Encyclopédie anarchiste/Politique
POLITICIEN. — Voir Politique.
POLITIQUE. La politique est la science ou l’art de gouverner un État. M. A. Lichtenberger a fait la distinction suivante : la science politique est « l’étude des phénomènes politiques en vue de la recherche des lois qui les régissent » ; l’art politique est « leur étude en vue de la recherche et de la découverte des moyens de les modifier et de les accommoder au mieux aux intérêts des citoyens ou de l’État ». Mais « cette distinction est pratiquement inutile » (Grande Encyclopédie). Nous ne nous en occuperons donc pas, d’autant plus que ce n’est pas de la façon académique qui fait de la politique, soit une science, soit un art, que nous l’envisagerons. Il y a, pour les travailleurs, des nécessités qui les invitent impérieusement à ne pas aller se perdre dans les régions stratosphériques où la politique sort de la pratique ; ils risqueraient de retomber un peu trop brutalement dans les réalités si souvent bourbeuses où ils sont contraints de vivre. Tenons-nous donc dans le domaine de ces réalités, celui de l’observation et de l’expérience des faits ; il est suffisamment démonstratif pour nous.
Des gens qui ont fait un usage plus ou moins cynique de la politique en ont dit les choses suivantes : « Qui dit politique dit presque coquinerie. » (Frédéric II) ; « Tout le secret de la politique consiste à mentir à propos. » (Mme de Pompadour) ; « Entre la politique et la justice, toute intelligence est corruptrice, tout contact est pestilentiel. » (Guizot). Cela n’a pas empêché ces auteurs, et bien d’autres qui n’ont pas dit moins de mal de la politique, d’en faire leur métier. D’autres, qui l’ont simplement observée, n’en ont pas mieux parlé. Ibsen disait : « Je ne crois pas que la politique soit capable d’affranchir les esprits et je n’ai guère confiance dans le désintéressement de ceux qui ont le pouvoir entre leurs mains. » Et M. Suarès : « Tout système politique est un mensonge que les habiles préparent à l’usage des sots. Et la mauvaise foi ne corrige pas la sottise, loin de là, elle l’accomplit. » Arrêtons là nos citations ; nous pourrions en reproduire un volume d’aussi caractéristiques.
La politique est, à nos yeux, la plus grave et la plus malfaisante des créations artificielles de la métaphysique sociale présidant à l’exploitation de l’homme par l’homme. Elle est la justification mensongère, le mécanisme arbitraire de l’incorporation et de l’asservissement de l’individu dans un état social qu’il n’a pas eu la liberté de choisir, et dont il n’a pas la liberté de s’abstraire. Elle est le système qui tient l’homme en tutelle permanente, soit qu’elle lui impose l’obligation d’obéir sans discussion à la volonté d’autrui — autocratie, — soit qu’elle lui fasse croire qu’en obéissant à autrui il n’obéit qu’à lui-même — démocratie. Elle est, de toutes les façons, le moyen qui enlève à l’individu le gouvernement de lui-même pour le remettre à une autorité ayant reçu, soi-disant, d’une puissance supérieure, ou des hommes eux-mêmes, la délégation du gouvernement de tous.
Gouverner, c’est user plus ou moins abusivement de l’autorité. La politique, quelle que soit sa formule, n’est jamais que « le principe de l’autorité de l’État » (A. Lichtenberger), c’est-à-dire la science, on l’art, d’exercer l’autorité, d’imposer à l’individu une volonté étrangère à la sienne. Elle ne pourra être autre chose tant que les hommes ne sauront pas former une société où il n’y aura plus ni gouvernants ni gouvernés, et dans laquelle ils vivront librement en n’admettant dans leurs rapports sociaux que les seules associations d’affinités et d’intérêts — anarchie.
Nous ne décrirons pas tous les aspects qu’a eus la politique ; ce serait écrire l’histoire sociale de l’humanité, depuis le jour où l’autorité s’est manifestée sous sa première forme. Nous examinerons seulement, et très rapidement, ses divers systèmes, en insistant cependant sur la formation de la politique actuelle, pour montrer que, s’ils sont souvent très différents et en opposition complète de principes, ils ne sont que des pisaller plus ou moins supportables suivant leur degré d’autorité. Comme toutes les religions, toutes les morales, toutes les philosophies, qui sont d’ailleurs de la politique quand elles passent du domaine de la spéculation individuelle dans la vie publique, tous les systèmes politiques, quand ils arrivent à dominer, aboutissent au même résultat : « Tous, quels qu’ils soient, se transforment si complètement dans la lutte, qu’après la victoire il ne leur reste d’eux-mêmes que leur nom et quelques symboles de leur pensée perdue. » (A. France). Plus simplement, A. Karr a constaté : « En politique, plus ça change, plus c’est la même chose. » Après chaque changement, on peut chanter, comme la Fille de Madame Angot :
« C’n’était pas la peine, assurément,
De changer de gouvernement ! »
Les formes de la politique varient avec celles de l’État, sa représentation et sa puissance ; mais monarchie ne comporte pas indubitablement tyrannie, pas plus que république ne comporte liberté. Il y a des monarchies libérales et des républiques dictatoriales. Il y a l’exaltation de l’idée de « l’État au-dessus de tout », sa prédominance exclusive sur l’individu, dans la dictature du prolétariat comme dans celle d’un Louis XIV, d’un Napoléon ou d’un Mussolini disant : « L’État, c’est moi ! » Il peut y avoir minimum de sujétion à l’État, maximum de liberté individuelle, dans des monarchies comme dans des républiques. Étatistes, fédéralistes individualistes, se manifestent également dans toutes les formes de la politique, et leurs théories arrivent très souvent à se mêler au point de se confondre pour la plus grande satisfaction des fabricants de cette logomachie qui fait la rhétorique politicienne.
On a attribué à Voltaire ce mot : « Quand le premier coquin rencontra le premier imbécile, la religion fut fondée. » On pourrait dire cela encore plus exactement pour la politique, car si la religion est l’art d’asservir les âmes, la politique est celui de soumettre l’individu tout entier. Les deux se complètent ; elles ont d’ailleurs la même origine dans la sorcellerie née de la crainte de l’inconnu et du désir de domination. Le principe de la politique est que les hommes ont délégué leurs pouvoirs à ceux qui les gouvernent. Les hommes n’ont rien délégué du tout ; la délégation est originelle comme ce pêché dont ils portent le poids sans l’avoir commis. En fait, le coquin s’est imposé à l’imbécile et l’a séduit en lui faisant croire qu’il avait reçu son pouvoir de lui. Aristote a constaté que « le moyen d’arriver à la tyrannie est de gagner la confiance de la foule. Le tyran commence toujours par être un démagogue. » L’antiquité appelée classique a été la grande école des tyrans-démagogues ; Athènes d’abord et surtout Rome. Mais le phénomène est constant ; il est de tous les gouvernements appelés démocratiques, et aujourd’hui comme dans l’antiquité. Un gouvernement quel qu’il soit ne peut pas ne pas passer de la liberté à la dictature sans attenter à sa propre autorité, c’est-à-dire se détruire lui-même. Tout gouvernement cherche à s’incruster dans le système qui l’a produit, à le conserver, et, pour cela, à renforcer l’autorité qui le défend contre le progrès social.
Aussi, toute politique, si avancée et si hardie qu’elle se présente, n’a de véritable caractère que dans l’opposition d’avant-garde. Le jour où elle parvient au pouvoir, elle devient conservatrice, sinon tyrannique et odieuse.
La politique s’imposa à l’individu, d’abord dans les rapports de famille et de classe. Le sorcier, devenu le prêtre, fut longtemps le chef, précédant dans la communauté réduite le conquérant qui forma les Etats. Le communisme, forme primitive des sociétés, fut remplacé par le régime de la propriété qui engendra la politique autoritaire, arbitraire et immorale du plus fort, du plus avantagé, dans la double forme de la théocratie et de l’autocratie. Celles-ci furent plus ou moins corrigées par l’aristocratie et la démocratie, établies sur la prédominance de ceux appelés les « meilleurs », mais dont les choix furent arbitraires. La monarchie, produit du choix aristocratique, s’imposa par la violence, sans admettre de discussion. La république, produit du choix démocratique, se constitua par la fourberie insinuante, se glissant dans la confiance de ses victimes en les flattant et les appelant « citoyens », jusqu’au jour où, solidement établie, elle put devenir dictature. Aristocratie et démocratie, civiles ou religieuses, ont été de tout temps les deux pôles de toute politique. Toutes deux sont basées sur l’exploitation de l’homme, aucune sur sa liberté. La première est plus brutale ; la seconde est plus hypocrite.
La vie communiste n’appartient qu’aux sociétés primitives. La multiplication de la population, la diversité et la concurrence des intérêts individuels, la suppriment plus ou moins vite. Aucune politique ne lui a permis jusqu’ici de se maintenir ou de se l’établir. Le gouvernement des sociétés antiques a été presque entièrement religieux et monarchique. Le brahmanisme a fait dominer dans l’Inde une théocratie abjecte par son mépris des castes inférieures et la condition à laquelle elle les a condamnées. Les empires assyriens et babyloniens, l’Egypte, puis la Palestine, eurent des gouvernements théocratiques et monarchiques plus ou moins atténués par des notions morales variables. Il faut excepter la Chine qui, dès les temps les plus anciens, donna l’exemple d’une démocratie dirigée par les « meilleurs », les plus instruits, choisis en principe par le peuple. La morale de Confucius avait inspiré en Chine la première forme d’un gouvernement venant mes hommes et non d’un dieu ou de ses délégués.
En Grèce, le caractère religieux de la politique se mélangea d’une philosophie de plus en plus humaine, au point que ce pays fut le berceau de la pensée libertaire la plus hardie qui fut jamais. La philosophie grecque a fourni, depuis 2.000 ans, à la politique, toutes les théories qu’elle a pu échafauder. Les plus conservateurs et les plus révolutionnaires, les plus utopistes et les plus réalistes des penseurs n’ont fait que renouveler la philosophie antique et la politique qui en est sortie. « La politique est une science incertaine qui n’a pas fait de progrès depuis Aristote. » a écrit A. France. Elle n’en avait fait guère plus avant, depuis Confucius chez qui on trouve tant de notions du respect humain qui sont encore à mettre en pratique aujourd’hui. Opposés aux sophistes partisans du droit du plus fort, Socrate et son disciple Platon, puis Aristote, élève infidèle de Platon, établirent les fondements de la politique, science et art du gouvernement. Communisme des citoyens et soumission absolue aux lois de l’État souverain, furent la théorie de Platon. Respect de la propriété individuelle et de la personne humaine, dans l’État « association d’êtres égaux recherchant une commune existence heureuse et facile », fut celle d’Aristote. Mais Platon et Aristote ne considéraient que les droits du citoyen dans la cité ; ils faisaient de celle-ci une organisation aristocratique où dominaient les guerriers et les juges sur les travailleurs esclaves. Diogène et Épicure mirent l’homme au-dessus du citoyen, l’humanité au-dessus de l’État. Les stoïciens, rejoignant Confucius défenseur des droits de l’homme contre les dieux, revendiquèrent la liberté et l’égalité pour tous les hommes et mirent les droits et les institutions naturels audessus de ceux de l’État.
La République Romaine s’inspira des stoïciens en commandant de servir la vertu plutôt que l’État. Les Gracques voulurent mettre en pratique ces prescriptions ; Cicéron et Sénèque les enseignèrent. Mais le peuple fit périr les Gracques en maudissant leur nom, et les tyrans-démagogues assassinèrent Cicéron et Sénèque comme ils avaient, à Athènes, fait mourir Socrate et poussé au suicide Démosthène ne voulant pas survivre à la liberté. Les quelques principes généreux qui éclairent d’un peu d’humanité le Digeste, recueil de doctrine du droit romain, ont été puisés par Ulpien chez les stoïciens.
Le Christianisme fut d’abord un agent d’émancipation de l’individu contre la tutelle de l’État. Il le mit en état d’insurrection morale, mais en même temps de soumission temporelle plus complète. « Rends à César ce qui appartient à César », lui dit-il. Il ajouta : « Je ne suis pas venu abolir la loi, mais l’accomplir », et il compléta en disant : « Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume des cieux est à eux. »
Il remettait ainsi la justice à la discrétion des cieux. Il établissait un deuxième pouvoir à côté de celui de l’État, pouvoir encore plus orgueilleux et plus despotique que l’Église exercerait, au nom de Dieu, en l’érigeant d’abord en égal, puis en supérieur, toujours en rival de l’Etat, pour absorber ou tout au moins dominer son gouvernement. Dès le iiie siècle, l’Église exerçait ses violences contre le peuple. Au ve, elle réussissait à tenir en échec les empereurs et réclamait leur soumission, ses imposteurs déclarant, pour en faire un dogme, que Dieu les avait établis au-dessus de tous les princes et de tous les hommes. Elle n’a pas cessé d’être un agent de division de l’État, mais en même temps elle a été, par ses doctrines de résignation et d’obéissance perinde ac cadaver, la puissance d’asservissement la plus implacable qui ait jamais existé et la plus sûre collaboratrice de l’État dominateur quand celui-ci a été d’accord avec elle. C’est pourquoi, chassée par la porte, l’armée noire revient toujours par la fenêtre. En 1763, un abbé Labbat, prêchant à Saint-Eustache, disait : « Tôt ou tard, la Révolution éclatera dans un royaume où le sceptre et l’encensoir s’entrechoquent sans cesse ». Il espérait bien que la Révolution se ferait au profit de l’encensoir.
Toute la politique du moyen âge fut dans la lutte entre l’Église et la royauté pour l’hégémonie, et dans celle des Communes pour l’émancipation. Politique essentiellement réaliste, qui n’avait aucune doctrine véritable. Le gouvernement était uniquement une question de force, malgré le prétendu adoucissement des mœurs apporté par le christianisme. Dol, spoliation, assassinat, étaient les plus clairs arguments royaux et ecclésiastiques et les pires turpitudes n’étaient pas toujours celles des rois. Église et royauté vivaient, en principe, sur le droit romain adopté par les Barbares. La conception d’un droit nouveau ne s’éveillait que confusément dans la lente montée de la pensée empêtrée de théologie et terrorisée par l’inquisition. Le conflit permanent entre l’Église et la royauté faisait toutefois réfléchir, et les premières aspirations d’esprit laïque et libertaire se formulaient, favorisées par le développement économique des communes, centres de l’esprit populaire. La découverte d’Aristote avait ouvert le champ aux querelles scolastiques, chacun faisant dire au philosophe antique ce qui lui plaisait. Il fut particulièrement cuisiné par Thomas d’Aquin, et l’œuvre de ce dernier est devenue si définitive pour la politique de l’Église qu’elle la ressuscite aujourd’hui dans le néo-thomisme. Entre tant d’élucubrations forgées pendant dix siècles pour servir la politique ecclésiastique, Aristote, tripatouillé par Thomas d’Aquin, est demeuré la plus sûre béquille de son imposture. On trouve tout ce que la politique peut rêver dans le thomisme ; tous les partis, même laïques, peuvent s’y rencontrer dans le plus touchant opportunisme et s’embrasser Ad majorem Dei gloriam.
A côté des ratiocinations angéliques n’aboutissant, en fin de compte, qu’à la soumission ou au bûcher, l’esprit populaire, aidé de la raison et de la science, jetait les premiers fondements de la politique démocratique bourgeoise, réaliste et nationale, dans les groupements d’intérêts économiques et de défense contre la guerre étrangère. Des théoriciens, pas toujours assez débarbouillés de mystique religieuse, mais pleins d’ardeur pour la liberté, répandaient l’esprit de révolte. (Voir Révoltes.) Dès le xive siècle, la bourgeoisie appuyait sa politique sur les États Généraux du pays. A ceux de 1357, elle contraignait la royauté à signer cette grande ordonnance qui, a dit Michelet, « était bien plus qu’une réforme. Elle changeait d’un coup le gouvernement. Elle mettait l’administration entre les mains des états, substituait la république à la monarchie. Elle donnait le gouvernement au peuple. » L’ordonnance de 1357 avait été, dit encore Michelet, « la charte législative et politique de la France ». Un demi-siècle après, une autre ordonnance, celle de 1413, fut son « code administratif ». La bourgeoisie ne se borna pas à apporter aux États Généraux un esprit révolutionnaire ; elle appuya ses revendications des deux premières révolutions parisiennes, celle dirigée par Etienne Marcel, en 1357, et celle des Cabochiens, en 1413. Malheureusement, elle n’eut pas, par la suite, la puissance de faire respecter ces ordonnances par la royauté ; mais sa politique ne serait pas plus audacieuse en 1789, quand, enrichie de plus d’expérience et de méthode, elle réussirait là où elle avait échoué quatre siècles avant. C’est au cours du xive siècle que fut sculptée, au fronton de la cathédrale de Chartres, la première figure de la Liberté : « liberté morale, sans doute, mais l’idée de la liberté politique s’y mêle et s’y ajoute peu à peu. » (Michelet.)
La politique bourgeoise n’avait échoué qu’en partie dans ses premiers buts trop populaires. La bourgeoisie n’était pas alors aussi séparée du peuple qu’aujourd’hui. Favorisée dans sa sécurité et ses avantages de classe par l’appui de la royauté, elle tourna insensiblement au conservatisme en attendant des temps meilleurs où elle serait plus forte. Encore agitée durant les guerres de religion, sa dernière manifestation bruyante fut à l’occasion de la Fronde où elle soutint le Parlement contre le roi. Ensuite, elle s’effaça humblement devant la royauté absolue qui ne convoqua plus les États Généraux dès le règne d’Henri IV et supprima les dernières libertés communales sous celui de Louis XIV. Ayant définitivement réduit la féodalité, dominant l’Église et s’appuyant sur la bourgeoisie, la royauté tendit de plus en plus à l’unification et à la centralisation étatistes où se satisfît la mégalomanie orgueilleuse et guerrière des Rois-Soleil. A côté, dans son état de sécurité, la politique bourgeoise s’échappa de plus en plus de la spéculation scolastique du moyen âge et de la pensée humaniste de la Renaissance pour s’établir sur le terrain des réalités économiques où elle triompherait. Elle avait vu favorablement l’avortement révolutionnaire de la Réforme, les tendances démocratiques populaires réduites à néant, les révoltes d’esprit communiste noyées dans le sang, et les conceptions des « utopistes » bornées à de la littérature. Elle tira sa méthode du « Grand Livre » de ses comptoirs et de ses boutiques, de ses « comptes-courants » chez ses banquiers, en attendant de puiser ses théories chez les Encyclopédistes.
Pendant que la bourgeoisie marquait le pas, en France, derrière le roi disant : « L’État, c’est moi ! », elle faisait sa première révolution victorieuse en Angleterre. Cent cinquante ans avant la Révolution Française, les Anglais tranchaient le col à la monarchie absolue, malgré les doctrines de Hobbes sur sa légitimité. Ils établissaient le parlementarisme et votaient le bill d’habeas corpus, dont on attend encore l’équivalent en France pour la défense de la liberté individuelle toujours livrée à un arbitraire quasi-féodal quoique démocratique. Durant tout le xviiie siècle, la bourgeoisie française s’instruisit à l’école des politiques anglais orientés vers le libéralisme et la démocratie. Locke fut le principal représentant de cette école. Son influence détermina en France la politique encyclopédiste qui le dépassa pour aboutir à la Révolution de 1789. La bourgeoisie victorieuse de la monarchie de droit divin se serait alors fort bien accommodée, comme les Encyclopédistes, d’un « despotisme éclairé », sous un « bon tyran ». Il fallut la résistance royale attachée aveuglément au despotisme absolu pour que, les idées républicaines l’emportant, la République fût proclamée en 1792 et que Louis XVI fût décapité. Mais la République, repoussant le fédéralisme pour faire la France « Une et indivisible », ne fit que transporter la Raison d’Etat de la royauté à la Nation. La bourgeoisie vit de plus en plus sa force dans l’étatisme. C’est pour le maintenir qu’elle favorisa la dictature napoléonienne. C’est pour le consolider que, disant avec Gambetta, en 1873 : « La France n’est que trop décentralisée », elle a fait la République opportuniste. C’est pour le sauver en se sauvant elle-même qu’elle est de plus en plus fasciste, mais qu’elle sera, demain, collectiviste, voire bolcheviste, s’il le faut, contre la liberté et l’anarchisme.
Après Napoléon, la politique bourgeoise concentra ses efforts pour l’établissement de la nouvelle féodalité de l’argent, et contre la montée de l’idéologie socialiste dont les buts tendraient de plus en plus vers un étatisme appelé « prolétarien ». Ce fut la lutte du capitalisme et du prolétariat. Toute la politique n’a pas eu, depuis, d’autre base ; mais le prolétariat, après cent ans d’efforts et après avoir fait l’expérience des théories les plus diverses, en est toujours à peu près au même point. Le fait économique est arrivé à s’imposer avec un réalisme si brutal et si angoissant, qu’il est devenu une menace même pour la bourgeoisie, bien qu’elle continue à le dominer. Ce n’est pas pour rien que la démocratie créée par elle a toujours, comme fondement, les principes juridiques du droit romain qui n’admettaient pas la coexistence de la liberté politique et de la liberté civile. Les mystificateurs du « peuple souverain » lui affirment qu’il possède ces deux libertés. Le fait social répond tous les jours, avec une brutalité sans cesse accrue : « Non ! » (voir Propriété et Liberté). « Les droits de l’homme sont-ils proclamés ? Oui. Sont-ils appliqués ? Non », constate la Ligue des Droits de l’Homme.
La royauté de droit divin fut liquidée définitivement par la chute de la Restauration, amenée surtout par haine de l’Eglise encore plus intéressée et acharnée que la royauté à retourner au passé. Depuis, les « légitimistes » ont été réduits à l’opposition de quelques vieilles momies enroulées dans le drapeau blanc. Ralliés aux « orléanistes » depuis la mort de leur dernier « prétendant », ils ont formé, — avec les épaves de toutes les oppositions conservatrices déçues, celles, entre autres, du « bonapartisme » et de tous les cléricaux, jésuites de robe longue ou courte maquillés en libéraux, en démocrates, voire en socialistes, — le parti nationaliste, dont les manifestations ne prennent une consistance et ne présentent un danger à certains moments que grâce à la lâcheté et à la corruption des prétendus républicains. On a ainsi le spectacle particulièrement édifiant de ministres, de parlementaires, de financiers, de magistrats et de guerriers, tremblant devant des aboyeurs nationalistes qui exercent impunément sur eux un véritable chantage, celui de « l’homme à la chemise sale », et les mettent dans les plus ridicules postures.
La Révolution Française avait orienté les esprits vers une politique de plus en plus audacieuse dans les voies de la liberté ; mais la bourgeoisie sut arrêter, ou plutôt faire dévier ce mouvement pour neutraliser ses effets sociaux. Ce fut le règne de la duplicité démocratique, imitée de celle de l’Église, qui succéda au règne du droit divin. De même que dans les temples l’on disait : « Aimez-vous les uns les autres », en célébrant les égorgements, la bourgeoisie écrivit les grands mots : Liberté, Egalité, Fraternité, sur les bastilles conservées ou reconstruites : prisons, casernes, bagnes du travail et de la misère, où elle fit enfermer ceux qui eurent foi dans ces belles formules et revendiquèrent en leur nom. Avec une absence de plus en plus complète de morale et de scrupules, la politique bourgeoise entreprit d’exploiter à la fois la misère et la bassesse humaines, de corrompre quand elle ne put pas vaincre, de calomnier et d’affamer quand elle ne parvint pas à acheter. Elle sut prendre tous les masques, s’affubler de toutes les défroques, avoir ses hommes dans tous les partis. Quand les procès, la prison, la déportation, la proscription, la fusillade ne lui suffirent plus contre les « bandits rouges », elle se fit rouge elle-même, libérale, républicaine, radicale, socialiste. Après avoir chanté le Ça ira ! et la Marseillaise, pendant la Révolution, elle est revenue à Ô Richard, ô mon roi ! sous la Restauration. Elle a chanté ensuite la Parisienne pour saluer le retour des « trois couleurs ». Elle chanta la Reine Hortense, sous Napoléon III. Elle chante aujourd’hui, avec l’éclectisme d’un temps qui est à la fois oiseau et souris, l’Hymne au Sacré Cœur, conjugué avec l’Internationale. Demain, elle sera bolcheviste et tiendra entre ses dents le couteau de l’homme de Moscou. Ce ne sont pas les complices qui lui ont manqué et lui manquent encore parmi les girouettes politiciennes, les proscrits défaillants, les bavards ambitieux, les chambardeurs rêvant d’un ordre où ils seront les maîtres, toute la vermine des aventuriers et des renégats. Depuis le petit Thiers jusqu’à M. Tardieu, elle en a fait, pendant cent ans, ses avocats, ses hommes d’affaires, ses magistrats, ses policiers, ses techniciens, ses spécialistes, ses gouvernants, c’est-à-dire ses valets.
La bourgeoisie avait sauvé la propriété de la révolution. Elle établit sur elle un étatisme de l’Argent qui serait, par ses coffres-forts, plus inexpugnable que celui de la Royauté derrière les vieilles tours féodales où 1789 avait porté la torche. Elle commença par liquider le sentimentalisme et tout ce qui, dans la phraséologie révolutionnaire, représentait pratiquement trop de libéralisme. De Locke, des Encyclopédistes, des Physiocrates, tous partisans du « despotisme éclairé », de Rousseau réclamant un « contrat social » basé sur le respect de la liberté individuelle et l’égalité de tous dans un État fort et juste appuyé sur la souveraineté populaire, de Montesquieu préconisant une. constitution anglaise, de Morelly, favorable à une société communiste, d’Adam Smith, individualiste bourgeois, de Kant et de Fichte, individualistes à tendances libertaires, de tous, elle prit ce qui pouvait servir ses desseins, établir sa prépondérance, et elle rejeta, combattit, tout ce qui la contraria. Entichés d’aristocratisme pour eux, ses plus hauts représentants avaient pris la place, dans l’échelle sociale, des « ci-devant » royalistes. Il furent pleins de respect pour les théories des Joseph de Maistre et de Bonald défendant les droits de Dieu contre les droits de l’Homme, de Haller, champion de la légitimité, des Bentham et Burke, en Angleterre, des Savigny et Hegel, en Allemagne, qui renforçaient la souveraineté de l’État. Mais les acquéreurs de biens nationaux, les financiers et fournisseurs des armées, les nouveaux nobles, tous les pirates des guerres napoléoniennes qui craignaient de devoir rendre gorge, furent avec la moyenne et petite bourgeoisie et par haine de l’église, libéraux et « voltairiens ».
La bourgeoisie se servit de Voltaire et de la pensée encyclopédiste comme l’Église s’était servie d’Aristote, en les dénaturant. Elle exagéra ce qu’ils avaient de superficiel, de sec, d’égoïste et de sceptique, pour dissimuler leur sérieux et leur profondeur révolutionnaire. Déjà, sous l’Empire, dans la presse officielle menée par Geoffroy, et à l’Institut, on avait affecté de ne connaître du xviiie siècle que sa littérature. A partir de la Restauration, le Constitutionnel et les « idéologues » de son entourage, plus ou moins servants de l’Église et jésuites honteux, poursuivirent l’incompréhension et le discrédit de Voltaire par le « voltairianisme », application prudhommesque, c’est-à-dire grotesque, des idées du xviiie siècle aux intérêts bourgeois.
Durant la Restauration, la bourgeoisie, pour contrebalancer la réaction politique, s’était servie du libéralisme. Il avait eu alors une certaine grandeur avec B. Constant, quand il demandait à l’État d’assurer « la garantie des droits de l’individu indépendants de toute autorité sociale ou politique ». Mais la bourgeoisie liquida ce libéralisme idéaliste à l’occasion de la Révolution de 1830, et il mourut avec B. Constant, l’année même où la ruée des appétits installa Louis Philippe au pouvoir. Le libéralisme se fit cyniquement réaliste avec Guizot disant à ses compères : « Enrichissez-vous ! », et surtout avec Thiers qui donna la formule du plus bas égoïsme bourgeois : « Chacun pour soi et chacun chez soi » à une société de parvenus déjà trop enrichis et trop disposés à l’écouter. Aux droits de l’individu défendus par le libéralisme généreux de B. Constant, Guizot et les doctrinaires du libéralisme bourgeois opposèrent la différence des intérêts, née de l’inégalité des individus et surtout des fortunes. On ne naissait et on ne demeurait plus roturier ou noble, mais on naissait et on demeurait riche ou pauvre. La bourgeoisie organisa le gouvernement des riches et supprima les droits des pauvres. Elle n’en prétendit pas moins rester fidèle aux « grands principes » de la « Révolution immortelle », pour lesquels « nos pères ont versé leur sang », etc. On connaît la chanson. Les « arrière petits-fils », les « héritiers des Jacobins », la chantent encore, et les prolétaires, qui continuent à crever de faim, sont toujours heureux de l’entendre. Ce salmigondis d’idéalisme verbal et de réalisme sordide produisit le libéralisme « prétexte et justification de la classe industrielle à l’aube de son règne ». (Dumont-Wilden : Benjamin Constant.) On ne reparlerait plus du libéralisme de B. Constant qu’en 1875, lorsqu’on fabriquerait ce qu’on appellerait la Constitution de la iii République. Dans l’intervalle, la bourgeoisie aurait eu le temps de s’immuniser contre toutes les entreprises révolutionnaires. Les Constituants de 1875, les mains encore rouges du sang des Communards et préparés aux palinodies « opportunistes », pourraient, sans courir grand risque, se donner des airs libéraux. « Les temps héroïques sont passés », dirait Gambetta lançant le coup de pied de l’âne aux morts de la Commune.
L’histoire du libéralisme, premier parti politique issu de la Révolution, devait être celle de tous les partis qui lui succèderaient. Elle a marqué la fin de l’idéologie directrice de la politique. Depuis, le fait social a dominé la théorie. Celle-ci n’a plus été viable que dans la mesure où elle a été la déduction vérifiée, contrôlée, du fait et a opposé à la métaphysique politique ce qui a été appelé le « matérialisme historique ». La science économique s’est substituée à la politique ; elle a rétabli le droit divin dans le droit capitaliste, l’esclavage populaire dans la servitude prolétarienne. Les Droits de l’Homme que la Ligue formée pour leur défense est devenue, aujourd’hui, incapable de défendre, la Liberté, l’Egalité, la Fraternité, ne sont plus que de la blagologie bourgeoise, comme le « Sermon sur la Montagne » et l’amour du prochain sont, depuis 1900 ans, de la blagologie religieuse. L’équivoque sentimentale de l’entente des classes, produite par les premières théories socialistes et que cherche à entretenir plus que jamais, aujourd’hui, la fourberie politicienne, a été balayée par la réalité toujours plus impitoyable et cruelle de la lutte des classes ; mais il a fallu toute l’évolution du socialisme pour arriver à cette constatation de fait, qui s’impose aujourd’hui contre le socialisme lui-même, passé au service de la bourgeoisie capitaliste, afin d’en atténuer les inévitables effets révolutionnaires. Malgré le bulletin de vote et le « collaborationnisme » socialo-syndicaliste, il est de plus en plus impossible que le loup et l’agneau paissent ensemble.
Le socialisme (voir ce mot), avait été de tout temps en instance dans les aspirations communistes-libertaires et confondu avec elles. La Révolution leur donna l’occasion de leurs premières manifestations politiques, notamment lors de l’élaboration de la Constitution de 1793. Tenue en échec par les Jacobins, cette Constitution ne fut jamais appliquée. Dès ce moment, ceux qui représentaient socialisme, communisme et anarchisme, depuis Marat jusqu’à Babeuf, furent les indésirables de la Révolution, les « enragés » plus détestés des Jacobins défenseurs de la propriété, que les royalistes. Après l’échec de la conspiration des « Égaux » et la mort de Babeuf, socialisme et communisme furent réduits, pour un demi-siècle, aux aspirations et aux manifestations vagues et contradictoires du fouriérisme et du saint-simonisme qui fournirent au romantisme les éléments d’un snobisme engoué de la littérature d’Eugène Sue et de George Sand. Mais le socialisme se précisa. Au début du siècle, dans ses Effets de la civilisation, l’anglais Charles Hall avait commencé à expliquer scientifiquement l’antagonisme du capital et du travail ; il avait pressenti ses conséquences : révolte inévitable, militarisation de l’État et dictature, guerres pour enrichir davantage les riches et faire s’entretuer les pauvres, etc. D’autre part, à la faveur de l’agitation créée dans toute l’Europe par la Révolution Française, les idées d’Owen et de ses disciples amenèrent les manifestations ouvrières anglaises, véritable révolution sociale qui fit dire à Karl Marx : « Pour la première fois, dans l’histoire, l’économie politique de la bourgeoisie avait été vaincue par l’économie politique de la classe ouvrière. » Mais cette victoire n’eut pas les conséquences sociales qu’on en pouvait espérer.
Du babouvisme, du fouriérisme, du saint-simonisme et des idées anglaises sortit le socialisme français. Pecqueur formula la théorie de la « socialisation » collectiviste. Cabet fit de son Icarie un État-Providence de tous les citoyens devenus fonctionnaires. Louis Blanc souligna la division existante entre la bourgeoisie et le véritable peuple qui était le prolétariat (voir Peuple), en disant : « J’entends par bourgeoisie l’ensemble des citoyens qui possèdent les instruments de production, ou capital, qui travaillent avec leurs propres outils et ne dépendent pas d’autrui. Le peuple est l’ensemble des citoyens qui ne possèdent aucun capital et dont l’existence dépend entièrement d’autrui. » En conséquence, Louis Blanc réclama de l’État l’organisation du travail. Toutes ces théories opposaient un étatisme générateur de bonheur général, faisant participer, selon la formule de Sismondi, tous les citoyens « aux jouissances de la vie physique que la richesse représente », à l’étatisme bourgeois réservant ces jouissances pour une classe privilégiée et dominatrice. Mais leurs auteurs ne paraissaient pas apercevoir l’antinomie absolue qui existe entre le régime de la propriété et la liberté de tous les hommes. C’est ainsi qu’un socialisme, plein d’aspirations généreuses mais insuffisamment basé sur des données positives, et trop incertain sur ses moyens d’action, préparait, en collaboration plus ou moins cordiale et confiante avec le libéralisme républicain, les événements de 1848. La lutte s’organisait dans des sociétés secrètes. Des émeutes étaient provoquées. La « Société des Saisons », formée sous l’inspiration de Buonarroti, suscitait en 1839 une insurrection à la suite de laquelle Blanqui et Barbès étaient condamnés à mort. En marge du socialisme étatiste français, Proudhon formulait contre le régime de la propriété la théorie d’une société anarchiste basée sur l’entente des individus dans la liberté et l’égalité complètes. De cette dissidence sortirait la séparation du communisme libertaire du communisme étatiste, séparation que rendrait complète le marxisme, quand il aurait exprimé ses théories définitives sur la lutte des classes, aboutissant à la dictature du prolétariat.
Les progrès du socialisme apparurent à la bourgeoisie comme le « Mané, Thécel, Phares » de son horizon politique. Tant que le socialisme ne se manifesta que dans des formes littéraires, sollicitant sa philanthropie mais laissant le prolétariat sur son fumier, elle se donna des airs généreux et flirta avec cette idéologie sentimentale. Mais l’idylle tournant à l’orage, les affamés commençant à gronder, le socialisme les poussant à la révolte et annonçant une Internationale qui leur dirait : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », le « spectre rouge » vint troubler le sommeil du bourgeois. Celui-ci se fit alors plus féroce. (Voir Révoltes ouvrières.) Les journées de juin 1848 inaugurèrent les grandes représailles ; elles creusèrent le fossé entre les classes et commencèrent véritablement leur lutte.
La bourgeoisie comprenait que les massacres, dans lesquels, malgré tout, elle se couvrait d’infamie et se faisait honte à elle-même, suffiraient de moins en moins à arrêter la vague populaire, même lorsqu’elle recourrait aux « guerres mondiales » faisant dix millions de morts. Il serait plus sûr pour elle de s’annexer le socialisme comme elle s’annexerait successivement tous les partis républicains. C’est ainsi qu’elle put durer et qu’elle dure encore. Certes, les antagonismes théoriques entre les différentes écoles politiques ont favorisé les desseins bourgeois. De plus, le sentimentalisme vague dont se leurraient jadis les partis populaires ne leur permettait guère de soutenir énergiquement des droits qu’ils ne voyaient qu’en rêve, et qu’ils attendaient plus d’une Providence que de la volonté des hommes. Mais depuis que la politique est devenue « l’application de la physique sociale » (A. Lichtenberger), la démonstration historique et scientifique s’est faite irréfutablement de l’impossibilité absolue de co-existence de la propriété et de la liberté, de l’entente du capitalisme et du prolétariat, de la réalisation de la justice sociale dans la société bourgeoise. Il semble, dès lors, que si proudhoniens, bakouninistes et marxistes ne purent s’entendre, il y a soixante ans, socialistes et anarchistes, collectivistes, communistes, fédéralistes et individualistes, pourraient se mettre aujourd’hui d’accord, au moins pour une action minimum sur les principes fondamentaux qui leur sont communs. Mais il faudrait pour cela que les hommes fussent à la hauteur des principes, que les partis politiques ne fussent pas menés par des politiciens prêts à toutes les palinodies et que tant de vaniteux ne mettent pas leurs petites personnes au-dessus des idées.
C’est par la corruption parlementaire que la bourgeoisie a pu faire servir à ses intérêts toutes les idéologies depuis cent ans passés, et maintenir ainsi sa puissance. Le parlementarisme (voir ce mot) est l’ossature des démocraties modernes. Qui domine au parlement domine la démocratie. Il s’agit donc d’y dominer coûte que coûte, par tous les moyens. Avec des hommes habilement dressés, circonvenus, corrompus, on fait faire au Parlement tout ce qu’on veut, quelle que soit l’indication donnée par le « suffrage universel ». La bourgeoisie a trouvé ces hommes dans tous les partis d’opposition, même les plus révolutionnaires. Il a suffi qu’ils se laissent prendre dans l’engrenage parlementaire pour que leurs partis y passent tout entiers.
Le parlementarisme fut inauguré en France par la Charte de 1814, établie pour régler les rapports de la monarchie restaurée et du peuple devenu « souverain ». Chateaubriand l’a décrit dans sa Monarchie selon la Charte qui lui valut la disgrâce royale. A la Chambre des pairs, désignés par le roi, s’opposait une Chambre des députés élus, en principe, par le peuple. Mais le jeu du régime censitaire réduisait ce peuple aux électeurs payant au moins 300 francs d’impôts, c’est-à-dire aux grands propriétaires. Ainsi, dès sa première application, le parlementarisme se révéla comme une institution fallacieuse. Ce fut une aristocratie de l’argent qui représenta le « peuple souverain » sous la Restauration.
Quand la bourgeoisie moyenne eut fait la Révolution de 1830, le cens fut abaissé. A côté des élus de la grande propriété, prirent place ceux des boutiquiers et des fonctionnaires. Jérôme Paturot, marchand de bonnets de coton, fournisseur de Louis Philippe et de la garde nationale, devint député. Au libéralisme aristocratique de la droite, celui des Say, Cousin, Royer-Collard, Guizot, fut alors opposé le libéralisme démocratique de la gauche, celui des Manuel, P.-L. Courier, Carrel, Delessert. Tout en établissant sur des bases de plus en plus solides la féodalité financière qui lui assurerait les monopoles des grandes entreprises nationales, la bourgeoisie faisait de la démagogie. Elle se dressait furieusement contre Lamartine quand il dénonçait la trahison de l’intérêt général au profit de cette féodalité, mais elle chantait sa Marseillaise de la Paix, inaugurant ainsi dans sa double fourberie ce « bellipacisme » qui livrerait le monde aux marchands de canons. En même temps, par esprit « voltairien », elle soutenait le catholicisme libéral contre l’ultramontanisme et, influencée de plus en plus par ses petits bourgeois, les futurs radicaux qui font aujourd’hui le parti des « petites gens », elle préparait la liquidation définitive de la royauté dont elle n’avait plus besoin et qui commençait à lui coûter trop cher. Mais la peur du socialisme la retenait. Le 25 février 1848, elle fit le saut malgré elle, La République fut proclamée ; en même temps, le suffrage appelé « universel » fut accordé au peuple après une journée de barricades. L’expérience de la « souveraineté » du peuple allait être de plus en plus déconcertante et tragique.
Le 23 avril 1848, le « peuple souverain » envoya, ou crut envoyer, à la Chambre des députés, ses « républicains » sur les 900 élus qui la composaient. L’Assemblée Constituante formée le 5 mai par ces prétendus « républicains » commença par faire massacrer ses électeurs cinquante jours après, quand ils se permirent de réclamer une République effective. Elle vota ensuite, le 4 novembre, une Constitution conservant toute l’organisation despotique établie par Bonaparte après le 18 brumaire, et notamment l’autorité absolue du Président de la République sur les fonctionnaires et sur l’armée. Elle prépara ainsi ce que Karl Marx a appelé : Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Ce Bonaparte ne perdit pas son temps. Bien qu’il fût soutenu par un pacte occulte des bourgeois royalistes-catholiques et des aventuriers bonapartistes, le pauvre « peuple souverain » crut voir en lui l’homme qui le vengerait des journées de juin et il le nomma, au plébiscite, président de la République par cinq millions et demi de voix ! L’ancien « carbonaro » se hâta de faire envoyer en Italie une armée française pour soutenir le pape contre les républicains, et de créer le « parti de l’ordre » pour préparer, dans l’ombre maléfique des massacres populaires, les élections de mai 1849. Elles furent nettement anti-républicaines. On vota alors la loi Fulloux, en faveur de l’enseignement congréganiste (16 mars-31 mai 1850), et les lois sur la presse (27 juillet 1849–10 juillet 1850) qui tuèrent les petits journaux démocratiques et arrachèrent à Lamennais, dont le Peuple Constituant fut supprimé, ce cri douloureux : « Silence aux pauvres ! ». Suivirent des destitutions de fonctionnaires, des saisies de journaux, des procès de presse, des accusations de complots ou de sociétés secrètes, des arrestations et de longues détentions préventives arbitraires, l’état de siège dans plusieurs départements, des attentats à toutes les libertés, une campagne de mensonge et de haine inouïe contre les « rouges », tout cela soutenu par les prétendus libéraux qui s’appelaient Thiers, Molé, Barrot, Montalembert, Falloux, etc., et la majorité parlementaire des prétendus républicains.
Car ceux-ci étaient aussi corrompus que leurs prédécesseurs, les libéraux que Guizot et Thiers avaient fait abreuver de « pots de vin » par les « loups cerviers » de la finance, et que, avant ces derniers, les Ventrus des ministères de Villèle que Béranger avait montrés, revenant « gras et fleuris » dans leurs circonscriptions, en chantant :
« Quels dînés, quel dînés,
Les ministres m’ont donnés !
Ah ! que j’ai fait de bons dînés ! »
Le parlementarisme avait immédiatement adopté la moralité et les méthodes de participation au pouvoir des anciens sans-culottes et conventionnels passés au service de l’Empire, puis de la Restauration. Ce n’était pas pour rien qu’un Guizot — comme un Tardieu aujourd’hui — « ne comprenait pas qu’on ne fût pas servilement ministériel quand il était ministre » (Dumont-Wilden). Il savait payer la servilité, et les premiers parlementaires n’avaient pas attendu d’être les élus du « suffrage universel » pour vendre au pouvoir ce qui leur servait de conscience. Ils étaient cependant des propriétaires. Ils n’avaient pas pâti, dès leur naissance, comme les anciens claque-patins sortis, disent-ils avec ostentation, des « plus basses assises du prolétariat », qui, quoique solidement engraissés depuis, gardent toute leur vie un « boyau de vide » à faire remplir par le plus offrant.
Malgré la décevante expérience parlementaire, les idées républicaines et particulièrement socialistes se développant, des élections partielles furent favorables à la République en 1849 et 1850. La bourgeoisie voulut alors éviter à tout prix des élections populaires en 1852. Elle fit voter la loi du 31 mai 1850 portant à trois ans la résidence qui n’était que de six mois pour l’électeur. Trois millions de ceux que M. Thiers appelait « la vile multitude » furent ainsi exclus du « peuple souverain ». Cela ne suffit pas. Il fallait un « sauveur » pour en finir avec les « hordes de barbares prêts à se ruer sur les familles et sur les propriétés ». Pour cette tâche, le président qui avait juré sur son « honneur » de respecter la Constitution mit son « honneur » à la violer. C’est ainsi qu’après divers événements : manifestation impérialiste de l’armée à la revue de Satory (10 octobre 1850), destitution des généraux Neumayer et Changarnier, trop républicains, appel de Bonaparte au Coup d’État (discours de Dijon, mai 1851), manifestations de la Société du Dix Décembre dont les malabars inculquaient à coups de matraque le goût du bonapartisme aux citoyens, brochures du royaliste Romieu réclamant l’écrasement par le « soldat », par le « sabre », par la « force » de « la foule, cette bête cruelle et stupide », on arriva au 2 décembre 1851, à ses massacres et à ses déportations. Si le député Baudin mourut sur une barricade, si quelques autres parlementaires furent emprisonnés et proscrits, le plus grand nombre s’inclina devant le Coup d’État et, malgré les 100.000 arrestations et les 15.000 déportations qui suivirent, le « peuple souverain » à qui le Bonaparte avait rendu le « suffrage universel » pour la circonstance, eut la lâcheté de se prononcer pour l’Empire par 7.500.000 oui contre 640.000 non et environ 1.500.000 abstentions. Les « pauvres » ne sortirent de leur silence que pour river à leur cou le boulet impérial qu’ils traîneraient pendant dix-huit ans.
Si nous nous sommes étendus sur ces faits historiques, c’est qu’ils montrent, dès le commencement du parlementarisme, son impuissance contre les dictatures de « l’Ordre », sournoises ou avouées. Et cela n’a pas changé depuis, malgré l’expérience qui aurait dû, semble-t-il, servir au « peuple souverain ». Quand l’Empire fut emporté dans la boue de la défaite et que les fusilleurs des Communards s’occupèrent de fonder une nouvelle République, ils faillirent rétablir une royauté, ce qui n’avait aucune importance aux yeux des dirigeants. Ce qui en avait une, c’était de raffermir la puissance bourgeoise par la soumission ouvrière au capitalisme. Les sévères censeurs de l’Empire, les radicaux de 1869, donnèrent tous les apaisements (voir Opportunisme), et tous les partis les ont donnés depuis. La politique opportuniste, qui demeurera la formule de la IIIe République, a poussé les rouges vers les blancs et les blancs vers les rouges, pour se confondre de plus en plus dans le marais conservateur où se font les « bons dînés » ministériels. « Ni réaction, ni révolution », a été le principe républicain auquel les socialistes eux-mêmes se sont ralliés.
Avant qu’il devînt un « grand parlementaire », Jules Ferry disait : « le régime parlementaire, soit dans une république, soit dans une monarchie, n’a que le choix entre deux genres de mort, la putréfaction comme sous Louis-Philippe, ou l’embuscade comme sous Napoléon III. » Avant qu’il devînt ministre et président de la République, M. Millerand déclarait : « Quelle humiliation ! Quelle honte ! La France est une démocratie, elle le croit du moins. Elle a l’illusion de diriger elle-même ses propres affaires. Pur décor ! Les ministres ne sont que les commis chargés d’exécuter les ordres des grands financiers. Pantins dont la Haute Banque tire les ficelles. » Le comédien Got, type du « français moyen », qui avait déploré, après le 2 décembre 1851, « la plate impudence et le mépris d’elle-même avec lesquels ce qu’on appelle l’opinion publique accepte les coups de force bien menés », disait du parlementarisme : « Je reste convaincu que le parlementarisme, comme le suffrage universel, malgré toutes les apparences de la justice et de la raison, est constamment détourné de son but par l’intrigue et les dessous de la politique, et demeure une duperie et un escamotage perpétuel. » Le parlementarisme s’est de plus en plus corrompu, avec la politique appelée républicaine, dans les aventures du Panama, du boulangisme, du mélinisme, de l’affaire Dreyfus, pour aboutir, après la guerre de 1914, à la mainmise absolue de la finance représentée par tous les politiciens véreux qui agissent pour elle et qui dominent la situation. La Ligue des Droits de l’Homme, dont les intentions nous paraissent certainement pures ; malgré l’impuissance où la réduisent trop d’éléments politiciens qui vicient et paralysent son action, voudrait lutter contre la corruption politique et « sauver le parlement républicain » (H. Gernut, Cahiers des Droits de l’Homme, 30 septembre 1931), Il faudrait pour cela que le peuple possédât et sût exercer une autre souveraineté que celle de son esclavage. Le parlementarisme a signé le procès-verbal de sa définitive carence le 2 août 1914, lorsqu’on a décrété sans le consulter, et qu’il a approuvé après, « la mobilisation qui n’était pas la guerre » !
Le socialisme, parti de lutte de classe et d’émancipation prolétarienne, dont Karl Marx avait déjà dénoncé la déviation « social-démocrate », a passé à son tour le Rubicon, lorsque ses parlementaires et les fonctionnaires syndicaux ont livré l’Internationale Ouvrière à l’ordre bourgeois, capitaliste, militariste et policier en 1914. À la suite du Panama, Guesde et Lafargue écrivaient le 22 janvier 1893, au nom du parti ouvrier français : « Pour en finir avec les flibusteries financières, il faut en finir avec l’exploitation patronale. C’est une transformation sociale qui s’impose. Et cette transformation appelée à faire disparaître, avec la féodalité industrielle, terrienne et bancaire, le parasitisme dont le panamisme n’est qu’une des formes, qui donc pourrait l’accomplir, sinon la classe victime, depuis les travailleurs des villes et des champs, déjà dépossédés et réduits à l’état de salariés, jusqu’à la petite bourgeoisie encore industrieuse, qui voit son lendemain de plus en plus compromis dans les krachs, laissant derrière eux l’égalité de la misère pour chacun et l’insécurité pour tous ? » Or, durant la Grande Guerre, le parti socialiste et le syndicalisme avaient l’occasion de mettre fin, au nom de tous les prolétaires qui se battaient, à la féodalité industrielle, terrienne et bancaire, en faisant réaliser la « socialisation des moyens de production et d’échange » qui était à la base des aspirations socialistes et syndicalistes. Mais ils ont consommé la pire des trahisons à leurs principes en s’opposant à trois reprises différentes, comme l’a rappelé l’ancien député Jobert, à cette socialisation. Cette trahison majeure a entraîné toutes les autres. Aujourd’hui, le socialisme est impuissant, sinon complice, devant les flibusteries financières, et le syndicalisme, loin de travailler à la disparition du salariat qui est à la base de la charte ouvrière, « collaborationne » avec ceux qui exploitent les salariés. Le suffrage universel étant dans l’impossibilité d’apporter au socialisme, non seulement une unanimité, mais simplement une majorité assez forte pour imposer une réforme de l’état social, les socialistes avaient à choisir entre l’œuvre d’éducation qui donnerait au prolétariat la capacité qui lui manquait, et l’action révolutionnaire immédiate. Ils ont préféré s’engager dans l’impasse du parlementarisme qui ne laissait à leurs représentants que le choix entre l’enlisement fangeux où étaient tombés tous les autres partis, et une opposition stérile, toujours menacée des violences dictatoriales de la majorité. Les événements ont alors suivi leur cours ordinaire. Le parti socialiste est devenu un parti comme les autres, c’est-à-dire une coterie d’intérêts particuliers, le plus souvent dressée contre l’intérêt général et dont les formules blagologiques sont de plus en plus incapables de masquer la corruption.
Nous ne ferons pas l’histoire de la politique socialiste parlementaire. Soulignons seulement la contradiction où elle s’est mise avec ses propres théories à propos de la « participation » au gouvernement. Elle n’a pas cessé de tourner autour de ce pot depuis qu’elle s’est faite parlementaire. Au début, elle s’est montrée nettement hostile ; le socialisme devait prendre le pouvoir et non y participer. Faut-il croire que, comme pour le renard de la fable, les raisins étaient trop verts ? Il le semble car, peu à peu, les socialistes sont venus à composition à mesure que les possibilités de collaboration se sont levées à l’horizon. « Avoir des élus dans des assemblées où ils apportent l’opposition socialiste n’est pas de la collaboration », dit-on d’abord. Mais il s’agissait de savoir à quel moment cette opposition deviendrait de la participation. On était sur la pente savonnée où les malins prétendent qu’ils sont toujours à temps pour arrêter la glissade, et où les naïfs acceptent de glisser avec eux. Or, on peut dire à ce sujet que si la casuistique ecclésiastique est tortueuse, celle de l’opportunisme politicien adapté à la politique socialiste ne l’est pas moins. L’élu : conseiller municipal, conseiller général, député, ne devait pas, dans la rigueur de son opposition, occuper des fonctions officielles. Il ne put même, pendant longtemps, devenir sénateur, en raison des tractations et des compromissions avec les autres partis, inévitables pour l’élection d’un si important personnage. C’était toujours l’histoire des raisins !… Peu à peu, le conseiller municipal put devenir adjoint et même maire ; le conseiller général put faire un président de Conseil général ; le député put entrer dans des commissions parlementaires et devenir président de la Chambre des députés. Enfin, l’homme pur, qui ne devait pas compromettre son parti, put être sénateur. Il est resté interdit, sous peine d’excommunication majeure, de devenir ministre, et chaque fois que, depuis M. Millerand, un de ces messieurs a voulu l’imiter, il a dû commencer par démissionner du parti, ce qui, entre parenthèse, ne le gênait guère, puisqu’il n’avait plus besoin de son parti. Comprenne qui pourra, parmi ceux pour qui les mots ont encore un sens. Etre le maire d’une commune, ou son adjoint, n’est ce pas participer à l’administration communale ? Etre membre d’une commission parlementaire, n’est-ce pas participer au travail du parlement ? Etre président de la Chambre des députés, n’est-ce pas participer au gouvernement en planant au-dessus des partis pour faire l’accord entre eux dans leurs débats ? Tout cela, quoi qu’on en dise, n’est-ce pas se mêler aux affaires, contribuer à la fabrication des lois bourgeoises, exercer l’autorité qui les fait appliquer, enfin, participer au gouvernement ? Quelle différence y a-t-il entre l’acte d’autorité du ministre interdisant une manifestation dans toute la France, et celui du maire qui interdit dans une commune ? Seule, une casuistique filandreuse peut faire une distinction. « L’opposition ainsi comprise devient une sinécure qui n’exclut pas les prébendes », a dit fort justement M. B. de Jouvenel. Elle ne sert qu’à dissimuler aux yeux des masses, aussi aveugles dans le parti socialiste que dans les autres partis, les turpitudes par lesquelles les politiciens adaptent les principes du parti à leurs intérêts particuliers et persuadent les sots qu’ils travaillent pour le socialisme quand ils dînent chez les ministres, qu’ils font avancer le collectivisme quand ils s’enrichissent, et qu’ils honorent leur parti quand ils portent à leur boutonnière un ruban rouge !… Aussi, les Caillaux ont-ils beau jeu pour railler le socialisme et dire des idées de Karl Marx qu’elles sont devenues « ces formules desséchées que les partis socialistes, quand ils sont parvenus au pouvoir dans nombre de pays, ont été hors d’état d’incorporer dans les réalités ». En faisant du socialisme révolutionnaire un système gouvernemental, aussi menteur et aussi malfaisant que tous les autres systèmes politiques, les partis socialistes ont réduit le socialisme à ces « formules desséchées ».
On discute, depuis deux ou trois ans, de la « crise doctrinale du socialisme ». Il y a toute une jeunesse ardente, sincère, que les pratiques de l’arrivisme politicien n’ont pas corrompue, et qui cherche la voie d’un redressement du socialisme dans sa véritable raison, sa véritable action, son véritable but. Dans son inquiétude de ne pas trouver cette voie et dans son désir d’action, cette jeunesse dit : « Il ne suffit pas, pour être révolutionnaire, de flétrir jour par jour les forces d’oppression et ceux qui faiblissent devant elles… Il est possible que l’orage vienne ; bien des récoltes périront peut-être. Qu’aurez-vous fait pour les sauver ? » L’observation est certainement fondée à l’égard de certains dilettanti. Mais, est-ce ne rien faire pour sauver les récoltes que de dénoncer ceux qui les exposent systématiquement à l’orage, et n’est-ce pas mieux faire que « les plumitifs des différents partis dits avancés que vous voyez suspecter, et insulter, et déchirer tout indépendant qui ne paie pas cotisation dans leurs boutique » ? (J. R. Bloch). La première chose à faire pour un redressement du socialisme serait de le faire rompre avec le parlementarisme. Mais il est déjà bien tard pour cette opération. Comme tous les autres partis, le socialisme est aujourd’hui dominé, gangrené par ses politiciens : ses états-majors de gens plus ou moins arrivés au maréchalat, ne voulant lâcher leur bâton à aucun prix, dû le parti en périr ; sa hiérarchie de chefs et de chefaillons aux dents d’autant plus aiguisées qu’ils ont déjà mordu peu ou prou à la galette du pouvoir ; son armée de tous les affamés d’autorité, fût-elle celle d’un « flic », qui seraient, comme le héron de la fable, tout heureux et tout aise de rencontrer, grâce au socialisme, un limaçon en attendant une plus abondante chère. Tout ce monde se gave, ou aspire à se gaver, de la détresse de l’immense foule des véritables affamés, à exploiter la colère des véritables prolétaires pour qui le « grand soleil rouge », toujours annoncé, ne brille jamais.
L’Église romaine a prétendu être une puissance populaire et démocratique parce qu’il lui est arrivé de faire papes des gardeurs de pourceaux. Napoléon, qui escamota la République dans le but de lui substituer une nouvelle dictature dynastique, déclarait que chacun de ses grenadiers portait dans sa giberne un bâton de maréchal. Voici ce que produit aujourd’hui la démagogie socialiste mise au service de la démagogie bourgeoise : « De nos jours, le plus modeste des enfants de nos écoles peut devenir chef du gouvernement ou président de la République… Gloire donc à la Révolution qui a mis dans chaque berceau ce rayon d’espérance ! Gloire à la République qui peut se permettre d’élever au plus haut degré de la hiérarchie sociale le plus humble de ses enfants !… Oui, c’est une grande chose que les enfants du peuple puissent désormais s’élever dans l’État jusqu’au faîte des charges et des honneurs. » (Alexandre Varenne). Le socialisme n’est plus, d’après Varenne, d’apprendre à tous les enfants du peuple à vouloir la justice sociale dans l’égalité de tous les hommes et dans la solidarité commune. Non. Il consiste à leur apprendre à arriver, à dominer par les compétitions et les intrigues, les mensonges et les violences qui permettent à un soliveau national de s’ériger, tous les sept ans, « au faîte des charges et des honneurs » !… Il y a, entre ce laïus de M. Varenne et certaine opinion formulée jadis par M. Millerand sur les présidents de République, tout le chemin parcouru par le socialisme parlementaire dans la voie honteuse de son adaptation au muflisme démocratique (voir Muflisme).
En décembre 1927, M. Poincaré, chef du gouvernement, donnait ce satisfecit aux socialistes du Sénat : « Je suis en face d’une opposition des plus courtoises ; vous me laissez accomplir mon œuvre. » En février 1928, il disait à ceux de la Chambre des députés : « Vous conduisez votre opposition sans aucune hostilité, avec modération. Le parti socialiste n’a pas cherché à entraver l’action essentielle du gouvernement. » Et dans le Populaire, journal du parti socialiste, ce parti montrait lui-même, par la plume de M. Emile Kahn, dans quelle impasse le parlementarisme l’avait engagé : « L’opposition de combat, c’est un magnifique article de journal. Cela ne répond pas à la réalité. Depuis que le ministère Tardieu est au pouvoir, notre groupe parlementaire est contraint de mener une opposition de résignation que j’appellerai une opposition de collaboration »… A part cela, on ne « participe » pas !
En temps d’élections, la chose est pire. La politique socialiste en arrive à renier totalement la lutte de classe. L’union prolétarienne n’a plus de sens pour elle ; c’est sous cette chose vague, et qui n’a plus aucun sens depuis longtemps, appelée « alliance républicaine », qu’elle cherche à recueillir le plus de suffrages par des pactes formés, le plus souvent contre ceux qui sont plus à gauche qu’elle, avec ceux qui sont plus à droite. Comme tous les partis se réclament aujourd’hui de la République, on sait ce qu’on risque de rencontrer au coin du bois de cette alliance. Le socialisme dit qu’il défend en la circonstance les « idées démocratiques » ; mais il n’est aucun de la douzaine de « partis républicains » existant aujourd’hui qui ne prétende les défendre avec le même zèle. En 1910, les socialistes écrivaient des choses comme celles-ci : « Le public ouvrier et paysan ne voit pas très bien ce que les réactionnaires pour de bon pourraient bien faire de pire que les radicaux… En dénonçant l’impuissance et la banqueroute du parti radical, en flétrissant son cynisme et les écœurants procédés du même parti politique, le parti socialiste ne fait le jeu d’aucune réaction… » (Paul Faure, Le Travailleur du Centre, 20 mars 1910). Aujourd’hui, ils font alliance avec les dits radicaux et ceux qui disent, et ne cessent pas de dire que tous se valent, plongés qu’ils sont dans la « pourriture parlementaire », passent pour des hargneux, des aigris, des jaloux, quand ce n’est pas pour des vendus à qui on demande aimablement combien la réaction les a payés !… Les adversaires du parlementarisme ne comprennent rien, dit-on, aux réalités. Ceux qui en vivent, les socialistes parlementaires entre autres, les comprennent, eux, les réalités. Comme le Ventru de Béranger, ils savent comment on revient « gras et fleuri » sans avoir couru les risques d’une révolution que seuls les « primaires » de leur parti réclament encore.
Pourquoi le parti socialiste jette-t-il ainsi par dessus bord, avec tant de désinvolture, la doctrine marxiste ? On pourrait croire qu’il lui a gardé la vieille dent de ces « sociaux-démocrates » que Marx dénonça et flétrit plus et mieux que personne. Mais la raison est autre. Le rapporteur de la question électorale au dernier congrès socialiste a pu l’exprimer ainsi sans soulever des huées générales : « Afin d’obtenir le plus d’électeurs et le plus d’élus, j’ai dressé notre programme électoral comme font les grands magasiniers qui, pour attirer et allécher les clients, confectionnent des séries d’articles réclames ! » L’aveu est ici complètement dépouillé d’artifices. Ce n’est pas avec « l’article » marxiste qu’on « attire et allèche les clients » de la boutique électorale. Aussi, le résultat est-il, et il sera tant que durera le régime parlementaire, celui-ci : « République, dictature, royauté, empire, que signifient ces titres dont les régimes se parent, que comptent, dans les démocraties, les voix des électeurs, quand les lendemains des gouvernements et des peuples se décident dans une région où les ministres et les dictateurs n’ont pas accès et où quelques douzaines de personnages sans mandat manient l’épargne, distribuent le crédit au gré de leurs esprits faillibles, manœuvrent les cabinets travaillistes aussi aisément que les conservateurs, et n’avertissent les nations des opérations qu’ils ont faites en leur nom que par le bruit soudain de leurs faillites. » (H. de Jouvenel).
Ce qu’on appelle la « souveraineté » du peuple n’est donc que l’abandon de sa volonté et de ses droits, par le moyen du parlementarisme, au bon plaisir de ses maîtres. Proudhon a dénoncé la « confusion de la volonté sociale avec le suffrage universel et la substitution de celui-ci à celle-là » dans des termes qui devraient faire réfléchir les électeurs qui en sont capables. Il a écrit ceci : « Que le suffrage universel, c’est-à-dire une idée individualiste adoptée par la majorité du peuple, s’exerce d’une manière tacite ou formelle, peu importe. Dès lors qu’il devient la loi de la nation, il doit arriver infailliblement que la volonté sociale soit viciée dans ses manifestations légitimes et peu à peu anéantie. C’est ce qui arrive lorsque le peuple, prenant l’action par masse pour l’action sociale, l’uniformité disciplinaire pour l’unité organique, le prestige monarchique, dictatorial, triomphal, pour la richesse, la grandeur et la gloire, finit en se donnant un dépositaire de sa pensée et de son pouvoir, par détruire son propre organisme et se réduire, suivant l’expression de Napoléon, à l’état de poussière !… » On ne peut mieux démontrer que la théorie du « peuple souverain » est une mystification. Elle l’est encore plus dans les faits.
Il ne peut pas y avoir souveraineté du peuple quand le peuple a, au-dessus de lui, des maîtres. Il n’y a de souveraineté que celle de ces maîtres qui exploitent le peuple à leur gré. Ses maîtres commencent d’abord par le faire voter suivant leurs intérêts. Tout un système de pression et de terreur est en main des patrons, des curés, de tous les dirigeants temporels et spirituels contre les électeurs soumis à leur autorité. On prive de travail ou de la communion l’ouvrier mal votant. S’il s’en moque pour lui, ce sont sa femme et ses enfants qui sont atteints. Toute une organisation de battage, de trompe l’œil, d’intimidation, de « pots de vin » et de « pots au feu », accompagne le candidat riche envahissant une circonscription avec des « nervis » solides qui lui font une garde du corps et sont pourvus de triques à l’usage des contradicteurs, d’argent pour les ivrognes dont la conscience politique a besoin d’alcools variés pour se révéler… On ne peut pas être candidat d’un parti, même socialiste, si l’on n’a pas les moyens de payer son élection. E. de Goncourt constatait : « Dans les sociétés corrompues, on vante la probité, mais elle se morfond dans la misère. » Elle se morfond encore plus dans l’impossibilité de l’action. Dans les partis politiques corrompus, et ils le sont tous, on ne vante même pas la probité ; on la méprise et on la combat. N’est-elle pas un reproche — pour ne pas dire un remords — pour tous les aventuriers, les « resquilleurs » et les « monte-en-l’air » de la politique enrichis par toutes sortes de rapines ? Et le silence au candidat pauvre est imposé comme à l’électeur pauvre, qui sont probes tous deux, surtout par cette presse qui se prétend « libre », mais qui ne parle que pour celui qui la paie, pour le malfaiteur qui peut payer contre l’honnête homme qui n’en a pas les moyens. Le « peuple souverain » est dominé, « mis en boîte », dans les réunions électorales où les candidats se présentent comme des Rédempteurs du monde, par une foule de braillards aussi corrompus que ceux qui les emploient, qui attendent de leur candidat dont ils ont souvent financé l’élection, des décorations, des adjudications, des bureaux de tabacs, des autorisations aussi illégales que productives, des emplois de budgétivores et cent autres choses où ils étaleront, dans le plus doux et le plus rémunéré des « farniente », la récompense de leur zèle démocratique et l’insolence de coquins qui se savent protégés auprès des tribunaux. C’est ainsi que se fait le choix des « meilleurs » dans la démocratie.
Et il y a la candidature officielle du gouvernement, soutenue par les préfets et les maires, par les fonds secrets distribués à la presse dont l’indépendance démocratique est à plat ventre devant les distributeurs de sportule. Il y a cent ans, les gouvernants envoyaient aux préfets, à l’usage des fonctionnaires, des circulaires comme celle-ci du 17 décembre 1828 :
« Sa Majesté désire que la plupart des membres de la Chambre qui a terminé ses travaux soient réélus.
« Les présidents de collèges sont les candidats.
« Tous les fonctionnaires doivent au roi le concours de leurs démarches et de leurs efforts.
« S’ils sont électeurs, ils doivent voter selon la pensée de Sa Majesté, indiquée par le choix des présidents, et faire voter de même tous les électeurs sur lesquels ils peuvent avoir de l’influence.
« S’ils ne sont pas électeurs, ils doivent, par des démarches faites avec discrétion et persévérance, chercher à déterminer les électeurs qu’ils peuvent connaître à donner leurs suffrages au président. Agir autrement ou même rester inactif, c’est refuser au gouvernement la coopération qu’on lui doit ; c’est se séparer de lui et renoncer à ses fonctions.
« Présentez ces réflexions à vos subordonnés, etc. etc. »
Aujourd’hui, les circulaires sont plus discrètes, les menaces et les sanctions plus déguisées contre les insoumis ; mais les gouvernants perdent toute discrétion, soutenant ouvertement de leurs discours, et des journaux, les candidats de leur majorité. Avec une impudence déconcertante ils battent la grosse caisse électorale comme des charlatans et poursuivent les gens jusque dans leur lit avec la T. S. F. C’est dans ces conditions que s’exerce la « souveraineté du peuple » souverainement mystifié.
Le « suffrage universel » n’est pas une moindre mystification, corollaire de la précédente en ce qui concerne le nombre, la qualité des électeurs et le compte que l’on tient de leur volonté. Qui dit « universel » dit « général, qui s’étend à tout ». Le suffrage dit « universel » devrait être celui de tous. Il commence par exclure tous ceux qui, ayant moins de vingt-et-un ans et n’étant pas encore passés par la caserne, ne sont pas suffisamment abrutis socialement pour faire de « bons électeurs ». Il exclue aussi les femmes, du moins en France. Il est de vérité élémentaire que si les femmes ne doivent pas faire de meilleurs électeurs que les hommes, elles ne peuvent en faire de pires. Au pays « le plus spirituel du monde », la femme est reine de tout ce qu’elle veut, tout autant qu’elle se prostitue ; mais une Séverine ou une Mme Curie est inférieure au premier ivrogne venu devant le « suffrage universel ». Il a fallu soixante ans à la République pour qu’elle se décidât à accorder le droit de vote aux « gens de maison » ! Il reste encore toutes sortes de « mineurs » d’autres espèces : étrangers, militaires, prisonniers, etc., ce qui exclue du « peuple souverain » environ les trois-quarts de la population. Il y a de plus à tenir compote des « abstentionnistes » qui refusent de voter pour une raison quelconque, et enfin, de ce que la majorité dont les suffrages l’emportent n’est pas l’unanimité des votants. Ainsi, sauf quelques écarts de chiffres qui ne changent rien à cette constatation générale, la statistique est à chaque élection ce qu’elle a été en 1928 :
Électeurs inscrits : 11.395.000. Votants : 9.350.000
Suffrages représentés par les candidats élus : 4.800.000
Il en résulte que, dans un pays de 40 millions d’habitants, la majorité de ce qu’on appelle le « suffrage universel » est représentée par 4.800.000 électeurs, pas même le huitième de la population ! Nous ne tenons pas compte des élections aux colonies où il arrive, sans doute sous l’effet du soleil, que 10.000 votants donnent 15.000 voix à un élu !…
Tout au moins, le nombre des députés de chaque parti est-il proportionnel au nombre de voix recueillies par chacun ? Qu’on en juge par ces chiffres qui sont encore de 1928 :
Conservateurs et Républicains quelconques : 2.700.000 voix 265 élus
Radicaux et socialistes divers : 3.500.000 — 220 —
Socialistes S.F.I.O : 1.700.000 — 99 —
Communistes : 1.200.000 — 14 —
Si la proportion obtenue par les conservateurs et républicains quelconques avait été observée pour les autres partis, les radicaux auraient dû avoir 343 élus, les socialistes S.F.I.O. 166 et les communistes 114. La « droite » a eu 350 députés pour moins de quatre millions de suffrages ; la « gauche » n’en a eu que 250 pour plus de cinq millions. Voilà le fonctionnement de cette double mystification : « souveraineté du peuple » et « suffrage universel ». Le peuple peut voter à « gauche », tant qu’il lui plaira ; le gouvernement est toujours à « droite », sous peine de se supprimer lui-même.
Au moment où nous écrivons, les élections législatives de mai 1932 viennent d’avoir lieu. Il n’est aucun parti pour qui les 1er et 8 mai n’aient été de « belles journées », même pour les « conservateurs » qui auraient eu, paraît-il, zéro élu ! Car cela ne prouve rien, pas plus que la « majorité républicaine » qui s’est, dit-on, affirmée… une fois de plus ! C’est toujours la majorité républicaine qui s’affirme à chaque élection. En 1928, elle s’était tellement affirmée que L’Œuvre avait demandé ironiquement que quelques-uns de ses membres voulussent bien se dévouer pour former une opposition. On a vu comment cette demande a été satisfaite, grâce à la « bonne humeur » de M. Tardieu succédant à la « pénitence » poincaresque. Comment croire qu’il en sera différemment cette fois-ci ? Comment ne pas être certain qu’il en sera de même ? Avec un zèle suspect, des journaux qui célébrèrent le régime de la « bonne humeur » écrivent aujourd’hui sur M. Tardieu : « On frémit à la pensée qu’un homme si léger a tenu en ses mains le destin du pays et qu’il sévit encore pour quelques jours. » Mais qu’il arrive, d’ici quelque temps, à gagner à sa cause la majorité qu’on lui oppose aujourd’hui, et cet homme « si léger » redeviendra le seul ayant assez de prestige pour sauver le pays. Les Argus de la Bourse ne s’y trompent pas qui disent à leurs lecteurs financiers : « Pas d’aveugles présomptions… Pas de craintes injustifiées. » Et ils ne conseillent nullement, comme dans les véritables crises politiques, l’exportation patriotique des capitaux à l’étranger. Ils savent bien que ce n’est pas encore cette fois qu’on « prendra l’argent là où il est », malgré la « victoire des rouges » !… Au lendemain des élections, on a vu ceci : l’Église catholique faisant de pompeuses funérailles religieuses à M. Doumer, président de la République laïque, qui était né protestant et avait été libre-penseur toute sa vie ! Un tel exemple du confusionnisme du temps, établi sur la corruption politique et l’avarie des consciences politiciennes, n’est-il pas fait pour donner confiance à tous les partis et à toutes leurs girouettes, si habiles à tourner de l’un à l’autre, à ne courir jamais qu’au secours de la victoire, à « braver les tyrans abattus et à se mettre aux gages des autres » ?…
Seul, le « peuple souverain » ne trouve jamais son compte à cette politique. Comment le trouverait-il dans l’ignorance absolue où il est tenu de ses véritables besoins individuels et collectifs ? Comment ferait-il pour voir clair et se guider dans le labyrinthe des intrigues et des tripotages internationaux et nationaux où la confusion est semée à plaisir par tous les pêcheurs en eau trouble de la politique ? Comment peut-il savoir pourquoi le Béloutchistan, par exemple, est aujourd’hui la « nation amie » et sera demain « l’ennemi héréditaire », pourquoi il doit prêter son argent au royaume du Soleil et le refuser à celui de la Lune, pourquoi la rente monte ou descend, pourquoi il doit dépenser ou économiser, pourquoi on passe de la « pénitence » à la « bonne humeur » et vice-versa, pourquoi il y a sous-consommation quand il y a surproduction, pourquoi les œufs, la morue, les bananes, sont tour à tour des nourritures excellentes ou nocives, pourquoi on met la guerre « hors la loi » et on la prépare plus que jamais, et pourquoi, demain, pour des raisons de diplomatie secrète dans lesquelles il n’a pas plus le droit, lui, le « souverain », de mettre le nez, que ne l’avaient les sujets de Nabuchodonosor ou de Louis XIV, il devra marcher de nouveau pour une « mobilisation qui ne sera pas la guerre », mais qui fera tuer, cette fois, la moitié du genre humain !…
Le peuple, si « souverain » que le déclarent ses gouvernants en se moquant de lui, demeurera « le serf taillable et corvéable à merci », la « vile multitude » que méprisent les Thiers en la faisant massacrer, le troupeau lamentable du prolétariat des usines et des casernes, des profits capitalistes et des guerres impérialistes, tant qu’il ne possèdera pas une volonté sociale, seule génératrice de la liberté sociale et de la liberté politique. Mais, pour posséder cette volonté, il lui faut acquérir un savoir, une conscience, une énergie qui ne se trouvent pas dans les bars de vigilance, en levant le coude à la santé de malfaisants politiciens.
Après ce qui précède sur la politique, avons-nous besoin d’expliquer longuement ce qu’est le politicien ? Non, mais il n’est pas inutile de montrer que si la politique ne peut pas en faire un personnage bien reluisant, malgré tout son « prestige », lui est encore moins capable de la faire reluire. Le politicien est à la fois le producteur et le produit de la politique, la cause et l’effet ; ils s’avilissent mutuellement.
L’étiquette est récente. C’est un néologisme, Littré l’a ignoré. Le Nouveau Larousse l’a défini : « Personne qui s’occupe de politique. Ne se dit guère qu’en mauvaise part. » Le politicien ne s’occupe pas seulement de politique ; il en vit et il en fait le plus méprisable des métiers. Dans un temps où l’on croyait encore à un parlementarisme honnête, fonctionnant avec un personnel qui mettrait ses actes en rapport avec ses discours en remplissant les fins promises au peuple, ce néologisme fut formé pour désigner et flétrir les aventuriers politiques, les trafiquants de mandats, les brebis galeuses égarées dans le bon troupeau. Les galeux sont devenus si nombreux que la qualification s’est de plus en plus répandue et généralisée dans le langage. Elle a perdu en même temps son sens exclusivement péjoratif pour prendre ce caractère de bon garçonnisme dont on s’accommode à l’égard des maux dont on ne sait se débarrasser. On en est arrivé ainsi à commettre ces pléonasmes : un « politicien sans scrupules », un « politicien louche », ou ces antithèses : un « politicien scrupuleux », un « politicien vertueux » !
Le politicien se signale et se peint suffisamment lui-même par son importunité et ses turpitudes sans que des esprits malveillants aient besoin d’aller le chercher dans la solitude et de mettre à la lumière son indignité. Ses palinodies sont sans voile, sauf pour les aveugles ; les fluctuations de ses opinions et les contradictions de ses actes, si habiles qu’il les croie, le dénoncent, car elles coïncident toujours avec un changement avantageux dans sa situation personnelle. Etant en évidence dans toutes les manifestations de la vie publique, il alimente toute une littérature très souvent bouffonne et encore plus ridicule et odieuse. Il remplit l’histoire et le roman. Flaubert, dans son Candidat, et plusieurs autres auteurs qui l’ont présenté au théâtre, ont échoué en le montrant trop crûment, en ne l’enveloppant pas assez de la rhétorique, du « galoubet », de la « galéjade » qui ont fait le succès de Numa Roumestan et de Pégomas dans Cabotins de Pailleron. Le public aime, au théâtre comme à la ville, les séduisantes fripouilles, surtout celles qu’il a couvées électoralement, qui lui font les poches en l’amusant. Il les préfère à l’honnête homme froid et distant qui ne sait pas rire, même dans les cimetières. Ce qui fait faiblir l’attaque, c’est que chaque nouveau qui se présente dit : « Oui, c’est entendu, mes prédécesseurs ont pu être des fripouilles, mais moi, Moa ! je suis d’une autre trempe ; je ne suis pas de ceux qui trahissent ! » Et cela dure jusqu’au premier pot de vin qui se présente, puis on passe à un autre. Il y a plus de cent ans que cela dure.
Le politicien a son ancêtre, son prototype, dans le Ventru, chansonné par Béranger en 1818, qui chantait ses « bons dînés » chez les ministres avec une jovialité cynique dont voici quelques traits :
« … L’État n’a point dépéri :
Je reviens gras et fleuri…
« …Comme il faut au ministère
Des gens qui parlent toujours,
Et hurlent pour faire taire
Ceux qui font de bons discours,
J’ai parlé, parlé, parlé,
J’ai hurlé, hurlé, hurlé…
« … Si la presse a des entraves,
C’est que je l’avais promis.
Si j’ai bien parlé des braves,
C’est qu’on me l’avait permis.
J’aurais voté dans un jour
Dix fois contre et dix fois pour…
« Au nom du roi, par mes cris,
J’ai rebanni les proscrits…
« …Des dépenses de police
J’ai prouvé l’utilité… »
Et voici les deux derniers couplets, sommet du crescendo de turpitude :
« Malgré des calculs sinistres,
Vous paierez, sans y songer,
L’étranger et les ministres,
Les ventrus et l’étranger.
Il faut que, dans nos besoins,
Le peuple dîne un peu moins.
Quels dînés,
Quels dînés,
Les ministres m’ont donnés !
Ah ! que j’ai fait de bons dînés
Enfin, j’ai fait mes affaires :
Je suis procureur du roi ;
J’ai placé deux de mes frères,
Mes trois fils ont de l’emploi.
Pour les autres sessions
J’ai cent autres invitations.
Quels dînés ! etc. »
Daumier a peint le Ventru en troupeau délibérant, dans son Ventre législatif (1834). « Jeu de massacre d’un aspect horrifiant, qui prédispose plus au cauchemar qu’à une gaieté réconfortante ! Ce ne sont que mufles et groins, nez pulpeux, bouches sphincters, yeux caves ou bigles, etc. », en a dit Louis Nazzi. Plus amusant dans sa bonhomie prudhommesque, avec ses apophtegmes arrivistes, est le Jérôme Paturot, de L. Raybaud. L.-Ch. Bienvenu (Touchatout), dans son Trombinoscope, a fouaillé la vulgaire insanité politicienne. La caricature et la satire contemporaines l’ont vigoureusement fouettée dans nombre d’œuvres, notamment dans les numéros de l’Assiette au Beurre intitulés : Monis, marchand de cognac (no 7 bis), Les Baudin de nos jours (no 38), L’assiette au beurre municipal (no 55), Pour être député (no 56), Têtes de Turcs (no 61), Les bonnes paroles du camarade Briand (no 410). De même dans la première série des Hommes du Jour, par Méric et Delannoy.
Mais le politicien se peint lui-même encore mieux que n’importe quelle critique, grâce à l’ingéniosité que lui donne son besoin de paraître, de faire croire à son génie, à sa sincérité, à son dévouement, à tout ce qu’il ne possède pas. On a composé des recueils de ses discours et écrits choisis, ceux de Clemenceau et de Briand entre autres. Il manque ceux de M. Millerand, un des plus complets spécimen du genre, et c’est dommage. Il serait particulièrement édifiant de voir réuni ce que ce verbeux personnage a dit de plus caractéristique, depuis qu’il déclara la guerre au « vieux monde qui trébuche dans la boue et dans le sang », jusqu’au jour où il s’est gavé de cette boue et de ce sang comme président de la République. Comme tout ce qui bourdonne, tout ce qui piaille, tout ce qui se faufile pour être au premier rang devant le photographe, le politicien gesticule, grimace, hurle ; il est partout et l’odieux ne l’arrête pas plus que le ridicule. Il est l’arriviste, le bluffeur, le puffiste de la politique. Il préférerait être mort que de ne pas attirer l’attention sur lui, même pour recevoir des pommes cuites. Il avale toutes les couleuvres, donne dans tous les panneaux, même pour célébrer la gloire du grand poète Hégésippe Simon, ou pour délivrer de la tyrannie le noble peuple des Poldèves, qui n’ont jamais existé ! Il fait fi de tous scrupules, de toute fierté, de tous sentiments qui ne sont pas que verbaux, sauf peut-être dans l’intimité. Quand il a semé la ruine et la misère autour de lui, d’un « cœur léger », il pleure peut-être sur lui-même, comme M. Lechat.
Le politicien n’a pas d’opinion ; il a des appétits et il les promène d’un parti à l’autre dans l’espoir de mieux les satisfaire. Mais il ne sait pas sortir d’un parti « à l’anglaise », discrètement ; il faut qu’il s’en aille avec bruit et explique ce qu’il appelle « reprendre sa liberté d’action et de vote ». Il pratique ainsi l’ostentation du reniement. On n’est pas fier, généralement, d’être un renégat ; mais pour un politicien, c’est un sujet d’orgueil qui lui permet de se montrer dans les journaux sous ses aspects photogéniques les plus avantageux. La Fouchardière a raconté que la collection de M. P. Boncour comprend à cet usage 6.327 clichés aussi rares que curieux !
Le politicien prend les attitudes de dignité bouffonne du Matamore pour dire : « Jamais nous n’accepterions un mandat impératif. Nous plaçons au-dessus de tout notre conscience et ce que nous considérons être notre devoir. » Malheureusement, on ne sait jamais où est sa « conscience » et ce qu’est son « devoir », pas plus qu’on ne sait jusqu’où va son « dévouement » à la chose publique. Il a une si sainte horreur des responsabilités qu’il n’a pas même le courage de ses votes ! Il a inventé le « scrutin secret » pour pouvoir soutenir qu’il a voté blanc quand il a voté rouge, et tous les jours la peur de l’électeur lui fait rectifier ce que lui ont fait faire les bonnes combinaisons parlementaires. C’est ainsi que les politiciens manifestent ce que M. Jean Piot a appelé « la rigidité dans l’abandon des principes ». On comprend qu’ils ne veuillent pas de mandat impératif de leurs électeurs !… « Vieilles phrases, vieux mensonges, vieux galons », disait A. Karr, des boniments politiciens. Ils pensent tous comme certain ministre : « Il y a trente ans, je me serais fait couper en quatre pour mes principes. Aujourd’hui, je coupe mes principes en quatre. » A-t-on besoin d’avoir des scrupules quand on a tant d’esprit ?
Ces hommes, qui ont une si haute conscience et un si grand sentiment de leur devoir, sont surtout cramponnés au mandat qui les fait bien vivre. Aussi, comme dit La Fouchardière, « avant de voter une loi, ils ne se demandent pas : « Est-ce que c’est utile au pays ? », ils se demandent : « Est-ce que c’est avantageux pour la coterie ? ». » La coterie, c’est le parti qui les soutient, ce sont les camarades sans lesquels ils ne seraient rien. L’ex-prolétaire, l’ex-travailleur qui, dans quatre ans de haute solde municipale, départementale ou législative, à laquelle s’ajoutent tant de profits affairistes, amasse une fortune que ne lui aurait jamais rapportée son métier quel qu’il fût, se révèle un parfait bourgeois. Il n’est pas un Cincinnatus et, lorsqu’il a été blackboulé, il use de tous les moyens pour ne pas retourner à sa « mistoufle » originelle. On ne veut plus voyager et payer sa place en 3espagnol classes dans la vie quand on a « resquillé » en 1re, et on s’accroche à ses prébendes, même si on n’y a plus de titres. Le « peuple souverain » peut avoir signifié à l’ex-député qu’il l’a assez vu. Le parti est là : c’est un syndicat de défense politicienne. Il le fait installer dans une sinécure avantageuse en attendant l’occasion de le faire réélire quelque part. C’est ainsi que d’anciens chambardeurs deviennent chefs dans l’administration, préfets, trésoriers payeurs généraux, ambassadeurs, gouverneurs de colonies, etc. en attendant de se « dévouer » de nouveau pour un mandat électoral. Si l’homme est devenu impossible auprès de ses premiers électeurs, on le patronne dans d’autres circonscriptions. Il ne connaît rien des intérêts locaux qu’il aura à représenter, mais il n’en a pas plus besoin qu’un ministre dans les choses de son ministère. Il y en a qui font ainsi le tour du pays sans trouver à se caser. On en fait alors des sénateurs par les combinaisons du suffrage restreint. Élevés à cette dignité (Senatorum ordinem adipisei, Cicéron), ils sont définitivement garés de la bagarre électorale, au-dessus du forum et du caprice de la foule qui ne les méprisera jamais autant qu’ils la méprisent. Ils planent au rang des dieux ! Il y a ainsi des familles entières pour qui le parasitisme politique est héréditaire, qui se le transmettent de père en fils comme une sorte de droit dynastique. Henry Becque n’entendait rien à la politique lorsqu’il disait :
« Et j’attendais la République
Sans en attendre rien pour moi. »
Chaque parti politique est la pureté même. C’est toujours chez le voisin que se produisent les collusions immorales. On crie d’autant plus fort contre celles de l’adversaire qu’on fait le silence sur les siennes. « Le propre des hommes de parti est de se soutenir, même sans s’estimer, parce qu’il est moins utile de s’estimer que de se soutenir », dit la morale politicienne. Quand les intérêts des partis différents ne sont pas trop opposés, il y a alors la solidarité politicienne qui joue. « J’aurais pu désavouer mon prédécesseur. Je ne l’ai pas voulu ; ce sont des choses que l’on ne fait pas ». disait M. Caillaux devant la Commission d’enquête informant sur l’affaire Oustric. M. Caillaux appellerait un agent de police pour arrêter un pickpocket opérant sous ses yeux la substitution d’un portefeuille particulier, mais il ne dit rien quand le pickpocket s’attaque au portefeuille public. C’est de la morale politicienne. Toute notion d’équité est ainsi complètement faussée au profit des intérêts politiciens ; ils font de la justice une chose absolument circonstancielle. Non seulement il y a une justice de classe, instrument de la lutte de classe, qui multiplie l’illégalité et l’arbitraire contre ses ennemis de classe et pratique une perpétuelle violation de la liberté individuelle, mais il y a une justice de parti, de boutique, de caverne électorale, et elle sévit de plus en plus grâce aux mœurs politiciennes. M. E. Jaloux a écrit, un jour, ceci : « Un convoi de forçats est parti pour la Guyane. Est-on sûr qu’aucun innocent ne s’y trouvait ? Je déplore seulement que les choses ne deviennent crucifiantes dans ce pays que lorsque la politique et les intérêts de caste s’en mêlent. »
Aux temps de l’affaire Dreyfus, on avait eu l’illusion de l’existence d’un « parti de la justice », de la justice pour tous, où se rencontraient tous ceux qui plaçaient la justice au-dessus de la politique et des intérêts de toutes les castes. La Ligue des Droits de l’Homme avait été formée pour cette défense supérieure de la justice… Elle est aujourd’hui débordée par le flot de l’iniquité toujours triomphante, qui vient de gauche comme de droite, et de tous les partis, hostiles ou indifférents, qui font la « conspiration du silence » autour de ses appels. La politique de toutes les nuances entasse ainsi scandales sur scandales. Pendant qu’un Roussenq expie au bagne, depuis vingt-cinq ans, le « crime » d’avoir brûlé un jour un pantalon militaire, des individus que la chronique judiciaire classe parmi les « malfaiteurs dangereux », échappent aux tribunaux ou ne subissent pas leurs peines parce qu’ils sont des parents, des amis, des courtiers électoraux, des gardes du corps, « nervis » et matraqueurs de réunions publiques, de politiciens influents. Ceux-ci, suivant les circonstances, exhalent le « dégoût de leur conscience » à propos de certaines affaires comme celle du professeur Moulin ; ils gardent allègrement ce dégoût en eux, et pendant des années, à propos d’autres affaires, celles du docteur Boutrois, du capitaine Moirand, du professeur Platon, et de cent autres. Dans l’affaire du professeur Platon, les plus « hautes consciences » de son propre parti se taisent systématiquement depuis huit ans, alors qu’elles savent que ce professeur a été condamné par ordre ! … Derrière toutes les iniquités sociales, il y a des partis et des politiciens qui en profitent. Les partis réactionnaires ne voulaient pas, il y a trente ans, que le capitaine Dreyfus fût reconnu innocent ; les partis démocratiques ne veulent pas, aujourd’hui, que le professeur Platon soit innocenté. Et tous les politiciens de gauche ou de droite ne veulent pas qu’il existe une justice sociale à laquelle, les premiers, ils auraient à rendre des comptes !
Mais tout cela ne compte pas pour le sot électeur, tout cela est emporté dans le flot boueux du battage électoral, de la parade des tréteaux qui enlèvera ses suffrages à l’esbroufe. On voit alors « l’honnête » Bertrand dénonçant le « malhonnête » Robert Macaire et tous les « Requins » qui sont à la direction des affaires publiques, « dans la tourbe des politiciens d’affaires » — y en aurait-il qui seraient hors des affaires ? — « qui spéculent sur l’ignorance publique… dans l’armée des aventuriers au service de la classe dirigeante » ; et il fait le geste de se boucher le nez en parlant de « la bourgeoisie heureuse et payeuse qui ne regarde pas la propreté du linge de ses laquais ». La foule, d’abord méfiante, applaudit bientôt à tout rompre, d’autant plus que ça se termine par l’Internationale. « Quel brave homme ! » dit-elle, « quel candidat honnête ! Celui-là n’a certainement pas la chemise sale. Il sera mon député. » Et dans la coulisse Bertrand et Robert Macaire se congratulent, échangeant leurs chemises, puis ils vont retrouver un autre « honnête homme », le baron de Wormspire qui leur fait manger la bouillabaisse avec des princesses de théâtre. La suite, ce sera une bonne loi que présentera Robert Macaire, que Bertrand laissera voter sans rien dire, et qui permettra à Wormspire de retenir comme amendes le quart du salaire des serfs de ses usines et de ses bureaux. (Loi votée en février 1932 et contre laquelle la Confédération Générale du Travail a protesté).
« Il faut que dans nos besoins
Le peuple dîne un peu moins ».
chantent les « ventrus » de 1932 comme ceux de 1818 ; et si le brave électeur crie qu’il est volé par tous ces « honnêtes gens », Robert Macaire déchaîne ses « flics » contre lui pendant que Bertrand chante à la cantonade :
« Des dépenses de police
J’ai prouvé l’utilité. »
Léon Werth a constaté que, chez les politiciens, « rien ne s’est incarné… la politique en eux n’est pas chair et sang ». En effet, elle n’est que digestion. Werth a ajouté : « Ils se réunissent en des déjeuners corporatifs. Il y a une règle du jeu. Pas même au dessert — et pas plus qu’à la Chambre — on n’évoque la Homs Bagdad et la N’Goko Sangha. » C’est ce qui permet d’écrire, à l’usage des bonnes poires militantes du parti, des brochures furibondes contre les « Requins », pendant que les chefs déjeunent avec ces requins ! La brochure c’est « l’indéfectible affirmation marxiste » — sans rire, — les déjeuners, c’est « l’alliance républicaine ». La veille des élections, on se souvient qu’il y a des révoqués de 1920 qu’il faudrait faire réintégrer par les Compagnies de chemins de fer. Tous les partis jurent d’exiger cette réintégration. Le lendemain des élections, tous l’oublient. On en reparlera aux prochaines élections, et on en reparlera encore quand les derniers révoqués seront morts. C’est ainsi que les politiciens donnent la lune à leurs électeurs, comme disait le père Peinard.
Terminons en constatant que c’est à la Guerre — « régénératrice », selon M. Bourget — de 1914, que l’on doit, avec le naufrage définitif de la démocratie dans l’ochlocratie, le débordement de boue politicienne de l’heure. C’est elle qui a amené l’avènement à la politique de la bande à Thénardier échappée à ses bouges, ses ghettos, ses maquis, pour la curée des centaines de Waterloo de la « Victoire » dans le monde entier. Thénardier disait, aux temps calamiteux de la rue Blomet : « Oh ! je mangerais le monde ! » Il est en train de le manger et, avec lui, sortis comme des rats des égouts électoraux, toute la troupe des Babet, Gueulemer, Claquesous, Montparnasse, Demiliard, Mardisoir, Barrecarrosse, Poussagrive, Carmagnolet, Poussedentelle, et tous les autres dont V. Hugo a conté la vermineuse épopée. Ils s’épanouissent aujourd’hui dans des emplois de « faisans », de « gangsters », de « rufians », de « topazes », de « nervis », de « resquilleurs » politiciens, dans les assemblées politiques, dans les Conseils d’administration des sociétés industrielles et financières, dans la presse, dans tous les lieux où l’on a des invitations pour les « bons dîners » des ministres. Dans la domesticité opulente des Zaharof, des Déterling, des Rothschild, des Kreuger, des Ford, des Bata et autres « Maîtres du Monde », Gueulemer est devenu Gueule-en-Or et Demiliard s’est métamorphosé en Deux-Milliards. Thénardier, promu président du Conseil, renouvelle l’Histoire des Treize avec son état major. Il y a bien, de temps en temps, quelque accrochage. Un copain fait le plongeon pour avoir signé trop de chèques sans provision ; d’autres s’effondrent dans des aventures de Gazette du Franc ; la prison de la Santé devient trop petite pour hospitaliser tous les compères, plus truffés les uns que les autres de « Légion d’honneur », qui ont « protégé » l’épargne publique en la faisant passer dans leurs poches. Mais ces choses arrivent même aux grands patrons, aux Kreuger par exemple, qui finissent par le suicide. On a l’habitude ; ce sont les risques du métier et ils sont moins graves depuis que les caresses de la « Veuve » ne sont plus que pour les pauvres « cavés », les anormaux primaires et les vagabonds. Dieu merci ! Il n’y a plus de rois pour faire accrocher les Semblançay à la potence, et de sans-culottes pour reprendre aux antiquailles les piques de Foulon et de Berthier.
La Ligue des Droits de l’Homme perdra son temps si elle veut guérir le parlementarisme de la lèpre politicienne qui le ronge aujourd’hui jusqu’à l’os. Ils finiront ensemble, avec le régime d’imposture démocratique qui les a engendrés. — Édouard Rothen.