Encyclopédie anarchiste/Population

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2098-2102).


POPULATION Ensemble des habitants d’une agglomération, d’une contrée, de la terre. Même si l’on ne considère que le nombre des humains, que leur répartition, leurs migrations et, en général, que les faits statistiques de l’anthropogéographie, la question de population est une des plus vastes qu’on puisse examiner.

C’est une des plus graves, et peut-être la plus grave, si on l’envisage du point de vue physiologique, psychologique, économique et social. Il s’agit alors des deux grands actes de l’existence, vivre et se reproduire. C’est alors une question biologique, la suprême question du développement de la vie humaine à la surface du globe.

A la vérité, jamais les potentats ne se sont intéressés autrement à la population que pour l’accroître d’une façon hasardeuse, sans se soucier de savoir si cet accroissement pouvait provoquer et entretenir le malheur des sujets.

Sauf chez les Grecs, on ne rencontre nulle part, à aucune époque, ni dans la littérature, ni dans l’histoire, ni chez les philosophes, encore moins, si possible, dans les codes, la moindre indication d’une règle limitant le nombre des membres d’un groupement, ni le moindre doute quant à cette idée que, pour la prospérité d’un pays, il est indispensable que s’accroisse sans arrêt le nombre de ses habitants.

Platon opine cependant que l’on doit « arrêter ou encourager la propagation » selon le besoin, « par les honneurs, la honte et les avertissements des vieillards ». Il veut même, dit Montesquieu, « que l’on règle le nombre des mariages de manière que le peuple se répare sans que la république soit surchargée » (Lois, liv. V). Il prescrit expressément que le « nombre des maisons et des lots de terre ne dépasse jamais cinq mille quarante, comme celui des guerriers » ! Quand au nombre des enfants il dit qu’en cas de surabondance, on peut « interdire la génération ou favoriser l’émigration ».

Aristote, selon Montesquieu, exprime que « si la loi du pays défend d’exposer les enfants, il faudra borner le nombre de ceux que chacun doit engendrer », que « si l’on a des enfants au-delà du nombre défini par la loi il faut faire avorter la femme avant que le fœtus ait vie » (Politique Liv. V).

« C’est un grand tort, dit encore Aristote, quand on va jusqu’à partager les biens en parties égales de ne rien statuer sur le nombre des citoyens, et de les laisser procréer sans limite, s’en remettant au hasard pour que le nombre des unions stériles compense celui des naissances, quel qu’il soit, sous prétexte que, dans l’état actuel des choses, cette balance semble s’établir tout naturellement. Il s’en faut que le rapprochement soit le moins du monde exact… Le parti le plus sage serait de limiter la population et non la propriété, et d’assigner un maximum qu’on ne dépasserait pas, en ayant à la fois égard, pour le fixer, et à la proportion éventuelle des enfants qui meurent, et à la stérilité des mariages… S’en rapporter au hasard, comme dans la plupart des états serait une cause inévitable de misère dans la république de Socrate ; et la misère engendre les discordes civiles et les crimes… » Aristote va jusqu’à permettre l’abandon et l’avortement.

Mais ce ne sont là que des vues théoriques. Toutes les lois anciennes et modernes cherchent à multiplier les mariages pour accroître la population. On connaît l’effort d’Auguste, par les lois Julia et Papia Poppea, en vue de combattre le célibat et la diminution du nombre des citoyens romains.

Le christianisme, un moment, réagit, en dehors de toute préoccupation économique, contre les encouragements au mariage. Partant d’un principe religieux, moral, saint Paul recommanda le célibat. Il ne resta guère des conseils d’abstinence de l’église catholique primitive que la pratique du célibat chez les prêtres, que les anathèmes dom elle frappa, notamment au concile de Trente l’opinion que l’état conjugal doit être préféré à l’état de virginité ou de célibat. En fait l’Église impose le célibat aux prêtres parce qu’il est une force pour sa défense et sa domination, pour la propagation de la foi. Mais elle a toujours provoqué la multitude au mariage, à la procréation et a fait une loi aux fidèles du crescite et multiplicamini. Les prêtres, les écrivains catholiques, casuistes ou non, par tous les moyens, y compris la confession ont poussé à la reproduction irréfléchie, à l’accroissement humain désordonné.

La littérature du moyen âge, la littérature moderne ne semblent pas avoir émis de profondes remarques sur la population. Les documents précis sur le nombre des hommes font défaut dans les ouvrages courants d’histoire ancienne, d’histoire du moyen âge et des temps modernes. Peut-être les érudits pourraient-ils éclairer sur ce point les chercheurs ? Sans doute trouverait-on qu’au cours des siècles les famines, les guerres, la misère permanente ont eu pour grande cause occulte et originelle un surcroît continuel de population par rapport aux produits. Si j’en crois Rambaud, par exemple, un des rares historiens qui aient eu quelque intuition de l’importance de cette question, les politiques ecclésiastiques du moyen âge semblent avoir préconisé l’idée de déverser sur d’autres pays le trop plein des populations de l’ouest européen, Les Croisades n’auraient été que la mise à exécution d’un plan d’émigration en masse. C’est au moins ce que laisse supposer un passage de la prédication du pape Urbain II au concile de Clermont où fut prêchée la première Croisade. Le pape exprima cette idée presque dans les mêmes termes que les économistes et les politiques actuels invitant les déshérités d’Europe à chercher fortune dans le nouveau monde ou aux colonies australiennes et africaines : « La terre que vous habitez, disait Urbain II, cette terre fermée de tous côtés par des mers et des montagnes, tient à l’étroit votre trop nombreuse population ; elle est dénuée de richesses et fournit à peine la nourriture de ceux qui la cultivent. C’est pour cela que vous vous déchirez et dévorez à l’envi, que vous vous combattez, que vous vous massacrez les uns les autres. Apaisez donc vos haines et prenez la route du Saint-Sépulcre… »

Quoi qu’il en soit, il semble que la question de population n’a pris, dans les préoccupations des hommes d’état et des philosophes, une place assez importante que vers le xviiie siècle.

Sauf des aperçus superficiels et ingénieux chez Vauban, par exemple, au xviie siècle, et toujours dans le sens de l’accroissement, il faut arriver à Mirabeau le père, à Quesnay, Adam Smith, Arthur Young, Dugald Stewart, au moine vénitien Ortes, à l’anglican Townsend, à bien d’autres, pour trouver des vues fugitives, des intuitions incomplètes sur la question.

Ce fut Malthus qui étudia le plus profondément le sujet et émit, le premier, des principes dont l’importance est telle qu’aujourd’hui encore ne sont pas closes les discussions qu’ils ont suscitées. Les recherches et les conclusions de cet économiste tendaient à démontrer, et, à mon sens, démontraient, que tout accroissement dans le chiffre de la population, que ne précède pas ou n’accompagne pas un accroissement correspondant des moyens de subsistance, ne peut engendrer que la misère, la guerre, un accroissement de la mortalité. Selon lui la difficulté ne consiste jamais à mettre au monde des êtres humains, mais à les nourrir, à les vêtir, à les loger comme il faut, à les élever lorsqu’ils sont nés. Réagissant contre le fameux aphorisme de J.-J. Rousseau, adopté, prôné par de nombreux disciples : il n’est pire disette pour un état que d’hommes, Malthus démontra qu’en tout lieu l’espèce humaine s’accroît tant que la multiplication n’est pas arrêtée par la difficulté de pourvoir à sa subsistance et par la pauvreté d’une portion de la société, et que, en conséquence, au lieu de favoriser l’accroissement on doit plutôt s’efforcer de le limiter, de le régler.

Nous n’analyserons pas ici son ouvrage, pas plus que les déductions qu’en ont tirées les purs malthusiens et les néo-malthusiens. On aura des vues sur ce point aux articles Malthusisme et Néo-Malthusisme, Naissances, Natalité, Eugénisme, etc. de cette encyclopédie. Nous nous bornerons à considérer la population au point de vue statistique laissant à chacun le soin de rechercher les causes dont les faits chiffrés découlent, sans envisager davantage les conséquences. Tout au plus feronsnous quelques remarques à la fin de cet article, et suggèrerons-nous une étude méthodique, arithmétique, sur la population et les subsistances.

Ceci dit, quel est le nombre des hommes qui ont peuplé aux différentes époques, et qui peuplent aujourd’hui, notre planète ?

Dans les pays à recensements périodiques, comme la plupart des contrées européennes, quels que soient les erreurs, les omissions, les doubles emplois, le chiffre de la population est assez exactement connu. Mais partout ailleurs les évaluations remplacent les recensements et les chiffres, alors, varient quelquefois dans de fortes proportions. C’est ainsi, par exemple, qu’avant le premier recensement qui fixa la population de Madagascar à 2.500.000 habitants on l’évaluait diversement de 1 million à 6 millions d’habitants.

Pour la terre entière aux diverses époques les évaluations ont été fort différentes. En 1660, Riccioli évaluait la population de la terre à 1 milliard d’habitants. Süssmich, en 1742, indique le même chiffre. Voltaire donne 1 milliard 600 millions en 1753, et Volney cinquante ans plus tard, seulement 435 millions. C’est vers 1830–40 que l’on commence à avoir des chiffres moins fantaisistes. Bernoulli et Omalius d’Halloy évaluent à cette époque à 800 millions d’habitants la population de la terre, Kolb, en 1868, indique 1.250 millions, Behin et Wagner, en 1882, 1.450 millions environ.

Voici les chiffres des évaluations, de 1880 à 1930, en millions d’habitants, chiffres fournis par les publications officielles, de la population de la terre (nombres ronds) :


On remarquera l’incertitude des chiffres pour l’Asie, notamment. C’est que, l’Inde et le Japon exceptés, les contrées de cette partie du monde sont sans recensements. Les chiffres de 1930 sont ceux, arrondis, de la Société des Nations (Annuaire Statistique 1930–31).

Le tableau suivant complète le précédent :


On voit que la population du globe s'accroît, que les lamentations sur la dépopulation sont vaines et ne peuvent en tout cas être prises en considération que par ceux qui regardent comme nécessaire la concurrence, la lutte, la guerre et toutes les misères qui s‘en suivent.

Il n'est pas possible, dans le cadre de cette encyclopédie, de donner les chiffres des mouvements de la population de tous les pays sur de longues périodes, ce qui serait utile pourtant si l'on veut établir des comparaisons. Nous devrons nous borner aux quelques tableaux suivants qui concernent seulement les principales régions du monde en faisant remarquer que les événements politiques, les guerres, changent la physionomie géographique des divers pays et rendent leurs statistiques difficilement comparables :


I. — Superficie et population des principales parties du monde


II. — Population par groupes d’âge
(Pourcentage de chaque groupe par rapport au total)


III. — Population par professions
(Pourcentage de chaque groupe)


Quelques-uns de ces tableaux appellent des remarques très générales. Partout la population s’accroit, partout sa densité kilométrique s’accentue. La France elle-même « le pays qui se dépeuple » voit sa population passer en 25 ans de 39 millions à 40 millions (en ne tenant pas compte de l’Alsace-Lorraine) et sa densité s’accroître de 1 habitant par 2 kilomètres carrés.

Le tableau II montre que c’est, de tous les pays du monde, la France qui a le moins de jeunes de 0 à 20 ans : 32 p. 100 contre 36 en Allemagne, 49 en U. R. S. S., etc. En revanche, de toutes les grandes nations européennes, c’est elle qui a le plus d’adultes producteurs de 20 à 60 ans et surtout le plus de femmes de 20 à 60 ans. C’est aussi la France qui a le plus de vieillards de plus de 60 ans. Cela est considéré par les surpeupleurs, comme une faiblesse. J’estime que c’est une preuve que la vie est moins difficile, moins dure, en France que partout ailleurs.

Il est assez curieux que le nombre des femmes soit, en Europe, supérieur à celui des hommes et que ce soit le contraire au Canada, aux États-Unis, en Inde et au Japon.

Le tableau IV indique que le taux de la natalité baisse dans toutes les nations, que la nuptialité « légale » est en baisse presque partout et que l’excédent des naissances, partout constaté, ne s’accroit que dans quelques pays à forte natalité, Espagne, Italie, U. R. S. S., Japon.

La baisse de la natalité, il convient de le rappeler, n’implique pas la diminution de la population, mais seulement la diminution de son accroissement. La mortalité diminue également partout. Il est remarquable qu’elle soit relativement élevée en France. C’est peut-être l’abondance des vieillards qui accentue la mortalité.


IV. — Natalité, Mortalité,
Augmentation de la population, Nuptialité
Taux annuel par 1.000 habitants


V. — Mortalité infantile
Décès au-dessous d’un an pour 1.000 naissances


VI. — Migrations en milliers


Le tableau V marque une baisse générale de la mortalité infantile (sauf en Roumanie, en Hongrie, Lettonie, Lithuanie, Japon). Pour un pays peu chargé de naissances, la France garde une mortalité infantile relativement élevée. Sans doute l’éducation y est-elle moins développée en ce qui concerne la puériculture, l’hygiène de la première enfance.

Le tableau VI indique que d’une façon générale les pays à forte natalité ont une forte émigration et les pays à basse natalité une faible émigration et une forte immigration. Il faut noter que des mesures draconiennes sont prises par certains pays, comme l’Amérique, pour limiter l’immigration.

Ces tableaux pourraient être utilement complétés par d’autres sur la vie moyenne dans chaque pays. Sans doute seront-ils donnés au mot vie de ce dictionnaire.

A la question de population se rattache celle des subsistances. Y a-t-il assez de subsistances pour tous ? La presque unanimité des militants révolutionnaires répond affirmativement avec la plus grande assurance. Je ne suis point de cet avis. Je pense, au contraire, que les progrès agricoles, les progrès industriels, ceux des transports, etc., n’ont pas apporté à une humanité, sans cesse croissante, le bien être qu’elle attendait d’un développement prodigieux de la technique et j’avance que, dans l’hypothèse d’un partage équitable, la part individuelle serait insuffisante. Mais cette question, comme la précédente, sera sans doute traitée au mot subsistances. — Gabriel Hardy.