Encyclopédie anarchiste/Sélection - Sensation
SÉLECTION n. f. (du radical latin : seligo, selectus, choisir, trier). Sélection naturelle, eugénisme, sélection sociale, voilà le triple point de vue qui retiendra notre attention dans le présent article.
Trompés par le récit biblique de la création, des naturalistes comme Linné, Cuvier, Agassiz ont faussement supposé que toutes les espèces végétales ou animales, et l’humanité elle-même, demeuraient immuables et fixes parce qu’elles résultaient du tout-puissant vouloir divin. Si la faune et la flore ont changé au cours des âges, ainsi qu’en témoigne la paléontologie, ce n’est pas, disait Cuvier au début du XIXe siècle, en raison de la transformation des espèces, mais par suite de « révolutions » du globe, de « catastrophes subites, se produisant périodiquement et détruisant des populations entières ». A la même époque, Lamarck enseignait que les espèces évoluent. « Si cette vérité n’est pas généralement admise, déclarait-il, c’est parce que la chétive durée de l’Homme lui permet difficilement d’apercevoir les mutations considérables qui ont lieu à la suite de beaucoup de temps ». Mais Lamarck fut tourné en ridicule et Cuvier, qui cumulait tous les honneurs officiels, triompha bruyamment.
Avec Darwin, qui publia en 1859 son livre De l’Origine des Espèces, la théorie fixiste reçut un coup dont elle ne s’est point relevée. La prodigieuse documentation du naturaliste anglais, le nombre et la variété des faits qu’il apportait en faveur de la mutabilité des espèces, finirent par convaincre tous les esprits impartiaux. Sur les facteurs essentiels de l’évolution, Lamarck et Darwin sont loin, d’ailleurs, d’être d’accord. Le premier invoque surtout l’adaptation au milieu, les effets héréditaires du besoin qui crée l’organe et de l’usage qui le fortifie, ainsi que l’action opposée du défaut d’usage qui engendre l’atrophie, puis la disparition des organes inutiles. De préférence, le second explique les transformations observées par la lutte pour la vie et la sélection naturelle. Chez Darwin, cette dernière notion acquiert une importance de premier ordre.
Variabilité des espèces et concurrence vitale, telles sont, d’après lui, les causes principales de l’évolution biologique. Dans une même espèce, tous les individus présentent des différences plus ou moins accentuées qui sont en relation avec les modifications survenues dans le mode d’existence. Par ailleurs, la progression rapide selon laquelle les êtres organisés tendent à s’accroître, dans une région donnée, engendre une lutte fatale de chaque individu avec ses semblables et avec ses ennemis de tous ordres, pour la place à prendre ou la nourriture à obtenir. En conséquence, les variations nuisibles seront une cause de destruction pour les êtres qu’elles affligent ; les variations utiles auront un effet inverse, elles assureront la survivance des individus les plus aptes et se transmettront à leurs descendants. Une meilleure adaptation aux conditions d’existence et une lente amélioration de l’espèce suivront, si les variations heureuses persistent et si le même processus se répète pendant longtemps.
« Supposons, écrit Darwin, une espèce de Loup, se nourrissant de divers animaux, s’emparant des uns par ruse, des autres par force et des autres par agilité ; supposons encore que sa proie la plus agile, le Daim par exemple, par suite de quelques changements dans la contrée, se soit accrue en nombre ou que ses autres proies aient, au contraire, diminué pendant la saison de l’année où les Loups sont le plus pressés par la faim. En de pareilles circonstances, les Loups les plus rapides et les plus agiles auront plus de chance que les autres de pouvoir vivre. Ils seront ainsi protégés, élus, pourvu toutefois qu’avec leur agilité nouvellement acquise ils conservent assez de force pour terrasser leur proie et s’en rendre maîtres, à cette époque de l’année ou à toute autre, lorsqu’ils seront mis en demeure de se nourrir d’autres animaux. Nous n’avons pas plus de raisons pour douter de ce résultat que de celui que nous obtenons nous-mêmes sur nos Lévriers, dont nous accroissons la vitesse par une soigneuse sélection méthodique ou par une sélection inconsciente, provenant de ce que chacun s’efforce de posséder les meilleurs Chiens sans avoir aucune intention de modifier la race. Sans même supposer aucun changement dans les nombres proportionnels des animaux dont notre Loup fait sa proie, un louveteau peut naître avec une tendance innée à poursuivre de préférence certaines espèces. Une telle supposition n’a rien d’improbable, car on observe fréquemment de grandes différences dans les tendances innées de nos animaux domestiques : certains Chats, par exemple, s’adonnent à la chasse des Rats, d’autres à celle des Souris. D’après M. Saint-John, il en est qui rapportent au logis du gibier ailé, d’autres des Lièvres ou des Lapins, d’autres chassent au marais et, presque chaque nuit, attrapent des Bécasses ou des Bécassines. On sait enfin que la tendance à chasser les Rats plutôt que les Souris est héréditaire. Si donc quelque légère modification d’habitudes innées ou de structure est individuellement avantageuse à quelque Loup, il aura chance de survivre et de laisser une nombreuse postérité. Quelques-uns de ses descendants hériteront probablement des mêmes habitudes ou de la même conformation, et, par l’action répétée de ce procédé naturel, une nouvelle variété peut se former et supplanter l’espèce mère ou coexister avec elle. »
Ainsi Darwin accorde à la mort une grande valeur sélective : elle élimine les moins aptes à la manière de l’éleveur qui, dans un troupeau, ne garde que les meilleurs individus. Il estime que la sélection sexuelle exerce aussi une action qui n’est pas négligeable. Les mâles plus énergiques ou mieux armés écartent leurs rivaux moins vigoureux. Parfois, chez les oiseaux en particulier, ce sont les mâles les plus beaux ou ceux dont la voix est la plus mélodieuse qui sont choisis de préférence par les femelles : « Des voyageurs nous ont raconté des combats d’Alligators mâles au temps du rut. Ils nous les représentent poussant des mugissements et tournant en cercle avec une rapidité croissante, comme font les Indiens dans leurs danses guerrières. On a vu des Saumons combattre pendant des jours entiers. Les Cerfs-Volants portent quelque fois la trace des blessures que leur ont faites les larges mandibules d’autres mâles. M. Fabre, cet observateur inimitable, a vu fréquemment les mâles de certains insectes Hyménoptères combattre pour une certaine femelle qui restait spectatrice en apparence indifférente du combat, mais qui, ensuite, suivait le vainqueur. La guerre est plus terrible encore entre les mâles des animaux polygames… Chez les oiseaux, la lutte offre souvent un caractère plus paisible. Tous ceux qui se sont occupés de ce sujet ont constaté une ardente rivalité entre les mâles de beaucoup d’espèces pour attirer les femelles par leurs chants. Les Merles de roche de la Guyane, les Oiseaux de Paradis et quelques autres espèces encore s’assemblent en troupe ; et, tour à tour, les mâles étalent leur magnifique plumage et prennent les poses les plus étranges devant les femelles qui assistent comme spectatrices et juges de ce tournoi ; puis, à la fin, choisissent le compagnon qui a su leur plaire. Tous les amateurs de volières savent bien que les oiseaux sont très susceptibles de préférences et d’antipathies individuelles. Sir B. Héron a remarqué un Paon tacheté qui était tout particulièrement préféré par toutes les femelles de son espèce. »
Certes, malgré ses mérites, la conception de Darwin soulève de nombreuses difficultés. Si le transformisme est un fait qu’aucun naturaliste sérieux ne songe à nier, la façon dont on l’explique a singulièrement varié. Les doctrines néo-lamarkistes, weismaniennes, mutationnistes, etc… se sont éloignées des idées darwiniennes sur des points parfois très importants. De préférence, ce sont les individus moyens, non les individus supérieurs, que l’action sélective préserve de la mort ; et, très souvent, aucune différence ne distingue les éliminés des survivants. Dans toutes les espèces, les phases d’intense mortalité s’observent pendant les jeunes stades ; mais, parmi les animaux adultes restés sauvages, il n’est pas rare de rencontrer des individus diminués par des malformations naturelles ou des mutilations accidentelles. Au dire des biologistes contemporains, qui ont confronté de près la théorie darwinienne avec la réalité, il n’y a pas de « survival of the fittest » ; sauf au début, la mortalité intraspécifique n’a aucun caractère sélectif. Et ainsi tombe l’argument principal des bellicistes qui prétendent légitimer la guerre en l’assimilant, d’une façon d’ailleurs très fausse, à la lutte pour la vie et en lui faisant jouer un rôle sélectif comparable à celui que l’on a prêté à la nature.
Si la sélection naturelle n’a pas l’importance que Darwin lui attribue, la sélection artificielle, intentionnellement pratiquée par l’homme, peut aboutir à de merveilleux résultats. On sait quels miracles réalise l’horticulture ! Des chercheurs patients ont précisé et codifié les règles à suivre pour obtenir des formes végétales inconnues ou pour renforcer les caractères que nous désirons voir s’accroître dans une espèce donnée. Des variations surviennent brusquement, même parmi 186 plantes issues d’un producteur commun ; et l’on obtient des races stables, lorsqu’on marie ensemble les individus qui présentent des variations identiques. Pour conduire une espèce au degré de perfectionnement souhaité, 1’on peut choisir comme reproducteurs, dans chaque semis, les sujets qui présentent à un très haut degré les caractères que l’on désire voir se développer. En procédant de la sorte assez longtemps, d’étonnantes variétés apparaissent, conformes aux modèles que nous avions imaginés. À ces modifications il y a néanmoins des limites ; la rose bleue, par exemple, n’a encore été obtenue par aucun horticulteur. Le croisement des races permet aussi de produire des types inédits, qu’il s’agisse de fleurs, de céréales, d’arbres fruitiers, de plantes industrielles quelconques. C’est ainsi que l’on a sélectionné des variétés de betteraves, de blé, de pommes de terre, dont les qualités augmentent singulièrement la valeur. « La rose du Bengale, écrit Edmond Perrier, a été importée chez nous vers 1800, la rose multiflore en 1837, la rose de l’île Bourbon en 1820 ; elles ont fourni, depuis, de nombreuses variétés : c’est en les croisant les unes et les autres avec nos roses anciennes, fleurissant au printemps, qu’on a obtenu les roses hybrides remontantes, qui fleurissent deux fois par an. »
Dans leur ensemble, ces procédés sont imités de ceux que l’homme utilise, depuis les temps les plus anciens, pour l’amélioration des races d’animaux domestiques ou pour la production de races nouvelles. Nous ne savons rien de précis concernant l’origine et l’histoire de la majorité des grandes races domestiques, soit qu’elles remontent à des époques sur lesquelles nous sommes très mal renseignés, soit qu’elles résultent d’une sélection lente, variable, intermittente et qui n’eut rien de méthodique. C’est à des mutations ou des combinaisons qui parurent intéressantes que sont dus chiens et chats sans queue, moutons et bœufs sans cornes, de nombreuses races de poules, de pigeons, de chevaux, de chiens, etc… Quoi qu’il en soit, la sélection, intentionnellement appliquée par l’homme, dans l’ordre végétal ou animal, apparaît merveilleusement utile et féconde. Non seulement, disait Youatt, elle permet à l’éleveur de modifier le caractère de son troupeau, mais elle lui fournit le moyen de le transformer complètement : « C’est la baguette magique, à l’aide de laquelle il appelle à la vie quelque forme ou moule qui lui plaise. » L’éleveur de pigeons John Sebright affirmait « qu’il répondait de produire quelque plumage que ce fût en trois ans ; mais qu’il lui en fallait six pour obtenir la tête et le bec. » Et l’on sait quels prix énormes valent les beaux reproducteurs dont la généalogie est irréprochable. Grâce aux lois de Mendel, il est d’ailleurs possible de calculer les résultats des croisements entre individus de caractères différents. Ajoutons que les méthodes à suivre, pour obtenir deux individus capables d’être la souche d’une race stable, varient selon la nature dominante ou dominée de la qualité que l’on désire. Facile dans le second cas, l’isolement est long et incertain dans le premier ; beaucoup d’individus, que les éleveurs déclarent de race pure, n’en ont que l’apparence : la disjonction mendélienne, qui survient lorsqu’on les croise entre eux, le démontre.
Puisque la sélection artificielle, appliquée aux animaux domestiques, conduit à d’heureux résultats, l’homme gagnerait sans aucun doute à user de procédés analogues, quand il s’agit de sa propre reproduction. Malheureusement, la religion chrétienne en général et plus particulièrement la branche catholique exercent une influence très néfaste en matière de procréation humaine. Asservis à des dogmes absurdes, les catholiques continuent d’obéir à l’ordre donné par Jahveh à Adam et à Ève : « Multipliez-vous ! » Dans une encyclique de décembre 1930, le pape a rappelé que la doctrine traditionnelle ne devait subir aucune atténuation. « En considération du bonheur éternel qui est normalement à leur portée, écrit le jésuite J. Keating, il est mieux que des enfants naissent estropiés ou tarés, que de ne pas être nés du tout. » Le pitre Jean Guiraud, dont j’ai pu apprécier la sottise et la mauvaise foi lorsqu’il enseignait à l’Université de Besançon, résume les explications des théologiens catholiques en assurant que la restriction volontaire de la natalité est une faute d’une gravité exceptionnelle.
Moins déraisonnables, les protestants ont adopté de nos jours une attitude différente, du moins dans certains pays. Le député Sixte-Quenin le constate dans son intéressant rapport sur le Problème de la Natalité : « Le nombre considérable des chômeurs anglais, écrit-il, a montré à des membres de la Chambre des Lords et à de hautes personnalités de l’Église anglicane, que la propagande néo-malthusienne devenait, en Angleterre, une mesure de salut public. On sait quel éclatant démenti a été donné, par les colonies anglaises, à la thèse qui prétendait que les colonies pourraient toujours, le cas échéant, recevoir un excédent possible de population de la métropole. Les gouvernants anglais ont essayé de se débarrasser, en les envoyant dans leurs colonies, d’une partie au moins de leurs chômeurs qui représentent une si lourde charge pour le budget anglais. Cette entreprise a lamentablement échoué… Ainsi s’explique-t-on que des lords et des évêques en soient venus à penser que l’Angleterre est trop peuplée, que les chômeurs qui y sont en excédent et à la charge de ceux qui travaillent, peut-être eût-il mieux valu qu’ils ne naquissent point et qu’en tout cas il serait sage d’éviter que leur nombre s’augmentât par une procréation exagérée. En Amérique, il faut bien croire que ce sentiment est encore plus répandu, car on a pu lire, dans Paris-Midi, ce télégramme de New-York du 9 décembre 1932 : « Le Conseil fédéral des églises du Christ en Amérique a tenu hier, à Indianapolis, son congrès annuel, à l’issue duquel des résolutions sensationnelles ont été adoptées. Disons d’abord que cette association groupe 135.000 églises protestantes et que ses adhérents sont au nombre de 22 millions. En ce qui concerne les problèmes sociologiques, le Conseil fédéral insiste sur la nécessité du contrôle des naissances dans « l’intérêt de la morale et de la protection de la vie humaine ». Il estime que c’est là le seul moyen de maintenir le standard de vie désirable et n’hésite pas à préconiser la création d’écoles du mariage, dont les élèves seraient initiés, par des médecins et professeurs qualifiés, aux mystères de l’eugénisme. » C’est que l’Amérique, qui compte pourtant encore de vastes étendues peu peuplées, non seulement elle aussi, après avoir fermé ses portes aux Asiatiques, les ferme aux Européens, mais elle doit reconnaître son impuissance à utiliser son territoire soi-disant insuffisamment peuplé pour donner du travail à ses millions de chômeurs. » En France, en Italie, les prêtres s’associent par contre au pouvoir civil pour condamner la restriction volontaire de la natalité. D’une façon générale, le désir de disposer d’un « matériel humain » abondant, pour les guerres en perspective, pousse les nationalistes du continent européen à réclamer une procréation toujours amplifiée.
Malgré leur parenté évidente, le problème de la limitation des naissances et celui de la sélection eugénique ne sont point rigoureusement identiques. Le premier, d’ordre surtout quantitatif, se préoccupe d’établir un heureux équilibre entre les ressources du globe et l’effectif de la population qui s’agite à sa surface. Le second, d’ordre qualitatif, porte sur les moyens d’éviter un amoindrissement de notre espèce, et même d’assurer son amélioration autant qu’il est possible. Il faut, déclarent avec raison les partisans de l’eugénisme, que la procréation cesse d’être le résultat d’un instinct aveugle et du hasard, pour devenir l’œuvre volontaire et réfléchie de parents sains de corps et d’esprit. Un enfant vigoureux, robuste, bien doué intellectuellement, ne vaut-il pas mieux que cent enfants malingres et tarés ? Favoriser la procréation d’une manière aveugle, sans tenir compte des maladies héréditaires, des aptitudes familiales, des conditions favorables au perfectionnement de l’espèce, c’est précipiter la déchéance de la race humaine. Ils commettent un crime, les parents alcooliques, tuberculeux, syphilitiques, ou tarés à d’autres points de vue, qui jettent dans la lutte pour l’existence un être chétif, mal conformé, dont la destinée sera de souffrir constamment. S’il peut disposer librement de sa vie et chercher son plaisir où il le trouve, l’homme n’a pas le droit d’engager l’avenir d’un enfant condamné d’avance à une irrémédiable dégradation physique ou mentale. La stérilisation des anormaux se pratique déjà dans certains pays, et la nécessité d’un examen prénuptial est admise par les meilleurs esprits. L’américain Lothrop Stoddart rapporte l’histoire d’une famille de 1.200 individus qui eurent pour ancêtres un couple de deux dégénérés : 300 moururent prématurément, 310 furent des mendiants professionnels, 440 furent minés par la syphilis, 130 devinrent des criminels et, parmi ces derniers, 7 commirent des assassinats. Quoi qu’en pensent les catholiques, de tels exemples démontrent qu’une sélection s’impose en matière de procréation.
L’eugénisme comporte tout un ensemble de procédés dont nous ne parlerons pas ici. Dans certains pays comme l’Angleterre, les États-Unis, l’Allemagne, la Hollande, la Suisse, il a inspiré des mesures dont les effets bienfaisants se feront sentir dans un avenir prochain. Russie et Suisse ont même permis l’avortement, quand il a lieu dans certaines conditions. En France, par contre, la loi du 31 juillet 1920 punit d’un emprisonnement de six mois à trois ans, et d’une amende de cent à cinq mille francs, quiconque « se sera livré à une propagande anticonceptionnelle ou contre la natalité. » Le simple exposé des doctrines eugéniques peut donner lieu à des poursuites qui aboutissent d’ordinaire à de sévères condamnations. Des apôtres ont cependant bravé les foudres de la loi pour les faire connaître chez nous. Concernant l’hérédité des aptitudes intellectuelles et morales, nous sommes encore très mal renseignés, malheureusement. Mais de merveilleuses perspectives s’ouvriront pour notre espèce, le jour où l’on pourra sélectionner des races supérieures par le cœur et le cerveau. Les plus audacieuses conceptions sociales, des espoirs que beaucoup déclarent utopiques, seront alors d’une réalisation aisée ; à condition, bien entendu, que cette science nouvelle ne passe point au service des oppresseurs du genre humain.
En attendant ces jours heureux, le problème de la sélection intellectuelle et morale s’impose dans nos actuelles collectivités. C’est en instituant l’École Unique que radicaux et socialistes prétendent dégager de la masse les cerveaux supérieurs. L’accès du second degré, écrit l’un de ses apologistes, serait réservé exclusivement aux enfants qui auraient été jugés dignes de le recevoir, aux environs de la onzième année. La sélection est une grave détermination qu’on espère réaliser assez exactement au moyen de trois séries d’épreuves, savoir : a) l’examen attentif des résultats de l’ensemble de la scolarité élémentaire, qui doivent être obligatoirement consignés dans un livret scolaire ; b) des épreuves écrites et orales ayant pour but de déceler des aptitudes ou des inaptitudes plutôt que de contrôler des connaissances ; c) des épreuves psychologiques. Ces épreuves donneront lieu à des notes et permettront ainsi de conclure à l’admission ou à l’ajournement d’un enfant à l’enseignement du deuxième degré. Nous espérons du reste voir établir une corrélation étroite entre l’enseignement primaire complémentaire et les deux premières années de cet enseignement de choix, afin qu’un esprit à évolution plus lente puisse reprendre sans dommage la place qui lui est due. Les jurys conscients de leur véritable rôle ne manqueront pas d’être aussi larges que possible dans le recrutement de l’élite de demain. Les éléments ne manqueront évidemment pas et permettront de puiser dans la masse les cadres futurs de la démocratie. Au troisième degré, on a l’enseignement supérieur proprement dit (Grandes Écoles, Facultés, etc…). Il se propose la formation technique et professionnelle supérieure, l’initiation à la recherche scientifique en vue de la formation de savants, l’enseignement théorique et pratique de la méthode scientifique, la formation du personnel enseignant, etc… » Afin de permettre aux riches, même très mal doués, de poursuivre leurs études secondaires ou supérieures, on laissera les écoles congréganistes fonctionner comme par le passé. Qualités de cœur et de volonté n’entreront pas en ligne de compte pour le recrutement de la nouvelle élite sociale.
Ligue des Droits de l’Homme, parti radical, loges maçonniques, etc… collaborèrent à la confection de ce projet. Même s’il s’agit de dégager les esprits vraiment supérieurs, les mesures qu’ils préconisent sont notoirement insuffisantes. Ils confondent faussement valeur et précocité ; aux examens et concours ils prêtent des mérites dont ils sont dépourvus. Désireux de sauver la société capitaliste, ils veulent amoindrir l’énergie révolutionnaire du prolétariat, en privant la masse de ses animateurs les plus intelligents. Mais le comble, c’est qu’ils confondent naïvement l’élite scolaire avec la véritable élite sociale. Ils oublient qu’on peut être un grand esprit et un aboulique ou un fieffé gredin ; leur ignorance est telle, en matière de psychologie, qu’ils identifient savoir et moralité. Vainement, j’ai multiplié les rapports et les études pour éclairer les pontifes sur ce point : il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Dans leur pensée, l’école unique est, avant tout, un magnifique tremplin électoral, aussi m’ont-ils considéré comme un « gêneur ». Une sélection sérieuse devrait pourtant tenir compte des sentiments, de la volonté, des habitudes, des désirs, de tout l’ensemble des éléments psychologiques qui constituent la vie mentale ; à côté des aptitudes intellectuelles, il existe des dispositions morales dont l’importance est prodigieuse. J’ai traité ce problème dans Éthique Nouvelle ; et j’ai montré, par des expériences pratiques, qu’il était possible d’arriver à découvrir les tendances essentielles du moi profond. Sans l’avouer, certaines associations, certains pontifes de l’Université et même des organisations très officielles s’inspirent des idées que j’émis sur ce sujet voici dix ans. Plusieurs reconnaissent qu’une sélection morale serait indispensable dans une société rationnellement organisée. Mais financiers et politiciens sont d’irréductibles adversaires d’une méthode qui mettrait fin à leurs hypocrites et criminels agissements. — L. Barbedette.
SENS (esthétique). Le sens esthétique, que nous appellerons plus volontiers, pour éviter des interprétations alambiquées, le sens de la beauté et le sens de l’art (voir Beauté et Art), est, à notre avis, un sixième sens chez l’homme. Il est inné en lui, comme le sont toutes les « facultés d’éprouver des impressions par l’intermédiaire de ses organes », facultés qui sont celles de ses autres sens. Seul l’homme incomplet, anormal, ne possède pas ce sixième sens, comme il lui arrive d’être dépourvu de ceux de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, du goût ou du toucher. Le sens de la beauté et de l’art est, comme les autres sens, susceptible d’augmentation, de diminution, voire d’extinction suivant que son usage est plus ou moins exercé et fréquent.
L’homme primitif est, tout naturellement, sculpteur, peintre, poète, musicien. Il taille ou peint des images, il harmonise sa pensée par le vers ou par le chant, sans avoir appris, tout comme il respire, comme il dort, comme il mange, tant que ses rapports avec la nature ne sont pas interrompus ou faussés par des conventions plus ou moins arbitraires. Ce sont ces conventions toujours plus compliquées qui ont rompu, pour l’homme civilisé, la continuité de ses rapports avec la nature, comme elles ont modifié les facultés de ses sens et les ont diminuées au point de les supprimer parfois totalement. Une sorte d’atavisme s’est formé dans l’espèce humaine qui a, peu à peu, produit et transmis en elle un lent dénaturement, une insensibilité progressive, notamment du sens de la beauté et de l’art, rendant nécessaire, chez la plupart des hommes, une nouvelle création de ce sens par une éducation appropriée.
Il est des êtres qui possèdent intensément le sens de la beauté et de l’art, mais chez qui il ne se découvre que par une sorte de révélation naturelle ou cultivée, quand ils se trouvent, pour la première fois, devant certains spectacles de la nature ou certaines manifestations de l’art. Ils éprouvent alors une émotion nouvelle pour eux, et la répétition de ces spectacles ou de ces manifestations, l’observation critique qu’elle suscite, multiplient, varient, amplifient leur émotion et en font un sens de plus en plus éclairé. D’autres sont, au contraire, entièrement dépourvus du sens de la beauté et de l’art ; ils cherchent vainement à l’acquérir ou à donner l’illusion qu’ils le possèdent. Ils sont les pédants et les sots qui admirent sur la foi des autres. Les premiers sont naturellement des artistes, comme le primitif sculptant un morceau de bois ou soufflant dans un roseau. Eux seuls sont créateurs de pensée, d’art, d’harmonie. Les autres sont des snobs qui font toutes les grimaces esthétiques sans jamais en recevoir une véritable émotion ni leur donner une expression originale.
On a prétendu, bien à tort, que le sens de la beauté et de l’art est l’apanage de l’humanité et de la civilisation. Non seulement il est possédé plus sûrement par l’homme primitif que par le civilisé, mais il a été constaté d’une façon aussi certaine chez l’animal dont l’état de primitivité est, ou du moins semble être, encore plus grand. Ce sens est d’autant plus répandu dans toute la nature qu’il est, comme les autres sens, physiologiquement plus exercé et, psychologiquement, moins déformé par des conventions arbitraires. Il n’y a aucune raison pour que ce sens soit en infériorité chez les animaux, alors que les autres sont, chez eux, si éminemment supérieurs par leurs organes plus nombreux et surtout plus perfectionnés que chez l’homme. Ainsi, l’ouïe est incomparablement mieux servie par la mobilité du pavillon de l’oreille externe chez tous les animaux qui possèdent cet organe, et par l’appareil vibratoire de ceux, les poissons en particulier, qui n’ont pas d’oreille externe. De même pour la vue dont l’organe est, pour certains, sur toute la surface du corps. Parmi ceux qui ont des yeux, il en est qui sont pourvus de plusieurs paires. Les yeux pédonculés de nombreuses espèces leur permettent de changer la direction de leur vue. Les yeux rétiniens des insectes sont enrichis de facettes qui vont jusqu’au nombre de 24.058 chez la mordelle. La mouche commune en a 4.600 à chaque œil, et le papillon 17.355. Un grand nombre de mammifères voient de nuit comme de jour. Pour le tact, il atteint une subtilité infinie grâce à la multiplicité de ses organes distribués sur tout le corps, notamment aux poils et aux plumes. L’odorat n’est pas moins subtil, servi aussi par des organes nombreux. Enfin le goût, demeuré naturel et qui n’est pas perverti comme chez l’homme par toutes les drogues et les falsifications de la chimie alimentaire, permet toujours à l’animal de discerner l’aliment utile et le nuisible. On peut faire d’un animal un gourmand et même un gourmet ; on ne réussira à l’empoisonner que par une ruse qui mettra son flair en défaut. Le Docteur Ph. Maréchal, dans son ouvrage : Supériorité des animaux sur l’homme, a abondamment démontré cette supériorité en ce qui concerne les sens, et exposé, en même temps, ses répercussions esthétiques et morales chez nos frères appelés « inférieurs ».
Par un phénomène dû à l’excitation factice et toujours plus grande des centres nerveux de l’homme, ses sensations, localisées dans ces centres, sont plus vives mais aussi moins durables que celles de l’animal. Elles sont condensées plus promptement, mais moins profondément, dans sa masse encéphalique nerveuse, alors qu’elles sont disséminées dans les organes des animaux. L’acuité de la sensibilité humaine, artificiellement provoquée et surexcitée, a remplacé de plus en plus la lente expérience et la mémoire qui en conservait les leçons. L’homme, de moins en moins réfléchi, a été de moins en moins capable d’établir pour lui et autour de lui une vie harmonieuse. Il est devenu ainsi, pour le monde entier comme pour sa propre espèce, une véritable terreur. Il a entre autres bouleversé toutes ses notions esthétiques instinctives pour détruire, au lieu de les entretenir, avec les sources de la vie, les joies qui sont ses seules raisons de vivre. Quelle joie plus ardente, plus enivrante, peut-il être que de sentir la féerie de la nature, d’écouter, dans le calme de la nuit, les frissons des feuillages, le chant solitaire du rossignol, du grillon, du crapaud, d’entendre le cri de l’alouette saluant le lever du jour ?… Il y a des gens qui tuent, pour le plaisir, le rossignol, le grillon, le crapaud, l’alouette, ou qui font taire leur chant par les gargouillades de la T. S. F. ! Déjà insuffisamment doué, dans bien des cas, pour « la lutte pour la vie » et ayant, plus que bien des animaux, besoin de réaliser « l’entente pour la vie », l’homme s’est appliqué à aggraver ses déficiences naturelles devant les forces hostiles et les obstacles à vaincre, en composant une civilisation de plus en plus anti-naturelle et anti-sociale.
Les particularités du sens de la beauté et de l’art dans ses rapports avec la civilisation ont fait naître les théories les plus abracadabrantes, soutenues par de pontifiants imbéciles, de faux artistes, et traduites dans des œuvres qui ne sont que des monuments de la sottise humaine au lieu de représenter le génie humain, C’est au nom de la science esthétique que ces théories ont été enfantées et qu’on s’est appliqué à les justifier. Ce fut le philosophe Baumgarten qui eut, au XVIIIe siècle, l’idée de formuler une science du Beau à laquelle il donna le nom d’Esthétique. Pour cela, il sépara, dans sa théorie, la « connaissance sensorielle » ou « connaissance sensible », de la haute philosophie ou « connaissance intellectuelle ». L’esthétique était une « gnoséologie inférieure » qui ne dépassait pas l’entendement des sens alors que la « Gnose », ou science supérieure, régnait dans les plus grandes hauteurs de l’esprit. Le Beau, perfection sensible, était inférieur au Bien, perfection rationnelle. Le Beau était dans la nature, à la portée des facultés humaines ordinaires. Le Bien était au-dessus de la nature et des facultés ordinaires, dans le domaine de la morale, c’est-à-dire de la pure spéculation spirituelle. C’était là une nouvelle façon d’appliquer la métaphysique du divin élevé au-dessus de la nature. On laissait à celle-ci le Beau, notion inférieure qu’on séparait du Bien, notion de la divinité. L’esthétique, perfection matérielle et sensible, n’était plus associée à l’éthique, perfection spirituelle et imaginative, comme dans l’antiquité païenne. Celle-ci, dans son enivrement panthéiste, avait confondu les hommes et les dieux, le Beau et le Bien dans la même perfection matérielle et spirituelle. Elle n’avait pas distingué entre la beauté des êtres et des choses et la beauté morale, entre le bien sensible et le bien rationnel. La philosophie d’inspiration chrétienne sépara le Beau-nature et matière du Bien-divinité et esprit.
Cette distinction métaphysique fut le point de départ de toute une logomachie où la notion du Beau fut noyée dans des théories qui ne furent pas plus sensibles que rationnelles. Il fut bon de s’en garder pour conserver la fraîcheur de ses sensations et des émotions du Beau, et ce fut de plus en plus nécessaire. Sans repousser toute culture esthétique, car ce serait refuser la multiplication, la variété et l’intensité des sensations et des émotions d’art, nous devons nous garder des abstractions qui ne sont que de la sottise. Il vaut mieux posséder la primitive et naïve fraîcheur d’âme de Margot qui pleure au mélodrame, que d’être un de ces prétentieux et vides imbéciles applaudissant, pour se donner un air intelligent, à ce qui les fait bailler (voir Snobisme). Le snobisme, qui veut régenter le goût, ignore le mot de Vauvenargues : « Il faut avoir de l’âme pour avoir du goût » : il faut avoir du sentiment, de la sensibilité. Aussi, convient-il de faire des réserves sur une esthétique qui sépare le Beau du Bien, la nature du divin, la matière de l’esprit. La véritable science, comme le véritable instinct du Beau et du Bien, ont fait justice de ces phantasmes qui n’eurent jamais d’autre but que de favoriser la prédominance et le parasitisme des prétendues « élites » sociales. Ils tendent, aujourd’hui, à s’imposer plus que jamais grâce à la veulerie et à la complicité de ceux qui se posent en représentants de l’esprit.
La véritable esthétique est celle qui est à la fois sensible et intellectuelle dans le but de réaliser la véritable perfection rationnelle. Elle ne sépare pas l’esprit de la matière ; au contraire. Comme l’a écrit Elie Faure : « L’esprit n’atteint l’esprit que si la matière s’y prête. Non pas uniquement la matière visible, mais la matière sensible, le son, le mot, le symbole mathématique. » Et il a ajouté : « L’esprit n’est que rapports entre des éléments solides, organisation de ces éléments solides dans une harmonie continue dont l’amour est le mobile et l’intelligence le moyen. Il y a un échange constant, quels que soient l’objet et la forme de notre action, entre la matière du monde que nous transformons immédiatement en esprit dès qu’elle nous touche, et l’esprit que nous nous représentons immédiatement en matière dès que nous en sommes touchés… La nourriture spirituelle, comme l’autre, devient l’homme intérieur même, qui prête au produit de l’échange les qualités qu’il en reçoit. » Le véritable sens esthétique, le seul auquel nous devons nous arrêter si nous ne voulons pas nous égarer, est celui qui donne la sensation, en le faisant comprendre, de ce « poème de la matière » qui « sature à tel point notre chair, détermine à tel point notre intelligence qu’il faudrait, pour en suivre le déploiement dans l’œuvre d’art, partir de l’allaitement maternel où une matière liquide modèle notre forme propre, pour aboutir à l’étreinte amoureuse où se révèlent, dans les échanges indéfiniment prolongés de la volupté et de la souffrance, les plus subtiles recherches de l’imagination et de l’esprit, en passant par tous les contacts que l’éducation de nos sens, l’aliment, le vêtement, l’habitat, le jeu nous infligent avec elle. » Le sens esthétique est celui que forme en nous cette « éducation subtile et continue que la matière exerce sur nos facultés de comparer, d’éliminer, d’ordonner et de choisir, même et peut-être surtout quand nous nous imaginons que notre esprit joue dans un espace abstrait dont elle a cependant, à elle seule, déterminé les dimensions. » (Elie Faure : Le Clavier.)
Hors de ces conceptions, qui établissent la profonde communion de l’homme et de la nature, on ne peut que perdre pied, soit pour s’égarer dans les nuages d’une esthétique stratosphérique, soit pour s’enfoncer dans le marécage d’un utilitarisme grossier qui est le bannissement de tout esprit et le renoncement aux splendeurs de l’intelligence. Ce sont ces deux esthétiques : stratosphérique et marécageuse, que la civilisation a développées pour faire perdre aux hommes le véritable sens du Beau en même temps que du Bien, le sens de leur harmonie personnelle et de l’harmonie collective et universelle. Car il n’y a pas de Beau sans le Bien et il n’y a pas de Bien sans le Beau. Ce qui est beau est bien et ce qui est bien est beau. Ils sont les deux conditions de la sagesse humaine. Le Bien en est la substance ; le Beau en est la splendeur. Et pour conclure sur ce sujet, nous disons ceci :
Pour être vraiment humain et remplir entièrement les conditions de sa nature, l’art doit rechercher à la fois le Bien et le Beau. S’il ne s’occupe que du Bien, il ne s’occupe que d’une pure abstraction productive socialement de la tartuferie et du bégueulisme. S’il n’envisage que le Beau, il tombe dans les formes desséchantes et stériles de « l’art pour l’art » (voir Romantisme). Le sculpteur Jean Baffier, qui disait : « l’Art, c’est la Vie », disait aussi que l’art est « l’exaltation de la morale… la résultante de la morale dont il représente l’exaltation ». Il le voyait dans le positif, dans l’utile, opposé à l’industrie qui « évoque le luxe, le superflu, le faste, la superfétation », et il ajoutait : « L’Art noble, qui doit être en tous ouvrages, a créé chez nous de la richesse, de la splendeur, de la gloire, tout en conservant pieusement la source de la richesse, de la splendeur et de la gloire. Au contraire, le luxe industrialiste bancaire, avec son système d’exploitation insensé, sa production désordonnée pour satisfaire des concurrences folles, des ambitions démesurées, a conduit aux spéculations les plus extravagantes que l’on voit à cette heure, en œuvres inqualifiables sur les champs de l’Europe et de l’Asie, même de l’Afrique. »
C’est l’harmonie du Beau et du Bien dans l’art exaltation de la morale qui constitue chez l’homme le sens esthétique, c’est-à-dire le sens d’une vie qui lui sera belle et bonne avec d’autant plus d’intensité que ce sens excitera en lui plus de volonté de réalisation. On comprend dès lors comment une civilisation établie sur la violence et le mensonge, sur l’exploitation de l’homme par l’homme, ne pouvait et ne peut toujours pas réaliser le Bien et le Beau pour tous les hommes. On comprend comment une telle civilisation devait s’efforcer, par la dégradation et l’avilissement de l’individu, de dénaturer, de dévoyer et de détruire si c’était possible son sens esthétique, pour le rendre de plus en plus incapable d’aspirer au Beau et au Bien, de revendiquer avec toute l’énergie nécessaire une vie belle et bonne pour tous. « Qui travaillerait pour nous s’il n’y avait plus de pauvres ! » demandait insolemment Metternich à Robert Owen au lendemain de l’avortement de la Révolution Française tuée par Napoléon et ensevelie par la Sainte Alliance. Ce mot cynique est la plus implacable condamnation des boutiquiers de la morale et des pontifes de « l’art pour l’art » installés dans le parasitisme social.
Mais on ne joue pas sans risque avec le feu. Les corrupteurs ont été les premiers corrompus. Les avilisseurs de l’âme populaire, celle des pauvres qu’ils faisaient travailler pour eux, ont été les premiers avilis. Ce sens esthétique qu’ils veulent achever de détruire chez leurs exploités, ils l’ont perdu depuis longtemps. Leur avidité, leur cruauté, leur vanité publicitaire, tout ce qui a produit leur mégalomanie, leur besoin de paraître et qui en a fait ces mufles intégraux dont nous avons constaté les agissements (voir Muflisme), leur a fait perdre à tel point le sens du Beau et du Bien qu’ils sont devenus eux-mêmes, aujourd’hui, les plus sûrs artisans de leur propre destruction. Car leurs victimes, hélas ! paraissent de plus en plus incapables du « geste » libérateur dans l’effondrement parallèle de leur propre sens esthétique.
Impuissantes à réagir contre les moyens de coercition matérielle qui les accablent, ces victimes sont encore plus impuissantes devant les moyens qui scellent moralement leur esclavage. Misère matérielle, abrutissement moral ; les deux sont complémentaires, et la conséquence de l’extinction du sens esthétique inspirateur de volonté sociale. La double méthode poursuit son office. Côté du Bien c’est l’obéissance perende ac cadaver à une morale civique, religieuse ou laïque, de renoncement, de soumission, à toutes les disciplines de l’usine et de la caserne ; le prolétaire — qui forme les neuf dixièmes de la population du globe — de plus en plus rationalisé, retravaillera bientôt chargé de chaînes et sous la trique comme l’esclave antique, comme les forçats, comme les noirs et les jaunes conquis par la « civilisation ». Côté du Beau, c’est l’abrutissement systématique, méthodiquement poursuivi, par tous les moyens qui « empêchent de penser », qui emportent la vie dans le tourbillon de la vitesse, du bruit, des éclairages violents, des intoxications, qui transportent dans les « paradis artificiels » ; c’est le débordement de folie sanglante, de mégalomanie grotesque, de saleté physique et morale, de muflisme en un mot qui constitue la vie actuelle.
Dans le dénaturement des sens physiques soumis à ce régime permanent de surexcitation et de désagrégation, que peut devenir le sens esthétique qui est en quelque sorte le produit, la synthèse à la fois spontanée et réfléchie de leurs sensations ? Il n’est, pour en juger, qu’à voir la laideur, l’inintelligence, l’inconscience des formes de la vie sociale et des milieux où elles se manifestent pour la plupart des hommes ; il n’est qu’à voir surtout les spectacles (voir ce mot) où ils se plaisent et où ils vont puiser leurs sensations esthétiques. Ces spectacles sont caractéristiques de la place prise dans la société par la brute civilisée mille fois plus obtuse, perverse et dangereuse que celle des cavernes. Les raffinements de sa perversion ont fait du monde entier un immense domaine du docteur Goudron et du professeur Plume.
De même que les excès imposés aux sens physiques finissent par annihiler en eux toutes sensations, le barattage grossier des facultés de l’esprit et du cœur finissent par détruire en eux toute intelligence et toute émotion quelque peu nuancée, délicate. Leur sensibilité subit le sort de la vue chez celui qui ne travaille qu’à la lumière artificielle, de l’ouïe chez le chaudronnier qui frappe sans cesse sur le métal, du toucher que les callus font perdre aux mains des terrassiers, de l’odorat pour les travailleurs des égouts, du goût pour les intoxiqués du tabac, de l’alcool et les amateurs de viandes faisandées. Quelle espèce de sens du beau et de l’art peut avoir, par exemple, une foule de deux ou trois mille personnes assistant à un concert de musique de chambre, dans une salle immense où aucun véritable silence n’est possible ? Alors que cette musique est toute de précision, de nuances, d’échos intimes, de profondeur qui demande un repliement de l’âme sur elle-même, un recueillement qui prolonge la sensation et l’émotion quelques minutes au moins après que les dernières notes se sont éteintes : on voit cette foule éclater en bravos bruyants avant même les dernières notes, trépigner, hurler comme si elle venait d’assister à l’écroulement d’un « poids lourd » ou à l’étripement d’un cheval de « corrida » ! Et que penser, aussi, du sens et de la conscience artistiques des virtuoses — des Cortot, des Thibaud — qui livrent ainsi aux bêtes Mozart, Beethoven, Chopin ou Debussy ?
Au défaut de sens esthétique individuel correspond celui du sens esthétique collectif dans les villes livrées à toutes les hideurs utilitaires et industrielles imaginées par le muflisme des tripoteurs d’affaires. La chanson du travail s’est tue dans les rues des villes ; elle est morte avec le petit artisan et elle est interdite à l’ouvrier rationalisé et taylorisé. Une morne indifférence marque l’ataxie esthétique des foules devant les modes grotesques dont on les affuble, devant les odieux navets qui sont une injure à leurs morts de la guerre qu’elles ont voulu honorer, devant les criminelles entreprises des « topazes » qui font abattre des arbres centenaires, dernière beauté des boulevards, pour faire de la place à des tables de bars, ou qui détruisent des beautés naturelles uniques, menacent des populations entières d’empoisonnement, pour les profits scandaleux d’entrepreneurs de carrières et de fabricants de ciment (Calanques et terroir de Cassis).
Il est d’une nécessité impérieuse pour tous les travailleurs, pour tous ceux qui veulent vivre une autre vie que celle d’un ilote abruti, de retrouver et de cultiver en eux le véritable sens esthétique, celui qui ne sépare pas le Bien et le Beau, l’éthique sociale qui est la justice dispensatrice du bien de tous, de l’esthétique individuelle et collective qui est la beauté et la joie à l’esprit et au cœur de tous. — Edouard Rothen.
SENSATION n. f. Élément fondamental de la connaissance, la sensation est l’état psychologique immédiat que provoque l’excitation d’un ou de plusieurs nerfs sensitifs. Plaisirs de l’odorat ou du goût, douleur d’une brûlure sont appelés sensations tout comme les impressions tactiles, les couleurs, les sons : car ce terme s’applique indifféremment à des états affectifs ou à des états représentatifs. En fait, point de connaissance, même d’ordre spéculatif, qui ne s’accompagne d’une tonalité affective, parfois très minime il est vrai. Mais c’est exclusivement le caractère représentatif de la sensation que nous étudierons ici.
Dans les rangs inférieurs du monde organisé, chez les amibes par exemple, le protoplasma se présente sous une forme indifférenciée et les diverses fonctions biologiques paraissent s’exécuter au moyen d’une partie quelconque de cette substance uniforme : indifférence structurale et indifférence fonctionnelle sont intimement liées l’une à l’autre. Par contre, si nous négligeons les transitions pour arriver aux animaux supérieurs et à l’homme, nous constatons que la spécialisation des éléments anatomiques s’accompagne d’une division parallèle du travail physiologique. Grâce à une différenciation très accentuée du système nerveux, phénomènes de sensibilité et de motilité acquièrent une très haute importance. Le rôle de ce système est grand dans la vie organique, puisqu’il règle les mouvements des poumons, du cœur et de l’appareil circulatoire, les sécrétions, les mouvements de l’appareil digestif et ceux qui commandent les diverses excrétions. D’autre part, c’est lui qui permet au vivant d’entretenir d’étroites relations avec le milieu extérieur, d’en ressentir les multiples influences et d’y répondre d’une façon appropriée. Mais, alors que les nerfs affectés à la vie organique se rattachent dans l’ensemble au système du grand sympathique, ceux qui sont préposés à la vie de relation se rattachent au système encéphalo-rachidien. Collecteurs des impulsions venues du dehors, les appareils sensoriels, qui font partie intégrante de ce dernier système, se composent essentiellement d’organes récepteurs de l’excitation, d’organes de transmission et d’organes centraux de perception situés dans une partie déterminée de l’écorce cérébrale. Notons, en outre, que l’exercice de chaque sens s’accompagne, dans le champ de sa partie périphérique, de réactions musculaires, indispensables à son jeu régulier et complet. Dans les divers appareils sensoriels, les voies longues conduisent les impressions excitatrices jusqu’à la sphère corticale du cerveau, alors que les voies courtes s’arrêtent dans les centres infra-corticaux. Les neurones sensitifs périphériques ont leur corps cellulaire en dehors de l’axe encéphalo-rachidien : c’est dans la rétine elle-même que les fibres du nerf optique ont leurs cellules d’origine ; c’est dans les ganglions de Corti ou de Scarpa que l’on trouve celles du nerf acoustique.
Adaptés à un genre d’impression bien déterminée, les organes des sens doivent recevoir une excitation qui ne soit ni trop faible ni trop forte, pour donner naissance à une sensation. Au-dessous de 16 vibrations par seconde et au-dessus de 34.000, l’oreille ne perçoit aucun son ; pour les autres sens, il est, de même, possible de déterminer un minimum et un maximum, variables dans une certaine limite. Quel que soit le mode d’excitation, un organe perceptif répond toujours par des sensations d’aspect analogue : électricité, lumière, choc, ingrédients chimiques, etc… produisent une impression lumineuse, quand on les applique au nerf optique, Par contre, la même excitation produit des phénomènes très différents, selon le sens qu’elle impressionne : le courant électrique qui, appliqué à l’œil, détermine une sensation de lumière, provoquera une sensation de choc s’il agit sur le bras, une sensation d’odeur s’il ébranle le nerf olfactif. Aussi, plusieurs physiologistes pensent-ils que la différence spécifique, constatée entre les impressions sensorielles, ne résulte pas de la réalité extérieure, mais du seul système nerveux. C’est une action chimique que l’énergie excitatrice détermine dans les organes des sens ; et c’est la présence des produits de désassimilation qui engendre le sentiment de fatigue, consécutif à des ébranlements trop forts ou trop souvent répétés.
L’excitation est transmise au cerveau grâce à une modification chimique qui, de proche en proche, gagne les éléments encéphaliques. Plusieurs admettent un influx nerveux, analogue au courant électrique. Mais notons qu’il est beaucoup plus lent : sa vitesse, chez l’homme, est de 60 mètres par seconde dans les nerfs centrifuges, de 130 mètres dans les nerfs centripètes. Concernant le travail qui s’accomplit dans l’intimité du cerveau, nous savons fort peu de chose ; toutefois l’on est parvenu à localiser certains centres sensoriels. Un chien devient complètement aveugle, si l’on dénude ses deux lobes occipitaux ; si l’on enlève l’écorce grise du lobe droit seulement, il est partiellement aveugle et de l’œil gauche et de l’œil droit. Pour provoquer la cécité de points limités du champ visuel, il suffit d’enlever des parties déterminées des mêmes lobes. À la suite de lésions occipitales, on a constaté, chez l’homme, des troubles analogues. Chez le chien, l’oreille droite a son centre sensoriel dans la troisième circonvolution occipitale gauche, l’oreille gauche dans la même circonvolution du côté droit. Même si les organes périphériques ne subissent aucune excitation, des sensations apparaissent quand les centres encéphaliques sont ébranlés ; on l’observe dans maints rêves et dans toutes les hallucinations.
Au point de vue psychologique, la sensation subit l’influence et des états qui l’ont précédée et de ceux qui l’accompagnent. Après un bruit étourdissant, l’on ne perçoit pas les nuances de faibles sonorités ; une couleur obtient son maximum de netteté, quand l’accompagnent ses couleurs complémentaires. Harmonie des sons, accord des nuances visuelles sont fondamentales, la première en musique, le second en peinture. De plus, les impressions des divers sens s’entravent ou se renforcent : une sensation lumineuse intense augmente habituellement la finesse de l’ouïe ; des sensations sonores très vives obscurcissent d’abord les perceptions visuelles, puis les stimulent. Un contraste plus ou moins accentué semble nécessaire pour mettre en relief les sensations. Si la température se modifie brusquement, dans la chambre où je me trouve, je le remarque aussitôt ; mais je ne m’en aperçois point, si elle varie lentement. On peut cuire ou congeler des grenouilles, sans qu’aucun mouvement trahisse une douleur quelconque, lorsqu’on élève ou diminue peu à peu la chaleur. En effet, ce que l’on perçoit surtout, c’est le changement, l’opposition. La saveur sucrée d’une solution, trop faible pour être sentie normalement, le sera, et d’une façon très nette, après une application de chlorure de sodium.
Outre sa qualité spécifique et sa nuance individuelle, chaque sensation offre une certaine intensité. Bergson s’est vainement efforcé de montrer que cette dernière se réduisait à un aspect qualitatif. « Une expérience de tous les instants, écrit-il, qui a commencé avec les premières lueurs de la conscience et qui se poursuit pendant notre existence entière, nous montre une nuance déterminée de la sensation répondant à une valeur déterminée de l’excitation. Nous associons alors à une certaine qualité de l’effet l’idée d’une certaine quantité de la cause ; et finalement, comme il arrive pour toute perception acquise, nous mettons l’idée dans la sensation, la quantité de la cause dans la qualité de l’effet. À ce moment précis, l’intensité, qui n’était qu’une certaine nuance ou qualité de la sensation, devient une grandeur. » Mais les analyses psychologiques de Bergson ne peuvent rendre compte de l’aspect quantitatif de maints états de conscience ; et l’ingéniosité de son langage, capable de merveilleux tours de prestidigitation, ne parvient pas à escamoter ce que, dans un sentiment ou une sensation, l’on dénomme intensité. Par contre, de nombreux auteurs font remarquer, avec justesse, qu’élément affectif et élément représentatif se nuisent dans nos sensations : l’intensité de l’émotion ne favorise pas la netteté de la perception, et les sensations olfactives, gustatives, cénesthésiques, qui présentent un caractère affectif très marqué, ne nous donnent, au point de vue de la connaissance, que des notions imprécises et vagues.
La sensation ne se produit que si l’impression initiale possède une durée suffisante ; et elle persiste après l’excitation, dans une mesure qui varie avec la force de cette dernière. Pour l’œil, cette persistance va de 1/15e à 1/3e de seconde. Aussi l’impression produite est-elle continue, quand les excitations lumineuses se succèdent à des intervalles rapprochés : c’est le principe du cinématographe, et l’enfant sait qu’il peut décrire cercles ou rubans de feu en agitant assez vite un tison enflammé. Les chocs électriques cessent d’être discernables dès que leur nombre dépasse 35 à la seconde sur le corps, 60 sur le front. Des observations analogues ont été faites concernant les autres sens. Au point de vue psychologique, nous sommes conscients de la durée des sensations : durée plus ou moins longue et qui présente un aspect différent selon les sens affectés. Notre notion du temps provient, sans doute, d’une assimilation de ces diverses durées faite, ultérieurement au profit des sensations musculaires et auditives.
Certaines sensations sont manifestement extensives, c’est-à-dire étalées dans l’espace ; tel est le cas des couleurs et des impressions tactiles. Beaucoup de psychologues accordent ce caractère à toutes les données des sens : « La voluminosité, affirme James, est une qualité commune à toutes les sensations, tout comme l’intensité. Nous disons fort bien des grondements du tonnerre qu’ils ont un autre volume de sonorité que le grincement d’un crayon sur une ardoise… Une légère douleur névralgique du visage, fine comme une toile d’araignée, paraît moins profonde que la douleur pesante d’un furoncle, ou la souffrance massive d’une colique ou d’un lumbago… Les sensations musculaires ont également leur volume, ainsi que les sensations dues aux canaux semi-circulaires, voire même les odeurs et les saveurs. Les sécrétions internes surtout sont remarquables à ce point de vue ; témoin les sensations de plénitude et de vide, d’étouffement, les palpitations, les maux de tête, ou encore cette conscience très spatiale que nous donnent de notre état organique la nausée, la fièvre, la fatigue, les lourdes somnolences. »
Les anciens psychologues admettaient cinq sens : la vue, l’ouïe, le toucher, le goût et l’odorat ; mais les savants contemporains ont allongé la liste traditionnelle. C’est à la vue que nous devons les sensations de lumière et de couleur. Dans les sensations de lumière, la rétine est actionnée par un mélange complexe des diverses couleurs du spectre, c’est-à-dire par une association de vibrations d’amplitude et de longueur d’onde fort différentes. Dans les sensations de couleur, les rayons excitateurs sont les composants dissociés de la lumière blanche. Violet, indigo, bleu, vert, jaune, orangé, rouge constituent les notes principales de la gamme colorée ; mais trois d’entre elles, le vert, le jaune et le rouge, sont dites couleurs fondamentales, parce qu’elles permettent, quand on les associe en proportions variables, de reproduire toutes les autres. On pourrait distinguer six à sept cents qualités d’impressions lumineuses, au dire de certains ; et l’on a parlé d’un million de nuances colorées, en tenant compte du ton, de l’intensité et de la saturation. D’autres évaluent le nombre des sensations visuelles possibles à 35.000 ; dans chacune des couleurs du prisme, un ouvrier tapissier des gobelins ou d’Aubusson arrive, assure-t-on, à distinguer 1.500 nuances en moyenne, parfois plus, parfois moins.
A l’ouïe nous devons de connaître les bruits, résultats d’ébranlements irréguliers, instables et confus, ainsi que les sons, dus à des vibrations périodiques et régulières. Ces derniers diffèrent entre eux par la hauteur, l’intensité, le timbre ; et une oreille exercée arrive à distinguer un nombre prodigieux de sons. « Des notes les plus basses jusqu’aux plus hautes, écrit Ebbinghaus, nous pouvons percevoir, dans des conditions favorables, plusieurs milliers de notes et dans les hauteurs moyennes, à l’intérieur d’une seule octave, plus de mille. Si, dans l’emploi pratique des sons dans la musique, nous nous contentons d’un nombre plus faible (dans les instruments à notes fixes 12 à l’octave), cela tient en partie à des raisons techniques comme le maniement incommode d’instruments à notes trop nombreuses. Mais cela vient surtout de ce que relativement peu de notes s’accordent bien avec une note prise au hasard. »
On distingue, aujourd’hui, les sensations kinesthésiques et thermiques des sensations tactiles ; aussi n’accordons-nous plus au toucher l’importance exceptionnelle que les anciens psychologues lui attribuaient. Nous devons à ce sens les impressions de contact, de poli ou de rugueux, de chatouillement. Expansions nerveuses peu différenciées, ses organes récepteurs sont répandus sur toute la surface du corps. Néanmoins la sensibilité tactile n’est pas égale dans les diverses régions de la peau ; l’écartement minimum, requis pour que l’on sente séparément les deux pointes d’un compas, permet d’apprécier son degré d’acuité. Pour la langue, les lèvres et le bout des doigts, cet écartement va de 1 à 5 millimètres ; il dépasse 3 centimètres sur le dos de la main et 5 centimètres sur la région dorsale du corps. Quant à la persistance des impressions tactiles, elle est très faible, et si l’on touche une roue dentée, animée d’un mouvement rotatoire, la sensation n’apparaît continue qu’au delà de 40 impressions par seconde.
Le goût, qui a son siège dans la bouche, nous renseigne sur les saveurs ; mais les sensations qu’il nous donne sont habituellement mélangées à des sensations de contact, de chaleur, d’odeur, de mouvement. Parfois même les secondes sont prédominantes : les saveurs astringentes sont d’origine tactile, celles de la menthe poivrée ou de la moutarde s’avèrent surtout calorifiques, et l’on arrive difficilement à distinguer un oignon d’une pomme, lorsque le sens olfactif est détruit. C’est d’ailleurs à des terminaisons nerveuses spéciales que répondent les sensations gustatives fondamentales : sucré, acide, amer, salé. Plusieurs sels métalliques paraissent acides, en effet, quand on les pose à la pointe de la langue, et amers quand on les place dans la région postérieure ; c’est le cas de l’acétate de plomb.
Localisé dans la partie supérieure des fosses nasales, l’odorat joue un rôle prépondérant chez certains animaux. Bien que très réduit chez l’homme, par défaut d’exercice, il demeure capable, en certains cas, de déceler la présence de substances chimiques qui n’existent qu’à dose infînitésimale : on peut sentir un deux millionième de milligramme de musc et un vingt-cinq millionième de milligramme de mercaptan. Le chien, dont les lobes et les organes récepteurs olfactifs sont beaucoup plus développés que dans l’espèce humaine, retrouve, après plusieurs heures, l’odeur laissée par le passage d’un lièvre ou de son maître. Souvent les sensations olfactives s’associent à des saveurs ou à des sensations thermiques. On arrive même à confondre odeurs et saveurs : lorsqu’il agit sur la muqueuse nasale, le chloroforme semble avoir un goût sucré. Et, quoi qu’on pense, l’ammoniaque n’excite pas les fibres olfactives mais uniquement les organes tactiles du nez. Dans les conditions normales, les effluves odorants sont recueillis à l’état gazeux seulement.
A côté des cinq sens classiques, il convient de faire une place à des sens nouvellement découverts : la cénesthésie, le sens kinesthésique, le sens thermique, celui de l’orientation. Et, sans parler des sens particuliers que l’on rencontre chez certaines espèces animales, nul ne saurait affirmer que l’on n’en découvrira pas d’autres, encore insoupçonnés, même chez l’homme. La cénesthésie ou sensibilité de l’ensemble des organes est liée au fonctionnement des appareils de la respiration, de la digestion, etc…, à celui des glandes, des nerfs, peut-être du cerveau. Habituellement vague et peu claire, lorsque les organes sont en bon état, elle devient très vive dans certaines maladies. Nous lui devons les sensations générales de bien-être, de lassitude, de surexcitation, d’abattement, etc…, ainsi que des sensations de caractère périodique comme celle de la faim. Dans la cénesthésie, l’élément affectif est tout à fait prédominant ; l’élément représentatif ne comporte que des indications vagues et facilement illusoires. Une concentration excessive de l’attention sur les sensations organiques engendre la neurasthénie et la nosophobie ou crainte d’être atteint de toutes les maladies dont on entend parler ; parfois elle aboutit aux phénomènes si curieux de l’autoscopie interne. Le malade parvient à décrire l’état d’organes tels que le coeœur, le foie, les poumons. Des personnes, ignorantes des notions même élémentaires de l’anatomie, ont pu donner des indications sur le jeu de leurs valvules cardiaques ou préciser la place, dans l’intestin, d’une épingle avalée par mégarde.
Le sens kinesthésique, nettement distingué du toucher par les psychologues contemporains, nous renseigne sur l’état de nos muscles, sur les mouvements et la situation de nos membres. Que je remue mon bras ou qu’on le déplace sans aucun effort de ma part, j’en suis averti, dans les deux cas, même si je n’éprouve aucune sensation tactile et si j’ai les yeux fermés. En effet, les sensations kinesthésiques ne viennent pas seulement des muscles, mais aussi des articulations et des tendons. Quant au sentiment de l’effort, auquel Maine de Biran fait jouer un rôle primordial dans sa philosophie, il ne précède pas la contraction musculaire et n’accompagne pas l’innervation centrale. Comme toutes les autres sensations, celle de l’effort résulte d’une impression centripète. Lorsqu’ils cherchent à soulever leurs membres paralysés, certains hémiplégiques ont conscience de l’effort déployé, mais l’on constate qu’ils contractent alors soit les membres correspondants, soit d’autres muscles. Fréquemment, les sensations kinesthésiques se mêlent à d’autres sensations, en particulier à celles du toucher ; toutefois il faut ranger la sensation de pression dans la seconde catégorie et celle de poids dans la première.
Longtemps confondu avec le sens tactile, le sens thermique possède pourtant des organes spéciaux, de qui dépendent nos impressions de froid et de chaud. Les points de notre épiderme qui sentent le froid ne sont, d’ailleurs, pas les mêmes que ceux qui sentent le chaud. Si l’on promène lentement et légèrement une plume d’acier ou une tige pointue sur le dos de la main, l’on perçoit, par intervalles, une sensation de froid liée à certains points. Pour découvrir les points sensibles à la chaleur, il faut maintenir chaude l’extrémité de la plume ou de la tige dont on se sert. Ce n’est pas à un refroidissement de la peau, mais à une hyperesthésie des nerfs du froid qu’est due l’action des crayons de menthol. Le sens thermique ne nous renseigne, en définitive, que sur les variations de température des objets extérieurs, considérées dans leur rapport avec celle de notre propre corps. On attribue à un mélange d’excitations thermiques et tactiles la sensation d’humidité.
Au sens de l’équilibre, ou sens statique, nous devons les sensations de mouvement rectiligne ou curviligne, de verticalité, d’inclinaison, de vertige, d’étourdissement. Il nous renseigne, en effet, sur la position de la tête au cours des divers mouvements accomplis et, par là même, d’une façon indirecte, sur l’attitude générale du corps. Les canaux semi-circulaires de l’oreille interne constituent les organes spéciaux du sens statique, ainsi que de multiples expériences l’ont démontré ; au nombre de trois chez l’homme, ils semblent correspondre aux trois dimensions de l’espace. Déjà, Flourens constatait « que la section des canaux semi-circulaires provoque chez les animaux des mouvements dont la direction correspond au plan du canal opéré. » La grenouille, dont on a sectionné les canaux horizontaux, ne nage plus en ligne droite, mais en cercle ; elle se balance autour de son axe longitudinal. Si l’on coupe ses canaux verticaux, elle saute en ligne droite au contraire. Des expériences analogues, faites sur des lapins et des pigeons, aboutissent à des résultats identiques. De plus, on observe que les animaux qui, comme les lamproies et les souris japonaises, ne possèdent qu’une ou deux paires de canaux semi-circulaires donnent, par leurs mouvements, l’impression de ne connaître qu’une ou deux dimensions de l’espace. Les souris japonaises, par exemple, tournent fréquemment sur elles-mêmes durant des heures entières ; elles n’avancent que par trajets circulaires et en diagonale. Chez l’homme, les lésions des organes du sens statique provoquent le manque d’équilibre et le vertige. « Si l’on tourne, les yeux fermés, plusieurs fois de suite sur le talon et si l’on s’arrête subitement, remarque Ebbinghaus, on a l’impression sensible, la plus vive, de tourner dans le sens contraire au précédent ; c’est une sensation des canaux semi-circulaires. Elle provient de ce qu’un anneau de liquide dans le canal horizontal, qui au début de la rotation du corps était resté un peu collé aux parois de celui-ci, tourne encore un moment lorsqu’on s’arrête brusquement et produit, sur les organes terminaux d’un nerf qui pénètrent dans ce liquide, une excitation contraire à la précédente. »
Certains animaux possèdent des sens dont nous comprenons très mal la nature : sens électrique, sens hygrométrique, sens de l’orientation, etc… On a beaucoup écrit, sans parvenir à formuler une explication satisfaisante, sur la faculté que possède le pigeon voyageur de regagner son gîte, même lorsqu’on le transporte à des centaines de kilomètres. Concernant les insectes, bien des choses restent à découvrir, non moins mystérieuses que celles qu’on connaît déjà. Mais, lentement, de patients chercheurs défrichent ces coins obscurs où rien n’échappe, pas plus qu’ailleurs, à la loi du déterminisme universel.
C’est dans l’étude des sensations que les psychologues se sont efforcés, pour la première fois, d’utiliser les procédés de mesure et de calcul chers aux physiciens et aux chimistes. Toute une école de psychophysiciens s’est donnée pour mission de préciser les relations qui unissent le monde physique au monde mental. Ils ont déterminé le sens de l’excitation, c’est-à-dire le minimum d’excitation requis pour qu’il y ait sensation, et surtout ils ont voulu exprimer en langage mathématique les rapports des impressions physiques et des sensations. Mais de telles recherches sont délicates. Pour la sensation de pression, on pose sur le point de la peau que l’on veut explorer de petites balles de liège, afin de parvenir à déterminer le poids minimum perceptible. « Un grand nombre de recherches faites de cette manière, écrit Ribot, ont prouvé que la peau possède une sensibilité très variable suivant les régions explorées. Les régions les plus sensibles sont le front, les tempes, les paupières, le dos de la main ; elles peuvent sentir jusqu’à 1/500e de gramme. Le plat de la main, le ventre, les jambes sont des régions très peu sensibles, puisque le minimum perceptible tombe à 1/20e de gramme. Enfin, sur les ongles et au talon, il descend jusqu’à 19 grammes. Pour ce qui concerne l’effort musculaire, le minimum perceptible serait représenté, suivant Wundt, par le raccourcissement de 4/100 de millimètre du muscle droit interne de l’œil. » Lorsque la main est à 18° environ, il faut une élévation de 1/8 de degré pour éprouver une sensation thermique. D’après Volkmann, la plus petite sensation lumineuse perceptible serait égale à l’éclairage d’un velours noir par une bougie placée à une distance de 7, 7 pieds. Pour l’ouïe, le bruit le plus faible qui puisse franchir le seuil de la conscience est l’équivalent du son produit par une boule de liège de 1 milligramme, tombant de 1 millimètre de haut, l’oreille étant à 91 millimètres de distance.
Mais c’est à déterminer les rapports de l’excitation à la sensation que se sont particulièrement attachés les psychophysiciens. Déjà Weber constatait que la sensation croît d’une manière discontinue, même quand l’excitation croît d’une manière continue, et qu’une excitation nouvelle, pour être sentie, doit être d’autant plus faible que l’excitation à laquelle elle s’ajoute est plus faible, d’autant plus forte que l’excitation à laquelle elle s’ajoute est plus forte. D’où la loi suivante, appelée loi de Weber : « L’accroissement de l’excitant nécessaire pour produire un accroissement perceptible de la sensation est une fraction constante de cet excitant. » Fechner essaya de préciser la loi de Weber et de trouver une formule exprimant le rapport de toute excitation à toute sensation. Il utilisa trois méthodes ingénieuses : celle des plus petites différences perceptibles, celle des cas vrais et faux, celle des erreurs moyennes, et multiplia les expériences. Finalement, il parvint à énoncer la loi psychophysique qui porte son nom : « La sensation croît comme le logarithme de l’excitation. » En d’autres termes, lorsque les excitations croissent en progression géométrique, les sensations croissent en progression arithmétique. Les mesures opérées par Fechner n’étaient pas irréprochables ; on a dû les modifier. De plus, sa formule ne tenait pas assez compte de la complexité des faits. Néanmoins, malgré les critiques acerbes qu’on a coutume de lui adresser, il n’est pas vrai que sa tentative ait complètement échoué. Nous savons maintenant, de la façon la plus certaine, qu’il n’y a ni égalité, ni équivalence entre les variations d’intensité de l’excitation et les variations d’intensité de la sensation. En outre, nous constatons que la sensation n’est pas un état simple et irréductible, comme le prétendent les spiritualistes, mais qu’elle est une synthèse, le résultat d’un travail organique préalable.
Taine, penseur généralement soucieux de ne point déplaire aux bien-pensants, estimait dans son livre L’Intelligence que les sensations n’ont pas le caractère de simplicité qu’on leur attribue : « La psychologie est aujourd’hui en face des sensations prétendues simples, comme la chimie, à son début, était devant les corps prétendus simples. En effet, intérieure ou extérieure, l’observation, à son premier stade, ne saisit que des composés ; son affaire est de les décomposer en leurs éléments, de montrer les divers groupements dont les mêmes éléments sont capables, et de construire avec eux les divers composés. Le chimiste prouve qu’en combinant, avec une molécule d’azote, une, deux, trois, quatre, cinq molécules d’oxygène, on construit le protoxyde d’azote, l’acide azoteux, l’acide hypo-azotique, l’acide azotique, cinq substances qui, pour l’observation brute, n’ont rien de commun et qui pourtant ne diffèrent que par le nombre de molécules d’oxygène comprises dans chacune de leurs parcelles. Le psychologue doit chercher si, en joignant telle sensation élémentaire avec une, deux, trois autres sensations élémentaires, en les rapprochant dans le temps, en leur donnant une durée plus longue ou plus courte, en leur communiquant une intensité moindre ou plus grande, il ne parvient pas à construire ces blocs de sensations que saisit la conscience brute et qui, irréductibles pour elle, ne diffèrent cependant que par la durée, la proximité, la grandeur et le nombre de leurs éléments. » Et Taine trouve la preuve de ce qu’il avance dans des expériences effectuées en acoustique, et qui démontrent que les différences qualitatives des sons proviennent, en réalité, de différences quantitatives. Spencer déclare, lui aussi, que « la substance de l’âme est résoluble en chocs nerveux », et que toute sensation se ramène à un nombre fixe de ces chocs produits par les mouvements ondulatoires de l’excitation. De l’élément primordial, constitutif de toutes les perceptions des sens, le philosophe anglais estime même possible de donner une idée. « L’effet subjectif, déclare-t-il, produit par un craquement ou un bruit qui n’a pas de durée appréciable, n’est guère autre chose qu’un choc nerveux. Quoique nous distinguons un pareil choc nerveux comme appartenant à ce que nous appelons sons, cependant il ne diffère pas beaucoup de chocs nerveux d’autres espèces. Une décharge électrique, qui traverse le corps, cause une sensation analogue à celle d’un bruit fort et soudain. » Bien entendu, les spiritualistes ont poussé des cris d’orfraie, tant ils redoutent l’introduction de la mesure et de l’analyse quantitative en psychologie. Certes, nous estimons que Spencer et Taine se trompent sur bien des points, mais il nous semble évident que la sensation s’explique par ses antécédents physiologiques. Contrairement à la thèse épiphénoméniste de Le Dantec, qui est une absurdité scientifique, nous admettons l’existence d’une énergie mentale capable d’avoir une action très efficace ; mais cette énergie mentale n’a rien de spirituel au sens traditionnel du mot, elle s’avère de même nature que les énergies les plus matérielles et n’est qu’une transformation des forces corporelles, une qualité nouvelle conditionnée par le système nerveux. De même que le travail mécanique peut engendrer l’énergie électrique qui, à son tour, donnera de la lumière, de la chaleur, etc…, de même le cerveau engendre la pensée, une pensée vraiment efficace, dont les effets sur l’organisme sont indéniables, mais qui, fatalement, cesse d’être lorsque le cerveau disparaît. Manifestation première de l’énergie mentale, la sensation nous renseigne sur les rapports qui relient notre corps au milieu environnant. — L. Barbedette.