Aller au contenu

Encyclopédie anarchiste/Protectorat - Prudhomme

La bibliothèque libre.
Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2219-2233).


PROTECTORAT (et Colonisation). « Les colonies étaient considérées, à l’origine, comme destinées exclusivement à l’utilité et à l’enrichissement de la métropole. » (Larousse.)

Lorsque les Phéniciens fondèrent Carthage et les autres comptoirs de la Méditerranée, c’était dans une unique pensée de lucre ; commerçants avant tout, ils cherchaient le profit. Lorsque les marins espagnols et portugais du xve siècle allaient à la découverte de la route des Indes, ils n’avaient pas d’autre but que de s’enrichir. Lorsque l’Angleterre et la France (lire : la bourgeoisie mercantile des deux pays) se disputaient l’Inde et l’Amérique du Nord, c’était le riche marché de ces pays qui était l’enjeu de la lutte. Et lorsque, au cours du xixe siècle, toutes les nations dites civilisées se partagèrent le monde, c’était avant tout le besoin de débouchés qui poussait le capitalisme à se jeter avidement sur ces pays dits « neufs », riches de matières premières, de main-d’œuvre à vil prix, et prometteurs de consommateurs innombrables.

Actuellement, les 2/5 de la population terrestre sont « colonisés ». Les colonies occupent la moitié des terres qui couvrent la surface du globe.


Des trafiquants de Tyr aux modernes nations colonisatrices, en passant par les conquistadors et les négriers des siècles derniers, il n’y a qu’une différence de degrés. Le but poursuivi n’a jamais varié : le profit. Seulement, aux époques dites barbares, l’occupation de la colonie se faisait sans fard, en vertu de la raison du plus fort. Au fur et à mesure du progrès des idées humanitaires, le besoin de voiler désormais de sophismes ce droit du plus fort devient de plus en plus impérieux (car, lorsqu’on va au fond des choses, le « droit » n’apparaît pas ; il n’y a que crime et vol). De ce besoin découlent les idées de « peuples arriérés », de « missions civilisatrices », de « races inférieures » et de « races supérieures ». Et l’on aboutit à ce paradoxe, par exemple : l’Inde et la Chine, berceaux de la civilisation véritable, colonisées et civilisées ( !) par la barbarie occidentale.

Jusqu’au xixe siècle, il est communément admis qu’un peuple qui se sent fort peut conquérir un pays plus faible. Première phase ; on dit : conquête de la Gaule, conquête du Canada, conquête de l’Algérie. Non seulement la force prime le droit, mais elle le légitime. Puis vient la période des tiraillements. La « conscience universelle », nouvellement créée (lire : la lassitude des prolétaires à servir continuellement de chair à canon pour des buts qui ne sont pas les leurs, puis le désir des conquérants de camoufler adroitement aux peuples colonisés l’occupation étrangère) a besoin d’apaisements. C’est alors qu’on s’arroge le droit de « protéger » un pays qui ne demande pas à l’être.

Deuxième phase ; on dit : protectorat (Tunisie, Annam, Cambodge, Maroc). Enfin, après l’effroyable boucherie de 1914–1918, s’inscrit la troisième phase. Wilson a passé là. On a lancé « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Cependant, les colonies des vaincus, et même certaines parties de leur propre territoire sont bien tentantes. Heureusement qu’il est, avec la « conscience universelle », comme avec le ciel, des accommodements. On crée les « pays de mandat » (Syrie, Grand Liban, Cameroun, Togo).

Que ce soit en pays conquis, protégé, ou de mandat, la colonisation est partout la même ; c’est l’exploitation féroce des indigènes et du sol et c’est l’enrichissement de quelques requins omnipotents. Pour avoir une idée nette, prenons, par exemple, comme protectorat type, le protectorat français sur la Tunisie. Pénétrons au cœur du pays. Après cinquante ans d’occupation, que voyons-nous ?

I. Le fellah. — Sous un ciel admirable, dans le cadre grandiose des hauteurs tourmentées de l’Atlas, ou dans les vastes plaines des contrées de céréales, le fellah a dressé son gourbi ; hutte primitive à peine plus confortable que la caverne des hommes préhistoriques. Il y vit avec sa femme, ses enfants, son chien, quelques poules. Il est là, misérable « khammès » (métayer) attaché à la glèbe pour la vie. Voici ce que dit de lui Élisée Reclus (Tunisie, p. 282), et son sort n’a pas varié depuis :

« L’esclavage est aboli depuis 1842, même avant qu’il l’eût été officiellement dans l’Algérie voisine ; mais nombre de journaliers indigènes, les khammès ou colons « au cinquième » qui labourent les domaines des grands propriétaires sont de véritables serfs tenus, comme ils le sont, par les avances que leur font les maîtres et qu’ils paient à intérêts usuraires, sur la part de récolte qui leur est attribuée. La famine a souvent sévi sur les populations de la Tunisie, si grande que soit la fertilité naturelle de la contrée ; pendant l’hiver 1867 à 1868, les mosquées et les zaouïas étaient emplies de faméliques, et chaque matin on allait y ramasser les cadavres par charretées. »

La misère ! Le mot ne pourra jamais évoquer la chose dans sa brutale réalité. P. Vigné d’Octon, dans son livre si courageux, La Sueur du burnous, dit, p. 112 : « En réalité, si l’on considère que les fellahs réduits par nous à la famine représentent les trois cinquièmes au moins de la population tunisienne, il y a plutôt lieu de s’étonner que les actes de brigandage soient aussi peu nombreux dans la régence, depuis Bizerte et Tunis jusqu’à Gabès et Nefta. Et pourtant, je le répète, à côté de la misère des meskines, celle qui poussa les « Jacques » à l’assaut des châteaux et des couvents n’était rien. »

Parfois, le meskine n’a pas même un gourbi, mais une simple tente. Voici par exemple ce que vit Vigné d’Octon dans une de ces tentes (p. 127) : « Dans le fond, un fantôme dont la nudité osseuse se montrait sous des haillons, et dont le regard phosphorescent avait cette expression d’angoisse qu’ont les yeux des bêtes mourant de faim ; c’était sa femme. Accroupie sur une natte crasseuse, le seul meuble de la tente avec une cruche de grès et deux écuelles de bois, elle plongeait un bout de son sein cadavéreux et ridé dans la bouche d’un enfançon pareil aux fœtus livides qui nagent dans les bocaux.

« Comme elle n’avait pas une seule goutte de lait, l’enfant crispait ses lèvres verdâtres et laissait retomber sa tête, sans avoir assez de force pour pleurer. Une légion innombrable de mouches volaient autour de ces deux squelettes, allant des commissures du petit aux orbites caves du grand. »

On va dire : c’est l’exception. On va crier à l’exagération ; mais il n’en peut être autrement. Le khamnès devrait percevoir le cinquième de la récolte ; en fait, c’est à peine le vingtième qu’on lui donne. En outre, il doit payer l’impôt dont le plus inique est la medjba ou impôt de capitation, baptisé « taxe personnelle » depuis quelques années, le même pour tous, riches ou pauvres. À cet impôt viennent s’ajouter les nombreuses taxes ou amendes plus ou moins occultes prélevées par tous ceux qui, à un titre quelconque, sont chargés de sa perception. Le fellah, par le seul fait qu’il vit, est pris dans un engrenage sans fin de dettes, qui le rivent au sol jusqu’à sa mort.

On trouve, dans les naïves cantilènes – le meskine a parfois le cœur à chanter, tant il est vrai qu’on s’attache à la vie, si dure qu’elle soit –, l’écho de son sort douloureux :

« Dors ! dors, mon petit !
Tu seras le khammès d’un maître
Dont le cœur sera noir, noir,
Comme la terre que tu remueras.
Et toi aussi, pour manger tu le voleras.
Dors ! dors, mon petit !
Car lorsqu’on dort on n’a pas faim. »

(Noté par Vigné d’Octon.)

À la misère s’ajoute la maladie. Et on peut imaginer aisément les hécatombes d’êtres humains qui se produisent périodiquement parmi ces populations sous-alimentées. Le meskine est la proie toute désignée du paludisme, du typhus et du choléra, qui sont à l’état endémique dans le pays.

Et comme si tout cela ne suffisait pas, pour compléter le malheur des meskines, la conscription vient enlever tous les ans les plus beaux gars du pays. Quand on les leur prend, ils pleurent, ces misérables ; ils pleurent comme des enfants eux-mêmes. Ils voudraient retenir de toutes leurs forces celui qu’ils aiment. Et leur souffrance est immense, car rien ne vient l’adoucir. Qui a vu une seule fois l’explosion de leur désespoir ne peut jamais l’oublier. Et qui connaît l’exploitation, la misère et la mort – œuvre des maîtres – qui désolent ce pays, par ailleurs si beau, s’il n’a pas le cœur endurci, se sent envahi par un sentiment profond de révolte et de pitié.

II. L’appareil administratif : Cheiks et Khalifas, Caïds et Contrôleurs civils, Résident et Bey. — Pour maintenir la masse des indigènes dans l’esclavage le plus complet, pour pouvoir pressurer le meskine jusqu’à l’ultime limite de ses forces, il existe un appareil administratif féroce, prêt à tout.

Il comprend (administration indigène) :

1° Les caïds ;

2° Les Khalifas et les Cheiks.

Le régime du protectorat a ajouté :

1° Les contrôleurs civils (qui « contrôlent » – théoriquement – les actes des caïds et de leurs subordonnés).

2° Le Résident Général, représentant de la France auprès du Bey.

Le cheik est le fonctionnaire de base, modeste en apparence, mais au rôle essentiel. Il est en rapport constant avec ses administrés qu’il connaît intimement. Il sait la composition de chaque tribu, de chaque douar. Il suit les nomades dans leurs déplacements et peut dire d’une façon sûre combien telle tribu peut « suer » en impôts, en réquisitions de bétail, en hommes pour l’armée. C’est lui, d’ailleurs, qui se charge de taxer chacun et de recouvrer les sommes demandées. Jusqu’à quelles limites ? C’est simple : le meskine doit donner, à peu de chose près, tout ce qu’il produit : donc, le cheik lui prendra tout. Oh ! légalement : le fellah ne doit que la medjba (taxe de capitation), l’achour (impôt sur les céréales), le kanoun (impôt sur les oliviers et palmiers) et le zekkat (impôt sur le bétail) ; quatre petits impôts sans importance qui suffiraient à le maintenir dans son éternelle misère. Mais le cheik, s’il ne se contentait que de percevoir ces taxes légales, ne ferait pas son beurre ; le métier ne vaudrait rien. Profitant de ce que l’Arabe est illettré, il remet des reçus du tiers, du quart ou de la moitié de la somme versée, et fait ainsi régulièrement payer les impôts deux fois, au moins. Et l’Arabe paie… jusqu’à la saisie.

C’est alors que le cheik s’efface et laisse agir son supérieur : le khalifa. Celui-ci, impitoyable, avec l’aide de spahis, cerne le douar, se saisit des meskines, leur passe de lourdes chaînes aux mains et rassemble le bétail. Après des exactions sans nombre (injures, coups de crosses, viols parfois), on pousse sur la route le lamentable troupeau humain et les bêtes affolées, et on conduit le tout au caïdat. Ni les cris, ni les pleurs des femmes, ni les appels à la clémence et à la raison des vieillards, ni la détresse des petits enfants ne touchent le terrible khalifa. Puisqu’on n’avait plus d’argent à lui donner, c’est le pillage légal des meskines ; tant pis pour eux !

Du produit de leurs infamies, cheiks et khalifas vivent grassement. Aussi leur emploi est-il très disputé, malgré qu’au-dessus d’eux se trouve un supérieur insatiable aussi : le caïd – lequel est à son tour « contrôlé » par le contrôleur civil, représentant la France des Droits de l’homme et la République. Alors, le mécanisme est simple quand on sait que l’argent domine tout ; le candidat cheik arrose copieusement le jardin du caïd et celui du contrôleur en s’efforçant de faire mieux que son concurrent (qui arrose aussi). Le plus fort l’emporte. Celui-ci ne manque pas, par la suite, d’entretenir la grande bienveillance que lui portent ses chefs ; et cela se passe le plus aimablement du monde dans une avalanche de dons et de cadeaux, dont les meskines font tous les frais.

Le caïd, dans son caïdat, est maître quasi absolu de la liberté et de la vie même de ses administrés. Il dispose d’une force armée (spahis) et de prisons, souvent infectes, dans lesquelles il tient enfermé sans jugement et pour un temps indéterminé tout fellah qui a déplu. Malheur au meskine qui s’est laissé prendre à commettre un larcin, à faire paître ses brebis dans le domaine d’autrui ; malheur à lui s’il ne s’est pas soumis assez rapidement au caprice d’un colon ! Qu’il paie ! Sinon, c’est la prison, accompagnée de châtiments corporels ; et c’est parfois la mort par la sous-alimentation et les maladies (typhus). S’il paie, il peut recouvrer sa liberté. Tout se vend et tout s’achète, là-bas. Tel caïd qui a brassé des millions dans ce fructueux commerce finit un jour décoré de la Légion d’honneur. Les contrôleurs, complices de ses crimes, l’ont « contrôlé » en partageant avec lui les profits. Et il en est partout ainsi – à de rares exceptions près.

Au sommet de l’échelle se trouve ce souverain gâteux : le Bey, « contrôlé » lui-même par le Résident Général. Mais on sait maintenant ce que veut dire « contrôler ». Et les dépenses énormes faites par l’un et par l’autre dans la ville d’été de La Marsa sont une insulte permanente à la misère immense des meskines du bled.

Et rien ne vient mettre un frein à toutes ces vilenies. Le Parlement croupion, appelé Grand conseil (représentant des colons et des fonctionnaires) n’est institué que pour décorer la façade. Le régime du « Protectorat » reste, pour le peuple qui en crève, la plus sinistre des farces.

III. Colons et Compagnies minières. Les juifs. — Les juifs et les grands colons achèvent l’œuvre néfaste de l’appareil administratif, en portant à son comble la misère des fellahs. Et les bédouins disent, quand on les interroge sur leur sort :

« La sauterelle est un démon, le siroco en est un autre, ça ne fait jamais que deux ; mais les caïds, les contrôleurs, les grands colons et les juifs représentent tout l’enfer déchaîné par la colère d’Allah sur le bled. »

Quand on se reporte à la période de l’occupation de la Tunisie, un nom vient aussitôt à l’esprit, et c’est celui d’un « grand » homme d’État de notre IIIe République : Jules Ferry. Certes, la bourgeoisie eut raison de dresser sa statue à Tunis sur la belle avenue qui porte son nom. Elle lui devait bien cela. Dès 1881, il donna le signal de la curée. Financiers et directeurs de journaux (il fallait faire l’opinion), après le refoulement des tribus, achetèrent d’immenses domaines. Pour des prix variant entre 0, 25 franc et 10 francs l’hectare, la Société Marseillaise eut le domaine de l’Enfida (120.000 hectares). De la même façon, se constituèrent le domaine de Crétéville (1.600 hectares), de Rhédir-Soltane (3.000 ha), de Bow-Rebia (1.000 ha), etc. L’indigène fut dépouillé au profit de Mougeot, ancien ministre des P.T.T. et sénateur (scandale des terres Sialines, etc. Total : 12.000 ha) ; au profit de la famille de l’historien Taine (4.000 ha) ; au profit du directeur du Temps, A. Hébrard, et de son associé Paul Bourde (10.000 ha) ; au profit, enfin, de politiciens, sénateurs ou députés et anciens ministres comme Boucher (3.000 ha), Cochery (10.000 ha), Hanotaux (2.000 ha), Chaumié (3.000 ha), Krantz (5.000 ha), Pedebidon (10.000), Chailley-Bert (30.000 ha), Chautemps (4.000 ha). (Vigné d’Octon : La Sueur du burnous, p. 269.)

Un autre homme auquel le ventre des requins aurait dû être reconnaissant (on lui dressa un buste, il y a quelques années, à Tunis, mais il mourut pauvre), c’est Thomas, « l’inventeur » des phosphates tunisiens. Ce vétérinaire principal des armées découvrit, en effet, les riches gisements de Gafsa. Une fortune incalculable, qui se trouvait dans les terres stériles du Sud, se dressa ainsi tout à coup devant les yeux éblouis des pirates. Y mettre la main dessus fut l’affaire d’un instant. Par trois petits décrets, on déposséda les tribus, et ces terres, classées comme terres mortes ou terres collectives, devinrent propriété d’État. Le jugement du tribunal mixte disait :

« Les indigènes tunisiens (qui se prétendent lésés par les décrets) n’auraient jamais pu tirer parti des richesses minières de leur sous-sol ; par conséquent, leurs titres de propriété n’ont jamais pu s’appliquer à cela. En leur faisant dire aujourd’hui le contraire, le tribunal mixte, auquel incombe la tâche de les appliquer et de les interpréter, leur donnerait à tort une portée qu’ils n’ont jamais pu avoir et substituerait des conceptions imaginaires et fantaisistes au véritable état de choses. En faisant cela, non seulement il manquerait à son devoir, mais encore il créerait un obstacle à la colonisation de la Tunisie, en reconnaissant sur son sol à la population indigène des droits qui ne lui ont jamais appartenu. »

Ainsi donc, l’indigène est spolié. À peu près tout ce qui a une valeur est passé entre les mains des grands colons et des compagnies anonymes. Il reste à exploiter ces richesses.

MM. les ministres et sénateurs plus haut nommés n’ont pas, comme bien l’on pense, tenu la charrue. La grande culture s’est installée, et l’Arabe, pour vivre, a été obligé de suer pour le plus grand profit de ses nouveaux maîtres. Et puis on a songé (car nous sommes en Res-Publica !) à installer de petits colons dans le pays. Trop tard ! Plus de terres. Pourtant, si : en regardant bien, ici et là, chez ces messieurs, il y a quelques hectares de terres salées, quelques carrés insalubres ou rocailleux. L’hectare acheté par eux au prix que l’on sait est racheté par le gouvernement, de 100 à 500 francs. Et l’État le revend une deuxième fois, avec bénéfice, au petit agriculteur qui, venu de France, apporte avec lui quelques capitaux dans l’espoir de faire fortune. Hélas ! Combien y en a-t-il de ces malheureux qui ont englouti leurs économies dans l’achat de terres, de matériel, dans des constructions dans le bled désolé ? Combien y en a-t-il qui ont défriché, défoncé, peiné sous les siroccos ? Puis sont venues les années de sécheresse, les maladies, la misère… Enfin est venu le juif qui a prêté à 20, à 30 pour cent, et il est resté maître de tout !… Il a mis des khammès sur cette terre et c’est lui qui, exploitant l’indigène, a récolté en définitive le fruit des premiers efforts du petit colon. Protectorat !… Colonisation !… Le mirage est trompeur. Ah ! Qu’il se garde bien, le petit agriculteur français, de partir pour les « colonies » ; les pires déceptions seraient, bien souvent, la rançon de son imprudence.

Qui douterait maintenant que MM. les actionnaires des grandes sociétés minières (Saint-Gobain, Mokta-el-Hadid, etc.) n’aient su tirer profit de leurs immenses richesses ? Les tribus dépossédées et refoulées ont fourni une main-d’œuvre à vil prix. Des Kabyles, des Tripolitains, des Marocains, des Russes, tous ces faméliques que le bled ne peut nourrir forment un troupeau corvéable à merci. Ils triment de longues journées pour un morceau de pain. L’exploitation est féroce. Les moindres essais de résistance sont brisés sans pitié. Pas de syndicats. Des haines soigneusement entretenues dressent entre eux tous ces déchets du prolétariat. En certaines mines, on emploie les condamnés aux travaux publics, forçats qui fournissent un rendement assez élevé pour des frais insignifiants ; en d’autres mines travaillent aussi des enfants, venus des douars voisins, à des besognes exténuantes. La vie dans les mines est une atroce géhenne.

Quant au juif, il est partout, innombrable comme la sauterelle. Aux années de disette, il s’en va, doucereux, placer ses billets. Vous lui faites vraiment trop d’honneur d’accepter son argent. Il prête… il prête. Le lui rendre ? Allons donc, rien ne presse. D’ailleurs, n’est-il pas votre ami ? Enfin, voici une récolte magnifique (ce qui arrive tous les trois ou quatre ans). Pardon, le juif l’emporte, vous la lui devez. Des fellahs sont ainsi dépouillés, de riches familles indigènes aux chefs insouciants sont même ruinées, sucées par cette pieuvre jusqu’à la dernière goutte de sang.

De quelque côté qu’on se tourne, il n’y a place honorable, dans ce pays de protectorat, que pour les grands flibustiers et les Shylock. Ceux qui produisent, pressurés, volés, meurtris, forment la partie la plus lamentable de la grande cohorte de la douleur humaine.

IV. Le mouvement social. La religion. L’école. — Dans les pays coloniaux et en Tunisie, en particulier, les colons sont partisans de la politique du talon de fer. Leur raisonnement est simple : l’Arabe ne respecte que la force, donc soyons les plus forts et nous resterons les maîtres. Un chamelier encombre-t-il la route ? Un journaliste de Stax a écrit à ce sujet :

« Le premier chaouch venu devrait l’amener au khalifa qui lui ferait administrer cinquante coups de bâton. Ce serait fait en dix minutes et le bicot ne reviendrait pas de longtemps à encombrer la route. » (Vigné d’Octon, p. 243.)

Un indigène cueille-t-il un raisin dans la vigne du colon ? Deux coups de fusil dans la poitrine ! (Cas : Abdallah ben Mohammed Nadji, à Oued-el-Katif.) Et le journaliste d’écrire :

« Vouloir enlever au propriétaire, déjà éprouvé par les intempéries, les sauterelles et maints fléaux, le droit de garder ses récoltes, le fusil en main, c’est vouer la colonisation à un échec certain. L’Arabe des campagnes, brute fanatique et sauvage, ne connaît que la peur. La justice française, avec ses bénévoles condamnations, sa loi de sursis, sa douce prétention pénale, il s’en rit. Ce qu’il craint, c’est la self-protection pratiquée par l’individu.

« C’est l’application de cette loi de self protection qui, seule, a permis aux nations civilisées de s’implanter dans les pays primitifs. Quelle colonisation eût été possible dans les pays de l’ouest américain si la loi de Lynch n’avait été pour les honnêtes gens une sauvegarde contre les entreprises des coquins ? » (pp. 243 et 244).

À la veille du cinquantenaire de l’occupation (25 septembre 1930), La Tunisie Nouvelle pouvait signaler encore le fait divers suivant :

« Mardi dernier, le jeune Ahmed ben Mohammed ben Romdam a reçu une décharge de plusieurs coups de feu tirés par un colon, à Henchir M’riziga, près de la Mohammedia, parce que des bêtes appartenant au jeune indigène auraient mis le pied sur un terrain appartenant au dit colon.

« Quand il tira ces coups de feu qui atteignirent le jeune homme aux cuisses et aux jambes, le pionnier de la civilisation était confortablement assis à l’intérieur de sa voiture automobile.

« Le blessé, dont l’état est grave, a été admis à l’hôpital Sadiki, tandis que son protecteur et civilisateur jouit toujours de sa liberté d’attenter à la vie d’autrui, car les journaux d’information qui nous ont relaté cet « incident » n’ont pas dit qu’il a été arrêté.

« Au fait, vous ne le voudriez pas ! »

Tout ceci peint bien la mentalité des grands colons. Et ce sont ces magnats qui sont écoutés en haut lieu. C’est, en effet, la politique de la force qui prédomine. Quand il arrive parfois qu’un administrateur se montre libéral envers les indigènes, il faut entendre le chœur des rapaces le maudire. Être arabophile, c’est avoir le pire des défauts.


Parallèlement aux mouvements sociaux de Turquie et d’Égypte, s’est constitué parmi la bourgeoisie riche et instruite le parti « Jeunes Tunisiens », qui a végété pendant un assez long temps, mais qui semble avoir pris un peu de vigueur depuis la guerre. Intellectuels en général bouffis d’orgueil, nationalistes forcenés, ces « Jeunes Tunisiens » n’ont, au fond, qu’une ambition : remplacer l’administration française par la leur et continuer de faire suer le burnous à leur profit. Politique éternelle de tous les partis, pépinières d’arrivistes. Est-il besoin de dire que le fellah ne gagnerait rien au triomphe de leur cause ? Préoccupés surtout de leurs petites affaires, ils boudent ou flagornent les maîtres, selon les contingences du moment. Ils ont réclamé le Destour (la Constitution), au passage de Millerand dans les souks de Tunis ; ils ont fait le vide devant lui quand il visita La Marsa, la ville résidentielle ; mais ils restent indifférents devant la navrante misère des meskines. Et ceci les condamne, irrémédiablement.

Les partis politiques français, transplantés en pays de protectorat, ressemblent à ces palmiers rabougris et tristes que nous gardons en pots sous notre ciel brumeux de France. Le parti radical possède, en Tunisie, une ou deux douzaines de membres. Le parti socialiste est plus florissant. Sa clientèle se recrute surtout chez les fonctionnaires ; mais son influence sur la masse indigène est infime. Les chefs, d’ailleurs, n’ont pas le courage – ou le désir – de se rapprocher des meskines, sans éducation et jugés dangereux par leur fanatisme. Ils se méfient des indigènes comme ils se méfient du pouvoir. Gens prudents, leur activité se consume en parlotes, banquets et désirs bêlants de réformes démocratiques.

Le parti communiste est, en fait, hors la loi. Pas de presse. À la suite de divers « complots contre la sûreté de l’État », les militants ont été chassés du sol tunisien. Ce parti n’a jamais eu grande influence sur les masses ; mais il est certain qu’en raison des idées qu’il véhicule, en un milieu surtout où la propriété collective des terres a existé depuis des siècles, il aurait pu agir, à plus ou moins brève échéance, comme un ferment susceptible de soulever la majeure partie des indigènes exploités.

Le mouvement syndicaliste se développe parallèlement à celui de France : sections tunisiennes de la C.G.T. (la colonisation transposée dans le plan syndical) ; quelques éléments de la C.G.T.U. Il y a eu, en 1925, un essai de groupement des forces prolétariennes indigènes dans une C.G.T. tunisienne. Les meskines des ports, des usines et des mines affluaient dans la jeune C.G.T. Le gouvernement du Protectorat a écarté ce danger sérieux en envoyant Jouhaux combattre ce mouvement et en emprisonnant le secrétaire et animateur : Mohammed Ali,

L’arbitraire règne d’ailleurs en souverain sur la Tunisie. Les gêneurs sont proprement embarqués sur le prochain bateau dès que le résident général le juge bon. Ceci en vertu d’un édit du roi Louis XVI, de juin 1778 ! Par cet édit, le roi autorisait les consuls de France, dans les Échelles de Barbarie et du Levant « à faire arrêter et renvoyer en France, par le premier navire de la Nation, tout sujet français qui, par sa mauvaise conduite et ses intrigues, pourrait être nuisible au bien général ».

L’édit a été appliqué en 1922 et 1924.

Pour renforcer cet arbitraire, deux décrets du 29 janvier 1926 sont venus encore supprimer toute liberté de pensée.

1° Un décret sur la presse :

« Tout journal ou écrit périodique qui aura encouru pour délit de presse, en la personne de ses propriétaires, directeur, gérant, rédacteurs, ou dans celle de l’auteur d’un article inséré, une condamnation correctionnelle, même non définitive, soit à l’emprisonnement, soit à une amende de 100 francs au moins, soit à des réparations civiles supérieures à cette somme, sera tenu, dans un délai de trois jours à partir de la condamnation, et nonobstant opposition, appel ou recours en cassation, de consigner à la caisse du receveur général des Finances, une somme égale au montant des frais, amendes et réparations civiles, s’il en a été prononcé. En cas de condamnation à l’emprisonnement, cette consignation ne pourra être inférieure à 500 francs par jugement de condamnation intervenu. À défaut de consignation, la publication cessera. »

2° Un décret sur les crimes et délits politiques :

« Article 4. — Sera puni d’un emprisonnement de deux mois à trois ans, et d’une amende de 100 à 3 000 francs quiconque, par des écrits, des actes ou des paroles, publics ou non : 1° provoque à la haine, au mépris ou à la déconsidération du souverain, du gouvernement et de l’administration du Protectorat, des fonctionnaires français ou tunisiens chargés du contrôle ou de la direction du gouvernement ou de l’administration du Protectorat, ainsi que des ministres français ou tunisiens investis des mêmes attributions ;

2° Cherche à faire naître dans la population un mécontentement susceptible de troubler l’ordre public.

« Article 5. — Le concert arrêté par deux ou plusieurs fonctionnaires publics en vue de faire obstacle par voie de démission collective ou autrement à l’exécution d’un service public est puni d’un emprisonnement de six mois à deux ans. »

Inutile de souligner le caractère odieux de tels décrets.

Et les meskines, que pensent-ils ? Quelles sont les aspirations des bédouins de la tente ou du gourbi ? Illettrés, saturés de pratiques religieuses, ils ont l’âme des vilains des époques médiévales. Ils se résignent, car le paradis d’Allah les attend. Cependant, parfois, la vie est la plus forte, et de l’excès de leur misère sourdent de naïves révoltes. On les leur fait chèrement payer. Et la religion est, là-bas comme ailleurs, à la base de leur asservissement. « Il faut au peuple un dieu par les prêtres fourbi. » Fortuné pays qui en possède au moins trois : le dieu du Coran, Jéhovah d’Israël et l’ineffable Éternel, dont la succursale de Rome essaie de placer la camelote. Les affaires ne vont pas mal, chaque membre de ce consortium ayant sa clientèle propre. Notre sainte mère l’Église se distingue même particulièrement dans l’accaparement d’immenses richesses (Carthage, domaines, subventions d’État, etc.), et elle se moque et de la misère des meskines et des autorités du Protectorat, comme elle l’a bien fait voir lors du congrès eucharistique de Carthage (1930).

Arrivé au terme de notre étude, une réflexion que nous avons souvent entendue nous revient en mémoire. On dit : « Nul ne peut nier que l’occupation française ait apporté d’énormes progrès dans nos colonies. Économiquement, le pays a été totalement transformé ; il y a davantage de bien-être matériel. Malgré les excès qui ont pu être commis, notre civilisation a pénétré chez ces peuples moins avancés, et ceci est un résultat qui justifie la colonisation. »

D’abord, comme nous le savons, il est faux qu’on colonise pour « civiliser ». On colonise pour s’enrichir.

Et puis qu’est-ce que civiliser ? Est-ce industrialiser un pays et y transporter des méthodes d’exploitation de plus en plus américaines ? Le dernier mot est-il de rationaliser la production dans des bagnes infernaux ?

Certes, il y a des routes, des chemins de fer, des mines en pleine exploitation, des usines, des avions, des casernes, des arsenaux, des bistrots, des lupanars. « Il y a…, répétons les paroles de M. Violette, ex gouverneur de l’Algérie : « une admirable façade de richesses, mais les indigènes sont dans un état pitoyable. » Et ce n’est pas pour nous étonner ; n’est-ce pas « notre » civilisation que nous avons importée là-bas ? Notre civilisation que nous connaissons si bien dans la métropole, et dont les travailleurs sont les victimes ?

Quant au « progrès », il ne peut s’agir que du progrès intellectuel et moral, c’est-à-dire de l’évolution vers plus de liberté, vers une émancipation de plus en plus large des esprits. Or, ce progrès est si lent à constater qu’on ne peut pas l’évaluer dans une si courte période qu’est un siècle, ou même moins, d’occupation. D’ailleurs, il est des périodes de régression dans cette marche vers le progrès. Admettons pourtant qu’il y ait progrès, pourrions-nous affirmer qu’il résulte du fait de la colonisation ? Ne serait-il pas dû simplement au mouvement des idées qui emporte les peuples dans un formidable tourbillon, passant par dessus toutes les frontières, par dessus toutes les formes de gouvernement ?

Et constatons que, malgré la volonté des maîtres de l’heure, ce travail d’émancipation se prépare, et cela au sein même des organismes que les maîtres ont créés pour assurer leur sauvegarde. Phénomène bien connu : toute société oppressive portant en elle-même ses propres fossoyeurs. Nous dirons donc, pour finir, un mot sur l’école qui est, à notre avis, l’instrument le plus puissant – malgré tous les défauts que nous lui connaissons – de cette ascension vers le vrai.

« Chaque enfant qu’on enseigne est un homme qu’on gagne.
Tout homme ouvrant un livre y trouve une aile, et peut
Planer là-haut où l’âme en liberté se meut. »

(Victor Hugo)

Nous n’ignorons point pour quelles fins on multiplie (oh ! à une cadence très honnête) les écoles en Tunisie et dans les autres pays de protectorat, mais il est certain que, dès que l’indigène sait lire, il arrive parfois qu’il pousse son éducation bien au-delà de l’étude des textes officiels dans lesquels on voudrait qu’il se confinât. Les indigènes envoient volontiers leurs enfants, garçons et filles, à l’école française. Ces élèves sont souvent de bons petits écoliers très studieux. Quand ils savent lire, les parents – avec juste raison – en sont fiers. Lire, cela permet de connaître la substance plus ou moins aride des décrets et des lois et de mieux se défendre contre les abus de pouvoir ; mais cela permet aussi d’assimiler les textes autrement féconds des grands penseurs de l’Humanité.

Voilà pourquoi, malgré l’enseignement officiel du Koran dans les écoles d’État, malgré la parcimonie avec laquelle on distribue cette instruction, malgré la forme même qu’on lui imprime, la « civilisation » capitaliste sème les germes de la société plus libre, plus harmonieuse, plus fraternelle qui, un jour, la remplacera. — Ch. Boussinot.


PROTÉONISME En 1887, le professeur Raphaël Dubois (élève de Paul Bert), titulaire de la chaire de physiologie générale et comparée à l’Université de Lyon, fut amené à définir sa conception scientifique nouvelle de la vie et choisit le néologisme « protéon » pour désigner le principe unique, à la fois force et matière, grâce auquel tout, dans l’Univers, apparaît, se transforme, évolue, disparaît.

À cette époque, toute la science était encore imbue des idées dualistes, et c’est pour éviter la confusion avec le monisme limité de Haeckel, avec le matérialisme, avec le spiritualisme, que R. Dubois nomma sa philosophie nouvelle « protéonisme ».

C’était la renaissance, sous une forme scientifique, des conceptions unicistes anciennes de la Grèce, de l’Égypte, de l’Inde, relativement à l’Aither, et aussi la concrétisation du panthéisme de Spinoza, de la théorie de l’Identité de Schelling, du devenir de Hegel.

Pendant plus de vingt ans, le protéonisme sommeilla, défendu cependant par les plasmogénistes comme Herrera, Kuckuck, Victor Delfino, etc… Mais les travaux retentissants de Becquerel, de Curie, de G. Lebon démolissent toutes les vieilles conceptions sur la matière et donnent à cette philosophie un regain d’actualité. Le protéonisme oublié renaît sous le vocable d’énergétisme et devient à la mode. Tous les travaux modernes sur les atomes, la chaleur, la lumière, l’énergie, la radiation, confirment les thèses du grand pacifiste scientifique.

R. Dubois fut un vrai révolutionnaire et un penseur libre en un temps où l’enseignement public sortait à peine des mains des églises, où le créationnisme dominait, où la préparation de la guerre était à l’honneur ; ce fut un précurseur hautain, cinglant, incompris, auquel la bourgeoisie ne pardonna pas. Par-delà les frontières d’un monde étroit et divisé, il devinait dans l’avenir la Terre unie et les peuples réconciliés, travaillant scientifiquement au bonheur universel.

Voici ce qu’il écrivait à propos du protéonisme, dans ses Lettres sur le Pacifisme scientifique et l’Anticinèse, peu de temps avant de mourir, bien oublié des officiels, mais aimé de ses amis et élèves pacifistes du monde entier, auxquels il a ouvert de larges horizons sur la physiologie, la vie universelle et les conceptions bio-cosmiques dont il fut un des premiers défenseurs :

« Je ne suis pas matérialiste, pas plus que je ne fais profession d’être spiritualiste. J’ai introduit le monisme nouveau, ou néo monisme, dans l’enseignement officiel, bien avant qu’Haeckel ait généralisé son monisme primitif, lequel faisait dériver l’homme de la monère et n’allait pas au-delà. Pour moi, force et matière ne sont que deux aspects d’un principe unique, le protéon, qui, par ses innombrables et incessantes métamorphoses, donne à la Nature son infinie et merveilleuse variété. Rien ne se perd, rien ne se crée, mais tout évolue sans cesse, partout, en nous comme en dehors de nous, selon des lois dont la connaissance nous est permise par la science et dont l’insubordination, consciente ou inconsciente, bien souvent fruit amer de l’ignorance, n’en comporte pas moins de terribles sanctions, dont la guerre n’est pas la moindre. Voilà ce que j’enseignais à mes étudiants, bien avant la découverte du radium et les démonstrations des savants qui ont établi définitivement que la matière n’est que de l’énergie compacte. Mais ils ont eu le tort de donner le nom d’énergétique, qui prête à confusion, à ce que j’avais appelé protéonisme, pour bien marquer qu’il s’agissait d’une doctrine philosophique nouvelle. »

Ainsi, dans le domaine biologique et philosophique universel, R. Dubois fit, il y a 45 ans, l’union entre matérialistes et spiritualistes, à peu près comme, de nos jours, notre ami Georges Kharitonov, qui démontre dans la Synthanalyse que l’émission, la radiation, l’ondulation, la mutation, etc., sont des aspects divers du même phénomène tourbillonnaire de la vie générale, en réconciliant ainsi les défenseurs divers de Newton, de Fresnel, de Maxwell, de Planck, dans une nouvelle synthèse universelle qui servira de base à des conquêtes humaines scientifiques et pacifiques en éternelle évolution. — J. Estour.

Bibliographie. — R. Dubois : Leçons de Physiol. génér. comp., Masson, 1898, Paris ; Naissance et évolution du Protéonisme ; La Vie universelle, vol. I, pp. 21, 41, 62, 107, 128, 198 (Bulletin de l’Association Internationale Biocosmique) ; Lettres sur le Pacifisme scientifique et l’Anticinèse, Delpeuch, 1927 ; Qu’est-ce que la Vie ? Conférence radiophonique 14 septembre 1924 (La Science et la Vie.) — J. Thibaud : Spectroscopie de haute fréquence et nature de l’atome, avril 1926 (La Science et la Vie).


PROTOPLASMA n. m. (du grec prôtos, premier ; plasma, matière façonnée). Les progrès réalisés dans la construction des microscopes, au xixe siècle, ont permis d’observer les tissus vivants à des grossissements de plus en plus considérables. Le perfectionnement des fixateurs et des colorants, ainsi que la division en coupes très minces ont encore grandement facilité la tâche des histologistes. Et, comme on modifiait la substance vivante en la tuant, on est même parvenu à l’examiner sans altérer ses éléments, grâce à des dissections d’une délicatesse extrême. Quand Schwann déclarait, en 1832, que tous les tissus étaient des assemblages de cellules, ce n’était qu’une hypothèse ; de patientes recherches, poursuivies depuis, ont montré qu’il s’agissait d’une vérité générale que l’on devait étendre à la totalité du règne végétal comme du règne animal. En outre, il existe une multitude d’êtres unicellulaires que les microbiologistes étudient avec soin. Poussant plus loin, on a prouvé que les cellules des tissus les plus différents présentaient entre elles et avec les cellules microbiennes une remarquable unité de composition. D’une façon générale, chacune d’elles est limitée par une fine membrane qui renferme une matière visqueuse, le protoplasma, contenant lui-même un corps plus réfringent, le noyau. L’anatomie détaillée de la cellule fait aujourd’hui l’objet d’une science spéciale, la cytologie. Formée de protoplasma plus consistant, la membrane a quelquefois l’aspect d’une pellicule colloïdale très nette ; dans d’autres cas, la cellule manque de limites bien distinctes. Quant au noyau, son apparence est très variable, selon les cellules et les moments. Limité par une membrane, il est constitué par une matière colloïdale assez fluide, le suc nucléaire, où se trouvent des granulations de formes différentes et avides de couleurs basiques, les grains de chromatine, ainsi qu’une autre granulation, le nucléole, très sensible, au contraire, à l’action des colorants acides. Le protoplasma a l’aspect d’une masse transparente et homogène qui renferme diverses particules en suspension. Mais sa complexité est si grande et la gamme de ses variétés si étendue que Rabaud déclare qu’il y a « non pas un protoplasme, mais des protoplasmes, d’innombrables protoplasmes ». Au point de vue chimique, il renferme du carbone, de l’hydrogène, de l’oxygène, de l’azote, du soufre, du phosphore. En dernière analyse, il apparaît comme une combinaison de matières albuminoïdes et d’acide nucléique : les premières sont des composés complexes de carbone, d’hydrogène, d’oxygène, d’azote et de soufre ; le second, un composé complexe de carbone, d’hydrogène, d’oxygène, d’azote et de phosphore. Le protoplasma, la membrane, ainsi qu’une partie du noyau sont des combinaisons basiques ou neutres d’albuminoïdes, à l’état de saturation ou en excès, avec de l’acide nucléique. Par contre, la chromatine renferme de l’acide nucléique en excès. Comme les nucléo albuminoïdes, constitutives de l’ensemble, sont à l’état colloïdal, l’eau joue un rôle de premier ordre dans les continuelles transformations du protoplasma. « La vie, affirmait Dantec, est un phénomène aquatique. » Lorsqu’elle se putréfie, la matière organique donne finalement de l’eau, de l’ammoniaque, du gaz carbonique, du phosphure d’hydrogène qui produit les feux follets des cimetières, du gaz sulfhydrique dont on connaît la mauvaise odeur.

On trouve différentes sortes de filaments et de grains dans le protoplasma colloïdal. Certains sont des éléments inertes, c’est le cas des vacuoles à contours plus ou moins nets et des grains de sécrétion ; d’autres, les mitochondries, sont des éléments très actifs. C’est par l’étude des colloïdes, base essentielle de la substance protoplasmique, que l’on pénètre le plus profondément dans le secret de la vie. L’état colloïdal (c’est-à-dire pareil à de la colle) apparaît comme intermédiaire entre la suspension dans un liquide et la solution normale, qui suppose les molécules du corps dissous uniformément distribuées et petites. En effet, il exige que ces dernières soient très grosses ou qu’elles forment des agrégats, les micelles, dont les propriétés annoncent déjà celles de la matière vivante. Parmi les micelles jouissant d’une activité particulièrement considérable, signalons les granulations zymasiques ou ferments solubles qui, à des doses infiniment petites, provoquent les divers genres de réaction chimique vitale. Ainsi, la présure fait coaguler, sans se détruire, deux cent cinquante mille fois son poids de caséine du lait. Ce sont des agents physico-chimiques catalytiques. L’instabilité des colloïdes est en rapport avec la mobilité incessante de leurs granulations. Raphaël Dubois (l’un des plus grands biologistes de notre époque, qui voulut bien me témoigner de l’amitié), un brassage interne très complexe, car la forme et l’intensité des mouvements granulaires n’est pas la même pour toutes les granulations. Ils varient surtout avec les charges électriques que possèdent toujours ces dernières. Si ces charges électriques sont égales et de même signe, les granulations se repoussent, comme les boules de sureau d’un électromètre, et se tiendraient en équilibre stable si, à chaque instant, ces charges ne se modifiaient sous l’influence des agents extérieurs, d’où rupture d’équilibre et translation, agitation incessante. Bien plus, les charges peuvent changer de signe, les granulations de signe contraire se précipitent alors les unes vers les autres, produisant une sorte de coagulation qui porte le nom de « floculation », comme lorsque le lait vient à tourner. Si cette floculation se forme dans les capillaires du cœur ou du cerveau, c’est la mort subite. Mais elle peut être lente, passagère ou progressive, et c’est la maladie ou bien la vieillesse. Ce phénomène ne peut s’effectuer que par la déshydratation, c’est-à-dire par la séparation plus ou moins complète de l’eau et des granulations. » Pour Raphaël Dubois, comme pour d’autres savants connus, la vieillesse est un dessèchement, un racornissement progressif et continu qui, finalement, entraîne le ralentissement oscillatoire des granulations et de toutes les fonctions qui en dépendent. Plusieurs, il est vrai, attribuent à des causes différentes le dépérissement progressif et la mort naturelle de l’organisme qui a pu échapper à toutes les causes accidentelles de destruction. Mais les recherches sur l’état électrique du protoplasma offrent, sans aucun doute, un puissant intérêt. Par ailleurs, si la richesse en eau d’un tissu n’est pas une preuve certaine de vitalité, il est manifeste cependant que les tissus jeunes et actifs sont plus hydratés que les tissus vieux ou dont la vie est paresseuse. Les zymases n’agissent, en effet, qu’avec le concours de l’eau qui leur assure l’état colloïdal, et c’est en hydratant les aliments apportés du dehors qu’elles les incorporent à la vie organique. « La ptyaline de la salive, la pepsine du suc gastrique, la lipase du pancréas hydratent les féculents, les viandes, les graisses et les rendent absorbables, assimilables et propices au fonctionnement vital : après quoi, tout cela est finalement déshydraté, et les aliments colloïdes usés sont rejetés à l’état de cristalloïdes et d’eau libre par l’urine, par la sueur, etc. Les granulations zymasiques paraissent être le dernier refuge des propriétés vitales, car on peut dire qu’elles président à toutes nos fonctions : digestion, respiration, etc., et, chose bien frappante, elles subissent, isolées, les mêmes influences qu’exercent sur la substance vivante tous les agents mécaniques, physiques ou chimiques. Bien plus, les zymases que l’on peut isoler et faire fonctionner dans un verre, aussi bien que dans la cellule, comme la luciférose qui, agissant sur la luciférine, produit la lumière vivante, peuvent être remplacées par des agents artificiels colloïdaux et même cristalloïde, comme le permanganate de potasse qui peut donner de la lumière avec la luciférine. » Aussi, n’apparaît-il nullement impossible que l’on puisse un jour créer du protoplasma et opérer la synthèse de la vie. La majorité des biologistes actuels estiment d’ailleurs que cette dernière ne résulte pas de propriétés irréductibles à des éléments connus, mais de processus physico-chimiques dont les complexes colloïdaux sont le siège. Elle ne cesse pas d’appartenir au milieu d’où elle émane, un échange continuel s’établit entre les deux : dans les substances qui l’entourent, le vivant puise des matériaux, puis il rejette au dehors les résidus de ses destructions. Disloquer en éléments plus simples les corps absorbés, pour redonner ensuite des substances du même groupe, voilà le cycle éternellement répété des transformations vitales. Albumines, graisses, hydrates de carbone contenus dans les aliments redeviennent, dans l’organisme, des albumines, des graisses, des hydrates de carbone. Ainsi, le terme des dislocations subies par les albumines sera la formation d’acides aminés, qui se combineront entre eux pour former des polypeptides ; lesquels polypeptides redonneront des matières albuminoïdes vivantes. Ces acides aminés sont au nombre d’une vingtaine ; et, comme le calcul démontre que le nombre des combinaisons possibles de vingt corps dépasse deux quintillions, le problème de la constitution des organismes apparaît singulièrement complexe, du point de vue chimique. « Si nous parvenions, comme nous en avons constaté la possibilité, écrit Rabaud, à créer de toute pièce une substance vivante, reproduirions-nous spécialement l’une ou l’autre de celles qui existent actuellement ? Et si nous n’obtenions pas ce résultat, l’échec prouverait-il que les substances actuelles ont des propriétés distinctes, des propriétés physico-chimiques ? La question est souvent posée sous forme d’objection ; en fait, elle est oiseuse et n’a véritablement aucun sens. Il suffit que nous entrevoyions la possibilité de combiner un sarcode, pour nous sentir autorisés à affirmer l’unité fondamentale des corps vivants et des corps inertes. À coup sûr, reconstituer un organisme connu rencontrerait des difficultés presque insurmontables. Non pas, comme le prétend O. Hertwig, parce que les sarcodes actuels résultent d’un long développement historique que nous ne sommes pas en mesure de suivre une seconde fois. L’argument est proprement absurde, car il exprime une confusion entre la succession des conditions diverses qui ont déterminé la constitution actuelle et les constitutions successives corrélatives de ces conditions. Aboutir à une constitution donnée n’implique ni une durée, ni un ordre définis : les conditions pourraient se succéder rapidement et aboutir au même résultat ; tous les termes du processus ne sont pas forcément nécessaires : nous pouvons, in vitro, en quelques jours et par d’autres moyens, combiner ce qui s’est spontanément constitué au cours de nombreuses années. La vraie raison pour laquelle nous aurons de grandes difficultés à reconstituer l’un quelconque des organismes actuels réside dans l’infinité des combinaisons possibles. Si nous songeons qu’avec 20 acides aminés par molécule nous pouvons faire une quantité d’arrangements exprimée par un nombre de 19 chiffres, nous comprenons combien sont faibles pour nous les chances de retomber précisément sur une combinaison déterminée. Et cette multitude des combinaisons s’accroît encore du fait que les substances vivantes renferment, outre les protéiques, une série d’autres éléments. » Un fait, découvert d’un autre côté, facilitera peut-être la solution de difficultés qui semblaient insurmontables : nous voulons parler de l’incompatibilité entre substances vivantes d’espèces différentes. Mis en présence, les colloïdes restent stables, s’ils sont de même espèce ; ils se précipitent et floculent, s’ils sont d’espèces éloignées. Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire, par exemple, sur l’énergétique biologique et l’application des lois de la thermodynamique aux corps vivants ; sur le rôle considérable de la lumière, de la pesanteur, etc. « La différence superficielle (a écrit le célèbre docteur Herrera, dont on connaît les expériences caractéristiques) entre le vivant et le non vivant, entre le protoplasma irritable et le protoplasma non irritable vient tout simplement du contenu en énergie de leurs molécules et de leurs atomes. La matière vivante contient des molécules ayant un haut degré d’énergie ; morte, elle contient moins d’énergie. Si nous arrivons un jour à donner au cadavre l’énergie perdue, il sera ressuscité. » Rappelons que, selon Arrhénius, la vie peut se transmettre, dans ses formes élémentaires et microscopiques, d’une planète à l’autre et d’un système solaire à l’autre. La lumière exerce, en effet, une action répulsive sur tous les corps qu’elle frappe ; et lorsqu’il s’agit de corps très ténus, elle peut triompher des forces de gravitation. Arrhénius a même calculé qu’un germe microscopique, parti de la Terre, atteindrait Mars au bout de vingt jours, Jupiter au bout de dix-huit mois, Neptune après vingt-quatre mois de voyage. C’est d’une planète lointaine que serait parvenue sur notre globe la première cellule protoplasmique, source par la suite d’innombrables vivants. Constatons en terminant que, malgré de nombreuses lacunes, tous les progrès de la biologie s’accomplissent dans le sens d’une explication physico-chimique. — L. Barbedette.

Ouvrages à consulter. — Prof. A. Herrera : Biologia y Plasmogenia. — R. Dubois : Qu’est-ce que la Vie ? — Rabaud : Éléments de biologie générale. — Jennigs : Vie et mort. Hérédité et évolution chez les organismes unicellulaires. — Lœb : 1. La théorie des phénomènes colloïdaux ; 2. La conception mécanique de la vie. — Rignano : Qu’est-ce que la vie ? – Dastre : La Vie et la Mort. – Lodge : La matière et la vie, etc…

Citons encore la revue des frères Horntraeger : Protoplasma (Berlin), et la Medicina Argentina (Buenos-Ayres). À consulter également le Dict. de biologie physiciste des frères Mary, et Ciencia nueva d’Herrera. Voir d’ailleurs les ouvrages mentionnés à la bibliographie de plasmogénie.

L’étude du protoplasma ne peut d’ailleurs s’isoler de celle des colloïdes, des cristaux, des micelles, des gels, des monères et autres formes plasmiques. Il faut y rattacher aujourd’hui tout ce qui est « radiant », puisque les formes primitives de la vie organisée sont comparées à des radiations, à des émetteurs-récepteurs, selon Lackowsky.

Pour les colloïdes, voir les travaux de Selmi et Graham, tout au début de la chimie physique ; puis ceux de Mayer, Schoeffer et Terroine, pour le phénomène de Tyndall. En ce qui concerne l’ultrafiltration, consulter exp. de Bechlod. Pour la double réfraction accidentelle, Albert Mary cite Schewendener, von Ebner et G. de Metz. Dans les sols, les particules en suspension furent étudiées surtout par Naëgeli et Albert Mary, Pfeffer, Stéphan Leduc, von Weimarn, Burton F., W. Ostwald. Pour les émulsoïdes, on cite Martin Fischer et Marion Hooker ; pour les suspensoïdes : Gallardo, W.-B. Hardy ; pour l’absorption : Bredig, Armisen, Van Bemmeleln, Pauli, Biltz, Szirgmondy, Zacharias, Galleotti, Rocasolano, lscovesco, etc. Herrera et Delfino se rattachent, par leurs travaux, à ceux qui se sont occupés directement des colloïdes, comme A. Lumière.

Pour les gels, Albert Mary cite surtout Stéphan Leduc, Malfitano et Moschkoff, Rocasolano, Lambling, Herrera, A. et A. Mary, Jean Massart de Vriès, Bütschli. Pour les monères : Haeckel, Cienkowsky, Huxley, de Lapparent, de Lanessan, Sinel, Jaonnes Chatin.

En biologie micellaire, le dictionnaire de Mary est riche de citations des travaux similaires aux siens ; on y trouve les noms de Galippe, Royo Villanova, Altmann, Zimmermann, R. Maire, Kohll, Mlle Loyez, Dangeard, Matruchot, A. Meyer, Fauré Frémiet, Goldsmith, Alex. Guilliermond, Regaud, Mme F. Moreau, F. Moreau, Rudolph, Sapehin, Levi, Löwschin, Le Touzé, DubreuiL, Beauverie, A. et A. Mary, Duclaux, Raphaël Dubois, Grynfeltt, Antoine Béchamp, S. Ramon y Cajal, Alex Braun.

En microbiose, on cite souvent les travaux de Grasset Hector, de Martin Kuckuck, Antoine et Jacques Béchamp, Estor, V. Galippe, Jagadis Chunder Bose, Ducceschi, Ralph Lillie, Albert Jacquemin.

Pour la question osmotique dans les phénomènes protoplasmiques, Albert Mary prie de consulter les ouvrages et travaux de Stéphan Leduc, Herrera, Laloy, F.-M. Raoult, Grasset, Lhermite, H. de Vriès, Rosemann, Galeotti, Foveau de Courmelles, Nicolini, Émile Gautier, J.-H. Van’t Hoff, Condamin et Nogier, A. et A. Mary, Loeb…

Pour les radiations (chapitre annexe moderne de protoplasme), citons les travaux de Niels Bohr, Lord Kelvin, Rutherford, Cheffer, Planck, Eddington, Curie, Chredinger, Lackowsky, Kharitonov, Carl Störmer, Dr Jules Regnault. Foveau de Courmelles, J. Perrin, etc.


PROVIDENCE n. f. (du latin : providentia ; de pro, avant, et videre, voir). Ce nom désigne un attribut de dieu, par lequel on lui reconnaît le gouvernement de toutes choses.

C’est la croyance qui veut que le créateur surveille sans cesse son œuvre, qu’il la dirige et la conduise dans son évolution, de telle façon que rien de ce qui se produit dans l’Univers n’ait lieu sans son consentement. De plus, on a voulu voir dans cette sollicitude de tous les instants, la preuve de l’infinie sagesse et de la bonté suprême de Dieu.

Cet attribut de Dieu (voir ce mot), la prévoyance est non seulement inapplicable et inutile à une entité sans yeux, sans oreilles, sans cerveau, mais son acceptation se heurte à des objections multiples et capitales que les arguties des métaphysiciens de tous poils n’ont su, jusqu’à présent, réfuter.

Les deux principales sont : l’acte créateur et l’existence du mal.

La question du gouvernement du monde suppose celle de la création. Elle nous conduit à poser ce dilemme : ou bien le monde, tel qu’il est, est le résultat d’un acte créateur et, par conséquent, n’a pas besoin d’être gouverné, ou bien il est éternel et se conserve par sa virtualité propre. Il est impossible de concilier l’omnipotence et l’omniscience divines avec les actes d’un dieu gouverneur. Les dieux n’ont jamais rien possédé qui ne leur ait été donné par les hommes. Ceux-ci ont toujours logé dans leurs divinités les qualités et les défauts qu’ils possédaient, mais en les amplifiant au-delà du possible. C’est pourquoi le dieu adoré, sous des aspects variés, par les dévots du monde entier est considéré comme un pur esprit, éternel, infiniment bon, juste, parfait, miséricordieux, omnipotent et omniscient, qui a créé le monde et les êtres qui le composent et l’habitent. L’univers, dans son ensemble comme dans ses moindres détails, doit être nécessairement sans défaut ; jamais il ne peut y avoir une seule avarie dans l’agencement parfait des multiples rouages composant le mécanisme du cosmos ; car, émanant d’un être parfait, le monde doit être parfait. Une fois créé, il doit continuer à évoluer sans heurts, ni accidents, puisqu’il réalise la perfection.

Comment admettre alors un dieu gouverneur, une providence qui surveille, dirige, répare, même, l’œuvre parfaite du créateur ? La nécessité d’un gouverneur, d’un technicien surveillant la gigantesque machine qu’est l’Univers est incompatible avec la perfection du geste créateur, car l’intervention de ce technicien prouve sans conteste la maladresse et l’incapacité du créateur. Que penser alors d’un dieu maladroit, d’un ouvrier qui rectifie sans cesse son œuvre ? Comment concilier cette notion avec celle de la toute-puissance et de l’omniscience d’une entité infiniment parfaite ? Supprimer un attribut de Dieu, c’est nous mettre en présence d’un dieu incomplet et nous forcer à nier son existence. La providence nie donc le créateur, et le monde, loin d’être le résultat d’une création absurde et impossible, se conserve éternellement par sa virtualité propre, et ses lois sont, aujourd’hui, ce qu’elles étaient hier.

En second lieu, la croyance à un dieu gouverneur est la négation absolue de l’activité intellectuelle et matérielle de l’humanité. Elle nous force à admettre et à pratiquer un fatalisme absolu, plus rigoureux dans son application que la doctrine du déterminisme biologique que les croyants rejettent avec horreur. Si Dieu gouverne l’Univers, depuis le plus petit phénomène jusqu’au plus complexe ; s’il dirige aussi bien l’apparition d’une comète, l’évolution d’une nébuleuse que l’éclosion d’une humble fleurette ou la chute d’un grain de sable, il ne se passe rien dans le monde qui ne soit l’expression de sa volonté. Contre elle, l’homme ne peut rien, jamais il ne pourra en arrêter l’action bienfaisante ou maligne : on ne lutte pas contre la volonté divine. Si elle dirige les mondes dans l’espace et maintient l’harmonie dans l’univers, quel besoin d’imaginer une mécanique céleste et d’en rechercher les lois ? Si elle régit le moindre phénomène, la science devient inutile, nuisible même puisqu’elle s’oppose à la volonté divine. Toute recherche est vaine, puisque Dieu ne nous permettra de connaître des secrets de la nature que ce qu’il voudra bien nous montrer et qu’il peut, à tout instant, bouleverser toute son œuvre. Ce thème n’est-il pas la consécration absolue de la passivité humaine ; ne conduit-il pas aux renoncements les plus complets ? N’est-il pas la négation de tout effort, de toute lutte, de toute recherche. L’homme est réduit à jouer, dans le monde, un rôle de pantin, de marionnette grotesque dont la divinité tire les ficelles à sa fantaisie.

La notion de providence se détruit immédiatement lorsqu’on réfléchit à l’existence du mal. Le mal existe ; mal moral et mal physique. Partout nous constatons l’existence perpétuelle et universelle de la douleur, la lutte et l’inégalité entre les êtres. La loi de la vie, notamment, est d’une indicible cruauté et, à tout instant, des catastrophes dévastent le monde : inondations, séismes, typhons, éruptions volcaniques, etc. Les souffrances morales sont tout aussi nombreuses, aussi destructives que les manifestations brutales de la nature.

Puisqu’une providence gouverne la nature, il faut bien croire que tous ces cataclysmes, que toute cette souffrance sont son œuvre. Comment l’idée d’un dieu infiniment bon peut-elle se concilier avec toutes ces horreurs ? Si la providence existe, elle est l’auteur responsable de la souffrance, puisque rien n’arrive sans sa volonté. Dieu fait alors figure d’un despote implacable, d’un tortionnaire cruel qui se réjouit du mal de ses créatures. Reprenons à notre compte le raisonnement d’Épicure et posons avec lui les questions suivantes : ou dieu veut supprimer le mal du monde et ne le peut pas, ou bien il le peut et ne le veut pas. S’il le veut sans le pouvoir, il n’est pas tout-puissant ; s’il le peut sans le vouloir, il n’est pas infiniment bon. Dans les deux cas, il cesse d’être dieu, parce que ses attributs se contredisent et s’excluent mutuellement. La providence nie donc l’infinie bonté et la toute-puissance du Créateur !

Comme les autres attributs de dieu, la notion de Providence s’avère non seulement impossible, mais nuisible.

Les preuves tirées de l’ordre du monde et de l’harmonie universelle, preuves sur lesquelles elle s’appuie, ne sont convaincantes que pour ceux qui ne veulent juger les notions qu’on leur inculque qu’en faisant usage de la logique du sentiment ; elles permettent de faciles développements poétiques et déclamatoires qui dispensent de chercher l’essence des choses et de conduire les raisonnements selon les règles de la logique pure. Faisant avant tout appel aux sentiments, elles sont consolantes et, comme l’a dit le poète :

Le malheur inventa le nom de Providence,
L’infortuné qui pleure a besoin d’espérance.

Elles empêchent de voir les choses telles qu’elles sont, et conduisent sûrement à des aberrations sociales : soumission, résignation, en éliminant l’homme, entité réelle, au profit de la divinité, entité fantôme. — Ch. Alexandre.


PRUD’HOMIE, n. f. PRUD’HOMME n. m. Prud’homie a le sens de probité, sagesse dans la conduite, grande expérience des affaires. Le mot Prud’homme signifie homme sage, probe et avisé. Nous ne nous occuperons ici de Prud’homie que considérée comme une institution juridique ayant une mission déterminée, et de Prud’homme que comme membre de ce qu’on appelle les conseils de Prud’hommes. Le dictionnaire Larousse définit ainsi ces Conseils : « Les Conseils de Prud’hommes ont pour mission de concilier ou de juger rapidement les contestations s’élevant entre patrons et ouvriers, relativement à l’exercice de leur industrie. Ils ont été institués par la loi du 18 mars 1806, modifiée et complétée par les lois des 14 juin 1853, 7 février 1880 et 11 décembre 1884. Ils sont établis sur la demande motivée des chambres de commerce ou des chambres consultatives des arts et manufactures. Il n’en existe que dans les villes constituant des centres industriels. Ils sont recrutés parmi les patrons et les ouvriers, en nombre égal, et se composent d’au moins six membres, non compris le président, le vice-président et le secrétaire. Ils sont élus pour six ans et se renouvellent par moitié tous les trois ans. La liste des électeurs est arrêtée par le préfet ; elle comprend les patrons, les chefs d’ateliers, les contremaîtres et les ouvriers. Pour être éligible, il faut être électeur, être âgé de trente ans accomplis, savoir lire et écrire. Tout conseil de prud’hommes se divise en deux bureaux, qu’il constitue lui-même : l’un appelé bureau particulier ou de conciliation ; l’autre, bureau général ou de jugement. Le bureau particulier est composé de deux membres : l’un est patron, l’autre ouvrier ; il a pour mission de régler à l’amiable les contestations. Au cas de non-conciliation, l’affaire est renvoyée devant le bureau général, qui statue en dernier ressort, lorsque le chiffre de la demande n’excède pas 200 francs en capital ; s’il excède cette somme, il y a appel possible devant le tribunal de commerce. »

Le Dictionnaire Larousse n’en dit pas plus, mais ce qu’il dit est exact, sauf à tenir compte des modifications apportées depuis la guerre de 1914-1918, en ce qui concerne la somme de 200 francs qui est, aujourd’hui, plus élevée (300 francs), pour les demandes à faire devant la juridiction des prud’hommes. Ainsi, doivent avoir également varié les indemnités des conseillers. Ce ne sont là que questions de détails sur lesquelles il est facile de se renseigner avec exactitude, selon l’opportunité.

Les conseillers prud’hommes ont, pour se faire reconnaître, la médaille des prud’hommes, instituée en 1823 (12 novembre). Les conseillers sont autorisés à porter cette médaille, à l’audience et en dehors, dans l’exercice de leurs fonctions. Cette médaille est en argent et suspendue à un ruban noir passé en sautoir. Elle porte sur un côté la devise : Servat et conciliat et, au milieu, Conseil des Prud’hommes ; au-dessous, un sujet qui paraît être le même que l’attribut des francs-maçons : le triangle et le fil à plomb. Sur l’autre côté, un œil dans un nuage sous lequel figurent deux mains entrelacées au-dessus d’un sujet peu explicite, mais au-dessous duquel se voit très lisible, le mot « Équité ». Ce n’est, en somme, qu’un insigne de prud’homme, mais il arrive que certains bons bougres, ouvriers ou patrons, en font un hochet de vanité équivalant au sabre de M. Joseph Prudhomme, d’immortelle mémoire. Enfin, si cela ne les empêche pas d’être équitables !…

L’institution des Conseils de Prud’hommes mérite qu’on s’étende davantage ici sur ce que doit en savoir le monde ouvrier. Nous n’attachons pas plus d’importance qu’il ne faut à ce palliatif, qui remédie bien peu à l’iniquité sociale ; mais nous pensons qu’il est possible d’en tirer quelques minces avantages contre les véritables ennemis du travailleur : ceux qui l’exploitent. C’est toujours ça de pris et c’est beaucoup trop peu pour être susceptible de satisfaire à son juste esprit de revendication, à sa soif de justice et d’égalité, à son instinct de révolte !

Trop souvent, par timidité, par ignorance, les salariés renoncent à défendre avec les armes qui sont à leur portée les plus légitimes de leurs droits ouvriers. Il ne faut pas qu’ils s’effraient de la fréquentation du prétoire et des notions de procédure. Que de fois l’on a conduit devant la justice bourgeoise des travailleurs coupables de légers larcins faits à la propriété ou aux intérêts de leurs patrons ! Pourquoi ne profiteraient-ils pas d’une loi qui leur permet de revendiquer contre l’injustice flagrante ou l’exploitation sans bornes dont ils sont victimes ? Mais encore faut-il qu’ils sachent qu’ils ont certains droits – dus à la ténacité de ceux qui les ont conquis pour eux – et qu’il leur soit possible d’en user.

Voici, résumés, quelques renseignements :

Le conseil de Prud’hommes, composé de patrons et d’ouvriers, est spécialement destiné à concilier d’abord et à juger ensuite les conflits survenus entre patrons et ouvriers. Souvent, ils donnent une solution équitable à des différends entre salariés et salariants, et donnent satisfaction à de justes réclamations d’exploités contre leurs exploiteurs. Il faut bien convenir que modestes sont ces revendications et que minces sont ces satisfactions. Ces conseils de prud’hommes n’ont à apprécier — (à connaître, comme on dit en jargon juridique) que des litiges bénins, des contestations d’engagement, de louage, d’apprentissage, de conditions de travail.

Le conseil de Prud’hommes est une sorte de justice de paix, et tout dépend du bon sens, de la mentalité, de l’équité du juge… Or, le juge est, à tour de rôle, un patron ou un ouvrier, assisté d’autres patrons et ouvriers.

Ce n’est pas toujours une garantie ; cependant, la mentalité syndicaliste réside assez souvent dans les jugements des prud’hommes, quand ceux-ci sont des militants sincères et des ouvriers conscients. Il arrive même qu’ils influent fortement sur les sentiments équitables des patrons, quand ceux-ci n’en sont pas complètement dépourvus.

Tous les patrons, ou ceux qui les représentent, ainsi que les ouvriers, employés ou apprentis, sont justiciables des prud’hommes. Selon la loi, est patron celui qui exerce habituellement un commerce ou une industrie.

Celui qui emploie occasionnellement ne dépend pas des Prud’hommes. L’État n’est pas considéré comme patron. Aussi, les arsenaux, les établissements de la guerre ou de la marine, et les manufactures nationales, les départements, les communes, les ministères, les établissements publics ne relèvent pas des Prud’hommes. Ouvriers et employés des administrations publiques et de l’État n’ont aucun recours à la juridiction des Prud’hommes. Mais, au contraire, tous les salariés qui exécutent un travail, sous les ordres ou la surveillance d’un patron ou de ses représentants, en atelier ou chez lui, sont justiciables des Conseils de Prud’hommes. Ne l’est pas celui qui exécute un travail pour lui-même et par lui-même, quand il veut et comme il lui plaît.

Les sous-entrepreneurs, sous-traitants, tâcherons, contremaîtres, ne sont pas justiciables des prud’hommes pour les contestations possibles avec leurs patrons, mais ils le sont pour les litiges qui surviennent entre eux et leurs ouvriers, apprentis ou employés, quel que soit le mode de rémunération : à la journée, aux pièces ou de toute autre manière.

Sont encore justiciables des Prud’hommes les ouvriers, employés ou apprentis des manufactures, usines, entreprises de terrassement, de bâtiment, de travaux publics, manutention, transport (chemins de fer, tramways, bateaux, autobus, voitures, etc.), de chargement et déchargement, des mines, des spectacles, employés de commerce, de banque, garçons de magasin, hommes de peine, livreurs, conducteurs, garçons de laboratoire, préparateurs en pharmacie, garçons de café, représentants et voyageurs de commerce, etc.

Ne sont pas justiciables des Prud’hommes les domestiques et gens de service salariés par un commerçant ou un industriel, s’ils sont, non pas occupés à l’exploitation de leur patron, mais attachés à sa personne ou à sa famille. Il en est de même des navigateurs et marins du commerce, des salariés de l’État dans l’enseignement, postes, télégraphes, téléphones, enfin de tous les fonctionnaires du département, de la commune et des administrations publiques, fussent-ils qualifiés ouvriers de métiers.

Les mineurs, les femmes mariées et les étrangers sont, comme demandeurs ou comme défendeurs, justiciables du Conseil des Prud’hommes, si le contrat de louage a été conclu en France.

Le Conseil des Prud’hommes ne peut juger que les affaires relatives au travail ou au contrat de louage d’ouvrage, ainsi que celles qui concernent les contrats d’apprentissage ou les conditions de travail. Les accidents du travail ne relèvent pas de la juridiction des Prud’hommes.

Donc, les Conseils de Prud’hommes sont compétents pour statuer sur toutes affaires naissant à l’occasion d’un contrat de louage d’ouvrage et de son exécution par les parties. Le Conseil des Prud’hommes est compétent, quel que soit le chiffre de la réclamation, s’il s’agit d’une demande entre ouvriers et patrons ; mais sa compétence cesse, s’il s’agit d’employés, au-dessus d’une somme de 1 000 francs. C’est alors le tribunal civil ou le tribunal de commerce qui est compétent. Le Conseil des Prud’hommes ne peut juger définitivement que si la somme litigieuse n’excède pas 300 francs. Au-delà de cette somme, le jugement est susceptible d’appel devant le tribunal civil. Les patrons savent cela, et leur cause mauvaise ou douteuse devant les Prud’hommes devient évidemment toujours meilleure devant le tribunal civil, tribunal de classe.

Le salarié qui veut assigner devant le conseil de prud’hommes se rend au secrétariat du conseil de prud’hommes situé dans le rayon de territoire du lieu de son travail. S’il travaille en dehors d’un établissement, il s’adressera au conseil ressortissant du lieu où s’est fait l’embauchage. Il exposera son cas très sommairement et versera la somme du coût de la lettre de convocation qui sera adressée au patron : rendez-vous pour la conciliation. La loi autorise les parties à se présenter sans convocation préalable devant le bureau de conciliation, s’il y a accord. Les parties peuvent se faire représenter par une personne exerçant la même profession que la leur, par un avocat, ou par un avoué. Sauf avocat ou avoué, la personne représentant l’intéressé doit être munie d’un pouvoir sur papier libre et non enregistré. Une simple lettre peut suffire. Au bas de la convocation ou de l’original ou de la copie de l’assignation, les mots « Bon pour pouvoir », suivis de la signature, sont indispensables.

Les audiences du bureau de conciliation ne sont pas publiques. Les hommes d’affaires ne peuvent assister les parties. Si l’affaire est importante, délicate ou compliquée, le salarié fera bien de se faire assister d’un avocat. En exposant brièvement son cas, il en fera la demande au bâtonnier de l’ordre des avocats près le tribunal qui en désignera un d’office. En cas de non comparution au jour et heure fixés, l’affaire est renvoyée à une prochaine audience. Le demandeur explique sa demande, expose son cas, et, s’il y a arrangement ou conciliation, il en est dressé procès-verbal. S’il y a serment d’une des parties sur la demande de l’autre, la contestation prend fin ; si le serment est refusé, il en est fait mention au procès-verbal et l’affaire est renvoyée à la prochaine audience du bureau de jugement, la conciliation étant impossible.

Le mineur doit être représenté par son père ou son tuteur ; le conseil peut l’autoriser à soutenir lui-même ses droits. La même autorisation peut être donnée à la femme mariée.

L’article 6 de la loi du 13 juillet 1907 fonde la femme mariée à ester en justice dans toutes les contestations relatives au produit de son travail personnel, dont elle a la libre disposition, sans l’assistance, le secours ou l’autorisation de son mari.

S’il n’y a pas eu conciliation ou si le défendeur ne s’est pas présenté, c’est le bureau de jugement qui devra statuer. Pour cette seconde comparution, il faut préalablement se rendre au secrétariat en vue d’une seconde convocation. Celle-ci se fera par lettre recommandée ou par assignation délivrée par huissier. Il y a à payer le coût de l’assignation, plus les frais de vocation. Il y a lieu, pour le salarié, de bien définir ce qu’il demande et de bien expliquer son cas au secrétaire chargé de convoquer ou à l’huissier qui assignera ; si, n’ayant pu se concilier, les parties sont d’accord pour éviter des délais et des frais, elles peuvent comparaître en portant elles-mêmes leur affaire devant le bureau de jugement qui statuera sur-le-champ. Elles pourront se faire représenter, comme pour la conciliation, et par les mêmes personnes. Elles seront entendues contradictoirement et le tribunal rendra son jugement ou l’ajournera à une prochaine audience. Le conseil pourra exiger des parties qu’elles prêtent le serment pour affirmer leurs déclarations. Le demandeur pourra obtenir du conseil un jugement ordonnant certaines mesures urgentes et conservatoires. Le conseil pourra ordonner la vérification d’écritures, de pièces, de lieux, l’expertise et la comparution de témoins. Ouvriers et employés de la maison du patron peuvent être cités et entendus comme témoins.

Les jugements des conseils de Prud’hommes sont susceptibles d’appel seulement en cas d’incompétence, de connexité, ou de dépendance, ou quand la somme en litige dépasse le maximum (300 francs). Délai d’appel : dix jours à compter du jour de la signification du jugement. Le conseil peut ordonner l’exécution provisoire du jugement pour le quart de la somme en litige, sans qu’elle puisse dépasser 100 francs. Il peut ordonner l’exécution pour la totalité, à condition d’avoir au préalable fourni caution.

Au cas où un jugement aura été rendu par défaut, c’est-à-dire en l’absence du défendeur, il pourra être frappé d’opposition dans un délai de trois jours francs, à compter du lendemain de la signification du jugement. L’opposition arrête l’exécution du jugement, mais n’empêche pas l’exécution provisoire par provision, ni les mesures conservatoires qui auraient pu être ordonnées. Un délai de six mois est accordé pour l’exécution des jugements des conseils de Prud’hommes.

La partie qui reçoit de son adversaire un acte d’opposition doit comparaître devant le conseil aux jour et heure fixés dans cet acte. L’affaire est alors jugée comme si elle venait pour la première fois. Le jugement de défaut ne compte pas. En cas d’un second défaut, une seconde opposition ne sera plus recevable. L’appel et l’opposition se forment par voie d’huissier.

La cour de cassation ne peut connaître des recours contre les jugements des conseils de Prud’hommes qu’en cas d’excès de pouvoir ou violation de la loi. Ces pourvois en cassation seront déclarés au secrétariat du conseil de Prud’hommes et inscrits sur un registre spécial. Le pourvoi en cassation ne suspend jamais l’exécution du jugement.

Pour agir avec prudence et sécurité, dans son intérêt matériel et moral, l’assuré doit ne pas craindre de se renseigner aux militants expérimentés de son syndicat ou, mieux encore, au conseiller Prud’homme de sa catégorie qui lui donnera la marche à suivre pour l’assignation, pour l’assistance judiciaire et pour tout ce qui peut lui garantir l’avantage et la réussite de sa demande.

Les syndicats ont compris la nécessité de désigner des camarades éclairés, dévoués et de conviction sincère pour soutenir, défendre et faire triompher les intérêts des salariés devant la juridiction des Prud’hommes. Ce n’est plus un tribunal de classe, mais un tribunal paritaire où il y a chance d’impartialité et de justice. C’est sans doute pour cela que, souvent, les patrons préfèrent se réfugier dans le maquis de la procédure plutôt que d’affronter la contradiction loyale des tribunaux composés en parties égales de patrons et d’ouvriers pour toutes les catégories de travailleurs salariés. Au point de vue syndical, le conseil de Prud’hommes a l’utilité d’initier les travailleurs à la défense de leurs droits. Ils se défendent ainsi avec les seules armes que la bourgeoisie leur tolère, avec tant de parcimonie et souvent malgré elle.

Le militant syndicaliste, devenu Conseiller Prud’homme par le suffrage de ses camarades, ne doit jamais oublier qu’il est, par devoir et par conscience, le serviteur fidèle des intérêts qui lui sont confiés par ses frères, exploités comme lui sous le régime du salariat. Certes, ce n’est pas la juridiction des Prud’hommes qui peut porter d’efficaces coups de pioche contre ce régime, mais il n’y a rien qui puisse, dans ce palliatif judiciaire d’intérêt individuel, détourner le travailleur des moyens plus énergiques de l’action directe et collective du prolétariat en œuvre d’émancipation.


Il faudrait un fort volume – que dis-je ? Il en faudrait plusieurs – pour faire l’historique des Prud’hommes. Pour connaître de façon complète tout ce qui concerne la théorie et la pratique des conseils de prud’hommes, des ouvrages existent, utiles à consulter, impossibles à résumer. La librairie Dalloz – pour ne citer que cette librairie spéciale – a publié, en 1905, un ouvrage de René-Bloch et Henry Chaumel, tous deux docteurs en Droit, qui comporte 550 pages. On y trouve, en trois parties, l’origine ; le développement, le fonctionnement et tous les renseignements concernant cette juridiction spéciale, sa compétence, sa procédure et un formulaire de soixante pages donnant modèles de contrats d’apprentissage, certificats de travail, procès-verbaux, etc., etc.


Au point de vue historique, nous apprenons que, sous l’Ancien Régime, on donnait le nom de prud’hommes (homo prudens), suivant les localités, tantôt aux officiers municipaux, tantôt aux juges composant les tribunaux ordinaires, mais le plus souvent aux experts commis par la justice, pour avoir les lumières et les garanties de leur compétence spéciale sur toutes les contestations.

« C’est sous le règne de Philippe le Bel que furent constitués les premiers conseils de prud’hommes. En l’an 1296, le conseil de la ville de Paris créa vingt-quatre prud’hommes et les chargea d’assister le prévôt des marchands et les échevins, afin de juger, en dernier ressort, les contestations qui pourraient s’élever entre les marchands et les fabricants qui fréquentaient les foires et les marchés établis à cette époque ; ils allaient, de plus, faire la visite chez les maîtres et peuvent être regardés, par là, comme l’origine des gardes et jurés établis postérieurement dans chaque communauté d’arts et métiers. Pendant près de deux siècles, la ville de Paris posséda seule des prud’hommes…

« Un édit du 29 avril 1464, rendu par Louis XI, à Nogent-le-Roi, permit aux bourgeois de Lyon de choisir de prud’hommes remonterait, croit-on, à l’époque du prud’hommes nommés à Paris. »

« Dans plusieurs villes maritimes, notamment à Marseille, existe une espèce de conseil de prud’hommes dont l’origine paraît fort ancienne. Ce sont des prud’hommes pêcheurs qui jugent les contraventions en matière de pêche maritime et les différends entre marins, à l’occasion de leur profession de pêcheurs. Cette catégorie de prud’hommes remonterait, croit-on, à l’époque du roi René, comte de Provence (1462). Des arrêts différents de mai 1758, novembre 1776, octobre 1778 et mars 1786 ont réglementé, sans beaucoup la modifier, cette institution qui traversa sans à-coup la Révolution de 1789, pour arriver telle quelle jusqu’à nos jours.

« Telle était l’organisation des prud’hommes vers le quinzième siècle. Lyon posséda, par la suite, un tribunal composé de juges appartenant à la fabrique lyonnaise, et dont le rôle consistait à vider les différends s’élevant entre les fabricants de soieries et leurs ouvriers. La loi de 1791 fit disparaître provisoirement ces tribunaux à la suite de l’abolition des maîtrises et des jurandes, si fatales à l’industrie.

« La liberté, proclamée par la loi du 2 mars 1791, ne fut pas sans produire un certain désarroi dans les mœurs ouvrières et patronales. Les litiges subsistaient, les juges n’avaient pas la compétence nécessaire pour apprécier, ils ignoraient les habitudes, les usages, les coutumes particulières à chaque corporation, aussi bien au point de vue technique qu’à celui des relations établies entre patrons et ouvriers pour se comprendre et se supporter. Les procès se multipliaient ; ils étaient fort coûteux et les parties adverses regrettaient l’ancienne juridiction.

« La loi du 21 germinal an XI (avril 1803) intervint pour remédier à ce mauvais état de choses. Cette loi, respectant le principe conquis par la Révolution, reconnaissait, néanmoins, la nécessité de régulariser le travail dans les manufactures et de maintenir l’ordre et la justice dans les relations entre fabricants et ouvriers. Elle créa une juridiction spéciale et particulière. Les affaires de simple police furent portées devant le préfet de police à Paris, devant les commissaires généraux de police dans les villes où il y en avait d’établis, et, dans tous autres lieux, devant le maire ou un de ses adjoints. Selon le code municipal, les magistrats ou fonctionnaires prononçaient, sans appel, les peines applicables aux divers cas. C’était, ainsi, l’application de l’article 19 du Titre V. L’article 20 prescrivait que les autres contestations fussent portées devant les tribunaux auxquels la connaissance en était attribuée par les lois.

« Cette juridiction, contestable, était suspecte de partialité aux ouvriers. Elle était confiée à des hommes généralement dépourvus de connaissances usuelles indispensables pour apprécier et décider entre maîtres et ouvriers. Les résultats en furent détestables et fort différents de ce qu’on en attendait. Lors du passage de Napoléon Ier à Lyon, les fabricants de soieries et leurs chefs d’ateliers lui représentèrent les inconvénients et les insuffisances de la loi de l’an XI, et demandèrent à l’empereur de leur donner une institution analogue à celle prescrite par la loi de 1791. Le 18 mars 1806 fut votée une loi portant établissement d’un conseil de prud’hommes à Lyon, et, par son article 34, ménageant au gouvernement le droit d’étendre le bienfait de cette institution à toutes les autres villes de fabriques et de manufactures. Un décret du 11 juin 1809, rectifié le 20 février 1810, et un autre décret du 3 août 1810 vinrent compléter l’institution des prud’hommes pour toutes les villes de fabrique. D’autres décrets encore s’ajoutèrent à ceux-là. Ils intéressaient particulièrement les ouvriers patentés, c’est-à-dire ceux qui, travaillant chez eux pour des fabricants, payaient patente. Certains décrets de 1811 et 1812 réglaient surtout les conseils de prud’hommes relativement aux marques de fabrique, à l’inspection des marques de savons, aux contestations que soulevaient les contrefaçons et, notamment, celle des lisières de drap. C’était plutôt commercial.

« Charles X ne s’occupa des conseil de prud’hommes que pour ordonner aux membres de ces conseils de porter, dans l’exercice de leurs fonctions, soit à l’audience, soit au dehors, la médaille d’argent suspendue à un ruban noir porté en sautoir. Aujourd’hui, la médaille en question n’éblouit plus personne, même pas ceux qui la portent. On apprécie plutôt un conseiller prud’homme à la conscience qu’il met à remplir son rôle qu’au soin qu’il apporte à s’orner d’un ruban avec une médaille suspendue. Le souci de Charles {X égalait sa mentalité : on ne tire pas de farine d’un sac à charbon. Louis-Philippe voulut modifier les lois existantes sur les conseils de prud’hommes. Il afficha même l’intention de remanier ces lois dans un sens libéral – ce qui prouve qu’elles ne l’étaient guère –, mais ses conseillers, tous représentants de la plus haute bourgeoisie, firent de leur mieux pour empêcher l’exécution de ces projets. Huit commissions successives furent nommées, sans parvenir à établir un nouveau texte. La loi ne fut donc point remaniée et fut appliquée avec rigueur aux villes qui tentaient d’installer des conseils de prud’hommes.

« Cependant, partout où l’institution des prud’hommes avait été introduite, elle donnait des résultats. De 1830 à 1842, les affaires soumises à la juridiction de tous les conseils de prud’hommes institués en France s’étaient élevées à 184 514 ; sur ce nombre, 174.487 avaient été conciliées. Des 10 027 qui restaient à juger, 1.904 le furent en premier ressort, 3.274 en dernier ressort, et, sur les 1 904 jugements en premier ressort, 190 seulement avaient été déférés à la juridiction d’appel.

« Les principales villes manufacturières de France possédaient déjà, depuis longtemps, des conseils de prud’hommes, alors que Paris en était privé. On craignait cette institution dans l’ardente population de l’industrie parisienne. Cependant, les considérations politiques et la frayeur bourgeoise devaient céder à l’utilité de l’institution des prud’hommes dans la capitale. L’autorité ne voulut d’abord donner satisfaction aux vœux exprimés par la chambre de commerce de Paris et par le conseil municipal que partiellement et, pour ainsi dire, à l’essai.

« Ce fut le 29 décembre 1844 que Paris obtint du gouvernement de juillet un conseil de prud’hommes, ou, plus exactement, qu’il obtint qu’une expérience soit faite pour certains métiers. La loi de 1844 n’établit donc à Paris qu’un simple conseil des métaux et des industries qui s’y rattachent. Ce conseil était composé de 15 membres, dont 8 fabricants et 7 ouvriers, et, en outre, 2 suppléants. Cet essai calma les appréhensions par sa réussite. Une ordonnance du 9 juin 1847 créait trois nouveaux conseils de prud’hommes à Paris : un pour les tissus, un pour les produits chimiques, et un pour les diverses industries qui comprenaient les imprimeurs, les sculpteurs, les menuisiers, les entrepreneurs de charpente et de maçonnerie, les fabricants de chaux, de plâtre, etc. Une autre ordonnance du même jour, 9 juin 1847, étendait le ressort du conseil de prud’hommes pour l’industrie des métaux à tout le ressort du tribunal de commerce du département de la Seine.

« La législation impériale subsista sans modifications jusqu’en 1848, malgré les nombreuses réclamations qui s’élevaient contre elle. On lui reprochait l’exclusion presque totale des ouvriers pour la formation des conseils et la trop grande prépondérance donnée aux fabricants par cette législation des prud’hommes. À cette date, 75 villes possédaient des conseils de prud’hommes.

« La révolution de 1848 trouva les choses en cet état. Aussi, la République remania-t-elle de fond en comble cette législation des prud’hommes par une loi du 27 mai 1848, dont voici les dispositions, tendant à mettre cette institution plus en rapport avec les principes démocratiques :

« Elle déclarait électeurs pour les conseils de prud’hommes tous les patrons, chefs d’ateliers, contremaîtres, ouvriers et compagnons âgés de 21 ans et résidant depuis 6 mois au moins dans la circonscription du conseil de prud’hommes. Elle déclarait les mêmes éligibles, s’ils savaient lire et écrire et s’ils étaient domiciliés depuis un an au moins dans la circonscription du conseil. Elle rangeait dans la classe des patrons les contremaîtres, les chefs d’atelier et tous ceux qui payaient patente depuis plus d’un an et occupaient un ou plusieurs ouvriers. La présidence donnait voix prépondérante : mais elle durait 3 mois et était attribuée alternativement à un patron et à un ouvrier, élus chacun par leurs collègues respectifs. Les audiences de conciliation devaient être tenues par deux membres : l’un patron, l’autre ouvrier ; quatre prud’hommes patrons et quatre prud’hommes ouvriers devaient composer le bureau général ou de jugement. La loi spécifiait que le nombre des prud’hommes ouvriers serait toujours égal à celui des prud’hommes patrons et disposait que chaque conseil aurait au moins 6 membres et 26 au plus. Il était procédé à deux élections : dans la première, ouvriers et patrons nommaient un nombre de candidats triple de celui auquel ils avaient droit ; dans la seconde, qui était définitive, les ouvriers choisissaient, parmi les candidats patrons, les prud’hommes patrons, et les patrons choisissaient à leur tour les prud’hommes ouvriers sur la liste des candidats ouvriers.

« Cette législation, dictée des sentiments démocratiques animant le gouvernement d’alors, perdait peut-être un peu de vue l’idée que les prud’hommes sont surtout des arbitres et des défenseurs choisis par des intérêts en lutte ; incontestablement, la manière semble très libérale, mais le mode d’élection pouvait être justement critiqué.

« La loi du 7 août 1850 dispensa l’ouvrier, qui voulait se faire rendre justice devant les conseils de prud’hommes, de toute avance d’argent pour le timbre et l’enregistrement en débet – c’est-à-dire, en quelque sorte, à crédit – de toutes les pièces de procédure concernant la juridiction prudhommale ; les frais n’étaient payés qu’après jugement définitif et par la partie qui perdait le procès.

« Le Second Empire ne pouvait laisser subsister une législation aussi libérale. Sous prétexte que cette loi consacrait l’oppression du fabricant par l’ouvrier, sans les garanties qu’offrent l’éducation et l’expérience des affaires, et à propos de certains incidents peu importants, le gouvernement fit dissoudre quelques conseils qu’on accusa de démagogie et susceptibles de se servir des conseils de prud’hommes comme d’une arme dangereuse. Alors fut promulguée la loi du 1er juin 1853 qui, plus d’un demi-siècle, resta en vigueur dans ses plus importantes parties. Elle restreignait l’électorat en déclarant électeurs :

« 1° les patrons âgés de 21 ans accomplis, patentés depuis 5 années au moins et domiciliés depuis 3 ans dans la circonscription du conseil ;

« 2° les chefs d’atelier, contremaîtres et ouvriers âgés de 21 ans accomplis, exerçant leur industrie depuis 5 ans au moins et domiciliés depuis 3 ans dans la circonscription du conseil (art. 4).

« Cette loi de 1853 restreignait également l’éligibilité, car n’étaient éligibles que les électeurs âgés de 30 ans accomplis et sachant lire et écrire (art. 5). Les contremaîtres et chefs d’ateliers étaient rangés avec les ouvriers et votaient avec eux (art. 9). Les patrons nommaient directement les prud’hommes patrons, et les ouvriers les prud’hommes ouvriers.

« Mais l’innovation la plus grave était celle édictée par l’article 3, ainsi conçu : « Les présidents et vice-présidents des conseils de prud’hommes sont nommés par l’empereur. Ils peuvent être pris en dehors des éligibles. Leurs fonctions durent trois ans. Ils peuvent être nommés de nouveau. Les secrétaires des mêmes conseils sont nommés par le préfet et révoqués par lui, sur la proposition du président. » Le bureau général ou de jugement était composé, indépendamment du président et du vice-président, d’un nombre égal de prud’hommes patrons et de prud’hommes ouvriers (art. 11). Or, d’une façon générale, le préfet avait la haute main sur tout ce qui se passait au conseil de prud’hommes. Le principe de cette législation était ainsi devenu absolument contraire à l’esprit de son institution, qui veut que les prud’hommes soient nommés par leurs justiciables. N’est-ce pas ainsi, une fois de plus, la démonstration incontestable qu’un régime démocratique peut établir, presque toujours, par une mentalité plus ou moins révolutionnaire, de la justice et de l’égalité dans une loi, alors qu’un régime tyrannique ne manque jamais d’y substituer la provocation et l’arbitraire ?

« Une loi éphémère du 14 juin 1854, abrogée en 1867, força les ouvriers soumis à l’obligation du livret de s’en munir, s’ils voulaient être inscrits sur les listes électorales. La loi de 1853 fut complétée par celle du 4 juin 1864, laquelle instituait la discipline des conseils de prud’hommes. Cette loi de 1853 donna lieu à de vives critiques. Ce n’est que celle du 7 février 1880 qui restitua aux conseils de prud’hommes le droit d’élire deux de leurs membres comme président et vice-président et de nommer et de révoquer leur secrétaire. Préoccupé de l’équilibre entre les deux éléments rivaux, par cette loi, on voulut que les deux fonctions de président et de vice-président fussent partagées entre eux et que, dans le bureau de conciliation, la présidence roulât entre le conseiller patron et le conseiller ouvrier. Ce qui n’empêchait pas, d’ailleurs, l’un des éléments d’être toujours en prépondérance dans le bureau du jugement présidé et départagé par le président ou le vice-président, patron ou ouvrier, en sorte qu’un soupçon pouvait toujours s’élever sur l’impartialité de ses décisions. Cette part assurée aux ouvriers dans la présidence, cette perspective pour un prud’homme patron de se trouver, quelquefois, sous l’autorité de son propre ouvrier devaient soulever des protestations et des résistances. Il s’en produisit de très vives, à Lille, à Angers, à Armentières, sous la forme de démissions collectives et réitérées de prud’hommes patrons, qui rendirent impossible le fonctionnement des conseils, faute de l’un de ses deux éléments constitutifs. Une loi du 11 décembre 1884, vint alors déclarer légal, en pareil cas, le fonctionnement des conseils composés uniquement de l’élément acceptant.

« À ces sujets d’antagonisme dans la juridiction des prud’hommes, d’autres s’ajoutèrent, tirés des mandats impératifs acceptés par les candidats ouvriers, réprimés par le Conseil d’État, chargé du contentieux des élections à cette époque. Il fallut bien refondre ou réformer la législation sur les conseils de prud’hommes. »

Depuis 1888, de nombreux projets ou propositions de lois furent déposés an Parlement sur l’organisation et le fonctionnement des conseils de prud’hommes.

Sur un rapport de M. Lagrange (6 août 1890), la Chambre des députés adoptait (17 mars 1892) un projet d’ensemble abrogeant expressément la législation antérieure et réglementant à nouveau la matière. Sur le rapport de M. Demôle (16 août 1893), suivi d’un rapport supplémentaire, le Sénat (11 juin 1894) votait un projet qui consacrait certaines innovations adoptées par la Chambre : élévation du taux de la compétence des conseils de prud’hommes, appel de leurs décisions devant le tribunal civil, réduction des frais de la procédure. Mais sur d’autres points, ce rapport du Sénat différait de celui de la Chambre, spécialement en ce qu’il refusait d’étendre la juridiction prudhommale aux employés de commerce, et modifiait la composition du bureau de jugement par l’introduction du juge de paix pour vider les partages. Ce projet ne fut point soumis à la Chambre par la commission. Une proposition de loi du député Dutrex, déposée le 14 novembre 1898, à peu près semblable à celle votée en 1892 par la Chambre, était adoptée sur le rapport de son auteur dans la séance de la Chambre du 14 février 1901. Sur le rapport de M. Savary, en date du 4 décembre 1902, après une longue et vive discussion, le Sénat maintenait presque intégralement le texte qu’il avait voté en 1894, et la Chambre se livra à de nouvelles études.

Il fallait pourtant aboutir, car le comité de vigilance des conseillers prud’hommes ouvriers du département de la Seine prit l’initiative d’une intense agitation. Contre le maintien de la législation prudhommale en vigueur, s’organisait une vigoureuse campagne qui se traduisait par des manifestations consistant en campagne de presse, menaces de démission, démarches auprès du gouvernement. C’est alors que M. Chaumié, garde des Sceaux, déposa au nom du gouvernement (6 avril 1905) un projet de loi qui, limité à l’organisation de la juridiction d’appel, reproduisait les articles 26, 32 à 34 du projet de loi sur lesquels les deux chambres s’étaient mises d’accord. Après d’autres difficultés et tergiversations entre les deux chambres, fut enfin votée et promulguée la loi provisoire du 15 juillet 1905.

« Elle apportait d’importantes réformes qui consistaient principalement : 1° À changer la composition du bureau de jugement des conseils de prud’hommes, en disposant que, désormais, celui-ci se composerait d’un nombre égal de prud’hommes patrons et ouvriers, y compris le président et le vice-président, et à décider qu’en cas de partage des voix, l’affaire serait jugée par le bureau, sous la présidence du juge de paix (art. 1er) ; 2° À élever la compétence en dernier ressort des conseils de prud’hommes à 300 francs (art. 2, § 1) ; 3° À appliquer le principe que la demande reconventionnelle fondée exclusivement sur la demande principale ne pourrait rendre l’affaire susceptible d’appel, lorsque la demande principale elle-même appartiendrait au dernier ressort (art. 2, § 5) ; 4° À déclarer les jugements susceptibles d’appel exécutoires par provision, avec dispense de caution jusqu’à concurrence du quart de la somme, sans que ce quart puisse dépasser 100 francs, l’exécution provisoire ne pouvant être ordonnée pour le surplus qu’à charge par le demandeur de fournir caution (art. 2, § 5) ; 5° À constituer le tribunal civil juge d’appel des jugements de conseils de prud’hommes (art. 3, § 1) ; 6° À organiser la procédure d’appel, en édictant les prescriptions spéciales relatives au délai de l’appel, à la représentation des parties devant le tribunal civil, et à l’obligation, pour ce tribunal, de statuer dans un délai déterminé (art. 3, § 2 à 9) ; 7° À réglementer le pourvoi en cassation contre les jugements rendus en dernier ressort par les conseils de prud’hommes et contre les jugements des tribunaux civils statuant en appel (art. 4) ; 8° À rattacher enfin les conseils de prud’hommes au ministère de la Justice, et les soumettre aux règles de discipline applicables à toutes les juridictions (art. 5).

« Cette loi n’avait qu’un caractère provisoire ; elle était destinée à donner satisfaction aux réclamations des salariés, en mettant de suite en application les dispositions sur lesquelles Chambre et Sénat étaient enfin d’accord. Toutefois, celles-ci savaient trop que l’opinion publique attendait d’elles une refonte et une codification générale et unique de la juridiction des conseils de prud’hommes. Elles se mirent à l’étude des anciens projets de 1894, 1903 et 1904, pour aboutir deux ans après à un accord sur le texte qui était devenu la loi fondamentale du 27 mars 1907 « concernant les conseils de prud’hommes », jusqu’à son incorporation dans le livre IV du code du travail. Son article 73 a abrogé expressément toutes les lois et décrets antérieurs relatifs à la compétence des conseils de prud’hommes. C’est donc la loi d’aujourd’hui, comme nous l’avons exposée au début, avec les modifications qui y ont été apportées, dont les plus importantes sont celles apportées par la loi du 3 juillet 1919, encore complétée par les lois du 30 mars 1920, 20 juillet 1921, 21 juin 1924. »

Nous avons dit ce que sont les conseils de prud’hommes de la façon la plus brève possible. Il y aurait bien d’autres choses encore à dire sur cette intéressante juridiction, imposée par la lutte incessante des militants ouvriers et la force menaçante des syndicats corporatifs d’avant-guerre. Mais il sera facile aux gens que la question intéresse tout particulièrement de se documenter dans des ouvrages spéciaux.

En ce qui concerne cette étude spécialement écrite pour notre Encyclopédie Anarchiste, c’est dans l’introduction du vaste ouvrage de René Bloch et Henry Chaumel, intitulé Traité théorique et pratique des Conseils de Prud’hommes, édité par la librairie Dalloz, 11, rue Soufflot, à Paris, que j’ai puisé ce modeste exposé.


On se rend compte de la lenteur des travaux législatifs quand on passe en revue, comme je viens de le faire, l’histoire de la mise en vigueur d’une loi qui semble devoir avantager le travailleur, en diminuant tant soit peu sa peine et son esclavage de salarié. Quelles navettes de la Chambre au Sénat avant que soit promulguée une telle loi ! Que de protestations, de menaces pour obtenir, au cours du siècle dernier, que cette loi soit modifiée et rendue acceptable ! Il est très utile de savoir ces choses, pour comprendre l’âpreté des luttes ouvrières et la nécessité de cohésion des travailleurs dans leurs syndicats.

Et que de critiques encore on pourrait faire contre cette loi, aujourd’hui même ! Mais il y aurait surtout à critiquer les travailleurs devenus conseillers prud’hommes et ayant oublié le principe de la lutte acharnée, que rien ne doit et ne peut atténuer, entre l’exploité et son exploiteur.

« Notre ennemi, c’est notre maître. »

Les conseillers prud’hommes ouvriers doivent se pénétrer de cette vérité, s’en souvenir en toute occasion, et ne se servir de l’arme mise en leurs mains que pour la défense de leurs frères, les exploités. — G. Yvetot.