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Encyclopédie anarchiste/Résistance - Revanche

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2344-2354).


RÉSISTANCE n. f. Qualité d’un corps qui réagit contre l’action d’un autre corps. (Dict. Larousse). Ce n’est pas à ce point de vue qu’il sied de parler ici du mot Résistance mais plutôt dans le sens de faire résistance personnelle ou collective à tout ce qui opprime, déprime, pressure, exploite l’individu. C’est ainsi que, dans le monde des exploités, l’action collective de résistance des ouvriers de l’usine et des chantiers, de la campagne et des ports se traduit par l’action collective qui s’appelle la grève. La résistance sous toutes ses formes n’est intéressante, à notre point de vue, que si elle est la manifestation consciente d’une force humaine ou sociale qui s’affirme contre une autre force humaine ou sociale. Nous envisageons donc ainsi tous les mouvements populaires, toutes les velléités de révolte du peuple contre les tyrannies, d’où qu’elles viennent, toutes les tyrannies et aussi toutes les entités au nom desquelles on exerce : Dieu, Vérités, Patrie, Honneur, Suffrage Universel, Travail, Propriété, Église, État, Loi, Dictature, Justice, Intérêt général, Paix, Droit, Civilisation, Humanité, Progrès, etc., etc., car tous ces grands mots dans la bouche des prêtres et des politiciens, ne sont que fourberies, mensonges, duperies, bourrage de crâne. Il faut résister à leur emprise. La résistance est, avec la réflexion, le commencement de la sagesse et de l’esprit critique, de l’esprit de révolte. Une mentalité sérieuse de résistance à tout ce qui parait beau, bien, bon et cache trop souvent le contraire, dénote chez l’individu le caractère, l’esprit libre et sain et parfois l’homme d’action. Unie à d’autres individus, cette force individuelle se multiplie et se développe dans les masses qui elles, ne réfléchissent pas assez, n’étant pas alors défendues, soutenues, par une force de résistance suffisante. Au milieu d’elles, les individus désintéressés, honnêtes, dont nous parlons plus haut, sont susceptibles de prendre un ascendant tel parmi les foules, qu’ils parviennent à force de sincérité et de foi contagieuses à faire éclater pour tous des étincelles de vérités qui engendrent non plus seulement la Résistance, mais la Révolte, selon les motifs, les lieux, les circonstances.

D’où la nécessité de susciter, en tout et partout, la résistance des victimes aux fléaux que créent la mauvaise organisation sociale : Vie chère, Exploitation outrée, Autorité révoltante, Inégalités sociales scandaleuses, Escroqueries et Vols légalisés, protégés par la Loi, la Magistrature, la Police. La Résistance, enfin, à tout le mal social est indispensable, d’abord, et doit être permanente parmi les masses populaires lésées, meurtries, sacrifiées par tous les profiteurs du régime bourgeois.

Pour le salut de tous, la Résistance doit être une façon de comprendre notre rôle, dans une société basée tout entière sur l’iniquité sociale. C’est rendre service à nos semblables que de les entraîner à la résistance. Ils savent alors, par expérience, qu’on ne peut que gagner à toujours se regimber contre les fléaux sociaux, contre leurs causes et contre leurs effets. Les travailleurs ont droit à tout pour l’unique raison qu’ils n’ont rien. Contre cet état de choses, la Résistance est un devoir pour tous les producteurs nécessiteux.

C’est d’ailleurs dans cet esprit que, vers le milieu du xixe siècle, les travailleurs qui n’avaient pas encore conquis le droit syndical, savaient adroitement tourna la loi et, de leurs sociétés mutuelles de secours, faisaient clandestinement des sociétés de Résistance où se discutaient leurs intérêts corporatifs. La police les pourchassait et la prison les menaçait sans cesse. Société de Résistance était bien le mot qui convenait à ce groupement ouvrier. Les militants se rendaient compte qu’il n’y avait que par la résistance qu’on pouvait oser démontrer aux exploiteurs de l’époque, qui prenaient les ouvriers pour des matériaux agissants, que ceux-ci étaient des êtres pensants.

Les sociétés de résistance sont les aïeules de nos syndicats corporatifs, lesquels ont pour devise : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » et, pour but constant : « Bien-être et liberté par la suppression du Patronat et du Salariat ». Le temps a marché, les idées ont évolué. Mais, si la Résistance est toujours en honneur, le but n’est pas atteint. Il y a des crises atroces dans nos sociétés de résistance.

Les militants syndicalistes n’ont pas à se cacher dans la montagne ou la forêt, comme des bandits en complot, ou s’isoler en mer comme des naufragés pour discuter de leurs intérêts corporatifs, comme au siècle précédent, mais ils ont à déjouer les obstacles posés par les événements sur la route droite qui mène au but : c’est la corruption gouvernementale, c’est la politique et son action néfaste, c’est la vanité des uns, l’ambition des autres, qui ont laissé dévier le syndicalisme, malgré la Résistance de quelques-uns. Que faire à cela, si de se maintenir dans la pure logique et l’incorruptible sincérité qui ont fait la puissance de la C.G.T. qui précédèrent le cataclysme de 1914.

Ne pas désespérer. Croire à l’avenir et ne pas combattre la division en l’augmentant. Savoir, en toutes circonstances, résister aux tentatives de scission dans nos syndicats. La place des militants non politiciens et de conviction révolutionnaire, s’ils ont la conscience droite et s’ils ne sont pas des girouettes, n’est pas toujours où l’on pense comme eux mais, au contraire, où il y a des cerveaux à éclairer, des initiatives à encourager, des vertus à persévérance, de courage à faire éclore en actions d’unité pour l’émancipation totale des exploités. En un mot, il faut que nous soyons, au syndicat, à la coopérative, partout, en dehors de toute politique, des résistants à tout ce qui corrompt, dévie, désunit. Avec de la patience, de la volonté, du caractère, les militants, jeunes ou vieux, verront renaître le vrai syndicalisme, superbe d’enthousiasme pour l’action directe, perpétuelle et féconde Résistance ! — G. Yvetot.


RESPONSABILITÉ n. f. La responsabilité en soi n’existe pas. De même que la morale, elle est née de la vie en commun, elle est une création sociale. Imaginons des êtres pouvant vivre isolés, pouvant se satisfaire chacun du produit de leur chasse et de leur travail, ne dépendant aucunement les uns des autres, alors il n’y aurait ni morale, ni responsabilité, ni bien, ni mal. Cependant chez ceux des mammifères qui appartiennent à une espèce sociétaire, il y a un rudiment de vie morale au moment de la vie sexuelle et de l’élevage des petits.

Or, les hommes sont des animaux sociétaires. Mise à part la question philosophique de savoir si la responsabilité existe ou non, on est obligé d’admettre que pratiquement elle existe, en tant que défense des individus et de la société à l’encontre des torts qui leur sont faits par les actes, conscients ou non, commis par les autres membres de la société. La responsabilité est donc en somme, au moins primitivement, une notion extérieure à l’individu. Ce n’est que peu à peu par les sanctions et par l’éducation que cette notion pénètre dans le cerveau des hommes, au point qu’ils se tiennent sur le qui-vive pour échapper il la vengeance sociale et, qui pis est, à l’humiliation.

La responsabilité était terrible dans les tribus primitives où la moindre défaillance, même involontaire, pouvait causer ou était censée causer les plus grands malheurs à la collectivité, puisque tout malheur était considéré comme la vengeance d’un esprit ou d’un dieu, dont la colère, la méchanceté ou la jalousie devait être apaisée par le châtiment du coupable ou par le sacrifice d’êtres innocents. L’histoire légendaire et ancienne est pleine d’exemples de ces sacrifices, enfants, jeunes filles, etc., sacrifices destinés à attirer la bienveillance des dieux ou à écarter leur courroux. On retrouve de nos jours les mêmes mœurs dans certaines tribus sauvages qui ont conservé les conceptions primitives de la responsabilité.

La notion de culpabilité chez les primitifs n’est pas comparable à celle des modernes. Dans la légende d’Œdipe, la ville de Thèbes étant ravagée par la peste, on finit par s’apercevoir que le roi a, sans le savoir, tué autrefois son père et épousé sa mère, d’où le courroux des dieux qui s’exerce sur les malheureux Thébains. Jocaste se pend, Œdipe se crève les yeux et quitte la ville, l’épidémie disparaît.

Ce n’est qu’après le triomphe du principe de causalité dans la civilisation grecque que la responsabilité prend l’aspect qu’elle reprendra plus tard après la Renaissance et qui persiste jusqu’aux temps modernes. La faute dont un individu est responsable est la conséquence d’une erreur ou d’une défaillance de sa raison. Pour éviter la faute, il faut donc instruire les individus, leur apprendre à se juger eux-mêmes et à maîtriser leurs impulsions.

Pour les chrétiens du moyen-âge, l’homme étant pourvu d’une âme par Dieu, les défaillances sont dues aux tentations de la chair, c’est-à —dire au Démon. Afin de chasser « le mauvais esprit », il faut punir sévèrement le coupable dans son propre intérêt et pour le salut de son âme. Les enfants sont responsables comme les adultes et passibles des mêmes châtiments. Les animaux, coupables de méfaits graves comme mort d’homme ou trouble d’une cérémonie religieuse, sont exorcisés ou condamnés, car on suppose qu’ils sont habités par l’Esprit Malin.

Or, l’activité psychologique reste, au début de la vie, localisée au mésencéphale (tronc cérébral), sans communication avec les centres supérieurs de l’écorce cérébrale, puisque les conducteurs nerveux ne sont pas encore revêtus de leur gaîne de myéline. Les coordinations s’établissent peu à peu. Mais le sentiment de responsabilité sociale n’apparaît pas avant la puberté, c’est-à-dire avant l’apparition de la fonction sexuelle. C’est à ce moment que commence l’utilisation de véritables concepts. Et même à cette période l’adolescent n’a encore aucune expérience de la vie et des valeurs sociales.

Et pourtant, en dépit d’une observation de simple bon sens, la responsabilité des enfants a persisté jusqu’à nos jours. Il n’y a pas très longtemps, à peine quarante ans peut-être, qu’on a institué à Paris des tribunaux pour enfants. Jusque-là on ne faisait aucune distinction théorique entre eux et les adultes. L’âge légal de la responsabilité pénale était de 7 ans jusqu’en 1912 où on l’a porté à 13 ans.

C’est qu’on a toujours considéré le châtiment comme un moyen, et le meilleur, d’éducation. Les punitions ont pour objet de ramener celui qui se laisse aller aux tentations, à écouter la voix de la Sagesse. Il en est de même pour les adultes. Ils n’ont qu’à suivre les indications de la Raison. La Raison ne peut pas se tromper. N’a-t-elle pas toujours été considérée comme une parcelle du Divin ? Seuls les fous en sont dépourvus.

On a commencé à s’apercevoir dans les temps modernes qu’il y avait un grand nombre de demi-fous, terme impropre sans doute, mais sous lequel on comprenait la masse des arriérés, des instables, des déséquilibrés, etc. Cette constatation n’a pas été admise facilement, elle ne l’est encore que très incomplètement. Les profanes, y compris juges, policiers et gardes-chiourme, sont tout juste capables, et encore, de reconnaître les grands délirants. Mais les autres, ceux qui présentent des formes plus légères d’aliénation mentale, et, à plus forte raison, les simples déséquilibrés, les instables, les paranoïaques, ceux qui souffrent d’une forme cyclique et ceux qui n’ont qu’une intelligence débile, sont impénétrables pour les chats-fourrés qui méconnaissent totalement leur « irresponsabilité ». Pourquoi les gens de justice se hasarderaient-ils d’ailleurs hors du code et de leurs habitudes, et risqueraient-ils de perdre leur tranquillité ? Au surplus ils ne sont pas du tout préparés à juger les hommes de ce nouveau point de vue.

Lorsque le déterminisme scientifique commença à devenir à la mode, il y a une cinquantaine d’années, non seulement la responsabilité des déficients mentaux fut mise en question, mais celle de tous les hommes. Puisque tous nos actes sont déterminés par l’hérédité, par l’éducation, par le milieu, par les conditions économiques, par les circonstances, etc., il n’y a plus de liberté, partant plus de responsabilité. Dans les nouvelles théories l’hérédité surtout prenait un caractère fataliste. Comment les individus auraient-ils pu se déprendre du destin qui pèse sur eux ?

La question du libre arbitre revenait sur l’eau, comme au temps où les théologiens se demandaient si l’homme était dès sa naissance condamné à l’Enfer ou promis au Paradis, puisque Dieu dans sa Sagesse suprême possède entièrement la connaissance de l’avenir.

Le problème ainsi posé est d’ordre métaphysique. Il n’y a pas de liberté absolue, il n’y a pas non plus de fatalisme. Même dans l’ensemble des phénomènes naturels il n’y a pas de déterminisme uniforme, sinon il n’y aurait aucune différenciation. En tout cas le déterminisme des animaux est de moins en moins étroit, au fur et à mesure que dans l’échelle des espèces l’intelligence se développe et devient à son tour capable de réagir de différente façon. Chez l’homme en particulier, où la possibilité des coordinations cérébrales est immense, le domaine des réflexes conditionnés est extrêmement vaste, les réponses aux excitants sont multiples et variables, si bien que le fatalisme héréditaire disparaît.

L’hérédité reproduit, d’une façon imprévisible, les caractères morphologiques (traits et stature) d’un mélange d’ancêtres, elle reproduit d’une façon moins stricte leurs tendances fonctionnelles et leurs tendances affectives (sentiments) ; mais les coordinations cérébrales ne sont d’ordinaire transmises que d’une façon assez floue (aptitudes) et sont capables, sauf exceptions, de varier sous l’influence de l’éducation et du milieu, sous l’influence aussi de la propre curiosité de l’individu (goûts sensuels, esthétiques, intellectuels, moraux). Dans le domaine des goûts ceux qui sont acquis l’emportent de beaucoup sur ceux qui peuvent être hérités.

Chaque être humain a, dès la prime enfance, le désir de savoir. Savoir c’est conquérir une plus grande puissance sur les choses et sur soi-même, c’est acquérir un plus grand champ d’action, c’est arriver à mieux comprendre les conséquences de ses actes. Or nous ne sommes responsables que dans la mesure où nous nous rendons compte des conséquences de nos actes, non seulement des conséquences matérielles, mais aussi, ce dont il est plus difficile de se rendre compte, des répercussions morales et affectives. Donc savoir, en augmentant nos capacités, élargit notre responsabilité.

D’autre part l’exercice intellectuel renforce l’intelligence. Un cerveau plus développé donne à l’individu plus de pouvoir pour maîtriser les impulsions, c’est-à-dire lui donne le temps de comparer et de choisir. Celui qui se laisse aller à ses impulsions, sans prendre la peine de réfléchir, n’est qu’un esclave ; il obéit à un déterminisme grossier et automatique. A l’encontre de ces anarchistes par trop simplistes qui, il y a quelque trente ans, s’imaginaient que « vivre sa vie » — formule sommaire, variable selon la conception de la vie et faisant dépendre celle-ci, en définitive, ou des instincts ou de la fantaisie — était une formule de libération, les hommes vraiment affranchis ont plus d’ambition, ils prétendent réagir contre leur propre automatisme, ils se sentent capables de réagir aussi contre l’éducation reçue et contre le milieu, ils savent pourtant qu’ils ne sont pas libres au sens métaphysique du mot et qu’ils ne peuvent s’évader hors de la mêlée, mais ils s’efforcent d’accéder à un déterminisme plus conscient et plus affiné, et par conséquent plus varié, plus étendu.

L’intelligence augmente la liberté, une liberté toute relative. Mais cette liberté se heurte à celle d’autrui et à l’organisation sociale. Que fera l’homme intelligent ? Sera-t-il le contempteur des lois et de l’opinion, ou bien vivra-t-il dans un conformisme commode et de tout repos ? Sera-t-il bienveillant et généreux à l’égard de ses semblables, ou bien sera-t-il âpre en affaires et ira-t-il jusqu’à pratiquer l’escroquerie ? L’intelligence ouvre toutes ces voies.

Si l’on met à part l’influence de l’éducation et du milieu, l’orientation dépend plutôt de l’affectivité. L’égoïste, c’est-à-dire celui dont l’affectivité est peu développée, met son intelligence au service de ses appétits et ne s’inquiète guère d’autrui. Il s’inquiète seulement des conséquences dommageahles pour lui-même, il se gare des réactions des autres, s’ils sont plus puissants que lui, et des sanctions légales. Il pratique au besoin un conformisme religieux et nationaliste qui le range parmi les gens bien-pensants et le met à l’abri des suspicions policières.

C’est à l’égard du plus grand nombre de ces gens-là que les sanctions légales sont utiles dans le système social actuel, où le mercantilisme a hesoin d’être endigué. Elles les obligent à rester dans certaines limites, dans les limites du code. Elles ne sauraient sans doute les empêcher d’exploiter les faibles, mais elles s’opposent à la pratique habituelle et constante de l’escroquerie avérée. Pourtant dans la catégorie des escrocs elles ne peuvent pas atteindre les plus habiles et les plus chançards, comme les spéculateurs à la façon d’Ivar Kreuger. Les plus intelligents des égoïstes se gardent bien d’ailleurs de se risquer dans des aventures mesquines. Les grands ambitieux par exemple, si égoïstes, si avides, si orgueilleux qu’ils soient, savent pratiquer une affabilité de politesse, simuler le désintéressement pour les jouissances matérielles, mépriser hochets et décorations, mais n’hésitent pas à sacrifier l’amitié et l’affection à leur arrivisme et à leur désir de domination ; leur politique ne s’embarrasse d’aucun scrupule.

Quant à ceux des égoïstes, qui ne sont pourvus que d’une intelligence débile ou médiocre, ils sont les esclaves de leurs appétits immédiats. Mais ils se heurtent à chaque instant à autrui qu’ils finissent par considérer comme leur ennemi, un ennemi à qui ils ont de la joie à causer dommage et souffrance. Cependant on peut en dresser un certain nombre, grâce à une éducation stricte, qui comporte des punitions et qui les habitue à la responsabilité de leurs actes. Il n’y a qu’à observer ce que deviennent les enfants gâtés, à qui on passe tous les caprices. Ceux qui sont doués de quelque affectivité s’adaptent, après quelques heurts, à la vie sociale. Les égoïstes deviennent des adultes autoritaires, insupportables et sans scrupules.

L’avidité peut avoir pour but, soit les jouissances immédiates, soit le désir d’ostentation (vanité), soit celui de domination. C’est l’égoïsme, c’est-à-dire le manque d’affectivité et le mépris d’autrui, qui fait glisser l’avidité vers la délinquance. Il faut y ajouter souvent la paresse, le dégoût de l’effort, le désir de la vie facile, ce qui est une des causes de la glissade à la prostitution ou bien de nombre de délits commis par des fils de famille. Ne parlons pas maintenant des pauvres diables, qui sans doute peuvent être, eux aussi, égoïstes, avides, paresseux, mais pour qui la misère et l’inégalité sociale sont les causes principales de délinquance — comme c’est aussi le cas pour la prostitution. En dehors des causes économiques, c’est en fait l’égoïsme qui favorise les impulsions anti-sociales, surtout lorsqu’il n’est pas accompagné d’une intelligence développée.

Les cas sont d’ailleurs plus complexes. Si l’intelligence varie avec chaque individu, l’égoïsme peut varier aussi. Il n’y a pas d’égoïsme en soi. Les gens sont tous plus ou moins pourvus d’affectivité, mais à des stades de développement divers. D’autre part l’affectivité peut être limitée à une femme, à la famille, à un ami. Enfin l’avidité n’est d’ordinaire orientée que vers tel ou tel appétit ou telle ambition ; l’égoïsme se trouve renforcé au point de devenir féroce en ce domaine, tandis que l’individu est à peu près indifférent sur tout le reste.

En tout cas les chances de délinquance augmentent avec la diminution de l’affectivité générale. Les individus sans aucune affectivité et à intelligence plus ou moins débile (ce qui n’exclut pas la ruse) sont des êtres tout-à-fait anti-sociaux et inéducables. Ce sont les véritables pervers. On ne peut s’en garer qu’en les enfermant dans les asiles pour insanité mentale.

L’affectivité diminue ou disparaît, et l’intelligence subit des éclipses dans un certain nombre de cas, surtout dans l’alcoolisme qui supprime le contrôle, tout au moins les hésitations, et laisse les impulsions brutales se donner libre cours. L’individu en état d’ivresse n’est vraiment plus responsable, et il n’est pas toujours capable de résister à sa passion, mais la collectivité a le droit de le traiter comme un être dangereux, comme un fou à accès intermittents.

D’autres causes que le manque d’affectivité peuvent intervenir dans la délinquence : par exemple, la tendance à l’imagination qu’on rencontre normalement chez les enfants et chez les primitifs, et qui les conduit à des affabulations que les adultes et les civilisés considèrent comme des mensonges. Les mythomanes, restés à ce stade de développement psychique, ont presque toujours une vanité démesurée ; ils se font passer pour les fils ou les parents de personnages importants ou pour ces personnages eux-mêmes, et sans doute finissent-ils par le croire, promettent aux gens leur protection et d’ailleurs monts et merveilles, s’aperçoivent qu’il leur est facile de soutirer ainsi l’argent nécessaire à tenir leur rôle et glissent peu à peu à la pratique de l’escroquerie. Il y a d’autres variétés de mythomanes, beaucoup de joueurs le sont peu ou prou, et la passion du jeu explique nombre de vols et d’indélicatesses.

Parmi les autres impulsions le désir sexuel est souvent assez fort pour obnubiler l’intelligence et déformer l’affectivité. Sa puissance est peut-être davantage prédominante chez les civilisés bien nourris que chez les sauvages, les primitifs ou les misérables pour qui le problème alimentaire a certainement plus d’intérêt. L’érotisme a quelquefois une puissance telle qu’on ne peut le refouler, et l’école freudienne en a fait, avec exagération, le facteur principal du comportement des hommes et de ses déviations.

L’impulsion sexuelle paraît être la cause directe des crimes passionnels, qui ont pour caractéristique d’être commis par des individus émotifs, mais non délirants, et agissant sans préméditation. Même avec les idées actuelles sur le rôle de la justice, on comprend que le jury absolve ces meurtriers qui restent consternés de n’avoir pu réfréner sur le coup leur colère subite et d’avoir cédé, peut-on dire, à un accès de folie passagère. Ces gens-là ne récidivent pas. A quoi donc servirait un châtiment ? Même pas à faire réfléchir un passionnel se trouvant dans le même cas.

Mais y a-t-il beaucoup de passionnels purs ? A la vérité ils sont très rares. En examinant bien, on s’aperçoit que de la plupart des homicides classés dans cette catégorie le véritable mobile est non pas l’amour, mais l’amour-propre. Sentiment d’infériorité intolérable, orgueil froissé et peur du ridicule vis-à-vis de l’opinion d’autrui, et quelquefois question d’intérêt, voilà ce qu’on trouve, et aussi la préméditation, ce qui prouve qu’il y a eu temps pour la réflexion, même pour le calcul et qu’il y a responsabilité — responsabilité atténuée d’après les préjugés actuels sur le droit de propriété sexuelle.

L’amour-propre a une très grande influence sur le comportement des hommes, et qui l’emporte même sur celle de l’intérêt, quoi qu’en pensent les marxistes. Il intervient donc fréquemment dans la genèse de toute espèce de délit. Le désir de vengeance, hypertrophié chez les populations arriérées, est la conséquence d’une vanité qui masque une véritable infériorité mentale, soit individuelle, soit collective. Dans certaines peuplades ou clans l’individu est responsable de son honneur et de celui de sa famille, et si cet honneur est offensé il doit en tirer vengeance. Les hommes sont obligés ou se croient obligés de se conformer à l’opinion publique.

Nous avons dit plus haut que dans les tribus primitives le contrôle exercé sur les défaillances de l’individu était terrible et sans pitié. C’est ce contrôle incessant qui a créé peu à peu dans le cerveau humain l’amour-propre, sorte de sensibilisation à l’égard de l’opinion d’autrui. Ce sentiment met en garde l’individu contre les défaillances et lui permet d’éviter les sanctions et les occasions d’humiliation. Il est le fondement de la morale et du sentiment de responsabilité.

Il maintient les gens dans « le droit chemin » sans doute avec plus d’efficacité que la loi. Mais si l’individu n’a d’autre frein moral que le simple amour-propre vis-à-vis d’autrui, il ne restera dans « le droit chemin », il ne respectera les règles de la morale de confiance que s’il est sous la surveillance de l’opinion publique, s’il vit dans un milieu où il est connu. Tandis que s’il mène dans une grande ville une existence ignorée ou s’il voyage à l’étranger, il y a des chances pour qu’il en prenne plus à son aise avec la morale de confiance (ne serait-ce par exemple qu’au point de vue sexuel). Le conformisme social n’est souvent que pure hypocrisie. Il suffit de garder les apparences et de ne pas être pris sur le fait. Il suffit aussi d’être assez riche ou assez puissant pour n’avoir pas à craindre l’opinion publique et même pour l’avoir pour soi, surtout si l’on respecte les préjugés dominants (religion, patrie, etc.).

Toutefois, au cours des âges, l’amour-propre s’est affiné et s’est transformé peu à peu en un sentiment plus profond. Au lieu de n’exister que vis-à-vis d’autrui, l’amour-propre est ressenti vis-à-vis de soi-même. C’est l’apparition de la conscience morale. Sans doute pas chez tous les hommes, tout au moins pas au même degré. Mais ceux qui ont vraiment le sentiment intime de leur responsabilité, prennent soin de contrôler leurs actes, car la mauvaise opinion qu’ils pourraient avoir d’eux-mêmes leur serait insupportable, fût-ce pour un acte ignoré de tous. Leur propre satisfaction leur donne plus de plaisir que l’approbation publique.

La conscience morale n’est autre chose qu’un goût, l’orientation affinée d’un plaisir sentimental, de même que les goûts sensuels ou intellectuels sont une orientation affinée de nos besoins ou de nos curiosités. Ne pas confondre les humains qui sont consciencieux par devoir (stoïciens ou puritains) et ceux qui le sont par goût (épicuriens ou anarchistes). Les premiers ont été dressés à faire leur examen de conscience pour obéir à une règle morale (extérieure à eux). Pour les seconds la conscience morale fait partie de leur affectivité profonde, et elle est non pas un devoir, mais un plaisir.

L’homme pourvu de conscience saura réfréner ses impulsions pour ne pas créer de souffrance. Il n’a pas besoin de gendarme pour rester dans « le droit chemin ». Mais son droit chemin n’est peut-être pas toujours celui du conformisme légal. Un individu affranchi, s’il est capable de se critiquer lui-même, prendra le droit de faire la critique de l’opinion publique et du conformisme. Ne supportant pas de pratiquer lui-même l’injustice, il n’acceptera pas que la société la pratique. Il ne sera donc pas forcément un bon citoyen.

D’abord il y aura souvent heurt entre sa conscience et le conformisme de l’opinion. L’opinion publique est traditionnaliste, elle a le respect des rites, de l’ordre établi, des hiérarchies. Elle est la gardienne des préjugés. Elle sait ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. Elle se confond avec le conformisme des gens bien-pensants. Elle fait obstacle au progrès qui, lui, est individuel. Elle n’accepte les idées nouvelles qu’avec lenteur et après avoir persécuté les novateurs. Souvenons-nous du conformisme religieux et du conformisme sexuel et, comme simple exemple, de l’excommunication qui frappait férocement, il n’y a pas bien longtemps, les filles-mères, lesquelles d’ailleurs sont encore aujourd’hui en situation d’infériorité sociale.

Prenons ensuite la position de l’homme affranchi, ne dépendant que de sa conscience, vis-à-vis de l’organisation sociale. Il s’aperçoit que cette organisation donne force légale au conformisme de l’opinion. En France autrefois, et dans beaucoup de pays actuellement, elle condamne le sacrilège. Dans certains États des États-Unis des professeurs ont été poursuivis pour avoir enseigné le darwinisme. Dans l’Afrique du Sud un autre fut condamné par l’Eglise hollandaise pour avoir supposé que le récit d’Adam et d’Ève dans la Genèse était une allégorie inspirée ; il eut tout juste la chance d’être acquitté par la Cour Suprême du Cap en janvier 1931. Nous avons, en France, le sacrilège patriotique. Nous avons aussi le sacrilège sexuel : la propagande anti-conceptionnelle est sévèrement poursuivie, tout ce qui touche à cette question est tabou.

D’autre part, du fait de ses règlements accumulés, l’État a multiplié les contraventions, les condamnations à la prison, les souffrances matérielles et morales infligées au délinquant et par conséquent à sa famille. Exemples : la prohibition aux États-Unis, le régime douanier en tout pays et la répression de la contrebande, les règlements de police vexatoires à l’égard des prostituées, des forains, des étrangers, etc. Toutes les lois, et on en crée tous les jours, entraînent des punitions.

Enfin, l’organisation sociale est fondée sur l’inégalité et l’injustice. Il n’y a jamais eu d’égalité entre patriciens et plébéiens, noble et vilains, roi et sujets, maîtres et esclaves, riches et pauvres, patrons et ouvriers. Impôts, toujours retombant en dernière analyse sur le travail des pauvres diables, corvées, exactions, exploitation des travailleurs, misère. La plus grande somme des délits est due à l’inégalité sociale.

La société mercantile actuelle donne le spectacle d’une lutte âpre et souvent sans scrupules : d’un côté lutte pour l’existence tout court, de l’autre lutte pour l’argent et les jouissances. Dans le premier cas, insécurité matérielle se traduisant par les crises de chômage ; ignorance, alcoolisme et ses impulsions aveugles et brutales dans les milieux les plus misérables ; convoitises dues au manque des choses nécessaires à l’existence ; déséquilibre familial et incertitude sexuelle provenant de l’incertitude du lendemain, etc. Dans le second cas démoralisation, dès l’enfance, causée par la mentalité mercantile, tentations suscitées par un luxe insolent et le spectacle d’une vie facile (ciné), rôle corrupteur de l’argent, pratique courante de la réclame, du bluff, de la tromperie et de la ruse, etc. Où est la responsabilité des individus dans un milieu où il faut « se débrouiller » aux dépens d’autrui ? En particulier, où est celle des pauvres diables réduits à une situation précaire ?

Pour maintenir, coûte que coûte, les gens dans les limites du code, que fait la Justice officielle ? Elle se sert toujours des moyens de répression traditionnelle. Elle punit, elle exerce, comme les primitifs autrefois, le droit de vengeance, elle distribue de la souffrance. Nous avons dit plus haut que dans la société mercantile actuelle, où les appétits des égoïstes sont déchaînés contre autrui, l’intimidation est nécessaire pour les réfréner en partie. Et c’est la faute de la société que d’être obligée de protéger l’ordre, le sien, par de tels procédés. En outre, une personne bien équilibrée préfèrera se conformer à des règlements tracassiers et imbéciles (octroi, etc.), que de s’exposer à une punition, fût-ce à de simples désagréments. La société défend son ordre, c’est entendu, mais distribuer des souffrances infamantes augmente la délinquance sans résultats tangibles. La peur de la guillotine ne suffit pas à retenir le bras des assassins. À ce point de vue, la justice du moyen-âge avec la torture aurait dû être beaucoup plus efficace que la Justice actuelle. Or, l’assassin, qui est le plus souvent un arriéré mental, ne suppose jamais qu’il sera pris. Le voleur non plus.

On ne peut pas prétendre que la prison soit un moyen de rénovation morale, quoique des œuvres aient été créées afin de relever la conscience des détenus et leur rendre le sentiment de la responsabilité. Prêches et sermons, même avec le plus sincère apitoiement, ne peuvent avoir d’autre résultat que de développer l’hypocrisie. Le condamné, en simulant le repentir, a quelque espoir d’obtenir une réduction de peine et, au pisaller, de menues faveurs. A la vérité la prison est un pourrissoir. Celui qui est emprisonné une première fois, après avoir commis un délit occasionnellement, peut sur le coup éprouver un sentiment de déchéance et croire sincèrement qu’il a mal fait. Mis en compagnie de chevaux de retour, il se trouve dans un milieu où le vol, l’escroquerie, l’abus de confiance n’impliquent aucune honte, aucune humiliation. Il apprend que ce qu’il a fait n’est pas considéré comme une défaillance répréhensible, que cela fait partie des moyens naturels de se débrouiller, qu’il comporte même sa part de gloire ! Son tort est de s’être laissé prendre. Or, c’est l’opinion publique d’un milieu donné qui est le fondement de la morale de ce milieu. Le nouveau venu retrouve un sentiment d’équilibre. Au lieu du sentiment de responsabilité à l’égard d’une vague humanité, il s’initie à une solidarité et à une responsabilité, limitées, comme chez les primitifs, au cercle des copains, aux camarades d’un clan ou d’une bande. Il accepte avec d’autant plus de facilité l’opinion et la morale du nouveau milieu qu’il se sent rejeté du cercle des « honnêtes gens » par la tare infamante qui le marque pour toute la vie. C’est à ce point de vue que la prison est un pourrissoir, parce qu’elle entraîne les nouveaux venus vers la morale des délinquants d’habitude.

A plus forte raison ces remarques s’appliquent aux maisons de correction et de réforme morale qui mêlent quelques adolescents naïfs et influençables à d’autres malheureux, pervers ou pervertis, immoraux par débilité mentale et par éducation.

Pour que la responsabilité devînt générale entre les hommes, il faudrait que la solidarité fût, elle aussi, générale. Pour que la confiance régnât dans les rapports sociaux, il faudrait qu’il n’y eût plus d’inégalité sociale, cette inégalité dûe autrefois à la naissance, aujourd’hui à l’accaparement des richesses, et qui a pour fonction l’exploitation de la plus grande partie de la population au profit d’un certain nombre de privilégiés détenant les moyens de puissance. La société est divisée en classes antagonistes : d’un côté ceux qui travaillent pour vivre mal, dont les uns sont soumis, les autres se sentent lésés et protestent, d’autres enfin, envieux, cherchent par tous les moyens, licites ou non, à s’introduire dans les milieux de luxe ; de l’autre côté « les gens bien », ceux qui vivent aux dépens du travail d’autrui, les uns directement par une exploitation féroce ou exacte, les autres sans s’en rendre compte, les uns et les autres indifférents, méprisants ou montrant un apitoiement humiliant à l’égard des gens du commun, sans culture, sans manières, sans éducation. Où est la responsabilité de chaque individu ? Elle se confond avec celle de l’organisation sociale.

Entre ces classes en antagonisme permanent éclatent des conflits périodiques, le plus souvent aujourd’hui sous forme de grèves. Sans celles-ci il n’y aurait jamais eu de relèvement de salaire ni des conditions du travail. Elles ont dû être reconnues par la loi sous la poussée populaire, ce qui n’empêche que les grévistes sont encore traités et poursuivis comme des malfaiteurs. Les conflits sociaux ont ressuscité les délits d’opinion. On n’a pas le droit de toucher à l’ordre établi. Une simple déclaration anti-militariste suffit à entraîner une condamnation féroce.

Non, l’homme affranchi, celui qui ne dépend que de sa conscience, ne peut pas vivre en accord ni en paix avec la société actuelle. Il ne peut pas se contenter de ne pas créer de souffrance autour de lui. Il doit entrer dans la mêlée pour aider à créer un régime de justice et d’entr’aide. Celui qui n’agit pas, tout au moins par son influence morale, par ses propos et ses critiques, celui qui reste, dédaigneux et égoïste, dans sa tour d’ivoire, se rend complice et responsable des iniquités sociales.

Peut-on supposer qu’avec l’effort commun l’humanité arrivera à une organisation sociale où règnera une morale sans obligation ni sanction, fondée sur la confiance réciproque, où chacun prendra sa responsabilité en lui-même ? Il est certain qu’il y aura toujours des impulsions non réfrénées, surtout dans le domaine sexuel, des amours-propres exacerbés, c’est-à-dire des vanités, etc. Il est probable que dans une société où les conflits d’intérêt auraient en grande partie disparu, et sans doute y en aura-t-il encore, les conflits d’amour-propre seront les plus nombreux.

Le sentiment de responsabilité aura encore assez souvent des défaillances. En supposant que le monde futur soit composé, en général, d’individus ayant une intelligence et une conscience plus développées qu’aujourd’hui, il n’y en aura pas moins des divergences entre les hommes avec des intelligences et des consciences à des degrés divers de développement, avec des caractères différents, avec des réactions différentes. Tous n’arriveront jamais au même affinement dans le sentiment de responsabilité. Et l’amour-propre vis-à-vis d’autrui prendra encore souvent le dessus sur l’amour-propre vis-à-vis de soi.

On peut supposer que les conflits d’intérêt, les torts et les dédommagements seront réglés par des commissions techniques d’arbitrage et que les individus de mauvaise foi, mieux connus à l’intérieur des associations, seront devant la réprobation publique et l’antipathie générale obligés de changer de milieu, que les actes anti-sociaux (conflits sexuels, violences, déséquilibres divers, accès alcooliques, etc.) seront envoyés à une commission médicale, etc.

Il y aura toujours une société, des organismes de production et de répartition (communes agricoles ou industrielles), des associations de tout genre, des fédérations multiples. La responsabilité vis-à-vis de la collectivité existera toujours, mais elle ne donnera plus lieu à des peines infamantes. Tout devrait se réduire au dédommagement, tout au moins partiel, du tort causé, sous la garantie d’un arbitrage, et au traitement médical des individus dangereux. Encore ceux-ci devraient-ils avoir pour se défendre contre des abus possibles, l’assistance de psychiatres indépendants, remplaçant les avocats d’aujourd’hui.

Enfin, on aurait sans doute, davantage que maintenant, la préoccupation de l’hygiène et de la santé publiques. On s’intéresserait davantage à l’éducation rationnelle de l’enfant respectant son développement psychologique, sans le bourrage de crâne, destiné à l’amener au conformisme. On s’inquiéterait du dépistage précoce de tous les arriérés, afin de leur donner une éducation spéciale, continuée, en cas de besoin, par une protection médicale au cours de leur existence.

Et puis, quoi qu’il arrive, il y aura toujours une opinion publique sans doute mieux éclairée, plus libérale évoluant plus facilement. Quel est le surhomme, doué du sentiment de la responsabilité le plus affiné et de quelque intelligence, qui aurait l’orgueil de prétendre pouvoir se conduire à l’égard d’autrui sans provoquer un jugement populaire parfois plus équitable que le sien ? La réaction réciproque des uns sur les autres est la garantie de la responsabilité sociale. L’équilibre de la morale, toujours instable, est la résultante de l’influence de l’opinion publique, soutien de la coutume, et de la réaction de chaque individu, défendant sa personnalité et son indépendance. — M. Pierrot.

RESPONSABILITÉ. La responsabilité, dit le dictionnaire, c’est l’obligation de répondre de ses actes, de ceux des autres ou d’une chose confiée. Cette définition est exacte, à mon avis. Je la fais donc mienne. La responsabilité est inséparable de l’acte lui-même. Elle implique nécessairement la liberté, en même temps qu’elle détermine celle-ci. Elle peut se présenter sous deux formes : individuelle et collective. La responsabilité individuelle oblige à répondre uniquement de ses actes ou d’une chose confiée à la personne même. La responsabilité collective fait obligation de répondre non seulement de ses propres actes, mais encore de ceux d’autrui, s’il s’agit d’actes délibérés, acceptés et décidés par un groupe d’individus associés, sous une forme ou sous une autre, pour accomplir une tâche commune, pour atteindre un but commun. Dans ce cas, la chose confiée, engage la responsabilité de tous. Cette chose confiée peut être : le secret de délibérations, de décisions ou d’actes qui doivent être préparés et exécutés par les associés ou certains d’entre eux, choisis par l’ensemble. Chacun et tous sont donc, en ce cas, responsables, à la fois individuellement et collectivement, et leur liberté est déterminée par ce double caractère de la responsabilité.

Ces prémices formulées, il importe, maintenant, d’examiner les deux aspects de la responsabilité.

I. — La responsabilité individuelle. — À mon avis, l’obligation qui consiste à répondre de ses actes ou de la chose confiée personnellement, ne peut être éludée par aucun individu en possession de ses facultés mentales. Cependant, plusieurs conceptions peuvent se faire jour :

a) Celle des individualistes, adversaires de toute forme d’association ; b) celle des individualistes partisans de l’association libre et momentanée, mais hostiles à l’organisation sous toutes ses formes ; c) Celle des partisans de l’organisation méthodique et durable.

a) Convaincus qu’ils se suffisent à eux-mêmes, les individualistes non-associationnistes — de moins en moins nombreux, il faut le dire — sont partisans de la liberté, sans limite, ni contrôle. Ne voulant rien avoir de commun avec le milieu, avec la société, ils n’entendent être responsables de leurs actes que vis-à-vis d’eux-mêmes et n’avoir d’obligation envers quiconque.

Cette conception est apparemment logique. Elle serait soutenable si ces individualistes pouvaient vivre en marge, s’ils n’étaient pas obligés de recevoir des services de la société et, en échange, de lui en rendre. Elle serait juste et inattaquable, s’ils considéraient que leur liberté finit au moment où leurs actes commencent à porter atteinte à la liberté des autres. Mais comme ces « individualistes » prétendent exercer leur liberté, toute leur liberté, sans se préoccuper en quoi que ce soit de la restriction apportée à celle des autres ; comme ils entendent « prendre » le plus possible à la société et ne rien lui donner, en échange, je déclare qu’une telle conception de la responsabilité est insoutenable. Elle ne peut être que celle d’ « anormaux » qui n’acceptent aucune responsabilité et, en fait, sont irresponsables.

b.) Il en est autrement des anarchistes individualistes, de tendance associationniste. Ceux-ci considèrent qu’ils ne peuvent vivre que par un échange de services entre certains hommes et eux. S’ils limitent cet échange de services ; s’ils refusent, en général, de l’étendre à la société tout entière, ils conçoivent parfaitement qu’ils ne peuvent recevoir sans donner loyalement. D’une manière générale, ils respectent le contrat, écrit ou non, qui les lie à leurs associés d’un moment. Acceptant le principe de la réciprocité, ils s’interdisent — ou doivent s’interdire — de porter atteinte à la liberté de leurs associés et se considèrent responsables devant ceux-ci des obligations librement souscrites.

Ceci prouve qu’ils ont le sens de la responsabilité individuelle et un certain sens de la responsabilité collective. Toutefois, leur conception de la responsabilité : individuelle et collective, ne dépasse pas le cercle de leurs associés directs et momentanés ; ils ne se reconnaissent, en fait, aucune obligation envers les autres hommes et, moins encore, envers la société elle-même. Cette conception de la responsabilité restera donc insoutenable, aussi longtemps que le développement et l’évolution des individus, de tous les individus, ne permettront pas à l’Anarchie de devenir, partout et pour tous, une réalité. Pour que cette réalité soit enfin, il faut que les individualistes-associationnistes comprennent qu’ils doivent étendre le champ de leur association, que leur liaison avec le milieu social doit être plus complète ; que, pour réaliser ce qu’ils appellent leur revendication, il faut qu’ils cessent de proclamer que l’affranchissement de l’homme dépend uniquement de son évolution ; qu’ils admettent que cette évolution est contrariée, entravée, rendue impossible par le système capitaliste et qu’ils admettent aussi qu’il faudra au préalable, détruire ce système ; cet obstacle qui leur barre la route vers le sommet qui nous est commun, comme point d’arrivée. Lorsqu’ils auront compris tout cela, ils côtoieront la vérité. Ce temps ne paraît, malheureusement, pas prêt d’être révolu pour eux. En ce qui concerne la chose confiée, leur conception de la responsabilité est absolument identique. Ils ne se reconnaissent d’obligation de répondre de leurs actes qu’envers leurs associés momentanés. Ils sont, sur ce point, logiques avec eux-mêmes.


II. — La responsabilité individuelle. — Arrivons-en, maintenant. à la conception que professent, en matière de responsabilité individuelle, les partisans du groupement, de l’organisation, du milieu social nécessaire.

c.) Chez eux, le sens de l’obligation de répondre de ses actes et de la chose confiée, prend une signification toute différente de celles que je viens d’exposer. Considérant que la coexistence de l’individu et de la société est une nécessité indéniable, dont le fait est d’ailleurs antérieur à leur propre existence, les partisans du groupement affirment qu’il devrait y avoir solidarité complète entre tous les humains, sans distinction de race, de couleur, de lieu d’habitation. Ils constatent que cette solidarité est rendue impossible par une certaine catégorie d’individus, dont le nombre est infime et la puissance très grande. Et, convaincus que cette solidarité, cariatide sociale de l’avenir, ne pourra être pleinement réalisée que par la disparition de l’obstacle qui est au travers de leur route depuis des siècles, ils unissent leurs efforts pour détruire cette entrave à leurs désirs. Ils étendent donc le principe de la responsabilité individuelle, l’obligation de répondre de leurs actes et de la chose confiée à toute une catégorie d’hommes : à ceux qui partagent leurs conceptions et poursuivent le même but.

Liés à ceux-ci par une concordance d’intérêts de toutes sortes, ils considèrent qu’ils sont responsables devant eux dans tous les actes de leur vie ayant un caractère social, actes dont les conséquences, bonnes ou mauvaises, peuvent influer sur les conditions d’existence, de sécurité, de bien-être de leurs semblables. Ils savent qu’un acte commis à Paris, par exemple, par un individu, peut avoir sa répercussion à New York, à Pékin ou à Valparaiso. Ils se garderont donc de l’accomplir si, par sa portée et ses conséquences, il peut créer une situation fâcheuse, difficile, grave pour leurs camarades qui habitent à des milliers de lieues de Paris.

Pour prendre un exemple moins lointain, plus précis, plus accessible, plus compréhensible et, par conséquent, plus probant, examinons le fait suivant : les ouvriers d’une firme métallurgique ayant son siège à Paris et des usines à Belfort, Perpignan, Nice, Brest et Dunkerque, sont en grève à Belfort, pour une question de salaire et de durée du travail. Il est tout à fait évident que tous les ouvriers de cette firme, où qu’ils travaillent, ont le plus grand intérêt commun à ce que leurs camarades de Belfort triomphent. Ils ont, les uns vis-à-vis des autres, des obligations certaines. Que l’un des centres affiliés travaille pour exécuter les commandes qui font l’objet du litige à Belfort, les grévistes de cette localité seront battus, parce que la solidarité de l’ensemble des travailleurs de la firme leur aura fait défaut. Et, tout naturellement, leur défaite sera aussi, même avant la lettre, celle des ouvriers des autres centres.

Dans ce cas, ce n’est pas seulement la responsabilité collective des syndicats qui sera en jeu, mais encore et surtout, la responsabilité individuelle de chaque ouvrier qui devra répondre de ses actes devant chacun et tous les autres travailleurs de la firme.

On peut multiplier les exemples à l’infini, prendre encore celui-ci, si on veut : il y a menaces de guerre très graves entre la France et l’Allemagne, le moindre incident de frontière peut déclencher le conflit. Il suffit que deux sentinelles échangent des coups de feu, que deux douaniers se disputent, qu’un ressortissant français pénètre en Allemagne, ou vice-versa, qu’un avion survole la zone frontière pour que la poudre parle. J’entends bien que ce ne sera que le prétexte, que l’occasion choisie : attendue ou cherchée, pour déclencher la conflagration ; mais tout de même, si cet incident ne s’était pas produit, si le soldat, le douanier, l’aviateur avaient eu le sens de la responsabilité individuelle, s’ils avaient, avant d’agir, mesuré la portée et les conséquences de leurs actes, le prétexte n’eût pas té fourni, l’occasion n’eût pas été donnée et les dirigeants, fauteurs de guerre, eussent été dans l’obligation de chercher autre chose… qu’ils n’auraient peut-être pu trouver au moment propice. Voilà encore un aspect de la responsabilité individuelle qui oblige un homme à répondre de ses actes devant deux collectivités d’individus, situées : l’une en Allemagne et l’autre en France.

Admettons maintenant que l’incident ait produit les conséquences attendues, que la guerre apparaisse inévitable et proche. La situation sera-t-elle la même, selon qu’on acceptera la guerre ou qu’on se dressera contre elle. Affaire de responsabilité collective, me répondra-t-on ? Affaire surtout de responsabilité individuelle, répondrai-je

La résistance, la lutte pour la paix, l’utilisation psychologique des événements pour tenter une révolution sociale, dépendent d’abord et avant tout, de l’attitude que prendront ici et là les travailleurs, des moyens qu’ils mettront en œuvre, de la solidarité dont ils feront preuve des deux côtés de la frontière. Et cela est, nul ne peut le contester — et les anarchistes moins que les autres — un problème qui se posera devant la conscience de chaque individu, en Allemagne, comme en France. De même, chacun sait que l’action collective ne sera possible que si le nombre de ceux qui estimeront être personnellement responsables de leurs actes devant tous est assez grand, assez agissant, assez vigoureux dans l’emploi des moyens d’action Il est, je crois, inutile de pousser plus loin cette démonstration. La preuve parait apportée que chaque individu est responsable de ses actes, de la chose confiée : paix, succès, révolution, etc., devant tous ses semblables et, en premier lieu, devant tous ceux dont les intérêts de tous ordres sont identiques aux siens.

III. — La responsabilité collective. — Par les expo précédents, nous venons de démontrer qu’il y a trois grandes conceptions de la responsabilité individuelle. Il est aisé de conclure, dès maintenant, qu’il n’existe qu’une seule conception positive de la responsabilité collective.

Seuls, les individus qui acceptent la nécessité de l’organisation, c’est-à-dire tous les groupements à caractère communiste, qu’il s’agisse de la branche autoritaire ou de la branche libertaire, des centralistes ou des fédéralistes, doivent reconnaître comme leur le principe de la responsabilité collective et admettre celle-ci comme indispensable. L’obligation de répondre de ses actes, de ceux des autres, de la chose confiée, s’applique intégralement et avec autant de rigueur — davantage peut-être — aux groupements qu’aux individus, parce que leur responsabilité est plus grande encore au point de vue social.

En effet, cette responsabilité, qui s’étend de la décision aux conséquences de l’action, en passant par la préparation et l’action elle-même, engage le groupement tout entier vis-à-vis du reste des individus d’un pays et, souvent, de tous les pays.

Disons tout de suite qu’elle n’abolit en rien la responsabilité individuelle de tous les membres du groupement ; qu’il n’y a aucune opposition entre la responsabilité individuelle et la responsabilité collective. Elles se complètent et se confondent.

La responsabilité individuelle est la forme originelle de la responsabilité ; elle découle de la conscience elle-même. La responsabilité collective en est la forme sociale et finale. Elle élargit la responsabilité de l’individu à la collectivité : en l’étendant ainsi, selon le principe de la solidarité naturelle qui est, en même temps, une loi physique s’appliquant aussi bien aux composants sociaux qu’aux autres parties d’un corps quelconque animé ou inanimé, elle rend chaque individu responsable de ses actes devant la collectivité tout entière. Et, par réciprocité, par voie de contrôle, elle rend la collectivité responsable devant tous les individus. Comme le fédéralisme lui-même, dont elle est d’ailleurs l’un des principaux éléments, la responsabilité collective s’exerce dans deux sens : ascendant et descendant. Elle fait obligation à l’individu de répondre de ses actes devant le nombre et, à ce dernier, de répondre des siens devant l’individu.

On peut donc dire que les deux formes de la responsabilité se déterminent l’une, l’autre. La responsabilité collective consacre et précise la responsabilité individuelle. En fait, s’il réfléchit, s’il a le souci d’appliquer les principes qu’il défend, aucun communiste de tendance libertaire, anarchiste par conséquent, ne peut la lier et la rejeter. J’ajoute que s’il voulait être logique avec sa doctrine, aucun partisan de l’association, quelle que soit la nature de celle-ci, ne pourrait et ne devrait la combattre.

Ceci posé, voyons comment doit s’exercer la responsabilité collective. Prenons, par exemple, un groupement quelconque, qui a pris telle ou telle décision, après uns discussion libre entre ses membres ou leurs représentants mandatés et contrôlés. Que fera-t-il ? De toute évidence, il s’efforcera par tous les moyens en son pouvoir d’atteindre le but désigné. Cela veut dire qu’à partir de ce moment la discussion est close entre les membres du groupement ; que tous, conscients de leur responsabilité, partisans ou non de la décision prise et des mesures choisies, ont le devoir le plus strict de mettre tout en œuvre pour préparer et exécuter au mieux ce qui a été décidé.

Que l’accord ait été réalisé à l’unanimité ou à la majorité, tous ont, désormais, la même responsabilité dans la préparation, l’action et les conséquences de celle-ci. Aucun ne peut se dissocier ses autres, agir dans un sens différent ou contraire, porter atteinte à la souveraineté de la décision, prise librement, ne l’oublions pas. Par contre, si le déroulement des actions et des faits s’opérait en dehors du cadre des principes et si la décision était viciée dans sors application, tous auraient le droit, le devoir même, de s’insurger contre la déviation et de s’efforcer de ramener le groupement dans la ligne droite : celle de sa doctrine et de sa décision.

Mais, tant que l’action du groupement s’exercera dans le cadre des principes et de la décision, tous devront s’ingénier, par des initiatives intelligentes, toujours inspirées de l’intérêt commun, à atteindre le plus rapidement et le mieux possible le but visé. Il va donc de soi que tout participant, lié par une décision à caractère impératif, prise librement dans le cadre des principes et de la doctrine du groupement auquel il appartient, ne peut, à aucun moment, prendre la responsabilité d’une initiative, d’un acte de nature à compromettre le succès commun.

Une initiative, grave par les conséquences qu’elle comporte, par la responsabilité qu’encourt son auteur vis-à-vis du groupement et, parfois, de toute la collectivité, doit donc, au préalable, avant d’être exécutée, matérialisée par l’acte, recevoir l’approbation du groupement qui est responsable de l’action et de ses conséquences. Rejetée, elle ne doit pas être exécutée. Si l’individu a le moindre sens de la responsabilité individuelle et, « a fortiori », collective.

Une telle conception de la responsabilité collective ne vise, ni ne tend à brimer la liberté individuelle, inséparable de la responsabilité collective et vice-versa. Elle lui donne, au contraire, son véritable sens : le sens social. Seuls, des fous, des forcenés, des hommes ambitieux pour eux-mêmes au suprême degré : des César, des Napoléon, des « individualistes » farouches, peuvent s’élever contre une telle conception et la rejeter. En somme, on peut dire de la responsabilité, ce qu’on dit de la liberté, inséparables l’une de l’autre, je le répète. L’individu est responsable devant le groupement ; le groupement est responsable devant l’ensemble des groupements et tous les groupements sont responsables devant tous les individus.

Pour que la responsabilité ait ce caractère, il va de soi, bien entendu, que le contrôle permanent et sévère des actes de chacun et de tous doit s’exercer de façon constante.

Ainsi se déterminent l’une l’autre, et se complètent, les deux formes de la responsabilité : individuelle et collective.

IV. — La responsabilité professionnelle et sociale de l’Homme. — Après avoir étudié, défini et précisé les caractères de la responsabilité, tant au point de vue individuel que collectif, il me parait nécessaire d’examiner le problème sous sa forme professionnelle et sociale, et ce, dans le régime capitaliste et dans un régime transformé, conforme à mon idéal.

Dans le régime capitaliste. — Immédiatement, je remarque que cette responsabilité se présente sous un double aspect : la responsabilité de l’homme et celle de la fonction.

Ces deux formes de la responsabilité sont inséparables l’une de l’autre, la seconde est le prolongement, le complément de la première. En effet, la fonction est la consécration pratique de l’activité humaine. Et comme on ne peut juger la conscience de l’individu que sur les actes de la vie courante, on ne peut, raisonnablement séparer la fonction de l’individu et vice-versa.

Qu’il l’ait choisie ou non, qu’il la subisse ou qu’il l’accepte, un homme est responsable des actes qu’il accomplit dans l’exercice de sa fonction professionnelle. Il l’est doublement : au point de vue individuel et social, en raison des répercussions et des conséquences que ses actes peuvent avoir sur l’existence des autres hommes.

Peut-on admettre, par exemple, qu’un individu, dans l’exercice de sa profession, de son métier, porte atteinte sciemment à la vie, à la santé, à la sécurité de ses semblables ? Non ! Pour ma part, je n’admettrai jamais qu’un individu, exerçant tel ou tel métier accepte délibérément d’agir ainsi, sous le prétexte trop connu qu’il faut vivre et, pour cela, composer souvent avec sa conscience.

Je n’excuse ni le boulanger qui accepte d’utiliser des produits qu’il sait nocifs, dans la fabrication du pain ; ni le charcutier qui ne se refuse pas à employer des viandes avariées ; ni l’ouvrier qui construit un bâtiment avec de mauvais matériaux et qui s’écroulera sur le dos des occupants : ni le mécanicien qui consent à partir avec une machine avariée, qui met en péril la vie des voyageurs ; ni le cordonnier qui fabrique des chaussures avec semelles en carton ; ni le garçon de restaurant qui consent à servir aux clients une nourriture malsaine, tout cela sous le prétexte qu’il faut absolument vivre.

Je préfère leur dire qu’il n’est pas nécessaire que de tels individus vivent, qu’ils sont, à proprement parler, des dangers sociaux. Je les tiens pour responsables personnellement et professionnellement des actes condamnables qu’ils commettent en transigeant ainsi avec leur conscience. De même, sont grandement responsables ceux qui acceptent de travailler aux productions de guerre et le savent. Les uns et les autres devraient se refuser à travailler dans de telles conditions, pour de telles fins. En acceptant d’exercer ainsi leur profession, leur métier — ou un tel métier — les uns et les autres se font les complices de leurs adversaires de classe lesquels n’ont qu’un but : gagner de l’argent par tous les moyens, sans se soucier de la vie de leurs semblables.

J’admets parfaitement que dans la lutte constante qui oppose les classes ; on s’en prenne aux moyens de production qui ne sont, actuellement, que des instruments de profit et d’exploitation ; qu’on s’attaque au coffre-fort par les moyens les meilleurs, mais je n’accepte pas le sabotage des produits dont tous les individus — et les ouvriers les premiers — sont consommateurs. Un tel sabotage, une telle conception de l’exercice du métier, de la profession, ne peuvent être mis en pratique que par des consciences élastiques, des inconscients ou des irresponsables. Des hommes qui les accepteraient comme valables ne vaudraient pas mieux demain, dans une société transformée, à base égalitaire. Ils sont et ils resteraient des dangers sociaux.

Prenons un autre cas, pour montrer l’intérêt qu’il y a, pour la classe ouvrière à acquérir sans cesse davantage de connaissances et de conscience. Supposons que des ouvriers sont occupés à la construction d’un pont en ciment armé. Tout leur paraît normal : les matériaux sont de bonne qualité, le travail s’effectue, techniquement, dans d’excellentes conditions ; rien ne leur parait ni singulier, ni dangereux. Et, cependant, un beau jour, soit au cours des travaux, soit à l’usage, après achèvement, le pont, en s’écroulant, fait des victimes par centaines. Pourquoi ? Tout simplement parce que les calculs de résistance des matériaux étaient faux. Dans ce cas, les ouvriers qui ont construit cet ouvrage suivant des données précises fournies par les techniciens de l’Entreprise, qui ont, les premiers, risqué leur vie, pendant l’exécution du travail, sont-ils responsables, individuellement et collectivement de l’écroulement de l’ouvrage ?

Non, s’ils ignoraient que les calculs étaient faux, s’ils n’avaient aucun moyen de les vérifier.

Oui, s’ils étaient capables de procéder à cette vérification, s’ils ne se sont pas opposés à ce que la construction se poursuive, soit par l’action de leur syndicat, soit par leur action propre. En résumé, les hommes, même en régime capitaliste, n’ont pas le droit d’être défaillants devant les obligations des fonctions qu’ils ont acceptées de remplir. Quant aux organisations, il leur appartient de rompre le silence complice observé par certains de leurs membres ; de dénoncer les procédés coupables employés ou imposés par les profiteurs, de rappeler les ouvriers défaillants à leur devoir d’humains, de dégager la responsabilité de leur classe, de souligner et démontrer celle de l’adversaire.

Ceci exposé, je déclare hautement qu’en régime capitaliste la classe ouvrière n’a aucune autre responsabilité sociale. Le fait qu’une classe , commande et que l’autre exécute en conscience suffit à situer, d’une façon parfaite, la responsabilité et de celle-ci et de celle-là. Peut-on affirmer, par exemple, que dans la crise actuelle, qui est avant tout une crise d’organisation et de fonctionnement du régime capitaliste, le prolétariat — qui est tenu en tutelle, politiquement et en esclavage, économiquement — ait une responsabilité quelconque. Evidemment, non. Il est la victime de la crise. Il n’en est pas le responsable. Tout se fait en dehors de lui et contre lui ; il ne saurait donc, vis-à-vis de la société actuelle, encourir, et moins encore, endosser aucune responsabilité, à moins qu’il n’aide par son concours le capitalisme dans sa tâche, ce qui est, malheureusement, le cas pour une certaine partie de la classe ouvrière en ce moment. Mais le reste du prolétariat, ceux qui restent fidèles à leur idéal, n’ont aucune responsabilité dans tout ce qui arrive.

Leur responsabilité ? Elle se limite à n’avoir pas su trouver encore le moyen de se débarrasser du système qui les opprime et les broie ; elle consiste à trouver ce moyen le plus tôt possible. C’est tout et c’est assez. Cette responsabilité-là elle s’impose à tous les travailleurs comme un devoir impérieux ; mais elle ne s’étend pas plus loin. Elle se limite à ceux dont les aspirations sont communes, à ceux qui subissent. Que ceux qui commandent gardent la leur. Et que le prolétariat la leur laisse tout entière.


2. Dans un régime transformé à bases communistes-libertaires. — Il va sans dire que dans un tel régime, le problème de la responsabilité professionnelle et sociale de l’homme et des groupements prend un tout autre caractère ; Ayant détruit toutes les formes, tous les éléments d’oppression et d’exploitation et établi l’égalité sociale, l’individu accède de plain-pied à la complète responsabilité de tous ses actes. La nécessité pour lui d’assurer la pérennité du système qu’il aura édifié lui fera une obligation absolue d’accomplir l’acte de production avec la plus rigoureuse conscience. La malfaçon voulue, le sabotage du produit, la détérioration ou la mise hors d’usage de l’instrument de travail, constitueraient autant de crimes contre lui-même et envers ses semblables : ses associés. J’ose espérer que la conscience, désormais libre, parlera assez haut et assez clair chez chacun pour que de tels actes soient à jamais bannis ; que l’erreur, si acceptable qu’elle soit, si humaine qu’elle demeure, ne trouvera pas une audience indéfinie et qu’elle sera, au contraire, salutaire pour l’avenir.

Conclusion. — Si l’époque actuelle ne m’apparaissait pas aussi décisive pour la vie de l’espèce humaine, si nous n’étions pas, à la fin d’un stade de l’évolution des sociétés ; si une ère nouvelle n’était pas à la veille de naître, si le trouble n’était pas si grand chez la plupart des hommes ; si l’anxiété n’était pas au cœur des meilleurs : si on ne confondait trop souvent : la fiction avec la réalité ; le sophisme avec la vérité, l’accessible avec l’inaccessible, le sentiment avec la raison, l’érudition. avec le savoir, la négation avec le raisonnement, j’aurais borné là ma conclusion. Elle me paraîtrait, en d’autres temps, parfaitement suffisante. Mais nous vivons dans des conditions tellement extraordinaires ; les passions et l’incompréhension sont si grandes, le sens donné aux mêmes expressions et systèmes, si différent, qu’il me semble nécessaire de motiver cette conclusion, de la renforcer, si possible, de lui donner, sa plus grande puissance de persuasion.

Quand la peur des mots, la paresse de l’effort d’induction et de déduction sont si considérables qu’elles conduisent des hommes qui ont l’habitude du mouvement des idées, à nier des choses aussi évidentes que : la nécessité de défendre par les armes une révolution, l’existence de la période transitoire, l’indispensabilité de l’instrument d’échange et la valeur de la responsabilité collective, on ne saurait être trop précis et avoir peur de chasser l’erreur de ses derniers retranchements.

Je veux prouver ici, à ceux qui nient la valeur, l’existence même, de la responsabilité collective, — qui sont, d’ailleurs les mêmes que ceux qui n’admettent pas la période transitoire parce qu’elle les effraye ; qui se refusent à défendre la révolution par tous les moyens armés, parce qu’ils sont les adversaires des forces collectives armées ; qui se refusent à accepter l’instrument d’échange, parce qu’ils sont partisans de je ne sais quelle prise au tas — qu’ils doivent capituler devant la raison, jeter le masque de la paresse et de l’incompréhension ou cesser de s’affirmer révolutionnaires. Qui peut admettre, à notre époque, alors que de formidables collectivités d’intérêts se heurtent à travers le monde ; que de leurs chocs terribles résultent à tout instant des bouleversements énormes dans tous les domaines, bouleversements qui modifient parfois en un seul jour le sort de toute une industrie et celui des millions d’hommes qu’elle occupe ; que, d’un moment à l’autre, de leur heurt, sur tel ou tel point du globe, la guerre peut éclater ; que des réactions inévitables qu’elles provoquent chez le prolétariat, et du poids de leurs fautes, peut surgir une révolution d’ordre continental, oui, qui peut admettre que la responsabilité est exclusivement, strictement d’ordre individuel ?

Est-ce que tout ne prouve pas, au contraire, avec la plus évidente clarté, que dans ces chocs titaniques ce sont des collectivités volontairement disciplinées, n’ayant qu’une seule pensée, qu’un seul but, qui s’affronteront jusqu’à la destruction de leurs rivales ? Est-ce que le capitalisme tolère que l’une de ses forces rompe sa solidarité avec l’ensemble ? Est-ce que ceux de ses membres qui veulent passer outre aux décisions arrêtées ne sont pas immédiatement brisés, écrasés ? Est-ce que chez nos adversaires l’action de l’un d’eux n’est pas examinée par tous et jugée suivant sa valeur Est-ce qu’ils tolèrent des initiatives qui engageraient la responsabilité de l’ensemble et contrarieraient son succès ? Est-ce que, chez eux, chacun n’est pas responsable devant tous ? Et l’on voudrait que dans les tragiques circonstances actuelles, alors que la révolution frappe partout à la porte des peuples, apportant avec elle le message de l’avenir, nous en restions à cette conception étriquée du « chacun pour soi », responsable devant soi ; du « franc-tireur » romantique, empanaché, gai luron et sans cervelle.

Ces temps-là sont révolus ! Celui de l’organisation, méthodique et souple à la fois, possédant le maximum de force de contraction et de détente, agissant par tous ses éléments, en pleine cohésion, est venu. La victoire sera d’autant plus rapide et plus complète que les actes seront plus mûrement délibérés, plus sûrement accomplis, plus grandement exploités, mieux ordonnés et contrôlés. Est-ce que par hasard tout cela serait incompatible avec le communisme libertaire à bases fédéralistes ? Alors, qu’on nous le dise !

Pour ma part, je dis : non. C’est, au contraire, le fédéralisme libertaire en action, en pratique.

Liés, soudés, cimentés par le sentiment de la responsabilité collective, exerçant leur liberté dans le cadre qu’ils auront eux-mêmes tracé ; attachés à ne rien faire qui puisse faire échouer leur entreprise, les hommes qui seront imbus de cet esprit de sacrifice vaincront. Les autres, ceux qui se croiront le droit d’agir à leur guise, de violer les accords conclus ; d’accomplir quand ils le veulent, et comme ils le veulent, tel ou tel acte, sans se soucier de ses conséquences, seront vaincus et feront le lit de la dictature. Et, si par un hasard heureux, ils triomphaient, on peut assurer que sous une forme ou sous une autre, ils exerceraient eux-mêmes cette dictature.

Il faut, à tout prix, que ces deux choses — aussi mauvaises l’une que l’autre — soient évitées au prolétariat. Et celui-ci ne le peut, qu’en acceptant avec la conception de l’organisation, son corollaire inévitable : le principe de la responsabilité collective. Il a le devoir d’intégrer ce principe dans le corps de doctrine du communisme libertaire.

L’évolution des sociétés, dont la marche a été si précipitée depuis vingt ans, justifie et impose cette intégration. Il s’agit de l’appliquer sans attendre davantage. Le succès est à ce prix.

Une pensée neuve, a dit Boileau, « ce n’est point, comme se le persuadent les ignorants, une pensée que personne n’a jamais eue ni dû avoir, c’est, au contraire, une pensée qui a dû venir à tout le monde et que quelqu’un s’avise d’exprimer le premier ».

Je ne me flatte pas d’avoir, le premier, exprimé l’idée de la responsabilité collective, mais il est certain qu’elle préoccupe de nombreux esprits et qu’elle ne peut être niée. — P. Besnard.


REVANCHE n. f. (Étymologie re et venger. Action de rendre la pareille pour le mal qu’on a reçu (Littré). C’est le sens le plus courant du mot. (Signalons qu’on l’emploie quelquefois en bonne part pour reconnaissance ; et que, dans le jeu, il signifie la partie que joue le perdant pour se racheter. L’expression en revanche signifie : en compensation.) Le mot revanche est donc synonyme de vengeance. Duclos disait : « La vengeance n’est plus qu’une revanche ; on la prend comme un moyen de réussir, et pour l’avantage qui en résulte. » L’avantage qui en résulte, c’est d’abord de satisfaire l’instinct de violence (bébé est content lorsqu’on feint de battre la chaise contre laquelle il s’est cogné) ; c’est ensuite d’humilier autrui et, parfois, de profiter de l’occasion pour s’emparer de ses dépouilles ; c’est réussir, c’est s’imposer, c’est dominer. Le sentiment de revanche, ainsi compris, procède du pur esprit archiste ; il est toujours condamnable.

Il semble que, d’ordinaire, on considère la revanche (vengeance) comme la façon normale et juste de régler les dommages. « Tu as brisé ma toupie, dit l’enfant, hé bien, je casse une patte à ton cheval mécanique. » « Vous avez tué, on vous tuera », dit le Code. La revanche n’était-elle pas la loi de Dieu ?

« Celui qui frappera un homme mortellement sera puni de mort. Celui qui frappera un animal mortellement le remplacera : vie pour vie. Si quelqu’un blesse son prochain, il lui sera fait comme il a fait : fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent ; il lui sera fait la même blessure qu’il a faite à son prochain. Celui qui tuera un animal le remplacera, mais celui qui tuera un homme sera puni de mort. » (Lévitique, XXIV, 17-21.)

« Au jour de la vengeance, je visiterai et punirai ce péché qu’ils ont commis. » (Exode, XXXII, 34.)

Dieu ne s’était pas encore élevé jusqu’au pardon des offenses. Combien sont rares, encore aujourd’hui, ceux qui, à une injure, ne sont pas tentés de répondre par une injure, à un coup de poing par un coup de poing, à une guerre par une guerre ! L’esprit de revanche n’a-t-il pas été soigneusement cultivé dans notre Troisième République, après 1870, et n’est-il pas pour quelque chose dans l’explosion de 1914 ? Et combien de revanches ne se préparent-elles pas dans le monde pour réparer les défaites passées ! Malheureusement, la revanche ne répare rien ; elle est, au contraire, la source de nouvelles revanches ; et cela indéfiniment. Si l’homme était vraiment le roseau pensant de Pascal, il mettrait fin à de telles aberrations. D’autant plus que, même pour le vainqueur, la revanche n’apporte pas toujours l’apaisement souhaité. « J’avoue que, depuis que je suis vengé, je ne me trouve pas plus heureux ; et je sens bien que l’espoir de la vengeance flatte plus que la vengeance même. » (Montesquieu.) Et Poincaré lui-même – l’homme de la revanche – n’a pas caché sa déception ; hélas, après le crime ! « Après tout ce que la France a fait pour l’Alsace, être ainsi récompensé est la plus grande douleur qu’un Français puisse éprouver. » (24 janvier 1929, déclaration à la Chambre.)

Il est cependant une sorte de revanche souhaitable pour tout être épris de justice ; c’est celle qui répare les torts commis par l’usage ou l’abus de pouvoir. Mais celle-ci ne se satisfera jamais dans les larmes, dans la douleur et dans le sang. C’est la revanche du bon sens sur les sophismes, celle de la vérité sur la sottise, celle de la raison sur le dogme, celle de la vie sur la mort. Elle est sœur, cette revanche, de la haine de Zola qui « est l’indignation des cœurs forts et puissants, le dédain militant de ceux que fâchent la médiocrité et la sottise » (Mes Haines). C’est la revanche de Voltaire qui défendit la cause des opprimés : « Je mourrai content, quand nous aurons joint la vengeance des Sirven à celle des Calas. »

C’est la revanche que nous appelons de tout notre cœur pour placer à leur vrai rang dans l’échelle des valeurs humaines : d’un côté les César, les Napoléon, les Foch ; de l’autre les Diogène, les Estienne de la Boëtie, les Ferrer, les Sacco et Vanzetti. C’est la revanche de l’esprit libre sur les forces d’obscurantisme qui ont trop longtemps opprimé les hommes. — Ch. B.