus sur bâtons de commandement, etc.) Pendant les temps néolithiques s’élevèrent un peu partout les menhirs, symboles agraires et symboles érotiques tout ensemble.

L’histoire emprunta à la préhistoire le culte du phallus : Assyrie, Phénicie, Égypte ont adoré le phallus sous différents noms. Les Hébreux en parlent à chaque instant : la Bible est un livre obscène sous tous les rapports. Les Indous ont vénéré le lingam. Ensuite, les Grecs et les Romains ont célébré Priape. Le christianisme emprunta au paganisme ses croyances : Saint Foutin était une réincarnation de Priape. Les cathédrales reproduisent sur leurs portails des scènes phalliques. L’ethnographie nous fournit de nombreuses représentations du membre viril : ce sont des « idoles » qui sont de véritables œuvres d’art (sculpture africaine et océanienne). De nos jours, le culte phallique est en pleine décadence : il n’est plus que l’ombre de lui-même. La religion lui fait la guerre. La politique envisage les organes sexuels comme un moyen de remédier à la crise de la dépopulation et de préparer les futures hécatombes : le lapinisme intégral est soutenu et encouragé par l’État. La morale traque le phallus, tandis que tout, dans la vie sociale, le met, pour ainsi dire, à toutes les sauces. L’érotisme est à la fois encouragé et combattu par les Pouvoirs publics. On en arrive à une incohérence sans précédent. La plupart des maladies nerveuses proviennent d’un refoulement de la sexualité qui, dans une société renouvelée, serait considérée comme une chose normale, et, non comme un péché !

En somme, adorer le Phallus était, chez les peuples anciens, chose moins stupide que d’adorer le bon Dieu ou la Sainte Vierge. « Peut-être, écrit Voltaire, en respectant dans les temples ce qui donne la vie, était-on plus religieux que nous ne le sommes aujourd’hui en entrant dans nos églises, armés en pleine paix d’un fer qui n’est qu’un instrument d’homicide. »

Dans l’ouvrage que nous terminons sur Le Culte Phallique à travers les âges, Évolution et Signification, nous avons écrit l’histoire complète et détaillée des différents aspects sous lesquels on peut considérer le culte du phallus, et rappeler les coutumes auxquelles il a donné lieu dans l’antiquité, les temps modernes et l’époque contemporaine. — Gérard de Lacaze-Duthiers.


PHARE n. m. (latin pharus, du mot grec Pharos : île située près d’Alexandrie). On donne le nom de phare aux tours surmontées d’un fanal, établies le long des côtes pour éclairer les navigateurs pendant la nuit. Les phares ont pour but de permettre à un navire passant la nuit en vue du littoral de déterminer sa position et de tracer la route qu’il doit suivre pour arriver au lieu de sa destination ; ils servent également à rendre visibles les dangers sous-marins : récifs ou hauts-fonds. Ils consistent en de puissants appareils d’éclairage, soit électriques, à pétrole ou à huile, placés à des hauteurs convenables dans des endroits judicieusement choisis, sur des tours ou des constructions élevées à cet effet.

L’humanité s’est efforcée, depuis que la navigation maritime existe, de venir en aide aux navigateurs. Déjà Pline l’Ancien, en l’année 77, mentionne les premiers phares : ceux d’Alexandrie, d’Ostie et de Ravenne. La tour de l’île de Pharos, près d’Alexandrie, a fourni, d’ailleurs, le nom générique aux langues romanes. Mais c’est seulement au premier siècle de l’ère chrétienne qu’a commencé l’éclairage régulier des côtes. Les romains dressèrent de nombreux phares un peu partout. Le moyen âge en vit s’élever d’autres, surtout sur les côtes de la mer du Nord et de la Baltique. À notre époque les phares sont nombreux, puissants et variés. Partout où la navigation est dangereuse ; à l’entrée de chaque port important, les phares lumineux, les cloches sous-marines et les phares hertziens se sont multipliés, rendant ainsi à peu près nuls les dangers de la navigation et faisant de plus en plus, de la mer, une route sûre.

Avec les moyens d’éclairage, très imparfaits, d’autrefois, il fallait beaucoup de soins, de peines et de patience pour conserver en bon état les feux battus par la tempête et la pluie, dans le brouillard et la neige. Les côtes étaient souvent peuplées de pêcheurs avides et d’écumeurs de rivages qui n’hésitaient pas à allumer des signaux trompeurs pour attirer les navires circulant de nuit, à des endroits où ils venaient immanquablement se briser sur des récifs ou sur la côte. C’est pourquoi les premiers gardiens de phares furent souvent des ermites ou des prêtres, gens sur qui l’on pouvait presque toujours compter.

Les installations destinées à donner de la lumière dans les phares furent d’un genre très simple depuis l’antiquité jusqu’au début du siècle dernier. On brûlait, dans des mannes de fer, du bois trempé dans du goudron. Les mannes étaient placées au milieu du sommet de la tour ou accrochées à de solides perches à quelque distance de la pointe extrême de la tour et en biais. Il existait aussi des bascules sur des échafauds en bois où l’on suspendait la manne de feu.

Vers le milieu du xvie siècle, on remplaça le bois par du charbon. On obtenait ainsi une lumière plus puissante et moins susceptible d’être éteinte par la tempête. Consumé d’abord dans les mannes de fer, le charbon fut brûlé plus tard sur la plateforme des tours, dans des foyers creux et la fumée fut emmenée par une cheminée quand on sut abriter le feu par une grande lanterne de verre. Au commencement du xixe siècle, les deux phares importants du cap Lizard étaient encore alimentés par un feu de charbon et en Suède, il y eut quelques feux du même genre qui persistèrent plus longtemps encore.

Vers 1782 apparurent les premiers phares à huile, et en 1791, Teulères et Borda inventèrent les phares à réflecteurs paraboliques, dont la portée et la clarté furent supérieures à toutes celles obtenues jusqu’alors. Quelques temps après, le physicien Fresnel parvint, grâce à une disposition particulière de lentilles et de prismes, aujourd’hui encore usitée dans tous les appareils de phare, à renforcer puissamment les feux de ceux-ci. Durant le xixe siècle, on employa comme combustible, l’huile de colza, plus tard le pétrole et enfin la lumière électrique. Les phares les plus récents emploient principalement la lumière électrique et aussi la lumière à pétrole incandescente ou la gazoline, aux endroits où la force électrique fait défaut.

Étant donné le grand nombre de feux qui éclairent aujourd’hui les côtes, il est nécessaire de les différencier pour qu’ils ne soient pas confondus par les marins qui, de nuit, s’approchent d’un port. On distingue, d’après leurs espèces : les feux fixes où la lumière brûle continuellement, avec une clarté égale ; les feux discontinus qui disparaissent à des intervalles déterminés ; les feux changeants où les rayons blancs alternent avec des rayons rouges ou verts ; les feux brillants qui apparaissent après une assez longue obscurité et les feux éclairs qui surgissent brusquement avec des éclats d’une durée de moins de deux secondes.

Tout navire qui arrive du large, tombe d’abord dans le rayon d’action des plus grands phares, dont l’emplacement et la puissance sont déterminés de façon que le navire faisant route vers un point indiqué, ne puisse passer sans les apercevoir ; il rencontre alors les phares de second ordre qui le conduiront jusqu’au port dont ils signalent les abords immédiats ; ensuite un éclairage spécial signale au navire les jetées et les travaux du port et lui permet d’arriver sans encombre au lieu de stationnement définitif. Outre les constructions fixes établies à terre, il existe également des bateaux-phares qui sont placés aux endroits où la construction d’un feu est impossible, comme dans les parages de la mer du Nord, où les bancs de sable se déplacent continuellement. Après le bateau-phare, vient, dans l’échelle des feux flottants, la bouée lumineuse, indiquant, en général, un danger isolé à proximité d’un port. Enfin, signalons les cloches sous-marines et les phares hertziens. Les premiers sont des appareils sonores fonctionnant sous l’eau et émettant, au moyen d’un mécanisme approprié, des battements simples ou doubles, dont la combinaison permet au navire de résoudre le problème de la détermination d’un point le long des côtes. Les phares hertziens constituent la solution du même problème par la télégraphie sans fil.

C’est grâce à ces diverses combinaisons : phares lumineux, cloches sous-marine, bouée lumineuse, phares hertziens, que diminuent peu à peu les périls de la navigation nocturne aux abords des côtes. Ils assurent à une grande distance au large, la sécurité de la pêche et des transports par temps calme et réduisent considérablement les risques terribles que la tempête fait courir aux usagers de la mer. — Ch. Alexandre.

Bibliographie. — Clerc Rampal : La Mer. — A. Neuburger : Utilisation des forces naturelles. — Thoulet : L’Océan. — Dr Richard : L’Océanographie.


PHILANTHROPIE (du grec philos, ami, et anthropos, homme). La Philanthropie est un masque trompeur sous lequel la bourgeoisie abrite ses méfaits. C’est le déguisement dont elle se sert pour faire croire aux individus qu’elle veut leur bonheur. Sous ce masque se dissimulent les pires appétits. Sous prétexte de faire le bonheur de l’humanité, les philanthropes font son malheur. Les riches, les puissants, les mercantis, les maîtres de l’heure, tous les dirigeants ont intérêt à ce que les individus ne se révoltent point, devant les crimes que leur morale, leur politique et leur administration perpétuent au sein de la société. Ils se servent d’un narcotique pour endormir les masses : ce narcotique, c’est l’altruisme. Entendez, par ce mot, une fausse bonté, une fausse pitié, qui constituent ni plus ni moins qu’une mystification. Ce palliatif, — la philanthropie —, est pire que le mal. Elle accumule misères sur misères. Elle entretient l’ignorance, et sa compagne la douleur, au sein des masses. Il faut aux philanthropes, — ces pseudo-amis des hommes, — une certains dose de pitié, une certaine dose de charité, une certaine dose de dévouement, pour leur permettre de dominer, de diriger, de légiférer ; donc, par la même occasion, pour justifier leur semblant de dévouement, il leur faut de la douleur, de la souffrance et de la misère. Ces « amis du peuple » en font les ennemis. Chaque jour nous les voyons à l’œuvre. Leur dévouement est un trompe-l’œil. Ils ne connaissent point le sacrifice vrai. Ce qu’ils servent, ce sont leurs intérêts.

De même que les pacifistes de banquet, tout en prétendant limiter les armements, ne font que les étendre, de même les philanthropes, en prétendant combattre le chômage et le paupérisme, ne font que les cultiver. Malheureusement, cette « culture de la souffrance humaine », qu’on appelle la philanthropie, s’exerce avec la complicité des sacrifiés, et leur assentiment. Les malchanceux profitent de la pitié, ils emploient mille ruses pour obtenir quelques miettes du festin philanthropique, et ils sont aussi coupables que leurs bienfaiteurs. Les individus se prêtent trop, par lucre, par calcul, par veulerie, aux « combinaisons » des bienfaiteurs, ce qui fait que les uns et les autres sont aussi peu intéressants, et qu’ils méritent autant les uns que les autres le titre de profiteurs de la bêtise humaine. Les uns exploitent ; les autres se laissent exploiter : on se trouve en présence de deux classes d’individus qui se prêtent main-forte, et font appel au sentiment pour servir leur intérêt.

Comme on prétend « humaniser » la guerre, lui donner des lois, — pour l’éterniser, — ainsi les dirigeants s’efforcent, par tous les moyens, de conserver l’état de paupérisme qui sévit, présentement, dans le monde. Leurs méfaits sont innombrables. O philanthropie, que de crimes on commet en ton nom ! Tous ces « chariteux » ne font la charité qu’à moitié. Ils la font d’ailleurs ostensiblement au vu et su de tout le monde. Combien plus « philanthrope » est celui qui, n’ayant pas le sou, aide un camarade, lui vient en aide, partage ses peines. Il y a des philanthropes ignorés, mais ce ne sont pas ceux dont nous parlons.

Les philanthropes sont de drôles de « types ». Dames patronnesses, vieux messieurs décorés qui président des conseils d’administration dans les compagnies d’assurances ou dans les grandes banques, noceurs repentis, énergumènes de la politique, âmes sentimentales qui tiennent à gagner le ciel, tous ces pantins, tous ces fantoches sont à mettre dans le même sac. Moralistes, économistes, patrons d’usine, etc., tous se disent « philanthropes », de même qu’ils se disent « pacifistes », alors qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre.

La psychologie de « philanthrope », autant que sa physiologie (ici la déformation professionnelle est visible) est curieuse et décevante. Il a la manie de faire le bien. Pour satisfaire cette manie, il use de tous les moyens en son pouvoir, licites ou illicites : tracts, prospectus, cérémonies patriotardes, causeries, représentations au bénéfice de…, etc. « Visiteurs » et « visiteuses » vont à domicile porter du bonheur ! Le philanthrope a toujours sous le bras une serviette bourrée de papiers. Il ne s’épargne aucune démarche auprès des particuliers ou des Pouvoirs publics. Où il n’y a point d’administration, il en crée une. Le philanthrope est bureaucrate. Il faut qu’il salisse beaucoup de papier pour pouvoir faire le bien. Sa mentalité est celle du vieux militaire abruti par l’alcool ou de la vieille dame qui se voile la face devant l’éphèbe qui exhibe dans le marbre ou le plâtre une académie impeccable !

La philanthropie sert de prétexte à décorer beaucoup de gens et à décrocher quelque sinécure. Palmes académiques ou Mérite agricole, parchemins, distinctions honorifiques, tableaux d’honneur, diplômes, médailles, ornent le vestibule des home bien pensants. Ne nous étonnons pas qu’il y ait tant de philanthropes de par le monde. Si on ne mettait pas leurs noms dans les gazettes, il y en aurait beaucoup moins.

La philanthropie est un chancre qu’il faut à tout prix extirper. C’est un microbe, une lèpre, une peste… Il faut la combattre par tous les moyens. Elle est le fruit de l’incohérence et du bluff. C’est une des mille et une mystifications dont notre époque est remplie.

Que voit-on à l’heure où tant de gens prétendent faire le bonheur de leurs semblables ? La peine de mort (guillotine, électrocution, pendaison, etc.), le bagne, la justice des tribunaux (de classe), les erreurs policières, les expertises truquées, — la guerre qui menace, tandis qu’une conférence dite du désarmement se refuse à désarmer. Alors, que vient-on nous parler, avec des trémolos dans la voix, du bonheur des peuples ? Liberté, égalité, fraternité sont des mots vides de sens tant que la chose qu’ils signifient n’est point réalisée. Les politiciens nous bourrent le crâne, avec leurs promesses et leurs boniments. C’est ce que font aussi les philanthropes, cette espèce de politiciens dont nous mourons, comme des autres. Refusons de les écouter, et combattons leur action. Méfions-nous des « aventuriers » de la philanthropie. Ils sont extrêmement dangereux. La philanthropie est une affaire, comme la guerre, ou comme la paix (dans le monde des politiciens). Les petites « combinaisons » vont leur train, en philanthropie comme en politique. Tout bon politicien doit être au moins philanthrope (en paroles, non en actes), et tout bon philanthrope doit être doublé d’un politicien avisé. Nous avons vu à l’œuvre les philanthropes, comme leurs amis les élus du suffrage universel. Ils se valent. Ils soutiennent la même cause : celle de leur porte-monnaie !

Le philanthrope respecte la morale, croit en Dieu et vénère l’autorité. En père de famille, il est à cheval sur les principes, qu’il viole chaque fois que l’occasion s’en présente. Le philanthrope redoute l’opinion et craint la critique. Il fait partie de la Ligue contre la licence des rues et commandite les maisons de prostitution. Il est plein d’illogisme et nage dans l’incohérence. Ses conversations abondent en lieux communs, en phrases toutes faites, en bourdes colossales. Il passe son temps à exprimer des banalités. Il est à la fois pour et contre ceci ou cela. Il n’ose pas prendre parti, mais il est au fond du parti la réaction intégrale en toute chose.

Les « putains » de la Haute font la charité en dansant et en couchant avec des ministres, Les représentants de l’aristocratie frayent avec ceux de la démocratie. Le clan des philanthropes va de l’extrême droite à l’extrême gauche, en passant par le centre. Tous ces gens-là s’entendent comme larrons en foire pour faire le bonheur du peuple, avec des discours et des pirouettes.

Faire l’aumône, c’est pour les gens qui sortent de la messe une agréable distraction. Avant d’aller s’empiffrer chez le pâtissier, ils jettent deux sous dans la sébile de l’aveugle ou du manchot. Ce geste leur vaut la considération de leurs pairs. Ils iront droit au ciel !

On verse aux foules l’opium de la philanthropie, comme celui de l’espérance. On fait miroiter à leurs yeux les paradis futurs, sur terre ou dans l’autre monde. C’est autant de gagné pour les bienfaiteurs. Pendant ce temps ils s’amusent, pérorent dans les académies ou les salons. Ils font leurs affaires sur le dos des pauvres.

Combien de « fondations » qui n’ont eu que la vanité pour mobile ! Celle-ci est une animatrice dangereuse. Que de bêtises leur vanité fait commettre à certains individus !

A côté de la philanthropie humanitaire, il y a la philanthropie scientifique. Les « bienfaiteurs » agissent encore ici dans un but de réclame ou pour faire oublier leurs crimes. Cependant, quels que soient les mobiles auxquels ils obéissent, ils peuvent rendre des services. On préfèrera toujours le philanthrope qui permet à un savant de poursuivre ses expériences, en mettant à sa disposition des instruments de travail et un laboratoire, au philanthrope qui fait construire un couvent ou une chapelle. Les deux ne se comparent pas. Le premier est utile ; le second est nuisible, Qu’un milliardaire mette une partie de sa fortune à la disposition d’un biologiste ou d’un physicien, c’est chose autrement intéressante qu’un dévot qui lègue à sa paroisse le contenu de son coffre-fort pour gagner le ciel.

Le véritable « philanthrope » fait le bien, non pour qu’on l’applaudisse et l’encense, non par devoir, snobisme, intérêt, égoïsme, ou toute autre considération inférieure, mais simplement parce qu’il considère que la solidarité bien comprise, l’entraide intelligente et l’union sont les meilleurs facteurs du progrès. Il se préserve du sentimentalisme à l’eau de rose, de la sensiblerie, de la fausse pitié, de la charité des mondains et de l’altruisme des impuissants. Il n’obéit qu’à sa raison. En se libérant de tous les préjugés, il libère ceux qui l’approchent. Il donne à tous l’exemple, non de la vertu, non de la résignation, non du sacrifice, ces mots dont usent et abusent les malfaiteurs déguisés en bienfaiteurs, mais de l’énergie, de la volonté, de la virilité, de la sincérité en toute chose. Le véritable philanthrope serait celui qui délivrerait l’humanité de tous ses tyrans. Il aurait fort à faire !

La philanthropie est destinée à disparaître avec notre société. Elle disparaîtra avec l’alcoolisme, le suffrage universel, la prostitution et autres tares sur lesquelles repose tout notre édifice social. D’ici là, l’État — ce philanthrope des philanthropes — fera tout son possible pour maintenir dans la société la misère sous toutes ses formes, tout en encourageant les philanthropes à bien faire, et les individus à s’abandonner entre leurs mains.

Avec quelle sollicitude l’État — cette pieuvre — vient en aide à l’individu, de sa naissance à sa mort ! On n’a jamais bien su ce que c’était que l’État. L’État, c’est moi, disait Louis XIV. L’État, c’est nous, disent nos modernes roitelets. Bref, l’État c’est tout ce que l’on voudra, Il est insaisissable, on ne le voit pas plus que Dieu. Cependant il manifeste sa présence par des maux de toute sorte. Sa sollicitude s’étend de l’enfant au vieillard. Elle prend l’enfant dans le sein de sa mère, et guide les premiers pas. L’État commence par combattre la limitation des naissances. Il encourage le lapinisme intégral. Il ignore l’eugénisme. Il préfère, à la qualité, la quantité, qui fera des soldats et des bulletins de vote ! C’est toujours ça de gagné. Faites des enfants ! ne cessent de dire les riches à leurs serviteurs les pauvres. Mais eux se gardent bien d’en faire. On accorde aux mères lapines et aux pères lapins des tas de passe-droits qu’on refuse aux pauvres bougres de célibataires. Il est certain que l’État fait beaucoup pour les déshérités de ce monde, avec l’appui des donateurs, bienfaiteurs et autres, ce qui permet à l’administration de l’Assistance publique de boucler son budget. La fille-mère, la mère qui ne peut nourrir son enfant touchent des allocations (oh ! bien minimes), de vagues secours. Il semble vraiment qu’il n’y en ait que pour elles : crèches, pouponnières, que sais-je ? Tout cela, évidemment, c’est de la poudre aux yeux. Ça fait très bien dans un salon, quand on en parle, ou en période électorale. Cela permet aux dames patronnesses, déguisées en infirmières, de tripoter, de fricoter à qui mieux mieux. Ces « foyers », stigmatisés par Octave Mirbeau dans une pièce célèbre, voient éclore plus d’un scandale, aussitôt étouffés. Tous ces messieurs et dames, avec la complicité de l’État, protègent les tout-petits, et leurs pères et mères. Tel directeur de grand magasin lègue à l’État de fortes sommes pour que son nom soit vénéré à jamais de ses employés. Les « familles nombreuses » y trouvent leur compte. Les chers petits anges, dorlotés par les sœurs et par les curés, sont l’objet des attentions les plus délicates de la part des « bienfaiteurs » mâles et femelles (notons en passant que la pitié de ceux-ci s’étend aussi à nos frères inférieurs, chiens, chats et chevaux notamment, et que beaucoup de vieilles dames s’intéressent à leur sort. Il y a une Société dite Protectrice des Animaux, qui ne protège que ses membres. L’argent ne va pas aux bêtes, mais dans la poche de ses administrateurs. Nous sommes, là-dessus, particulièrement bien documentés).

L’État, — avec le concours des particuliers, — ou les particuliers avec le concours de l’État, s’occupent du sort des adolescents, de la « jeune fille », etc. Ouvroirs et orphelinats leur évitent les pires tentations. Les sociétés de scouts, sur lesquels il y aurait tant à dire, font le reste. Patronages, laïques ou non, sociétés de tir, de gymnastique, de préparation militaire, etc. sont, avec l’appui des « pères de famille », protecteurs de la veuve et de l’orphelin, parmi les moyens dont dispose la société pour faire l’éducation de la jeunesse.

L’âge mûr possède également ses protecteurs et ses protectrices : marraines de guerre, et de paix, tuteurs et tutrices de celui-ci ou celui-là, asiles d’aliénés nouveau modèle, prisons du dernier confort, etc…, s’harmonisent avec l’hygiène sociale, la salubrité publique et autres balivernes qui servent à corser les boniments électoraux. Les casernes sont bien aérées. Les classes des écoles sont très attrayantes. Quant aux hôpitaux, on a envie d’y mourir (il y aurait beaucoup à dire sur les hôpitaux).

La vieillesse est également protégée et secourue. Secours, allocations, hospices, notre République égalitaire a bien fait les choses. La mort s’exploite au grand jour, le pauvre bougre ira pourrir dans la fosse commune si sa famille n’a pas les moyens d’engraisser les entrepreneurs de pompes funèbres !

Soupes populaires, — combien appétissantes ! — retraites ouvrières, assurances sociales, etc., quelle salade, et quelle bouillabaisse ! La bourgeoisie fait présent à ses pauvres des plats les plus faisandés : moyens de communication grotesques, spectacles abrutissants, bistros, beuglants, lupanars, cinés… J’allais oublier les sports : boxe, tour de France, traversée de Paris à la nage, ou simples courses de midinettes… Avec cela le peuple est content, le peuple est heureux. Vraiment, la philanthropie, telle que l’entendent nos contemporains, est une belle chose. Elle fait « marcher » les gens, et ils marchent bien.

La démocratie redouble d’efforts pour rendre le palais du peuple habitable. Elle a réalisé de grands progrès, quand on pense à la façon dont on pratiquait l’hygiène sous l’ancien régime. Cependant bien peu de chose a été fait, tout n’est que façade et bluff. Des paroles. D’actes, point, ou si peu !

Les quelques réalisations tentées par la République dite démocratique pour remédier aux différents maux qu’elle entretient dans son sein sont stériles. Que n’ont pas inventé les maîtres de l’heure pour se faire pardonner leurs crimes et leurs méfaits ! Les manifestations de cette philanthropie « laïque et obligatoire » se répartissent, avons-nous dit, en plusieurs groupes. On peut les classer suivant qu’elles s’adressent à l’enfant, à la femme, au vieillard, au malade, à l’infirme, etc., selon qu’elles visent telle ou telle catégorie de travailleurs, etc. Pour la jeunesse, nous avons des orphelinats ; pour la vieillesse, des asiles ; pour les nécessiteux, des soupes populaires et des asiles de nuit ; pour les malades, des hôpitaux avec ou sans curés. Pour les femmes en couches, nous avons des secours, ainsi que pour les familles nombreuses (encouragement au lapinisme intégral). Nous avons un vieux stock de lois concernant les accidents du travail, les retraites ouvrières et les assurances sociales, etc., etc. Nous avons vraiment trop de « secours », pour qu’ils soient équitablement distribués.

Ne vaudrait-il pas mieux, pour l’individu, qu’il se débarrassât de cette charité légale et administrative, pire que le mal qu’elle prétend guérir et qu’en réalité elle s’efforce d’entretenir par tous les moyens ? Les classes dirigeantes, devant la misère créée par elles, se trouvent acculées dans une impasse, et s’efforcent de l’atténuer jusqu’à un certain point (il est nécessaire, en effet, de conserver une certaine dose de misère, pour que fonctionne normalement toute la machinerie sociale). Les accapareurs de la richesse ne savent qu’inventer pour endormir les consciences et maîtriser les estomacs de ceux qui souffrent et peinent pour eux. Mais ils ne parviennent pas à enrayer la vague de paupérisme dont ils sont les auteurs, et qui les emportera, un jour, comme fétu de paille !

On prend vraiment en pitié ces pauvres philanthropes qui suent sang et eau pour nous prouver qu’ils font le bien, — leur bien. Ils dansent, mangent et forniquent en musique, pour le bonheur de leurs semblables. Ils sauvegardent la vertu… des autres. Bals de charité, des Petits Lits Blancs (ma chère !), banquets monstres, soirées de galas, mascarades, travestis, divertissements variés, orgies, soulographies, « partouzes », versent dans les caisses des philanthropes des billets de banque et des pièces d’argent pour leurs « bonnes œuvres ». Les mendiants de profession, envoyés par les confréries aux portes des églises ou sur le passage des processions, opèrent aussi pour la communauté. Il y a des troncs dans les églises, cagnottes toutes trouvées dans lesquelles ses sacristains bien pensants puisent de quoi se saouler les jours de fêtes ! Avec cet argent, les curés entretiennent des danseuses et font des repas pantagruéliques.

Il y aurait une histoire de la philanthropie à écrire depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. On y verrait que les riches, sous tous les régimes et dans tous les pays, sont partout les mêmes. On verrait, sous toutes les latitudes, de « généreux philanthropes » qui ont voulu le bonheur de leurs semblables. Pour ne parler que de l’époque contemporaine, combien de patrons d’usine, de grands industriels, de milliardaires, de partisans des trusts à outrance et du système Taylor, essaient de faire oublier leurs… humbles débuts, l’esclavage et la sueur du peuple dont ils vivent, en fondant des cantines, des lieux d’amusements et autres façades pour entretenir dans la bonne voie le peuple des travailleurs (ceux-ci leur sont reconnaissants, si l’on en juge par les « fanfares » qu’ils exhibent dans les rues, pour la fête du « patron » ).

Les philanthropes sont optimistes. Du moment que leur petit commerce prospère, ils sont contents. Tout leur sourit : les femmes, la fortune, la gloire… Leur portrait orne les taudis. Leur nom vole de bouche en bouche !

Point d’argent, point de philanthropes ! Quand ils « font la charité », c’est le ventre plein et le gousset bien garni. En somme, c’est surtout aux philanthropes que profite la philanthropie. C’est le plus clair de l’histoire !

La philanthropie, ce sont les pilules Pink de la misère ! Absorbées à petite dose, elles produisent des effets excellents, de l’avis même de ceux qui les avalent. De quoi les pauvres se plaignent-ils ? Ils ont tout pour être heureux. On les dorlote, on les nourrit, on les chauffe, on les loge, on les habille, on les entretient. On leur procure du travail. Tout est bien dans le meilleur des mondes. Nous avons, à Fresnes, une prison moderne. Nos casernes sont d’une propreté exemplaire. Les infirmes et les malades sont bien soignés, les épidémies sont enrayées. On trouve des docteurs à chaque coin de rue. Les chirurgiens ne chôment pas. La vie est belle ! — Gérard de Lacaze-Duthiers.


PHILOSOPHIE (du grec : philos, ami, et sophia, sagesse). Il y a une certaine philosophie, qui n’a que de lointains rapports avec ce que l’on désigne d’habitude sous ce nom. Si la philosophie a ses détracteurs, la faute en est aux philosophes. Ils ont fait de la philosophie quelque chose de si compliqué, de si impénétrable et de si abscons, qu’ils ont découragé les meilleures volontés. Ils se sont enfermés dans leur tour d’ivoire, échafaudant des théories dans le vide, fabriquant des systèmes incohérents, avec cette singulière prétention, bien qu’isolés du reste du monde, d’imposer au monde leurs conceptions. Je ne puis croire à la philosophie telle que l’enseignent les philosophes. Les philosophes sont pour moi des abstracteurs de quintessence, des coupeurs de cheveux en quatre. Ils déraisonnent et sont terriblement ennuyeux. Ils croient se distinguer du vulgaire, avec lequel ils se confondent, en parlant le langage des apothicaires et des huissiers. La philosophie est une variété de « bourrage de crâne ». Comme la Science, comme la Morale, comme l’Art, comme tout ce qui s’enseigne en médiocratie, les classes dirigeantes l’ont confisquée à leur profit : la philosophie est devenue leur prisonnière. Il faut l’arracher à ses bourreaux et lui rendre sa liberté. Il sied de restituer au vocable philosophie son sens positif. C’est la tâche réservée aux véritables philosophes.

La philosophie « officielle », d’une prudence extrême, se tient constamment dans le juste milieu. Sa timidité lui interdit toute investigation hardie. Elle ne hasarde rien de contraire aux bonnes mœurs. Elle n’ose s’aventurer sur un terrain scabreux. Elle se contente de tourner éternellement dans le même cercle vicieux et de contempler les mêmes paysages ; le monde serait perdu si elle s’écartait tant soit peu de la route suivie : ce serait la fin de tout. Tout ce qui est nouveau, original, indépendant, lui fait peur. La pensée l’effraye. C’est une vieille radoteuse, qui ne veut pas qu’on la dérange de ses habitudes. Elle est affreusement laide, et porte un vêtement singulier, qui la fait ressembler à une folle. Elle parle un langage mesuré, pondéré, lourd et prétentieux comme sa personne. Elle marche à petits pas, en s’appuyant sur un bâton, sans rien voir autour d’elle. Jamais elle ne consentira à faire connaissance avec la vie. Si, par hasard, elle exprime un semblant d’idée, c’est sans le faire exprès et en s’excusant bien vite de son audace. Elle invoque l’autorité des philosophes antérieurs qui eux-mêmes invoquent celle de leurs prédécesseurs qui tiennent leur autorité des « anciens ». Cette pseudo philosophie a pour mission de faire respecter la tradition et d’éterniser, sous des noms différents, les vieilles idoles. Elle entretient une atmosphère de banalité dans les cerveaux. Elle veille à ce que l’esprit humain soit bien sage, et ne s’éloigne jamais du chemin qui lui a été assigné de toute éternité. Elle interdit toute originalité aux individus. Elle exige que tous les êtres se ressemblent. Elle est chargée de maintenir l’ordre dans la cité des idées et de s’opposer à ce que les gens aillent trop vite. Il faut piétiner sur place pour faire plaisir à cette vieille coquette qui ne sait qu’inventer pour abrutir les individus. Quel que soit le déguisement sous lequel elle cache son impuissance, suivant les lieux et les époques, elle sert le même idéal : celui de la médiocrité.

Ce vocable « philosophie », synonyme de néant, il sied de lui donner un sens positif qu’il n’a eu que bien rarement. À la philosophie traditionnelle, étatiste et légale, négative par excellence, opposons une philosophie d’hommes libérés, a-légale et a-sociale, jugeant les choses en toute indépendance, sans se soucier de l’opinion et de la tradition. À la pseudo philosophie ou non-philosophie « archiste », opposons une philosophie « an-archiste », éclairée par la raison et magnifiée par l’amour. Nous ne chercherons ni à plaire, ni à déplaire ; nous ne nous préoccuperons que d’être nous-mêmes. Ce qui nous guidera dans nos jugements, ce ne sera pas ce que d’autres ont pu dire avant nous, mais notre conscience. Nous ne mépriserons pas pour cela la pensée des autres, chaque fois qu’ils auront été eux-mêmes. Nous en dégagerons l’essentiel. Ce n’est qu’à la condition de ne pas imiter le passé qu’on le continue. C’est en le dépassant, c’est en s’opposant à lui qu’on le prolonge dans l’avenir. Imiter quelqu’un c’est le méconnaître. C’est faire œuvre d’incompréhension. Admirer vraiment, c’est comprendre. C’est conserver sa liberté au lieu de l’aliéner. La sympathie exige la différenciation. Il faut nous efforcer de saisir, dans une pensée qui n’est pas nôtre, un atome de vérité. Ne soyons ni intransigeants ni exclusifs, sans pour cela abdiquer notre personnalité. Il faut admettre certaines pensées que nous n’approuvons pas. Le monde serait affreusement monotone si nous pensions tous la même chose et agissions semblablement. Quel enfer ce serait ! Ce qu’il faut, c’est qu’ayant devant les yeux un idéal de beauté, nous nous efforcions d’y tendre tous par toutes les routes, que ce soit le même idéal, mais que nous le réalisions par des voies différentes. La tolérance n’est pas l’indulgence. Ne confondons pas. Elle ne nous dispense pas de dire ce que nous pensons de l’action d’autrui. L’indulgence approuve, la tolérance laisse à l’adversaire la liberté de patauger, de se montrer tel qu’il est, de se détruire lui-même. En face de l’intolérance, elle fait preuve d’une patience à toute épreuve, se gardant bien d’imiter le sectarisme et le fanatisme qui, eux, ne tolèrent rien.

Nous dégager de l’emprise des milieux, nous « ressaisir » sous les mailles du social qui nous enserrent, telle sera notre méthode. Notre philosophie sera anarchiste en ce sens qu’elle reposera sur l’esprit critique qui n’accepte rien les yeux fermés, mais tient compte de tout ce qui peut aider à la manifestation de la vérité. Par vérité, je n’entends point un dogme intangible devant lequel nous n’avons qu’à nous incliner. J’entends par « vérité » le besoin qui est en nous de vivre une vie autre que la vie que nous impose la société. C’est là notre vérité.

L’an-archiste est le véritable philosophe, parce que la sagesse guide ses actes, dans lesquels l’esprit intervient autant que le cœur pour réaliser par son accord avec lui un équilibre harmonieux.


Il y a philosophes et philosophes. C’est encore un de ces mots qui expriment tout ce que l’on veut. La langue française fourmille de vocables auxquels on prête les sens les plus fantaisistes. Le même mot a trente-six significations pour trente-six individus. Le langage philosophique lui-même aide à cette confusion, donnent aux mots un sens qu’ils n’ont point. Il est juste que les philosophes soient victimes de l’exemple qu’ils donnent. Que sont les philosophes pour le vulgaire ? Des abstracteurs de quintessence. C’est bien, au fond, ce qu’ils sont en réalité. Mais la véritable philosophie est autre chose que le langage tarabiscoté et les formules hermétiques des philosophes professionnels. Ce n’est point chez les philosophes qu’il faut chercher la véritable philosophie. Le malheur est qu’en la confondant avec sa contrefaçon on en méconnaît la réalité. La foule ne fait aucune différence entre la vraie et la fausse philosophie : elle est incapable de voir où sont les véritables philosophes. Elle a les philosophes qu’elle mérite. Au fond, si elle déteste les philosophes, ayant le vague instinct de quelque chose qui la dépasse, elle a néanmoins une secrète admiration pour tous ceux qui parlent pour ne rien dire. Elle ne comprend pas : donc, ce doit être génial ! Les pseudo-philosophes déshonoreraient la philosophie, si elle pouvait être déshonorée. Ils ont pris la place des vrais, en sorte que la philosophie n’est plus qu’une mystification et ne peut plus être prise au sérieux. Où l’on cherche des philosophes, on trouve des charlatans.

Certes, les philosophes ont de nombreux représentants à notre époque, mais quel que soit le bruit fait autour de leur nom, ils ne nous ont rien apporté de bien nouveau. Comme hommes, ils sont poltrons et timorés, suivent la foule et manquent de courage. Ce n’est pas du côté de nos soi-disant philosophes qu’on trouve des esprits libres. Ce sont des hommes sociaux, et cela veut tout dire. Arrivistes est l’épithète qui convient à ce genre d’intellectuels.

Parce que j’aime la philosophie, je n’aime guère les philosophes. Ils sont si peu philosophes ! Ils ont exactement les mêmes appétits et les mêmes besoins que les autres hommes. Ils ont mêmes vices, mêmes défauts. Ils en ont même davantage. Ils sont pourris de préjugés. Leur philosophie est un non-sens. Elle reflète leur mentalité. C’est la philosophie qui convient parfaitement à une médiocratie sans idéal. Elle est l’expression d’une élite qui, elle-même, est l’expression d’un troupeau. Suiveurs et suivis se valent. Il y a une autre philosophie, qui exige chez l’individu l’harmonie des gestes et des paroles et qui est la victoire de la vie intérieure sur la vie extérieure. Son harmonie n’est pas en surface, mais en profondeur. Elle n’est pas un semblant d’harmonie, masquant tous les désordres. Cette philosophie réelle et vivante, peu d’hommes l’enseignent et la pratiquent, ceux qui s’intitulent philosophes moins que les autres, car ils cachent leur vide de pensée sous des formules creuses et des banalités. Ils sont insincères. On les trouve toujours du côté du plus fort. Ce qui caractérise ces eunuques, c’est la crainte. La crainte d’émettre la moindre idée qui ne figure pas dans le dictionnaire des idées reçues. Ils ont peur de l’autorité. Ils flattent le pouvoir. Ils se mettent à la remorque des dirigeants. Tristes individus ! Ils sont bien de leur époque.

Tout autre est le vrai philosophe. Il ne mange pas à tous les râteliers. Il ne fréquente pas le monde et les académies. Il se tient en dehors du « mouvement ». Il n’est à la remorque d’aucun régime. Le philosophe est l’homme d’avant-garde, — écrivain, poète, artiste ou autre, — qui sème des idées sur sa route. La prison le guette, les dictateurs le pourchassent : il est libre.

Il est certain que ceux qui ont usurpé le titre de philosophes, comme d’autres celui d’artistes ou d’écrivains, ne sont pas autre chose que de vulgaires arrivistes. Comment empêcher des gens qui n’ont aucune idée dans le cerveau de nous donner le change en débitant, sous le nom d’idées, toutes sortes de lieux communs ? Ne pas penser est dans les habitudes des pseudo-philosophes. À cette ombre de pensée, on donne le nom de philosophie. Cet abus d’un vocable qu’on ne devrait employer qu’à bon escient est un scandale parmi d’autres scandales dont notre époque foisonne.

On ne peut contempler sans rire les acrobaties des philosophes suspendus dans le vide par un pied. Ils sont amusants. Leurs tours de force n’arrivent pas à prouver leur force. Leur adresse et leur habileté ne servent à rien. On essaie de suivre leurs prouesses déclamatoires : au bout du chemin, on aboutit à une impasse. C’est le vide qu’on rencontre.

Il y a une « philosophie officielle », comme il y a une esthétique et une morale officielles. Elle résout tous les problèmes dans un sens autoritaire. Cette philosophie est facilement reconnaissable sous son masque de libéralisme et les différents déguisements qu’elle revêt. La véritable philosophie n’est pas là, mais dans la vie intérieure de l’individu aux prises avec la vie sociale.

Ce qui caractérise la plupart des professeurs de philosophie, c’est qu’ils ne sont point philosophes. Ils le sont « officiellement », c’est tout. S’ils l’étaient réellement, enseigneraient-ils aussi platement la philosophie ? Des professeurs non-artistes et non-écrivains enseignent sans conviction l’art et la littérature. Est-ce enseigner vraiment qu’enseigner sans originalité les « matières du programme » ? Enseigner la philosophie et la pratiquer sont deux choses différentes. Il n’y a de véritables professeurs de philosophie que celui qui vit sa philosophie. Il y a des « professeurs d’énergie » sans énergie. Pareillement, il y a des professeurs de philosophie sans philosophie. Ils font eux-mêmes partie des professeurs dits d’énergie. J’entends, ici, par professeur sans philosophie autant l’écrivassier qui pontifie dans une revue ou un journal, que le bavard qui ergote dans une chaire. Et quelle philosophie que celle qu’ils enseignent ! Une philosophie morte, une philosophie sans âme, et quand par hasard, ils côtoient la vraie philosophie, c’est pour l’étouffer.

De toutes les manies qui tyrannisent l’âme humaine, la philosophomanie est peut-être la moins curable. Nos philosophomanes ne perdent aucune occasion de montrer leurs talents. Ils font des discours à tout propos. Aussi réussissent-ils en politique et dans l’administration.

Des gens tiennent commerce de philosophie, comme ils vendraient du sucre ou des épices. La philosophie est un métier qui n’exige ni beaucoup de savoir, ni beaucoup de talent. Cette philosophie alimentaire, en harmonie, si je puis m’exprimer ainsi, avec ce qui ne comporte aucune espèce d’harmonie, — avec la critique et l’esthétique alimentaires, qui nourrissent pas mal de gens, — philosophie qui flaire d’où vient le vent et flatte les passions, — comment la prendre au sérieux ? Inexistante, elle n’en existe pas moins par les ravages qu’elle exerce. C’est le contraire de toute philosophie, car sous ce nom on ne peut désigner que ce qui est libre et vivant. Ces « philosophes » sans philosophie, dépourvus d’héroïsme à tous les points de vue, n’appartiennent pas, quels que soient leurs titres et leurs chamarrures, à l’histoire de la philosophie. Rompre avec leur enseignement, ce devoir s’impose à qui ne cherche pas dans le jargon philosophique un moyen de se distinguer du vulgaire. Sous les apparences dont se revêtent les pontifes, leur vraie nature apparaît : un geste maladroit révèle leur basse mentalité. Tôt ou tard, l’insincérité des penseurs de la médiocratie se manifeste. Ils se montrent tels qu’ils sont. Que les impuissants cherchent dans « la philosophie », comme d’autres dans l’art et la littérature, un moyen de faire parler d’eux, rien de plus logique. Le contraire nous étonnerait. On ne peut cependant se résoudre à contempler ce spectacle sans protester. Philosophe sans philosophie, ôte ton masque ! Que le vide de ta pensée soit enfin révélé !

En marge des philosophies « officielles », les philosophies indépendantes font leur chemin. Elles apportent à l’humanité des directives nouvelles. Par elles, l’individu s’augmente et s’embellit. Il approcherait de la perfection, l’être qui joindrait l’harmonisme de Louis Prat au subjectivisme de Han Ryner.

Toute philosophie vraiment digne de ce nom doit commencer par une critique de l’autoritarisme sous toutes ses formes, y compris l’autoritarisme philosophique. Elle ne peut rester indifférente au triomphe du mensonge, mais dans cette lutte de chaque instant contre le mensonge, qui est sa raison d’être, elle ne se compromet point. Elle ne doit pas perdre de vue les hauteurs, si elle veut agir efficacement. Elle contribue au progrès des esprits par sa sérénité même. Sa polémique est supérieure. Ce n’est pas la petite polémique des mécontents et des aigris. Elle renonce à tout sectarisme. C’est ainsi que la philosophie, en s’élevant sur les sommets, devient cette « existence volontaire au milieu des lacs et des hautes montagnes », dont parle Nietzsche.

Le philosophe ne s’abaisse pas à la polémique vulgaire qui ne sort pas de l’insulte et de la calomnie. Il polémique à sa manière. Sa polémique est désintéressée. Il n’a en vue que l’intérêt de la vérité. Il dit tout ce qu’il pense. L’indulgence du philosophe n’est pas faiblesse. Il n’épargne personne, et ne s’épargne pas lui-même.

Avec le sage Han Ryner, je dirai : « L’équilibre philosophique consiste à éviter également de tyranniser et d’être tyrannisé. Le désir du philosophe, c’est de se sentir libre parmi des mouvements libres. » C’est également le désir de l’artiste, du créateur de beauté sous toutes ses formes, — de quiconque n’est pas un eunuque, mais un vivant.

La véritable philosophie a nom sagesse. La sagesse d’autrui s’éveille au contact de la nôtre, comme la nôtre a son contact. Il y a entre les êtres un échange de sentiments qui peut aider à libérer les êtres. Découvrir, au contact d’autrui, notre philosophie, de même qu’autrui découvre sa philosophie au contact de la nôtre, c’est recevoir autant que donner. Chaque être se donne dans la mesure où il peut se donner, mais il y a, dans l’humanité, des êtres qui, n’ayant rien à donner, ne s’enrichiront jamais spirituellement.

La philosophie doit quitter son visage sévère pour revêtir le visage souriant de la sagesse. Elle doit se laisser facilement aborder. Quand la philosophie est sagesse, elle existe vraiment. La véritable philosophie n’est ni triste, ni follement gaie. Elle ignore les joies factices comme les pleurs hypocrites. Elle se meut dans la joie sereine comme dans la profonde douleur. Elle est une compagne qui nous soutient dans l’affliction et partage nos espérances.

La philosophie rend jeune. Elle a le privilège de conserver à l’homme la fraîcheur de ses sentiments, tout en accroissant la vigueur de son esprit. Elle en fait un être capable de vibrer et d’aimer, autant que de penser et d’agir. Le véritable philosophe est une harmonie qui se déploie librement au sein de la vie.

L’existence du philosophe a son unité. Elle est pareille à une architecture bien équilibrée, à une statue aux lignes pures, à un poème vivant et libre. On la contemple comme on contemple un beau vase aux contours harmonieux.

Que notre philosophie soit notre vie même. Faisons passer nos idées dans nos actes. Qu’est-ce qu’une philosophie qui se contente de belles paroles ? Une mystification. Ce qui caractérise le pseudo-philosophe, c’est l’écart qui existe entre sa pensée et ses actes. C’est son insincérité.

La philosophie, c’est la vie même. La vie se charge de réduire à néant toutes les pseudos-philosophies.

« Ah ! ces philosophes ! » disent, avec un petit air entendu, des gens qui ne savent même pas ce que c’est que la philosophie. Ils veulent évidemment dire par là : « Ces fous, qui n’ont pas des idées comme tout le monde, qui ne font rien comme les autres, ces utopistes, ces rêveurs, qui vivent dans les nuages. » Et ils les prennent en pitié, parce qu’ils méprisent l’argent et les honneurs. Sans s’en douter, ils assignent à la philosophie son véritable but : combattre, en restant sur les hauteurs, le mensonge sous toutes ses formes.

Les imbéciles ont pour les philosophes un souverain mépris. Ils affectent de ne pas les prendre au sérieux. Ils ne prennent au sérieux que les pseudo-philosophes sortis de leurs rangs, qui se chargent de les guider et de les éclairer. Mais pour l’homme qui pense par lui-même, ils n’ont que de la commisération. Le philosophe est, comme l’artiste, relégué parmi les bouches inutiles. Du moment qu’il ne fait pas de politique, c’est un être nuisible. C’est un fou dangereux, qu’il faut mettre hors d’état de nuire.

Si les philosophes sont des « fous », au dire des esprits pratiques, ils le sont à leur manière, de même que ces derniers le sont en leur genre. Ce n’est pas le même genre de « folie ». La folie du philosophe ne quitte pas les sommets ; celle des gens pratiques stagne dans les bas-fonds. La folie du premier est utile à l’humanité, celle des seconds lui est nuisible. L’idée fixe de l’artiste n’est pas celle du non-artiste. Le premier aspire à réaliser la beauté, le second se complaît dans la laideur. En quoi le philosophe qui médite sur le ciel constellé d’étoiles est-il plus insensé que l’homme d’affaires courbé sur des chiffres, dont le cerveau s’affole à la pensée qu’il a fait une mauvaise spéculation, que le politicien qui se maintient au pouvoir à force d’acrobaties, que le mercanti qui cherche à voler le plus possible sa clientèle, etc. ? Tous ces gens-là sont fous, terriblement fous. Le philosophe est moins fou, assurément, que ces déchets d’humanité.

Débarbariser l’âme humaine, la philosophie n’a pas d’autre but.

Comme tout art, la philosophie suppose la science. Ses racines plongent dans la science pour en extraire la sève qui s’épanouira en fleurs et en fruits. Philosophie et science sont inséparables. Les isoler, c’est les mutiler. S’appuyant sur la science, la philosophie rejoint l’art. Elle devient esthétique. Elle affirme la nécessité de l’art dans la vie humaine, à la place de la politique et de la morale, qui sont des négations de la vie. La philosophie esthétique exige, de la part de l’individu, une vie libre, une vie vivante dégagée de toute laideur. Elle s’appuie sur la réalité pour dépasser la réalité.

Ce n’est pas toujours, chez les professeurs de philosophie, que nous trouvons la vraie philosophie. Nous trouvons, chez eux, des bavardages sur la philosophie des autres, qu’ils approuvent, si elle est amorphe, qu’ils combattent, si elle est sincère. La philosophie doit être cherchée beaucoup plus dans les ouvrages des critiques, essayistes, romanciers, poètes et dramaturges, qui ont quelque chose à nous dire, que du côté des philosophes qui ont usurpé ce titre par leur savoir-faire et leur habileté. Même dans une chaire « officielle », un penseur original peut renouveler la philosophie et se montrer sincère. Rares sont ces esprits d’avant-garde que leur métier n’a pas corrompu. Ils n’en ont que plus de mérite. Mais vraiment on les compte.

La philosophie est la recherche de l’harmonie sous toutes ses formes. Etre philosophe, c’est tenter de concilier dans sa personne l’amour et la raison, le conscient et l’inconscient. La philosophie est une esthétique et le philosophe un artiste. La vie humaine peut être une œuvre d’art, au même titre qu’un poème. Elle exige, comme l’art, indépendance et sincérité.

Des gens s’intitulent « philosophes » comme ils s’intituleraient n’importe quoi. Ils vendent de pseudo-idées Et vivent de mystifications. Ces mercantis de la pensée ont des prétentions sans bornes. Le tort qu’on a, c’est de les prendre an sérieux. De même qu’il existe une « critique alimentaire », une esthétique et une morale « alimentaires », etc., qui empêchent certains individus de mourir de faim, il existe une philosophie « alimentaire » destinée à engraisser les pseudo-penseurs. Ils exploitent un « filon » et vivent aux dépens de la bêtise humaine. Ce sont des malins qui se croient très forts. Ils le sont, en effet, en un certain sens. On les prend pour de grands esprits. La philosophie alimentaire suppose toutes sortes de compromissions. Le pseudo-philosophe se voit contraint de trahir ses amis et de flatter ses ennemis. Il fait de la politique. Il mange à tout les râteliers. C’est une espèce de « déclassé » qui arrive à ses fins. Il possède l’intelligence des affaires, plus que celle de la philosophie. Ces philosophes politiciens restent toute leur vie des « ratés » malgré leurs titres et les grades.

La philosophie est l’expression d’un cerveau affranchi qui pense par lui-même. Ne demandons pas de penser par eux-mêmes aux pseudo-philosophes. Leur pensée ne leur appartient pas. Moins ils ont d’originalité, plus ils ont de prétentions. Leur cerveau est compliqué comme leur existence. Vide, comme elle. Ils ne font rien, naturellement. Le philosophe véritable est un être simple. S’il se tient à l’écart de la foule, ce n’est point par vanité. Loin de chercher à leur en imposer par ses grands airs, il passe inaperçu au milieu des hommes. Il n’essaie pas d’attirer l’attention sur lui par des grimaces. Sa sérénité est celle du sage. Les pontifes affectent une sérénité qui ne trompe que les imbéciles. La sérénité du philosophe n’est point cette attitude équivoque qui nous fait considérer avec la même indifférence la beauté et la laideur, la vérité et le mensonge. On appelle cela planer ! Appelons cela ramper. La sérénité du philosophe n’en fait point un eunuque ; il y a dans sa sérénité une vie profonde et intense que ne connaissent point les agités. Sérénité qui n’ignore ni la souffrance, ni la joie, ni la lutte, ni le danger, et qui est faite de la volonté de rester soi-même dans tous les milieux.


Philosophie, que de bêtises on a dites en ton nom ! Je renonce à les énumérer. Par elles, ou ne peut se faire une bien belle idée de l’esprit humain. Je n’appelle pas « bêtises » des erreurs inévitables d’où peuvent naître des « vérités ». Je n’appelle pas « bêtises » des recherches non couronnées de succès, des utopies plus créatrices que de plates réalités. Qui ne cherche pas, ne s’expose pas à errer. Il y a des erreurs qui ont rendu plus de services à l’humanité que de petites vérités superficielles et transitoires. J’appelle de ce nom des divagations qui n’ont rien à voir avec la philosophie et que l’on s’obstine à confondre avec elle.

Le langage amphigourique des philosophes ne prouve point leur profondeur. Si des grands philosophes ont dit des « bêtises », de petits en ont dit bien davantage, et n’ont dit que cela. Dans leurs théories, on ne peut rien prendre. Aucune vérité ne luit dans leurs erreurs. Les autres ne se sont jamais trompés pour rien. Leur philosophie existe. La philosophie n’est pas quelque chose que l’on place au-dessus de la vie, mais qui a sa source dans la vie même. La philosophie c’est tout ce qui, dans l’art et la littérature, augmente la pensée de l’homme. Ainsi, elle est souvent hors de la philosophie.

Certaine philosophie est la négation de la philosophie. Nous arrivons à ceci, qui semble un paradoxe, que pour connaître la philosophie nous devons nous adresser à d’autres hommes qu’à des philosophes. Un philosophe devrait être un homme universel, connaissant tous les arts et pratiquant tous les métiers. Un tel homme n’existe pas. Chaque philosophe est un spécialiste : autant de sciences, autant de philosophes. Mais celui qui tente de dégager l’éternel de l’éphémère, l’unité de la variété, celui-là seul est un philosophe. Le véritable philosophe serait l’homme qui dégagerait l’harmonie des contraires. Or, je ne vois qu’une sorte de philosophes assez vivant pour réussir dans cette entreprise : l’Artiste. Et par artiste j’entends tout créateur de beauté, quel qu’il soit, le poète dans ses multiples manifestations.

Il y aurait beaucoup à dire sur la philosophie, sur ce qu’elle est et sur ce qu’elle devrait être : la philosophie devrait avoir pour but de nous apprendre à devenir meilleurs. Elle devrait consister, avant tout, dans la réforme de notre « moi ». Elle devrait avoir pour objet de nous aider à échapper à l’emprise du social, pour que nous vivions enfin notre vie. Elle devrait s’efforcer de nous faire passer de l’état de sous-hommes à celui d’hommes vivants et pensants. Nous apprendre à vivre en beauté, telle devrait être l’unique philosophie. La philosophie est un art : c’est l’art de vivre par excellence. Penser, rêver, aimer, agir, créer, il n’y a point d’autre philosophie. Appelez cela d’un autre nom, peu importe. Cela suppose une autre vie que la vie que nous vivons, cela suppose une conception de la sagesse autre que celle que l’on nous enseigne, cela suppose une humanité régénérée et embellie, autre que l’humanité que nous avons sous les yeux. Cela suppose l’affranchissement total des individus.

Il y a la philosophie morte et la philosophie vivante. La première a entretenu l’humanité dans sa laideur, elle est cette laideur même. La philosophie vivante est celle qui, dans chaque système philosophique, dans chaque œuvre d’art ou de littérature, ancienne ou moderne, représente l’idée en marche, le mouvement et l’action. La philosophie n’est point donnée une fois pour toutes : elle se fait chaque jour, mais dans ses transformations successives les mêmes éléments demeurent, dont chaque individu fait son profit pour sa libération spirituelle. A travers la philosophie qui passe s’exprime la philosophie qui demeure, et qui est faite de tous les nobles gestes, de toutes les belles pensées, de toutes les aspirations sincères, sans lesquelles l’humanité ne serait qu’un troupeau de brutes. C’est ce côté positif de la philosophie qui seul compte ; le côté négatif ne nous intéresse que comme curiosité : c’est une manifestation du néant, rien de plus. On ne peut vraiment donner le nom de philosophie qu’à ce qui enrichit l’esprit, l’oblige à penser, lui fait concevoir la vie d’une façon vivante, l’arrache à la servitude et à la mort sous toutes ses formes.

La philosophie devrait être une œuvre d’art et le philosophe un artiste. Au lieu de cela, la philosophie est quelque chose d’amorphe, d’où la vie est absente. C’est la plupart du temps un docte bafouillage. Ceux qui s’intitulent pompeusement philosophes, pour se distinguer du reste de l’humanité, ne sont que des farceurs ou des impuissants. La philosophie est devenue, entre les mains de la bourgeoisie, quelque chose qui n’a de nom dans aucune langue. La vraie philosophie doit être cherchée dans l’œuvre des grands artistes, et, parmi les philosophes, seuls méritent ce titre l’eux qui sont des artistes. Art et philosophie, loin de s’exclure, se confondent.


Qu’est-ce que la philosophie ? Question qui reste sans réponse, ou provoque les réponses les plus saugrenues de la part des gens. Il n’est pas facile de savoir, au juste, ce que c’est que la philosophie, quand les philosophes ne le savent pas eux-mêmes.

On dit, de certaines personnes : « C’est un philosophe », ce qui signifie : « C’est un être qui ne s’émeut de rien, supporte tous les maux, accepte toutes les souffrances, se rit de la bêtise, et finalement renonce à l’action. » Cependant, le véritable philosophe ne se résignera jamais à subir toutes les humiliations, toutes les privations, sous prétexte que son âme reste libre. Non, l’âme n’est pas libre qui accepte aveuglément son sort. C’est faire le jeu de la laideur que de renoncer à vivre. Cette façon d’envisager la philosophie est néfaste : celle-ci ne saurait être faite de passivité et de résignation. Le stoïcisme du philosophe n’est pas cela. La philosophie doit être la révolte la plus élevée de l’esprit humain contre toutes les iniquités.

Certes, le philosophe ne se fait aucune illusion sur la bonté de la nature et la justice des hommes. Mais il agit quand même, sans espérer quoi que ce soit, sachant que toute action n’est pas perdue, même si elle n’est pas couronnée de succès immédiat. L’action du philosophe, c’est sa pensée, et sa pensée porte toujours ses fruits.

Qu’est-ce que la philosophie ? Est-ce l’amour de la sagesse, comme l’étymologie l’indique (du grec philos, ami, et sophia, sagesse) ? C’est là son sens le plus large. Et c’est au fond son vrai sens. Mais qu’est-ce que la sagesse ? Est-ce le bon sens étroit du bourgeois, qui a peur de se compromettre s’il émet une idée ? Ce n’est point cette caricature de sagesse que la sagesse du philosophe. Dans la sagesse viennent s’épanouir les plus beaux dons de l’homme : beauté, sincérité. Etre sage n’a jamais voulu dire : reculer, avoir peur de l’inconnu, stagner. Cette conception de la sagesse est fausse. La sagesse des eunuques parodie la sagesse.

Le vocable philosophie est un vocable extrêmement complexe, qui désigne les choses les plus différentes. Elle embrasse l’univers et, dans l’univers, cet autre univers qu’est l’homme. Elle constitue une discipline supérieure, servant de trait d’union entre toutes les disciplines, différant de celles-ci tout en entretenant avec elles des rapports étroits. Elle analyse et synthétise ; elle observe et elle imagine : elle est à la fois rêve et réalité. Œuvre de science, elle est en même temps œuvre d’art : elle dégage l’harmonie de toute chose, et propose à l’homme un autre idéal que celui de manger et de boire. Sous ses multiples significations, elle est bien la science de la sagesse : tout ce que l’homme connaît n’étant pour lui qu’un moyen de s’augmenter et de s’enrichir intérieurement. Le philosophe est l’homme qui sculpte sa propre statue, la perfectionnant sans cesse, l’ennoblissant par de perpétuelles retouches, en faisant une œuvre d’art, dont la note dominante est l’harmonie.

Il y a, en dehors et au-dessus de la philosophie traditionnelle, une philosophie humaine, qui n’est enseignée nulle part, et qui est la seule qui ait un sens. Elle incarne la liberté de l’esprit dans sa plus haute expression. Elle est la forme la plus élevée du progrès.

Toute philosophie réside dans la science de la conscience et la conscience de la science. Dans le premier cas, la philosophie consiste à se connaître soi-même, afin de se diriger sans secours étranger, à perfectionner sans cesse la technique de sa vie, pour agir harmonieusement ; dans le second, elle consiste à avoir conscience du pouvoir que nous avons sur ces choses en les faisant servir à notre perfectionnement au lieu d’utiliser pour nous diminuer une science sans conscience, mise au service de la mort. Ces deux formules se complètent, ne sont que deux aspects de l’homme envisagé au double point de vue intérieur et extérieur.


A la philosophie de « classe » il ne sied point d’opposer une autre philosophie de classe, mais la philosophie tout court. La philosophie ne sert aucun parti, si chaque parti s’en sert. Elle est quelque chose d’inactuel et d’actuel à la fois, qui plane au-dessus de notre existence quotidienne et cependant se mêle constamment à elle. Ce vocable peut signifier, pour nous, autre chose que ce qu’il signifie pour la plupart des individus. Le mot « philosophie » veut dire « amour de la sagesse ». Pour ceux qui n’en comprennent pas le sens il signifie : « amour de la folie. » C’est bien, en effet, ce qu’elle est chez certains philosophes. On peut ne pas employer de formules bizarres et se garder de phrases contournées, et cependant n’être qu’un fou. La folie n’est pas qu’extravagance : elle est aussi timidité, pauvreté de fond et de forme. C’est la sagesse, et la sagesse seule, que nous recherchons, à l’aide de toutes les méthodes et sur toutes les routes. La sagesse seule nous intéresse, car en elle seule habitent la justice et la vérité. La sagesse est la forme suprême de la beauté. Hors de la sagesse, point de salut. Etre sage ne signifie pas : être timide, obéir et se résigner. Etre sage signifie vivre, mais vivre normalement, non à la façon anormale des brutes qui se prétendent normales parce qu’elles ont légalisé leurs sales instincts. Aimer la sagesse, c’est aimer la vie. Ont seuls droit au beau nom de sages ceux qui, dans l’humanité, ne piétinent pas sur place, refusent de regarder en arrière, ne s’attardent pas à répéter des lieux communs, en un mot qui ne pratiquent pas cette pseudo-sagesse en honneur dans notre société.

Il y a deux philosophies : celle du passé et celle de l’avenir. N’hésitons pas entre les deux, Cette dernière est la nôtre. A nous de la créer sur les ruines de l’ancienne. La vraie philosophie cependant ne peut être située ni en arrière, ni en avant : elle est en nous, elle réside dans notre pensée, elle est la manifestation de notre héroïsme intérieur. Elle ne connaît pas de bornes : le temps ni l’espace ne peuvent la limiter. Elle est, — ou elle n’est pas.

Notre « philosophie » n’est point une philosophie d’esclaves. Que voulons-nous ? Examiner toute chose avec nos yeux, rejeter l’esprit d’autorité, nous délivrer des chaînes qui enlisent la pensée. Quelques philosophes ont tenté ce suprême effort, mais c’était pour retomber, comme Descartes, sous le joug de l’autorité. Les uns et les autres ne semblaient rejeter les chaînes traditionnelles que pour s’en forger de nouvelles, aussi lourdes à porter. Et l’autorité était rétablie sous un autre nom, un dogme en remplaçait un autre : tout était à refaire. N’importe, même dans ces équivoques, ces compromis, il y a quelque chose à prendre. Ce qu’il y a de particulier aux systèmes philosophiques, c’est qu’on peut en tirer tout ce qu’on veut : c’est là leur point faible. C’est peut-être aussi ce qui fait leur force. Si l’on fait dire à un philosophe le contraire de ce qu’il a voulu dire, c’est quelquefois un bien. Il dit alors des paroles sensées. Il faut, d’autre part, rétablir la vérité en ce qui concerne les théories que l’on interprète à tort et à travers : combien de philosophes ont été exploités par l’ignorance ou la politique : ne les rendons pas responsables de cette exploitation. C’est une aventure qui arrive aux plus grands : on n’exploite que les forts.

Certains philosophes sont obscurs, ce qui ne veut pas dire qu’ils soient profonds. Mais, déjà obscurs par eux-mêmes, ils le sont bien davantage quand leurs disciples essaient de mettre à la portée de tous leur philosophie. Les professeurs de philosophie les rendent plus incompréhensibles encore, et finalement personne n’y comprend plus rien. Evitons de leur ressembler, et ne faisons dire à tout philosophe, vrai ou faux, que ce qu’il a voulu dire. Pour discuter une doctrine, il faut la connaître. Comment la discuterons-nous si nous n’avons d’elle qu’une image tronquée ? N’obscurcissons pas à plaisir des théories suffisamment obscures par elles-mêmes, clarifions les plutôt, tâchons de les rendre compréhensibles. Sans rien abdiquer de notre liberté de pensée, faisons l’effort de nous « objectiver », en nous mettant dans la peau du personnage dont nous exposons les théories. Nous devons prendre, pour ainsi dire, à la gorge, chaque philosophe et le forcer à dire toute sa pensée, ce qu’il n’a pas dit ou ce qu’il n’a fait que balbutier. Même s’il est en désaccord avec nous, afin de mieux le combattre, nous devons nous efforcer de mieux le connaître. Un philosophe est un homme comme les autres, qui affecte de ne pas leur ressembler : montrons-le tel qu’il est, et surtout rendons-nous compte s’il n’y a point, entre sa vie et son œuvre, de contradictions, s’il a bien été sincère, et demandons-nous ce que, pour son temps, il a vraiment apporté d’utile à l’humanité. Plaçons-nous dans son milieu : alors tel philosophe qui nous apparaît en retard pour notre époque se révèlera en avance sur la sienne. Il n’a pas toujours été facile aux penseurs de dire toute leur pensée : en exprimant des demi-vérités, ils sont parvenus à dominer leur siècle et à s’imposer même aux tyrans. Voilà ce que nous ne comprenons pas toujours quand nous condamnons les philosophes du passé. Placés, comme les hommes d’aujourd’hui, entre la vie et la mort, ils ont préféré conserver leur existence, non pas au prix de reniements, mais de ruses qui leur ont permis de conserver, sinon toute leur liberté, du moins une partie de leur liberté. Chaque régime a combattu les philosophes quand ceux-ci ont fait preuve d’esprit critique en pensant par eux-mêmes. Quelques-uns ont payé de leur mort leur indépendance. Mais leur pensée leur a survécu.

Quelque ardue que soit certaine philosophie, il faut avoir le courage de s’aventurer dans ce labyrinthe : on risque d’être récompensé de sa persévérance par quelque trouvaille. La véritable philosophie ne consiste-t-elle pas à découvrir, même dans ce qui n’est pas vivant, même dans l’incohérence et la folie, des parcelles de vérité ? Une erreur peut être créatrice si nous la comprenons, si nous l’interprétons. Tel philosophe, qui semble loin de nous, devient ainsi pour nous un précieux collaborateur. Faisons servir la pseudo-philosophie à l’édification de la vraie, — cette philosophie profonde et humaine, où l’esprit critique domine, opposé à l’esprit de résignation et de soumission.

Même chez les philosophes les plus bourgeois, il y a quelque chose à glaner. Ils ont souvent dit des « vérités » sans le faire exprès. Ils ont été des destructeurs malgré eux. Certains ont combattu les préjugés de leur classe, la raison n’étant pas chez eux tout à fait morte. Et par là ils ont cessé d’être bourgeois. Mais quelle ironie de constater que des bourgeois élèvent des statues à des penseurs, des écrivains dont l’œuvre est la condamnation de leur vie entière. Les bourgeois n’en sont pas à une incohérence près. Cependant ni Rabelais, ni Voltaire, ni Rousseau, dans la partie vivante de leur œuvre, ne leur appartiennent : ce sont des « rescapés » qui, sortis de leurs rangs, appartiennent à une humanité qui n’offre aucune ressemblance avec celle qu’ils représentent.

Les philosophes, ce sont tous les hommes qui, dans tous les temps et dans tous les pays, ont osé penser par eux-mêmes.

Quand je dis : les philosophes, je songe surtout aux artistes. Ce sont eux surtout qui ont le privilège de penser et d’exprimer harmonieusement leur pensée.

Tous les créateurs de beauté, quels qu’ils soient, sont des philosophes. Il y a toujours, dans l’art véritable, de la pensée. Un art sans pensée est un art sans beauté. C’est un art sans vérité. C’est le faux-art. L’art est une forme de la philosophie et la philosophie est une forme de l’art. On peut remplacer ces mots l’un par l’autre, ils signifient la même réalité.


Ce qui rend les études philosophiques si ardues pour les non-initiés, ce n’est pas seulement le mystère dont elles ont été enveloppées, comme si cela pouvait leur communiquer un prestige quelconque ; c’est que, même dépouillées de cet attirail sans élégance, elles sont encore dures à digérer pour des cerveaux habitués à ne pas réfléchir. La philosophie exige un effort de pensée dont bien peu sont capables. Habitués à lire des romans d’une stupidité dont rien n’approche, à voir jouer des pièces sans idée, à ne connaître, des manifestations de l’art, que son affreuse parodie, comment les esprits pourraient-ils goûter les réflexions profondes sur la vie, les recherches désintéressées, les travaux les plus sérieux sur tel ou tel problème, que constitue la philosophie ? Il faut, pour suivre celle-ci, un effort constant, une attention soutenue. Alors que la dispersion fait son œuvre, détournant les cerveaux de la recherche de la vérité, il est difficile, même en s’y prêtant, de concentrer sa pensée, de la ramener sur un sujet qui exige de la patience, du travail et une perpétuelle tension d’esprit. Tant que les brutes seront en majorité dans le monde, seule une élite cultivera la philosophie, puisera dans son étude les plus pures joies intellectuelles.

Toute étude à laquelle on n’est pas habitué constitue, quand on l’aborde, un malaise pour l’esprit. Il y a comme une sorte de désarroi et d’hésitation dans la pensée. Ce qui est nouveau réclame de l’attention. Le cerveau doit faire un effort pour entrer en contact avec ce qu’il ne connaît pas. De là vient sans doute que tant de gens repoussent toute innovation comme dangereuse, car elle bouleverse leurs habitudes et trouble leur repos. Se contenter de ce qu’ils ont plus ou moins bien appris, et ne pas savoir autre chose, telle est l’ambition suprême de la plupart des individus. Avec la philosophie on quitte les sentiers battus et l’on s’engage sur une route peu fréquentée, aux prises avec des difficultés qui surgissent de toutes parts. On est pareil à ces explorateurs qui pénètrent pour la première fois dans un pays habité par les bêtes féroces et qui doivent défendre leur existence pied à pied. C’est pourquoi peu de gens s’intéressent à la philosophie, et par philosophie qu’il me soit permis de répéter que j’entends par là non seulement la philosophie proprement dite, mais toute réflexion profonde sur la vie, la pensée sous toutes ses formes, et en particulier, et surtout les œuvres d’art et de littérature sincères. Qui n’a pas le cerveau conformé de façon à s’intéresser à la beauté, qu’il s’en détourne, qu’il aille grossir le nombre des imbéciles et des médiocres.

Quand on aborde certaines études, il ne faut pas se laisser décourager par les difficultés du début. L’entrée du temple de la science est obscure, mais une fois qu’on en a franchi le seuil, quels merveilleux horizons se découvrent au voyageur assoiffé d’infini. Mille merveilles surgissent, et cela compense les fatigues éprouvées. Chez certains penseurs, ce qui semblait d’abord obscur devient lumière, les détails se précisent peu à peu. Ad augusta per augusta, c’est le cas de répéter à propos de la philosophie le mot que Victor Hugo prête, dans Hernani aux conjurés, mot que je traduis par ceux-ci : « On n’arrive sur les sommets qu’à force de patience, d’obstination et d’amour. »

Les arcanes de la philosophie finissent par livrer tous leurs secrets à celui qui ne se décourage pas dès les premières pages du livre qu’il vient d’ouvrir pour la première fois. Si une élite seule est capable de s’intéresser à la philosophie, cela ne signifie pas que la philosophie ne s’adresse qu’à une élite. Elle s’adresse à tous : tout homme peut être un philosophe si, dans le métier qu’il exerce, il agit librement ; si, dans son travail même gît sa libération ; s’il est artiste dans tout ce qu’il fait. Or, la société actuelle empêche les hommes d’être eux-mêmes en les contraignant aux gestes mécaniques et en bannissant l’art de leur vie. Elle leur impose des tâches absurdes et déprimantes qui en font des esclaves, des non-artistes, des semblants d’hommes. En les empêchant d’exercer un métier intelligent, elle en fait des ratés et des mécontents qui subissent leur sort sans même avoir le courage de se révolter.

Qu’on ne nous objecte point l’adage : primo vivere, deinde philosophari. « Vivre d’abord, philosopher ensuite », c’est-à-dire : discuter, spéculer, imaginer et rêver. Oui, sans doute, il faut vivre matériellement avant de songer à l’idéal. Mais ne vaudrait-il pas mieux mêler l’idéal à notre vie entière, en sorte que vivre et philosopher soit une seule et même fonction ? Dans la société capitaliste, certes, primo vivere, deinde philosophari, il faut d’abord songer à la nourriture du corps avant de songer au pain de l’esprit. Dans une société vivante, ce fossé n’existerait plus. Il n’y aurait plus, entre philosopher et vivre, de barrière. C’est qu’en effet l’idéal existerait en chacun de nos gestes, et toute besogne cesserait, par là même, d’être inférieure. On ne vivrait plus pour manger, on mangerait pour vivre de la vie de l’esprit, sans que la vie matérielle soit un obstacle au développement de cette dernière, au lieu qu’aujourd’hui il y a antagonisme entre la pensée et l’action.


Toute philosophie n’est au fond que l’esprit critique analysant chaque chose, destructeur et constructeur à la fois. En même temps qu’il manie la pioche du démolisseur, l’esprit critique pose les fondements d’un nouvel édifice à la place de l’édifice vermoulu qu’il vient d’abattre. On ne conçoit pas que la critique se contente de détruire, ce n’est là qu’une partie de sa tache ; à côté de cette besogne négative, une besogne positive s’impose à elle. C’est celle d’introduire de l’ordre dans les idées, de libérer les sentiments du mensonge, de dépouiller le vieil homme qui sévit sous le masque de l’homme civilisé. Le philosophe a deux fonctions : montrer que les « valeurs » anciennes ne correspondent plus aux besoins profonds de la conscience humaine, et leur substituer des valeurs nouvelles. Toute philosophie comporte une part de négation et une part d’affirmation. Négative, elle voit dans chaque problème son côté fragile, factice et transitoire ; affirmative, elle en considère le côté positif, durable et vivant qui constitue le meilleur de la pensée humaine. Il s’agit d’édifier, en utilisant les matériaux les plus purs, les plus solides parmi ceux que nous a légués le passé, un édifice sain, aéré et propre. Cet édifice s’élève un peu plus chaque jour, mieux équilibré et plus harmonieux, auprès duquel l’agitation des hommes vient mourir comme les flots de la mer viennent se briser sur les rochers du phare qui les domine.

A côté de l’enseignement de la philosophie, se place l’histoire de la philosophie, qui en est inséparable. On ne peut rien comprendre à la philosophie si on ne sait rien de son histoire. On est constamment obligé de faire appel à celle-ci quand on étudie les problèmes les plus variés. Sur telle ou telle question, on cite l’opinion d’un ou de plusieurs philosophes, ayant eu un système original et personnel. A chaque instant, on se trouve en présence d’une école, qu’il faut connaître, discuter, quand on examine un problème d’une façon sérieuse. C’est pourquoi il est indispensable de commencer un cours de philosophie par l’histoire de la philosophie, surtout si l’on s’adresse à des profanes qui n’ont qu’une vague idée de la philosophie. Loin de rebuter l’auditeur, elle l’intéresse. C’est une sorte d’initiation sans fatigue pour l’esprit. Pour des débutants, qui sont censés tout ignorer de la philosophie, les mettre en contact avec son histoire, les familiariser avec certains noms, c’est leur faciliter leur tâche, c’est leur rendre moins aride une étude qui exige un effort intellectuel continu ; quand ils aborderont la philosophie proprement dite, ils auront une idée de celle-ci, ils seront moins dépaysés, et en mesure de réfléchir et de discuter. L’histoire de la philosophie doit servir d’introduction à l’enseignement philosophique. Avec elle, on s’initie peu à peu à l’étude des grands problèmes que l’homme intelligent ne peut pas ne pas se poser. Il s’en dégage une leçon qui constitue pour ainsi dire la philosophie de l’histoire de la philosophie.

Histoire intéressante et vivante entre toutes, que celle de la philosophie. En étudiant les philosophes, on se rend compte de la marche de l’humanité, de ses tâtonnements, de ses illusions, de ses désillusions, de l’éternel va et vient de l’esprit humain à la recherche de l’absolu ; on voit les erreurs succédant aux erreurs, et quelquefois on découvre dans cet arsenal de systèmes un pur diamant qui resplendit, car il contient une parcelle de vérité. — Gérard de Lacaze-Duthiers.

PHILOSOPHIE. Ami de la sagesse. Pour l’antiquité, le terme de sagesse doit être entendu dans le sens de connaissance. Le philosophe, celui qui connaît, qui pense, alors que les autres se contentent de vivre. De nos jours encore, le peuple appelle volontiers philosophe l’homme qui réfléchit, qui a des idées.

La philosophie antique comprend toute la connaissance, aussi bien les sciences dans leurs détails que les problèmes derniers de l’univers. Aristote, philosophe, est aussi physicien et naturaliste. Plus près de nous, Descartes, l’auteur du « Discours de la méthode », est mathématicien et physiologiste (théorie des esprits animaux). Mais les sciences se dégagent l’une après l’autre de la philosophie et il ne lui reste plus que quatre départements de la connaissance : la psychologie, la logique, la morale et la métaphysique. La psychologiedemeure dans les manuels classiques de philosophie, mais c’est seulement par l’effet de la routine. Elle est une science, la science de l’esprit humain, comme telle, elle a droit à l’indépendance au même titre, par exemple, que l’anatomie, science du corps humain.

La logique, art de bien raisonner, constitue aussi un objet autonome de connaissance.

La morale, à son tour, doit être affranchie de la philosophie. Jusqu’à l’époque contemporaine, on croyait que la connaissance du bien et du mal nous venait soit de Dieu, soit d’on ne sait où (impératif catégorique de Kant). Aujourd’hui, on sait que la morale est humaine, qu’elle est un ensemble de conventions : des bonnes et des mauvaises qui se sont développées au cours de l’évolution sociale des peuples. C’est donc à la sociologie et non à la philosophie que la morale doit être rattachée. Ainsi, il ne reste à la philosophie que la métaphysique, connaissance des problèmes les plus généraux de l’univers.

On a dénié à la métaphysique le droit à l’existence. Voltaire en faisait une manière de folie et Auguste Comte voulait qu’on la rayât de la connaissance.

La métaphysique est cependant un progrès, un progrès sur la religion. Les fondateurs de religions : Moïse, Jésus, Mahomet, etc., se prétendaient les détenteurs d’une révélation divine. Le métaphysicien, s’il croit en Dieu, ne dit pas avoir eu avec lui soit une entrevue directe, soit une inspiration quelconque. C’est avec sa raison seule qu’il veut étudier l’univers. Que vaut son étude ? Evidemment, elle est relative. Le savant, lui aussi, se sert de sa raison, mais à la base de son étude, il y a toujours les faits d’observation qu’il a constatés avec ses sens et que chacun peut constater comme lui, s’il se met dans les mêmes conditions. Le métaphysicien, enfermé dans son cabinet n’a devant lui que son papier pour écrire. S’il étudie, c’est seulement dans les livres, les pensées que les autres métaphysiciens se formaient de l’univers. Il les répète, les critique ou les combine entre elles, pour en former de nouvelles.

Est-ce là un travail inutile ? Pas complètement. La connaissance des faits ne suffit pas ; il est bon de faire des synthèses, de se demander de quoi l’univers est fait ; s’il a ou n’a pas de but, etc.

Les résultats de ces études ne sont pas il est vrai encourageants. Si la science est fertile, si, grâce à elle, on peut voler dans les airs, communiquer en quelques minutes avec toute la terre, la métaphysique est stérile. Bacon l’a comparée à une vierge consacrée à Dieu, et a dit qu’elle n’enfantait rien. La raison du métaphysicien se heurte à un mur. Il découvre que, tout étant fonction de notre esprit, nous ne pouvons rien savoir de la réalité des choses. La raison même en arrive à douter d’elle-même et l’esprit humain, en dernière analyse, se réduit à l’état de conscience présent, point psychologique, comparable au point mathématique qui n’a ni longueur, ni largeur, ni hauteur ; c’est-à-dire qui n’est rien.

Malgré ces négations, l’étude de la métaphysique n’est pas complètement inutile. Il est bon de savoir qu’en étudiant les faits, nous n’atteignons pas l’absolu, mais restons à jamais enfermés dans le relatif. La métaphysique comporte plusieurs écoles.

Le spiritualisme, comme son nom l’indigne, admet qu’au-dessus de la matière il y a l’esprit qui, tout en ayant besoin d’elle, en est indépendant. En général, le spiritualisme admet Dieu. Parfois, il le nie d’une manière honteuse. Par exemple lorsqu’il dit que Dieu est un « devoir être », qu’il n’est pas, mais qu’il sera. Autant dire que Dieu c’est le progrès et se déclarer athée.

Le matérialisme n’admet que la matière. Les religions de toute espèce se sont acharnées sur lui. On a dit qu’il était grossier, générateur de crime (les pourceaux du troupeau d’Épicure). Les charlatans religieux ne lui pardonnent pas de vouloir lui enlever leur pain et leur puissance, en portant l’humanité à se passer de leur prétendue médiation avec le divin.

Les savants officiels d’aujourd’hui, valets de la bourgeoisie, déclarent que le matérialisme est infirmé par la science, parce que la physique a découvert les ions et les électrons.

La découverte des atomes d’électricité n’infirme en rien le matérialisme. La matière, c’est ce qui est, ce que l’on peut observer, ce n’est pas nécessairement l’atome solide et insécable d’Épicure.

Le scepticisme, systèmes de Berkeley, de Hume, d’Hamilton, etc., déclare que nous ne pouvons rien savoir de la nature des choses, parce que tout est fonction de races. C’est une doctrine irréfutable mais dangereuse. Nous avons besoin de faire, à la base, un acte de foi. « Je crois au monde extérieur », mais cet acte de foi suffit ; après lui, la porte est fermée aux autres. — Doctoresse Pelletier.

PHILOSOPHIE. Le dictionnaire désigne par le mot philosophie la science générale des êtres, des principes et des causes. Au figuré, l’art de s’élever au-dessus des incidents de la vie courante. Sous ce vocable, on désigne aussi la classe, le cours où l’on enseigne la morale, la psychologie, la logique et la métaphysique.

La philosophie ancienne était l’amour de la sagesse, même chez ceux qui n’aspiraient pas à la connaissance de la vérité qui pourrait les orienter vers la connaissance de la vraie sagesse. Au xviiie siècle, la philosophie est devenue la négation de l’erreur, ou plus exactement de tout ce dont la vérité ne pouvait pas être démontrée.

L’objet de la philosophie est de répondre, par de bonnes raisons, claires et péremptoires, à la question fort simple que voici : pourquoi doit-on, quoi qu’il puisse en coûter, ne jamais nuire aux autres, soit par la violence, soit par tromperie, en leur faisant du mal, ou encore en ne leur faisant pas tout le bien qu’on pourrait leur faire. Cette question résolue, la vraie science est fondée. Alors la société s’organise rationnellement, la morale existe et devient la clé de voûte de l’édifice social.

Mais pour arriver à cet état d’esprit individuel et collectif, il faut que la philosophie enseigne par des connaissances positives établies incontestablement, qu’il n’est pas indifférent, comme résultat social, de se conduire honnêtement, de pratiquer la justice dans les actes de la vie courante.

L’amour rationnel de soi, et non l’amour passionnel, rend obligatoire le dévouement à son prochain comme condition de son propre bonheur. Il n’y a pas deux études, a dit Origène ; l’une de la philosophie, l’autre de la religion. La vraie philosophie est la vraie religion et la vraie religion est la vraie philosophie. Faut-il conclure que la philosophie de l’avenir continuera la philosophie actuelle ou l’ancienne philosophie ?

La Philosophie de l’Avenir, sous peine de rester dans la même impuissance sociale, ne doit même pas continuer les philosophies précédentes ; elle leur succédera de la même manière que le jour succède à la nuit sans la continuer.

Aux ténèbres de la nuit succèdera la lumière de vérité et de justice qui démontrera à chacun et à tous les multiples avantages de l’équité dans les rapports sociaux. La philosophie doit démontrer scientifiquement que l’Humanité récolte selon qu’elle a semé. — Elie Soubeyran.