Encyclopédie anarchiste/Plasmogénie - Plutarquisme
PLASMOGÉNIE n. f. Mot nouveau s’appliquant à une science nouvelle, celle qui s’occupe spécialement de la génération des formes modelées (Plasma-Généa) ou biologie synthétique.
Ce mot, proposé dès 1903, par le Professeur Alfonso L. Herrera, rassemble dans les mêmes études les travaux divers se rapportant à la biologie constructive, les essais de reconstitution, en laboratoire, des phénomènes de la vie organique.
La plasmogénie pure, qui comprend l’étude des phénomènes de morphogenèse, de physiogenèse et de chimiogenèse, se complète par la plasmogénie appliquée qui s’étend sur l’hygiène, la médecine, les sciences naturelles, la cosmologie, l’agriculture, l’industrie, etc. Dans sa partie abstraite, la plasmogénie appliquée touche la philosophie et la sociologie, on voit donc quel champ immense s’ouvre devant les pionniers de cette science, puisque c’est la vie universelle qui est leur terrain d’expérience.
Ceci explique également la valeur personnelle des hommes qui se sont donnés à ces délicats problèmes, car avant de devenir des reconstructeurs de formes animées, ils ont dû préalablement parcourir les sciences qui s’y rattachent : physique, chimie, astronomie, histoire naturelle, biologie, océanographie, etc…
Je ne dirai rien de la biologie purement analytique, qui précéda les premières expériences de plasmogénie (cherchant à combler l’énorme fossé qui séparait à nos yeux les éléments vivants de ceux dits : « non vivants » ), qui eurent lieu il y a environ cent ans. Ducrochet et G. Rose cherchaient déjà, par divers moyens, à reproduire des cellules animées, ainsi que Linck. Vers 1855, Runge trouva la « force vitale » dans l’osmose et la capillarité, et obtint des précipités périodiques.
Ch. Brame perfectionna les expériences, obtint des cellules de soufre utriculaire, ébauche d’organisation présentant des phénomènes osmotiques et, en 1865, Bôttger prépara les premières végétations inorganiques, qui furent le point de départ des recherches postérieures sur les croissances osmotiques à base de silicates.
Jusqu’en 1880, on a remarqué les essais de Traube de Breslau, de Pfeffer et de Reincke. En 1871, Harting avait réussi son essai de production synthétique de formations calcaires, pendant que Rainey reproduisait des cristaux imparfaits en milieu colloïdal.
Ce fut en 1882 que C. Robin présenta à l’Académie des Sciences un mémoire de Vogt et D. Monnier, sur l’imitation des formes organiques obtenues par osmose et, en 1885, Garcia Diaz, de Madrid, présenta des formes de morphogenèse expérimentale, pendant que Th. Graham, en Angleterre, travaillait sur l’état colloïdal d’où allait naître la biologie micellaire des frères Mary. Vers 1890, deux noms retenaient déjà l’attention ; ce sont ceux de Bütschli, le micrographe, et de Alfonso L. Herrera, qui publièrent de remarquables études sur des expériences morphogéniques.
Dix ans après, le courageux Stéphane Leduc, de Nantes, préparait sa « Biologie synthétique » qui, malgré son éloignement, reste pour nous un monument de clarté et de probité documentaire ; il publiait ensuite sa « Théorie physico-chimique de la Vie », suivie, en 1921, de l’ « Energétique de la Vie », qui est son dernier livre sur la biophysique et la plasmogénie. Les travaux de Stéphane Leduc, rouvrant la controverse sur les générations spontanées, donnèrent lieu à de chaudes discussions. Quoi qu’on ait dit, les expériences de Pasteur n’ont pas solutionné le problème, son triomphe ne fut que momentané, mais il eut pour lui une presse puissante et l’appui tacite ou avoué de tous les officiels et du clergé. Les mêmes voulurent étouffer la voix de cet ancien tourneur sur métaux, qui se permettait de chercher à fabriquer des être artificiels et de surprendre les secrets de la Vie, jusqu’ici réservés à Dieu. Stéphane Leduc aura sa revanche, les esprits libres lui redonneront une place d’honneur parmi les précurseurs ; toutes les études de l’avenir touchant l’osmose, la biologie micellaire, etc., devront forcément se référer à ses travaux impérissables. Ah ! si Stéphane Leduc s’était soumis aux puissants du jour, et qu’il eût adapté ses résultats avec les conceptions religieuses du moment, il serait plein de gloire et fêté, au lieu de connaître le mépris non déguisé des officiels, à cause de ses ouvrages libérateurs. Non seulement ce fut un savant averti, mais il tira de ses travaux toute une philosophie, qui ne plaît point aux pontifes, et ceci explique sa retraite silencieuse. Ses conceptions évolutionnistes furent trop osées pour ses contemporains, mais les critiques malveillantes s’éteindront avant que son œuvre admirable ne subisse les assauts du Temps.
Je regrette de ne pouvoir donner, ici, de longs aperçus de la philosophie de Stéphane Leduc ; beaucoup de lecteurs de l’E. A. le connaissent déjà. Que les autres s’y réfèrent, ils verront que, sous l’écorce d’un savant positif, se cachait un cœur d’or, d’un désintéressement total, qui fait penser à Élisée Reclus.
Vers 1910, et de tous côtés, de nouvelles recherches sur la cristallisation, sur la phagocytose, sur l’osmose, sur la biologie des infiniments petits, se firent jour et constituèrent des bases solides pour la plasmogénie.
Dès 1909, les frères Mary éditaient leur ouvrage sur les « cellules artificielles » ; ils étudiaient la cristallisation imparfaite, fondaient la biologie micellaire, multipliaient les expériences, conjuguant leurs travaux avec ceux de Lehmann, de Kuckuck, de Benedikt, de Raphaël Dubois, de Gaubert, de Butler, de Quinke, de Rumbler, de Victor Delfino, etc. En 1914, les frères Mary fondaient l’Institut de Biophysique, qui devint un foyer des idées physicistes et, en 1915, ils publiaient les « Principes de Plasmogénie ».
Une pléiade d’autres chercheurs, parmi lesquels Lecha Marzo et Rodriguez Mendez, en Espagne ; Castellanos, à Cuba ; Jules Félix, à Bruxelles ; Foveau de Courmelles, à Paris, donnaient un essor nouveau à la plasmogénie, puissamment aidés en cela par d’autres savants et penseurs, comme E. Hureau, Alfred Naquet, Rocasolano, Albert Jacquemin, Tarrida del Marmol, S, Lillie, Otto von Schroën, Renaudet, Malvezin, Guinet, G. Abbott, H. Fischer, Razetti, Mirmande, Ruiz Maya, etc…
Déjà, en 1911, A.-L. Herrera avait publié, à Mexico, « Una nueva ciencia. Plasmogénia ». En 1915, les frères Mary publiaient, en Espagne, « La sintesis de la Organizacion » ; en 1919, les mêmes écrivaient le résumé de l’histoire de la Plasmogénie, et ce fut seulement en 1921 que, par souscription, put paraître, à Paris, le « Dictionnaire de Biologie Physiciste », qui restera pour tous nos amis une mine inépuisable de recherches touchant les grands problèmes de la Vie (l’hydrogéologie occupe 80 pages de cet ouvrage), puis vinrent les « Horizons du Physicisme », qui parurent en 1923.
En 1926, parut, à Barcelone cette fois, et richement illustrée, une nouvelle édition de « Una nueva ciencia : la Plasmogénia », par A.-L. Herrera.
Depuis, dans bien des journaux, revues médicales, scientifiques ou philosophiques, nous avons lu des articles sur la plasmogénie, signés : Albert Mary, Victor Delfino, A-L. Herrera, R. Dubois, Foveau de Courmelles, Jules Regnault, etc. Une revue allemande, « Protoplasma », s’occupe spécialement de cette science. Espérons que de nouvelles revues s’intéresseront à ce problème fondamental de la Vie universelle, en dehors des dogmes des religions révélées et donneront à la plasmogénie la place qu’elle mérite, parmi les sciences positives. Le petit « Bulletin de l’Association Internationale Biocosmique » (La Vie Universelle) donne toujours les compte rendus et résultats d’expériences de plasmogénie, à côté d’autres études astronomiques ou philosophiques.
En 1928, courant février, Albert Mary, qui avait perdu son frère depuis 1915, mourut à son tour, sans avoir jamais reçu la récompense de son travail acharné. Comme Stéphane Leduc et comme A-L. Herrera, il avait subi les critiques acerbes de ceux qui veulent modeler leurs conclusions scientifiques sur des métaphysiques périmées. Albert Mary, qui fut des nôtres aux Universités Populaires, et donna des chroniques aux « Temps nouveaux », fut un biologiste non officiel, un en-dehors, un chercheur indépendant, un philosophe, et un poète, et son œuvre doit être classée au tout premier rang, parmi celles des plasmogénistes.
Je visitai également, en 1928, le vieux pacifiste Raphaël Dubois ; il mourut peu de temps après, en 1929, laissant, en plus d’un long professorat, de belles études sur la lumière physiologique, le sommeil hivernal, etc. ; il fut le grand ami de Kuckuck, de Pétrograd. La mort fauche dans les rangs des chercheurs, mais rien ne se perd de leurs enseignements, et les jeunes, continuant les investigations commencées, donneront peut-être demain un essor insoupçonné aux découvertes de la biologie synthétique. Puisse notre vaillant ami A-L. Herrera qui, depuis plus de 40 années, a donné le plus grand essor à cette science, continuer encore longtemps ses expériences, pour que les jeunes générations s’orientent un peu vers la synthèse scientifique, après avoir été si longtemps portées vers les sciences analytiques. Ainsi conduits vers de nouvelles et pacifiques conquêtes, les hommes sauront mieux se situer dans l’Univers incréé, et comprendront facilement le solidarisme biocosmique qui les lie avec tout ce qui existe (avec les éléments vivants et avec les matières dites inertes, avec le passé et avec l’avenir) et deviendront plus fraternels, plus solidaires, en supprimant totalement les barrières de race, de couleur, de frontière et de langage, qui les empêchaient de collaborer pour de meilleurs devenirs. — J. Estour.
P.-S. — Pour compléter ce court exposé, je ne saurais mieux faire que de citer quelques phrases glanées un peu au hasard, mais qui situeront quand même les plasmogénistes dans l’esprit du lecteur, et de donner une petite bibliographie pour ceux qui voudraient approfondir cette question si importante. — J. E.
a) Extraits (Stéphane Leduc) :
— La vie est indestructible, incréable, éternelle (page 22, « Biologie Synthétique » ),
— La condensation des nébuleuses, la séparation des planètes et de leurs satellites est, au point de vue mécanique, analogue aux phénomènes de cohésion et de segmentation que nous avons étudiés dans les liquides, et suggère que si, au lieu d’un champ de forces rayonnantes, nous produisions dans les liquides un champ tourbillonnaire, les analogies deviendraient plus grandes encore… (page 171, « Biologie Synthétique » ).
— Puisque on ne peut marquer la séparation entre la Vie et les autres phénomènes de la nature, on devrait conclure que cette séparation n’existe pas, ce qui est conforme à la loi de continuité entre tous les phénomènes (page 13, « Théor. Phys. Chim. ; de la Vie et Générations spontanées » ).
— L’acte élémentaire de la Vie, c’est la diffusion et l’Osmose (page 179, « Th. P. C. ; de la Vie et Gén. sp. » ).
— Ce n’est qu’en conservant intacte sa personnalité, en toute liberté, en toute indépendance que l’on peut avancer vers des horizons nouveaux… Il existe, pour les pionniers, des satisfactions inconnues des autres hommes : la conscience de l’œuvre accomplie, la volupté de l’action qui crée ce qui n’a jamais existé, de l’esprit qui contemple ce qui n’a jamais été vu, de l’intelligence qui comprend ce qui n’a jamais été compris (page 205, « Bol. Synt.. » ).
b) Extraits (Albert Mary) :
— La Nature n’est grande et intelligible que vue de haut. On comprend alors combien il est impossible de scinder les phénomènes en compartiments nettement délimités et foncièrement différents les uns des autres, et combien l’Univers, selon le mot de d’Alembert, n’est vraiment « qu’un fait unique et une grande vérité » ( « Dict. de Biologie Phys. » ).
— La seule loi idéale de l’éthique est extensive et tolérante : c’est une loi de respect égalitaire et mutuel qui se double accessoirement d’un corollaire d’entraide. Contre les fléaux et contre les difficultés naturelles d’existence, l’humanité ne sera vraiment forte que lorsque les êtres humains auront répudié définitivement toute concurrence matérielle qui infériorise et toute haine désavantageuse à l’individu et à l’espèce. Moins de codes, de castes et de frontières ; plus d’intelligence, de droiture et de bonté : voilà ce qu’il faut à l’Humanité pour devenir digne d’elle-même, pour durer et pour être plus heureuse (p. 263, « Dict. Biol. Phys. » ).
— Il n’y a pas d’ « essence individuelle », tous les éléments dynamico-matériels de l’être humain sont puisés dans un fonds alimentant au même titre tous les êtres et toutes les choses et auquel ils retournent après la dissociation des architectures éphémères, minérales, végétales, animales où ils se sont trouvés engagés. (Déclaration de l’Ass. Int. Biocosmique, sept. 1P27.)
c) Extraits (A.-L. Herrera) :
— En réalité, tout est vie, et on ne saurait concevoir aucune limite entre ses diverses formes, les mêmes atomes passant des corps organisés aux inorganiques, à travers des combinaisons infinies ; et si nous envisageons la vie comme le mouvement dans l’Univers, rien n’est mort et, sous divers degrés, tout a une vie, manifeste et organique, en petit, ou comme un ensemble manifeste ou non, inorganique, en grand, enfermant toutefois les éléments des îlots d’être vivants, semés dans l’infini d’eaux profondes et agitées. (Ab Aeterno : « La Vie universelle », no 7, page 126.)
— L’Association Biocosmique répond à un besoin profond de nos temps. Morts et oubliés les dogmes religieux dans le cerveau des hommes libres ; détruit pour toujours l’idéal mystique, spiritualiste, chrétien ; il faut rentrer bon gré mal gré dans la nature, nous résigner à mourir pour toujours, dans le sens absolu et vulgaire du mot, mais tout à fait sûrs de notre pénétration dans l’ensemble, ou plutôt de notre vie cosmique. Par là, nous ne mourrons jamais. Notre dépouille fétide, cadavérique, si détestée des spiritualistes est, en réalité, un laboratoire merveilleux, où des réactions chimiques actives se poursuivent dans les mêmes atomes, molécules, milieux physico-chimiques de l’être vivant. Une humanité et une philosophie nouvelles se dresseront sur les ruines du Vatican. ( « La Vie universelle », no 1, page 15.)
— L’ensemble de la Nature est vivant, et non mort, comme le disaient les partisans de saint Augustin (l’Aigle de l’Église), auteur de 252 volumes. Haeckel a combattu l’erreur géocentrique, mais il faut aussi combattre l’erreur biocentrique, qui consiste à limiter la vie des organismes terrestres. Kuckuck a publié, à cet égard, un livre volumineux et peu connu ( « L’Univers, être vivant », 1911, Kündig, Genève). L’activité des astres est gigantesque, les éléments sont synthétisés dans les étoiles et les rayons cosmiques de Millikan constituent l’annonce de la naissance des éléments à la faveur des électrons positifs ou négatifs, produisant de la sorte les atomes. Ces cadavres bâtissent la nature. Le Ciel étoilé, envisagé comme un autel sépulcral par le fanatisme, est une vie universelle. ( « La Vie universelle », no 9, page 163.)
— La différence classique entre la matière morte et la matière vivante a été écrasée par la plasmogénie. Tout vit. Je suis heureux de donner la Vie à tout, associé à Dastre, Fouillée, Jules Félix, A. Mary, F. Monier, Zucca, Andrenko, etc… J’ai l’honneur d’octroyer le ciel étoilé aux hommes et ceux-ci à l’Infini. En effet, nous avons cette suprême consolation : nous sommes immortels, nous faisons partie de l’Univers et irons toujours d’une forme à l’autre, en menus fragments ou comme des géants, comme des poussières d’étoiles ou comme des cellules solaires. Rien ne meurt : dans l’Indifférence universelle tout se tient et tout se pénètre. Le vivant est un soupir de l’Infini. Le cadavre est un fantôme. ( « La Vie universelle », no 10, page 191.)
d) Extraits (Raphaël Dubois) :
— En analysant attentivement les arguments invoqués par les philosophes spiritualistes d’une part et par les matérialistes d’autre part, je fus conduit à reconnaître qu’en réalité, on passe sans transition appréciable de la Force à la Matière et réciproquement, et que ces deux principes ne sont, en somme, que deux aspects d’une seule et même chose, d’un principe unique, à la fois Force et Matière. Pour le distinguer des conceptions dualistes, je proposai alors de baptiser le nouveau-né « Protéon », pensant que c’était aussi le meilleur moyen de faire disparaître de la Science le mot force et le mot matière qui, dans mon esprit, exprimaient des erreurs susceptibles de conduire à une impasse, comme cela arrive aux religions buttées à des dogmes immuables. ( « La Vie universelle », no 2, p. 7.)
Bibliographie. — A.-L. Herrera : Una nueva ciencia, « La Plasmogénia » (Maucel, éditeurs, à Barcelone, 1926) — A. et A. Mary : Dictionnaire de Biologie physiciste (Maloine, 1921, Paris). — A. Mary : Les Horizons du Physicisme (Maloine, 1923, Paris). — A.-L. Herrera : Biologia y Plasmogénia (Herrero Hermanos, 1924, Mexico). — Stéphane Leduc : Théorie physico-chimique de la Vie (Poinat, éditeur, Paris, 1910). — Biologie Synthétique (Poinat, éditeur, Paris, 1912). — L’Énergétique de la Vie (A. Poinat, éditeur, Paris, 1921). — Raphaël Dubois : Naissance et évolution du Protéonisme ( « Vie Universelle », no 2 à 7). — A.-L. Herrera : La Vie latente dans l’Univers ( « Vie Universelle », no 1 à 10). — Foveau de Courmelles : La Vie et la Lumière ( « Vie Universelle », no 5). — Félix Monier : Lettres sur la Vie (Vallée du Mont Ari), 1921 (à Châtenay-Malabry, Seine). — Georges Lachovsky : L’Origine de la Vie (Nilsson, Paris, 1925). — Carl Störmer : De l’Espace à l’Atome (Alcan, Paris, 1929). — Barbedette : Face à l’Éternité (Luxeuil-les-Bains, Haute-Saône). — Jules Regnault : Les Méthodes d’Abrams (Maloine, Paris, 1927). — Kuckuck : L’Univers, être vivant (Kundig, éditeur, Genève, 1911). — Victor Delfino : La vida y la muerte, los origenes de la vida, los progresos de la plasmogenia, produccion de amibas artificiales, biologia universal, el error biocentrico ; El Cosmos y la vida. Nuevos horizontes de la biologia, etc., et cent traductions diverses. — Aristide Pradelle : L’Atome fluide moteur du monde (Delesalle, éditeur, Paris, 1912). — Albert Dastre : La Vie el la Mort (Paris, 1902). — Paul Kammerer : Allgemeine Biologie (Stuttgart 1920). — Israël Castellanos : Plasmogénia (Hyygia Madrid, 1918). — J. Nageotte : Organisation de la matière (Alcan, Paris). — H.-F. Osborn : The origin, and evolution of Life (New-York, 1921). H. Bechhold : Colloids in Biology and Medicine (NewYork, 1919). — Martin Fisher : Œdema and Nephritis (New-York, Willis, éditeur, 1921). — J. Alexander : Colloïd Chemistry (1922, vol. 26, New-York). — Kunstler et Prévost : La matière vivante (Masson, Paris, 1924). — Aug. Lumière : Nouvelles hypothèses (Masson, 1921). — A.-L. Herrera : La Silice et la Vie (en préparation, 1930). — A. Zucca : L’uomo e l’infinito (Voghera, 1906, Rome). — Rôle de l’Homme dans l’Univers (Paris, Schleicher).
Parmi les revues qui ont publié des articles sur la Plasmogénie, on peut citer : Protoplasma, Homo, Semana medica, La Revista Blanca, Medicina Argentina, Côte d’Azur Médicale, Intuicion, L’Idée Libre, Le Courrier Médical, Estudios, Le Semeur, L’En-dehors, La Vie Universelle (organe de l’Ass. Intern. Biocosmique), etc…
PLATINE n. m. (espagnol : platina, de plata, argent). Métal malléable, dont la couleur, à l’état pur, varie entre le blanc d’argent et le gris de plomb. C’est le plus lourd des corps connus, son poids spécifique allant jusqu’à 22, 069 quand il a été travaillé. Mais c’est aussi le plus inaltérable ; il ne s’oxyde à aucune température, résiste à la plupart des agents chimiques et n’est fortement attaquable que par l’eau régale et plus lentement par l’acide sulfurique nitreux, la potasse, l’azote de potassium et le cyanure de potassium. Son point de fusion est de 1.800 degrés.
Ce métal, qui se trouve toujours mélangé dans la nature avec d’autres métaux ayant des propriétés analogues, comme le palladium, l’iridium, l’osmium, etc., a été découvert en Amérique méridionale, au Brésil, en Colombie. Il existe aussi dans les dépôts aurifères et diamantifères de Bornéo, et sur la pente orientale des monts Oural. L’infusibilité et l’inaltérabilité du platine donne lieu à un procédé d’extraction spécial. On attaque la mine de platine par l’eau régale et on précipite par le chlorhydrate d’ammoniaque ; le précipité calciné produit ce qu’on nomme le platine en épongé ; cette matière est réduite en poudre fille qui puisse former une boue avec de l’eau ; cette boue placée dans un moule est comprimée le plus possible. Le gâteau obtenu est alors chauffé, puis martelé sur une enclume pour en rapprocher de nouveau les parties. Après cette opération, le platine peut être forgé, comme le fer, puis laminé, étiré en fil, etc. On emploie le platine dans beaucoup de circonstances ; on en fait des chaudières, des alambics pour les usines de produits chimiques ; des creusets, des tubes, des capsules pour les laboratoires. On a essayé aussi de l’employer en bijouterie. On munit de pointes de platine les paratonnerres. On l’applique également sur la porcelaine, surtout en couverture totale, qui donne l’apparence de l’argenterie. Associé avec 10 p. 100 d’iridium, il a servi à la construction de l’étalon type du mètre international. — Ch. Alexandre.
PLOUTOCRATIE n. f. (du grec Ploutos, richesse et Kralos, pouvoir). Influence des riches dans un État. Gouvernement des riches. Carthage fut une ploutocratie (Larousse). En fait, il n’y a jamais eu que des ploutocraties. Tout État dit policé est l’expression de la classe dominante, et cette classe est celle qui détient la richesse (capitaux et instruments de production). Ploutocratie au moyen âge, dans le système féodal, lorsque le seigneur, propriétaire du sol, dicte sa loi aux manants. Ploutocratie dans les nations modernes, lorsque le capitaliste impose sa volonté aux travailleurs : « Le capital est un seigneur qui engloutit tous les bénéfices et le travail un esclave qu’on force à soulever des montagnes » (Pecqueur). Ploutocratie partout, car la concentration capitaliste a abouti à remettre entre les mains de quelques corsaires de haut vol toute la richesse accumulée. Et, cependant, combien de naïfs s’imaginent vivre en démocratie ! Combien ont cru à la « nuit du 4 août », à la « souveraineté du peuple », à la libre « expression de la volonté nationale » ! « Plus de privilèges, la loi égale pour tous. » Quelle duperie ! Il faut dire pourtant que ces naïfs-là sont de moins en moins nombreux : la multiplicité des scandales financiers, l’application de plus en plus fréquente de l’adage :
« Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir »
ont ouvert les yeux des plus crédules de nos contemporains. Partout, il faut subir « la loi du riche ». Et, nous référant à S. Faure (La Douleur universelle), nous citerons Necker qui disait : « Toutes les institutions civiles ont été faites par les propriétaires. » Et Turgot : « Partout les plus forts ont fait les lois et ont accablé les faibles. » Lamennais écrivait aussi : « Ce qu’il a plu aux maîtres d’ordonner, on l’a nommé Loi et les lois n’ont été, pour la plupart, que des mesures d’intérêt privé, des moyens d’augmenter et de perpétuer la domination et les abus de la domination du petit nombre sur le plus grand. » (Le Livre du Peuple), etc… Dans le même livre, S. Faure a lumineusement démontré comment la soi-disant démocratie aboutit en réalité à une ploutocratie occulte. Et chacun sait que, derrière le « peuple souverain », derrière les quelques centaines de pantins qui disent le représenter, il y a le « mur d’argent » : une poignée de magnats de la Banque et de l’Industrie qui sont les maîtres réels des peuples. Que le gouvernement soit une royauté ou une république ; qu’un Alphonse XIII soit remplacé par une démocratie ; qu’un bloc, dit « des gauches » s’installe au pouvoir, à la place d’un autre bloc dit « des droites » ; que X… se mette là où était Z…, ou vice-versa, qu’y a-t-il de changé pour le prolétaire ? Demain, il lui faudra offrir ses bras pour vivre tout comme avant, et les politiciens rouges ou blancs qui se succèdent sur le tréteau sont là pour le berner par leurs pirouettes. Sur la vie misérable du travailleur se projette l’ombre écrasante du coffre-fort. Et, dans la coulisse, sont les ploutocrates, vrais rois de l’heure, dictateurs puissants entre les mains desquels se trouvent les vies de millions d’humains. — C. B.
PLURALISME n. m. (de plures, pluralis : plusieurs). En face de la métaphysique, il y a deux positions classiques. Sceptiques, positivistes, agnostiques repoussent toute métaphysique. Mais le dogmatique adopte une doctrine et combat pour elle comme pour la vérité absolue. Aucune de ces deux positions ne me convient.
N’y a-t-il aucun moyen de subir la victoire légitime du positivisme, critique de mes pouvoirs, sans sacrifier des désirs qui me tourmentent et me réjouissent, richesses instables ? La métaphysique ne saurait devenir science. Pourquoi n’aimerais-je pas en elle le plus séduisant et le plus décevant des poèmes ?
Mais, si la métaphysique me paraît poésie, je n’ai aucune raison d’adopter un système jusqu’à condamner les autres. Je veux continuer à jouir, alternatif, de tous les poèmes métaphysiques. Un plaisir à quoi je ne renonce pas en créant mon poème, c’est celui d’aimer les poèmes différents…
Le positivisme m’a enseigné que nulle métaphysique n’a de prise sur le monde extérieur, sur le monde objectif ; mon expérience m’a appris qu’aucune ne satisfait non plus à tous mes besoins intérieurs, à tous mes besoins subjectifs… Parmi les besoins poétiques qui dominent en moi, les plus considérables appartiennent peut-être à l’ordre logique et à l’ordre sentimental. Vais-je établir entre eux une hiérarchie ?…
Ma petite logique, tu es, si j’ose dire, une grande maîtresse d’erreur. En métaphysique, je m’appuie sur toi pendant une longue marche, où chaque pas a neuf chances sur dix de m’égarer. Les raisons que la raison ne connaît pas, ces raisons du cœur que vante Pascal, sont aussi trompeuses que la logique. De n’importe quel point de départ commun, la logique et le cœur nous peuvent entraîner vers des régions singulièrement diverses…
Une métaphysique est œuvre personnelle comme un poème. L’imposer est folie sacerdotale ; la proposer, naïveté paternelle. Il faut se contenter de l’exposer… Quel genre de poésie est la métaphysique ? Dans ma jeunesse, je déclarais déjà qu’il n’y avait pas de métaphysique vraie, mais j’ajoutais que toute vraie métaphysique tendait vers un monisme. J’appelais la métaphysique « la poésie de l’unité ». Je suis moins exclusif aujourd’hui et moins injuste. A côté de la blonde poésie de l’unité, j’aime la brune poésie de la dualité et du combat ; je ne méprise pas la châtaine poésie de la conciliation. Et pourquoi repousserais-je toujours la poésie de l’infini ? Mais la métaphysique que j’embrasse le plus souvent et d’un amour plus étroit, il me semble qu’elle est sens et poésie de la diversité… Au pluriel, c’est au pluriel qu’il faut parler des monismes, des dualismes, des ternarismes, des infinitismes, des pluralismes.
Dans les doctrines historiques, on pourrait considérer en souriant comme un monisme relativement absolu, le système des Eléates. Le monisme des Eléates se résume dans la fameuse formule : « L’Etre est ; le Non-Etre n’est pas. » Si l’être est d’une façon absolue et si, d’une façon absolue, le non-être n’est pas, voici niées toutes les épousailles du non et du oui, toutes les limites et les choses limitées, toutes les apparences, c’est-à-dire, je le crains, toutes les réalités. Voici nié le changement et les choses changeantes, le mouvement et les moteurs et les mobiles. Admettre un tel monisme, c’est supprimer l’expérience et ses objets, c’est ne voir dans les phénomènes et dans ce que nous appelons d’ordinaire êtres ou choses que tromperies ou illusions. C’est déclarer que rien de ce qui nous est apporté par nos sens n’a aucun l’apport avec la vérité profonde et l’être unique…
Ce puissant monisme d’éternité et d’immobilité est remplacé aujourd’hui par deux pauvres monismes évolutifs dont je dirais volontiers que l’un est futuriste et l’autre passéiste. Au xixe et au xxe siècle, nul philosophe connu n’ose nier la multiplicité actuelle. Mais on sauve l’unité en la plaçant soit à l’origine, soit à la fin des choses.
Le monisme passéiste, l’unité placée à l’origine des choses, est la métaphysique à quoi aboutit la doctrine spencérienne. Spencer voit la vie et l’univers même comme un progrès fatal. Ce progrès il le définit une différenciation de plus en plus grande, une hétérogénéisation croissante des phénomènes et des êtres. Avec lui nous remontons, dans le temps, à une époque où l’homogénéité était absolue. Pour la réfutation du monisme passéiste, qu’on me permette de renvoyer au livre capital sur la question, Le Pluralisme de J.-H. Rosny aîné.
Qu’on cherche aussi dans ce livre la réfutation du monisme contraire, le monisme futuriste qui admet la multiplicité dans tout le passé comme dans le présent, mais veut que nous marchions vers l’unité et la paralysie, vers l’équilibre des énergies et de la matière.
Comme les monismes, poésies de l’unité, les dualismes, poèmes du combat, m’enivrent parfois, ne me satisfont jamais.
Il est visible que nous vivons dans un monde de guerre. Mais le combat a-t-il la précision que lui veut Zarathoustra ? N’y a-t-il que le bien et le mal ? N’y a-t-il pas, partout ou presque, du mélange ? Si je classe les phénomènes et tous les êtres selon le critérium de mon intérêt, tout ce qui ne m’est pas hostile m’est-il nécessairement favorable ?
Beaucoup de choses me sont indifférentes, neutres, sans saveur de plaisir ou de douleur. Parmi les phénomènes qui me blessent, quelques-uns m’apportent un bien réel… Même si, sur un certain plan, il y a du bien et du mal absolus, ou à peu près, je me transporte parfois dans des régions de lumière sans douce chaleur ni brûlure, par-delà le bien et le mal…
Après la poésie de l’Unité et celle du Combat, les poèmes de la Conciliation. N’y a-t-il pas un lieu où les adversaires s’apaisent et où les contradictoires s’identifient N Les métaphysiques qui essaient ainsi de concilier, dans un troisième terme, les deux armées du dualisme, je les appelle parfois ternarismes.
Les variétés en sont nombreuses. Le plus connu des ternarismes est le système de Hegel. Toujours Hegel dresse l’antithèse en face de la thèse ; il ne prend parti ni pour l’une ni pour l’autre, mais les fait s’épouser, à ce qu’il croit du moins, dans ce qu’il appelle la synthèse. Comme sa métaphysique est un panlogisme ; comme, pour lui, le mouvement des choses et le développement des idées se correspondent : dès qu’il a réussi la synthèse de la thèse et de l’antithèse, il croit avoir expliqué le devenir créé par la coexistence de l’être et du non-être ou par ce qu’il nomme volontiers, avec des mots moins concrets, l’identité des contradictoires. Mais, à regarder de près, on s’aperçoit que la synthèse, le plus souvent, renouvelle la thèse avec des mots en apparence plus larges et escamote, dans ce vague élargi, l’antithèse…
Il n’y a pas moins de poésie dans cette doctrine que dans la plupart des autres… Et il y a des métaphysiques infinitistes qui ont, comme toutes les autres, leur poésie et leurs impossibilités logiques. Et il y a encore le pluralisme, poésie et sens de la diversité.
Dans ce Pluralisme qui sera, demain, notre « Discours de la méthode », Rosny aîné se défend à peu près victorieusement contre toute métaphysique. Il se tient fortement sur le plan scientifique, logique, méthodologique… Ce Pluralisme, néanmoins, produira de nouvelles métaphysiques. Rosny lui-même accomplira l’évolution complète des grands génies philosophiques. Nul n’échappe à la métaphysique. Auguste Comte lui-même – et cependant c’est du nom de sa doctrine que nous appelons le refus à toute métaphysique – après un effort en apparence victorieux, a été plus vaincu que tout autre : il a construit plus qu’une métaphysique : une religion. Mais il n’y a pas défaite à satisfaire un des besoins essentiels de l’homme ; il n’y a pas défaite à être poète. La défaite, c’est de s’embrouiller et se perdre parmi nos besoins divers ou de se refuser à quelques-uns d’entre eux. J’ai besoin de nourriture et j’ai besoin d’air. L’un ne remplace pas l’autre. Voilà ce qu’ignorent ceux qui condamnent métaphysique ou science, ceux qui embrouillent science et métaphysique. Impossible de formuler une loi sans fausser en quelque mesure les phénomènes. Dans la forêt de l’univers, il n’y a probablement pas deux feuilles ou deux phénomènes qui se recouvrent exactement. Pour leur donner un nom commun, les soumettre à une loi commune, il faut oublier leurs différences ; il faut traiter comme identique ce qui n’est pas identique. Pour construire la science, nous consentons à quelque chose qui n’est pas de la science, qui est de la métaphysique.
Sachons-le. Ayons toujours en quelque méfiance ce qui est scientifique, à cause de la quantité de métaphysique que cela contient nécessairement. Ayons en admiration, si nous sommes poètes, tout ce qui est scientifique, à cause de la quantité de métaphysique et de rêve que cela contient nécessairement.
J’appelle métaphysique : l’art d’apaiser les antinomies, l’art de calmer nos contradictions internes. Les antinomies sont-elles purement internes ? Ne résident-elles pas aussi dans la nature des choses ? Si je ne donne pas aux mots un sens équivoque, est-ce que je ne trouve pas toujours la nature en contradiction avec elle-même ?… Peut-être est-il absurde de dire : La nature. Peut-être n’y a-t-il que des natures ? S’il n’y avait ni l’Etre et son travail contradictoire, ni la lutte éternelle de l’Etre et du Non-Etre ? S’il n’y avait que les êtres et l’innombrable Chacun-pour-Soi ?…
En moi aussi les natures se contredisent, se querellent. Que la bataille cesse d’être méchanceté et déchirement pour devenir spectacle, et qui m’émerveille… Je porte en moi des antinomies parce que j’ai des besoins intérieurs multiples. Ces besoins divers et souvent divergents, la métaphysique de chacun les doit satisfaire en chacun de nous.
Les antinomies ? L’Un et le multiple, l’infini et le fini, l’origine et la non-origine… Autant de terrains de heurts et de malentendus qui ont aussi leurs compromis comme l’absolu et le relatif… Les êtres sont. Réalité et existence à la fois dans la multiplicité fantastique des êtres en lutte et en pénétration. Les êtres sont. Contradiction de l’être libre en proie aux libertés contraires, problème d’une âpre « liberté » intérieure en face d’un déterminisme extérieur irrésistible, instabilité de l’être unique envahi par les êtres innombrables. Les êtres sont. Mais forment-ils vraiment un nombre, et fini ? Où sont-ils en dehors du nombre et en quantité infinie ? Je rêve, j’imagine que « tout » est éternel. Et cependant, je crois que « rien » n’est éternel… Les antinomies ? Il m’arrive de les résoudre par un parti-pris qui prend un faux aspect de conciliation. Mais la conciliation véritable m’échappe et elle n’est au pouvoir de personne….
Je suis – si j’ose dire – pluralement pluraliste. Non seulement j’admets (ou je rêve) la multiplicité des êtres et leur durée éternelle. Mais à chacun de ces êtres j’accorde, comme Spinoza à sa substance, un nombre indéfini (Spinoza dit : une infinité d’attributs…). Certes, chaque attribut de chacune de mes Eternités – et chacune de mes Eternités elles-mêmes – est impuissant à créer à lui seul aucun mode, aucune réalité sensible, mais chacune collabore de toute son essence, de tous ses attributs, à produire des êtres innombrables. Dans mon rêve, aucune de ces Eternités, aucune de ces essences qu’Herbart appelle les Réalités n’a jamais existé à l’état séparé. Elle a toujours été prise dans quelque agrégat. Et elle passe d’un complexe à un autre complexe. C’est pourquoi si, en un certain sens, il est juste de remarquer que, pensé isolément, chacun d’eux, incapable de subsister isolé, équivaut au néant et que seuls les phénomènes et les choses possèdent la véritable existence. Et la véritable existence est chose qui passe.
Le pluralisme de Rosny est phénoméniste. Mon pluralisme s’avoue substantialiste. Mais mon substantialisme monadiste se complète d’un pluralisme phénoméniste. Je reconnais que les phénomènes sont hétérogènes et discontinus. L’éternité de la monade ne trouble en rien, si j’ose dire, ce trouble et cette discontinuité. La monade éternelle ne passe dans une réalité complexe qu’en se libérant d’une autre. Chaque changement détruit et crée ; chaque changement est bond et révolution.
Me voici donc pluraliste comme Rosny aîné, et à la fois comme Leibniz, et encore comme le plus avisé et le plus complexe des monistes, Spinoza. Car son monisme équilibré s’associe à un dualisme subjectif, puisque nous connaissons deux attributs de la substance et à un pluralisme subjectif, puisque les attributs inconnus sont en nombre infini. En nombre infini aussi les modes naturés par chaque attribut de l’unique, double et infiniment multiple Naturante.
Je n’essaie de rien démontrer en métaphysique. Je ne m’attarde pas non plus à rien réfuter. Je n’impose ni ne m’impose ma métaphysique. Celle que j’ai dite ici, pour toujours peut-être mais peut-être seulement pour un an ou un mois, me satisfait à peu près. Je serais désolé qu’elle me satisfît complètement… Je ne dis à personne : Adoptez ma métaphysique. Je dirais plutôt à chacun : Essayez donc si vous ne goûterez pas un grand plaisir en bâtissant une métaphysique à votre mesure. — Han Ryner.
Bibliographie. — Le Pluralisme ; Les Sciences et le Pluralisme (J.-H. Rosny aîné). — Les Synthèses suprêmes ; Songes Perdus ; Crépuscules (Han Ryner). —Les philosophies pluralistes en Angleterre et en Amérique (J. Wahl). — L’Harmonisme (Louis Prat), etc.
PLUTARQUISME Ce mot est un des plus heureux néologismes produits par l’après-guerre. M. Jean de Pierrefeu paraît en être l’auteur. Il en a, en tout cas, justifié l’emploi et la destination mieux que personne dans ses ouvrages : G. Q. G. Secteur, et Plutarque a menti, où il a décrit l’œuvre de mensonge, de falsification des faits de la guerre de 1914, par les rédacteurs de ce qu’on a appelé le « communiqué ». Le plutarquisme a été la forme intellectuelle, élégante, aristocratique, du « bourrage de crâne », de ce mensonge ignoble, à l’usage des foules chloroformées patriotiquement, sans lequel « la guerre n’aurait pas duré trois mois », a écrit M. P. Allard qui fut préposé à la censure, autre organisme du Grand Quartier Général, chargé, avec les Conseils de guerre, d’entretenir un « moral » haineux et belliqueux.
Dépassant cette sinistre et honteuse époque de 1914-1918, le plutarquisme est l’histoire fabriquée, maquillée, vue en beauté, à la façon de Plutarque, auteur des Vies des Hommes illustres de l’antiquité. C’est la déformation des événements, l’exagération tendancieuse de ce qu’ils ont eu, très rarement, de grand, le silence, non moins tendancieux, sur ce qu’ils ont eu presque toujours de honteux ; c’est la fable, la légende, créées et imposées contre la vérité, l’embellissement systématique de l’insanité, et c’est l’apologie des pires bandits qui ont sévi sur l’humanité, l’idéalisation des pires crimes dont elle a souffert. C’est : « le héros couvert de lauriers, acclamé par la foule, l’impérator romain sur son char de triomphe », et qui ne fut pas « autre chose que le digne fils de ces brigands dégouttant de crimes, vivant du pillage et du vol, qui fondèrent la ville sur le mont Palatin. » (J. de Pierrefeu). C’est, après Plutarque, la glorification durant vingt siècles, par les annalistes, les chroniqueurs, les mémorialistes, les historiens, de tous ceux qui ont succédé à ces « héros » et ont abouti aujourd’hui au Président de la République « incarnation vivante, rejeton orgueilleux des grands bandits légaux qui ont détroussé nos ancêtres par l’usure, par le monopole, par la savante mise en œuvre de tous les procédés que la loi, faite par eux, et pour eux, leur mit en main. » (M. Millerand)
Le plutarquisme accommode l’histoire, la pare à la façon des bouchers préparant leur étal. Il pique des fleurs sur le faisandage. Sur l’ignoble ordure de la guerre, il dresse le labarum de Constantin, le panache Blanc d’Henri IV. Il dit à Fontenoy : « Tirez les premiers, messieurs les Anglais ! » et il crie dans les tranchées : « Debout les morts ! » Il montre les gestes héroïques des grands personnages sur des champs de bataille où ils ne furent jamais. Tel, sur les tableaux d’histoire de Versailles, Louis XIV préside à tous les combats de son règne ; il ne risqua jamais sa vie dans aucun. C’est le cas d’à peu près tous les rois et conquérants à qui on attribue de hauts faits. Suivant des clichés adoptés, on dit : « César conquit la Gaule », comme on dit : « Sainte Geneviève sauva Paris » et « le général Joffre a gagné la bataille de la Marne » !
M. Julien Benda, parlant de la Crise de la vérité, a cité ce mot d’un de ses contradicteurs : « Qu’est-ce que le truquage d’un texte, près du salut de la France ! » C’est ce que disaient les faussaires du temps de l’affaire Dreyfus, pour qui il y avait une vérité française qui n’était pas la vérité de tout le monde. C’est ce que le plutarquisme a dit partout, depuis toujours, dans tous les pays. Qu’était le truquage d’un texte pour l’Église, auprès de la domination qu’elle voulait exercer ? Qu’est ce truquage aujourd’hui, auprès de l’impérialisme qui veut dominer à tout prix ? Ce sont vingt siècles de ces truquages qui ont fait de l’histoire l’enseignement de l’immoralité. Déjà, lorsqu’elle est écrite avec une recherche honnête de la vérité, l’histoire n’est qu’une « pauvre petite science conjecturale », comme disait Renan. Mais lorsqu’elle est cyniquement adultérée, elle est l’œuvre la plus criminelle qui soit contre l’esprit humain. Or, toute la vie sociale est bâtie sur l’infaillibilité dogmatique de l’imposture traduite par le plutarquisme. Il est d’autant plus dangereux que la lettre de ses textes est exploitée par des coquins. Couchoud a remarqué que quelques mots de la Bible : « Tu ne laisseras pas vivre la sorcière, ont provoqué sans fin des massacres de femmes ». Combien ont fait encore plus de morts les mots : Dieu le veut ! et Allons, enfants de la Patrie ! …
Diderot disait : « Quand il s’agit d’accuser les dieux ou les hommes, c’est aux dieux que je donne la préférence. » Le plutarquisme, lui, la donne aux hommes. Toutes les révoltes de l’humanité sacrifiée ont été, à ses yeux, des crimes, depuis celle de Prométhée jusqu’à celle des communards. Les Jacques étaient des bandits aux yeux du plutarquisant Froissard ; les peuples coloniaux qui se défendent contre les pillards « civilisateurs » sont des brigands, de l’avis de la valetaille plutarquisante des journaux. Le grand principe du plutarquisme a toujours été la justification de l’Ordre établi par les maîtres, si opposé qu’il eût été au véritable développement social et au progrès humain. La puissance romaine a été plus néfaste à la marche de l’humanité qu’elle ne l’a favorisée, et aujourd’hui encore le droit romain enserre l’homme comme dans un étau ; mais le plutarquisme a présenté cette puissance comme le rempart de la civilisation, même lorsqu’elle tuait la civilisation grecque, parce qu’elle représentait l’Ordre. Il a pris position pour les dieux contre les hommes, pour le Sénat contre Catilina et Spartacus et, à la façon de Mascarille, il a mis en madrigaux toute l’histoire romaine. Suivant le même principe, il a célébré et il continue à célébrer comme glorieuses les époques les plus calamiteuses de l’histoire de la France, celle de Louis XIV en particulier. Quelles que soient les preuves accumulées du malheur de cette époque, il y a toujours des Louis Bertrand pour plutarquiser sur « Louis le Grand » et écrire des insanités comme celles-ci : « Il a façonné nos âmes, notre sensibilité, notre intelligence. Nos âmes sont restées héroïques et douces, comme celles de son temps, comme la sienne… » et des journalistes pour apprécier ainsi : « Le culte de Louis Bertrand pour Louis XIV qui a déconcerté les préjugés démocratiques de notre époque d’anarchie, n’est, chez l’écrivain, que le culte de l’ordre français, incarné dans le roi le plus soucieux de l’honneur national qui fut jamais. » (Figaro, 10 mars 1928). Gobineau a montré comment le souci « d’honneur national » de Louis XIV ne fut que la manifestation de sa mégalomanie, et comment celle-ci a engendré, en France, cette vanité nationale, mère de l’impérialisme dont Napoléon a semé le virus dans l’Europe entière contre les idées de Fraternité humaine apportées par la Révolution. Quant à « l’ordre français » incarné par le même Louis XIV, il fut la plus odieuse et la plus insolente exploitation de la misère du peuple que jamais autocratie eût pratiquée dans aucun royaume. C’est cela qu’on appelle l’Ordre devant lequel’il n’y a qu’à s’incliner, à béer d’admiration et à se dire : « Ah ! qu’on est fier d’être Français quand on contemple la colonne ! » Les autres peuples ne sont pas moins fiers, car ils ont tous, pour la plus grande gloire de l’Ordre, leurs Napoléon à jucher sur des colonnes, et leurs Poincaré qui ont « bien mérité de la patrie » en contribuant à faire les dix millions de morts de la Grande Guerre. L’Impérator Auguste, après avoir révolutionné le monde pour établir sa puissance, disait « augustement » aux aventuriers devenus ses courtisans : « S’opposer à tout changement dans l’État est toujours le fait d’un honnête homme et d’un bon citoyen. » Depuis vingt siècles, en passant par Louis XIV pour aboutir à M. Tardieu, la formule de l’ordre n’a pas changé pour tous ceux dont :
« Le crime heureux fut juste et cessa d’être crime. »
Elle a son fondement dans ce sentiment, l’impuissance que M. Barrès réclamait des pauvres et qui est, disait-il : « une condition première de la paix sociale », c’est-à-dire de l’ordre selon le plutarquisme.
Le plutarquisme qui produit des excités, des illuminés, des fous nationalistes, des divagateurs cornéliens, des mégalomanes dictateurs et des légions de pauvres abrutis intoxiqués d’héroïsme patriotique, a été souvent dénoncé, au point qu’on en est arrivé à envisager la suppression de l’enseignement de l’histoire pour mettre fin à son perfide empoisonnement des esprits. Ce remède est impossible, car il faudrait, en même temps, supprimer dans les esprits la curiosité du passé indispensable à leur progrès autant que celle de l’avenir. Mais ce qui est possible, c’est de se défendre contre la malfaisance du plutarquisme et de le combattre énergiquement dans l’actuel, en attendant que les recherches sincèrement objectives, sans préoccupations de partis, permettent de l’éliminer peu à peu de l’histoire passée. Il faut mettre à nu et fustiger sa malfaisance d’hier ; il faut l’empêcher de faire son œuvre de demain en dénonçant par tous les moyens l’imposture qui tombe des tribunes gouvernantes, s’étale dans les journaux, falsifie la notion de toute chose, répand la confusion et rend impossible le discernement de la vérité, même pour les faits les plus récents. Involontairement, parce qu’il voit mal les événements, mais plus souvent volontairement, parce qu’il est payé pour cela et que sa conscience y est entraînée sans trouble, celui qui écrit au jour le jour le document de l’histoire future ment dans tout ce qu’il écrit ; il ment comme il respire, il plutarquise avec cynisme, sinon avec talent.
Dans sa Manière d’écrire l’histoire, Mably a dit : « Ce n’est pas la peine d’écrire l’histoire pour n’en faire qu’un poison… Il me semble que c’est à l’ignorance du droit naturel ou à la lâcheté avec laquelle la plupart des historiens modernes trahissent par flatterie leur conscience, qu’on doit l’insipidité dégoûtante de leurs ouvrages. » Mably ne mâchait pas ses mots ; ils étaient justes et il ne pouvait en avoir d’assez flétrissants pour des ouvrages aussi néfastes. Leur plutarquisme a complètement travesti l’histoire en faussant les figures et les époques, en se taisant sur des faits essentiels, sur leurs véritables origines et caractères, en dissimulant ou en dépréciant l’action populaire venue des masses humaines, cela pour encenser jusque dans leurs pires turpitudes les sinistres et sanglants cabotins qui régnèrent et ne furent, à de très rares exceptions, que de calamiteux imbéciles. N’allait-on pas, au temps de Mably, jusqu’à trouver « charmantes » leurs « évacuations », (Journal de Barbier), et à se disputer l’honneur de leur torcher le derrière ! Or, on ne peut dire que le plutarquisme est spécial à une époque. Il sévit encore plus en démocratie qu’en autocratie, en raison de ce principe bien simple que la démocratie doit convaincre, tandis que l’autocratie n’a qu’à s’imposer. Quand elle ne veut pas convaincre par la vérité, la démocratie est amenée à user du mensonge plus que l’autocratie. On voit ainsi, par exemple, M. Herriot renchérir, au nom des principes des droits de l’homme, sur les louanges du plutarquisme à l’égard de Bossuet en célébrant la tolérance, le sens humain, la fraternité et l’amitié humaines de ce prélat qui fut le plus pontifiant des inquisiteurs, le plus implacable des esclavagistes, le plus pompeux des flagorneurs de la royauté et le plus étroit des casuistes. Le catholique Bordas Demoulin déclarait que « Voltaire prêchant la tolérance, la liberté et la fraternité, était plus chrétien que Bossuet défendant l’intolérance et la théocratie ». Le laïque et démocrate Herriot met Bossuet sur le même plan que Voltaire, et peut-être le trouve-t-il meilleur libre-penseur !
Voltaire pratiquait le pyrrhonisme, c’est-à-dire : « l’esprit de doute qu’il faut porter dans l’étude de l’histoire. » Car, si « l’histoire est le récit des faits donnés pour vrais, au contraire de la fable qui est le récit des faits donnés pour faux », il n’est nullement établi que les faits donnés pour vrais soient indiscutablement vrais et que, très souvent, leur récit n’ait pas été remplacé par celui des faits donnés pour faux. L’histoire a été inévitablement, comme toutes les autres formes de la littérature, de transmission orale tant que l’homme n’a pas su en fixer la mémoire par les signes de l’écriture. Or, comme l’a fort bien dit Voltaire : « Avec le temps, la fable grossit et la vérité se perd. » La transmission orale du père aux enfants a pris un caractère de plus en plus fabuleux et, lorsque l’homme a commencé à écrire l’histoire, il a écrit les fables qu’il avait apprises et non la vérité. Aussi, le pyrrhonisme est-il une attitude indispensable pour quiconque ne veut pas être dupe du plutarquisme. Il n’a pas mis Voltaire lui-même à l’abri des erreurs, personne ne pouvant y échapper complètement, mais il lui a permis d’en corriger beaucoup que les ignorants tenaient pour des vérités définitives. Voltaire a mis ainsi à leur vraie place la prétendue Histoire Universelle, de Bossuet, qui n’est que l’histoire imaginée de quatre à cinq peuples, et l’Histoire Ecclésiastique, de Fleury, « statue de boue dans laquelle l’artiste avait mêlé quelques feuilles d’or ».
Alors que Plutarque reprochait à Hérodote de n’avoir pas assez vanté Ta gloire de quelques villes grecques et d’avoir omis plusieurs faits dignes de mémoire, Voltaire a montré combien Hérodote, s’il « ne ment pas toujours », a abondamment plutarquisé. D’autres preuves ont été apportées depuis du plutarquisme d’Hérodote, notamment dans une communication récente, faite à l’Académie, et prouvant que le pharaon Moeris, et le lac artificiel qu’il aurait fait creuser, n’ont jamais existé. De même, Tite Live a « embelli ou gâté son histoire » par des prodiges. Des quantités de mauvaises actions ont été, non seulement excusées, mais encore données en exemples à suivre par l’histoire, et leurs responsables, proposés à l’admiration éternelle des foules, ont été mis au rang des dieux. Comment n’aurait-on pas chanté la gloire des rois souillés de crimes, des massacreurs dégouttant de sang, lorsqu’on faisait du Jéhovah biblique le Dieu de l’Univers ?
À l’historien occupé, avec plus ou moins d’indépendance, d’esprit et de volonté de vérité, à la recherche des événements, s’est ajouté l’historiographe, celui-ci « appointé pour écrire l’histoire » par de grands personnages dont il était le commensal et dont il ne pouvait être que le flagorneur, aux dépens de la vérité historique qu’il avait pour profession de déguiser en faveur de ses maîtres. Alain Chartier se donna le ridicule d’écrire qu’Agnès Sorel ne fut jamais la maîtresse de Charles VII, alors qu’au su de l’histoire quatre enfants étaient nés de leurs amours. Il n’est pas de monarque de qui on n’ait fait la légende dorée. Les Salomon, Cyrus, Alexandre, César, Constantin, Clovis, Charlemagne, Barberousse, François Ier, Charles Quint, Louis XIV, Pierre-le-Grand, Napoléon, ont été d’autant plus célébrés qu’ils portent la responsabilité de plus de crimes ou que les circonstances particulières à leurs temps ont permis de leur attribuer un mérite plus ou moins fabuleux. L’époque de Salomon fut la plus brillante de l’histoire du peuple juif ; on en a profité pour attribuer à ce monarque, d’ailleurs plus ou moins mythique, comme son temple qui n’aurait jamais existé, une sagesse que le Plutarque biblique est allé chercher en Égypte. La renommée la plus certaine de Salomon serait d’avoir fait à la reine de Saba des enfants dont les Ménélick éthiopiens se déclarent aujourd’hui les descendants. Le kalife Haroun-al-Rachid a, personnellement, bénéficié de l’exceptionnelle prospérité économique et de la véritable grandeur artistique de son époque ; mais il n’y fut pour rien. Son histoire politique, à laquelle il fut plus directement mêlé, est bien moins brillante. Un Henri IV, dont le plutarquisme a fait un « père du peuple », n’a laissé dans le peuple que le souvenir d’un gaillard inconstant et luxurieux, qui sentait le gousset, n’aurait pas été fâché que ses sujets puissent comme lui bien manger, mais qui n’en fut pas moins impitoyable aux braconniers et ouvrit la voie au pouvoir absolu de ses successeurs, par ses incessantes restrictions aux dernières libertés communales et nationales. Il fut le premier roi de France qui ne convoqua jamais les États Généraux.
Deux des mystifications du plutarquisme sont particulièrement intéressantes pour nous en ce qu’elles constituent l’armature de la société européenne et chrétienne dans laquelle nous vivons. Ce sont celles du « Siècle d’Auguste » et du « Siècle de Louis XIV ». Le siècle d’Auguste : apogée et déclin de la puissance romaine et naissance de Jésus ; liaison de l’ordre antique à son crépuscule et de l’ordre chrétien à son aurore. Le Siècle de Louis XIV : constitution de l’ordre moderne sur les bases étatistes et impérialistes que la Révolution Française renforcerait, après les avoir ébranlées et avoir menacé de les démolir. Le plutarquisme a fait des deux hommes, Auguste et Louis XIV, l’incarnation des deux époques, les protagonistes inspirés, surnaturels, les deus ex machina de toute la mécanique sociale de vingt siècles d’histoire.
L’histoire romaine tout entière, le tableau et l’exaltation des vertus romaines qu’on n’a jamais cessé de présenter, ont été une mystification continue dont les plus grands poètes et les plus grands artistes se sont faits les complices avec les historiens. Il y a toujours des politiciens verbeux pour célébrer l’amour de la liberté et de la justice chez les Romains qui le possédèrent et le pratiquèrent si peu, et la prétendue démocratie romaine qui ne fut que tyrannie impérialiste et débauche ochlocratique. L’histoire romaine, telle que nous la connaissons, n’a été écrite qu’à partir du IIe siècle avant J.-C., sous l’influence d’annalistes n’ayant eu aucune connaissance certaine des faits antérieurs, toutes les archives de Rome ayant été détruites par les Gaulois lorsqu’ils avaient fait le sac de la ville en 390. On peut dire que cette histoire fut imaginée par les Grecs Polybe, Plutarque, Appien, ses premiers écrivains, puis par les latins Salluste, Tite Live, Tacite. Tout leur souci, même celui des Grecs, fut d’exalter la puissance romaine jusque dans ses pires fautes, de justifier le fait accompli si néfaste qu’eussent été ses conséquences. Le plutarquisme n’a pas changé de voie depuis ce brave homme de Plutarque qui, plein de bonnes intentions, ne se doutait pas du mal qu’il ferait au monde. Il n’a pas cessé depuis de tresser des couronnes à l’insanité, d’élever des temples à la sottise et des arcs de triomphe aux assassins.
Le plutarquisme veut que le génie des rois ait produit les grands hommes. La vérité est plutôt que la sottise des rois a étouffé le génie des grands hommes. N’importe quel imbécile couronné — et on sait s’il y en a eu dans tous les pays, même parmi les quarante rois qui, dit-on, « ont fait la France » — peut faire à son gré des princes, des ministres, des maréchaux. Lui-même, ses frères et ses cousins, sont tout cela en venant au monde. Mais il lui est impossible de faire un seul homme de pensée. Napoléon aurait voulu avoir un Corneille sous son règne ; il n’eut qu’un Luce de Lancival. Auguste tua Cicéron, mais, quoiqu’en ait dit Boileau, il ne fit pas plus Virgile que Louis XIV ne fit Racine. Auguste et Louis XIV, tous deux mouches du coche, bénéficièrent de la gloire de leurs siècles pour voiler des turpitudes qui furent, elles, bien à eux. N’est-on pas allé jusqu’à dire que Napoléon débarquant à l’île d’Aix fit pousser des immortelles sous ses pas ? Le plutarquisme a planté des bégonias dans toute l’histoire.
Auguste, qu’on s’est efforcé de montrer vertueux, vivait dans l’inceste. Le « simple et magnanime Auguste » est un cliché fabriqué pour faire oublier le sanglant Octave qu’il fut avant de ceindre sa couronne d’empereur-démocrate. Chateaubriand a dit : « Il avait à la fois l’habileté et la médiocrité nécessaires au maniement des affaires qui se détruisent également par l’entière sottise ou par la complète supériorité. » (Études historiques.) L’empire romain, en supprimant les libertés républicaines, supprima aussi la liberté des gens de lettres. Jusque-là, le théâtre leur avait permis de vivre de leur plume ; lorsque l’empire remplaça le théâtre par le cirque, les poètes furent réduits aux libéralités dégradantes des Mécènes. Le plutarquisme a chanté les prétendues largesses d’Auguste pour Horace et Virgile, et Sainte Beuve a laissé entendre que l’Enéide avait été un ouvrage « commandé » à Virgile par l’empereur. En fait, Virgile avait été dépouillé par la victoire d’Octave-Auguste, comme l’avaient été Tibulle et Properce, et Horace, ancien esclave, soldat de Brutus, avait tremblé pour sa vie. Tous deux durent se tenir pour très heureux de n’avoir pas été égorgés comme Cicéron et Cassius de Parme, ou proscrits comme Varron. Auguste ayant bien voulu rendre à Virgile la terre qu’il lui avait volée, fut sacré grand bienfaiteur du poète par la postérité ; mais les rapports du poète et de l’empereur demeurèrent lointains, de même que ceux d’Horace. Si tous deux eurent la faiblesse de comparer l’impérator à Apollon, ce fut pour les besoins de leur sécurité.
Avec Louis XIV, le plutarquisme a été encore plus farci d’imposture. Chose curieuse, c’est au sceptique, au pyrrhonien Voltaire qu’on doit la mystification du Siècle de Louis XIV. Or, comme l’a observé E. Despois, si l’on appelle ainsi le XVIIe siècle, on ne peut ne pas remarquer que ce qu’il a eu de plus glorieux s’était déjà produit lorsque Louis XIV commença à régner par lui-même, en 1661. Le philosophe Descartes était mort en Suède en 1650 ; le peintre Lesueur n’était plus depuis 1655. Balzac, Voiture, Vaugelas, étaient également morts. Pascal allait disparaître en 1662. Poussin, exilé à Rome par les cabales, finirait sa carrière en 1665. Corneille avait achevé son œuvre depuis longtemps, mais le plutarquisme n’en ressasse pas moins le cliché venu de Racine : « La France se souviendra avec plaisir que, sous le règne du plus grand de ses rois, a fleuri le plus grand de ses poètes. » Molière, La Fontaine, Boileau, Racine, Bossuet, étaient en pleine maturité ; leur formation ne pouvait rien devoir au monarque qui n’arrivait que pour placer sur sa tête la couronne de leur gloire. Il semble qu’au contraire l’avènement de ce roi médiocre ait fait tarir la source du génie si abondante avant lui. Les Colbert, Louvois, Condé, Turenne, formés aussi avant son règne, ne furent pas choisis par lui ; ils furent imposés par les événements. Lorsqu’il dut faire choix des ministres et des hommes de guerre qui les remplacerait, il ne sut distinguer que des Chamillart et des Villeroy. Il sacrifia Vauban, le plus grand des ingénieurs et l’un des meilleurs hommes de l’époque, à ce Chamillart dont on dit quand il mourut :
« Ci gît le fameux Chamillart,
De son roi le protonotaire,
Qui fut un héros au billard,
Un zéro dans le ministère. »
A Mohère, Louis XIV préféra le bouffon Scaramouche. La troupe de Molière ne recevait que 7.000 livres de subvention ; celle de Scaramouche jouissait de 15.000 livres de pension. Ce fut Boileau qui apprit à Louis XIV que Molière « était le plus rare écrivain de son temps ». Le Grand Roi ne s’en était pas aperçu et ne le crut qu’à moitié ; il continua à préférer Scaramouche. Sur son ordre, l’Église fit de pompeuses funérailles à ce pitre, tandis que Molière fut enterré de nuit, presque furtivement, et faillit ne pas avoir de sépulture. Auprès de ce roi, qui ne voulait dans son entourage que des courtisans et des flagorneurs, Molière ne pouvait être à son aise, pas plus que La Fontaine, Puget, Colbert, Vauban, La Bruyère, Fénelon. Seuls Racine, La Bruyère et Fénelon sont véritablement du règne de Louis XIV, et seul Racine subit son ascendant ; il n’eut pas à s’en louer, car ce ne fut que pour voir diminuer son génie et pour arriver à une disgrâce qui le tua. La Bruyère ne connut son temps que pour en faire une profonde satire. Fénelon ne dut rien à son époque ; méprisant les conquêtes et la cour, protestant contre la misère publique, il fit figure d’hérétique. Le roi ne l’aima pas, lui préférant Bossuet qui avait salué en lui un nouveau Constantin, un nouveau Charlemagne, quand il avait commis le crime de révoquer l’Edit de Nantes, et qui avait abaissé son génie oratoire au niveau du pharisaïsme de la cour. Chez presque tous ceux qui se formèrent sous le règne et eussent pu réellement être influencés par lui, ce fut la stérilité ou la médiocrité des Fontenelle et des J.-B. Rousseau, allant jusqu’à la « platitude absolue » de Campistron. Le seul lustre de la fin du règne fut dans la comédie des Regnard, Dancourt, Lesage, non pour célébrer l’ordre d’une royauté décrépite qui s’effondrait dans l’hypocrisie dévote, mais pour railler ses faisandages, « valets escrocs, financiers ridicules, coquettes effrontées, gentilshommes aux gages de quelque vieille débauchée », (E Despois), et préluder ainsi à l’œuvre de critique des philosophes encyclopédistes. Le Frontin, de Turcaret, en 1709, annonçait Figaro. En même temps, le fameux « Grand Siècle », débordant sur les quinze premières années du xviiie, aggravait la désolation d’une France pillée, dévastée, ruinée par la guerre, l’invasion, la banqueroute, la famine, réduite à l’épouvantable misère sur laquelle les Saint Simon, Vauban, Fénelon, La Bruyère, une foule de rapports d’intendants et de gouverneurs des provinces, de pamphlets et de libelles, avaient inutilement appelé l’attention du stupide Roi Soleil.
La gloire de Louis XIV fut toute théâtrale. Gloire d’apparat d’un cabotin royal dont l’esprit était aussi noir que les pieds, des pieds qu’il ne lavait jamais !… Magnificence criminelle qui faisait construire le palais de Versailles et ruinait la France. Louis XIV ne justifia que trop la haine justicière qui se manifesta contre lui et se traduisit à sa mort par des imprécations dont des centaines de vers, parmi lesquels les suivants ne furent pas les plus féroces, donnèrent le ton :
« Ci gît le roi des mallotiers,
Le partisan des usuriers,
L’esclave d’une indigne femme,
L’ennemi juré de la paix.
Ne priez point Dieu pour son âme,
Un tel monstre n’en eut jamais. »
Sa mort fut « une joie universelle », a dit Voltaire. Massillon, prononçant l’oraison funèbre du personnage, ne put s’empêcher de dire, devant toute la cour rassemblée : « … Triste souvenir de nos victoires, que nous rappelez-vous ? Monuments superbes, élevés au milieu de nos places publiques pour en immortaliser la mémoire, que rappellerez-vous à nos neveux ?… Vous leur rappellerez un siècle entier d’horreur et de carnage… Nos campagnes désertes, et au lieu des trésors qu’elles renferment dans leur sein, n’offrant plus que des ronces au petit nombre des laboureurs forcés de les négliger ; nos villes désolées ; nos peuples épuisés ; les arts à la fin sans émulation ; le commerce languissant. » Non seulement Louis XIV n’avait jamais rien fait pour le peuple, mais il avait tout fait pour aggraver la servitude et la misère où il vivait depuis toujours. Les avertissements n’avaient pourtant pas manqué. En 1661, première année du règne, le médecin Guy Patin avait déjà écrit : « On parle fort, au Louvre, de bals, de ballets et de réjouissances, mais on ne dit rien de soulager le peuple qui meurt de misère. » Dès la même année, Bossuet qui serait le plus empressé des thuriféraires royaux, avait dit les devoirs des rois et des nobles devant la détresse populaire. De toutes les provinces les cris de cette détresse n’avaient cessé d’arriver à la cour durant cinquante ans, mais seule la brutalité de la soldatesque chargée de la police y avait répondu. La Bretagne avait eu, en 1675, la primeur des horreurs que le Palatinat devait connaître douze ans plus tard. Mme de Sévigné avait dépeint les exploits des soldats voleurs et pillards et écrit particulièrement ceci : « Ils mirent, l’autre jour, un petit enfant à la broche ! » (Lettre du 30 octobre 1675). Les Commissaires du Roi avaient dit dans leurs rapports, en 1687 : « Il n’y a presque plus de laboureurs aisés… il n’y a plus que de pauvres métayers qui n’ont rien… Il y a beaucoup moins d’écoliers dans les collèges qu’il n’y en avait autrefois, parce qu’il y a beaucoup moins de gens qui aient de quoi faire étudier leurs enfants. » Les soldats eux-mêmes, malgré le pillage, allaient « presque tout nus, sans bas, sans souliers, n’ayant qu’un mauvais jupon et haut de chausses de toile », écrivait l’Intendant de Montauban en 1693. Soldatesque digne de Callot on la chercherait vainement sur les champs de bataille peints par Vander Meulen, où le Roi Soleil et ses satellites font de l’équitation. Boisguillebert constatait, dans son Détail de la France, en 1907 : « C’est un fait qui ne peut être contesté que plus de la moitié de la France est en friche ou mal cultivée, c’est-à-dire beaucoup moins qu’elle ne pourrait être et même qu’elle n’était autrefois… » Après 1709, année d’un terrible hiver, la famine avait été permanente. Il n’y avait plus eu d’argent, même pour payer les appointements des officiers et ravitailler l’armée ; mais, malgré ce, Louis XIV n’avait pas cessé de faire la guerre. Il la fit jusqu’en 1713. De 1685 à 1715, la population de la France a diminué d’un million d’habitants.
Telle est l’histoire, très rapidement esquissée, de ce fameux « Grand Siècle » qui trouve toujours, pour plutarquiser a son sujet, des courtisans d’académie, de vieux croûtons universitaires et le pauvre troupeau’des « imbibés », comme dit Mme Gyp, de doctrine maurrassienne. Ils n’ont toutefois plus guère d’arguments, en faveur de leur Roi Soleil, que la protection « éclairée et généreuse » qu’il aurait accordée à l’industrie, aux arts et aux lettres. Or, là encore le plutarquisme a trop fait des siennes. Que pouvait faire pour l’industrie ce roi qui chassait du pays ses meilleurs artisans par la révocation de l’Edit de Nantes ? Lavisse a écrit : « Les sommes données en assistance aux manufactures sont médiocres en comparaison de celles que dévorent les bâtiments ; et elles deviennent insignifiantes les années de guerre. » Pour les arts et les lettres, nous avons vu de quelles lumières personnelles Louis XIV avait été capable de les « éclairer ». Sa générosité fut au niveau de ses lumières. Il fit encore moins que ses prédécesseurs, si l’on tient compte que beaucoup plus qu’eux il eut besoin de flagorneurs pour célébrer sa gloire. Il les paya, comme les avaient payés les autres, non selon leur talent, mais selon leur servilité. Dès qu’ils avaient formé une cour autour d’eux, les rois avaient été obligés d’entretenir des parasites thuriféraires. Les Valois les avaient rémunérés surtout avec des abbayes. Sous Louis XIII fut établi l’usage régulier des pensions par Richelieu, ministre convaincu de son génie poétique, qui créa l’Académie Française pour s’honorer lui-même en honorant ceux qu’il prétendait égaler. Mazarin continua l’usage pour des fins moins remarquables ; il avait besoin de plumitifs pour riposter aux Mazarinades. Colbert, sous Louis XIV, voulut encourager les Lettres sans y entendre plus que lui. Il s’en remit d’abord à un grotesque M. Costar qui déclara Chapelain « premier poète du monde pour l’héroïque », titre dont Chapelain se garda bien de se découronner lorsqu’il fit lui-même la liste des pensions pour l’année 1663 et s’inscrivit pour 3.000 livres. C’était le tarif des Godefroi, Dauvrier, Rourzeis, Mézeray, aussi plats écrivains que Chapelain, alors que Corneille n’avait que 2.000 livres, Molière 1.000 et Racine 800. Louis XIV estimait moins Corneille, Molière et Racine que son « capitaine des levrettes de la chambre » qui touchait 2.400 livres. En 1673, Corneille se vit supprimer toute pension. Agé alors de soixante sept ans et chargé de famille, il vivrait jusqu’en 1684 complètement oublié du roi « protecteur des lettres ». En 1680, les pensions furent complètement supprimées. En 1669, année où elles avaient été les plus élevées, elles n’avaient pas dépassé 112.000 livres. La Convention devait, en l’an III, voter 600.000 livres pour secourir les gens de mérite abandonnés par la royauté et, parmi eux, une parente de Corneille, fille de celle que Voltaire avait dotée. Qu’on mette en balance les 100.000 livres de pensions littéraires annuelles, descendues à 57.000 en 1675, et qui ne furent distribuées que pendant seize ans, avec les centaines de millions que les sangsues de la royauté, ses favoris et ses catins, surent lui soutirer pour l’avilir et le déshonorer pendant cinquante ans.
Le plutarquisme a créé la légende du « bon tyran », ou plutôt, il n’a eu qu’à l’exploiter, l’ayant trouvée toute faite. Les peuples crédules et convaincus que les rois leur étaient envoyés par Dieu pour faire leur bonheur, étaient toujours pleins d’espérance et d’allégresse à chaque nouvel avènement. « Que de fois se renouvela l’illusion du bon tyran réalisant l’idéal de la liberté et de l’égalité des citoyens », le bon peuple ignorant que « ces trésors seront conquis, ils ne seront pas donnés » (E. Reclus). C’est ainsi qu’à la mort de Louis XIV moqué de la cour et maudit du peuple, son successeur, Louis XV, fut appelé le « Bien Aimé », jusqu’au jour où l’on s’aperçut qu’il n’était qu’un monstre d’égoïsme et de perversité. Les hommes de lettres du temps, et particulièrement Voltaire, contribuèrent au XVIIIe siècle à répandre la légende du « bon tyran », grisés qu’ils furent trop souvent par le protectorat qu’étendaient sur eux de prétendus rois-philosophes. Voltaire se décida pourtant à écrire à Frédéric II qu’il se « moquait du monde » quand il faisait étalage de son respect de la justice, dans le même temps où il s’emparait de la Silésie et la livrait au pillage. C’est ce Frédéric, « ami du genre humain », qui ne voyait dans le peuple « qu’une masse imbécile faite pour être menée par ceux qui se donnent la peine de la tromper ». Le landgrave Frédéric de Hesse-Cassel, non moins « philosophe » que Frédéric II, était un marchand d’hommes qui avait plus de soldats que de sujets et les vendait aux États étrangers. Il fournit ainsi 12.000 hommes à l’Angleterre pour faire la guerre d’Amérique, en 1781. Diderot, si peu courtisan qu’il fut, se laissa circonvenir par la Grande Catherine de Russie qui fut la putain royale la plus dévergondée et la plus criminelle que le monde connut jamais.
Pour les besoins de sa puissance immorale et malfaisante, le « bon tyran », si bien animé qu’il puisse être, par une intelligence et une générosité personnelles, ne peut que voir ses efforts « réduits à néant par les appétits et les caprices des parasites de la cour et des privilégiés de toute espèce qui pullulent autour des églises et des palais ! » (E. Reclus). Ce fut le cas, dans l’antiquité, pour les Marc Aurèle, les Julien, les Majorien, qui auraient pu être de « bons tyrans » sans leur entourage. Le plutarquisme d’église a fait un saint de Constantin qui fut le plus astucieux et l’un des plus criminels parmi les empereurs romains ; il l’a appelé « le Grand ». Il a, par contre, appelé « l’Apostat » ce Julien qui fut le plus digne de tous. Ce fut aussi le cas de certains papes qui étaient de vrais chrétiens, mais durent céder aux influences et aux intrigues de leur clergé sous peine d’être assassinés comme il arriva à tant d’entre-eux. Suivant les intérêts en jeu pour la défense de l’ordre, le plutarquisme a auréolé les uns, méprisé les autres, à l’encontre de toute vérité. Il a fait ainsi un Charles le Mauvais d’un prince qui n’était pas plus mauvais qu’un Jean le Bon. Titus qui détruisit Jérusalem et fit massacrer onze cent mille Juifs, fut appelé : « les délices du genre humain » ! Tacite trouva moyen d’idéaliser Tibère et Néron ! Le chef-d’œuvre du plutarquisme a été de faire magnifier par les descendants des Gaulois les Césars qui firent de la Gaule une province romaine, y tuèrent l’esprit de liberté comme ils l’avaient tué à Rome, réduisirent cette Gaule à l’impuissance devant les invasions barbares et y préparèrent l’asservissement des esprits à l’ordre chrétien succédant à l’ordre romain. Le plutarquisme peut faire sienne la formule des gladiateurs antiques : « Ave Caesar, morituri te salutant ! » — César, ceux qui vont mourir te saluent ! — En 1914-1918, ils ont été dix millions qui sont allés se faire tuer en saluant les Césars de l’impérialisme moderne maquillés en idoles du Droit et de la Civilisation.
Le plutarquisme dit, avec V. Hugo :
« Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie… »
Et il fait de cette litanie l’inscription lapidaire de cent mille monuments aux morts de la guerre. Mais l’histoire vraie dit, avec A. France : « On croit mourir pour la patrie, on meurt pour des industriels. » On le sait ; on ne se laisse pas moins toujours plutarquiser, tant est puissant le prestige de l’ordre que soutient le plutarquisme. L’histoire officielle refuse de découvrir les véritables responsabilités de la dernière guerre. Il faut que, même contre toute évidence, ces responsabilités appartiennent aux vaincus. « Vœ Victis ! » a-t-on dit, au nom du Droit et de la Civilisation, comme le disait Brennus, il y a deux mille ans, au nom de la Force. Vainqueurs et vaincus continuent à décréter que les pourvoyeurs de charniers ont « bien mérité de la patrie ! » On se laisse préparer pour la « prochaine », celle qu’il faudra faire une nouvelle « dernière » fois « pour que nos enfants ne connaissent plus ce crime : la guerre ». On repartira « frais et joyeux » et ceux qui en reviendront diront encore : « C’était le bon temps !… » (M. Dorgelès) en exhibant leurs « gueules cassées », leurs moignons et leurs misères, pour faire de la publicité à leurs « camarades » politiciens et académiciens. On plutarquise partout, à jet continu, nationalement et internationalement, sous les dictatures et dans les caricatures de démocraties. Bellicisme et pacifisme se confondent dans le belli-pacisme et le paci-bellisme. Les mêmes journaux qui chantent la renommée de M. Briand « pèlerin de la paix », font une large place aux manifestations contre la guerre, publient des appels des femmes contre l’éducation militaire de leurs enfants, chantent en même temps la gloire du général Mangin « broyeur de noirs », gémissent avec tous les aboyeurs de la publicité des plaques blindées et des munitions sur « l’insuffisance de notre préparation militaire », et offrent aux enfants, pour faire leur éducation pacifiste, l’histoire du petit Turenne qui, à huit ans, avait appris, dans Plutarque, l’histoire des héros grecs et romains, et à neuf ans, couchait « par un temps de neige sur l’affût d’un canon » !… Des prêtres, des savants, des poètes, exaltent les vertus, l’utilité, la beauté de la guerre ; des guerriers font des tableaux idylliques de la paix. Tous ces compères passent à la caisse des marchands de canon, de godillots et de conserves que leurs victimes, médusées par le respect de l’ordre, ne se décident toujours pas à accrocher à de justicières potences.
Le plutarquisme, qui possédait déjà dans les moyens de l’industrie publicitaire des ressources infinies, en a trouvé d’autres, plus intellectuelles et plus littéraires, si l’on peut dire, dans l’histoire romancée dont le goût s’accorde si bien avec les pétarades, le bluff, la grossièreté, la fausse distinction et l’héroïsme canaille de notre époque de mutisme. Il y a eu de tout temps de faux mémoires, des apocryphes, qui ont fait figure de documents historiques et dont l’importance correspondait à celle de leurs prétendus auteurs. On a vu ainsi de faux écrits de rois, de ministres, d’une foule de personnages plus ou moins illustres, bourrés des faits les plus imaginaires, des mystifications les plus audacieuses, qui sont devenus des vérités de l’histoire suivant les intérêts des partis. L’histoire romancée a ajouté à ces falsifications la note littéraire imaginative, sentimentale du roman pour entraîner l’esprit public à une soumission de plus en plus abrutissante aux disciplines de l’ordre militariste, religieux et policier. La lâcheté publique, qui n’a aucune réaction contre le plutarquisme de la tribune, de la chaire, du journal, n’en a pas davantage contre les « lois scélérates » et la matraque policière. On l’oblige, aujourd’hui, à saluer le drapeau ; on l’obligera demain à saluer des processions.
A la suite de la Révolution, les premiers temps du xixe siècle avaient vu l’engouement public pour l’histoire. Walter Scot l’avait mise dans le roman avec un vif succès. Il se créa une industrie qui mit le roman dans l’histoire et qui fabriqua à tour de bras, pour toutes les classes et tous les partis, l’histoire romancée. On eut le choix entre des mémoires de personnages de la vieille cour échappés à la guillotine, de marchandes de modes, d’anciennes catins tombées dans la dévotion, de conventionnels, etc. Les mêmes officines où se signalaient par leur activité les Max de Villemest et les Lamothe-Langon, fabriquaient, avec un égal entrain, une Correspondance du pape Clément XIV, des Mémoires de la duchesse de Berry, de Mlle Bertin, modiste de Marie-Antoinette ; de Léonard, son coiffeur, de Sophie Arnould, et de Pauline, la « veuve de la Grande Armée », ou de Bourrienne et de Brissot. L’histoire de Cagliostro avait épuisé les forces de plusieurs feuilletonnistes quand A. Dumas s’en empara et y attela une vingtaine de ses « nègres » habituels. Il prétendit alors, non sans esprit, apprendre l’histoire aux historiens et au peuple, et il déclara, non sans raison : « Les historiens passent si souvent, sans les relever, près des infamies des princes, que c’est à nous autres romanciers à faire, dans ce cas-là, leur office, au risque de voir, pendant un chapitre, le roman devenir aussi ennuyeux que l’histoire. » Le républicanisme d’A. Dumas était alors émoustillé par la loi du timbre qui menaçait son industrie feuilletonesque.
L’histoire romancée d’aujourd’hui, pas toujours moins ennuyeuse que l’histoire, est nettement du plutarquisme en ce qu’elle a un but bien déterminé de prosélytisme suivant les fins de l’ordre. Grâce au confusionnisme qui a supprimé toute distinction des valeurs, on annexe des révolutionnaires, ou tout au moins des esprits indépendants, à la réaction et au néo-catholicisme. Plus souvent on fait de conquérants, d’inquisiteurs, de dictateurs, de débauchés, des exemples d’hommes de paix, de tolérance, de liberté, de sainteté. C’est un galimatias qui fait de notre temps « une époque bénie par les farceurs, les visionnaires, les confusionnaires, illusionnistes, faiseurs de boniments, marchands d’orviétans, inventeurs de spécifiques à la graisse de chevaux de bois. » (.J.-R. Bloch). Des foules de Loriquet, clercs et laïques, de toutes les religions et de tous les partis, continuent à maquiller, fausser, plutarquiser l’histoire et la vie tout entière. Ils plutarquiseront tant qu’ils rencontreront des hommes pour croire à leur imposture et pour obéir à l’ordre criminel dont ils sont les soutiens. — Edouard Rothen.