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Encyclopédie anarchiste/Proscripteur - Prostitution

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2202-2219).


PROSCRIPTEUR n. m. Celui qui proscrit. « Tous les temps et tous les régimes ont eu des proscripteurs », indique le Dictionnaire Larousse, sans autre commentaire sur ce mot.

Nous pouvons ajouter que le proscripteur est, en effet, celui qui proscrit ; mais celui-ci, s’il n’est le tyran lui-même, en est l’instrument, le valet, l’exécuteur officiel des hautes et basses œuvres.

En régime d’autorité, c’est ainsi que s’administre la volonté de l’empereur ou du roi contre les sujets récalcitrants ou simplement mécontents, le « bon plaisir » du souverain fait loi. On ne peut s’étonner qu’il y ait des proscripteurs quand on ne s’étonne pas qu’il y ait des monarques de droit divin ou des usurpateurs audacieux se faisant proclamer, par la ruse ou par la force, les maîtres d’un peuple ou d’une nation.

D’ailleurs, ne sont-ce pas souvent les peuples qui réclament des tyrans, comme les grenouilles de la fable demandaient un roi ? Mais il arrive aussi que les peuples se débarrassent de leurs monarques. Il est évidemment plus rare de voir un peuple supprimer son tyran que de voir celui-ci se passer des moyens de tyrannie à sa disposition. Proscripteurs et bourreaux sont des hommes indispensables à tout gouvernement énergiquement arbitraire. Et les gouvernements ne le sont-ils pas tous plus ou moins ? Peut-être le règne d’un usurpateur ou d’un aventurier parvenu, d’un militaire audacieux à l’ambition duquel la fortune a souri, sont-ils portés à l’exagération de la tyrannie : César, Cromwell, Napoléon n’ont, certes, pas ignoré ce moyen de régner. Le proscripteur est le vil serviteur du maître, qui ploie l’échine pour aplanir le chemin et éviter les cahots dangereux au char du tyran.

La Dictature du Prolétariat elle-même ne se dispense pas, sans doute, de se servir du proscripteur, aussi nécessaire qu’odieux, pour assurer sa sécurité. Le régime autoritaire, quel qu’il soit, conduit à l’arbitraire, à l’injustice, à la violence !

Donc, en tous pays, sous régime autoritaire, ceux qui ne pensent pas conformément aux volontés des chefs d’État risquent de tomber sous les coups du proscripteur. Bien entendu, le proscripteur comme le policier s’acharnent tout particulièrement après les hommes d’idées avancées, sur les apôtres de la liberté ou de l’émancipation des individus et des peuples. Le proscripteur est toujours prêt à sévir.


PROSCRIPTION n. f. Au temps de l’Antiquité romaine, c’était la mise hors la loi. C’était aussi la condamnation à mort sans forme judiciaire. Ce genre de proscription n’est pas à confondre avec la proscription des biens, consistant dans le partage ou la vente des biens d’un débiteur en fuite, au profit de ses créanciers. Mais l’on peut croire qu’une mesure de proscription contre une personne entraînait aussi la proscription de ce qu’elle possédait, sinon chaque fois, du moins très souvent, surtout quand ces mesures de violences prises contre les personnes consistaient en un bannissement illégal émanant d’un gouvernement de ses adversaires politiques en période de troubles civils, ou par des autorités militaires en temps de guerre. Ce qui a fait dire à Émile de Girardin que « toutes les lois de proscription sont des lois essentiellement révolutionnaires ».

C’est du Dictionnaire Larousse que j’extrais ce qui précède ainsi que ce qui suit.

« Encycl. — Depuis l’Antiquité, on trouve bien des exemples de sanglantes proscriptions, ayant pour objet de frapper non des coupables, mais des adversaires politiques. À Athènes, la proscription frappa, vers l’an 600 avant notre ère, la puissante famille des Alcméonides. En 510, Clisthène, chef de cette famille, força Hippias à abdiquer la tyrannie, et se rendit maître d’Athènes ; mais trois ans plus tard, les Alcméonides furent de nouveau proscrits avec sept cents familles athéniennes. Vers la fin de la guerre du Péloponnèse, les trente tyrans que Lacédémone imposa à Athènes frappèrent de proscription un grand nombre de personnes. La proscription frappait les individus dans leurs biens et dans leur vie, s’ils ne se hâtaient de s’exiler ; et il n’était guère de cité hellénique qui n’eût chez elle les proscrits d’une autre ville. À Rome, on comptait deux sortes de proscription : l’une qui interdisait au proscrit le feu et l’eau jusqu’à une certaine distance de la ville, avec défense à tous de l’accueillir ; l’autre qui autorisait tout individu à tuer le proscrit partout où il le rencontrerait. Des proscriptions en masse suivirent la mort de C. Gracchus. Marius ne prenait pas la peine d’inscrire les noms des proscrits. Il se promenait par les rues après avoir ordonné à ses soldats de tuer ceux à qui il ne rendrait pas le salut. Sylla fit afficher ces fameuses Tables de proscription, où parurent jusqu’à deux mille noms à la fois. Il comprit dans ces listes ceux qui avaient reçu et sauvé un proscrit, fût-ce un père ou un fils, et promit deux talents par meurtre. Plus tard, les triumvirs Antoine, Lépide et Octave imitèrent cet exemple. L’habitude de proscrire se conserva sous les empereurs, qui s’en servirent souvent comme d’un moyen de s’enrichir par la confiscation des dépouilles de leurs victimes. »

Les mêmes mœurs tyranniques se retrouvent au cours des siècles jusqu’à nos jours.

« L’histoire du Moyen Âge offre une interminable série de proscriptions politiques et religieuses. Les hérétiques, les juifs furent souvent proscrits. La lutte des Guelfes et des Gibelins, l’ambition des petits potentats provoquèrent en Italie d’innombrables proscriptions. Plus tard, ce furent les proscriptions des Armagnac sous Charles VI, celle de Guillaume de Nassau et de ses adhérents sous Philippe II, la journée de la Saint-Barthélemy, les dragonnades sous Louis XIV, les lois portées sous la Convention contre les émigrés, les mesures prises par le Directoire après le coup d’État du 18 fructidor, celles prises par Bonaparte après le 18 brumaire. La Restauration proscrivit les régicides et la famille Bonaparte. Les transportations qui suivirent les journées de juin 1848 furent de véritables proscriptions, ainsi que les déportations prononcées après le 2 décembre 1851 et après la Commune de 1871. »


PROSCRIT Victime de la proscription. Nous y comptons bien des héros.

« Le proscrit à son tour peut remplacer l’idole. »

(V. Hugo.)

Nous avons vu que le tyran, parfois, devient un proscrit et qu’un proscrit peut devenir tyran.

La proscription étant une arme odieuse de politique autoritaire, on ne peut s’étonner que tous les régimes et tous les gouvernements, en tous pays, en aient usé et abusé. La tyrannie n’a pas de limite, et la Révolution française elle-même a démontré, à sa façon, qu’elle aussi savait proscrire aussi bien que le régime déchu. Dans un livre récent, Les Derniers terroristes, l’auteur, M. G. Lenôtre, nous fait assister à l’extraordinaire, à l’invraisemblable odyssée des jacobins arrêtés après l’attentat de la rue Nicaise et déportés à Mahé, la plus grande des îles Seychelles, à 280 lieues de Madagascar, à 416 lieues de la Réunion, à 3.800 lieues de la France. On sait que leur aventure ne prit pas fin à Mahé, mais se prolongea et se divisa en nombreuses et interminables péripéties, toutes plus dramatiques les unes que les autres.

Il est facile de se renseigner sur ce que furent les proscriptions ou déportations à travers les siècles jusqu’à nos jours. Il serait trop long d’en faire ici l’énumération, mais celles de 1851 et de 1871 ne sont pas au-dessous des plus féroces proscriptions de l’antiquité.

En outre des massacres répressifs de la Commune, les tribunaux de l’Ordre rétabli prononcèrent 13.700 condamnations qui ne laissent rien à désirer, comparativement aux condamnations des régimes antérieurs à cette République française que tant de braves gens du peuple avaient rêvée si belle avant son avènement…

D’ailleurs, n’en est-il pas de même aujourd’hui pour la Russie et pour l’Espagne ? Au lendemain d’une révolution – et parfois même durant son accomplissement –, des iniquités par trop flagrantes font naître des protestations si véhémentes, que les protestataires, par la parole, par l’écrit ou par l’action, sont aussitôt victimes de proscriptions dignes d’un tsar de Russie ou d’un roi d’Espagne ! Éternelle malfaisance de l’Autorité, de l’État !

En 1871, la Commune de Paris vaincue, la répression s’acharna, sous le masque de la légalité : ce n’était pas assez des massacres ignobles du peuple, dans les rues de la capitale envahie par l’armée de Versailles ; ce n’était pas assez de 30.000 fusillés, de 42.000 arrestations ; il y eut 13.700 personnes condamnées à la déportation, dont la plupart à vie. Leur crime était d’avoir cru à un avenir meilleur, à un régime de justice sociale. Cette vengeance bourgeoise contre le peuple de Paris, qui avait osé poser les jalons d’une société égalitaire assurant le bien-être à tous par le travail affranchi de l’exploitation, n’est-elle pas équivalente aux plus atroces proscriptions des régimes les plus tyranniques et les plus cruels ? Mais les proscriptions n’arrêtent pas l’évolution : elles contribuent à susciter les secousses efficaces que sont les révolutions. — Georges Yvetot.


PROSE n. f. La prose était, chez les latins, l’oratio prosa, le langage direct, libre, qui n’était pas entravé par des règles comme l’oratio vincta, langage de la poésie. De là le nom de prose donné au langage ordinaire, celui de la vie courante, et une abusive confusion de la prose avec le langage vulgaire. On a vu ainsi dans la prose la forme roturière du langage, alors que la poésie en était la forme noble, et on a fait du mot : prose l’adjectif prosaïque pour qualifier ce qui est sans âme, sans distinction, froid, terre à terre et même blâmable et méprisable.

Or, la prose n’est pas plus à confondre avec le langage ordinaire que la poésie. Elles sont toutes deux des formes du langage littéraire inventé par l’homme pour donner une expression spéciale à sa pensée, et si la prose n’a pas été à l’origine de ce langage littéraire, comme y a été la poésie, c’est que précisément le langage ordinaire ne lui offrait pas les moyens de cette expression spéciale de la pensée qu’elle a trouvés plus tard. La prose ne le cède en rien comme noblesse à la poésie ; elles peuvent être aussi parfaites ou aussi médiocres l’une que l’autre. D’ailleurs, la véritable poésie peut être autant dans la prose que dans les vers, et elle peut être aussi absente des vers que de la prose. Ce qui est prosaïque n’est pas nécessairement de la prose, et ce qui est noble n’est pas nécessairement en vers. Beaucoup de gens, qui croient faire de la prose lorsqu’ils parlent ou écrivent, seraient étonnés d’apprendre qu’il est aussi difficile de s’exprimer en prose qu’en vers, d’écrire de belle prose que de beaux vers. Le maître de philosophie disant à M. Jourdain qu’il faisait de la prose quand il commandait : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles et me donnez mon bonnet de nuit » était un flatteur, et M. Jourdain était moins sot que ceux riant de lui quand il répondait : « Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je dis de la prose, sans que j’en susse rien. » Victor Hugo ne faisait pas plus de la prose que de la poésie quand il donnait ses ordres à sa cuisinière ; mais il faisait de la poésie autant lorsqu’il écrivait Notre-Dame de Paris en prose que lorsqu’il composait la Légende des Siècles en vers.

Si les règles de la prose sont plus libres que celles de la poésie, elle n’en a pas moins son mouvement, son rythme, qu’il ne faut pas confondre avec la rime, et qui, plus qu’elle, est la musique du langage. Ils ne sont pas les mêmes, mais ils sont aussi indispensables à la prose qu’à la poésie pour l’expression harmonieuse de la pensée. Si la poésie emploie des moyens plus conventionnels que la prose, elle n’exige pas plus d’art pour cela. Si les règles du langage poétique sont moins libres, ou d’apparences moins libres, suivant le système auquel elles se rattachent, elles ne suffisent pas plus à faire de la poésie que la liberté du langage ne suffit à faire de la prose.

Le langage littéraire fut inventé par les hommes pour exprimer tout particulièrement ce dont ils voulurent conserver le souvenir dans leur mémoire. Tant qu’ils ne disposèrent que des moyens de transmission orale, ils usèrent du langage poétique. La prose n’apparut qu’avec l’écriture, lorsque celle-ci permit aux hommes une fixation de leur pensée plus certaine que celle de la mémoire, et que les écrivains furent assurés que leurs œuvres demeureraient avec plus d’exactitude et de durée.

Voici ce qu’a écrit P.-L. Courier sur les dogmes de la prose, dans sa préface d’une traduction nouvelle d’Hérodote : « Hécatée de Milet, le premier, écrivit en prose, ou, selon quelques-uns, Phérécyde, peu antérieur aussi bien l’un que l’autre à Hérodote… Jusque là, on n’avait su faire encore que des vers ; car avant l’usage de l’écriture, pour arranger quelque discours qui se pût retenir et transmettre, il fallut bien s’aider d’un rythme, et clore le sens dans des mesures à peu près réglées, sans quoi, il n’y eût eu moyen de répéter fidèlement même le moindre récit. Tout fut au commencement matière de poésie ; les fables religieuses, les vérités morales, les généalogies des dieux et des héros ; les préceptes de l’agriculture et de l’économie domestique, oracles, sentences, proverbes, contes, se débitaient en vers que chacun citait, ou, pour mieux dire, chantait dans l’occasion aux fêtes, aux assemblées : par là, on se faisait honneur et on passait pour homme instruit. C’était toute la littérature qu’enseignaient les rhapsodes, savants de profession, mais savants sans livres longtemps. Quand l’écriture fut trouvée, plusieurs blâmaient cette invention, non justifiée encore aux yeux de bien des gens ; on la disait propre à ôter l’exercice de la mémoire, et rendre l’esprit paresseux… » Voit-on où on en serait aujourd’hui si les hommes n’avaient eu que leur mémoire pour fixer le souvenir des connaissances qu’ils ont acquises !…

P.-L. Courier a remarqué aussi que « la poésie est l’enfance de l’esprit humain, et les vers l’enfance du style, n’en déplaise à Voltaire et autres contempteurs de ce qu’ils ont osé appeler vile prose ». La remarque est d’autant plus juste concernant Voltaire que celui-ci ne fut jamais un poète. Il mettait une sorte d’affectation aristocratique à écrire en vers et à protester contre les poèmes en prose dans lesquels il voyait des monstres, des « concerts sans instruments » ; mais il serait bien oublié aujourd’hui s’il n’avait eu que les vers de ses pauvres tragédies pour le défendre et si sa prose, celle de ses Contes en particulier, ne lui assurait pas toujours une merveilleuse jeunesse. La prose ne dut pas son développement et son importance à la seule écriture. Les connaissances humaines s’étendant hors du champ des légendes à celui de l’observation et de l’expérimentation, il fallait un langage plus technique, plus scientifique, plus précis que celui de la poésie. « Le monde commençait à raisonner, voulait avec moins d’harmonie un peu plus de sens et de vrai. La poésie épique, c’est-à-dire historique, se tut, et pour toujours, quand la prose se fit entendre, venue en quelque perfection », a dit encore P.-L. Courier, remarquant que les temps mythologiques de la Guerre de Troie étaient passés quand vinrent ceux, plus historiques, de Salamine et des Thermopyles. Personne n’aurait alors écouté Hérodote si son récit avait été en vers d’Homère.

Ce qui montre que la prose littéraire ne pouvait se confondre avec le langage ordinaire, c’est sa longue formation, les difficultés pour les écrivains de se créer un style, une prosodie différents de ceux du vers, en même temps qu’un vocabulaire répondant à tous les besoins nouveaux de l’expression de la pensée. Car tout cela était sous la dépendance directe du progrès de la langue. La poésie se desséchait faute d’un perfectionnement suffisant. Les proses grecque puis latine n’arrivèrent à leur perfection oratoire, celle d’un Démosthène et d’un Cicéron, que lorsque leurs langues furent parfaites. La belle prose ne peut être produite que par une langue parfaitement adaptée à l’expression claire des idées ; elle ne s’accommode pas, comme la poésie, d’une approximation hésitante et abstraite, mais suffisante dans la plupart des cas quand elle est sonore. Aussi n’y eut-il pas véritablement de prose française durant le Moyen Âge. Toute la littérature de ce temps est en vers, traduisant une pensée tumultueuse, incertaine, comblant par les artifices de la versification l’insuffisance d’un langage qui ne trouvait pas tous les mots nécessaires à la pensée. Les plus prosaïques des contes bourgeois, des fabliaux et des farces sont en langage poétique. C’est ainsi qu’après la mort de l’épopée antique, l’histoire redevint épique et fut chantée à la façon d’Homère. Les chansons de Roland, de Charlemagne, de la chevalerie de la Table Ronde, tous les cycles légendaires produits des mythologies celtes, franques, anglo-saxonnes, germaniques, scandinaves, sont les Iliade et les Odyssée des peuples nouveaux dans l’Europe en formation. Quand il fallut une relation historique plus exacte, plus proche de la vérité des faits, Villehardouin, puis Joinville, Froissart, Commynes, firent ce qu’avait fait Hérodote ; ils commencèrent à écrire l’histoire en prose. Mais il fallut arriver à la Renaissance, au temps où la langue fut définitivement formée, pour que la prose atteignît sa maturité, sa sûreté d’expression et prît une véritable beauté plastique et spirituelle ne lui venant pas des formes de la poésie.

Le xvie siècle fut le premier grand siècle de la prose française. Si elle a été dépassée depuis par la perfection de la forme, elle ne l’a pas été par la richesse de l’expression, l’exubérance de la vie, la vivacité des sentiments et de l’esprit et l’audace de la pensée. Si elle est devenue moins rude, moins touffue, plus élégante, plus concise, elle n’est pas plus vivante et plus expressive. Les mêmes constatations valent pour la poésie et pour toute la littérature, tant la perfection littéraire est tributaire de la langue et de la grammaire. Philarète Chasles a fait dater la prose française de Calvin. Son siècle, le xvie, fut en même temps celui de Rabelais, La Boétie, Amyot, Montaigne, Estienne, Charron, Monluc, La Noue, Brantôme, Du Thou, tous grands prosateurs d’une époque que clôtura dignement la Satire Ménippée et qui fut la plus vivante, la plus ardemment curieuse, passionnée, bruyante, batailleuse, enthousiaste, sensée et insensée, sinon la plus édifiante. Elle laissa l’édification aux théologiens et aux moralistes du xviiie siècle qui infesteraient à la fois la vie et la littérature, joueraient du mouchoir de Tartufe, mais regarderaient par les trous des serrures pour fournir la police de rapports inquiétants pour la liberté des gens. Dans ce siècle, la prose serait toutefois défendue et bien servie contre les préciosités, puis contre la rhétorique académique pompeuse, artificielle et vide de saine substance, par la précision scientifique de Descartes, la pureté de conscience de d’Aubigné et celle de Pascal, dont les Provinciales seraient tenues par Voltaire pour « le premier livre de génie qu’on vit en prose », la recherche du naturel et de la vérité de Balzac, de Retz, de Mme de Sévigné, de Molière, de La Rochefoucauld et de Saint Simon, l’humanité jointe à la netteté d’expression de La Bruyère et de Fénelon, la poétique fantaisie de La Fontaine, restaurateur de la vieille « gaieté gauloise », et de Perrault, dont les Contes faisaient écrire à Flaubert : « Et dire que tant que les Français vivront, Boileau passera pour un plus grand poète que cet homme-là. »

Rémy de Gourmont tenait le xviiie siècle pour la grande époque de la prose. Ce siècle a embrassé l’universalité des connaissances humaines avec les Encyclopédistes et tous ceux ayant rompu, plus ou moins, dans les sciences naturelles et morales, avec les formes classiques encombrées de rhétorique et dépourvues d’humanité. La philosophie y donna ses chefs-d’œuvre. La littérature y commença l’évolution qui la conduirait au romantisme, mieux par la prose que par la poésie restée attachée, jusqu’à Chénier, à des poncifs surannés. La prose poétique y prit, chez J.-J. Rousseau, Buffon, Bernardin de Saint-Pierre, les qualités qu’elle aurait chez Chateaubriand, et aussi les défauts qu’exagéreraient leurs disciples ou continuateurs, notamment Lamartine. La prose de Rousseau fut directement inspirée de la musique. Celle-ci eut une influence moindre, pour ne pas dire nulle, sur les romantiques, et on peut certainement attribuer à leur insensibilité musicale le dessèchement de leur prose, marqué déjà dans Les Martyrs, de Chateaubriand.

Flaubert était peu enthousiaste de la prose du xviiie siècle. Il disait à propos de Grandeur et Décadence des Romains, de Montesquieu : « Joli langage ! Joli langage, il y a par-ci par-là des phrases qui sont tendues comme des biceps d’athlète ; et quelle profondeur de critique ! Mais je répète encore que jusqu’à nous, jusqu’aux très modernes, on n’avait pas l’idée de l’harmonie soutenue du style ; les qui, les que enchevêtrés les uns dans les autres reviennent incessamment dans ces grands écrivains-là ! Ils ne faisaient nulle attention aux assonances, leur style très souvent manque de mouvement et ceux qui ont du mouvement (comme Voltaire) sont secs comme du bois. » Flaubert ne faisait pas moins de réserves sur la prose de la première moitié du xxe siècle. Après la lecture de Graziella, il écrivait que Lamartine n’avait pas « ce coup d’œil de la vie, cette vue du vrai qui est le seul moyen d’arriver à de grands effets d’émotion » ; et il ajoutait : « Jamais de ces vieilles phrases à muscles savants, cambrés, et dont le talon sonne. J’en conçois pourtant un, moi, un style qui serait beau, que quelqu’un fera quelque jour, dans dix ans ou dans dix siècles, et qui serait rythmé comme le vers, précis comme le langage des sciences, et avec des ondulations, des renflements de violoncelle, des aigrettes de feu. Un style qui nous entrerait dans l’idée comme un coup de stylet, et où notre pensée enfin voyagerait sur des surfaces lisses comme lorsqu’on file dans un canot avec bon vent derrière. La prose est née d’hier, voilà ce qu’il faut se dire. Le vers est la forme par excellence des littératures anciennes. Toutes les combinaisons prosodiques ont été faites, mais celles de la prose : tant s’en faut. » Pour Flaubert, Balzac ne savait pas écrire.

La belle prose a cependant abondé en France, au xixe siècle, depuis Chateaubriand jusqu’à Anatole France, et sous les aspects les plus variés. Sébastien Mercier annonçait toute l’importance de cette prose quand il écrivait, au début du siècle : « La prose est à nous, sa marche est libre ; il n’appartient qu’à nous de lui imprimer un caractère plus vivant. Les prosateurs sont nos vrais poètes ; qu’ils osent, et la langue prendra des accents tout nouveaux ; les mots, les syllabes mêmes ne peuvent-ils se placer de manière que leur concours puisse produire l’effet le plus inattendu ? » C’était là une sorte de définition de la prose poétique qui prenait alors la place de la poésie classique desséchée, en attendant le vers romantique, définition que Flaubert corrigerait et compléterait sous l’influence du naturalisme scientifique. Les principaux prosateurs de la première moitié du siècle furent généralement fidèles à la prose poétique : B. Constant, P.-L. Courier, Lamennais, Michelet, Quinet, etc… Proudhon lui-même lui resta attaché, malgré la nature de ses écrits. Il disait : « Quiconque s’est mêlé d’écrire en une langue a dû remarquer que, toutes les fois que le style s’élève, s’épure ou s’harmonise, il tourne tout naturellement au vers. » Avec Stendhal, Flaubert, Taine, la prose se dégagea de la poésie pour atteindre plus de précision technique et tomber souvent, chez leurs continuateurs, dans cette sécheresse que Flaubert reprochait au xviiie siècle.

La prose, encore plus que la poésie, a apporté dans la langue française la clarté, la précision, la concision et l’élégance. Plus que les poètes, les prosateurs l’ont défendue contre les conventions arbitraires où, dès la fin du Moyen Âge, la poésie épuisée était tombée avec les « rhétoriqueurs », et que continuerait la Pléiade puis l’académisme, pour faire régner les règles du « bon goût » ! On eut ainsi la prose académique que la pompeuse emphase, la fausseté sentimentale, l’absence de véritable humanité rendent boursouflée, maquillée, vide de toute substance. Après Voiture et autres précieux, l’Académie française, dont la solennité macabre épouvante même les croquemorts, a donné le ton de cette rhétorique aussi hypocrite qu’ennuyeuse où, depuis Pléchier, ont excellé tant de raseurs aussi inconnus qu’ « immortels » qui se sont succédés dans cet hypogée de la littérature, du bon goût et de la distinction. M. Cousin, qui tint une place avantageuse dans ce monde fossilisé, voyait en Bossuet le plus grand prosateur français. Jugement bien académique et qui montre toute la distinction à faire entre la prose, expression de la pensée, et la rhétorique qui en est le vent. (Voir Rhétorique.) — Édouard Rothen.


PROSTITUTION (la) n. f. Qu’est-ce que la prostitution ? La loi romaine appelait prostitution : le métier des femmes qui ont choisi de se livrer contre de l’argent à tout venant (le verbe prostituo a le sens d’abandonner à tout venant). Le Dictionnaire de l’Académie l’explique ainsi : « abandonnement à l’impudicité », ce qui n’est ni clair ni complet. Le Dictionnaire encyclopédique Larousse explique : « Métier qui consiste à livrer son corps au plaisir du public pour de l’argent. » Dans son Histoire universelle de la Prostitution chez tous les peuples du Monde (1851), Pierre Dufour écrit qu’on doit entendre par prostitution tout trafic obscène du corps humain (à cause du terme prostitutum).

Dans la Prostitution clandestine (1885), le Dr Martineau : « La prostitution est le commerce du plaisir ; est prostituée publique celle qui ne choisit pas son acheteur ; est prostituée encore, assurément, celle qui le choisit, mais ne l’est pas de la même façon. » Dans la Prostitution au point de vue de l’hygiène et de l’administration (1889), le Dr Reuss : « C’est le commerce habituel qu’une femme fait de son corps. — Une prostituée est une femme qui, se tenant à la disposition de tout homme qui la paie, se livre à la première réquisition. » Émile Richard, ancien président du Conseil Municipal de Paris, dans La Prostitution à Paris (1890) : « … doit seulement être réputée prostituée toute femme qui, publiquement, se livre au premier venu, moyennant rémunération pécuniaire et n’a d’autres moyens d’existence que les relations passagères qu’elle entretient avec un plus ou moins grand nombre d’individus. »

Le Dr Commenge, dans la Prostitution clandestine à Paris (1904), donne cette définition qui demeure l’une des meilleures : « La prostitution est l’acte par lequel une femme, faisant commerce de son corps, se livre au premier venu, moyennant rémunération, et n’a d’autres moyens d’existence que ceux que lui procurent les relations passagères qu’elle entretient avec un plus ou moins grand nombre d’individus. »

De ces définitions, il résulte que ce qui caractérise la prostitution, c’est d’abord la vénalité ; c’est ensuite, contre argent, de livrer son corps au premier venu ou à tout venant. La racine de tous les mots de la famille « prostituer » est le verbe latin prosto, qui signifie « saillir, avoir de la saillie, s’avancer en dehors » — être rendu public, d’usage commun —, « être vénal, être à vendre, être exposé en vente ».

Quelle fut la première prostituée ? L’espèce humaine apparue, avec ses défauts et ses sublimités, le sexe fort se rendit compte de sa force, et le sexe faible eut compréhension — ou prit conscience — de sa faiblesse. L’homme réduisit en captivité la femme, soit de gré, soit de force, pour la satisfaction de ses appétits charnels. Mais, inopinément, survenait un second mâle auquel plaisait la captive. Les deux hommes se battaient et la femme restait le butin du vainqueur.

À mesure que les hommes « s’humanisaient », c’est-à-dire à mesure qu’ils acquéraient plus de développement cérébral — aux dépens de leur force physique —, leur tactique se modifiait et ils commencèrent à solliciter les êtres de l’autre sexe. La femme, moins fougueuse en règle générale que l’homme, accepta ou refusa d’abord ingénument ses sollicitations ; mais l’homme conçut la ruse de mettre la convoitise de son côté. Le beau fruit qui pendait d’un rameau trop élevé pour que la femme pût le cueillir avec facilité, telle belle pièce, produit de la chasse ou de la pêche, autant de démons tentateurs pour le faible être féminin qui finit par céder, livrer son corps à l’homme en échange de ces aliments appétissants. En cédant, elle le reçut dans ses bras et lui ouvrit le lit de son corps, et tous deux formèrent « la bête à deux dos » chère au poète. Telle fut la première prostituée, la première qui se vendit pour un prix. Or, ceci se produisit certainement parmi les hommes primitifs : la prostitution est donc aussi ancienne que le monde, que l’humanité.

Certains auteurs voient dans l’hospitalité l’origine de la prostitution. Chez les primitifs, la notion de l’hospitalité due au voyageur était si profondément ancrée dans la mentalité humaine qu’elle était devenue un dogme sacré, une loi inviolable. C’est l’une des premières manifestations de la sociabilité humaine, qui devint par la suite une sorte de coutume ressortissant du droit des gens. L’hospitalité voulait que là où il frappait, l’étranger trouvât place au feu et à la table. À l’origine, il dut être considéré comme un parent inespéré. On l’adoptait, tant qu’il demeurait sous le toit de la maison où il était entré, comme l’un des membres de la communauté familiale. Et comme son séjour était censé attirer le bonheur, on voulait que l’hospitalité fût complète, voilà pourquoi il ne restait pas solidaire sur la couche où il se reposait : la femme ou la fille de l’hôte, l’une ou plusieurs des femmes résidant sous le toit qui l’abritait, venaient coucher auprès de lui. Les humains de ce temps-là n’auraient pas compris que l’amour fût exclu des bonnes choses que la coutume prescrivait de présenter au passant. Il n’y avait donc pas besoin de l’ordre du maître de la maison pour que l’hôtesse se prêtât de bonne grâce à l’usage consacré. Il est possible que plus tard, au départ de l’hôte, celui-ci ait remis à sa ou ses compagnes de passage un cadeau qui a pu être un objet provenant du pays d’où il venait et dont le semblable n’existait pas dans le leur. Ce ne doit être que par la suite que ce présent a pu être considéré comme une rémunération. La prostitution hospitalière qui se pratique actuellement, à titre de coutume, chez certaines tribus classées comme primitives ou demi-civilisées, accuse un calcul qu’ignorait l’hospitalité primitive.

Plus tard, les hommes, ayant divinisé les instincts, divinisèrent l’amour. L’amour physique, plus ou moins romantique, mais toujours instinctif, eut sa déesse spéciale, Vénus, qui reçut divers surnoms ou appellations, suivant les peuples qui l’adoraient et les motifs qui lui faisaient rendre un culte… On la donnait comme fille de Jupiter, née de l’écume et de la mer, sur les côtes de Chypre. L’amour physique eut aussi pour dieu Adonis, l’Adonaï des Israélites, l’un des nombreux amants qu’on attribua à Vénus. On les adorait tous deux en Phénicie sous le nom d’Astarté, divinité hermaphrodite, dont les statues réunissaient les deux sexes. Les peuples naissants se prévalurent de l’adoration qu’ils portaient à la fille de Jupiter pour augmenter leur population et leurs richesses. À cet effet, ils élevaient des temples à la déesse, lui assignaient de très belles prêtresses qui étaient dans l’obligation de se sacrifier à Vénus, c’est-à-dire de se livrer aux étrangers qui visitaient les bois sacrés et faisaient des dons pour l’entretien du culte de la déesse ; c’est ce qu’on appelait la « prostitution sacrée ». De cette manière, les navigateurs, marchands ou tout simplement libertins, trouvaient le plaisir qu’ils cherchaient dans ces bois sacrés, sans avoir besoin d’aller mendier ailleurs les faveurs féminines.

Nous ne mentionnerons qu’en passant les jardins suspendus de Babylone et le culte qu’on y rendait à Melitta – autre nom de Vénus –, où il était de notoriété que, selon une loi du roi chasseur Nemrod, fondateur de cette reine de l’Euphrate, toutes les femmes étaient obligées de se prostituer au moins une fois dans leur vie sur les autels de la déesse ; ce qui fut cause de l’agrandissement de la ville – l’Arménie avec son culte d’Anaïtis, dans les bois sacrés de laquelle seuls les étrangers pouvaient pénétrer, et où ils rencontraient de belles prêtresses, de jeunes et séduisants prêtres, les uns et les autres tous prêts à sacrifier avec leurs visiteurs sur les autels de la déesse. De même que les hommes créèrent le culte de Vénus, les femmes imaginèrent celui d’Adonis, qui se transforma plus tard en celui de Priape – ou culte de l’organe sexuel mâle. En Phénicie, donc, ces deux cultes se réunirent en un seul, dont les pratiquants et les pratiquantes se livraient aux délices charnelles sous toutes les formes concevables – en l’honneur duquel on sacrifiait à toute heure, dans les bois comme dans les maisons particulières, où les pères et les maris prélevaient le prix des sacrifices. Chypre, où on adorait Vénus – la « fille de l’île » –, sous autant de noms qu’en des points différents il lui était élevé de temples, une vingtaine, dont les deux principaux étaient érigés à Paphos et à Améthonte, où la prostitution sacrée atteignait une ampleur inconnue ailleurs ; Chypre, où les femmes consacrées au service de la déesse se promenaient sur les rives de la mer, attirant, telle une nuée de sirènes, par leurs chants, leur beauté, leur luxure, les marins, qui finissaient par laisser leur sang et leur or au profit de l’île. Les femmes de la Lydie (Asie Mineure) se livraient à une prostitution qui ne connaissait point d’entraves pour se procurer une dot qu’elles apportaient à leurs maris. Par contre, dans le pays des Amazones, sur les frontières de la Perse, les femmes qui se consacraient à Artémis (autre appellation de Vénus) le faisaient avec désintéressement, par pur mysticisme, pour se consoler de leur continence habituelle.

De l’Asie Mineure, la prostitution se répandit rapidement chez les Perses, les Mèdes, les Parthes ; en même temps que la musique et la danse, accompagnement obligé des « Fêtes de Vénus » que Macrobe et le rhéteur Athenaeus nous dépeignent comme des orgies où, sans souci de leurs parents, maris ou progéniture, les femmes se livraient à leurs appétits sexuels. Tout cela se faisait au son de la lyre, du tambourin, de la flûte, de la harpe. Faisant grand, les rois de Perse entretenaient jusqu’à mille concubines danseuses. Après la victoire d’Arbelles, Alexandre le Grand en trouva 329 dans la suite de Darius.

En Égypte, la prostitution et le libertinage trouvèrent à se déployer amplement. Outre la prostitution sacrée et la prostitution hospitalière, voici qu’apparaît officiellement la prostitution légale ou réglementée : en effet, à l’époque de Ramsès Ier, sa fille se prostitue dans les lupanars publics pour découvrir le voleur des biens dérobés à son père ; cette même fille de Chéops se prostitua afin de trouver les ressources nécessaires pour que s’achevât la grande pyramide ( ?). La tradition raconte que, comme cadeau, elle exigeait de ses amants une pierre ou la somme la représentant ; c’est de la masse de ces pierres que se compose la pyramide du milieu. Comme le nombre en est « incalculable » ( ?), cela donne une idée de la quantité de fois que la fille du Pharaon dut vendre son corps. La tradition attribue à une autre prostituée fameuse l’érection de la troisième pyramide, celle de Mykérinos. Mais la chronologie paraît démentir cette attribution ( ?).

Non loin de l’Égypte, dans la partie de l’Afrique où l’on bâtit Carthage, on trouvait également un grand nombre de prostituées ; témoin ce lieu appelé « Sicca Veneria », où on avait élevé un temple somptueux à Vénus, dans lequel les jeunes Carthaginoises des environs allaient se livrer religieusement aux étrangers ; elles réservaient au temple une partie des libéralités qu’elles recevaient, et le reste servait à les marier avantageusement. Là aussi, on rendait un culte à Adonis, cet amant passionné de Vénus que dévora un « sanglier furieux », allusion à l’épuisement qui suit chez le mâle l’accomplissement du coït. Dans les fêtes célébrées pour commémorer ce mystère, ou symbole, les prêtresses se flagellaient les unes les autres pour venger les Adonis victimes de la défaillance qui succède à l’acte d’amour.

En Grèce, et spécialement à Athènes, on distinguait toutes sortes de prostituées : au plus bas de l’échelle, les dictériades qui représentaient le prolétariat de la prostitution. Solon, le législateur de la Grèce et l’un des Sept Sages, avait acheté des femmes en dehors de son pays et en avait peuplé des maisons de prostitution appelées dictérions (sans doute en souvenir de Pasiphaé, la femme de Minos, qui habitait Dictae, en Crète). D’abord établies au Pirée, le port d’Athènes, puis répandues ensuite au port de Phalère, au bourg de Sciron et dans les alentours d’Athènes. Le dicterion était inviolable et on ne pouvait s’y rendre sous aucun prétexte que celui pour lequel il avait été institué. C’était un lieu d’asile absolu : le père n’y pouvait aller relancer son fils, la femme son mari, le créancier son débiteur. La loi autorisait le maître du lieu – le Pornobosceion – à s’opposer par tous les moyens aux intrusions étrangères. Bien que payant redevance à l’État (le 4e jour de chaque mois, les prostituées de profession exerçaient leur industrie exclusivement au profit du culte de Vénus) – ce qui permit à Solon d’ériger un temple à la « Vénus publique » –, elles étaient tenues à peu près hors du droit commun. Elles ne pouvaient entrer dans les temples, sauf ceux consacrés à Vénus, dont il leur était même permis de devenir les prêtresses. Elles ne pouvaient pas non plus figurer dans les solennités publiques, prendre place à côté des matrones, qui acceptaient cependant la présence des hétaïres. Les enfants des dictériades ne pouvaient être citoyens.

Les aulétrides étaient mieux considérées, vivaient libres et se déplaçaient comme bon leur semblait. Ces « joueuses de flûte » se louaient pour jouer de leur instrument favori, chanter et danser. On les employait parfois à la « prostitution politique », fort utilisée également dans les temps modernes. Pour considérées que furent les hétaïres, la loi leur défendait d’avoir des esclaves, et même des servantes à gages. Cette loi très sévère privait la femme libre qui se plaçait chez une courtisane de sa qualité de citoyenne ; non seulement elle était confisquée comme esclave au profit de la République, mais par le fait de son service chez une courtisane, elle était classée comme prostituée, et déclarée propre à être employée dans les dicterions. À vrai dire, ces prescriptions ne furent jamais suivies. Jamais les hétaïres ne manquèrent d’esclaves ou de servantes ; pas même les dictériades. Cette loi servait surtout aux avocats qui plaidaient contre les courtisanes. C’est parmi les hétaïres que se trouvèrent les grandes courtisanes qui ont laissé un nom dans l’histoire : les Aspasie, les Sapho, les Phryné, les « philosophes ». À Corinthe, chaque maison était un véritable lupanar. Strabon raconte que les dames honorables de la ville se rendaient sur la plage, y prenaient place et attendaient patiemment l’arrivée des marins étrangers. Cela n’empêchait pas que les professionnelles fussent très nombreuses, et il y avait même des écoles à leur usage.

Les courtisanes romaines ne furent pas aussi « fameuses » que celles de la Grèce. Cela tient à la psychologie différente des deux peuples. On compte peut-être à Rome un plus grand nombre de prostituées historiques ou connues qu’en Grèce, mais cela provient du nombre élevé d’artistes et de poètes qui voulurent les immortaliser, et non pas du mérite intrinsèque des privilégiées. Les Grecs étaient plus artistes, plus imaginatifs, doués d’un goût plus délicat que les Romains. Ils ne jouissaient pas uniquement par les sens ; la cérébralité jouait un grand rôle dans leurs plaisirs. Ils ne demandaient pas uniquement à la femme de satisfaire leurs passions ; ils attendaient d’elle qu’elle ornât, qu’elle agrémentât d’esthétique le don qu’elle faisait de sa personne. C’était dans la mesure où elles étaient intelligentes, artistes, etc… que les courtisanes prenaient de l’importance. Sapho, Aspasie, Phryné, etc…, étaient sans contredit des femmes belles et lascives ; elles eurent des rivales aussi belles, aussi lascives qu’elles pouvaient l’être ; mais, faute de talent, de dons intellectuels, ces dernières ne purent jamais leur porter ombrage.

Une courtisane célèbre par la beauté de sa taille est enceinte : voilà un beau modèle perdu ; le peuple est dans la désolation. On appelle Hippocrate pour la faire avorter : il la fait tomber, elle avorte. Athènes est dans la joie, le modèle de Vénus est sauvé. Voilà l’esprit grec ! Les Romains étaient plus grossiers, plus sensuels, mais aussi plus positifs. Le rôle de la femme était de se montrer talentueuse et passionnée « au lit ». Son influence ne dépassait pas le cubiculum : la chambre à coucher, ou le triclinium : la salle à manger. Aspasie exerça une influence décisive sur la politique athénienne. Quelle que fût son intelligence, jamais une matrone romaine n’exerça une influence réelle sur les affaires de l’État.

Rome comptait un très grand nombre de prostituées. On divisait les courtisanes en deux grandes classes qui répondent à nos catégories actuelles : femmes publiques et femmes entretenues : prolétariat et aristocratie de la prostitution. Chacune de ces classes se subdivisait en une multitude de sous-classes selon le rang social, leurs prétentions, le quartier où elles habitaient. La description de ces sous-classes serait fastidieuse. Il suffira de dire que de l’épouse et mère de l’empereur à la pierreuse de dernier rang, chacune recevait une dénomination spéciale. On voit combien était dépassé en réalité le chiffre des prostituées immatriculées, des 35 000 courtisanes de haut et de bas étage qui payaient aux édiles la vectigal ou licentia stupri, portaient la togata, la tunique courte, et coiffaient la mitra, la mitre, sorte de bonnet phrygien avec des mentonnières.

L’avènement du christianisme ne supprima pas la prostitution, loin de là. Au xve siècle, Paris comptait cinq ou six mille femmes vouées à la prostitution. Dans une lettre datée de la capitale, le poète italien Antoine Artesani écrivait : « J’y ai vu avec admiration une quantité innombrable de filles extrêmement belles ! Leurs manières étaient si gracieuses, si lascives, qu’elles auraient enflammé le sage Nestor et le vieux Priam. »

D’une façon générale, on peut dire qu’au Moyen Âge, les régions du Nord montraient plus d’indulgence pour la prostitution que celles du Midi. Somme toute, dans le Nord, elle ne connaissait guère comme limites que des règlements bénins et sans cesse tournés. Dans le Languedoc, il existait une organisation de la débauche publique plus régulière que celle de Paris. Les foires de Beaucaire attirant beaucoup de monde, la ville possédait une « ribauderie » dont la durée était celle de la foire. Cet endroit était placé sous l’autorité d’une gouvernante appelée abbesse. Elle ne pouvait accorder l’hospitalité pour plus d’une nuit aux passants qui voulaient loger dans son auberge. Avignon avait un statut spécial qu’avait élaboré la reine Jeanne de Naples. Dans les provinces centrales, on laissait aussi le champ libre à la prostitution : elle devait seulement, dans chaque endroit, payer des redevances féodales et se conformer aux usages.

À son retour de Palestine, Louis IX avait voulu détruire la prostitution par sa célèbre ordonnance de décembre 1254, où l’on trouve un article prononçant la suppression des lieux de débauche et le bannissement des professionnelles. Non seulement cette ordonnance ne fut jamais exécutée à la lettre, mais, deux ans plus tard, le « saint » roi était obligé de revenir sur son ordonnance et de se montrer tolérant pour la prostitution.

Les armées du Moyen Âge étaient toujours suivies d’une multitude de femmes. Le chroniqueur Geoffroy, moine de Vigeois, estime à 1.500 le nombre des concubines qui suivaient le roi de France, en 1180. Le nombre des filles folles de leurs corps enrôlées sous les drapeaux des capitaines de ce temps-là augmentait ou diminuait, en raison des succès ou des revers subis au cours de l’expédition. Mieux les armées étaient campées, approvisionnées, payées, plus elles comptaient de femmes à leur suite. Charles le Téméraire emmènera en Suisse deux armées, l’une d’hommes, l’autre de femmes ; après la défaite que subit à Granson l’orgueilleux duc de Bourgogne, les Suisses laissèrent courir les malheureuses qui suivaient. Louis IX avait eu fort à faire contre les croisés qui s’étaient mis à imiter les musulmans et entretenaient de véritables harems remplis d’esclaves achetées dans les bazars de l’Orient. Ses efforts pour rétablir de « bonnes mœurs » dans les camps n’eurent pas plus de succès que ses ordonnances contre la prostitution.

Les écrivains hostiles à la papauté ont toujours affirmé que la Rome papale était le centre de la démoralisation moyen-âgeuse. Deux ou trois extraits tirés des écrits des écrivains catholiques eux-mêmes montrent qu’ils n’ont pas exagéré : « De capitale du royaume du Christ – écrit le jésuite Madeu – ses mœurs l’avaient transformée en royaume de la concupiscence, en siège des plaisirs immondes, en patrie des prostituées, où les ministres du sanctuaire bondissaient de l’autel dans les lits du déshonneur, où l’on faussait les balances de la justice sur les injonctions de l’empire de la fornication, où les clés de ses trésors et de ses grâces se trouvaient aux mains des adultères, où les proxénètes les plus infâmes étaient les confidentes de ses prélats et de ses princes ecclésiastiques. » « Ville où les prostituées sont comme des matrones – rapportaient au pape Paul III ceux qu’il avait chargés d’une enquête – qui suivent en plein jour les nobles, familiers des cardinaux et du clergé. » « Pourrais-je passer sous silence la multitude des prostituées et le troupeau de jeunes garçons… et le sacerdoce alternativement acheté et vendu ? Le peuple ignorant et scandalisé des mauvais exemples que, sans cesse et de tous côtés, il a sous les yeux, abandonne toute espèce de culte et redoute même jusqu’à la piété. » (Pic de la Mirandole devant le concile œcuménique de Latran.) (Nous citons d’après une version espagnole.)

« D’où vient le libertinage des jeunes filles et des jeunes gens, sinon que celles-là sont séduites par les procureuses, par leurs amies, par les ecclésiastiques qui fréquentent la maison. » (Olivier Maillard, sermon dominical, dom. 3, serm. 6, fol. 14) « Les gens d’Église qui vivent dans le désordre et le sacrilège, la simonie et le concubinage, mangent avec les courtisanes la rente de l’Église destinée au soulagement des pauvres et livrent à des femmes publiques les biens du Crucifié. » (serm. de S.S. Felipe y Santiago, fol. 577, y de S. Trinidad, fol. 74) » « Une des plus grandes injures de ces temps-ci, c’est de jeter à la face de quelqu’un la faute de son père ou de sa mère, en le traitant de fils de curé. » (Dom. 4, Cuadrag…, fol. 105)

Tant que dura le pouvoir temporel des papes, la prostitution paya une redevance au Saint-Siège. Si, dans certains diocèses, les grands vicaires recevaient la permission de commettre l’adultère pendant l’espace d’une année ; si, dans d’autres, on pouvait acheter le droit de forniquer impunément pendant tout le cours de sa vie ; si l’acheteur en était quitte en payant chaque année à l’official une quarte de vin (Dulaure) — c’est parce que l’officialité trouvait dans les Décrétales des papes le pouvoir qu’elle s’arrogeait sur le « péché d’impureté ». « Tout est commun entre nous – disait le canon –, même les femmes. » Le pape Sixte IV revêtit de sa signature une requête où on lui demandait la permission de commettre le péché de luxure pendant les mois caniculaires. Lorsque de Rome le Saint-Siège fut transféré à Avignon, il y amena un dérèglement de mœurs inouï, ce qui fera dire à Pétrarque (qui résidait à Avignon vers 1326) : « Dans Rome la Grande, il n’y avait que deux courtiers de débauche ; il y en a onze dans la petite ville d’Avignon. »

En général, l’idée courante du Moyen Âge était de se résigner à la prostitution, mais de la parquer dans un quartier, une rue dont les « ribaudes » ne pouvaient sortir, sous peine d’un châtiment plus ou moins grave. On eut donc recours au port d’un costume spécial ou à la défense d’user de certains atours réservés aux « honnestes dames ». Du temps de saint Louis, où les prostituées ne pouvaient porter de « ceintures dorées », elles ne pouvaient pas se montrer en public sans porter une aiguillette sur l’épaule. Sous Charles VI, en 1415, une ordonnance du prévôt leur défendra de porter de l’or ou de l’argent sur leurs robes et leurs chaperons, de les décorer de boutonnières dorées, de se vêtir d’habits fourrés de gris, d’or ou d’écureuil ou autres « fourrures honnêtes », d’orner leurs souliers de boucles d’argent. En 1420, le prévôt revient à la charge : point de robes à collets renversés, à queue traînante. Tout cela à Paris. À Marseille, les femmes publiques ne pouvaient porter de robes écarlates.

Ces prescriptions vestimentaires et autres, les ribaudes finissaient toujours par les enfreindre, par les tourner. C’est alors qu’intervenaient les sanctions. On les « flambait », c’est-à-dire qu’au moyen d’une torche ardente on leur brûlait tout ce qu’elles avaient de poils sur le corps. On les fustigeait, on les « exposait » au grand plaisir des passants. À Bordeaux, on leur baillait la cale, c’est-à-dire qu’on renfermait la patiente dans une cage de fer que l’on plongeait dans le fleuve et qu’on ne retirait pas toujours avant que l’asphyxie fût complète. À Toulouse, on leur infligeait l’accabusade : on menait la délinquante à l’hôtel de ville, l’exécuteur lui liait les mains, la coiffait d’un bonnet en forme de pain de sucre, orné de plumes, lui accrochait sur le dos un écriteau où était décrite l’infraction dont elle était coupable ; on la conduisait sur un rocher situé au milieu de la Garonne ; là on l’enfermait dans une cage de fer qu’on plongeait par trois fois dans le fleuve ; on la transportait, demi mourante, au « quartier de force » de l’hôpital où elle finissait le reste de ses jours !

Mais c’est surtout sur les entremetteuses, sur les maquerelles, que s’appesantissait la rigueur de la justice. Fustigation, pilori, promenade à dos d’âne ou de cheval à travers la ville, prison, exil, rien ne leur était épargné. Dans certains lieux (à Rennes, par exemple), on les marquait au fer rouge d’un M ou d’un P au front, aux bras ou aux fesses.


À l’époque de la Renaissance, les mœurs sont aussi relâchées qu’au Moyen Âge ; mais comme aux beaux temps du paganisme, davantage parmi les classes dirigeantes que parmi les classes dirigées. La « galanterie » est raffinement de gentilshommes où n’ont que voir les taillables et corvéables à merci, qui restent sous le joug moral du prêtre. Le Tiers-État fera montre de vertus qui lui sont particulières, et les mœurs seront parmi ses membres beaucoup moins libres que dans la noblesse et, même, selon les époques, que dans une certaine partie du clergé. Rome, la seconde Rome, est alors dans tout son éclat de capitale esthétique et spirituelle du monde. Dans ses murs brillent les courtisanes à la mode athénienne, telle la belle Imperia, dans les salons desquelles se réunissent artistes, littérateurs, savants, tous les hommes d’esprit ou de génie du temps. On se dirait à Corinthe ou à l’ombre du Parthénon. Une certaine Galiana ayant été emmenée par quelques-uns de ses admirateurs de Rome à Viterbe, les Romains ne se résignèrent pas à la perte d’un tel trésor ; ils mirent le siège devant la « ville aux belles femmes et aux belles fontaines » et ramenèrent Galiana.

La Réforme restreignit la prostitution en Allemagne, à titre de réaction contre le laisser-aller des mœurs papistes. La plupart des maisons de prostitution allemandes étaient gérées par le bourreau de la ville, dont elles constituaient le revenu le plus important. La tâche lui incombait de tenir en bride, de protéger, de régenter les femmes publiques. Il remplissait le rôle que jouait en France le roi des Ribauds, office supprimé sous François Ier. Il devait veiller à ce qu’aucune fille ne fût retenue dans une maison close contre son gré, à ce que des femmes mariées ou des filles natives de la ville n’y fussent pas admises. Les mœurs acceptaient pourtant que, pour payer les dettes du mari ou des parents, une femme ou une fille fût louée ou engagée dans une maison de prostitution pour un temps donné. Tout ce qui était exigé alors, c’était le consentement de la personne ainsi mise en gages. Mais que d’ordonnances, de restrictions variant selon les municipalités ! On cite l’ordonnance du conseil d’Ulm qui, trouvant que dans les maisons de prostitution il y avait assez de vice toléré, ne voulait pas laisser les pensionnaires dans l’oisiveté. Quotidiennement, elles devaient filer, chacune, deux écheveaux de filasse, sous peine de payer trois hellers d’amende pour tout écheveau non filé. Toutes ces restrictions n’empêchaient pas la prostitution de prendre plus d’essor. En 1490, Strasbourg comptait cinquante-sept maisons publiques. À Lucerne, pour une population masculine de 4 000 personnes, on dénombrait, en 1529, 300 filles de joie.

Couronnements, mariages princiers, diètes, conciles, tournois, foires, toute fête, toute solennité était occasion à prostitution. Le Reichstag de Francfort, en 1394, avait attiré 800 femmes publiques, sinon davantage, en plus des prostituées habituelles. Et tous ceux qui exerçaient autorité tiraient profit de la prostitution : dignitaires ecclésiastiques, cloîtres, princes, seigneurs et municipalités.

La Réforme, avons-nous dit, réagit contre la prostitution autorisée. À Regensburg, Ulm, Breslau, Nuremberg, Augsbourg, Landshut, les bordels furent fermés. La syphilis, d’ailleurs, faisait déserter ceux qui restaient ouverts… Tout cela n’empêchait pas Luther et Melanchton d’autoriser le landgrave de Hesse à être bigame, « vu son tempérament particulier ».

Comme la Renaissance battait son plein, un fléau apparut, déjà nommé : la syphilis, qui changea en hurlements de désespoir les chants de triomphe qu’avait fait éclater l’avènement de l’humanisme. Prétendre que ce furent les marins de Christophe Colomb qui, à leur retour d’Amérique, en même temps que la découverte d’un nouveau monde, ramenèrent la syphilis est une absurdité. On a retrouvé des traces d’ulcérations syphilitiques sur des squelettes préhistoriques, et il est avéré que, de tous temps, la syphilis sévissait en Orient à l’état endémique. Il semble que les médecins aient commencé à l’examiner avec soin à la fin du xve siècle. Peut-être est-ce parce qu’elle ne s’était pas manifestée jusqu’alors sous une forme aiguë que la Faculté ne l’avait pas isolée, ou l’avait confondue avec la lèpre ?

Les lupanars étaient des foyers d’infection. Sous le règne de Charles IX, les autorités décrétèrent d’exécuter l’ordonnance de saint Louis, dont nous avons parlé en son temps, qui abolissait la prostitution légale et qu’on n’avait jamais osé appliquer. En général, on jugea l’ordonnance inapplicable à Paris. Plusieurs prescriptions furent cependant rigoureusement observées. Par exemple, les locataires d’une maison avaient le droit de forcer leur propriétaire à résilier le bail qu’il avait passé avec une « femme dissolue ». Plus encore : un locataire de « bonne vie et mœurs » qui demeurait dans une maison appartenant à une femme de « mauvaise vie » n’avait qu’à la dénoncer comme telle. Si une simple information judiciaire prouvait que sa dénonciation était exacte, la propriétaire était obligée de déloger. On ne put cependant fermer toutes les maisons de prostitution ; quelques-unes prouvèrent qu’elles avaient été en quelque sorte autorisées par saint Louis. Celles que le prévôt de Paris laissa subsister perdirent tous les droits qu’elles tenaient de l’ordonnance de saint Louis. Leur existence devint provisoire. C’est depuis cette époque qu’on appliqua aux lieux de débauche vénale le surnom qui est resté en vigueur : maisons de tolérance.

En perdant le droit d’exercer légalement son métier selon tarif fixe et redevances déterminées, la femme « commune » avait acquis, en revanche, la liberté de régler par elle-même les conditions de son industrie, qu’elle exerçait désormais en cachette. L’édit de Charles IX émancipa donc, économiquement parlant, la prostituée de métier.

Charles IX et Michel de l’Hôpital, son chancelier, avaient été si contents des applaudissement qui avaient accueilli leur édit qu’ils voulurent réformer les mœurs à coups d’ordonnances. Les lieux de débauche relégués hors de l’enceinte de la capitale, il restait à expulser les prostituées de la cour et des armées. Un nouvel édit, en date du 6 août 1570, prescrit à toutes les filles de joie et femmes publiques de déloger dans les vingt-quatre heures de « nostre diste cour, dans le dist temps, sous peine de fouet de marque ». La prostitution, naturellement, ne tarda pas à reparaître. À partir d’Henri III, sont à la mode les courtisanes qui se modèlent sur leurs ancêtres du temps de Périclès : les Louise Labé, les Marion de Lorme, les Ninon de Lenclos (autour de laquelle se presseront les plus illustres hommes du siècle). Sous Louis XIV, les favorites seront des reines officieuses. Sous Louis XV, tout se fera par elles. Le reste de l’Europe imitera la France.

La Révolution met un frein à la prostitution (les prostituées passant pour favorables à l’Ancien Régime). Après Thermidor, elle reparut et fut plus en vogue que jamais. Alors que, sur une population de 600.000 habitants, on comptait à Paris, en 1770, 20.000 prostituées ; vers 1800, il y en avait 30.000. En juin 1799, le commissaire Dupin se plaint au ministre de l’Intérieur : « La dépravation des mœurs – écrit-il en son style administratif – est extrême et la génération actuelle est dans un grand désordre, dont les suites malheureuses sont incalculables pour la génération future : l’amour sodomite et l’amour saphique sont aussi effrontés que la prostitution et font des progrès déplorables. »

Depuis, la prostitution n’a fait que croître ; et si la maison close – le bordel – tend à disparaître de nos grandes cités, la maison de rendez-vous, par contre, pullule, et la prostitution clandestine s’affirme de plus en plus. En 1870, il y avait quelque 8.700 filles publiques inscrites sur les registres de la police de Paris. En 1925, il s’en trouvait 7.000 et on comptait 200 maisons de tolérance. On évalue au décuple le nombre des prostituées clandestines, non compris bien entendu les entretenues et les demi entretenues.


Depuis 1875, pour fixer une date, une bataille s’est engagée sur la question de la prostitution considérée comme un délit. Si la prostitution est considérée comme un délit, c’est-à-dire si on ne reconnaît pas à la personne humaine le droit de se prostituer, si on n’admet pas que la location des organes sexuels relève uniquement de la conscience, la police des mœurs se comprend. On accepte du même coup la réglementation de la prostitution, privilège de l’État, gardien de la morale publique.

Mais ce privilège, l’État ne peut l’exercer que grâce à des délégués, à une police spéciale, que sa spécialité même mène à des abus ; d’abord celui de l’arbitraire. La prostitution est plus ou moins tolérée selon les gouvernements, selon les chefs de ces gouvernements, selon les fonctionnaires qu’ils délèguent à l’administration de la police, selon les agents et sous-agents que nomment les fonctionnaires.

Cette tolérance est accompagnée de toutes sortes de tracasseries qui placent en vérité les femmes qui y sont soumises « hors du droit commun ». C’est ainsi qu’elles sont obligées de se faire inscrire à la police, de se faire visiter par un médecin (la visite date du Ier Empire) appointé par celle-ci. Immatriculées, elles ne peuvent que très difficilement sortir de la situation sociale où elles ont été parquées. Il leur suffit de s’être prostituées quelque temps, pour être pratiquement considérées comme exerçant cette profession pendant tout le reste de leur vie. En France, une femme, surprise à se prostituer pour la troisième fois, est immatriculée de force, contrainte à la visite médicale régulière et à toutes les autres obligations dont le commerce de la prostitution est susceptible.

Nous avons fait, ci-dessus, allusion aux tracasseries dont la prostituée est l’objet ; la mesquinerie de ces tracasseries est absurde, et la décrire nous entraînerait trop loin. Dans telle ville, les prostituées peuvent racoler dans la rue ; dans telle autre, elles ne le peuvent pas. Dans certaines, elles peuvent exercer n’importe où leur commerce ; dans telle autre localité, des rues spéciales leur sont assignées. Dans les agglomérations où elles peuvent racoler dans les rues, on concède à chacune d’elle une rue et parfois même une portion de rue. Malheur à celle qu’on rencontre sur le trottoir où il est interdit de faire de la réclame pour leur commerce ! Une condamnation lui est infligée par un fonctionnaire devant lequel elle comparaît sans pouvoir même être assistée d’un défenseur… Il a fallu la croix et la bannière pour obtenir que les délits relatifs au métier de prostituée fussent soumis au tribunal de simple police où l’on peut se faire assister d’un défenseur. « L’autorité délivre patente aux filles, mais grevée de tant d’obligations restrictives qu’elle en devient caduque. Songez que ces demoiselles ne peuvent se montrer ni dans les rues obscures, ni dans les rues éclairées, ni dans les endroits déserts, ni dans les endroits passagers, et qu’il leur est fait défense d’exercer leur métier à domicile, tandis qu’il est interdit aux logeurs de les recevoir. C’est les tenir en perpétuel état de contravention, autrement dit de servitude. » (E. Reynaud, ancien commissaire de police, Mercure de France, 15 mai 1928.)

À certains jours, des rafles ont lieu, où, sous l’inculpation de racolage sur la voie publique, toutes ces femmes sont arrêtées et emprisonnées. On ne sait pas pourquoi on immatricule des commerçantes si ce n’est pas pour les laisser exercer leur métier, ni pourquoi ce qui était permis la nuit dernière ne l’est pas cette nuit-ci. Tout ce qu’on sait – dans une grande ville comme Paris, par exemple –, c’est qu’un peu avant telle grande exposition de blanc d’un grand magasin, on a vu la prison de Saint-Lazare se remplir à la suite de rafles de prostituées, munies ou non de cartes. Par une coïncidence curieuse, ce grand magasin faisait exécuter, en prison, juste à ce moment, des travaux de lingerie à des prix que des femmes du métier n’auraient jamais acceptés.

Et nous n’effleurerons que pour mémoire le chapitre des arrestations « erronées ». N’importe quel agent des mœurs peut appréhender une femme qui s’arrête à causer dans la rue à quelqu’un de l’autre sexe. Il peut affirmer qu’il l’a vue « racoler sur la voie publique », et on a vu des ouvrières et des employées, obligatoirement inscrites sur les registres de la Préfecture de police, sans s’être jamais prostituées. Mais tout cela n’est que le hors-d’œuvre. L’examen des différents systèmes de réglementation de la prostitution montre que c’est aux dépens uniquement du sexe féminin que la répression s’exerce. Et non seulement cela, mais que c’est la femme seule qui est rendue responsable de la contamination vénérienne. Au client qui cherche la commerçante, on ne demande rien. Il peut l’infecter, il n’encourt aucune poursuite. La réglementation de la police des mœurs consacre, de la façon la plus cynique, le système de la double morale, ou plutôt de la double moralité. La vente du plaisir sexuel est considérée comme un délit quant à la vendeuse, mais non quant à l’acheteur. On arrêtera la femme qui racole dans la rue, mais on ne dira rien à l’homme qui se sera adressé à elle le premier. Il est évident que cette paradoxale mise hors du droit commun a choqué des esprits généreux, dont la mentalité n’offre cependant rien de révolutionnaire.

Et, d’abord, la prostitution est-elle un délit ? Dans son rapport au Président de la République française, en juillet 1903, M. Émile Combes, ministre de l’Intérieur, a reconnu « que la prostitution ne rentre pas dans le cadre des actes délictueux et qu’elle n’est justiciable que de la conscience individuelle », qu’on ne pouvait contester « le droit pour l’être pleinement conscient de disposer de sa personne », mais il avait été précédé dans cette voie par les initiateurs du mouvement abolitionniste international, né en pays protestants.

Que veulent les abolitionnistes ? Ramener l’exercice de la prostitution dans le droit commun, abolir le régime d’exception qui procure à l’homme – et uniquement à l’homme – sécurité et irresponsabilité ! Les abolitionnistes maintiennent que l’État n’a pas le droit d’imposer à une femme quelconque la visite obligatoire, sous prétexte de ses mœurs. Leurs voix ont trouvé écho dans certaines contrées protestantes et en Russie, depuis la révolution. Dans ces pays, la réglementation de la police des mœurs a été abolie. Dans les pays catholiques, il n’en est pas ainsi. Mais, en examinant de près le programme abolitionniste, on aperçoit tout de suite l’hypocrisie puritaine qui a présidé à sa rédaction. Sur un point, ils ont raison. Partout où la visite obligatoire a été supprimée, le nombre des malades vénériens n’a pas augmenté, il le semble du moins – un essai fait en Italie n’ayant pas été concluant. Il est vrai que, dans certains pays, au Danemark, par exemple, la déclaration de ces maladies est obligatoire.

Mais ces abolitionnistes sont de farouches partisans de ce qu’ils appellent « la propreté de la rue », des adversaires non moins farouches du racolage, de l’outrage public à la pudeur, etc. Il faut s’entendre. Si la prostitution personnelle et privée ne relève que de la conscience, comme de s’adonner au métier de charcutier ou de modiste, il faut laisser à la prostituée la possibilité de faire son commerce. Ou alors l’abolition de la police des mœurs n’est qu’une hypocrisie, qu’une façon dissimulée d’aboutir à la suppression de la prostitution elle-même. En effet, si vous admettez que le charcutier ou la modiste déploient une enseigne, exposent un étalage, annoncent leur marchandise dans les journaux, il faut admettre aussi que la prostituée puisse faire de même. Sinon, elle est rejetée hors du droit commun. Supprimer la réglementation de la prostitution pour la remplacer par le délit de racolage, substituer à la police masculine des mœurs une police féminine de surveillance des voies publiques, c’est ne rien changer. C’est pourquoi il y a eu, et il y a encore, des arrestations arbitraires, même là où la police des mœurs et la réglementation de la prostitution ont été abolies.

L’abolition de la prostitution est conséquente à une transformation de la mentalité générale, qui n’accordera pas à la femme « mariée » ou de « bonnes mœurs » une situation morale privilégiée, par rapport à la femme « sexuellement émancipée » et « de mœurs faciles ». La disparition des maladies vénériennes est consécutive également à un état d’esprit courant qui n’établira pas de différence entre les affections des organes génito-urinaires et les lésions des autres parties du corps. Dans un sens plus moral, la prostitution féminine disparaîtra quand les rapports amoureux étant considérés comme des relations cimentant la bonne camaraderie entre humains des deux sexes, il ne viendra plus à personne l’idée qu’ils puissent s’acheter ou se vendre.


L’espace dont nous disposons ne nous a permis – on le concevra sans peine – que de parcourir très imparfaitement l’histoire de la prostitution. C’est à peine si nous l’avons envisagée ailleurs que chez les gréco-latins et en France. Il eût fallu décrire ce qu’elle fut, ce qu’elle est encore dans le reste de l’Europe (en Allemagne notamment), en Orient, chez les demi-civilisés. Nous ne voulons pas cependant terminer ce rapide et trop succinct exposé sans quelques remarques :

1° Dans tous les pays civilisés, la prostitution apparaît comme une institution destinée à sauvegarder la chasteté de la femme honnête, que nos mœurs veulent voir arriver « vierge » au mariage. Pour préserver les futures épouses des assauts masculins, la société sacrifie toute une portion de l’humanité féminine. Les femmes chastes naturellement ne savent aucun gré aux sacrifiées de protéger leur chasteté, et oublient que c’est parce que la profession de prostituée est tenue en un si grand discrédit que le mariage acquiert une valeur exceptionnelle. Ce n’est pas ici le lieu de démontrer qu’il n’y a pas grande différence entre le mariage et la prostitution et que, pour attirer un mari, la jeune fille bourgeoise a recours aux mêmes artifices de séduction – toilette, etc. – que la courtisane.

2° Certaines personnes appartenant à des milieux d’avant-garde, et qui tiennent pour une entrave à l’émancipation de l’individualité ce qu’elles appellent la morale des petits bourgeois et des petits rentiers, ont cru voir dans l’exercice du métier de prostituée une émancipation du capitalisme. Nul n’a droit, en société capitaliste, de condamner une prostituée, mais prétendre que cette industrie émancipe, c’est se tromper grossièrement. « N’avoir point de caractère à soi, se revêtir du caractère de son entreteneur » (comme le conseillait une maîtresse de maison, au temps du Directoire), parce que s’il rencontrait de la contradiction, il irait porter ailleurs son argent ; le salarié qui travaille pour un patron, le bandit qui attaque à main armée un fourgon de banque d’État, ne sont pas obligés de descendre jusque-là. L’ouvrier et le bandit peuvent conserver leur caractère propre, là où ils opèrent, à l’atelier ou sur la grande route. Ce n’est pas le cas pour la prostituée, à l’exception de quelques courtisanes de haut parage, et encore !

3° Malgré cela, ne semblent pas supérieurs aux prostituées tous ceux qui, pour gagner de quoi vivre, agissent contrairement à leurs convictions ou à leurs opinions. Du salarié obligé de travailler pour un patron, alors que lui répugne l’exploitation de l’homme par l’homme, au littérateur ou à l’artiste écrivant, peignant, sculptant, jouant la comédie sans but autre que de vendre leur production et relativisant celle-ci au goût de ceux qui peuvent payer, tous sont à un degré ou à un autre des prostitués. Et, comme la prostitution sexuelle, cette prostitution économique entraîne une déformation mentale qui vicie toutes les relations humaines. À qui se prostitue davantage : les honneurs, les situations les meilleures, l’avenir assuré. Tant qu’on regardera comme normal de vendre son effort musculaire ou cérébral, la prostitution des organes sexuels existera. C’est folie de vouloir que celle-ci disparaisse alors que fleurit l’autre. Et c’est ce qui explique l’inutilité de toutes les campagnes contre la prostitution sexuelle publique : elles n’aboutissent qu’à développer la prostitution clandestine ; la plus démoralisante de toutes. — E. Armand.

PROSTITUTION. Dans l’antiquité, la prostitution n’est pas méprisée. Elle est en quelque manière une condition supérieure de la femme. Lesl prostituées ont une certaine culture intellectuelle ; elles savent la musique, la danse, alors que les femmes mariées sont bornées aux travaux du ménage. Leur maison est une sorte de salon que les philosophes ne dédaignent pas de fréquenter. Chez elles, on mange, on boit et on s’amuse ; mais on disserte aussi sur la philosophie, la littérature et la politique. Il en est encore ainsi dans les pays musulmans. La maison des prostituées est ouverte, tout le monde y va. La bourgeoise d’Europe s’y rend avec son mari et ses filles ; on boit du café, on joue de la musique, on chante et on danse. Des jeunes filles des villages africains s’y engagent pour quelques années, afin d’amasser une dot ; après quoi, elles se marieront.

Dans les pays civilisés et notamment dans les villes, la prostitution constitue un métier plus ou moins toléré. Ce sont, en général, des filles du peuple qui deviennent prostituées. Souvent, elles y sont poussées par un amant qui veut vivre en parasite à leurs dépens. Parfois, c’est la paresse ou la débilité intellectuelle qui porte la femme à faire commerce de son corps. Il est dur de se lever tous les matins de bonne heure pour aller à l’atelier ou à l’usine ; il est dur aussi de travailler du matin au soir comme bonne, de subir les brimades d’une patronne énervée. Et quand on a goûté à cet argent gagné si facilement, en une nuit, à faire le trottoir, on y revient et on se laisse aller à en vivre. Mais le plus souvent, c’est la misère qui pousse la femme au trottoir. La société n’est pas encore arrivée à comprendre que la femme doit pouvoir, tout comme l’homme, gagner sa vie en travaillant. On lui offre des salaires insuffisants. Elle doit, pour vivre, compter sur l’aide de ses parents, d’un mari ou d’un amant. Quand elle n’a ni les uns, ni l’autre, il ne lui reste de choix qu’entre la prostitution et la mort.

Ce n’est pas exagéré. J’ai eu à examiner le cas d’une jeune fille qui s’était suicidée par misère ; et sa concierge m’a dit, inconsciente, ces mots révoltants : « Elle était sage, Madame, bien trop sage !… » Trop sage ! C’est-à-dire qu’avant le suicide, il lui restait, comme elle était jeune, le trottoir, et qu’elle n’avait pas su en profiter.

La prostitution n’est pas toute sur les trottoirs et dans les maisons de tolérance ; elle a hôtel et automobile. Qui l’alimente ? Des bourgeoises parfois, qui ont perdu leur fortune, des divorcées dont le divorce a amené la ruine, des femmes de petits bourgeois qui vont chercher à la maison de rendez-vous de quoi boucler le budget du ménage. « Pourquoi ne porterais-je pas les robes que je couds pour les autres ? » se dit la midinette de la rue de la Paix. Désir légitime en somme : il faut avoir, pour les blâmer, un mauvais naturel. Malheureusement pour les pauvres filles, la prostitution, comme tous les métiers, a beaucoup d’appelées et peu d’élues : on croit avoir le palace et on a la chambre d’hôtel des boulevards extérieurs.

La guerre, qui a modifié bien des choses, a transformé la prostitution. Les maisons de tolérance n’attirent plus la clientèle et diminuent en nombre. Le nombre des femmes en carte qui font le trottoir tend également à diminuer. La femme a une plus grande liberté sexuelle, et il en résulte que beaucoup se font demi prostituées. Dans le jour, elles ont une profession, parfois une profession libérale : avocate, journaliste, etc. ; et le soir, dans les dancings ou les réunions mondaines, elles se livrent pour de l’argent. Ces nouvelles mœurs sont considérées par certains comme les effets de la démoralisation. Au fond de leur réprobation, il y a l’attachement aux anciennes coutumes ; ils ne comprennent la femme qu’en puissance d’homme : mari, père ou frère. La femme disposant librement de son corps leur apparaît comme une aberration.

Certes, l’argent intervenant dans les relations sexuelles n’a pas pour effet de les idéaliser. Mais il faut se dire que toute l’éducation de la femme est sous le signe de la prostitution. Dès qu’elle se tient sur ses jambes, elle comprend qu’elle doit plaire. On lui apprend la coquetterie ; on soigne ses cheveux, sa mise, on éduque son geste. La spontanéité, le naturel sont bannis ; tout est recherché en vue de l’effet à produire. Recevoir des cadeaux est considéré par la femme comme chose naturelle. Le moindre amoureux est tenu d’offrir un bijou ; dans les milieux les plus modestes, un vêtement, un objet d’utilité. La jeune fille accepte-t-elle une promenade ? Le devoir strict de l’homme est de payer partout. Dans le ménage, la prostitution continue ; l’épouse déploie tout un art de se donner ou de se refuser, pour obtenir ce qu’elle désire ; si le mari se montre récalcitrant, elle est tout à coup malade et, lorsqu’elle accepte, elle ne manque pas de faire promettre : « Oui, mais tu seras gentil… »

Il faudra bien du temps pour que la femme comprenne que, s’il est indifférent d’accepter des fleurs, il l’est moins de se faire offrir une automobile. Le comprendra-t-elle jamais ? Ce n’est pas sûr, tout au moins à l’heure actuelle, nous tournons le dos à cette ère de scrupule ; notre époque considère que l’honneur n’est qu’un mot, alors que l’automobile est une réalité tangible.

M. X…, médecin de Saint-Lazare, a rencontré dans une maison de rendez-vous une jeune fille qui venait y perdre sa virginité. Elle devait se faire entretenir richement par un parent éloigné, mais le dit parent ne voulait pas prendre la responsabilité de la dévirginiser. Que faire ? Se donner à n’importe qui, pour rien, aurait été, pensait-elle, stupide. À la maison de rendez-vous, un client lui offrait cinq mille francs pour l’opération ; comment ne pas accepter ?

Il ne faut pas oublier, en outre, que la vie de la femme seule est très difficile. La féminisation de certaines carrières ne doit pas faire illusion. Les professions accessibles aux femmes ne sont que de petits gagne-pain, permettant de vivre à la condition de ne se jamais départir de la plus stricte économie. S’il est plus vertueux de se contenter d’un manteau de drap avec un col de lapin, les manteaux de vison et de petit-gris sont bien beaux ! Comment avoir ces richesses autrement qu’en s’adressant à celui qui a l’argent, à l’homme ? Tant que l’homme seul disposera de l’argent, des carrières qui le procurent largement et qu’il sera disposé à acheter la femme, il y aura des femmes qui se vendront. L’argent a toujours été honoré, mais il semble l’être plus que jamais à notre époque. Si la pierreuse est méprisée, tout le monde fait bon accueil à la poule de luxe qui cote à haut prix ses faveurs.

Depuis la guerre, il semble néanmoins que la grande prostituée en titre, celle dont tout le monde connaît le nom soit disparue. Les Otero, les Liane de Pougy n’ont pas fait d’élèves. Il est sans doute des femmes qui gagnent des fortunes avec leur corps, mais elles font en même temps autre chose. Ce n’est pas leur qualité de prostituée qui est en relief ; il faut voir là un pas en avant dans la voie de l’affranchissement de la femme.

On soutient volontiers, aujourd’hui, que la prostitution est un métier comme un autre et qu’il n’a rien de déshonorant. J’accorde ; l’honneur est évidemment une chose dont le territoire est difficile à délimiter. En réalité, on peut dire que l’honneur, aujourd’hui, se confond avec l’argent ; honorable avenue des Champs-Élysées, la prostitution est déshonorante boulevard de Belleville.

Ce qu’on peut dire de la prostitution, c’est que c’est un vilain métier. Il faut se livrer à n’importe qui, souvent à des ivrognes, subir des caresses répugnantes. On attrape obligatoirement la syphilis, qu’il faut soigner toute sa vie et dont on meurt ; on gagne, en outre, toutes espèces de maladies sexuelles ou non. On est conduit forcément à une vie désordonnée, dans un milieu crapuleux, et on meurt prématurément, presque toujours.

« Ça prouve que, quand on est catin,
Faut s’établir Chaussée d’Antin. »

chantait Aristide Bruant, il y a quelque trente ans. Exercée dans les milieux pauvres, la prostitution est un métier affreux. Carco, dans sa « Rue Pigalle », nous montre la vie lamentable des malheureuses filles de trottoir:vie de misère, de violences, de coups et que vient trancher dans sa fleur le couteau du marlou se jugeant lésé dans ses droits de seigneur et maître.

Que penser de la réglementation ?… Que c’est une législation barbare. Les hommes, pour se préserver des maladies vénériennes, ont imaginé de traiter comme un bétail, une catégorie de femmes. Ces femmes ne commettent aucun délit, car, enfin, personne n’oblige l’homme à suivre la prostituée ; on l’arrête, on la traite abominablement et elle passe en prison un temps variable. C’est un état de choses indigne d’un pays civilisé ; et notez que l’arbitraire ne frappe que la prostituée pauvre ; celle qui demeure avenue de l’Opéra ne va jamais en prison.

La prostitution est-elle utile ?… Oui, dans l’état actuel de nos mœurs. La femme a moins de besoins sexuels que l’homme, et le peu qu’elle en a, la société l’oblige à le réfréner. L’homme a l’habitude de trouver très aisément la satisfaction de sa sexualité, pourvu qu’il ait un peu d’argent. Si on supprimait la prostitution, il n’aurait plus que la ressource du viol ; et les femmes condamnées à la réclusion revivraient l’ancien esclavage.

Malgré l’exutoire que fournit la prostitution, les crimes sexuels, viols, viols suivis de meurtres sont assez communs. Ils sont souvent le fait, soit d’anormaux sadiques qui cherchent dans le sang la satisfaction sexuelle, soit de paysans brutaux vivant d’ailleurs loin de toute maison de prostitution. Si on supprime l’exutoire, les crimes sexuels seront journaliers; non seulement le perverti, mais l’homme normal seront tentés de satisfaire par la violence le besoin sexuel qu’ils ne pourront plus satisfaire avec de l’argent.

La société future rendra inutile la prostitution:d’abord, parce que la femme, admise dans la production, pourra vivre de son travail ; ensuite, parce que les préjugés sur la vertu féminine, qui consiste à refouler la sexualité quand on n’a pas de mari, auront disparu. La Russie soviétique s’est engagée dans cette voie de la liberté sexuelle ; jusqu’ici, cependant, il semble que les femmes n’y aient pas gagné, bien au contraire. Les hommes, n’étant plus retenus par les lois et la crainte de l’opinion, en usent avec les femmes avec une grande brutalité. L’amour-sentiment aurait disparu, l’union sexuelle ne serait plus qu’un contact éphémère ; l’amant n’est plus un ami. Il faut penser que c’est là un état transitoire. Les couches prolétariennes qui s’élèvent en Russie sont de mentalité grossière; la marche du progrès affinera leurs mœurs.

La cause de la prostitution ne doit pas être cherchée ailleurs que dans l’esclavage moral et social de la femme:l’affranchissement total du sexe féminin la fera disparaître. — Doctoresse Pelletier.

PROSTITUTION. La prostitution est un commerce très ancien. Mais il n’était pas autrefois un commerce libre ; son profit allait exclusivement au propriétaire mâle de la femme ou des femmes dont les charmes étaient mis en location. C’est une des formes de l’esclavage. Quand des hommes réduisaient d’autres hommes en servitude, ils tiraient le meilleur parti de leurs esclaves en utilisant leurs services suivant leur spécialisation (forgerons, bergers, charrons, etc.). Quant aux femmes, en plus du travail de leur spécialisation comme fileuses, tisseuses, etc., elles avaient aussi, quand elles étaient jeunes et jolies, à réjouir le cœur du maître, en partageant sa couche au gré de ses caprices.

Je n’ai pas l’intention de faire un historique complet, ni de revenir sur la prostitution sacrée, ni sur cette sorte de prostitution hospitalière qui existait dans certaines tribus primitives. Je commence par remarquer que l’indépendance de la femme n’existait pas autrefois, pas plus qu’elle n’existe en Orient aujourd’hui ; donc, il n’y avait pas de liberté sexuelle. La femme était obligée d’accepter passivement son sort, et il semble d’ailleurs que, sauf exception, l’orientation amoureuse, la différenciation sexuelle aient été assez vagues autrefois – et encore aujourd’hui –, ce qui explique l’indifférence pour la vierge d’être mariée à celui-ci ou à celui-là, et réciproquement. Autrefois, les parents vendaient leur fille en mariage, sans que celle-ci eût un mot à dire, et elle était si jeune qu’elle ne pouvait guère se rendre compte. Encore de nos jours, les filles en Orient et en Extrême-Orient sont dans cet état d’infériorité et de soumission complète au chef de famille, et ne font que passer ensuite sous l’autorité d’un mari qu’elles ne connaissaient pas avant. Les hommes non plus, chez les musulmans, ne connaissent pas leur fiancée; mais les mœurs évoluent depuis quelques décades. Enfin, les bourgeois de notre civilisation moderne, arrangeant un mariage avantageux, ont coutume de dire : l’amour viendra après. Et il arrive, en effet, que chez ces êtres, pour qui l’argent passe avant toute sentimentalité, le mariage crée la reconnaissance sensuelle, le sentiment de protection chez le mari, celui de sécurité chez la femme, et y ajoute les liens qu’apporte la naissance des enfants.

Quoi qu’il en soit, et je le répète, sauf exception, ce qui caractérise l’Antiquité, c’est la passivité de la femme en matière d’amour et le peu de tendance au choix chez le mâle, sauf au point de vue des formes physiques. Le chef, le noble, le patricien, et plus tard l’homme riche, ont un harem de captives de guerre ou d’esclaves achetées, disons un lupanar individuel. La femme de condition libre ne s’appartient pas, sa vertu est sauvegardée par la coutume de la tribu. Même quand la tribu a évolué, que la cité est née, que les familles sont plus indépendantes, la femme est surveillée et protégée étroitement. Elle est toujours sous la domination du chef de famille. Des peines féroces frappent le moindre écart sexuel. À plus forte raison, il est impossible que la femme de condition libre, serait-elle plébéienne, glisse à la prostitution. C’est là une chose inconcevable.

Cependant, les cités ont grandi. En dehors des citoyens, elles contiennent une population hétérogène, des étrangers de passage venus pour un trafic quelconque, d’autres qui s’installent pour plus longtemps ou à demeure, commerçants ou artisans. Impossible pour eux d’avoir des relations sexuelles avec les femmes de la cité, ni avec les esclaves qui sont propriété privée et gardée. Les plus riches s’achètent eux-mêmes des esclaves. Le plus grand nombre n’a rien, ni même la possibilité du mariage. Des aventures, sans doute, avec des femmes faciles du bas peuple, moins surveillées que les patriciennes, et qui ont besoin d’argent. Encore, la dignité de la famille, de tous les citoyens, même les plus infimes, rend ces aventures scandaleuses et dangereuses, tout au moins dans les premiers temps de la république.

Il y avait déjà des marchands d’esclaves, allant au loin en quête de marchandise, subornant les filles crédules, enlevant les femmes, ou bien, ce qui fut la règle plus tard, achetant régulièrement filles ou garçons de condition servile contre des produits manufacturés ou de l’argent. Ils fournissaient ainsi les lupanars individuels des aristocrates. Sans doute eurent-ils l’idée d’offrir aux besoins sexuels des étrangers déracinés leurs laissées pour compte ; de créer, avec celles des femmes esclaves qui ne trouvaient pas preneur, des lupanars collectifs à l’usage, non seulement des étrangers, mais aussi de tous les mâles de l’endroit. Si bien que Solon, au moment de la première extension d’Athènes, créa lui-même des lupanars municipaux avec des esclaves achetées à l’étranger (venues d’Asie). Il ne fit que réglementer un état de choses existant, en enfermant la prostitution dans un quartier de la ville sous surveillance officielle et en la taxant au profit de la cité.

La morale sexuelle de ces sociétés, en apparence policées, est sauve devant l’histoire, mais le sort des femmes de la plus basse classe, esclaves et même affranchies, est un martyre. Comment pourraient-elles se soustraire à la lubricité des mâles ? Les guerres incessantes renouvellent le troupeau des captives. À l’époque romaine, les légions ramènent d’un peu partout un butin de fillettes et de jeunes femmes ; les plus belles sont choisies par les chefs pour eux-mêmes ou vendues ensuite pour le harem des gens riches, tandis que les centurions et les soldats vendent leur part aux marchands pour le stupre ou pour le travail forcé. Devant l’extension de la cité et l’afflux d’une population venue du dehors, sans cesse grandissante, les patriciens romains n’hésitent pas, par amour du gain, à organiser eux-mêmes des lupanars, où ils livrent à la prostitution leurs propres esclaves, quelquefois ouvertement, le plus souvent par personne interposée. Cela se passe à l’époque de la République romaine, qui jouit, au point de vue historique, d’une réputation de haute moralité. Les esclaves femelles ne pouvaient ni protester, ni faire de scandale.

Ce qui devient un scandale pour les moralistes et les partisans de la réglementation, c’est quand la prostitution devient libre, quand s’étale au grand jour une débauche qui existait tout aussi bien auparavant, mais dont seules étaient victimes des esclaves silencieuses. Ils imaginent que l’avènement de la prostitution libre est dû à la fermeture des lupanars ; or, ceux-ci continuent d’exister avec leur population d’esclaves. C’est l’inégalité des richesses qui a rompu les cadres de la cité. Il s’est créé toute une catégorie de femmes, intermédiaire entre celle des femmes libres et celle des esclaves : affranchies, filles d’affranchis, parfois éduquées dès le jeune âge en vue de la prostitution, étrangères venues de Grèce, d’Égypte et d’ailleurs, et qui ont lâché leur famille pour vivre leur vie et tenter fortune, filles de petits propriétaires dépossédés, orphelines, jeunes veuves sans appui, plébéiennes désireuses d’une vie de plaisir, etc. La plupart ont été subornées par quelque richard ou quelque fils de famille. Lorsqu’elles ont cessé de plaire, il faut bien qu’elles fassent commerce de leur corps. Celles qui font florès sont celles qui ont quelque instruction et des talents de danseuse ou de musicienne. L’argent arrive à corrompre les mœurs d’une bonne partie des classes libres. Les hommes et les femmes de la classe riche ne connaissent aucun frein à leurs caprices. Les pouvoirs publics interviennent de temps en temps pour essayer de masquer l’étalage de la galanterie et de refouler la prostitution dans les maisons closes. Mais les mesures qui réglementent la prostitution de lupanar ne peuvent s’attaquer aux causes de la corruption des mœurs, qui sont des causes sociales et qui sont les conséquences d’une inégalité excessive.

Le christianisme ne change rien aux mœurs, puisqu’il ne touche pas à l’édifice social. On n’a qu’à étudier les mœurs de Byzance, après la disparition de l’empire d’Occident, pour constater que tout s’y passe comme dans la Rome impériale.

Au Moyen Âge, et au fur et à mesure que les villes se repeuplent, la prostitution se développe de nouveau. Les mœurs assez rudes et la claustration de la femme – mise à l’abri des violences, adonnée aux travaux pénibles et incessants du ménage (boulangerie, cuisine, filage, tissage, couture, blanchissage, etc.) et placée dans une situation d’infériorité – ne permettent pas de liberté sexuelle. La religion et l’éducation morale s’y opposent. Il n’y a de prostitution libre que dans quelques très grandes villes, grâce à l’afflux des étrangers riches. Encore les prostituées libres sont-elles souvent pourchassées par la police, et elles sont obligées, pour se protéger de la brutalité des mâles, d’être sous la domination d’un « maquereau ». Les lupanars, qui ont le monopole presque exclusif de la prostitution, sont des bouges où les femmes sont vraiment les esclaves des tenanciers et dans l’impossibilité absolue de jamais recouvrer leur liberté. Malgré tout, pour la malheureuse qui a fauté et est excommuniée par la famille et par l’opinion publique, c’est tout de même un refuge. Méprisée par les épouses légitimes, pourchassée par les mâles, dont la goujaterie n’a d’égale que l’insolence, elle préfère encore cette vie d’esclavage aux aléas, aux avanies et aux vexations qui sont le lot de toutes celles qui essayent de vivre isolées. Sauf quelques exemples rares de courtisanes riches et indépendantes, dans des milieux de luxe et protégées par le milieu, et dans des moments fugaces de civilisation plus libre.

La femme n’a pas d’indépendance. Elle est sous la domination familiale et économique de l’homme. Il faut arriver jusqu’aux Temps modernes, c’est-à-dire jusqu’à ce que la femme commence à avoir un peu d’autonomie économique, pour voir la liberté sexuelle apparaître et la prostitution se transformer.

Jusque-là, les bordels sont en pleine prospérité. Rien ne s’oppose au trafic des femmes. Les maisons de Paris fournissent la province et une partie de l’étranger. À cause des conditions tout à fait misérables du travail féminin, le recrutement se fait facilement, surtout parmi les filles qui arrivent désorientées de la province. On ne peut guère se représenter aujourd’hui quel pouvait être le sort d’une femme, souvent illettrée, arrivant dans une grande ville, à une époque où il n’y avait ni poste rapide, ni chemin de fer, ni télégraphe, etc. Elle était presque aussi isolée des siens que si elle était allée dans un pays étranger. Une fillette, livrée à elle-même, courait les plus grands risques de tomber dans les pattes d’un proxénète. Même plus tard, vers 1885, les révélations de la Pall Mall Gazette montrèrent qu’il existait à Londres un commerce courant de vierges et de fillettes impubères pour la consommation des riches amateurs. Le scandale fut tel que sous la pression de l’opinion publique et spécialement de l’opinion féminine anglaise, déjà plus éduquée que celle du continent, le gouvernement prit l’initiative de réprimer la traite des blanches et parvint à la supprimer en Angleterre.



Voilà pour le passé, quand les jeunes filles esclaves ne pouvaient pas échapper à la prostitution imposée par le maître, ou, plus tard, quand les filles isolées ne pouvaient guère se soustraire à la concupiscence des mâles.

Aux Temps modernes, l’indépendance de la femme commence à apparaître, mais une indépendance relative, avec les risques que comporte la liberté, surtout dans une société où l’argent est maître. Si la femme n’est plus sans défense devant la brutalité masculine, on ne peut aller jusqu’à dire que la prostitution soit volontaire. Aucune fille, dans ses rêves, n’a l’ambition ne se prostituer. Elle peut avoir plus ou moins consciemment l’ambition de trouver un mâle à son goût (époux ou amant) qui lui donnera, avec l’aisance ou le luxe, des satisfactions de vanité. Mais aucune n’aura jamais à priori l’idée de se prostituer, c’est-à-dire de vendre son corps sans amour ou sans goût. Pour glisser à la galanterie, il faudra qu’elle y soit amenée ou forcée par les influences et les circonstances du milieu.

Certes, il y a un petit nombre de femmes qui tomberont à la prostitution avec la plus grande facilité et, pour ainsi dire, sans résistance. De même qu’il y en a un petit nombre d’autres qui, en toute circonstance, feront une résistance invincible et préféreront le suicide à la capitulation. Entre ces deux pôles, et allant de l’un à l’autre avec des nuances infiniment variées, oscille la grande masse, l’immense majorité des femmes, plus ou moins influençables dans un sens on dans l’autre, suivant leur éducation, le milieu, les circonstances, les conditions économiques.

Suivant justement ces conditions économiques, suivant qu’on observe un milieu social dans une période de misère ou dans une période de prospérité, les résultats de l’observation sont différents. Dans la cohue misérable des fugitifs, en temps de guerre ou en temps de révolution, dans les périodes de famine, des jeunes filles se vendent pour pouvoir manger. En période de prospérité, et surtout lorsque la femme accède à une certaine indépendance économique, la prostitution a davantage pour mobile le goût des hommages et de la toilette ; elle n’est plus imposée, elle dépend plutôt du caractère. Dans le premier cas, elle est essentiellement un phénomène d’économie sociale, dans le deuxième cas l’influence morale intervient davantage, bien que le recrutement de la galanterie professionnelle se fasse surtout dans les classes déshéritées.

N’y a-t-il pas prostitution à un seul mâle comme il y a prostitution à plusieurs ? C’est cette seconde forme qui est considérée comme la véritable. Mais combien de jeunes filles se marient ou sont mariées, ou se donnent en dehors du mariage à un mâle qu’elles n’aiment pas, afin d’avoir la sécurité et de s’assurer une situation de supériorité comme richesse et comme rang social ? Combien de parents, pour ces mêmes raisons, poussent leur fille à entrer dans le lit légal d’un mari qui lui répugne ? Pourtant, faut-il condamner ces autres parents qui, plus expérimentés que leur enfant, cherchent à sauvegarder son avenir, en la détournant d’une amourette, d’un emballement irréfléchi, et lui conseillent un mari qui sera pour elle un compagnon sûr ? Et d’ailleurs, comment sonder les cœurs ? Comment établir les véritables mobiles, parfois inconscients, qui déterminent une femme à s’amouracher d’un homme riche, prometteur d’une vie facile ? Ne soyons pas absolus dans notre jugement. Mais nous pouvons nous étonner que tant de femmes mariées, qui ne sont à vrai dire que des femmes entretenues, mais légalement, osent juger avec mépris les femmes entretenues sans être passées par le mariage officiel, et englobant dans leur dédain même celles qui se donnent librement par amour.

Si une femme s’éprend d’un homme qui lui paraît supérieur par son prestige physique (force), par son prestige moral (courage), par le prestige de son intelligence ou de sa culture, par le prestige de ses dons artistiques, elle peut tout aussi bien être séduite par le prestige du chef, que ce soit un patron ou un roi. Tant de choses peuvent entrer dans la genèse de l’amour.

Et l’amour excuse tout. Mais ce qu’on appelle prostitution, c’est se donner sans amour ou sans goût à un mâle, afin de participer à ses richesses ou à sa puissance de domination.

Beaucoup de filles ou de jeunes femmes ont au fond du cœur un désir de domination sexuelle. Les romans, les flatteries des hommes dévergondent leur imagination. Elles se placent sur un piédestal, sur le piédestal de l’idole sexuelle. Du point de vue d’un moraliste chrétien, on pourrait dire que cet idéal inconscient de beaucoup de femmes est la cause profonde de leur perdition. Elles croient avoir été créées pour recevoir des hommages. Elles font la grâce de dispenser au mari, ou à l’amant, ou à d’autres encore, leur beauté et leur élégance (et quelquefois leur mauvaise humeur). Elles entendent ne pas partager les soucis du mâle et ne pas travailler. L’idéal des idoles sexuelles est d’être entretenues richement. Elles ont du rôle social de la femme une conception tout à fait erronée. À travers les âges, les femmes, même celles de la classe moyenne, ont toujours peiné à la tâche, quelquefois très durement, en tout cas plus longtemps que les hommes. N’ont jamais vécu dans l’oisiveté que les femmes de la classe opulente et quelques jolies filles de la classe pauvre servant au plaisir de quelques mâles riches. On peut admirer une idole sexuelle comme un objet d’art, on peut s’en servir avec joie pour des fins sexuelles. Elle ne sera jamais une associée, une compagne, ou bien il lui faudra abdiquer son esprit de domination.

Devant l’inégalité des conditions et des fortunes, l’appât des richesses est irrésistible pour certaines personnes. Dans toute autre société, d’ailleurs, il y aura toujours des dames désireuses de s’élever au premier rang dans l’adoration des hommes, et qui n’hésiteront pas à se servir de leurs avantages physiques pour y parvenir, tout au moins pour s’assurer les bonnes grâces et la protection des supérieurs dans une administration, même socialiste, et dans toute organisation hiérarchisée.

Il y a d’autres dames qui préfèrent conserver la considération publique, ou du moins qui ne séparent pas leur ambition de la prospérité familiale. À l’insu ou avec le consentement de leur mari, elles travaillent elles-mêmes à son avancement ou lui conquièrent des honneurs, des avantages, des bénéfices ou des richesses. Que ce soit un patron, un supérieur hiérarchique, un ministre ou un roi que ces épouses vont solliciter, c’est le même mobile qui les pousse. La femme d’un fonctionnaire, qui a des bontés pour le chef de son mari, est comparable en quelque sorte à Mme de Soubise, qui enrichit sa famille des libéralités de Louis XIV, ou à Sarah, femme d’Abraham, qui se prostitua au pharaon (Genèse, chap. XII).

En général, ces femmes sont libres de se prostituer ou non, et c’est même ce qui leur permet de tenir aux mâles la dragée haute et de faire leur chemin dans le monde. Toutes les femmes n’ont pas la possibilité de devenir idoles sexuelles, même à égalité de beauté. Chacune est plus ou moins fixée dans son milieu et par les relations qu’elle peut s’y faire. Il est rare qu’elle puisse s’en évader. Les femmes qui forment le troupeau des esclaves sexuelles, sous la surveillance avilissante de la police, ne peuvent pas sortir de leur catégorie, elles sont véritablement « des femmes perdues ». Si, donc, une jeune prostituée a débuté dans un milieu pauvre, il faut qu’elle se dépêche d’en sortir, sinon elle croupira dans l’abjection. Et comment, par quelles relations pénétrera-t-elle dans les milieux de luxe ? Les proxénètes sont eux-mêmes différents. Et elle est encore trop jeune pour comprendre ce qu’il faut faire, si elle n’est pas sous une protection éclairée. Un engagement dans la moindre revue de music-hall est un moyen de se faire valoir auprès des mâles de la classe riche, et c’est le rêve de quelques jeunes filles qui veulent se faire une place dans le monde. Mais il n’est pas donné à toutes de réaliser leur rêve. Le changement de milieu est donc affaire de chance. Tout dépend du hasard d’une aventure. Le rôle de la chance se fait bien voir dans le cas de ces courtisanes de luxe qui tombent, après une fortune éphémère, dans les rangs de la basse classe ; c’est qu’elles n’ont pas eu assez d’intelligence, ni assez de sécheresse de cœur pour se maintenir là ou le caprice du sort les avait placées.

Donc, l’intelligence a, elle aussi, un rôle effectif dans l’arrivisme d’une prostituée. Non seulement pour se maintenir dans les rangs de la haute galanterie, mais tout aussi bien pour y parvenir. À ce point de vue, on pourrait presque dire que les prostituées de luxe sont des prostituées volontaires, tandis que celles de la basse prostitution se contentent de vivre ; elles subissent leur sort avec passivité, sans rien y pouvoir. Celles qui, intelligentes et ambitieuses, ont commencé dans les bas-fonds se démènent pour capter la chance ; elles multiplient les tentatives, acquièrent de l’expérience, choisissent avec plus de discernement les lieux de plaisir où elles fréquentent, choisissent aussi leur amant de cœur au lieu d’en rester l’esclave, et s’en servent pour agrandir le cercle de leurs relations dans des milieux plus raffinés. (Voir les Mémoires d’Eugénie Buffet.)

Il est à peu près inutile de dire que les cas de réussite sont assez rares. Les malheureuses filles qui végètent dans la basse prostitution restent là où elles sont tombées. Elles ont l’esprit de mollesse, lié le plus souvent à une certaine stupidité (ce qui n’exclut pas la ruse, la ruse des arriérés) ; elles arrivent facilement à la résignation d’abord, à l’indifférence ensuite ; elles se laissent souvent exploiter par un souteneur ou un amant de cœur.

Entre les prostituées intelligentes et énergiques et celles qui sont apathiques ou débiles mentales, il y a toutes les nuances possibles, suivant le degré d’intelligence et suivant la chance. Pourtant, les unes et les autres présentent presque toutes le même caractère commun : elles n’ont pas beaucoup de sentiments affectifs.

Dans le domaine de la morale générale, l’affectivité joue déjà un très grand rôle ; elle sert de lien aux relations humaines et s’oppose aux réactions d’égoïsme antisocial. Dans le domaine particulier de la morale sexuelle, l’affectivité joue un rôle prépondérant. Ce qui donne la suprême joie, dans les rapports sexuels, c’est l’association de la jouissance charnelle et de la communion sentimentale de deux êtres. Quand il y a dissociation entre l’acte et les sentiments affectifs, cet acte devient une corvée. Chez un certain nombre de personnes, surtout chez les mâles, l’attrait physique peut compenser l’absence de sentiments ; mais la satisfaction physiologique obtenue, les plus délicats éprouvent le dégoût d’eux-mêmes et de leur partenaire.

Ces remarques s’appliquent aux gens chez qui les besoins sentimentaux ont pris un certain développement. Une femme, pourvue d’affectivité, se donnera corps et âme à son amant, mais répugnera à se donner à plusieurs. Elle fera donc plus d’efforts pour échapper à la prostitution – sauf si elle y est poussée par l’amant – que celles qui sont indifférentes. « Ça nous coûte si peu, disait Ninon de Lenclos, et ça leur fait tant de plaisir. » Devise d’une femme intelligente, sceptique et volage. Une certaine sécheresse de cœur et l’ambition de devenir une idole sexuelle, alliées à quelque intelligence, voilà les qualités de celles qui, avec beaucoup de chance, savent arriver à une situation enviable dans la prostitution de haut vol, en tout cas qui vivent en indépendance avec le souci des apparences.

Il ne faut pas confondre avec ces femmes, préoccupées du désir de paraître, la jeune fille qui a des relations sexuelles par amour, en dehors du conformisme légal. Par amour, ou même simplement par goût ou par plaisir, mais sans calcul. Tel est le cas de celle qu’on appelait la grisette, il y a cent ans, et qui existe toujours. Elle recherche la vie sentimentale, la tendresse de l’homme ; elle est sensible aux doux propos, aux gentilles attentions. La jeune fille se mettra en ménage avec un camarade de son âge, et, si cet essai ne réussit pas, elle prendra un nouvel amant, et arrivera assez souvent à se fixer, lorsqu’elle aura trouvé une affection sérieuse et un partenaire de son goût, ou lorsque le temps aura atténué le caractère un peu volage de ses propres sentiments. Ou bien la jeune fille, rebutée par la grossièreté de son milieu, prêtera une oreille complaisante aux compliments bien tournés d’un jeune bourgeois, étudiant ou autre, qui lui offrira des distractions et une vie plus gaie que celle qu’elle menait auparavant.

Qui osera jeter la pierre à celles qui préfèrent, comme beaucoup de jeunes garçons, une jeunesse de plaisirs à une vie morne et morose ? Pourquoi faire une distinction entre la morale masculine et la morale féminine ? La plupart des uns et des autres s’assagissent avec le temps et se fixent aux environs de 25 ans. On voit de ces jeunes filles épouser leur amant, dénouement si redouté par les familles bourgeoises. Chez presque toutes, les préoccupations de la vie matérielle l’emportent peu à peu sur le plaisir. Ou bien le désir d’avoir des enfants à choyer et à élever. Elles se mettent en ménage, et font d’aussi bonnes mères de famille que celles qu’on épouse avec leur virginité. Quelques-unes mènent une vie indépendante, tout en ayant des relations avec un ami de leur choix.

Il n’en est pas moins vrai qu’à fréquenter les milieux de plaisirs, les jeunes filles risquent de se laisser peu à peu imprégner par la moralité de l’endroit, d’autant que si elles sont d’esprit volage, elles sont amenées à changer de partenaire, soit par suite d’un mauvais choix, soit à cause du caprice de leur goût. Il n’y a que le premier pas qui coûte. Elles peuvent s’habituer aux mœurs que pratiquent les mâles et à ne pas attribuer d’importance au changement sexuel. Leur mentalité se modifie sous l’influence des flatteries et des sollicitations dont elles sont l’objet de la part des hommes, surtout si elles sont très jolies, et quelques-unes prennent celle des femmes entretenues, pour qui seuls les cadeaux comptent et sont un tribut obligé à leur beauté. Elles peuvent ainsi glisser à la galanterie, si elles sont nonchalantes ou si elles y sont acculées par le chômage.


Nous laisserons de côté la haute prostitution. Les dames qui sont assez intelligentes, assez dépourvues de sentimentalité et qui ont assez de chance pour conquérir une vie de luxe n’ont pas besoin de protection. Elles sont maîtresses de leur corps et elles savent mener les mâles par le bout du nez. Il y aura toujours sans doute des idoles sexuelles.

Toutes les femmes, comme les hommes, sont ou devraient être maîtresses de leur corps, c’est-à-dire de s’accoupler comme il leur plaît, et même d’en tirer profit. L’État considère la prostitution comme un délit toléré, mais ce n’est un délit que pour les pauvresses. Nous ne pouvons nous placer à ce point de vue, d’autant qu’on laisse aux mâles toute la liberté sexuelle.

Entendons-nous sur cette liberté. Seules les grues de haut vol peuvent choisir. Les femmes de la basse prostitution n’ont pas, en réalité, de liberté. Elles ont glissé à leur condition, beaucoup par suite de leur déficience mentale, et toutes par suite de leur infériorité sociale et des circonstances du milieu où elles étaient placées. Le rôle de la société devrait être de protéger les adolescentes et de les empêcher de tomber à la situation lamentable d’esclave sexuelle.

Intervenir après le glissement, c’est trop tard. Une fois tombée à la prostitution, la femme finit par ne plus éprouver ni dégoût, ni honte. Si quelques-unes se tirent hors de l’esclavage sexuel, ce n’est pas pour aller ou pour retourner à la servitude et à l’insécurité du salariat, puisqu’elles estiment que leur métier leur donne plus de profit et plus d’agrément. Il faut bien comprendre que l’habitude a changé leur façon de voir. L’habitude, pour elles encore, est une seconde nature.

Quelles sont les causes qui favorisent l’acheminement à la prostitution ? La puberté produit un certain déséquilibre dans le caractère et peut inciter la fillette non surveillée à des coups de tête dont elle sera la victime, dans les conditions sociales actuelles. Non pas que les sens soient éveillés, sauf chez quelques anormales qui présentent d’ordinaire, en même temps, de l’arriération mentale. On a remarqué, en effet, que ces arriérées ont souvent un développement sexuel précoce. Le sensualisme, plus précoce et plus accentué chez elles que chez les jeunes filles normales, n’étant pas contrôlé et freiné par l’intelligence, par une intelligence suffisamment développée, en fait de très bonne heure les victimes du premier malotru venu et, quelquefois, les proies des trafiquants de chair humaine. Prostituées et souvent délinquantes, ces malheureuses sont envoyées en maison de correction, quelques-unes plus tard en prison ; et elles achèvent de se corrompre dans ces établissements officiels. De toute façon, même si elles ont échappé aux mésaventures judiciaires, la paresse, l’insouciance, l’apathie les maintiennent dans la pratique habituelle de la prostitution ; elles peuplent les maisons de tolérance ; elles n’ont pas d’autre métier. Et leur ignorance, leur inintelligence, leur irresponsabilité en font les meilleures propagatrices des maladies vénériennes.

Mais toutes les autres adolescentes sont, elles aussi, exposées, si elles ne sont pas protégées. À la puberté, la fillette devient coquette, elle cherche à attirer l’attention masculine, elle est déjà une demoiselle, alors que le garçon n’est encore qu’un gamin qui n’a que rarement l’occasion et l’audace de passer à l’offensive de l’acte sexuel. La fillette, elle, n’a pas besoin d’être préparée à l’acte, elle n’a qu’à le subir. Elle est étonnée et flattée qu’un adulte, qui lui paraît bien supérieur par son âge, par sa situation lui fasse la cour, qu’un Monsieur lui présente ses hommages. Elle s’imagine connaître la vie, et cette prétention péremptoire la rend sourde aux avertissements. À cet âge tendre, beaucoup de fillettes ont besoin d’être protégées contre leurs imprudences et contre les tentatives de mâles lubriques. À vrai dire, il n’y a que le premier pas qui coûte, et l’habitude peut être vite prise par des fillettes irresponsables qui ne savent où elles s’engagent. La vie paraît si simple, elles sont courtisées et reçoivent des cadeaux. Mais encore, si elles sont capables de faire le saut toutes seules, faut-il, pour glisser à la prostitution, que le milieu, que l’entourage soient pour elles un encouragement, ou qu’elles soient entraînées par l’amant.

Les enquêtes faites à ce sujet montrent que, dans l’ensemble, les prostituées ont été déflorées entre 13 et 16 ans, c’est-à-dire au début de la puberté, quand la fillette n’est capable de faire aucun choix et qu’elle est une proie facile pour un mâle sans scrupules. Ce sont ces jeunes personnes qui fournissent d’ordinaire le troupeau des prostituées. Elles n’ont pas encore eu le temps de se créer une personnalité. Elles sont souvent peu intelligentes, ou en tout cas sans éducation, ou avec l’éducation d’un milieu spécial. Que feraient-elles en dehors du commerce de leurs charmes ? Elles n’y songent même pas, elles s’adaptent étroitement à ce genre de vie qu’elles continueront jusqu’à leur mort ou à la déchéance complète, à moins que des circonstances exceptionnelles ne les tirent du milieu.

Plus avancées en âge, de quelques années seulement, elles seront mieux averties et ne succomberont pas si facilement, ou bien ce sera quelquefois, brutalement, sous le coup de causes extraordinaires, comme un bouleversement social, une crise économique violente, des chutes individuelles dans la misère. La plupart des femmes, qui ont été ainsi amenées à se prostituer après 20 et surtout après 25 ans, n’en prennent pas toujours irrémédiablement l’habitude. Elles en tirent ressource provisoire et accessoire, ou bien ce sera le moyen pour elles de satisfaire leurs ambitions.

Donc, pour éviter la chute dans la galanterie, la protection de l’adolescente est nécessaire, une protection affectueuse, c’est-à-dire surtout la protection maternelle. Or, dans un milieu tout à fait misérable, si, en outre, les parents sont alcooliques, s’ils sont très prolifiques – ce qui va ordinairement ensemble –, qui prendra le temps et la peine de s’intéresser à la conduite d’une fillette ? L’enfance a besoin d’être protégée. Or, dans ce milieu, la question de nourriture passe au premier plan : il faut vivre, et les aventures sexuelles n’ont pas beaucoup d’importance. La défloraison est souvent précoce ; elle est la conséquence d’amusements risqués avec des garçons du même âge. Sans compter les cas ou la mère, la sœur aînée sont débauchées, la promiscuité fait disparaître toute pudeur, la pudeur qui est la première réaction de défense de la vierge. La fillette a hâte de s’évader d’une famille où les liens affectifs n’existent pour ainsi dire pas, où la vie est pénible. L’ignorance de tout métier la met dans un état complet d’infériorité sociale. L’influence de camarades vicieuses, de quelques voisines dévergondées n’est pas contrariée ou empêchée par l’affection familiale. Le manque de scrupules des mâles fera le reste.

Ajoutez à cela l’envoi en apprentissage beaucoup trop tôt, l’initiation perverse de l’atelier, etc. La démoralisation se fait par l’affrontement de deux morales : celle de l’adolescence, naïve, imaginative et généreuse, et celle des adultes, réaliste, ironique et cynique. Et puis il y a l’exemple et l’encouragement de camarades plus âgées, qui, ayant des mœurs mercantiles et se sentant plus ou moins consciemment dans un état d’infériorité morale, cherchent à faire du prosélytisme parmi les jeunes. Sans compter, parfois, le maquerellage de quelques patronnes ou contremaîtresses.

Certaines professions exposent, plus que d’autres, les adolescentes. Dans quelques-unes (métier de mannequin, etc.), où les jeunes filles sont obligées d’avoir quelque élégance, interviennent l’insuffisance des salaires féminins et les tentations. Dans d’autres, les femmes sont soumises directement aux sollicitations des mâles (filles de salle, domestiques, etc.). Et, ici, la cause principale est l’immoralité des patrons. Ce sont eux qui sont responsables de la tenue de leur maison. Il y a des maisons bien tenues, et d’autres où le patron, afin d’attirer la clientèle, favorise les entreprises des galants. Il faut aussi faire entrer en ligne de compte la lubricité des patrons eux-mêmes, qui cherchent à abuser de leur autorité pour assouvir leurs désirs. Et, enfin, dans le glissement à la galanterie, il faut considérer le rôle du suborneur, des proxénètes de toute espèce, y compris le jeune homme « du meilleur monde » qui entraîne la jeune fille dans les lieux de plaisir, dans les dancings, où la prostitution est considérée comme un moyen normal de gagner sa vie ; car l’opinion publique, l’opinion d’un milieu donné est le fondement de la morale de ce milieu.

Dans ces milieux de plaisir, l’alcoolisme joue un certain rôle, enlevant aux hommes et aux femmes le contrôle de leurs actes, les mettant à la merci de leurs impulsions, tout au moins faisant disparaître leurs hésitations. L’alcoolisme a encore un rôle plus général dans la genèse de la prostitution, car il est souvent la cause des familles nombreuses, il jette les fillettes hors du foyer familial intenable, il est responsable aussi de l’arriération mentale chez un certain nombre d’enfants.

L’excessive inégalité sociale place les jeunes filles de la classe pauvre dans une situation d’infériorité vis-à-vis de la concupiscence des hommes riches, et quelques-unes d’entre elles se laissent séduire par le désir d’une vie facile. Mais, s’ajoutant à toutes les conditions qui influent pour entraîner les adolescentes à la prostitution, le facteur le plus efficace de démoralisation est le manque de protection et l’isolement, agissant d’autant plus que les filles sont plus jeunes. Les grandes agglomérations urbaines réalisent le mieux cet isolement et y ajoutent les tentations. N’oublions pas, parmi les isolées, les jeunes filles qui viennent du fond de la province chercher du travail dans une grande ville, surtout celles qui sont sans métier, par conséquent mal armées pour l’existence.

Aujourd’hui, la femme peut pourtant mieux se défendre contre les entreprises brutales du mâle. Si elle tombe à la prostitution, c’est d’ordinaire sans y être contrainte directement. Celles qui aiment les aventures se contentent de passades espacées, si elles ont un métier. Et celles qui glissent à la pratique courante de la galanterie préfèrent la maison de rendez-vous à la maison close, où pourtant l’esclavage à vie n’existe plus. Cela se comprend bien ; ce sont seulement les aléas et la dureté des temps et des mœurs qui peuvent obliger un être humain à aliéner sa liberté. Ainsi, la forme même de la prostitution se modifie.

De leur côté, les hommes préfèrent de beaucoup conquérir une femme ou avoir l’illusion de la conquête. Les mœurs ont changé. Les brasseries de femmes ont disparu depuis longtemps, les maisons de tolérance ont diminué dans une proportion considérable. Le racolage n’existe plus à Paris qu’aux alentours des Halles et dans quelques rues mal famées. Les rencontres se font dans les dancings, les maisons de rendez-vous. La prostitution tend à devenir libre, elle n’est souvent qu’un moyen accessoire de se procurer des ressources complémentaires, destinées principalement à la toilette.

Dans une société encore plus évoluée, où ne sévirait plus l’inégalité économique avec son cortège de privations et de servitudes, les fillettes seraient sans doute mieux protégées, en ce sens que le besoin de gagner la vie ne forcerait plus les parents à les envoyer beaucoup trop tôt en apprentissage, où elles affrontent, non sans danger, la moralité des adultes. La plus grande réforme contre la prostitution serait de continuer l’instruction et l’éducation des adolescents jusqu’à la possession complète de leur profession, en même temps que d’une culture générale, et qu’on ne traitât pas autrement les étudiants techniques et professionnels (qu’on appelle les apprentis) que ceux ayant choisi la carrière des lettres ou des sciences. Si, parfois, quelque fillette faisait une escapade, elle ne risquerait plus d’en subir, comme aujourd’hui, des conséquences extrêmes et imméritées, et de tomber sous la surveillance de la police. Les essais amoureux comportent toujours un risque, mais ils ne sont tout à fait dangereux que dans les cas d’infériorité sociale, surtout dans une société mercantile. Les femmes adultes seront sans doute plus libres que maintenant de se comporter à leur gré, elles ne seront plus obligées de se prostituer. Le mercantilisme ayant disparu, l’attrait sexuel où intervient souvent la supériorité de l’amant (supériorité physique, ou intellectuelle, ou sociale) pourra s’exercer librement. Les femmes qui sont folles de leurs corps auront le pouvoir, comme aujourd’hui certaines dames de la classe riche, de choisir leur partenaire.

Mais la liberté sexuelle, déjà de plus en plus grande, comporte le risque de la diffusion des maladies vénériennes. C’est pourquoi beaucoup de moralistes, abandonnant la vieille pudibonderie religieuse, d’ailleurs souvent hypocrite, mettent en avant la santé publique, et, croyant la sauvegarder, réclament le maintien des règlements de police et celui des maisons de tolérance. Le procès de la police des mœurs – organisation de contrôle de la prostitution – n’est plus à faire ; elle est une ignominie. Ce n’est pas sortir du cadre de cette étude – car les prostituées, d’abord, sont ses victimes – que de rappeler ici les vices de l’institution, l’aberration de ses agents, leur fréquente abjection, leurs procédés souvent crapuleux.

La police des mœurs a été instituée, non pour combattre la prostitution, considérée comme un mal inévitable et même comme une profession utile, mais pour protéger les honnêtes gens, c’est-à-dire en majorité les fêtards, contre les insolences et les chantages des prostituées. C’est pourquoi, si elle protège les maisons de tolérance comme une institution sociale, elle entend tenir aussi les autres prostituées sous sa coupe, grâce à des règlements qui lui donnent un pouvoir absolu (pouvoir d’arrestation sans mandat et droit d’incarcération sans jugement). Pratiquement, les filles galantes sont ainsi soumises au bon plaisir des policiers qui surveillent leurs allées et venues, leur interdisent l’entrée des promenades et des établissements de bon ton (la courtisane de luxe peut passer partout), les arrêtent et les emprisonnent à la moindre incartade, ou supposée telle, laissant les unes racoler ouvertement et empoignant celles qui n’ont pas l’heur de leur plaire, sous le prétexte d’un délit imaginaire. Les agents des mœurs, qui, certes, n’ont pas postulé leur emploi pour des raisons de haute moralité et qui n’ont pas été choisis non plus pour leur intelligence, se trouvent chargés d’un service d’autorité sur des êtres privés de défense et ne pouvant leur opposer que la ruse ou le cynisme. Ils exercent leur fonction d’une façon arbitraire. La plupart le font sous la forme d’un système de terreur, soit par excès de zèle à l’encontre d’un troupeau méprisable, soit par sadisme, soit pour profiter gratuitement des faveurs des persécutées. Plus d’un va jusqu’à monnayer le commerce des filles qui, subjuguées, se vendent à son profit. Dans certains pays où la prostitution est interdite, celle-ci se pratique très bien, mais la prostituée doit payer une redevance aux agents des mœurs pour qu’on la laisse tranquille. Aucune protestation possible. Qui irait ajouter foi aux accusations d’une telle femme ?

Ce qui explique la psychologie et la conduite des gens en général, et des policiers en particulier, vis-à-vis des prostituées, c’est le mépris. On se croit tout permis à l’égard d’êtres méprisables et peu intéressants. Paul Valéry a marqué quelque part qu’il faut nécessairement mépriser les gens pour s’employer à les réduire. Il parlait des indigènes coloniaux, et tel est en effet l’état d’esprit de nos sous-officiers conquérants, traitant les Rifains de salopards et tout autre indigène de cochon et de saligaud. Le docteur Rousseau a noté le même état d’esprit chez les surveillants et administrateurs du bagne ; le mépris que ces gens-là ont des condamnés les amène à légitimer à leurs propres yeux tous les abus de pouvoir qu’ils commettent journellement, les mensonges, les vols et les concussions, la cruauté et le sadisme. Exploiter une prostituée apparaît donc comme tout à fait légitime. L’argent qu’elle gagne est de l’argent mal acquis, qu’elle jette ensuite par les fenêtres ; et elle le gagne si facilement. L’exploitation de ces malheureuses femmes paraît presque être considérée comme une revanche, au jugement de la plupart des mâles, et surtout des mâles qui constituent la brigade des mœurs. La pitié n’entre pas plus dans l’âme d’un proxénète que dans l’âme d’un policier ; et à ce point de vue, leur mentalité est la même.

Chair à plaisir, chair à subir. Comment pourrait-elle se défendre contre les vexations ? Dans toutes les institutions humaines, une autorité qui n’est jugée que par elle-même, sans que les assujettis aient aucun moyen de faire entendre une réclamation, fût-ce indirectement, et quand il n’y a qu’une seule garantie, théorique et illusoire, le contrôle des supérieurs sur les agents, cette autorité aboutit toujours à la pratique normale des abus. Les chefs se contentent de veiller à ce qu’il n’y ait pas de scandale, et ils ne s’aperçoivent pas que le véritable scandale est l’existence même de leur notoriété et de leur fonction.

Et le pouvoir discrétionnaire de la police ne s’arrête pas encore là. Il fait, lui aussi, le recrutement de la prostitution sous prétexte de moralité publique. Il opère l’arrestation des jeunes filles, peut-être légères, amoureuses du plaisir et des tendres propos, désireuses de passer leur jeunesse en joie, comme le font les jeunes garçons. Une fois arrêtées, c’est leur mise en carte, tout au moins à bref délai, et leur incorporation forcée dans l’armée des prostituées. Sans compter les erreurs et les abus de pouvoir. Bien des scandales ont été dénoncés par la Ligue des Droits de l’Homme. Le scandale véritable est la mise en carte. C’est l’effroi des débutantes, des irrégulières, de celles qui cèdent de temps en temps au plaisir et au profit de l’aventure, mais qui n’en ont pas l’habitude. Elles savent qu’immatriculées elles font définitivement partie d’une caste à part, surveillée et méprisée. Il faut qu’elles-mêmes acceptent un nouvel état d’esprit, rejettent toute espérance et prennent leur déchéance comme une condition normale. Et c’est peut-être cette acceptation qui scelle le caractère définitif de leur situation.

Ainsi la police, au lieu de combattre la prostitution, ne fait qu’étendre son domaine. Son idéal bureaucratique serait certainement de tenir sur ses registres et à la merci de son arbitraire toutes les femmes en situation irrégulière. Danger pour la sécurité publique, conflit entre le régime soi-disant de protection et le régime de liberté, il est vrai que la moderne police des mœurs prétexte le souci de la santé publique. Illusoire prétention…

En effet, la prostitution dite clandestine (où elle englobe d’ailleurs la liberté sexuelle) échappe de plus en plus à la répression. Les mœurs ont changé. Si les statistiques, souvent tendancieuses, semblent montrer que les bordels fournissent peu de maladies vénériennes, c’est que ceux-ci sont de moins en moins nombreux : 32 à Paris, 7 à Marseille. Leur persistance tient en grande partie à l’existence des garnisons militaires. Et l’observation médicale montre qu’on peut tout aussi bien qu’ailleurs y contracter syphilis et blennorragie, dans les moments d’affluence, quand les clients se succèdent sans interruption. La visite de santé hebdomadaire n’est nullement une garantie.

En réalité, la prophylaxie des maladies vénériennes dépasse amplement le débat sur les lupanars et sur la police des mœurs. Tandis que les maisons closes tendent à disparaître, la liberté sexuelle, de plus en plus grande, pose le problème pour toute la population. D’où la nécessité de l’éducation médico-hygiénique du public.

Le danger est que cette éducation ne porte pas sur les arriérées mentales, indifférentes et irresponsables. Les profanes ne savent distinguer, et pas toujours, que la grande aliénation mentale. Les juges et les policiers considèrent comme des paresseuses invétérées et comme des vicieuses de pauvres femmes qui sont des déséquilibrées, des instables ou des apathiques. Une enquête, faite par des médecins psychiatres, a montré que les neuf dixièmes des jeunes prostituées emprisonnées à la Petite Roquette sont des enfants arriérées. Il faudrait dépister les arriérées de bonne heure, avant l’âge de 7 ans, les placer en internat dans des écoles spéciales, et plus tard les protéger, spécialement les adolescentes, contre les aléas de la vie sociale. Toutes les adolescentes doivent être protégées, mais la protection doit être plus stricte quand il s’agit de fillettes anormales, et cette protection n’est actuellement réalisée que dans les familles aisées. Ainsi, de quelque façon qu’on envisage le problème, l’argent et l’inégalité apparaissent comme les causes sociales qui favorisent la prostitution. — M. Pierrot.