Encyclopédie anarchiste/Sabbat - Saint-Siège
SABBAT n. m. Repos sacré observé par les Juifs le septième jour de la semaine, en vertu de la loi de Moïse. Les Juifs s’abstenaient, ce jour-là, de tout travail, et celui qui enfreignait cette loi était puni de mort.
Le sabbat était également, dans les superstitions médiévales, l’assemblée nocturne des sorciers qui se réunissaient, sous la présidence de Satan, pour prendre part à des festins diaboliques, recevoir les initiés, préparer des maléfices et cueillir des herbes magiques. Il est possible que de telles réunions aient eu lieu quelquefois ; Michelet n’y voit que la révolte nocturne du serf contre le seigneur : les assemblées mystérieuses des sorciers parisiens autour du gibet de Montfaucon ne sont pas sans analogie avec le scandale d’Helsingfors, en Finlande, qui a révélé l’existence, en 1932, d’une société secrète internationale, dont les membres se réunissent la nuit dans les cimetières pour déterrer les cadavres et se livrer à des mutilations rituéliques… Mais, le plus souvent, le sabbat médiéval fut la création de la féconde imagination populaire, création entretenue par les veillées. Des sorcières, brisées par la torture, ont pu avouer s’y être rendues sans l’avoir jamais fait, uniquement pour échapper aux tourments. Comme l’a dit Maxwel, le sabbat « est le fait de l’érudition des inquisiteurs et des juges interrogeant, et de l’ignorance suggestible des sorciers interrogés ». (Voir Sorcellerie.) — Jean Bossu.
SABOTAGE n. m. Selon le Dictionnaire Larousse, ce mot se rapporte simplement à la fabrication de sabots. Ce n’est pour lui qu’un nom masculin. Apprendre le sabotage, c’est apprendre le métier de sabotier. — C’est aussi l’opération qui consiste à entailler obliquement les traverses sur les voies de chemins de fer, pour y fixer les coussinets ou les rails. — Pourtant, ce Dictionnaire indique encore que « sabotage, c’est l’action d’exécuter un travail vite et mal. — Imprimerie : acte malhonnête du typographe qui, volontairement, introduit des erreurs dans la composition ou détériore le matériel d’imprimerie qui lui est confié. »
Cette dernière définition du sabotage n’est pas la nôtre. Il n’est pas admissible qu’un ouvrier s’en prenne sans raison à son travail ou au matériel. Quand un travail est ainsi compris, c’est que l’ouvrier est un mauvais ouvrier qui n’aime pas son métier, qui n’a pas l’amour du travail qui rend— ou devrait rendre — l’homme fier et libre… Et puis, pourquoi citer l’imprimerie comme exemple et le typographe comme type de saboteur, alors qu’il y a tant d’autres métiers où le travail est plus sérieux et le matériel plus précieux ? Le saboteur du Larousse est un pauvre d’esprit ou un sournois mécontent qui se venge.
Ainsi, en peu de lignes, le Dictionnaire Larousse dit tout ce qu’il peut dire du sabotage. En quelques mots, il effleure cependant ce qui peut, ici, nous intéresser. Mais il est nécessaire de préciser, de mettre au point, la forme d’Action Directe que, dans notre théorie du Syndicalisme révolutionnaire, nous avons propagée, sous le nom de sabotage.
C’est justement parce que les ennemis de la classe ouvrière organisée n’ont cessé de dénaturer ou de ridiculiser le sens, l’action, le but du sabotage, qu’il a paru indispensable aux militants syndicalistes de l’expliquer, par la parole et par la plume, à chaque occasion.
Selon le Dictionnaire Larousse, le sabotage est simplement l’action d’exécuter un travail vite et mal. Le saboteur n’est autre que l’ouvrier, l’employé, le salarié qui, volontairement, exécute vite et mal un travail.
Voilà qui est clair et bref.
Mais ce bon Dictionnaire Larousse, à la portée de tous, n’agit pas inconsciemment en s’abstenant d’approfondir un peu l’action du sabotage et en oubliant volontairement de développer toute la valeur que nous lui attribuons dans la lutte quotidienne de revendication et de défensive des exploités contre leurs exploiteurs. Tâchons donc, ici, d’y suppléer.
D’une brochure, déjà vieille (1908), mais quand même d’actualité sur ce sujet, nous croyons bon d’extraire ceci :
L’Action Directe comporte aussi le sabotage. — Que n’a-t-on pas dit et écrit sur le sabotage ? En ces derniers temps, la presse bien pensante s’est appliquée à en dénaturer le sens. Heureusement, divers écrits des militants syndicalistes ou leurs déclarations devant les tribunaux ont rétabli le sens exact du sabotage ouvrier, qui ne doit pas être confondu avec le sabotage patronal.
Chez le patron, le « sabotage » s’attaque au public, par la falsification des denrées, la fraude des vins, du beurre, du lait, des farines, etc., la mauvaise qualité des matières premières et matériaux nécessaires aux travaux d’utilité publique. Il faudrait un volume pour énumérer les vols, les escroqueries, les fraudes, les malfaçons dues à la crapulerie et à la rapacité des patrons et des entrepreneurs. De nombreux procès récents, de graves affaires de marchandage, des tripotages honteux ont montré combien peu les exploiteurs et les commerçants ont le souci de la santé du public et de son intérêt. Au point de vue militaire, les mêmes crimes des gros fournisseurs ont montré quel était le patriotisme de ces marchands. Ce qu’on ne sait pas, c’est le nombre de scandales étouffés par la seule puissance du jour : l’argent.
Le « sabotage » ouvrier, contre lequel les journaux ont saboté le jugement du public, contre lequel les juges ont saboté la justice et l’équité, est tout autre.
Il consiste d’abord, pour l’ouvrier, à donner son travail pour le prix qu’on le paie : à mauvaise paie, mauvais travail. L’ouvrier pratique assez naturellement ce système. On pourrait même dire qu’il est des travailleurs qui le pratiquent inconsciemment, d’instinct. C’est sans doute ce qui explique la mauvaise qualité et le bon marché de certains produits. On dit couramment d’un mauvais produit, vendu très bon marché : c’est du travail qui sort des prisons.
Mais le « sabotage » est parfois praticable d’une façon assez paradoxale. Par exemple, un employé de commerce, un garçon de magasin est un employé fidèle s’il soutient bien l’intérêt de son patron ; et souvent cet intérêt consiste à tromper, à voler le client. Pour saboter, cet employé n’aurait qu’à donner la mesure exacte au lieu de se tromper de mesure aux dépens du client et à l’avantage du patron, comme il fait d’habitude. Une demoiselle de magasin n’aurait qu’à vendre un mètre exact d’étoffe ou de ruban, au lieu d’en donner, comme à l’ordinaire 90 ou 95 centimètres pour un mètre. Ainsi, pour certains ouvriers, il leur suffirait d’être honnêtes avec le consommateur, scrupuleux avec le client, pour saboter l’intérêt patronal et n’être pas complice de ses vols.
Ils sabotent, et ils ont raison, ceux qui, ayant fabriqué un mauvais produit, dangereux à la consommation, en préviennent les consommateurs. Ils sabotent, et ils ont raison, ceux qui versent aux consommateurs la véritable boisson demandée au lieu de la boisson frelatée sur laquelle il y a gain de cent pour cent. Ils sabotent aussi, et ils ont raison, ceux qui, comme nos camarades boulangers, défendent leur pain et leur salaire, en sachant rendre inutilisables, en temps de grève, le four ou le pétrin où le patron escomptait les remplacer par des jaunes ou par des soldats. Ils sabotent enfin, et ils ont raison, ceux qui, pour un motif louable de solidarité ouvrière, coupent les fils télégraphiques et téléphoniques, éteignent les lumières, suppriment toutes communications, entravent tous transports et font, par ces moyens, capituler exploiteurs et gouvernants. Ce genre de sabotage est aussi de l’action directe superbement efficace contre les ennemis des ouvriers.
Le « sabotage » intelligent de l’ouvrier s’attaque en général à l’intérêt direct de l’exploiteur. Il est de bonne guerre ; il est défensif ; il est une revanche. Le « sabotage » patronal s’attaque seulement à l’intérêt du public, sans distinction. Il est toujours nuisible et bien souvent criminel, puisqu’il attente à la santé, à la sécurité, à la vie du public. La confusion n’est pas possible.
Le sabotage est donc de l’action directe, puisqu’il s’attaque au patron sans l’intermédiaire de personne Le « sabotage » est l’action directe qui peut s’exercer dans les moments de paix relative entre le Patronat et le Salariat, comme en temps de grève ou de conflit. (Extrait de l’A. B. C. syndicaliste.)
Voilà donc une définition du sabotage qui correspond assez bien à ce que l’ouvrier comprend lorsqu’il s’agit pour lui de protester ou de se défendre de la manière la meilleure qui soit à sa portée et qui, loin d’être néfaste à une collectivité quelconque, la protège aux dépens des intérêts du patronat.
On pourrait citer encore bien des exemples de sabotage. Ainsi, lors d’une grève des Inscrits maritimes, les grévistes firent acte de sabotage intelligent en dénonçant par affiches le sabotage scélérat des Compagnies Maritimes. Ces affiches prévenaient les voyageurs que tel bateau était dangereux à prendre vu le mauvais état de la chaudière (dûment constaté), ou des machines, ou du foyer ; que tel autre pouvait, en cours de navigation, s’arrêter subitement du fait, incontestable, que l’arbre-couche de la machine était fêlé et devait fatalement briser, d’un instant à l’autre, en plein service et, par conséquent, immobiliser le bateau en pleine mer. Il est bon de remarquer ceci : les inscrits qualifiés saboteurs prévenaient les voyageurs du risque couru par eux en se livrant avec confiance à l’impéritie des Compagnies Maritimes. Celles-ci, par rapacité criminelle, restaient muettes sur le danger qu’elles connaissaient, mais elles faisaient payer très cher, et d’avance, le voyage. Toutefois, elles ne payaient qu’après le voyage les hommes d’équipage du bateau et ne versaient jamais d’appointements à l’avance. Ce calcul intéressé des Compagnies est le même pour toutes. Ces administrations n’admettraient pas que fût qualifiée de sabotage leur malhonnête façon d’agir. Clientèle ou usagers des Compagnies de transports n’ont jamais protesté contre un tel système. Quant à l’État, il n’intervient jamais contre les Compagnies ; les poursuites sont pour les exploités de ces Compagnies, lorsqu’ils dénoncent leurs crimes. Les forces policières de provocation et de répression sont employées avec empressement contre les grévistes revendiquant sécurité, mieux-être, respect de leur dignité de travailleurs. L’État intervient toujours aussi, pour plaindre des mêmes discours les naufragés et pour « renflouer » ces pauvres Compagnies de navigation toujours en déficit. Ce genre de sabotage capitaliste et de sabotage gouvernemental n’a jamais fait verser autant d’encre que le simple fait d’un prétendu sabotage ouvrier, dénaturé sciemment par une presse servile et intéressée. Celle-ci sait toujours rendre criminel l’acte de sabotage. Elle excelle à saboter les faits. Le sabotage de l’opinion publique est, pour le journalisme contemporain, au service du capitalisme, un devoir professionnel. Il y a donc sabotage et sabotage. — C. Q. F. D.
N’oublions pas encore de constater qu’il y a des lois et décrets qui surgissent presque toujours après de retentissantes protestations du parlement, de l’opinion et de la grande presse, au lendemain d’une catastrophe. Mais ces lois et décrets sont toujours inappliqués ou inapplicables et, le sabotage continue contre la vie des mineurs, des employés de chemins de fer, des inscrits maritimes et de tous les travailleurs qui risquent sans cesse la mort pour gagner leur vie et enrichir les exploiteurs de toutes catégories : ceux qui entreprennent, administrent, aussi bien que ceux qui profitent en ne faisant rien que palper les dividendes et en jouir toute leur vie.
Il y a différentes sortes de sabotages. Aussi nous ne prétendons pas les énumérer complètement et parfaitement. Nous n’y arriverions pas.
Qu’on imagine un avocat sabotant sa jolie profession libérale en ne défendant jamais que ce qu’il croit juste et noble de défendre ; un juge, saboteur de la justice, refusant de reconnaître et de déclarer non coupable l’accusé volant pour manger, s’il a faim, étant sans ressource ; un saboteur policier secourant un vieillard au lieu de le molester en l’emmenant au poste pour flagrant délit de vagabondage ou de mendicité ; un prêtre laissant dormir et se chauffer dans son église un miséreux grelottant et rompu de fatigue ; un restaurateur n’appelant pas la police pour empoigner un affamé qui s’est restauré pour plus qu’il ne peut payer ; un gendarme n’inquiétant pas, sur la route, un maraudeur qui se sauve ou un trimardeur qui se cache ; un médecin donnant ses soins et n’ordonnant pas une copieuse fourniture de pharmacie ; un gradé n’insultant pas un inférieur ; un patron payant convenablement ses ouvriers ; un contremaître ne jouant pas, à l’usine ou sur le chantier, à l’adjudant Flic ou au mouchard, vis-à-vis de ses anciens compagnons ; un gardien de prison ayant de la pitié au lieu de la brutalité envers les détenus, etc., etc. Enfin, oui, imaginez tous ces saboteurs de l’ordre bourgeois dans l’exercice de leurs fonctions ; ne croyez-vous pas qu’il y aurait vraiment danger pour la Société bourgeoise en présence de ce paradoxal sabotage difficile à concevoir et pourtant possible ?… Pourquoi pas ?…
Eh ! oui ; possible, puisque nous avons bien des saboteurs du journalisme, en ce qu’ils osent dire sur tous les événements, politiques et sociaux tout ce qu’ils pensent, si subversive que soit leur opinion ! — Eh ! oui ; possible, puisqu’il se trouve, en conseil de guerre, des officiers saboteurs de l’imbécillité militariste pour acquitter de braves jeunes gens trop fiers pour supporter la discipline et respecter les bourreaux galonnés ; il en est aussi de ses saboteurs qui, dans l’armée, commencent à comprendre, à admettre l’objection de conscience et s’inclineront demain devant les héros qui se refusent à porter une arme, à toucher un engin qui donne la mort à des êtres humains. — Voilà du sabotage conscient.
Ne désespérons pas de voir des saboteurs non seulement conscients, mais aussi organisés, pour se refuser collectivement à tout ce qui peut servir la Guerre et rendre plus facile la Paix. Qui sait même, s’il ne se trouvera pas des saboteurs héroïques pour saboter énergiquement la Guerre et les Guerriers, pour saboter surtout ceux qui la veulent pour les autres et ceux qui la font par sauvagerie, inconscience ou lâcheté ; pour saboter enfin, ceux qui en sont la cause, les organisateurs, ou les profiteurs ! Ce sabotage ne nous semble pas du tout déplacé et nous dirions même qu’il est d’extrême urgence à l’époque trouble où nous vivons.
Ce n’est pas saboter la raison humaine que de croire à un monde renouvelé par la bonne volonté et la cohésion dans l’effort des meilleurs parmi les hommes qui pensent, travaillent, s’élèvent et rêvent de l’affranchissement intégral de l’individu par une transformation sociale, favorable au règne de l’Entente entre tous et de la Liberté pour tous.
Le « sabotage » s’apparente à cet autre mot, moins connu peut-être, mais qu’il est intéressant de ne pas ignorer : c’est le mot Boycottage. Voici, d’abord, ce qu’en dit le Dictionnaire Larousse :
« Boycottage (rad. boycotter) n. m. Mise en interdit des propriétés ou des fermiers irlandais qui n’obéissent pas aux injonctions de la Ligue agraire.
— « Encycl. Vers 1880, un capitaine anglais, nommé James Boycott, gérant des propriétés que le comte Erne possédait dans le comté de Mayo (Irlande), fit preuve d’une telle dureté à l’égard des fermiers placés sous ses ordres qu’il s’en fit exécrer. Ils s’entendirent pour le mettre en quarantaine. Tout Irlandais dut lui refuser son travail ; il fut même interdit de lui acheter ou de lui vendre un objet quelconque, surtout des vivres. Le pacte fut fidèlement observé. Malgré l’intervention du gouvernement qui lui envoya une garde, et l’aide des dissidents de l’Ulster qui rentrèrent ses récoltes, Boycott fut obligé de quitter le pays.
« Le nom de boycottage fut, depuis lors, appliqué aux excommunications du même genre, qui furent lancées, pour la plupart, par les associations secrètes irlandaises, notamment par la Ligue agraire. »
Le mot « boycottage » signifie donc : mettre en quarantaine, frapper d’interdit ; l’usage s’en étendit un peu partout. Le sabotage et le boycottage sont devenus deux formes de l’action directe, de défensive surtout. Déjà, en 1897, la question vint au congrès des Bourses du Travail de France, qui se tint à Toulouse. Un rapport sur le boycottage et le sabotage y fut discuté et des résolutions adoptées.
Les congrès ouvriers, constatant l’inefficacité relative des grèves partielles où s’épuisaient les forces et les ressources de résistance du prolétariat cherchaient donc des moyens de lutte plus efficaces.
Voici ce qu’on lisait à l’époque, dans les publications ouvrières :
« L’homme qui a donné son nom au boycottage est mort tout récemment. Le capitaine Boycott était le middleman de lord Erne, un des grands propriétaires du comté de Mayo, en Irlande. Le middleman est l’homme qui afferme, en bloc, au propriétaire foncier, une étendue plus ou moins considérable de terres, pour la sous-louer en détail à d’autres fermiers ou la faire cultiver par des ouvriers ruraux. Le capitaine Boycott se fit particulièrement détester par son oppression. Les tenanciers étaient incapables d’acquitter leurs fermages, en ce comté de Mayo où il était le maître et où, coup sur coup, pendant plusieurs années, , les récoltes avaient été dévastées par les intempéries. Malgré cela, il fit valoir ses droits de propriétaire.
« On n’a point oublié cette dramatique époque. Les soldats anglais, requis par le middleman, pénétraient dans la chaumière du fermier insolvable, saisissant le misérable mobilier, expulsant les habitants ; puis, pour que ces malheureux, dépourvus d’asile, ne cédassent pas à la tentation de réintégrer celui-ci, même vide, les soldats enlevaient le toit de la maison et les châssis des fenêtres. Il ne restait plus que les quatre murs de pierres.
« La haine des Irlandais contre le capitaine Boycott fut telle qu’on le mit à l’index dans le pays tout entier. La Ligue agraire décida de lui infliger la quarantaine. C’était l’inauguration d’un nouveau système de lutte. Défense fut faite à tout Irlandais de fournir au capitaine Boycott, non seulement du travail, mais aussi des vivres. Pendant plusieurs semaines il vécut seul dans sa maison, ne trouvant ni ouvrier, ni laboureur, ne pouvant rien acheter, même à prix d’or. S’il n’avait pas eu de provisions, il serait littéralement mort de faim. Enfin, il dut quitter la place et partir pour l’Angleterre.
« Les landlords ne tardèrent pas, à leur tour, à employer contre les malheureux Irlandais la méthode de combat que ceux-ci avaient employée contre le capitaine Boycott. Ils menaçaient les ouvriers de réduction de salaire, de privation de travail ; ils menaçaient les commerçants de leur retirer la clientèle de leurs fermiers ; enfin, ils allaient jusqu’à menacer les pauvres de ne plus donner d’aumônes. — (Telle fut l’origine du Boycottage).
« Ainsi « popularisé », le boycottage traversa la mer.
« À Berlin, en 1894, les brasseurs, cédant à la pression gouvernementale, refusèrent leurs, salles de réunions aux socialistes. Les brasseurs furent boycottés et si rigoureusement, qu’au bout de quelques mois ils durent se soumettre. — A Berlin, encore, la compagnie des chemins de fer circulaires, s’étant aperçue que le public fermait lui-même les portières des wagons, supprima les deux cents employés à qui, jusqu’alors, était confiée cette tâche. Aussitôt, les socialistes intervinrent, firent comprendre au public qu’il devait désormais s’abstenir de fermer les portières et obtinrent ainsi que la compagnie reprenne son personnel.
« A Londres, en 1893, les employés de magasins exigèrent de leurs patrons la fermeture des magasins un après-midi par semaine, pour compenser l’après-midi du samedi pendant lequel ils travaillaient, tandis que les ouvriers chômaient. C’est par le boycottage qu’ils forcèrent la main aux patrons ; les magasins qui refusèrent d’obtempérer aux désirs de leurs employés furent mis à l’index. Les employés allèrent plus loin. Ils n’hésitèrent pas, pour obtenir gain de cause, à recourir aux procédés révolutionnaires. Un jour, entre autres, ils entrèrent chez un marchand de jambons et lancèrent dans la rue toutes les victuailles. Les boycotteurs triomphèrent et, depuis cette époque, les magasins ferment leurs portes une fois par semaine entre 3 et 5 heures de l’après-midi. »
Telle fut l’origine du système.
En France, il y aurait trop à citer pour montrer l’efficacité du boycottage sous toutes ses formes, tant légales que révolutionnaires.
Eh ! oui, légales, car il est des règles et des méthodes qu’il suffirait de mettre en application pour paralyser les rouages les plus importants de la vie sociale. Il est des lois et décrets qui, s’ils étaient strictement respectés, bouleverseraient toute l’administration.
Le Boycottage et le Sabotage figuraient donc, en une seule question, à l’ordre du jour du Congrès de Toulouse (1897). La Commission chargée de l’examiner rédigea des conclusions et un rapport fut présenté où nous glanons ces passages intéressants :
« … La Commission vous demande de prendre en considération les propositions qu’elle vous soumet. Elle est convaincue qu’après mûre réflexion vous pratiquerez le boycottage, chaque fois que vous en trouverez l’occasion, et elle est convaincue aussi que, s’il est mis en vigueur avec énergie, les résultats qu’en retirera la classe ouvrière vous encourageront à persévérer dans cette voie.
« Nous avons examiné de quelle façon peut se pratiquer le boycottage. Qui pouvons-nous boycotter ? Est-ce l’industriel, le fabricant ? Contre lui le boycottage reste inégal ; ses capitaux le mettent a l’abri de nos tentatives. L’industriel n’a que de rares rapports avec le public ; pour la diffusion de ses produits, il s’adresse aux commerçants qui, en général, sont des conservateurs de la société actuelle… Donc, laissons pour l’instant l’industriel de côté, nous réservant de dire bientôt comment l’atteindre. Parions du commerçant avec lequel nous sommes directement en contact et que nous pouvons boycotter.
« Il y a quelques semaines, a Toulouse, une petite tentative de boycottage a été faite contre les magasins qui refusaient de fermer le dimanche ; par affiches, les camarades toulousains engageaient le public à ne rien acheter le dimanche.
« Ce que les employés toulousains ont fait en petit, nous vous invitons à le faire en grand. Que chaque fois que besoin sera, quand le commerçant voudra réduire les salaires, augmenter les heures de travail, ou quand le travailleur, désireux d’être moins tenu, de gagner plus, imposera ses conditions au commerçant ; qu’alors, avec toute l’activité, dont nous pouvons disposer, son magasin soit mis à l’index ; que, par tous les moyens dont l’initiative des travailleurs croira bon d’user, le public soit invité à ne rien acheter chez lui, jusqu’au jour où il aura donné entière satisfaction à ses employés.
« Ainsi ont fait nos camarades d’Angleterre et d’Allemagne qui, dans maintes circonstances, ont remporté la victoire.
« Quant aux industriels, le boycottage les atteint difficilement. Par contre, le fonctionnement de la société capitaliste leur permet normalement un sabotage qui, sous forme de boycottage spécial (consistant en baisse de salaire, augmentation d’heures de travail ou chômage partiel, ainsi que renvois brutaux) leur permet, répétons-nous, contre leurs ouvriers un boycottage meurtrier. Nulle contrainte ne s’oppose aux fantaisies malfaisantes du patronat qui boycotte même la conscience ouvrière en mettant à l’index les travailleurs osant revendiquer leurs droits, les empêchant ainsi, non seulement de propager les idées d’émancipation qui les animent mais même de vivre… Que de militants ont dû quitter les lieux où ils vivaient en famille, pour chercher du travail en d’autres lieux, loin du pays natal, parfois et plus souvent en d’autres régions, tout au moins quand ils en trouvaient. Car il est des régions industrielles où l’ouvrier n’est embauché que s’il a des papiers et certificats indemnes de tous reproches patronaux ou s’il fait partie de certaines organisations cléricales, patriotiques ou très bourgeoisement sociales.
« Cela existe en certaines villes du Nord, malgré des municipalités socialistes. Cela existe un peu partout, si la force syndicale n’y a pas mis le holà. Si la politique a pu y semer la division ouvrière, le règne du bon plaisir patronal n’a plus de limite ; il crée des grèves, les suscite, selon ses besoins. La masse ouvrière croit lutter d’elle-même, alors qu’elle est menée selon les intérêts patronaux. La. grève ainsi partie cesse ou dure et, de toute façon, épuise par la misère le travailleur qui fnit par se rendre, à discrétion et rentre vaincu, affamé, aux conditions que dicte le patron.
« Bien différente est la grève accompagnée du boycottage consciemment exercé par les gréviste et le sabotage intelligemment pratiqué contre l’intérêt direct du patron.
« Par quels moyens résister au boycottage patronal et arrêter l’expansion de l’œuvre réactionnaire et sinistre dont certains capitalistes, dans certaines villes, donnent l’exemple à leurs confrères ?
« Ici, votre Commission — disait le rapport — croit que le boycottage, que nous pourrions tenter contre les exploiteurs en question ne donnerait que des déceptions. Aussi vous propose-t-elle de le compléter par une tactique de même essence que nous qualifierons de sabotage.
« Cette tactique, comme le boycottage, nous vient d’Angleterre où elle a rendu de grands services dans la lutte que les travailleurs soutiennent contre les patrons. Elle est connue là-bas sous le nom de Go Canny. »
À ce propos, nous croyons utile de vous citer l’appel lancé dernièrement par l’Union internationale des Chargeurs de navires, qui a son siège à Londres : Qu’est-ce que Go Canny ? C’est un mot court et commode pour désigner une nouvelle tactique, employée par les ouvriers, au lieu de la grève.
Si deux Écossais marchent ensemble et que l’un coure trop vite, l’autre lui dit : « Go Canny » ; ce qui veut dire : « Marche doucement, à ton aise. »
Si quelqu’un veut acheter un chapeau qui vaut cinq francs, il doit payer cinq francs. Mais s’il ne veut en payer que quatre, eh ! bien, il en aura un de qualité inférieure. Et ainsi de suite pour toute marchandise.
Si une ménagère veut acheter une pièce de bœuf qui vaut trois francs et qu’elle n’offre que deux francs, alors on lui offre une autre pièce inférieure à celle qu’elle désirait. Le bœuf est aussi une marchandise en vente sur le marché. Or, l’on ne peut avoir même marchandise pour un prix inférieur à celui convenu pour une qualité supérieure. Eh ! bien, les patrons déclarent que le travail, l’habileté et l’adresse sont des marchandises en vente sur le marché tout comme le vêtement et la nourriture.
— « Parfait, répondons-nous, nous vous prenons au mot, comme le chapelier vend ses chapeaux, comme le boucher vend sa viande, nous vendrons aux patrons notre travail, notre habileté, notre adresse. Pour de mauvais prix, ils vendent de la mauvaise marchandise, nous en ferons autant.
« Les patrons n’ont pas droit à compter sur notre charité. S’ils refusent même de discuter nos demandes, eh ! bien, nous pouvons mettre en pratique le Go Canny, la tactique de : travaillons doucement, en attendant qu’on nous écoute. »
Voilà clairement défini le Go Canny, le Sabotage : à mauvaise paye, mauvais travail.
Cette ligne de conduite, employée par nos camarades anglais, nous la croyons applicable en France, car notre situation sociale est identique à celle de nos frères, les travailleurs d’Angleterre.
Il nous reste à définir sous quelle forme doit se pratiquer le sabotage. Nous savons tous que l’exploiteur choisit habituellement, pour augmenter notre servitude, le moment où il nous est le plus difficile de résister à ses empiétements par la grève partielle, seul moyen employé jusqu’à ce jour. Les résultats n’ont pas toujours été ce qu’on en espérait. Sans négliger le moyen de lutte qu’est la grève, il faut employer encore d’autres méthodes, avec ou sans la grève.
Faute de pouvoir se mettre en grève, les travailleurs frappés subissent les exigences du capitaliste.
Avec le sabotage, il en est tout autrement. La résistance est possible. Les exploités ne sont plus à la merci complète de l’exploiteur, ils ont le moyen d’affirmer leur virilité et de prouver à l’oppresseur qu’ils sont des hommes. Ils ont en mains l’arme défensive qui peut devenir l’arme offensive suivant les circonstances et la façon de s’en servir.
D’ailleurs, le sabotage n’est pas si nouveau qu’on pense : depuis toujours, les travailleurs l’ont pratiqué individuellement, quoique sans méthode. Il ne fut pas souvent sans efficacité. Il inspira dans le camp des profiteurs de l’exploitation une crainte salutaire qui n’a fait que croître lorsque s’est affirmée la puissance du sabotage collectif. Donc, d’instinct, les travailleurs ont su ralentir leur production quand le patron a augmenté ses exigences. Avec plus ou moins de conscience, les ouvriers ont appliqué la formule : à mauvaise paye, mauvais travail.
Le Patronat a cru parer à cette tactique défensive des esclaves de l’usine et du chantier en substituant la méthode fameuse du travail aux pièces ou à la tâche à celui du travail à la journée. Il a pu s’apercevoir que son intérêt moins lésé sur la quantité le devenait beaucoup plus sur la qualité. Si, par exemple, c’était le contraire, c’est-à-dire si le patron substituait au travail aux pièces le travail à la journée croyant asservir l’ouvrier, celui-ci, naturellement, employait aussi la méthode contraire pour aboutir au même résultat. Qu’on ne vienne pas dire que ceux-là étaient de mauvais ouvriers qui agissaient ainsi, car, nous affirmons que c’étaient les plus habiles, les plus intelligents et par conséquent les plus conscients de leur valeur. Le mauvais ouvrier est l’éternel saboteur et ne peut être autre chose et le patron le sait ; d’ailleurs, Celui-là n’a de valeur que par la collectivité dont il fait partie, car individuellement, il ne compte guère. Il a tout intérêt à suivre les plus audacieux pour ne pas être employé à de malpropres besognes pour conserver sa place.
Le sabotage s’adapte à toutes les sortes de travaux ; il se pratique dans tous les métiers et se modernise parallèlement aux progrès dans la production. Il devient redoutable avec le perfectionnement du machinisme. On ne peut tout dire ici sur l’application du sabotage ; mais les années 1900 à 1914, en France, ont amplement démontré la puissance redoutée du Syndicalisme révolutionnaire incitant à l’Action Directe du Prolétariat conscient et organisé, en vue de s’affranchir par lui-même de l’exploitation de l’homme par l’homme.
Le rapport fourni au Congrès ouvrier de Toulouse (1897) Se terminait ainsi :
« Le sabotage peut et doit être pratiqué pour le travail aux pièces en s’attachant à donner moins de soin au travail, tout en fournissant la quantité pour ne pas amoindrir le salaire. Le patron pris ainsi, sera dans l’alternative d’accorder les revendications faites par ses ouvriers ou de perdre sa clientèle. S’il est intelligent, il remettra l’outillage dont il est possesseur aux seuls producteurs qui sauront l’utiliser au mieux sans le saboter. »
Mais ce serait le commencement de la fin du patronat et de l’exploitation. N’y comptons pas.
Le sabotage dans les usines, dans la production centralisée, sur les chantiers, dans les grandes entreprises, peut s’exercer avec discernement et intelligence sur l’outillage et les forces motrices sans le moindre danger pour le public et seulement au détriment du capitalisme. On se souvient encore de l’émotion produite dans le monde bourgeois quand le secrétaire du Syndicat des Chemins de Fer, il y a trente-trois ans, déclara qu’un employé, un chauffeur, un mécanicien des chemins de fer pouvait, avec dix centimes d’un certain ingrédient, paralyser complètement, pour longtemps, une locomotive ou plusieurs.
« Avec le boycottage, et avec son frère siamois, le sabotage, les travailleurs ont une arme de résistance efficace, qui, en attendant qu’ils soient assez puissants pour s’émanciper intégralement, leur permettra de tenir tête à l’exploitation dont ils sont victimes. Il faut que les capitalistes le sachent : les travailleurs ne respecteront la machine que le jour où elle sera devenue pour eux une amie qui abrège le travail, au lieu d’être comme aujourd’hui, l’ennemie, la voleuse de pain, la tueuse de travailleurs. »
On pourrait faire ici l’apologie du sabotage et du boycottage en ne citant que nos souvenirs.
Il y eut, en France, à Paris surtout, des événements de sabotage qui furent, les uns comiques, les autres tragiques ou menaçant de l’être. Ce que furent certaines journées et certaines nuits n’était pas sans nous faire espérer beaucoup pour la Révolution sociale et pour rendre impossible la guerre.
Les ordres du jour de nos Congrès ouvriers d’avant 1914, nous présageaient des triomphes qui n’ont été que des déceptions amères et cruelles sur lesquelles nous aimons mieux ne pas insister pour nous éviter de saboter les espoirs nouveaux qui nous animent encore, tellement sont indéracinables nos convictions révolutionnaires, tellement est inaltérable l’idéal anarchiste au cœur et à l’esprit de l’homme sincère et modeste qui croit à l’avenir de Liberté et d’Entente des homme de bonne volonté entre eux. — Georges Yvetot.
SACERDOCE n. m. (du latin : sacerdos, prêtre). Le sacerdoce est la dignité et la fonction des ministres d’un culte. C’est aussi l’ensemble des prêtres attachés à ce culte. Nous avons au mot « prêtre » défini et résumé l’action de cet intermédiaire entre ce monde et l’autre. Nous allons étudier ici, l’action collective de la caste sacerdotale.
Ce que le primitif remarque d’abord dans le monde ambiant, c’est sa propre faiblesse en face des êtres et des choses au milieu desquels il vit. Cette observation lui est imposée par les misères mêmes dont il souffre : le froid, le chaud, la sécheresse, la pluie, la tempête, les animaux hostiles, la faim, la maladie, etc… Au milieu de ces inimitiés, il cherche à se faire des alliances. Ces premiers alliés seront les fétiches. Plus tard, le subjectivisme croissant de l’humanité ne se contentera plus de cet animisme primordial. L’homme détachera les phénomènes naturels de leurs formes visibles et leur en imposera une autre qui sera celle de l’homme lui-même. Les esprits des mondes terrestre, météorologique et sidéral deviendront autant d’êtres revêtus de la forme humaine, doués des mêmes passions, des mêmes sentiments, des mêmes besoins et des mêmes volontés que l’homme et ne différant de lui que par le privilège d’une puissance plus considérable. Ce sera l’aube du polythéisme et le commencement des cultes organisés. Le fétichisme n’a souvent ni culte, ni prêtre. Le polythéisme possède les deux. Pendant une longue suite de siècles, les pères de famille, les chefs de tribus offriront des sacrifices, selon un rituel déterminé mais assez simple d’abord. Peu à peu s’ajouteront des complications, à mesure que l’homme exercera son observation et sa sagacité sur les détails des phénomènes qui ont donné naissance au culte. Finalement ces complications élimineront les premiers sacrificateurs et les soins du culte passeront aux mains d’une catégorie spéciale d’hommes qui ont fait des rites une étude particulière. Cette catégorie d’hommes ce sont les prêtres. Après être restés longtemps au service des pères de famille, des chefs de tribus, qui se déchargeaient des soins du culte, moyennant une redevance, les prêtres qui surent presque partout s’organiser en caste, réclamèrent l’indépendance et la souveraineté.
L’Afrique noire nous présente l’ébauche de toutes les formes qu’a pu revêtir l’institution sacerdotale. Ici, la sorcellerie est une profession libre ; là, elle affecte déjà une hiérarchie. Assez souvent le sorcier cumule la médecine, la guérison des maladies, l’interprétation des songes avec le culte et les pratiques sacrées. Mais plus généralement, à chaque fonction correspond une classe de prêtres qui a un nom particulier et son rang dans la hiérarchie. Les uns s’occupent de la pluie, du tonnerre, des récoltes. D’autres jettent les sorts, consultent les oracles, prédisent l’avenir. Ou bien ceux-ci guérissent les maladies, assurent le succès des batailles, consacrent des gris-gris. Ceux-là évoquent les morts, purifient les maisons hantées, maîtrisent les esprits, préservent la tribu des calamités qu’elle redoute. La puberté, le mariage, la grossesse, l’enfantement, la mort ont leurs féticheurs spéciaux.
Intermédiaires entre les hommes et les dieux, dépositaires des secrètes formules qui savent désarmer les colères divines, armés de terribles pouvoirs magiques et, de plus, ayant pour complices l’ignorance générale, la crainte et l’espérance, les clergés sont arrivés au plus haut degré de puissance et ils ont usé, presque partout, du pouvoir que leur conféraient leurs momeries, pour organiser la société civile à leur profit.
Le « Chitouré » du Congo, comme le sorcier Polynésien, commande au peuple, au roi, aux puissants. Il frappe et punit à son gré. Personne ne discute ses ordres. Il réalise, en plus petit, l’idéal théocratique du pape Grégoire VII. A côté des clergés déjà fort puissants des tribus sauvages ou barbares, se situent des organisations sacerdotales vraiment achevées avec officiants, sacrificateurs, confréries régulières, concourant à des cérémonies pompeuses. Citons, en Amérique, les clergés du Mexique et du Pérou ; dans l’Antique Égypte où la pensée de la mort et le soin des cadavres occupaient toute la vie, tous les nomes étaient sous la main des collèges sacrés. L’histoire de l’Égypte est pleine de la lutte sans cesse renouvelée entre rois et prêtres. En moins de 500 ans le cléricalisme égyptien mit en pièces par deux fois le vaste édifice édifié par la monarchie thébaine. Sous la 20e dynastie, les prêtres avaient envahi toutes les hautes fonctions. Ils étaient devenus généraux, magistrats, gouverneurs. Ils s’étaient octroyé le titre de princes de Kouch, jusqu’alors réservé exclusivement aux fils des pharaons. Finalement, le chef des prêtres d’Ammon déposséda le roi régnant et ceignit la couronne. En Inde, le brahmane s’est établi au-dessus de toutes lois et de toutes rivalités : les guerriers et les rois lui doivent la déférence ; quant au restant de la population, elle n’existe pas pour lui, sauf pour le nourrir, l’enrichir, l’adorer. Sans atteindre à ce degré de puissance, les clergés de la Perse, des Assyries et de Chaldée, occupèrent un rang très élevé. En Europe, les druides avaient la main-mise sur la justice et le pouvoir civil. Leur pouvoir spirituel savait très bien s’harmoniser avec la direction des affaires publiques et de la vie privée. En Grèce et en Italie, l’ambition et la soif du pouvoir furent les caractéristiques des clergés d’alors. Le sacerdoce chrétien a à son actif, tant de crimes, de spoliations, de dols, que son histoire demanderait, pour être bien contée, plusieurs volumes. L’Inquisition, les guerres de religion, la soif de richesses et de pouvoir des ordres religieux, les ambitions théocratiques de la papauté, les massacres d’hérétiques, les persécutions dirigées contre la pensée libre et les savants indépendants, la lutte sournoise ou déclarée du clergé moderne contre tout ce qui est vrai et juste, indiquent que le clergé catholique n’a jamais eu en vue que l’obtention et la conservation du pouvoir absolu, facteurs de richesses et de jouissances matérielles, les seules qui comptent pour lui.
Au sein de l’humanité, le sacerdoce constitue un embranchement où se succèdent et coexistent des classes, des espèces, des genres et des sous-genres qui tous ont un caractère commun : la prétention d’être les seuls et obligés intermédiaires entre l’homme et les dieux. C’est dans cette prétention que réside le fait capital d’où procèdent tous les actes sacerdotaux et qui persiste à travers les temps et les races. Tantôt le sacerdoce est libre : est prêtre qui peut se faire accepter comme tel. Tantôt il est conféré à la suite d’épreuves au cours d’une élection, ou imposé par l’arbitraire d’un chef. Il est exercé par le père, le magistrat, ou bien il est organisé savamment en hiérarchie compliquée. Mais quel qu’il soit, il est partout et avant tout : l’ensemble de ceux qui parlent, agissent, commandent, absolvent ou condamnent et s’enrichissent au nom des dieux.
Après avoir imposé à la terre la constitution qui s’accorde le mieux avec les intérêts de leur caste, les prêtres ont étendu leur domination jusqu’au ciel et ont investi les dieux. Il existait avant eux une armée divine composée des dieux de la terre, de l’atmosphère et du ciel ; ils ont inventé et créé les divinités nées du sacrifice, les dieux médiateurs nés de la parole du prêtre et sans lui, impuissants. Ces dieux on les retrouvera partout où il y a des prêtres, mais ils n’occupent la première place dans les panthéons que là où la classe sacerdotale a dominé. Aux dieux terrestres, météorologiques ou célestes, ils ont substitué des dieux cachés, mystérieux, dont la puissance s’exerce par des canaux invisibles et qui se prêtent à la métaphysique absurde qu’ils préparent. On peut dire que c’est de l’invention de ces dieux médiateurs, de ces dieux fils du prêtre que date la véritable origine de la religion, car c’est d’alors que se précise la distinction du naturel et du surnaturel.
C’est le sacerdoce qui a introduit dans le monde l’absurde, le surnaturel pur ; c’est lui qui en a fait le signe caractéristique de la religion et qui a, par là, établi entre elle et la science ce fossé si profond qui va toujours en s’élargissant.
L’essentiel et la marque fondamentale par laquelle les conceptions religieuses se distinguent de toutes les autres, c’est qu’elles accentuent à mesure que s’accroît la puissance scientifique de l’humanité, chaque jour davantage, le caractère d’absurdité qui est leur essence même.
Sans le sacerdoce, l’évolution religieuse de l’humanité eût été inoffensive. D’époque en époque, une crédulité moins obtuse eût écarté les croyances vieillies, une erreur moindre eût remplacé une absurdité plus grossière, jusqu’au jour où la raison eût trouvé la vérité. La preuve, c’est que l’évolution des choses s’est accomplie ainsi. Mais, que de misères, que de stagnations, que de reculs, que de larmes et de sang répandus, que de souffrances et de peines subies avant que l’humanité n’ait trouvé peu à peu la vérité ! Cela parce que le sacerdoce avait tout envahi : terre et cieux. Parce que partout il s’est cramponné à ses autels, cherchant à maintenir, avant tout et à n’importe quel prix, sa puissance menacée par les claires découvertes de la raison humaine. Oui, nous pouvons considérer que le sacerdoce, parmi les autres éléments mythiques, fut un des facteurs principaux du maintien de la religion. — Charles Alexandre.
SACREMENT n. m. du latin Sacramentum. Signe visible d’une chose invisible, institué de Dieu pour la sanctification et la purification des âmes. Dans l’Église catholique, le sacrement est un rite religieux institué par Jésus-Christ, pour donner ou accroître la grâce. La religion catholique compte sept sacrements : le baptême, la confirmation, l’eucharistie, le mariage, la pénitence, l’extrême-onction et l’ordre. Les derniers sacrements sont ceux que les catholiques reçoivent quand ils sont ou se croient en danger de mort : la pénitence, l’eucharistie et l’extrême-onction. Le pouvoir d’administrer les sacrements appartient aux évêques et aux prêtres. Toutefois, en cas d’urgente nécessité (in extremis) toute personne peut conférer le baptême.
Il me paraît que c’est dans l’institution des sacrements que s’affirme, de la façon la plus certaine, bien que fort habilement dissimulée, la volonté de domination dont l’Église catholique, apostolique et romaine n’a cessé de poursuivre et poursuit toujours la réalisation. — (Voir les mots Confession, Confessionnal). — S. F.
SACRIFICE (du latin sacrificium ; de sacrificare : sacrifier). On appelle « sacrifice » toute offrande faite aux divinités au cours de certaines cérémonies solennelles. Le sacrifice est le corollaire de tous les cultes. On exprimerait difficilement toutes les formes qu’il a revêtues. Le sacrifice religieux a deux buts : 1o nourrir les dieux ; 2o réconcilier l’homme avec la divinité. Le principal souci de l’homme étant la nourriture, il est naturel que les dieux calqués à son image partagent ce souci élémentaire. Les premiers sacrifices se composèrent donc d’aliments, de boissons, de liqueurs. L’homme a toujours cru que les dieux mangeaient et buvaient l’offrande ; qu’ils étaient doués d’appétit et d’organes digestifs. Le culte direct des animaux, encore pratiqué aujourd’hui en Afrique occidentale, a concouru à renforcer cette croyance et, plus tard, lorsque les animaux jadis adorés ne furent plus considérés que comme les représentants des divinités antropomorphes, ils continuèrent néanmoins à dévorer l’offrande au nom des dieux qu’ils remplacent. On peut encore citer comme exemple les éléphants sacrés et les vaches saintes de l’Inde moderne qui sont toujours abondamment pourvus de nourriture, ainsi que les alligators, soigneusement entretenus dans les bassins des temples indous. Si les divinités minérales et végétales ne mangent pas, elles savent tout au moins boire. On versait à leurs pieds, de l’eau, du lait, des liqueurs fermentées ; on les arrosait de sang, de graisse et de beurre fondu. On les nourrissait même, en insinuant dans les fentes de l’écorce ou de la pierre ou en suspendant dans les branches de l’arbre qui les abritait, des lanières de viandes que les animaux et les oiseaux se chargeaient vite de faire disparaître. Et, de cette disparition, les dévôts supposaient que l’offrande était agréée.
On s’est adressé aussi à la terre, au feu, au vent, aux eaux. Tous les fleuves, toutes les sources, tous les lacs sur le globe entier, ont reçu des offrandes de tous genres et les ont agréées. La terre, notamment, est une divinité qui a reçu le plus de sacrifices. L’air et le vent n’ont pas non plus été oubliés.
Le feu, qu’il ait été considéré comme un dieu ou comme un intermédiaire entre l’homme et les dieux, fut souvent le principal agent du sacrifice. C’est lui qui fut chargé, au cours des siècles et chez tous les peuples, de transformer l’offrande des fidèles : celle-ci étant consumée par le feu. Mais le suppléant de la divinité qui s’est montré partout le plus difficile à rassasier, ce fut le prêtre : le sorcier des sauvages s’empare des gâteaux et des victuailles destinées aux dieux ; le féticheur polynésien se charge de faire parvenir aux esprits les aliments à eux offerts ; le brahmane reçoit, moyennant finance, l’offrande de quiconque ne possède pas le feu sacré pour la consumer ; et le prêtre chrétien offre à son dieu le sacrifice de la messe et de ses prières, moyennant une honnête redevance !
Qu’a-t-on offert aux puissances surnaturelles ?
Dès les commencements, les viandes, les breuvages, les aliments de tous genres, ont été les aliments du sacrifice. On offrit aux dieux du sang, des parfums, la fumée des offrandes consumées ; on leur sacrifia les produits de la terre, des animaux, des parures, des objets précieux et rares, et souvent des créatures humaines. Les sacrifices humains s’accompagnant de cérémonies cultuelles compliquées eurent lieu un peu partout. Rappelons les coutumes barbares des aborigènes du Mexique et du Pérou ; les sacrifices humains de la Malaisie ; les offrandes humaines à Moloch et à Baal en Phénicie. Les écritures juives ne nous disent-elles pas que la fumée des chairs brûlées est une odeur agréable aux narines de Jéhovah ?…
Plus tard, quand l’homme inventa que la nature des dieux était identique à celles des esprits, des fantômes, des choses mortes, il renonça à les nourrir de substances matérielles, il les supposa capables de déguster l’âme des offrandes. Les matières alimentaires ne furent plus offertes directement aux divinités, la vapeur odorante qui s’en échappe est censée les nourrir. Nous en arrivons ainsi aux parfums brûlés sur l’autel en l’honneur des êtres invoqués. La fumée de tabac, les résines odorantes, les bois odoriférants, les fumigations de plantes, l’encens et la myrrhe ont été offerts aux dieux. L’animisme ne voyait, dans ses pratiques, rien de choquant. Puisque les esprits et les dieux sont des fantômes impalpables, faits d’autre matière que celle des vivants, il est juste qu’ils se nourrissent de l’âme des êtres et des choses sacrifiées. De même que les fantômes des morts emportent avec eux les fantômes des esclaves, des femmes, des armes, des objets immolés sur leurs tombes ou brûlés avec eux, de même les dieux se repaissent d’essences réelles mais invisibles.
Évoluant, l’homme sans cesser de croire à l’appétit des dieux, à l’avidité des animaux sacrés, de l’eau, du feu, finit par restreindre le montant et la valeur des sacrifices. Tantôt la partie sera donnée pour le tout ; tantôt la substitution d’une personne à une autre ou celle, plus fréquente, d’un animal à un homme suffira à contenter le dieu.
Comme conséquence du sacrifice par substitution, apparut bientôt le sacrifice par effigie qui, lui aussi, fut en grand honneur. On a offert aux entités surnaturelles des figurines d’hommes et d’animaux, en bronze, en terre cuite, en farine, en cire, en pâte, en beurre. Ces figurines remplaçaient les victimes désignées et les dieux parurent fort bien se contenter de cette substitution. Les ex-votos offerts si libéralement par les dévots aux dieux qu’ils implorent se rattachent au sacrifice par substitution et sont, actuellement, une des plus riches mines exploitées par les clergés.
Dans les temps où s’est développé le sentiment moral, où l’homme a idéalisé dans la personne de ses dieux, ses plus hautes facultés, on admit vite que l’hommage le plus agréable à une puissance céleste était une vie pure, la pratique de la vertu, l’effort vers le bien. De cette donnée du sacrifice moral, le mysticisme a tiré les plus étranges et les plus funestes conséquences. Il a placé la vertu dans l’étouffement des facultés naturelles, dans la suppression des qualités les plus nobles de l’homme ; il en est revenu aux mutilations physiques, aux ascétismes barbares faisant de la divinité un être malfaisant se complaisant aux douleurs, aux désespoirs, aux calamités de l’homme. La résignation passive et stérile aux pieds des autels est ainsi devenue l’instrument d’un salut imaginaire.
Ajoutons à la théorie du sacrifice l’aberration suprême : celle qui offre à la divinité, non plus les peines de l’homme mais les souffrances des dieux. On avait sacrifié aux divinités des victimes humaines, la vie des femmes, des enfants, des choses bonnes et belles ; on leur offrit finalement des dieux, fils de dieux. Des victimes humaines, considérées comme l’image, la réplique vivante des dieux, étaient nourries et soignées pendant des mois chez les Aztèques et les Colombiens avant d’être finalement offertes en holocauste à leur père céleste. Dans l’Inde Védique, le dieu Sorna — la liqueur sacrée — était immolé par Agni, aux puissances célestes. Le sacrifice chrétien, l’Eucharistie, n’est pas autre chose que l’offrande d’un dieu fils à un dieu père, comme gage d’expiation et de rédemption.
Mais, quelque forme qu’il prenne, le sacrifice religieux est, avant tout, un troc, un échange, donnant, donnant ! C’est un marché entre l’homme et les dieux. Il procède de la même conception que la prière et, comme elle, il se réduit à ce fait très humain que le meilleur moyen de gagner la bienveillance d’un ami ou de désarmer la colère d’un ennemi est de lui faire cadeau d’un objet qu’il soit heureux de posséder. Il est naturel, quand on achète, de s’en tirer à meilleur compte et d’essayer de faire accepter des valeurs médiocres, c’est pourquoi nous avons vu les dévôts offrir la partie pour le tout, l’image pour le corps, des paroles, des gestes pour des présents. D’un autre côté, l’intérêt dominé par la crainte et la vanité, a jeté le fidèle dans la voie de la prodigalité. Qui donne le plus reçoit davantage. Les dieux savent toujours réserver leurs faveurs à ceux qui peuvent les gorger de choses agréables. Mais, avant tout, le mobile moteur de tous les sacrifices, c’est la crainte ! L’homme ne traite pas d’égal à égal avec les dieux. Il doit réparer les fautes commises, expier les peccadilles, les péchés dont il s’est rendu coupable. En même temps qu’il négocie les bienfaits qu’il implore, il doit essayer d’alléger le joug des charges et des obligations que lui imposent les divinités. Le sacrifice, hommage et moyen d’expiation à la fois, lui fournit la possibilité de faire ces deux choses. Il faut donner, toujours donner, pour soi et pour les siens. Et il faut mesurer l’offrande non seulement à son intérêt, mais au rang de la divinité. Et les hommes ont offert aux dieux ce qu’ils avaient de plus précieux : captifs, femmes, bijoux, etc…, leur représentation humaine, leur image et, fantaisie ironique, des dieux à d’autres dieux. Plus tard, ce furent des actes méritoires : les vertus, les efforts, les épreuves, les travaux de l’humanité. Si bien que, finalement, les « dieux bons » se muèrent en despotes barbares appréciant plus les larmes et le sang que les bienfaits rendus à la race humaine ! Est-il besoin d’ajouter que les clergés trouvèrent amples bénéfices à cette théorie du sacrifice qu’ils ont su maintenir vivace à travers les siècles.
Le langage courant donne au mot « sacrifice », très abusivement du reste, le sens de désintéressement absolu. Une grande partie des hommes d’aujourd’hui ont cessé de sacrifier aux dieux, mais ils accomplissent quand même des sacrifices aussi inutiles que destructifs.
Faut-il parler des sacrifices consentis aux conceptions, imposées par l’éducation, du droit et du devoir, de la conscience, pour obtenir l’estime des autres ?
Est-il nécessaire de rappeler et d’insister longuement sur la nocivité des sacrifices consentis à la patrie, aux autorités de tous genres qui régentent les hommes ?
Est-il besoin de faire ressortir la puissance des mille et une concessions faites — dans un esprit de sacrifice — aux interdictions multiples des codes moraux qui enserrent l’homme dans un réseau serré qui réduit la liberté au strict minimum ? Les sacrifices laïcs, consentis à la patrie, aux gouvernants, aux morales officielles, aux us et coutumes de nos contemporains, se rattachent, par des affinités profondes aux plus vaines erreurs, aux plus stupides pratiques de nos aïeux et de leurs successeurs, fossiles attardés parmi nous. Ils sont juste bons à restreindre, au profit de quelques-uns, notre liberté et notre joie, car chacun d’eux est une concession faite aux mensonges et aux erreurs d’un passé lourd de souffrance.
Il nous reste cependant à parler d’une espèce de sacrifices accomplis par des hommes dignes de ce nom. Ce sont les sacrifices consentis, au cours de l’histoire, par tous les novateurs, les savants, les philosophes, les artistes, les chercheurs, pour le bonheur et l’éducation de l’humanité. Qui ne sait, au prix de quelles peines, de quelles souffrances, ces hommes, mûs par un noble idéal, ont pu, malgré les avanies et les persécutions dirigées contre eux par l’ignorance du peuple et la haine des puissants, dont ils menaçaient, par leur apostolat, les privilèges, se donner tout entiers à leur œuvre d’émancipation intellectuelle et morale de l’humanité ! Oui, ces sacrifices accomplis, au cours des siècles par ces hommes, depuis le savant qui peine et cherche les remèdes efficaces contre la souffrance humaine, jusqu’à l’artiste qui synthétise dans son œuvre le cri de révolte et la protestation de tous ceux qui peinent et qui souffrent, en passant par l’humble propagandiste ouvrier qui, malgré l’hostilité ambiante, sacrifie son repos et sa sécurité, pour apporter à ses frères de misère, un peu de la vérité que d’autres lui ont apprise ; ces sacrifices, dis-je, sont aussi dignes d’éloges et d’admiration que l’est celui de l’être qui risque sa vie pour arracher à la mort une existence menacée. Ce sont les seuls utiles, car ils ont pour but unique de soulager la peine des hommes et ils sont aussi éloignés de l’intérêt grossier et égoïste des sacrifices religieux et laïcs que nous le sommes de la plus lointaine étoile perdue aux confins de la Galaxie. — Charles Alexandre.
SAGE Le mot « sage » est un cas assez rare en sémantique (science des changements de sens des mots). La plupart des mots se dégradent à l’usage. « Garce », longtemps, fut aussi peu injurieux que son correspondant masculin, le simple féminin de garçon. Pour prendre un exemple plus voisin de mon sujet, quel outrage est devenu le nom de « sophiste » qui, à l’origine, désignait un maître de sagesse ! Sage, au contraire, s’est plutôt ennobli. Et nous avons un sursaut quand nous lisons dans La Fontaine :
Le sage dit, selon les gens :
Vive le roi ! Vive la ligue !
Or le fabuliste parle comme la haute antiquité grecque, celle qui a honoré, dans les Sept Sages, plus d’hommes habiles que de philosophes.
Les listes des sept sages ont beaucoup varié : à réunir tous les noms qu’elles donnent, les Sept seraient seize. Dans son Protagoras, Platon fait nommer par Socrate : Thalès, Pittacus, Bias, Solon, Cléobule, Myson et Chilon. A une exception près, c’est cette liste qui est devenue classique. Myson, dont nous savons uniquement qu’il était laboureur et que quelques-uns lui attribuent la paternité — ordinairement accordée à Chilon — du fameux « Connais-toi toi-même », est ordinairement remplacé par Périandre.
Ce Périandre était, à Corinthe, un abominable tyran. Il eut, sans doute, la sagesse de mépriser le tabou de l’inceste et de coucher, puisque ça plaisait à l’un et à l’autre, avec sa mère Cratéa. Mais sa cruauté froide était terrible, et aussi sa colère : dans un accès de fureur, il précipita du haut des degrés de son palais sa femme enceinte, et elle mourut de la chute. Un habitant de Corcyre ayant tué son fils Lycophron, il voulut faire des eunuques avec trois cents jeunes Corcyréens qu’il détenait en otages. Un hasard ayant arraché ces jeunes gens de ses mains, il mourut de rage à quatre-vingts ans. Mais on l’admirait comme général et comme subtil politique. Le geste fameux de Tarquin abattant symboliquement les fleurs les plus hautes était imité de Périandre conseillant son ami Thrasibule, tyran de Milet. Il disait : « L’ami même d’un tyran doit lui être suspect. » Est-ce à son habileté pratique qu’il doit surtout sa place dans la liste glorieuse ? Est-ce à quelques maximes nettes et bien frappées ? « Sois modeste dans la prospérité, ferme dans l’adversité. » — « Que ton ami soit heureux ou malheureux, sois le même avec lui. » — « Le gain honteux est un trésor trop lourd. » Celle-ci est plus digne d’un tyran et fait du prétendu sage un glorieux précurseur des inquisiteurs et du signore Mussolini : « Punis non seulement le crime, mais l’intention. » Un questionneur hardi demandait, à Périandre pourquoi il n’accordait point, par une abdication, le repos à sa vieillesse inquiète. « C’est, répondit-il, qu’il est aussi dangereux de quitter volontairement le trône que d’en être renversé. »
Pittacus, tyran de Mytilène, semble, malgré les injures méritées dont l’accable le poète Alcée, avoir été moins inhumain que Périandre. Le hasard des combats ayant fait de l’injurieux Alcée son prisonnier, il lui rendit la liberté en disant : « Il est meilleur de pardonner que de punir. » Les sentences qu’on a conservées de lui sont, la plupart, de bons conseils d’arriviste : « Saisis l’occasion. » — « N’annonce pas ton projet ; s’il échoue on se moquerait de toi. » — « Ne blâme jamais ton ami ; ne loue jamais ton ennemi. » En voici une plus généreuse : « Les véritables victoires sont celles qui ne coûtent point de sang. » Il se fatigua de régner, quoi qu’il eût prononcé : « Le commandement est l’épreuve de l’homme. » C’est sans doute après son abdication qu’il formula : « Parmi les animaux sauvages, le pire est le tyran ; parmi les animaux domestiques, le pire est le flatteur. »
Solon est-il beaucoup meilleur que ce tyran aux qualités mêlées ? Il est coupable d’avoir fait entreprendre et d’avoir conduit la guerre contre Salamine. Et, si ses lois sont moins dures que celles de Dracon qu’elles remplacèrent, est-ce à lui qu’on le doit ou à l’adoucissement général des mœurs ? Poète remarquable, il est probablement, avec Thalès, le mieux doué intellectuellement des sept sages. Il philosopha et resta poète jusqu’à la fin. « Je vieillis, disait-il, en apprenant toujours. »
Bias paraît bilatéralement noble, qui disait : « Je porte tout mon bien avec moi » et qui, très éloquent, ne voulut jamais défendre que les causes qui lui paraissaient justes. Ses sentences sont belles : « Pendant que tu es jeune, prépare à ta vieillesse un viatique de sagesse : c’est le plus sûr des trésors. » — « Sois lent à entreprendre, persévérant quand tu as entrepris. » — « Désirer l’impossible est une maladie de l’âme ; une autre maladie de l’âme, c’est de ne pas songer aux maux d’autrui. » Une autre de ses maximes est bien désenchantée : « Aime comme si tu devais haïr un jour, car la plupart des hommes sont pervers. »
Chilon est l’auteur probable du « Connais-toi toi-même ». Voici d’autres sentences de lui : « Si tu es puissant, sois bienveillant et applique-toi à inspirer plus de respect que de crainte. » — « Plutôt une perte qu’un gain honteux : la perte ne t’afflige qu’une fois ; le gain honteux te cause des regrets éternels. » — « Que ta langue ne devance pas ta pensée. » — « Sois plus empressé auprès de ton ami quand il est malheureux. »
Cléobule, vantant toujours la mesure et le juste milieu, est le précurseur d’Aristote moraliste.
Il y a, parmi les Sept Sages, un véritable grand homme, Thalès de Milet, père de la philosophie naturelle. Celui-ci a une doctrine systématique. C’est par lui que s’ouvre l’histoire de la philosophie et de la science grecques. Comme frappeur de sentences, on connaît surtout ses ingénieuses réponses : « Qu’y a-t-il de plus grand ? — L’espace, qui contient tout. — De plus puissant ? — La nécessité, qui soumet tout. — De plus sage ? — Le temps, qui découvre tout. — De plus commun ? — L’espérance, qui reste même à qui n’a plus rien. »
Les sophistes — dont le nom signifie à peu près sages professionnels — sont, en moyenne, très supérieurs à la moyenne des Sept Sages officiels et ils comptent parmi eux des intelligences de premier ordre, comme Protagoras, Gorgias, Prodicus, Socrate ou Hippias. Prodicus et Socrate sont aussi, paroles et conduite, de véritables sages, ce qui leur valut d’être abondamment raillés par leurs contemporains et de boire la ciguë.
Entre la génération des Sept Sages (fin du VIIe siècle avant J.-C. et commencement du {{s|VI|e|-) et la génération des sophistes (Ve siècle), Pythagore, très suivi dans cette voie, avait renoncé à un titre trop ambitieux et se disait non plus sage, mais simple Ami de la Sagesse (Philosophe). Pourtant, nous donnons volontiers le titre de Sages à Prodicus et à son élève Socrate, à Diogène, à Zénon de Cittium, à Cléanthe, à Épictète, à Dion Bouche-d’Or ou à Épicure. Nous n’hésiterions guère plus à en décorer Jésus, si nous étions certains que le Sermon sur la Montagne a quelque authenticité. Même parmi les modernes, un Spinoza, un Tolstoï, un Élisée Reclus ou un Gandhi (malgré, chez ce dernier, un fâcheux relent de nationalisme) sont des sages. Et ce titre ne doit-il pas encore être accordé à tous les hommes de bonté et de tolérance, aux célèbres et aux inconnus, à un Voltaire comme à un Castellion ?
À moins que nous ne voulions, avec les stoïciens, le réserver à un idéal si absolu, que personne ne peut l’atteindre, sauf peut-être, dans les rêveries des philosophes cyniques et dans sa légende mi-divine, Hercule lorsqu’il n’était pas fou jusqu’à tuer ses enfants. — Han Ryner.
SAGESSE Le mot sagesse a quelques significations un peu folles, celles par exemple que Littré classe 2o et 3o. « 2o La connaissance inspirée des choses divines et humaines. » Bossuet qui, d’une langue éloquente, lèche les pieds puissants, nous apprend que Michel Le Tellier, grand artisan de la Révocation de l’Edit de Nantes, possédait : « cette sagesse qui vient d’en haut, qui descend du père des lumières et qui fait marcher les hommes dans les sentiers de la Justice. » Plaisante sagesse, ou odieuse, et odieuse ou plaisante justice qui, étant infinie en Dieu, doit, d’après le même Bossuet, s’exercer « à la fin par un supplice infini et éternel ». La troisième signification enregistrée par Littré, greffier des usages successifs, n’est pas moins étourdissante. Cette Sagesse-là (avec une majuscule, S. V. P.) c’est le très lui-même Verbe et, quand on songe qu’au rêve du Quatrième Évangile, il s’est fait homme, on l’appelle : La Sagesse incarnée. Mais cette chasteté qu’on nomme sagesse « en parlant des femmes » est-elle beaucoup moins déraisonnable, ou même cette docilité endormie qui vaut aux petits enfants « le prix de sagesse » et aux grands bébés les prix et les fauteuils académiques ?…
Le terme sagesse a pourtant une signification que j’aime. Il désigne la prudence persuasive des anciens par opposition avec le tyrannique et absurde dogmatisme des théologiens modernes, de ceux même qui se croient philosophes et indépendants ; Pour mon livre La Sagesse qui rit, j’avais rédigé cette bande : A bas les morales, vive la Sagesse ! Oui, je méprise quiconque prétend imposer une morale, fausse science de la Vie : mais j’aime ceux qui ont connu et pratiqué la sagesse, art souriant et individualiste de la conduite.
Nulle part ne se rencontre une science du désirable. Toute discipline du désirable ne peut être qu’un art et garde la grâce d’être diverse avec les divers artistes. Désintéressée au point d’ignorer tout effort téléologique, la science cherche la vérité, non la beauté, ce qui est au réel, non ce que j’aimerais.
Devant les morales qui se prétendent scientifiques et universelles, qui osent affirmer et qui osent ordonner, rions et gaussons-nous en immoralistes. Mais nous pouvons considérer d’un œil fraternel et parfois admiratif les sagesses qui conseillent fraternellement et qui harmonisent.
Quand nous aimons ou admirons un artiste, nous ne lui faisons pas l’injure et nous ne faisons pas à nous-même le tort de l’imiter. Les seuls conseils que nous donnent notre amour et notre admiration pour ceux qui se sont exprimés, c’est de nous chercher et de nous réaliser nous-mêmes.
Et, comme nous aimons des poètes très différents, comme nous ne voulons sacrifier ni La Fontaine ou Paul Verlaine à Victor Hugo, ni Victor Hugo à Racine ou à Vigny, nous admirons dans leurs émouvantes divergences, Diogène et Cléanthe, Jésus et Epicure. Nous les aimons d’être aussi différents que Shakespeare ou Molière, que Marivaux ou Calderon.
Et nous ne voyons pas ici, comme dans la science, un progrès qui nous engage à écouter le plus récent de préférence aux plus anciens. Archimède sait moins de vérités physiques que M. Branly ou même que le plus vulgaire de nos licenciés ès-sciences. Tolstoï n’est pas plus avancé que François d’Assise ; l’individualisme d’Ibsen n’est pas plus complet que celui de Diogène ; la vérité d’Élisée Reclus ou de Sébastien Faure s’exprime en un langage plus voisin de notre langage, mais n’est pas, par elle-même, plus instructive et libératrice que celle chantée par Cléanthe ou précitée par Dion Bouche d’Or.
La morale se veut absolue, comme la religion ou comme le prétendu immoralisme du Surhomme. Leurs impératifs, pour parler allemand, se prétendent catégoriques.
Or il ne saurait y avoir — pour conserver le vocabulaire kantien — que des impératifs hypothétiques. L’hypothèse reste inexprimée quand on suppose que je veux la réaliser. Parce que le médecin suppose que je veux guérir et que j’ai confiance en lui, il appelle tyranniquement « ordonnances » ses conseils.
Impératif catégorique, devoir : mots grotesques. A qui est-ce que je dois le prétendu devoir ? Où est le créancier dont je serais le débiteur ? A moi seul, à mon bonheur, à ma beauté, à mon harmonie je puis faire tel ou tel sacrifice.
Mais mon rêve de bonheur et d’harmonie ne peut que me conseiller et me persuader. Et tout autre but que mon bonheur, si je ne suis pas fou, me touche moins et a moins d’autorité sur moi.
Quel autre but, d’ailleurs ? Le bonheur d’autrui. Je puis lui attribuer une valeur égale à celle que j’accorde au mien. La sympathie ne saurait aller au-delà et il n’y a aucune raison raisonnable pour que je me préfère qui que ce soit. Or je sais que je peux pour autrui moins que pour moi, que je risque de me tromper pour lui plus que pour moi. Les conseils qui le concernent sont plus hypothétiques que ceux qui me concernent : ils s’appuient et chancellent sur un monde de suppositions.
Des fins plus générales que le bonheur d’un homme ? Il y en a ; mais ma puissance s’y dilue vite, ou mon intelligence. Je ne réussis guère mes volontés générales et je me pardonne parce que, sachant encore ce que je veux ou plutôt ce que je voudrais, je ne sais plus ce que je fais. D’ailleurs, si universelle qu’on suppose une fin, dès que, comme un généreux canal d’irrigation, elle ne se divise pas en bras nombreux et en biens individuels, elle devient chimère et grimace.
La morale, la religion, le nietschéisme, tout ce qui est mensonge est condamné à ordonner. Les mensonges théologiques, patriotiques ou la volonté de puissance exigent toujours — et le conseil n’y saurait suffire — des sacrifices humains. Parfois les bûchers de Moloch, de l’Inquisition ou de l’Oeta deviennent internes. Même alors, ils me commandent de brûler un homme : moi-même. Pour me purifier, paraît-il, ou pour m’apprendre à me surmonter. Eh bien, non, ce n’est jamais à moi-même, à un moi réel et concret que j’offre l’étrange sacrifice. C’est toujours à quelque « dieu inconnu ». Quelque nom qu’il porte, Tu-Dois et Dieu personnel ou Je-veux et Surhomme, c’est un fantôme ; et c’est un aveugle ; et c’est un dément. C’est un des sous-hommes qu’il me faut mater en moi.
La sagesse veut l’homme complet et harmonieux. L’harmonie ne s’obtient ni par des amputations, ni par des ordres, ni par des brutalités. La sagesse sourit et conseille. — Han Ryner.
SAINT-OFFICE Dans l’usage commun, Saint-Office est synonyme d’Inquisition (voir ce mot). Au sens propre, la Congrégation du Saint-Office n’est que l’inquisition de Rome. Deux caractères particuliers distinguent le Saint-Office : il montrait une douceur relative et on devine que, espagnol, Galilée n’eût pas évité le bûcher ; les autres Inquisitions ont disparu, mais le Saint-Office existe toujours, attente et menace. — H. R.
SAINT-SIÈGE Le siège ne se définit pas seulement un « meuble fait pour s’asseoir » ou « la partie inférieure du corps sur laquelle on s’asseoit ». Le même mot désigne un « évêché et sa juridiction ». Quand il s’agit de l’évêché de Rome, on dit le siège pontifical, le siège apostolique ou le Saint-Siège. Pourtant, le Saint-Siège fut assez longtemps transféré à Avignon et il y eut même, quelques années, un Saint-Siège à Perpignan.
La primauté du siège de Rome fut longue à s’établir et on n’ignore pas que, durant des siècles, chaque évêque était indépendant ou, comme on disait, autocéphale et prenait, avec autant d’humilité que ceux de Rome ou de Constantinople, les titres de pape et de patriarche. Depuis longtemps, on enseigne aux fidèles que la primauté de Rome est d’origine divine, puisque Jésus, qui est Dieu, a dit à Pierre : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église » et puisque Pierre fut, nous assure-t-on, le premier évêque de Rome. Or, dans la mesure où une négation historique peut se démontrer, il est prouvé que Jésus n’a jamais prononcé le précieux Tu es Petrus, et, aussi, que saint Pierre n’est jamais allé à Rome.
Remarquons, en souriant, avant d’entrer dans cette souriante démonstration, que Jésus, quand il parlait à Pierre, avait d’autant moins l’intention de s’adresser à Alexandre VI ou à Pie XI, que les deux interlocuteurs attendaient la fin du monde avant la fin de leur génération.
Saint Irénée, mort en 202, a écrit Un ouvrage célèbre Contre les hérésies. Il cite tout ce qu’il peut trouver dans les Écritures en faveur de l’Unité et particulièrement, qui ne prouvent pas grand chose, les versets 16 et 17 du seizième chapitre de Mathieu. Mais il ignore les versets 18 et 19 qui forment ce qu’on appelle aujourd’hui un argument massue : « Et moi je te dis aussi que tu es Pierre et que sur cette pierre je bâtirai mon Église et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle. Et je te donnerai les clés du royaume des deux ; et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux. » Irénée cherchant éperdument aux Évangiles tout ce qui peut affermir unité et orthodoxie citant de nombreux passages peu pertinents et négligeant la citation capitale, prouve, pour quiconque n’a pas la foi, que le Tu es Petrus lui est postérieur. (Or, du temps d’Irénée, les Évangiles sont relativement complets. Le révérend Père Lodiel, de la Compagnie de Jésus, qui s’est amusé à compter (Nos raisons de croire, (p. 57), a trouvé dans Irénée 469 citations des Évangiles ; dans Justin martyr, mort 35 ans plus tôt, les recherches les plus minutieuses n’en découvrent encore que 18.)
Ajoutons à cette preuve des indications corroborantes : Jésus, au temps de la Synagogue, n’a pu prononcer le mot Église. Cet anachronisme date l’interpolation. D’autre part, si on lit le texte en supprimant les deux versets, trop favorables à Pierre, les idées se suivent de façon beaucoup plus naturelle. Pierre ayant déclaré (verset 10) que Jésus est le Christ, Jésus lui répond (Verset 17) que seul le Père a pu lui révéler cette vérité et il défend (verset 20) de la répéter à personne. Même la suture est assez maladroite, puisque Jésus est censé rattacher l’interpolation à un discours commencé par cette manière d’exorde : « Et moi je te dis aussi. »
Quant aux preuves du séjour de Pierre à Rome, je les copie dans un ouvrage d’enseignement approuvé par deux évêques et un archevêque. Histoire de l’Église de l’abbé E. Beurlier.
Je lis, pages IX et X : « Saint Ignace, contemporain de l’empereur Trajan, Saint Clément, qui vivait sous Domitien, parlent du martyre de Saint Pierre et de Saint Paul comme ayant eu lieu dans la capitale. (C’est moi qui souligne, on verra bientôt pourquoi, ces mots effrontés.) Bien plus, l’épître de Saint Pierre, datée de Babylone, est elle-même un témoignage irréfutable ; car on sait que ce nom désignait la ville impériale dans le langage symbolique des Juifs. A supposer même, avec les rationalistes, que ce document fût apocryphe, il serait encore un argument en faveur de notre thèse, car le faussaire n’aurait pas commis l’imprudence de dater la lettre d’un endroit où l’apôtre ne serait jamais allé. Enfin, le dernier chapitre de l’Évangile de Saint Jean suppose que l’apôtre connaissait la mort de Saint Pierre. »
Admirable faisceau de preuves. Sur l’ignorant qui lit vite — sur presque tout le monde — il produit conviction ou au moins ébranlement. Or il n’y a là qu’un hardi entassement de mensonges et d’apparences.
Accordons un certain nombre de choses inaccordables. Supposons que le tardif évangile, dit effrontément selon Saint Jean, présente les connaissances de Jean dit effrontément l’évangéliste. Ne supposons aucune interpolation dans son dernier chapitre. Oublions que l’aventure de Marc, dont les douze derniers versets sont encore ignorés des manuscrits du IVe siècle, nous met particulièrement en garde contre les derniers chapitres. Ne remarquons pas que la suite bizarre des idées dans Jean XXI, 15–19, oblige le critique à tous les soupçons. Lisons avec la plus imméritée des confiances. Que trouvons-nous dans ces fameux versets ? Une prédiction de la mort de Pierre par Jésus qui prouve, pour nous comme pour l’abbé Beurlier, que Pierre était mort quand cette prédiction fut écrite. Personne ne conteste à M. Beurlier que Pierre soit mort. Malheureusement, l’Évangile néglige le seul détail qui ferait du raisonnement à Beurlier autre chose qu’une fumisterie : il ne nous apprend pas en quel lieu Pierre est mort. Nulle mention ici, ni de Rome, ni même de Babylone. Ce premier témoignage est donc admirablement ridicule comme preuve du séjour de Pierre à Rome.
Examinons le second, probablement plus ancien que le premier. Saint Clément, que les listes catholiques des papes nous donnent comme évêque de Rome de 88 à 97 ou de 91 à 100, a écrit son épître aux Corinthiens avant le quatrième Évangile. J’emprunte à l’abbé Fleury (tome I, pp. 209–210) la traduction du témoignage de Clément : « C’est par une jalousie injuste que Pierre a souffert, non une ou deux fois, mais plusieurs fois et, ayant ainsi accompli son martyre, il est allé dans le lieu de gloire qui lui était dû. » C’est tout, et Rome n’est point mentionnée. Pourtant un savant catholique me prie de continuer ma lecture. Il est maintenant question du martyre de Paul. Clément ajoute à ces deux hommes « une grande multitude d’élus ». Et toutes ces victimes de l’envie « ont été parmi nous un illustre exemple ». Parmi nous, sous la plume de Clément Romain signifie clairement à Rome et l’allusion est lumineuse à la persécution de Néron. Ainsi triomphe le savant catholique. Je lui réponds que cet argument aurait une valeur si Clément ne citait pas d’autres victimes de l’envie que Pierre, Paul et les martyrs de l’an 64. Par malheur, il a nommé auparavant quelques autres personnages qui, je crois bien, ne sont pas tous morts à Rome : Abel, Jacob, Moïse, Aaron, Marie, sœur de Moïse, et David.
D’ailleurs, si Pierre est mort en 64, la confusion de Rome et de Babylone, inexplicable avant 70 et le Siège de Jérusalem, devient d’une telle bizarrerie… Selon la thèse catholique, Pierre serait à Rome dès l’an 42. Alors, comment Paul, en 58, écrit-il aux Romains qu’il se propose d’aller les évangéliser et leur envoie-t-il une longue dissertation bien inutile à des gens qui jouiraient de l’enseignement de Pierre ? Et comment, lui qui salue une vingtaine de fidèles, néglige-t-il de saluer Pierre ?
Si l’Épître aux Corinthiens de Clément ne fait aucune allusion au séjour de Pierre à Rome, il n’en est pas de même des Recognitions que plusieurs appelaient l’Itinéraire de Saint Pierre. Malheureusement, les critiques catholiques eux-mêmes reconnaissent depuis longtemps les Recognitions comme apocryphes. A supposer l’œuvre authentique et son témoignage véritable, Pierre aurait séjourné à Rome. Mais, loin d’avoir aucune primauté, il se serait reconnu l’humble subordonné de Jacques, évêque de Jérusalem, lui aurait adressé, pour obéir à un ordre, un rapport annuel sur ses actes et ses paroles. Il aurait salué en Jacques : « l’évêque des évêques, qui dirige à Jérusalem la sainte Église des Hébreux et toutes celles que la Divine Providence a établies en quelque lieu que ce soit. » D’après ce témoignage, Pierre aurait donc séjourné à Rome ; mais Rome et Pierre sont dégradés au profit de Jacques et de Jérusalem. Si nous consentons au titre anachronique, Jacques fut, pour le saint Pierre des Recognitions, le premier pape.
L’épître de Saint Ignace aux Romains, à la croire authentique et sans interpolation — mais Mgr Duchesne n’ose aucune des deux affirmations — contiendrait peut-être, suivant la façon de comprendre un passage, la première trace de la tradition du séjour de Pierre à Rome. Ignace adresse aux chrétiens de Rome des prières. « Je ne vous ordonne pas — ajoute-t-il humblement — comme Pierre et Paul. » Faut-il entendre : comme Pierre et Paul ordonnaient aux Romains ou comme ils ordonnaient à tous les chrétiens ? Ordonnaient-ils de vive voix ou, comme prie Ignace, par écrit ? Avec quelque complaisance, on trouve donc, vers l’an 110, le fragile commencement d’une tradition qui prendra des forces en vieillissant.
N’oublions pas la première épître de Pierre datée de Babylone. Elle est reconnue apocryphe par tous les critiques indépendants. D’ailleurs, une lettre écrite à Rome ne se datait pas de Babylone. Dans la littérature chrétienne primitive, nous ne trouvons l’identification des deux villes que dans l’Apocalypse, le plus symboliste des pamphlets. On croit généralement que la fausse lettre de Pierre a été fabriquée précisément pour donner à une église un titre de noblesse. La Babylone dont il s’agit ici n’est pas la grande ville de Mésopotamie qui n’eut d’église qu’assez tard. C’est la Babylone d’Égypte (le vieux Caire), dont l’Église voulut se donner pour plus ancienne et plus noble que sa voisine d’Alexandrie qui se réclamait de Marc.
Saint Paul a écrit une longue épître aux Romains et il ne les a pas appelés Babyloniens. Authentiques ou apocryphes, les épîtres que Paul écrivit à la fin de sa vie ou qu’on supposa écrites dans cette période sont datées de Rome, jamais de Babylone. On y trouve les mentions : « Écrite de Rome aux Galates », « Écrite de Rome aux Ephésiens », etc… On peut vérifier toute la série. Quand une lettre était écrite à Rome ou qu’on voulait lui faire supposer cette origine, les exemples de Paul et de pseudo-Paul prouvent, comme nous nous en doutions, qu’on datait de Rome, non de Babylone.
La primauté de Pierre et son séjour à Rome d’où on tire, par un raisonnement hardi, l’infaillibilité d’Alexandre VI ou de Pie XI, sont deux mensonges. Mais n’y a-t-il pas prescription et ne devons-nous pas respecter, avec le Saint-Siège, d’aussi vénérables mensonges ?… — Han Ryner.