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Encyclopédie anarchiste/Secousses révolutionnaires

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2395-2407).


LES GRANDES SECOUSSES révolutionnaires, de l’antiquité a la révolution française. — L’organisme humain est sujet à de continuelles modifications. S’il en est de lentes, il en est aussi dont l’apparente brusquerie déconcerte ; parfois même, l’énergique et sanglante intervention du chirurgien s’avère indispensable. A l’époque de la puberté, jouvenceaux et pucelles peuvent se transformer profondément en quelques mois ; peu de jours parfois seront indispensables pour que la chrysalide se mue en insecte parfait. C’est, dans une crise douloureuse et subite que la femme, arrivée au terme de sa grossesse, donne le jour à l’enfant contenu dans son sein ; et des opérations atroces s’imposent en certains cas. Lorsqu’un corps étranger a pénétré dans l’organisme brusquement, ou qu’un tissu parasitaire s’est développé avec lenteur, l’ultime espoir du malade réside assez souvent dans le froid bistouri du chirurgien.

Au regard impartial de l’historien soucieux de vérité seulement, il appert aussi ou à côté des transformations sociales progressives, il y eut toujours place pour d’utiles et brusques révolutions. Certes, la douceur serait préférable, mais laisse-t-on mourir un patient pour qu’il n’ait pas à subir les souffrances transitoires de l’opération qui le sauvera ? — Plus tard, l’humanité devenue raisonnable évitera les soubresauts sanglants, rendus inévitables par la mauvaise foi des dirigeants ; le rythme des modifications sociales obéira à celui des exigences de la nature et des besoins de notre espèce. Tant que des privilégiés s’opposeront aux légitimes réclamations des individus plus évolués, tant que des serfs existeront dans l’ordre moral, économique, intellectuel, de féroces et subites révoltes viendront prouver que l’équilibre désirable n’est pas réalisé. La violence appelle la violence ; les révolutions sont les contre-parties fatales de l’oppression légalement organisée. Dans l’ordre social, elles semblent l’équivalent des mutations brusques, observées par les biologistes chez les plantes et les animaux ; elles n’auraient rien de cruel, si les pouvoirs établis n’entravaient pas leur libre développement. Certaines révolutions furent pacifiques, d’autres firent couler des flots de sang, parce que les chefs voulaient maintenir à tout prix des institutions périmées.

De même que les espèces végétales et animales paraissent quelquefois prises d’un besoin de mutation, de même les collectivités humaines passent par des périodes favorables à l’éclosion de tendances révolutionnaires. La présence de facteurs nouveaux, d’ordre intellectuel et moral aussi bien qu’économique, en est la cause essentielle. Sous la pression de besoins divers, et parce que le savoir a progressé, les esprits se sentent à l’étroit dans les croyances et les institutions que le passé leur légua. D’où une inquiétude génératrice de troubles et un désir de changement propice aux grandes transformations. L’influence d’une personnalité puissante, celle d’un groupe agissant et habile s’avèrent, en certains cas, d’importance primordiale. Une véritable science des révolutions, base d’une technique utilitaire et pratique, me semble possible. Grâce à une étude minutieuse de la Révolution française, Mathiez était parvenu à dégager quelques-unes des lois qui président à la naissance et au développement des mouvements révolutionnaires. C’est pour ce motif que j’aimais sa conversation. Par malheur, il s’est trop arrêté à des querelles d’intérêt médiocre concernant Robespierre et Danton ; il aurait fallu de plus qu’il étendit ses investigations à des secousses sociales d’un type différent. Dans l’étude des grandes convulsions enregistrées par l’histoire, Lénine avait puisé une science qui, pratiquement, lui fut très utile. Bien du sang serait épargné, des efforts méritoires ne seraient plus dépensés en pure perte, si les règles de la technique révolutionnaire étaient non moins soigneusement établies que celles qui permettent au chirurgien d’extraire un projectile, à la sage-femme de faciliter un accouchement. Ajoutons que l’apparente brusquerie de certaines révolutions fait trop souvent oublier le long travail préparatoire dont elles furent la résultante. Rien sans cause, pas plus dans l’ordre social que dans le domaine physique ou biologique. Un travail silencieux et préalable est requis avant qu’une mutation intellectuelle, morale ou économique s’impose ouvertement. Le rôle brillant revient aux acteurs qui paradent sur les scènes révolutionnaires ; le rôle efficace est fréquemment tenu par des individualités obscures, dont l’importance n’est devinée que beaucoup plus tard.

Quand elle se borne à changer l’équipe gouvernementale, une révolution n’est qu’une opérette insignifiante, si sanguinaire qu’elle puisse être. Que Pierre remplace Paul au pouvoir, c’est chose d’importance transitoire et médiocre ; seuls comptent les changements apportés aux institutions sociales, les transformations survenues dans la mentalité des individus. Les nombreuses révoltes prétoriennes, que connut l’Empire romain, permirent à des intrigants d’obtenir la suprême puissance ; elles ne furent pas un facteur de progrès pour l’espèce humaine. Au xixe siècle, elles abondent également les insurrections qui n’aboutirent qu’à remplacer l’ancien maître par un maître nouveau, aussi détestable que celui qu’il supplanta. Hélas ! beaucoup sont morts pour le profit d’un ambitieux ou d’une coterie qui croyaient mourir pour le triomphe d’une idée. Toujours les aristocrates furent habiles dans l’art de détourner les révolutions du but primitivement poursuivi. Mais nous estimons, pour notre part, que des mouvements qui n’aboutirent qu’à satisfaire une poignée d’aigrefins ne méritent pas d’être appelés révolutions. Par contre, nous jugeons profondément révolutionnaires des mouvements qui heurent jamais recours à la violence. A l’inverse de ce que pensait Karl Marx, nous remarquons, par ailleurs, que les principales secousses qui bouleversèrent l’humanité ne furent pas toutes d’ordre économique ; plusieurs, et d’une importance essentielle, furent d’ordre exclusivement moral ou intellectuel. Pour l’émancipation humaine, la découverte de l’imprimerie eut des répercussions plus considérables que l’établissement d’un régime presque socialiste en Nouvelle-Zélande. Même aujourd’hui, le problème économique ne se pose avec une telle acuité, dans les pays d’Occident, qu’en raison des inventions multiples dues aux savants contemporains. Le progrès intellectuel est, en définitive, le facteur primordial de toutes les grandes révolutions. C’est parce qu’elles ignorent ce progrès que les espèces animales ne connaissent rien de comparable à nos bouleversements sociaux. Il faut des cerveaux qui raisonnent et conçoivent des améliorations possibles, pour que soit modifié le régime économique existant.

Si la colère des peuples éclate, parfois, avec une brusquerie qui déconcerte l’observateur superficiel, d’autres ébranlements exigent de longues années avant que se révèlent la profondeur et l’étendue de leurs effets. Toutes les révolutions ne sont pas aussi brèves que celle de 1789 en France ou celle de 1917 en Russie. Quelques-unes ont comporté de nombreux actes succèssifs, qui s’échelonnèrent durant plusieurs dizaines d’années. A des secousses religieuses, intellectuelles, morales, telles que le bouddhisme, le christianisme, la Renaissance, il a même fallu des siècles pour se développer pleinement. Elles comptent néanmoins parmi les plus notables que l’histoire ait enregistrées. Loin d’être calquées sur un modèle invariable et indéfiniment répété, les révolutions présentent donc des physionomies assez différentes pour qu’on hésite à les classer sous une rubrique commune. Toujours, cependant, elles supposent l’existence d’un déséquilibre ; et elles ne réussissent que dans la mesure où elles y remédient. S’il en est dont la faillite fut complète, si beaucoup n’ont réalisé qu’une minime partie du programma prévu par les animateurs, l’humanité leur doit, dans l’ensemble, les meilleures transformations sociales obtenues par les collectivités. Maintes fois, elles furent le début d’étapes glorieuses sur la route du progrès. Mais aucune n’a pu faire œuvre définitive, parce qu’elles n’apportaient que des vérités fragmentaires, parce qu’elles ne visaient qu’à un affranchissement partiel, non à la libération totale des corps et des cerveaux.

Quand nulle chaîne ne tiendra plus l’homme captif, ce jour-là seulement l’esprit de révolte aura disparu. Sachons rendre justice, néanmoins, à tous ceux qui luttèrent pour le bien de notre espèce. Ils furent souvent trahis par leurs disciples et leurs héritiers ; en leur nom, des continuateurs infidèles imposèrent de nouveaux liens aux peuples odieusement trompés ; des institutions qu’ils voulaient douces aux humbles se figèrent en instruments d’oppression. D’autres révolutionnaires eurent à démolir lois et dogmes qui se recommandaient de ces anciens révoltés. Une vue d’ensemble sur les principales secousses religieuses, morales, intellectuelles, politiques, économiques qui ébranlèrent l’humanité, depuis l’antiquité jusqu’à la Révolution française, va d’ailleurs nous permettre de vérifier l’exactitude des diverses remarques que nous venons de faire.

De prodigieux soubresauts furent probablement, ressentis à l’époque préhistorique, lorsque se répandit l’usage du feu, des premiers instruments en bois et, plus tard, des outils en pierre et en os. L’utilisation du bronze, puis du fer, l’invention des arts et de l’écriture, certaines découvertes qui modifiaient profondément le genre de vie traditionnel occasionnèrent, sans aucun doute, des bouleversements, parfois assez brusques, dans le régime individuel et l’organisation collective alors habituellement adoptés. Mais, sur ces événements, nous sommes réduits à des hypothèses, la préhistoire n’apportant que des lumières encore restreintes dans ce domaine spécialement obscur. Même concernant les débuts de l’époque historique, nous possédons trop peu de documents authentiques pour parler des révolutions qui furent un ferment de progrès. En règle générale, l’humanité s’enfonce alors dans un servage de plus en plus complet ; les rois sont des dieux que l’on croit sur parole, auxquels on obéit aveuglément ; et les travailleurs se résignent à devenir les bêtes de somme de quelques privilégiés. Ligoté par des chaînes religieuses, morales, économiques, familiales, dont le nombre et le poids s’accroissent constamment, l’individu n’est plus qu’une chose sans droits aux mains d’un maître absolu. Loin de s’élever vers de radieux horizons, notre espèce descend vers le tréfonds de l’enfer social. Notons cependant que l’évolution humaine ne suivit point partout une marche uniforme, et que la liberté se maintint, à des degrés divers, en certaines contrées. Progrès et décadence purent aussi coexister dans des domaines différents ; le perfectionnement de l’outillage, par exemple, s’accommoda quelquefois sans peine d’une régression morale et sociale.

L’Inde si riche en ouvrages religieux et philosophiques, manque presque complètement d’annales historiques. La Chine en possède et la tradition historique tient une place honorable dans sa littérature ; on peut en dire autant du Japon. Légendes et fables y occupent toutefois une place trop considérable, dès qu’il s’agit d’époques reculées. Grâce aux découvertes des archéologues, nous avons maintenant des données authentiques sur l’ancienne Égypte, ainsi que sur les civilisations assyrienne et babylonienne. Dans l’histoire de ces peuples nous trouvons de fréquentes conquêtes, de nombreux changements dynastiques, des révoltes inspirées par l’intérêt personnel ou collectif, mais point de révolution au sens élevé du mot. Certains rois, tels que Hannurabi qui gouvernait la Babylonie vers 2100 avant notre ère et le pharaon Aménophis IV (1380-1360) s’efforcèrent de faire triompher des idées morales ou religieuses qui constituaient un progrès sur les idées antérieures. Pas plus que Zoroastre, le législateur religieux de l’Iran, ou les philosophes chinois Laotsé et Confucius, ce ne furent des révolutionnaires.

Le bouddhisme, au contraire, fut par rapport au brahmanisme ce que la Réforme protestante devait être, plus tard, par rapport au catholicisme. En rejetant la tyrannie des prêtres et le régime des castes, Gautama, son fondateur, se posa en adversaire des autorités religieuses. Il croyait à la transmigration des âmes, mais ne parla jamais de dieu ; sa morale, toute de douceur, annonce celle de l’Évangile. Né au ve siècle avant Jésus-Christ, le bouddhisme fut persécuté dans l’Inde son pays d’origine ; il obtint par contre un prodigieux succès au Thibet, en Chine, au Japon, en Indo-Chine, etc. Oublieux de la vraie doctrine de Gautama, il a versé depuis dans une monstrueuse idolâtrie et les pires superstitions.

Chez les hébreux, la prédication des prophètes prit fréquemment un aspect révolutionnaire. Hostiles au formalisme et à l’hypocrisie, favorables aux pauvres, préoccupés de pureté morale, ces réformateurs furent suspects aux puissants de l’époque. Sur l’identité véritable des prophètes hébreux, sur l’authenticité des ouvrages qu’on leur attribue, l’on peut discuter ; dans ce domaine, bien des faussaires ont donné libre cours à leurs fantaisies. Quelle que soit la personnalité des auteurs, certains livres prophétiques font présager l’esprit moderne et témoignent d’une hostilité violente à l’égard des traditions établies.

En Grèce, plusieurs révolutions athéniennes furent inspirées par le goût de la liberté. A partir de 750 avant notre ère, il n’veut plus de roi ; le pouvoir passa complètement aux mains de neuf magistrats : les archontes, et (l’un tribunal suprême : l’Aréopage. Mais le peuple fut durement traité par ces nouveaux maîtres, recrutés uniquement dans l’aristocratie. En 624, paysans et ouvriers obtinrent que les jugements seraient fixés d’après des règles écrites et non d’après des coutumes imprécises et variables. Et, comme les lois rédigées par l’archonte Dracon étaient d’une dureté excessive, les troubles continuèrent jusqu’à la rédaction de lois moins inhumaines par Solon, en 594. Pour les fonctions gouvernementales, on accorda la préférence aux citoyens riches.

Dès 590, Pisistrate s’empara de la totalité du pouvoir ; il resta tyran, c’est-à-dire maître absolu, jusqu’à sa mort survenue en 527. Mais ses deux fils, Hipparque et Hippias, ne purent se maintenir. Le premier fut tué par deux jeunes gens, Harmodios et Aristogiton, qui sacrifièrent leur vie pour l’amour de la liberté ; le second, chassé d’Athènes en 510, se réfugia à la cour du roi des Perses. Clisthène, le plus ardent adversaire d’Hippias, réorganisa le gouvernement dans un sens favorable au peuple.

Une nouvelle révolution éclatera en 403, à Athènes. Profitant des malheurs endurés par la ville durant la guerre du Péloponèse, les nobles étaient parvenus à renverser le gouvernement démocratique. Par centaines, ils avaient exilé ou condamné à mort leurs adversaires politiques. Trente tyrans firent peser un joug de fer sur tous les citoyens. Leur règne fut rapidement si odieux que Thrasybule, revenu en Attique à la tête d’une troupe d’exilés, n’eut aucun mal à les renverser. Quelques années plus tard, en 399, la démocratie athénienne se déshonorera d’ailleurs en condamnant Socrate à boire la ciguë.

Toutefois, c’est moins à cause de ses révolutions politiques, qu’en raison des transformations dont elle fut le théâtre dans le domaine des idées, que la Grèce antique tient une si grande place dans l’histoire de la civilisation. Non seulement tous les arts y furent cultivés avec un succès exceptionnel, non seulement ses poètes et ses prosateurs ont laissé de merveilleux chefs-d’œuvre, mais c’est là que naquit et se développa la pensée rationaliste, indépendante des dogmes religieux, d’où sortiront la science et la philosophie modernes. Certes, les plus fameux de ses philosophes s’attardèrent trop dans les chimères métaphysiques ; c’est eux pourtant qui montrèrent la route que prendront, par la suite, les chercheurs libres et les savants rationalistes.

A Rome, signalons la révolution de 509 avant Jésus-Christ, qui eut pour conséquence l’abolition de la royauté. Tarquin le Superbe, soupçonneux et cruel, se comportait comme les tyrans grecs. Lucius-Junius Brutus, profitant de l’indignation causée par le tragique suicide de Lucrèce, souleva les romains contre lui et fit proclamer sa déchéance. Pendant quatorze ans, Tarquin s’efforcera ensuite, mais vainement, de reprendre son ancienne capitale. Sa chute ne fut pas une victoire plébéienne, mais une victoire de l’aristocratie sénatoriale et des patriciens. En conséquence, ces derniers modifièrent la constitution en leur faveur, et la misère du peuple fut extrême au début de la république.

Une lutte, qui se poursuivit, avec de longues trêves, pendant deux cents ans, s’engagea entre la plèbe et le patriciat. Parmi les épisodes révolutionnaires, il convient de signaler la retraite sur l’Aventin. Les plébéiens désertèrent Rome en masse et, s’étant réunis autour de sanctuaires non patriciens, décidèrent de fonder une ville nouvelle. Effrayé, le Sénat admit quelques-unes des réclamations formulées par le peuple. Mais c’est plus tard seulement, vers le milieu du Ve siècle avant notre ère, que fut réalisée l’égalité civile. Chargés de rédiger des lois écrites en 451, les Décemvirs exercèrent une tyrannie si odieuse qu’une révolte les chassa en 449 ; toutefois les lois édictées par eux subsistèrent. Une série de mesures prises de 445 à 300 réalisèrent l’égalité politique. Par contre l’inégalité sociale ira s’aggravant ; de plus en plus les pauvres dépendront des riches, redevenus ainsi tout-puissants.

En 133 avant Jésus-Christ, Tibérius Gracchus, homme au grand cœur et au noble idéal, fit voter, en qualité de tribun du peuple, une loi agraire, qui attribuait aux citoyens pauvres le domaine publie accaparé par les patriciens. Pour se venger, le Sénat le fit massacrer sous prétexte qu’il aspirait à la royauté. Dix ans plus tard, en 123, le frère de Tibérius, Caïus Gracchus, devint tribun du peuple. Lui aussi fut animé de sentiments révolutionnaires. Il voulait amoindrir la puissance des nobles au profit de la plèbe, remettre en honneur la loi de Tibérius et accorder le droit de cité à tous les italiens. Hélas ! les patriciens parvinrent à ruiner sa popularité : abandonné par la plèbe, poursuivi par ses adversaires, Caïus se donna la mort en 121. Bientôt, d’ailleurs, les orgueilleux citoyens de Rome accepteront d’obéir à un maître absolu. Des rivalités et des insurrections militaires se succéderont pendant tous les siècles suivants ; elles sont dépourvues d’intérêt pour nous, n’ayant d’autres raisons d’être que des inimitiés ou des ambitions personnelles. C’est en vain que Marcus-Junius Brutus avait poignardé César et combattu pour le maintien de la liberté.

Le sort des esclaves étant toujours resté déplorable à Rome, des révoltes serviles éclatèrent à différentes reprises. En 135 avant notre ère, il y eut des soulèvements en Sicile, en Attique, en Campanie, à Rome. De 104 à 99, nouveaux soulèvements en Sicile, à Thurium, à Capoue. Mais la plus importante des révoltes serviles fut celle que Spartacus dirigea de 73 à 71. Ce noble y thrace, condamné à l’esclavage et destiné au métier de gladiateur, s’échappa de Capoue avec quelques compagnons, puis constitua une véritable armée. Energique et prudent, il battit le prêteur Varinius, puis les consuls Lentulus et Gellius, mais, finalement refoulé par Crassus vers le midi, il essaya sans succès de passer en Sicile. Il périt dans une suprême bataille sur les bords du Silarus. Pompée détruisit les dernières bandes d’esclaves qui fuyaient vers le nord. Une fois encore l’injustice avait triomphé.

L’introduction de l’hellénisme à Rome fut, par contre, riche de conséquences heureuses pour la pensée humaine. Parce qu’elle fit affluer en Italie les esprits façonnés par la civilisation hellénique, la conquête de la Grèce porta un coup sensible aux antiques traditions romaines. De plus en plus, la philosophie remplaça la religion dans les milieux instruits. Le grand poète Lucrèce vulgarisa la doctrine d’Épicure dans son admirable De Natura ; le système d’Evhémère, qui ne voyait dans les personnages mythologiques que des hommes divinisés, obtint un énorme succès. Une véritable rénovation des arts et de la littérature résultera de ce contact intime avec la Grèce. Et c’est vainement que Caton l’Ancien voudra s’opposer à l’influence hellénique, au nom des vieilles coutumes et de l’intérêt national.

Une formidable secousse fut, certes, donnée au monde par l’apparition du christianisme, mais elle n’eut rien de brusque, ni de violent. Pour atteindre son développement normal, elle exigea trois siècles au moins, et ne triompha, d’une façon durable, qu’en 313 avec Constantin. Au point de vue moral, le christianisme fut peu original ; les plus belles maximes attribuées à Jésus avaient déjà été émises par des philosophes antérieurs. Toutefois, les chrétiens eurent le mérite de populariser, chez, les nations méditerranéennes, des sentiments et des idées jusque-là réservés à une élite restreinte. Au point de vue intellectuel, leur influence fut, extrêmement néfaste ; hostiles à la science, à la philosophie, à toutes les libres recherches de la pensée rationaliste, ils replongèrent l’Occident, pour de longs siècles, dans les ténèbres de la foi religieuse. Grâce à la duplicité des dirigeants ecclésiastiques, l’Église, prétendue gardienne de la doctrine évangélique, devait s’allier, dès le quatrième siècle, aux pouvoirs civils pour maintenir les masses dans une obéissance aveugle. C’est à tort que la disparition de l’esclavage est mise à l’actif du christianisme. Persuadés que le régime économique en vigueur à leur époque ne pouvait être modifié, les Pères de l’Église, à l’exemple de saint Paul, se bornèrent à prêcher la résignation à la classe servile.

Les dogmes chrétiens étaient si absurdes que des discussions s’élevèrent de bonne heure à leur sujet ; des personnages aussi fameux qu’Origène et que Tertullien s’éloignèrent finalement de l’orthodoxie. Les hérésies furent prodigieusement nombreuses durant les premiers siècles ; il serait fastidieux d’en donner la liste. Rappelons néanmoins que la plus célèbre de toutes, l’arianisme, faillit vaincre le catholicisme. Non seulement elle obtint la protection de certains empereurs, mais le pape Libère finit par condamner Athanase, le principal adversaire d’Arius, et par adopter des formules qui s’inspiraient des doctrines soutenues par cet hérétique. Grâce à Théodose, adversaire acharné de l’arianisme, l’orthodoxie vit son prestige renaître dans l’empire romain. Quant au schisme qui sépara l’Église orientale du catholicisme, il n’eut point pour motif des querelles dogmatiques mais les prétentions outrecuidantes des papes. Dès IXe siècle Pliotius s’insurgeait contre les procédés de l’évêque de Rome. Cette séparation, rendue complète au xie siècle, n’a d’ailleurs contribué en aucune façon au progrès de l’esprit humain.

Au viie siècle, le mouvement religieux suscité par Mahomet en Arabie se répandit rapidement en Égypte et dans le nord de l’Afrique, en Syrie, en Perse et même dans des pays aussi éloignes que l’Espagne. Cet ébranlement compte parmi les plus importants que l’histoire ait enregistrés. Mais bien que postérieur en date au christianisme, l’islamisme ne lui est pas supérieur au point de vue soit intellectuel, soit moral. A Bagdad et en Espagne, la civilisation musulmane lut florissante ; les accusations portées par les Occidentaux contre les disciples de Mahomet ne résistent pas, dans maints cas, à une étude impartiale. Néanmoins le Coran parle de la guerre dans des termes qui nous répugnent profondément ; il y voit le moyen de sanctification par excellence, celui qui ouvre le ciel au croyant de la façon la plus sûre. Le sort de la femme en pays musulman ne fait pas davantage honneur a la religion du prophète arabe.

Au moyen âge, la dure condition faite au peuple provoqua diverses tentatives d’affranchissement, par exemple celle des croquants de Normandie en 997 et celle des serfs bretons en 1024. Écrasées brutalement dans les campagnes, elles devaient réussir dans bien des villes, surtout au xiie siècle. Les habitants des centres urbains comprirent qu’en associant leurs efforts ils résisteraient mieux à la tyrannie seigneuriale. D’où le mouvement communal, qui revêtit des formes très différentes selon les époques et les régions. C’est au prix de combats sanglants que certaines villes secouèrent le joug féodal ; d’autres obtinrent la liberté sans recourir à l’insurrection. Malheureusement, l’accroissement de la puissance royale ruinera, par la suite, l’œuvre d’affranchissement communal, qui ne fut point favorisé par les souverains, comme des historiens mal renseignés l’ont prétendu.

La lutte du sacerdoce et de l’empire, qui du xie au xiiie siècle mit aux prises les papes et les empereurs, prouve que la domination ecclésiastique ne s’étendit pas sans résistance dans les pays germaniques. En premier lieu, la querelle des investitures dressa Henri IV contre Grégoire VII ; vaincu, l’empereur dut subir l’humiliation de Cartossa en 1077. Un siècle après, Frédéric Barberousse fut tenu en échec par Alexandre III. Avec Innocent III (1198-1216) la papauté arrive à son apogée. De 1227 à 1250, nouvelle lutte entre l’empereur Frédéric II et le pape. En apparence, le pontife romain fut vainqueur ; en réalité, il avait usé ses for ces dans une lutte sans profit. Dès le début du xive siècle, il sera obligé, par l’indiscipline de ses vassaux, de se fixer à Avignon.

Après le grand schisme, qui donna au monde chrétien le spectacle de deux et même trois papes s’excommuniant mutuellement, l’esprit d’indépendance reparut dans l’Église. Dès 1336, Wiclef, en Angleterre, dénonça la corruption des papes et du clergé. Appliquant leurs maximes religieuses à l’ordre social, plusieurs de ses disciples réclameront même l’égalité absolue de tous les hommes. En Bohême, Jean Huss (1369-1415) préconisa un ensemble de réformes qui le font considérer, à bon droit, comme un précurseur du protestantisme. Emprisonné, puis condamné à être brûlé vif par le concile de Constance, il sut mourir en héros. Ses partisans prirent les armes ; la guerre se prolongea jusqu’en 1436, et le concile de Bâle dut se montrer conciliant pour ramener au catholicisme la majorité des hussites.

L’invention de l’imprimerie dans la première moitié du xve siècle, les découvertes géographiques effectuées dans la seconde moitié du même siècle ne furent point des événements d’apparence révolutionnaire. Pourtant ils sont à l’origine de nombreuses transformations sociales, survenues par la suite. Leurs conséquences intellectuelles, morales, économiques, furent incalculables ; toutes n’ont pas été heureuses d’ailleurs, la presse étant domestiquée par les chefs trop souvent, et les richesses de l’Amérique servant surtout à alimenter le luxe de quelques potentats.

La Renaissance littéraire, scientifique, artistique et philosophique, survenue au ve et xvie siècle, fut une salutaire réaction contre l’obscurantisme théologique. Elle remit en honneur les méthodes rationalistes chères à l’antiquité, s’insurgea contre le pessimisme morose des écrivains et des artistes fidèles à la pensée catholique, se détourna d’un au-delà chimérique pour considérer avec sympathie les réalités d’ici-bas. Princes et prélats ne comprirent pas, au début, quelle contenait un ferment révolutionnaire ; pour acquérir le renom de mécènes, ils protégèrent artistes et poètes. Depuis, les défenseurs du trône et de l’autel ont maudit, bien des fois, l’esprit d’indépendance issu de ce retour à l’antiquité grecque et romaine. La Renaissance eut ses martyrs, parmi les philosophes et les savants : un Vanini, un Giordano Bruno furent brûlés ; Galilée fut condamné à la prison.

Luther, Calvin, Zwingle et les autres promoteurs de la Réforme protestante furent suivis par une notable partie de l’Europe, dans leur révolte contre le catholicisme. C’est en 1520 que Luther rompit définitivement avec Rome ; quand il mourut en 1546, sa réforme était solidement établie, non seulement en Allemagne, mais en Suède, en Danemark, en Norvège. De Genève, Calvin (1509-1564) exerça une prodigieuse action sur toute l’Europe. En outre, Henri VIII, d’Angleterre, sans adopter soit le luthéranisme, soit le calvinisme, rompit avec la papauté. Le principe du libre examen, qui est à la base du protestantisme, ainsi que la rébellion contre la puissance ecclésiastique, devait aboutir à des conséquences dont on ne comprit l’importance que beaucoup plus tard. Avec la Réforme, l’esprit critique et le besoin d’indépendance triomphent dans le domaine religieux.

Philippe II, qui s’était fait le champion de la cause catholique dans toute l’Europe, ne put arrêter les progrès du protestantisme dans ses provinces des Pays-Bas. Exaspérés par le despotisme politique et religieux que le roi d’Espagne faisait peser sur eux, les habitants de cette contrée se soulevèrent en 1566, sous la direction de Guillaume d’Orange, dit le Taciturne. Malgré la répression sanguinaire exercée par le duc d’Albe, malgré la défection des provinces du sud qui, en 1579, se soumirent à leur ancien souverain, malgré l’assassinat de Guillaume d’Orange en 1584, la Hollande et les autres puissances du nord continuèrent la lutte et formèrent l’état indépendant des Provinces-Unies. Cette république protestante, le premier pays d’Europe où la liberté (encore limitée il est vrai) de penser et d’écrire fut laissée aux habitants, connut au siècle suivant une merveilleuse prospérité économique et une gloire intellectuelle de premier ordre.

En 1646, une révolution, provoquée par la tyrannie de Charles Ier Stuart, éclata en Angleterre. La lutte fut d’abord dirigée par le parlement, puis le principal rôle passa à Cromwell, un chef militaire énergique et habile. Charles Ier fut condamné à la peine de mort et exécuté, le 9 février 1649 ; la république fut proclamée. Mais Cromwell substitua son despotisme à celui du roi : en 1653, il se fit décerner le titre de Lord Protecteur et gouverna par la suite en dictateur. Faite au nom de la liberté, cette première révolution avait surtout profité à un chef ambitieux. Une seconde révolution éclata en 1688. Chassé par ses sujets, Jacques II chercha un refuge en France ; Guillaume d’Orange et sa femme furent proclamés roi et reine, après avoir promis de respecter les droits du peuple anglais, tels que le parlement les avait définis. Cette insurrection nouvelle fit prévaloir en Angleterre le régime constitutionnel et la religion protestante. Au xviiie siècle, le parlementarisme s’installera en maître sous la dynastie hanovrienne, par la seule force de l’habitude.

Le développement de la philosophie et de la science modernes, aux xviie et xviiie siècle, doit être signalé. Avec Descàrtes, Bacon, Spinoza, la raison s’insurge contre la tradition des écoles et la philosophie léguée par le moyen âge ; i’évidence remplace l’autorité d’Aristote comme critérium de la vérité ; la théologie n’est plus l’oracle toujours écouté qui décide en dernier ressort. Newton, Huygens donnent une nouvelle impulsion à la physique ; Denis Papin découvre le principe de la machine à vapeur, à la fin du xviie siècle ; Lavoisier, au xviiie mérite le nom de créateur de la chimie moderne. On pourrait citer bien d’autres savants fameux. Ce goût pour la philosophie rationaliste et les recherches expérimentales annonce l’époque contemporaine ; il explique l’œuvre de Voltaire et des Encyclopédistes.

Nous laissons à d’autres le soin de parler de la révolution française de 1789 et des révolutions survenues depuis. Mais rappelons, en terminant, que le soulèvement des colonies anglaises d’Amérique put dans une certaine mesure servir de modèle à la révolution qui éclata chez nous. En 1776, les États-Unis proclamèrent leur indépendance ; ils soutenaient alors contre leur métropole une guerre qui devait se prolonger jusqu’en 1783. La constitution qui, aujourd’hui encore régit cette nation, entra en vigueur le 4 mars 1789. Nous ne pouvions étudier en détail chacune des grandes secousses que nous avons signalées. Pourtant, de l’examen rapide que nous en avons fait, il ressort clairement que les révolutions humaines ne se produisent pas selon un type uniforme et qu’elles ne sont pas nécessairement sanglantes, mais qu’elles ont d’ordinaire le tort capital de n’envisager qu’une libération partielle de l’être humain : tantôt religieuse, tantôt politique, tantôt économique, tantôt intellectuelle ou morale. Or, pour faire œuvre vraiment rédemptrice, une révolution doit tendre à la libération complète de l’être humain tout entier. Plusieurs d’entre elles néanmoins furent bienfaisantes et méritent d’être louées. — L. Barbedette.


RÉVOLUTION FRANÇAISE. Nous ne tenterons pas, ici, l’histoire détaillée de ce formidable événement politiqué et économique que fut la Révolution française.

D’innombrables voiumee ont été écrits sur cette époque mouvementée. Il nous suffira de l’analyser dans ses causes et ses effets, en indiquant les incidents les plus essentiels et en marquant son caractère profond.

Nombre d’auteurs ont eu le tort très grave d’examiner là Révolution française et de la juger selon leurs conceptions philosophiques et politiques. D’autres n’ont vi qu’une sorte d’imagerie d’Epirial, s’attachant aux faits auxquels ils donnaient une interprétation romantique. C’est ainsi que nous avons des historiens de gauche — aujourd’hui dédaignés — tels que Alphonse Esquiros (Histoire des Montagnards), ou Villiaumé qui, le premier, osa la réhabilitation de Jeun Paul Marat, l’Ami du Peuple, ou, encore, Louis Blanc et Ernest Hamel, tous deux robespierristes. Mais, les historiens réactionnaires, détracteurs de la Révolution, sont légion, depuis ceux de la Restauration jusqu’à M. Louis Madelin, et, plus récemment, Pierre Gaxotte. Quant à Michelet, en dépit de sa parfaite connaissance des faits, il apparaît comme le plus romantique, et bien de ses jugements ont dû être révisés.

Le véritable historien de la Révolution française est Albert Mathiez, infatigable chercheur, qui, à la lumière des documents, a su situer, dans leur pure vérité, les hommes et les événements ! En même temps, Mathiez s’attachait à la recherche des causes économiques qui, seules — en dehors des concepts philosophiques rivaux — fournit l’explication du drame révolutionnaire.

L’économie, en effet, est à la base du mouvement qui commence à se dessiner vers les débuts de 1789. Depuis des années, ce ne sont que plaintes et récriminations, particulièrement dans les campagnes où les paysans, accablés de dîmes, connaissent la misère atroce. De plus, les caisses royales sont vides et Mirabeau crie à la banqueroute. On sent que le vieux monde monarchiste est sapé. L’État s’affaiblit. Le Roi et sa cour ne comprennent absolument rien à la situation. D’autre part, le régime corporatif fait peser son oppression sur le monde ouvrier naissant, et le machinisme, venu d’Angleterre, risque son apparition. On commençait à exploiter le charbon, à fonder des usines métallurgiques (Le Creusot), des soieries (Lyon). Les industries du coton, de la laine, du fer, du sel, étaient en marche. Toute une petite bourgeoisie industrielle se créait.

Mais c’est surtout le monde paysan qui souffre. Tout un système abominable d’impôts l’accable et les grands seigneurs, comme les hauts dignitaires de l’Église vivent sur lui, hissés sur des privilèges arrogants. Ajoutons à cela des bataillons de robins, vivant uniquement des chicanes et dépouillant le paysan.

Au-dessus, des pensions multiples allant aux maisons royales et princières, un budget mal équilibré, des dépenses exagérées, des emprunts continuels. Voilà pour les causes économiques. Mais il ne faut pas négliger l’influence des philosophes et des encyclopédistes du xviiie siècle. J.-J. Rousseau, Montesquieu, Voltaire agissaient profondément sur les esprits, particulièrement dans les rangs de la bourgeoisie éclairée, du petit clergé et de la petite noblesse de robe. À côté de ces trois grands destructeurs, la multitude des pamphlets, des libellés accusateurs, dévoilait la pourriture d’un régime et suscitait les colères.

Le point de départ du mouvement, c’est, au fond, la révélation du déficit, après le départ du Genévois Necker et l’entêtement du gouvernement royal à persister dans ses errements. Le parti parlementaire commence à se dresser contre la Cour. En province, l’autorité se révèle, un peu partout, comme défaillante. Des manifestations bruyantes sont annoncées dans toutes les grandes villes. Des pamphlets surgissent de tous côtés. Des clubs (un mot nouveau) se fondent. Le premier en date, c’est le Club des Trente, qui se réunit chez Dupont, et où l’on rencontre Mirabeau, Siéyès, Condorcet et d’autres. Et, enfin, voici les fameux cahiers de doléances qui pleuvent. Ces cahiers, venus des campagnes, sont rédigés par des magistrats de province et des curés. Il n’est que de les consulter, d’un bout à l’autre du pays ; ils traduisent le mécontentement et les aspirations du petit peuple.

On décide alors la convocation des États Généraux et les élections ont lieu. Vers la fin avril, les députés arrivent à Versailles. La Révolution fait ses débuts. Car, à Paris, c’est le triomphe des agitateurs qui se retrouvent au Palais-Royal. Les clubs, dans cette enceinte, se multiplient. Des mutineries éclatent de-ci, de-là. Les députés de la droite de l’Assemblée se sentent menacés et en appellent au Roi qui ne fait rien pour les rassurer. On sent que de graves événements se préparent.

Surviennent les journées de juillet. Nous ne les conterons pas en détail, avec l’appel de Cainille Desmoulins, la bagarre des Tuileries, la ruée vers les prisons et l’Arsenal. Qu’il suffise d’indiquer qu’à la vérité la Bastille n’était pas défendue et qu’on s’explique difficilement le hasard qui conduisit le peuple armé vers cette vieille forteresse royale. La vérité aussi, c’est qu’une armée de mendiants était descendue de Montmartre et que les brigands, comme on disait alors, avaient mis le feu aux barrières, terrorisant Paris. La petite bourgeoisie, les artisans, les ouvriers s’armaient beaucoup plus contre ces brigands et contre les mercenaires étrangers que contre le Roi. Toutefois, le renvoi de Necker, alors populaire, fut l’étincelle qui mit le feu aux poudres.

Pendant trois nuits, la population parisienne fabriqua des piques. Des patrouilles de patriotes sillonnaient les rues, entraient dans les maisons, veillaient sur la sécurité de la ville. Des bandes pillaient les armuriers. Le 14, au matin, toutes ces bandes se dirigent vers la Bastille où tenait M. de Launay, à la tête d’une petite garnison. Tout d’abord, le gouverneur semble céder aux sommations de la foule, fait retirer les canons, consent à recevoir des représentants de cette foule qui visitent la forteresse. Puis la foule essaie d’entrer ; elle tente de mettre le feu à l’une des tours, d’abattre les portes à coups de hache. La garnison prend peur et tire. Puis, de plus en plus apeurée, elle se révolte contre le gouverneur qui doit se soumettre. Ainsi tombe la Bastille. La foule se précipite. Elle trouve dans la vieille prison sept prisonniers, dont deux fous. C’est tout. Mais la Bastille était comme le symbole de l’oppression et, pour la première fois, le peuple ivre de joie, se sentait vainqueur de l’autorité.

Des siècles de servitude et de misère avaient fait à tous ces hommes des âmes dures. Il s’en suivit des représailles sanglantes. On tranche la tête de Launay. Mais de Launay était un tripoteur avare et voleur, connu comme tel dans le quartier Antoine. On abattit Flesselles, prévôt des marchands. Mais Flesselles s’était moqué de la population et était complice de de Launay. Quant à Berthier et Foulon, ils étaient tout désignés à la vindicte populaire, comme accapareurs et affameurs.

Au fond, le nombre des victimes de la vengeance du peuple n’est pas considérable et les historiens réactionnaires ont systématiquement monté en épingle ces « horribles forfaits ».

La Cour, attérée, n’eut même pas l’idée de réagir. Elle laissa Bailly s’installer, triomphant, à l’Hôtel de Ville et rejeter la cocarde blanche pour lui substituer la cocarde tricolore. Cependant, le Roi demeurait sympathique. Nul ne songeait à l’attaquer. La Monarchie paraissait à tous intangibble. Toutefois, la prise de la Bastille faisait naître tous les espoirs de libération. En province, quand on apprit la chute de la forteresse, ce fut une explosion de joie. Partout, on prend les armes. La Révolution est en marche.

À Versailles, l’Assemblée discute sur la Constitution. Elle supprime la plupart des privilèges (Nuit du 4 août) et acclame le Roi, restaurateur de la liberté française. À Paris, les clubs s’agitent. Des hommes nouveaux apparaissent. Des journaux voient le jour. À ce moment, l’Assemblée se coupe en deux : d’un côté, les modérés ; de l’autre, les révolutionnaires. Le 30 août, une émeute éclate à Paris, que la garde nationale, commandée par La Fayette, disperse brutalement.

La Cour, mal conseillée, croit alors pouvoir tenir tête. Elle fait entrer à Versailles le régiment de Flandre auquel elle ménage une réception scandaleuse, au cours de laquelle la reine, Marie-Antoinette, ne craint point de danser avec des soudards ivres, parmi les cris de : « À bas l’Assemblée ! ». À Paris, l’impression est profonde. La révolte, de nouveau, gronde dans les rues. De plus, c’est la misère qui continue. On fait la queue aux portes des boulangeries. Et le duc d’Orléans, prétendant à la couronne, distribue l’argent, lance ses agents. Mais, selon le maire Bailly, l’autorité royale aurait organisé, elle-même, des pillages qui, empêchant le ravitaillement, conduisait le peuple de Paris à la famine. Qu’espérait la Cour ?

La riposte ne se fit pas attendre. Les clubs tonnèrent. Les femmes se mirent de la partie. Formées en cortège et ayant à leur tête l’huissier Maillart, un des vainqueurs de la Bastille, elles se mirent en route pour Versailles.

Au moment où elles arrivaient à Versailles, le Roi chassait dans les bois de Verrières. Il venait de repousser la Déclaration des Droits de l’Homme. Il avait l’âme paisible. La Reine était à Trianon. Le ministre, comte de Saint-Priest, proposait de faire marcher la troupe sur les femmes. Necker s’y opposa. Alors, des femmes envahirent l’Assemblée et d’autres se jetèrent vers le château. À l’Assemblée, les députés se sentaient impuissants. Robespierre monta à la tribune pour défendre les femmes. Déjà, il commençait à donner sa mesure, et Mirabeau qui l’observait avec curiosité, disait : « Cet homme ira loin, il croit ce qu’il dit ».

Finalement, le Roi donna son consentement à la Déclaration. Mais le château était envahi. La Fayette, accouru de Paris et, ayant tout apaisé, était allé se coucher. Mais, au matin, les portes du château sont enfoncées. Les femmes pénètrent dans les appartements de la Reine, qui s’enfuit par un couloir dérobé. Des gardes du corps sont massacrés. La Fayette surgit ; il apparaît au balcon, flanqué du Roi, de la Reine et des enfants. Un immense cri retentit : Le Roi à Paris ! Il faut s’incliner. La garde nationale fait escorte à la famille royale. Les femmes reviennent triomphantes dans la capitale avec le boulanger, la boulangère et le petit mitron. On crie partout : Vive la Nation ! Le Roi, conduit à l’Hôtel de Ville, fait triste figure.

Désormais, il va s’installer aux Tuileries. Là, il est sous l’œil et dans les mains du peuple.

Quelques jours après, l’Assemblée déclare que les biens du clergé étaient à la disposition de la Nation. C’est Talleyrand qui est l’auteur de cette proposition. Puis l’assignat est décrété. Il jouera un rôle terrible pendant toute la Révolution, sans amener une amélioration au sort des malheureux citoyens, en proie à la plus affreuse disette.

Nous avons parlé des journaux. Ils vont exercer une action de plus en plus prépondérante sur le peuple. Ce sont, d’abord, les brûlots de Camille Desmoulins : Discours à la Lanterne, La France Libre. Camille va lancer bientôt : Les Dévolutions de France et de Brabant. Puis, Les Révolutions de Paris, de Prud’homme et Loustalot, L’Orateur du Peuple, de Fréron, et, surtout, L’Ami du Peuple, de Marat. Marat, c’est l’œil du peuple ; il clame furieusement ce qu’il croit être la vérité ; il dénonce les ennemis de la Nation. Tour à tour, Bailly, La Fayette, Necker sont les objets de ses accusations, d’ailleurs justifiées. Il est poursuivi, traqué par toutes les autorités, défendu par les clubs, au premier rang les Cordeliers, avec Danton. L’influence qu’il va exercer, sera formidable. Ce savant, auquel on doit de nombreuses découvertes, notamment dans le domaine de l’électricité médicale, est inouï d’activité et de passion révolutionnaire. On peut affirmer que, durant ses premières années, alors que Robespierre se cherchait encore, il fut l’âme de la Révolution.

Cela nous amène à la tentative de fuite de Varennes. Le Roi est arrêté, ramené à Paris. Mais l’effet produit est des plus fâcheux sur l’esprit populaire. On accuse la Reine de l’avoir conseillé et de pactiser avec l’ennemi. Elle est sans cesse accusée et bafouée. On l’appelle déjà : l’Autrichienne. Cette fuite avortée de Varennes, a fait beaucoup contre la Monarchie.

Les événements se précipitent. Barnave fait voter le fameux décret obligeant les prêtres à prêter serment à la Constitution. Mirabeau, qui était l’idole du peuple, se rapproche de la Cour. La Fayette de même. Mais l’Ami du Peuple veille. Il dénonce les trahisons. Le Roi, dans son palais des Tuileries n’est plus qu’un prisonnier. On demande, au club des Jacobins, sa déchéance ; ce club est issu, après scission, de la société fondée par les premiers Constituants. Il n’allait pas tarder à devenir tout puissant et à rallier toutes les énergies révolutionnaires. En face des Jacobins, les Cordeliers se montrent aptes aux coups de force et aux émeutes. Ils avaient d’ailleurs un sens aigu des besoins du peuple et ne perdaient pas de vue les nécessités économiques. C’est à eux qu’on doit, en 1791, les grèves des charpentiers, des typographes, des chapeliers, des maréchaux-ferrants, etc…

L’Assemblée s’était prononcée contre les ouvriers et elle votait la fameuse loi Le Chapelier, réprimant sévèrement toute coalition tendant à imposer un salaire aux patrons. Ainsi l’Assemblée devenait de plus en plus réactionnaire.

De son côté, La Fayette interdisait fout cortège. Les journalistes révolutionnaires, sentant le péril, redoublaient d’attaques. Le peuple fut convié à signer une vaste pétition, au Champ de Mars, sur l’autel de la Patrie. On prit pour prétexte la pendaison de deux individus cachés sous l’autel et que la foule qualifiait de brigands, pour appliquer la loi martiale. La foule résista. Puis ce fut la fusillade. Marat, les jours suivants, estimait, dans son journal, qu’il y avait eu quatre cents morts.

Pour la première fois depuis la prise de la Bastille, la troupe tirait sur le peuple. Ce ne devait pas être la dernière.

L’épouvante règne sur Paris. Mais l’Assemblée avait reçu le rmp mortel. Elle n’était plus en communion avec la Révolution. Sur quoi Robespierre fit décréter qu’aucun des Constituants ne pourrait être réélu. Quant au Roi, il paraissait triompher. Il était armé du veto. La Révolution, abandonnée par ses journalistes, semblait bien malade. Marat jetait un cri d’alarme et se réfugiait en Angleterre. Camille Desmoulins, lui-même, cédait au désespoir. Loustalot se taisait. L’heure était tragique.

Les élections eurent lieu dans le milieu de 1790, parmi de nombreuses abstentions. Le 1allemand octobre, la Législative se réunit. Il y avait 745 députés, pour la plupart jeunes et ardents. Presque tous inconnus, d’ailleurs. L’élément le plus agissant et remuant se composait des députés de Bordeaux : les Girondins, flanqués de Brissot et de Condorcet, élus de Paris. L’un d’entre eux va émerger et faire presque oublier Mirabeau : c’est Vergniaud.

Cependant, la vie économique est de plus en plus précaire, aussi bien à Paris qu’en province. La récolte s’annonce mal. On manque de pain et de sucre. La foule affamée assiège et pille boulangeries et épiceries. Un peu partout on signale des bagarres, des coups de main. La Jacquerie semble renaître et s’étendre, et l’inflation poursuit ses ravages.

Déjà la bourgeoisie s’installe dans la Révolution qu’elle va escamoter à son profit. Par bourgeoisie, il ne faut pas entendre une classe homogène. Les profiteurs de la Révolution sont généralement des fonctionnaires, des agents de cette Révolution, des miséreux d’hier, tripotant sur les fournitures, sur les assignats, touchant de tous côtés. Ce sont ceux-là qui constitueront, avec les débris de l’ancienne, la nouvelle bourgeoisie qui connaîtra la toute-puissance durant le xixe siècle.

Quelques-uns des hommes les plus représentatifs de la Révolution sont, d’ailleurs, soupçonnés de vénalité et de trahison. On accuse Danton d’avoir touché de l’argent anglais. Albert Mathiez, documents en mains, a montré de quoi ce tribun vendu était capable et ses contradicteurs ont dû s’incliner (voir Louis Madelin). Mirabeau est également un homme d’argent et il en reçoit aussi bien de la Cour que de l’Anglais. Parmi les agitateurs, combien de personnages louches, provocateurs et policiers !

A l’extérieur, la situation est tendue. Les émigrés de Mayence, de Coblence, se répandent en menaces. Ils escomptent une prompte revanche. Les deux frères du Roi publient un manifeste anonyme. Le Roi se montre indécis. Il est conseillé par les Lameth, par Barnave, par Dupont, les auteurs de la Constitution. Et, d’autre part, la lassitude commence à gagner le peuple.

Cet état d’esprit et ces incidents ne vont pas tarder à provoquer la guerre. Cette guerre, les Girondins la désirent, l’appellent de tous leurs vœux. Ce sera un dérivatif puissant. C’est Brissot, surtout, qui, pendant des mois, s’efforcera d’habituer les esprits à l’idée de guerre. Il est soutenu par Vergniaud, par Isnard. Seul, Robespierre résiste. Mais il est impuissant devant cette sorte île psychose et ne trouve devant lui que des hommes qui rêvent d’imposer par la force l’idée révolutionnaire. Il n’est question que d’abattre les tyrans et de proclamer la guerre sainte. Mais, à la vérité, ce ne sont pas les révolutionnaires — ceux qu’on appellera plus tard les Montagnards — qui prêchent la guerre ; ce sont les hommes de droite, les têtes chaudes de la Gironde. Et la Cour, un instant rebelle, finira par s’incliner. Le ministre, Narbonne, du reste, s’affirme d’accord avec les Girondins. Il va si loin que Louis XVI, pour une fois clairvoyant, décide de le renvoyer. C’est alors que Vergniaud prononce son fameux discours, dénonçant les Tuileries, et menaçant la Cour du glaive de la Loi. Discours sensationnel. Les rares hommes qui demeurent pacifistes sont débordés. Le ministère s’effondre. Il sera remplacé par le ministère girondin avec Roland, Clavière, Dumouriez. Et un ultimatum est adressé à l’Autriche.

Le 20 avril 1792, le Roi, devant l’Assemblée, propose de déclarer la guerre au « Roi de Hongrie et de Bohème ». Cette proposition est votée presque à l’unanimité, parmi les acclamations. Mais, il ne faut pas l’oublier, c’est le Roi qui fait voter ce décret. D’accord, avec Marie-Antoinette, il espérait que l’ennemi serait à Paris avant peu et qu’il le rétablirait dans ses privilèges.

Les débuts, d’ailleurs, sont terribles. Biron et Dillon se font battre effroyablement. Les fuyards croient à la trahison et massacrent Dillon. Les Girondins, furieux, dénoncent les lâches et s’en prennent aux prêtres non assermentés. Puis ils licencient la garde constitutionnelle du Roi et laissent se former, au Champ de Mars, un camp de 20.000 fédérés, fidèles à la Révolution et venus de tous les coins des départements. Du coup, le Roi se trouvait isolé, sans défenseurs. Mais, conseillé par la Reine, il résiste. Les Girondins commencent à songer à une journée d’émeute.

Les faubourgs sont armés. Les agitateurs habituels font leur réapparition. Le 20 mai, la foule se dirige vers les Tuileries, où elle pénètre. Le Roi est obligé d’accueillir les émeutiers. Mais la « journée » demeure sans conclusion. Vers le soir, la foule, fatiguée, se retire.

La Gironde prépare aussitôt sa revanche. De nouveaux soldats patriotes sont appelés, en grand nombre, à Paris. Les 48 sections de Paris sont décrétées en permanence. Le 11 juillet, l’Assemblée déclare la Patrie en danger. Un Comité d’Insurrection est constitué, qui se réunit soit au Soleil d’Or, place de la Bastille, avec Santerre, Chaumette, Chabot, Fournier l’Américain ; soit chez Duplay, le menuisier de la rue Saint-Honoré, qui héberge Robespierre. C’est Robespierre qui rédige les pétitions réclamant la déchéance du Roi. Danton, lui, est absent de Paris. On ne le reverra qu’à la veille de la bataille. Pétion est maire de Paris. Mais il sera débordé par la Commune insurrectionnelle.

Les Tuileries étaient défendues par neuf cents Suisses et trois cents chevaliers de Saint-Louis. Les gendarmes et les gardes nationaux pactisaient avec les insurgés. Mais, dès les débuts de l’action, le Roi et la Reine, pris de peur, abandonnent le Palais et viennent chercher refuge à l’Assemblée. Pendant ce-temps, on se battait. A l’Assemblée, le Roi ordonne aux Suisses de se retirer. Le château est envahi et incendié. Paris, pris d’une sorte d’ivresse, renverse les statues des rois, fait disparaître les fleurs de lys, saccage les monuments qui rappellent la monarchie. A l’Assemblée, la suspension du Roi est votée, ainsi que son emprisonnement au Luxembourg. Mais la Commune proteste ; elle s’empare de la famille royale et la conduit au Temple.

Un nouveau ministère est formé. Il offre cette particularité que l’agitateur Danton prend le portefeuille de la Justice. Il va très vite devenir le maître.

La Commune, cependant, est encore plus maîtresse que Danton. Elle décide que la future Convention sera élue au suffrage universel, que les prisonniers condamnés pour pillage seront libérés, que les grains seront taxés, qu’un tribunal révolutionnaire jugera les traîtres et les royalistes. Tout cela, la Commune l’impose à la Législative ; mais elle n’agit que sous la pression populaire.

Sur le théâtre de la guerre, les nouvelles ne sont pas rassurantes. Longwy capitule. Verdun capitule. Les Prussiens s’avancent sur Chalon. La route de Paris est ouverte. Les Girondins attérés parlent de transporter le gouvernement en province, à Bordeaux (déjà !). La Commune, elle, réagit. Elle a, à sa tète, Huguenin, Rossignol, Manuel, Hébert, Panis, et derrière elle Marat, l’Ami du Peuple. Elle prétend lutter contre l’invasion par la terreur. Ce sont les massacres de Septembre en perspective.

Ces fameux massacres, presque tous les historiens les ont flétris, mais que sont-ils en regard de la Saint-Barthélémy et des guerres atroces de religion ? Les Parisiens, d’ailleurs, avaient d’excellentes raisons pour se débarrasser des nobles, des prêtres, des parents d’émigrés qui, à travers les grilles des prisons, ne cessaient d’injurier les révolutionnaires et d’appeler de tous leurs vœux l’invasion prussienne. Tous, du reste, depuis Roland et les Girondins jusqu’à Marat et Hébert, étaient d’accord pour donner la parole au peuple. Certains s’élevèrent plus tard, hypocritement, contre ces massacres. Mais ils les ont permis et même justifiés. Danton, ministre, a laissé faire. Nulle réaction contre ce lessivage sanglant.

Les prisonniers sont immolés à l’Abbaye, aux Carmes, à la Force, au Châtelet. Des tribunaux sont improvisés qui s’efforcent de respecter les formes légales. Les prisonniers sont appelés et jugés. C’est, l’huissier Maillart, vainqueur de la Bastille, héros des journées d’octobre, qui préside avec fermeté à l’Abbaye et sauve nombre de prisonniers.

Cela dure quatre jours. Des évêques, des prêtres, des anciens ministres, des courtisans sont mis à mort. Le 9 septembre, Fournier l’Américain, qui conduisait un convoi de prisonniers à Versailles, les laissa massacrer par les patriotes.

Ces événements sanglants, suivis d’autres massacres en province ont pour résultat d’épouvanter l’ennemi et les contre-révolutionnaires. Les sans-culottes qui partent aux armées se sentent rassurés sur le sort de leurs femmes et de leurs enfants. Et, tout à coup, ce fut Valmy. Les Prussiens reculaient. Ce même jour, la Convention se réunissait. Robespierre, Marat, Collot d’Herbois, Tallian, Billaud-Varenne, Camille Desmoulins, Danton, Panis, Legendre, Sergent en faisaient partie ainsi que les Girondins, presque tous réélus et augmentés de Buzot, Lanjuinais, Pétion, Roland, Barbaroux.

La Révolution entre dans une ère nouvelle.

Le premier soin de la Convention fut de proclamer l’abdication de la royauté. Nous voici en l’an I de la République. Mais, dès les débuts, les désaccords se manifestent entre la Gironde et la Montagne. Les Girondins sont des bourgeois, lettrés et artistes, voltairiens et anticléricaux ; ils se méfient de la Commune et estiment que, du moment qu’ils ont le pouvoir, la Révolution ne doit pas aller plus loin.

Les Montagnards, eux, sont plus près du peuple et, pour la plupart, se réclament de Jean-Jacques, — les Dantonistes formant un groupe à part. Ils sont vaguement socialistes, encore que le mot n’existe pas et qu’on ne parle guère que de loi agraire. Ils combattent pour les pauvres. Ils sont, d’ailleurs, poussés, l’épée dans les reins, par les hommes de la Commune et par le groupe des Enragés qui s’affirment communistes et que mène Jacques Roux.

La bataille ne va pas tarder à s’engager entre les deux fractions de l’Assemblée qui se jettent à la tête les pires accusations. Les Girondins, d’abord, essaient de lutter contre la Commune et s’attaquent au trio Marat, Danton, Robespierre qu’ils accusent d’avoir voulu Septembre. Ils ont affaire à très forte partie. Danton, seul, par sa vénalité et les opérations effectuées lors de son passage au ministère, prête le flanc. Il se défend mal. La Convention le condamne moralement en lui refusant son quittus. Mais les Girondins n’osent poursuivre leurs avantages.

Vers la fin de l’année, la Commune est renouvelée et les Girondins réussissent à introduire un des leurs. Seulement, Chaumette et Hébert étaient, l’un procureur général, l’autre syndic. Au fond, la Gironde, maîtresse du Pouvoir, s’avérait sans force comme sans prestige. Son impopularité augmentait tous les jours, pendant que les Jacobins apparaissaient comme les arbitres de la situation.

C’est alors que s’engage le procès du Roi. Les Montagnards n’avaient qu’une idée : guillotiner le Roi pour sceller l’union des véritables républicains. Quant à ceux qui refuseraient de voter la mort, on aurait le droit de les considérer comme des traîtres et des amis de la contre-révolution. Les Girondins ne surent pas voir le piège qui leur était tendu. Ils essayèrent de sauver la tête royale, mais ils reculèrent au moment de s’engager nettement, usant de procédés maladroits. L’heure n’était plus à l’indulgence et quand Marat réclama le vote public et l’appel nominal, il était impossible de reculer.

Le roi fut condamné, après avoir comparu deux fois : les 11 et 26 décembre, et avoir été assisté par Tronchet. De Sèze, Malesherbes. Par 683 voix, Louis Capet fut déclaré coupable de conspiration contre la sûreté générale de l’État. Le vote dura vingt-six heures parmi les applaudissements ou les huées de la foule des spectateur. En réalité, c’était bien le peuple qui condamnait et obligeait, les Girondins à condamner. Ces derniers employèrent tous les moyens pour sauver la tête du Roi. Danton, tout en hésitant, s’associa par instants à eux, fidèle à la promesse qu’il avait faite à Lameth de tenter d’épargner le Roi. (Voir les mémoires de Théodore Lameth). Là-dessus, on fit la découverte de la fameuse armoire de fer bourrée de documents compromettants pour la Cour. Dès lors, la cause était entendue.

Autour de l’exécution de Louis, les royalistes ont établi la légende du Roi-Martyr. En réalité la prison du Temple lui fut assez douce. On est stupéfait aujourd’hui quand on consulte les comptes de la Commune, de voir ce que ce monarque, un ogre véritable, e pu consommer de vivres — et parmi les meilleurs — à une époque où le peuple parisien était en proie à la plus affreuse disette.

Les manœuvres des Girondins, leur tentative d’appel au peuple les perdirent définitivement dans l’esprit public, cependant que la Commune de Paris, qui représentait les petites gens et les intérêts populaires, se fortifiait de jour en jour. Furieux, les Girondins s’en prirent aux Montagnards, et poussèrent la maladresse jusqu’à s’attaquer à Danton. Ils réclamaient par la voix de Guadet, des poursuites contre les auteurs des massacres de Septembre. C’était là ouvrir un dangereux débat.

Pendant que se déroulaient ces luttes, en dépit du clairvoyant Marat, qui avait déclare tout d’abord qu’il fallait faire confiance à la Convention, la situation financière et économique s’aggravait. Cambon déclarait un déficit de 116 millions. Les depenses de guerre s’élevaient à 228 millions. Impossible de combler ce gouffre. Les Montagnards conseillaient de prélever les frais de la guerre sur les fortunes acquises et de voter de nouveaux impôts. Mais les Girondins ne voulaient rien entendre. Ils avaient peur de ce qu’on n’appelait pas encore le socialisme, mais la « loi agraire ». D’autre part, ils laissaient les tripotages les plus éhontés se poursuivre avec la vente des biens du clergé, estimés à 2 milliards. Et ils faisaient « suer » les rentiers au profit des commerçants. Quant aux salariés, ils recevaient environ 20 sous par jour, alors que le pain coûtait environ 8 sous la livre, quand il y avait du pain et que le blé circulait.

D’un côté, misère des travailleurs, de l’autre côté, luxe insolent des profiteurs et nouveaux riches. Et la République était à peine à son aurore.

Les plaintes contre les fraudeurs affluaient de tous les coins de province. L’un des plus dénoncés était le fameux abbé d’Espagnac, protégé par Danton. Un autre était le juif Benjamin. Cambon s’écriait : « Cette race dévorante est pire encore que sous l’ancien régime ». Tous les Girondins faisaient la sourde oreille.

On comprend, dès lors, que les masses ouvrières aient chargé la Gironde de leur haine. La Montagne, du reste, ne paraissait pas comprendre davantage la situation. Les Jacobins ne bougeaient point. Il fallut l’action de la Commune et des sections parisiennes pour poser le problème de la vie et réclamer la taxe. Jacques Roux, orateur populaire, meneur de la section des Gravilliers, porte-parole des pauvres, n’hésitait point à attaquer la Convention entière. Il l’engageait à réprimer l’accaparement. A ses côtés, Varlet installé sur la terrasse des Feuillants, haranguait la foule, accusait les Jacobins. Il s’intitulait « apôtre de la Liberté ». Derrière ces deux hommes qui représentaient les intérêts et les désirs des pauvres gens, il y avait le club des Enragés, dont l’influence se faisait de plus en plus sentir. Chose curieuse, Marat se refuse à les servir ; Hébert les soutient mollement. Toutefois, les Montagnards sont obligés de faire des concessions. Mais la vie chère persiste. Et c’est de cela que vont mourir les Girondins.

Au dehors, la guerre continuait. Les pays voisins étaient envahis. On touchait à la guerre de conquêtes. On annexait des territoires. Les généraux décidaient, et il fallut que Cambon s’élevât véhémentement contre ces méthodes pour que la Convention vît le péril. Cependant, elle ne tenta rien de sérieux. Là-dessus se forma la première coalition contre la France révolutionnaire. Les positions conquises en 1792 furent perdues. La Belgique fut évacuée. Les Autrichiens et les Prussiens avancèrent. Et Dumouriez passait à l’ennemi. Danton, qui se trouvait alors à l’armée, fut accusé de complicité. Il riposta en accusant Brissot et ses amis. La Montagne le soutint chaleureusement. De cette bataille sortit le Comité de Salut-Public, où figuraient Danton et son ami Delacroix.

La disette s’aggravait. Le peuple souffrait de la faim. Des émeutes éclataient. Des épiceries étaient pillées. Des pétitions parvenaient, nombreuses, à la Convention et Jacques Roux approuvait publiquement les pillages. La « loi agraire » et le partage des biens étaient prêches un peu partout.

C’est alors que surgit la révolte de la Vendée. Grave péril pour la République. Prêtres et Chouans donnent la main aux Anglais pendani que les émigrés suivent Autrichiens et Prussiens. Jamais la France ne fut aussi près de la mort.

A Paris, les Enragés imposent aux Montagnards, qui se rendent enfin compte du danger, des mesures radicales : cours forcé de l’assignat, maximum des grains, etc… En même temps, ils constituent des comités de surveillance pour « tenir ta respect et surveiller les autocrates ». Ils amorcent, peu à peu, le redoutable Tribunal révolutionnaire. Nous entrons ainsi dans la période de la Terreur.

En réalité, dès la Législative, on peut dire que l’histoire de la Révolution n’est, faite que des luttes, parfois sanglantes — comme à Lyon, avec Châtier — des pauvres et des travailleurs, aux vagues aspirations communistes, et des riches, profiteurs, exploiteurs du nouveau régime. Cela durera jusqu’à Babeuf, dernier apôtre de la classe ouvrière.

Les Girondins, bourgeois lettrés et artistes, tous ou presque tous fortunés, issus de la bourgeoisie et de la petite noblesse, apeurés devant les nécessités révolutionnaires, devaient fatalement succomber. Du reste, ils accumulaient les maladresses, menaçant Paris (discours du fameux Isnard), parlant de siéger en province, etc…

Le 12 avril, Guadet, fort mal inspiré, réclamait un décret d’accusation contre Marat. L’Ami du Peuple, dans son journal, avait justifié quelques pillages de boutiques. Renvoyé devant le tribunal, il fut acquitté et triomphalement porté sur les épaules des gens du peuple à la Convention. Les Girondins furent attérés.

Quelques jours après, les sections de Paris apportaient à la Convention une pétition contre les chefs de la Gironde. Vingt-deux d’entre eux étaient désignés. La Commune, les Jacobins, Robespierre, soutinrent les sections. Robespierre allait même jusqu’à faire sienne la politique économique des Enragés et à dénoncer la propriété qu’il subordonnait à l’intérêt social.

La Gironde résistait, malgré tout. Elle décidait de casser les autorités parisiennes. Or, la Commune était, à Paris, la seule force véritablement organisée. Elle avait en mains la garde nationale et les sections. N’importe. Les Girondins firent voter une commission des Douze, dirigée contre la Commune et qui, pour ses débuts, ordonna l’arrestation d’Hébert, de Varlet, de Dobsen, juge au tribunal révolutionnaire. La Commune, furieuse, vint protester à la narre de la Convention et s’attira une riposte d’une violence maladroite d’Isnard, menaçant sottement la capitale de la France de destruction. Cette fois, c’était bien la guerre civile.

Robespierre, aux Jacobins, appelle le peuple à l’insurrection ; Marat réclame lu déchéance des Douze, Camille attaque furieusement Brissot et la Gironde. Finalement la Convention fait remettre Hébert, Varlet, Dobsen en liberté. Aussitôt, Dobsen convoque les sections à l’Evêché, où siègent les Enragés. Un Comité insurrectionnel secret est nommé. Le 31 mai, l’insurrection est déchaînée. Hanriot est nommé chef de la Garde Nationale. Les Jacobins se rallient au Comité insurrectionnel. Le 31 mai, les pétitionnaires se dirigent vers l’Assemblée. Ils réclament une année révolutionnaire, le pain à trois sous la livre, des taxes sur les riches, l’arrestation des suspects, le licenciement des nobles, officiers, etc… Ils pénètrent dans l’enceinte de la Convention. Les Girondins protestent. Robespierre intervient. Mais cette journée n’eut rien de décisif.

Ce n’était, du reste, que partie remise. Le Comité révolutionnaire agissait. Il faisait arrêter Roland. Puis, le 2 juin, il envoyait Hanriot à la tête de la force armée contre la Convention. 80.000 hommes environnèrent l’Assemblée et les Tuileries. Les pétitionnaires réclamaient l’arrestation des 22 et des 12, Barrère protesta contre les mesures adoptées par le Comité insurrectionnel et Danton l’appuya. Tout cela en vain. Comme la Convention se dressait pour essayer de sortir, Hanriot commanda : « Canonniers, à vos pièces ! » L’Assemblée rebroussa chemin. C’est alors que Cambon intervint, appuyé par Marat. Léo Girondins, vaincus, furent livrés. La Montagne triomphait.

Cette journée du 2 juin est des plus importantes et des plus décisives dans l’histoire de la Révolution française. Le 10 août n’était dirigé que contre la Monarchie. Le 2 juin, c’est la véritable Révolution qui s’annonce et c’est une classe qui est vaincue. Mais le parlementarisme est aussi atteint. L’heure de la dictature ne va pas tarder à sonner.

Les Girondins sacrifiés — les uns envoyés à l’échafaud, les autres en fuite, traqués dans les départements — les choses vont se précipiter. Les fractions de la Montagne entreront en lutte les unes contre les autres. Les mêmes problèmes économiques se poseront avec plus d’acuité encore. En réalité, les Girondins, pâles républicains bourgeois, étaient, pour la plupart, des hommes probes et sincères dans leurs colères et leurs haines. Du côté Montagnard, il est des profiteurs mêlés aux purs, des individus louches, principalement parmi les Dantonistes. Aussi la bataille va-t-elle se continuer. Notons aussi que Robespierre, Saint-Just et leurs amis, s’ils font alliance avec ceux qu’on appelle, déjà, des anarchistes, les Enragés ; que si Hébert, Chaumette et les gens de la Commune consentent également à ces alliances, c’est parce que les uns et les autres sont poussés par les nécessités de l’heure et qu’ils sentent leur popularité battue en brèche par le mécontentement du peuple ouvrier. Mais, chaque fois qu’ils peuvent s’évader et s’affirmer défenseurs de la propriété, ils ne manquent pas l’occasion.

C’est, pourtant, Saint-Just qui proclame que « l’opulence » est dans les mains des ennemis de la Révolution et que les besoins mettent le peuple dans la dépendance de ses ennemis. « C’est encore lui qui affirmera qu’il fallait appauvrir les ennemis du peuple. » Robespierre, lui-même, va assez loin dans ce sens. Ils touchent au communisme, entrevoient la Révolution sociale. Mais ils s’arrêtent en chemin, indécis. L’obstacle : Propriété, est là. Il faudra tout le dix-neuvième siècle industriel et la croissance du prolétariat pour que le problème soit nettement posé.

Hébert et la Commune se montrent aussi perplexes que les Jacobins. Marat, l’Ami du Peuple, qui, pourtant, a prêché le pillage, se dresse contre Jacques Roux et les Enragés. Il y a, en lui, un instinct sûr qui le fait se ranger toujours du côté des petits, prendre la défense des faibles, mais il considère la propriété comme sacrée. Pour lui, la propriété conditionne la liberté. Ils ne voit pas, et Robespierre, Saint-Just, Hébert, ne le voient pas davantage, que la propriété a changé de mains, qu’une nouvelle aristocratie de la richesse vient de s’installer parmi les troubles et la misère de la Révolution. Cela Babeuf, après Thermidor, le verra et le dira clairement. En 1893, il est trop tôt pour qu’on comprenne. C’est là l’excuse des Jacobins et des Hébertistes. Une révolution sociale et économique leur paraissait grosse de dangers et d’imprévus et ils n’étaient pas loin de considérer les Enragés, les partisans du communisme et du partage des biens, comme des hommes suspects, manœuvrant à coups de surenchère.

Il y a aussi, à cette heure grave, des rivalités de personnes. C’est l’éternelle loi des révolutions. Quelle fraction l’emportera sur l’autre ? Quel groupe aura vraiment le pouvoir ? Il faut, d’une part, sacrifier à certaine démagogie, se tenir près des couches populaires en continuelle effervescence et, d’autre part, demeurer les gardes vigilants de l’ordre révolutionnaire. Cela explique les tergiversations des hommes, leurs hésitations, leurs apparentes contradictions. Toujours est-il que les Girondins vaincus, les Dantonistes déjà suspects et inclinant à la clémence, plusieurs courants sont aux prises : la Commune, les Jacobins, l’Évêché. Qui l’emportera ?

Il ne faut pas négliger la situation extérieure : succès des Vendéens, défaites aux frontières, trahisons militaires qui se multiplient, esprit de conquête, etc., et la situation intérieure, c’est-à-dire la famine parvenue à son plein épanouissement parmi les désordres, les émeutes, les accaparements, les tripotages de certains révolutionnaires d’hier.

Au pouvoir, une Convention diminuée, qui vient, il est vrai, de se débarasser de la fraction bourgeoise que représentaient les Girondins et deux Comités sans grande autorité : Sûreté générale et Salut Public. D’autre part, les Girondins harcèlent la province, fomentent des révoltes au nom du fédéralisme, s’allient aux royalistes, menacent Paris. L’heure est pleine de périls. Le Midi se soulève. La Corse se soulève. Bordeaux, Lyon se soulèvent. Le jeune Comité de Salut Public, dont les pouvoirs sont constamment discutés à la Convention, principalement par les Dantonistes, fait face à l’a situation. Il expédie des commissaires aux armées et en province, frappe les généraux traîtres ou maladroits. Mais il compte, malheureusement, dans son sein des modérés comme Thuriot, ami de Danton, qui s’efforcera de sauver et de ramener les Girondins. Saint-Just, Couthon, Jean-Bon-Saint-André, Prieur de la Marne forment la gauche. Robespierre n’entrera que plus tard dans le Comité reconstitué.

Le 13 juillet 1893, on apprend brusquement la mort de Marat, assassiné par une virago manœuvrée par la Gironde : Charlotte Corday. L’Ami du Peuple était très populaire. Révolutionnaire ardent et prophétique, il avait subi les persécutions des La Fayette, des Bailly qu’il dénonçait justement comme traîtres. Il avait, fuyant de maison en maison, de cave en cave, pour pouvoir continuer son œuvre, sacrifié sa santé. Alors que tant de profiteurs s’enrichissaient ; il mourait pauvre. Personnalité étrange et qui attire invinciblement la sympathie, que celle de ce savant précurseur, rejeté par les académies et auquel on doit de précieuses découvertes en anatomie et en électricité médicale.

Le savant, chez lui, se doublait du philosophe, nourri de Jean Jacques et qui publiait : Les Chaînes de l’Esclavage. Journaliste, enfin, il avait mis sa plume au service du petit peuple, dont il n’hésitait pas, cependant, à flétrir, quand il le fallait, la lâcheté et l’égoïsme. Nul plus que lui, selon Jaurès, ne fut clairvoyant et n’annonça les événements. Le peuple de Paris sentait qu’il avait en lui un défenseur indéfectible. Aussi, la consternation fut-elle formidable. On le pleura partout pendant des semaines. On suspendit son cœur sous la voûte des Cordeliers. On demanda, pour lui, le Panthéon, alors que, de son vivant, il avait assuré « qu’il aimerait mieux mourir cent fois que de finir au Panthéon ». Cet honneur, d’ailleurs, sur l’intervention de Robespierre, lui fut d’abord refusé et l’on conduisit sa dépouille mortelle dans le jardin des Tuileries.

Le meurtre de Marat, ainsi que l’exécution de Chalier, à Lyon, marque la fin d’une ère. La Révolution bouillonnante, torrentielle, tourmentée, confuse, va faire place à la Révolution armée, légale, dictatoriale. Il s’agit de se défendre, de sauver les conquêtes populaires. La Terreur se dessine. Elle était, d’ailleurs, inévitable et les événements y conduisaient secrètement.

Cependant les meneurs des Enragés prenaient la suite de l’Ami du Peuple. Jacques Roux publiait l’Ombre de Marat. Leclerc reprenait le titre de Marat, Hébert, lui-même, dans son Père-Dchesne, réclamait la succession. La situation leur était des plus favorables. La famine allait s’accentuant. Les queues reprenaient aux portes des boulangers. Les deux Comités ne savaient où donner de la tête. Brillaud-Varenne et Collot d’Herbois, le 27 juillet, faisaient voter le décret sur l’accaparement. C’était un premier pas vers une sorte de collectivisme d’État. Les denrées de première nécessité passaient dans les mains des autorités. Les Enragés triomphaient.

C’est alors que les Dantonistes commencent à s’agiter et que se constitue la fraction des Indulgents. Le Comité est sourdement attaqué et il n’échappe que grâce au concours de Robespierre, qui le défend courageusement. Le Comité, en effet, est pris entre deux feux. Enragés et Hébertistes d’une part ; Indulgents de l’autre. Et la crise touche à son maximum durant le mois d’août. Des mesures implacables sont prises. Les boulangers sont placés sous la surveillance des communes ; on réquisitionne leurs fours, on condamne aux travaux forcés ceux qui refusent de travailler. Le 10 août, les Fédérés accourent de tous les coins de France pour assister à la fête. On redoutait leur influence. Mais, dès les premiers jours, ils se rallièrent aux Jacobins, soutinrent le Comité. Ils réclamaient la levée en masse. Tous les Français furent réquisitionnés. C’était la première fois que l’on voyait une nation entière debout pour la guerre.

Il faut noter la bienfaisante influence qu’avaient alors les Hébertistes. Certes Hébert n’était pas un esprit politique supérieur. Il prêchait la guerre à outrance Son ami Bouchotte, le seul ministre de la guerre de la Révolution, le soutenait, expédiant des agents et des représentants aux armées pour surveiller les généraux. Hébert écrivait : « La patrie, foutre, les négociants n’en ont point. Tant qu’ils ont cru que la Révolution leur serait utile, ils l’ont soutenue, ils ont prêté la main aux sans-culottes pour délivrer la noblesse et les parlements, mais c’était pour se mettre à la place des aristocrates ». Même langage que celui des Enragés. De plus, Hébert commence à accuser Danton et ses amis. Le tribun est parti se reposer, a Arcis-sur-Aube, où il s’occupe d’achats de propriétés. Là-dessus, on apprend que Toulon est aux Anglais. Billaud-Varenne, à la Convention, dénonce la faiblesse du Comité. Les sections se réunissent et siègent toute la nuit. Les ouvriers s’assemblent.dans les rues, marchent sur la Commune où Chaumette s’efforce de les calmer. Le mouvement paraît irrésistible. Alors Convention et Comités cèdent. On décrète l’arrestation des suspects, l’accélération du tribunal révolutionnaire et un certain nombre de mesures. On décide, en outre, d’adjoindre trois nouveaux membres au Comité : Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, Danton. Ce dernier refuse. Mais avec les deux premiers, c’est l’hébertisme qui prend sa part du gouvernement dictatorial.

La Terreur est, désormais, en marche. La loi des suspects est votée en septembre. Le Comité de Sûreté Générale est placée sous la dépendance du Comité de Salut Public. Le maximum, tant réclamé par les Enragés, devient une réalité.

Aux frontières, de nouveaux généraux, des jeunes sortis du peuple : Hoche, Jourdan, Pichegru repoussent l’ennemi à Hondschoodt, à Wattignies, Carnot entre au Comité, réorganise l’armée, les cadres. Le Comité se sent fort. Il réclame, le 25 septembre, la dictature pour « sauver la Patrie ». En octobre, il a montré de quoi il était capable.

Mais les Dantonistes ne le lâchent pas. La bagarre va s’engager. Seulement, Robespierre commencera par les Hébertistes. Déjà, il s’est débarrassé des Enragés, décapités par l’exécution de Jacques Roux et cela, avec l’aide d’Hébert. Saint-Just, de son côté, assure l’application du maximum, fait créer une sorte de tribunal spécial pour que rendent gorge les fournisseurs et tous ceux qui, depuis 1789, avaient manié les deniers publics. Les commerçants résistèrent. On les menaça d’expropriation. Ainsi, on touchait au collectivisme. L’État s’occupait de la répartition des marchandises et denrées. Il s’emparait de la production agricole et industrielle, des transports, des mines, des manufactures, de l’importation et de l’exportation. La Révolution politique tournait à la Révolution sociale.

Mais c’est la dictature qui vient couronner les efforts du peuple révolutionnaire. Cette dictature, il faut bien le reconnaître, est indispensable et le peuple le sent. Il y a trop de fripons, de tripoteurs, de nouveaux riches, de conspirateurs, d’agents de l’étranger qu’il faut traquer, détruire, sous peine ue voir sombrer la Révolution. Aussi s’occupe-t-on, avec un soin particulier, d’organiser la justice révolutionnaire. Dures extrémités, certes, et que nous concevons fort mal aujourd’hui. Mais il faut se reporter à l’époque. C’était la bataille sans merci. La Révolution contre une légion d’adversaires déclarés ou sournois. Et une Révolution qui transformait la situation économique, œuvrait pour les classes populaires, se débattait parmi de terribles difficultés économiques et financières dont elle n’était nullement responsable, puisque c’était la banqueroute monarchiste dénoncée par Mirabeau qui l’avait suscitée.

Le moment était singulièrement choisi pour se dresser contre le Comité et parler d’indulgence. C’est ce que firent cependant les amis de Danton, pour la plupart des coquins enrichis, capables de toutes les trahisons. Ils avaient nom : Fabre d’Eglantine, aventurier sans scrupules et faussaire ; Chabot, tripoteur, ami du fameux royaliste, baron de Batz ; Westermann, soudard pillard et voleur, dénoncé par Marat. Basile, Delaunay, Delacroix, le banquier Frey, etc. Tous ces gens là étaient compromis dans les affaires les plus louches, notamment celle de la Compagnie des Indes (voir là-dessus le volume d’Albert Mathiez), Danton, lui-même, était convaincu de vénalité. Rendant ses comptes devant ses collègues, il avait été flétri par Cambon et s’était retiré sous le mépris général. Pas de personnage plus surfait que l’homme de l’audace, toujours de l’audace qui, au fond, n’était qu’un couard. On ne le voit participer à aucun mouvement populaire sérieux. Il n’est pas à la prise de la Bastille ; lui qui est l’oracle de sa section, on ne le voit pas au 10 août, auquel il ne participe en rien. Mais, arrivé à Paris sans un sou, il est devenu un des plus riches propriétaires de son département. C’est ce qu’Hébert ne se lasse pas d’écrire et de hurler. Quant à Camille, plus léger que coupable, il n’en a pas moins des relations suspectes.

Pourtant Robespierre et le Comité les ménagent. Ils ont besoin des Indulgents pour en finir avec les « ultra », où se glissent de singuliers révolutionnaires. Hébert, sottement, croit pouvoir entrer en lutte contre le Comité. Il appelle ses fidèles des Cordeliers à la révolte, fait voiler le buste de la liberté en signe de deuil. Mais le Comité était prévenu. Il charge Collot d’Herbois d’une démarche de conciliation auprès de Carrier, le noyeur de Nantes, âme de la révolte. Les Cordeliers font amende honorable, à l’exception du fougueux Vincent. La nuit du 23 au 24 Ventôse, les chefs hébertistes sont arrêtés. Leur procès se déroule en Germinal ; ils sont condamnés à mort. Malgré tout, le Comité, en état de légitime défense, en épargne le plus’possible. Carrier est mis en liberté. Boulanger, Pache ne sont pas poursuivis. Mais c’était déjà trop d’Hébert, de l’énergique Ronsin, de Vincent, de Cloots. La Révolution s’amputait de ses meilleurs membres. Le malheur, est que les rivalités des hommes, les rancunes, les vanités ne pouvaient aboutir à d’autre solution.

Restaient les Indulgents. Camille Desmoulins publiait, coup sur coup, les numéros de son Vieux Cordelier qui allaient réjouir les royalistes et contre-révolutionnaires. Billaud-Varenne demande la tête de Danton à Robespierre, qui recule épouvanté. Il ne fallut pas moins que les révélations de Fabre d’Eglantine et de Chabot sur les tripotages du fournisseur d’Espagnac, de Julien de Toulouse et autres forbans pour le décider. Il y avait vraiment quelque chose de pourri dans la fraction dantoniste, et si l’on y déclamait contre l’échafaud, c’était surtout dans le but de s’y soustraire.

Saint-Just fut chargé du rapport contre les Dantonistes, qu’il lut, dans un profond silence, relatant, détail par détail, les intrigues de Danton et de ses complices. Nul n’osa protester et Legendre qui, dès les débuts, avait élevé la voix en faveur de ses amis, balbutia des excuses. Arrêtés, les Dantonistes furent renvoyés au Tribunal qui, malgré les éclats de voix et les insolences du tribun, les condamna à mort. Ils furent exécutés parmi l’indifférence de la foule. Depuis longtemps, le peuple révolutionnaire était fixé. La Convention de même. Après Thermidor, la réaction triomphante rappellera et réhabilitera les Girondins ; elle ignorera Danton et ses acolytes, à l’exception du malheureux Camille. Cela est déjà assez significatif. Il a fallu les historiens officiels, mal informés, privés de documentation, pour tenter l’apologie de Danton et de ses amis. Aujourd’hui, après les savants travaux de Mathiez, la cause est entendue. M. Madelin, lui-même, en dépit de son dantonisme, s’est incliné devant la vérité historique.

Les deux fractions, extrémistes et indulgents, abattues, le gouvernement révolutionnaire, c’est-à-dire le Comité de Salut Public, s’occupe de se réorganiser. Les ministres sont supprimés et remplacés par des commissions exécutives (c’est Carnot qui fait adopter cette mesure). En même temps, la lutte s’engage contre les représentants en province qui abusaient de leurs pouvoirs. Fouché est rappelé. Jourdan-Coupe-Tête, en Avignon, est guillotiné. Les tripoteurs sont vigoureusement poursuivis. C’est le règne de la Vertu, parallèlement à la Terreur.

Robespierre mène le Comité. Sa popularité et son autorité sont immenses. Derrière lui, Saint-Just agit. Il semble vouloir conduire, jusqu’à ses fins logiques, la révolution économique. Déjà, il avait fait voter, à la Convention, un décret disant que les biens des personnes reconnues ennemies de la Révolution seraient confisqués. Puis il fit décréter l’établissement de listes de patriotes indigents. Les biens des adversaires devaient leur être distribués. Cela, après les biens du clergé et les biens des émigrés. Ainsi Saint-Just allait encore plus loin que les Hébertistes. Il arrachait ses griffes à la classe possédante et marchait à une formidable expropriation. De même, le Comité s’occupe des salaires des ouvriers, qu’il relève sensiblement, sans d’ailleurs les satisfaire. Les ouvriers, en effet, réclament un salaire toujours plus haut, refusent de travailler ; Barère dut faire prendre un décret les menaçant du tribunal révolutionnaire.

Le mécontentement grandissait chaque jour. Les réquisitions pesaient sur les paysans ; les salaires demeuraient insuffisants ; le commerce était à peu près ruiné ; l’assignat exerçait ses ravages. Poursuivre la Révolution devenait une besogne terrible. Le Comité tenta l’impossible. Il fit distribuer de l’argent aux mendiants, aux infirmes, aux invalides. Saint-Just s’écriait : « Il ne faut ni riches ni pauvres ! » Il avait conçu tout un plan de réformes hardies, dans le sens communiste. Mais la guerre, la Terreur, l’incompréhension des foules ne lui permirent pas de l’appliquer.

La question religieuse était aussi à l’ordre du jour. C’est, par là que Robespierre tombera. Déjà, il s’était élevé contre les tentatives des hébertistes de déchristianiser la France. Il se prononçait pour la liberté des Cultes et s’élevait contre les fêtes organisées à la gloire de la déesse Raison. Tout ce qu’il y avait d’athées, de matérialistes, de fils de Voltaire ne pardonnèrent point à ce disciple de Rousseau. La faiblesse de Robespierre, c’est, qu’on le veuille ou non, son esprit religieux. Cela lui-mène à la fameuse fête de l’Étré suprême où, président de la Convention, tout-puissant, redouté de chacun, il apparaît un peu comme le Tyran.

Peu à peu, une coalition se forma contre Robespierre. Les représentants en province, qui se sentaient devinés et craignaient pour leur vie — les Fouché, les Tallien, les Freron — agirent les premiers dans l’ombre. Puis, au Comité même, Robespierre, tranchant et dominateur, indisposait ses collègues. On était las de voir la République gouvernée par cet homme qui incarnait la probité et voulait faire régner la vertu. Carnot s’élevait furieusement contre lui ; Billaud-Varenne le comparait au « fourbe Périclès ». Il aurait fallu un peu de doigté, quelques concessions apparentes pour revenir à l’union, car tous sentaient que cet homme était indispensable. Mais Robespierre demeurait intraitable.

Pendant, ce temps, la guillotine fonctionnait à plein rendement. La Terreur parvenait à son apogée. Le 22 Prairial, Couthon, inspiré par Robespierre, faisait supprimer les défenseurs, devant le Tribunal révolutionnaire, ainsi que les interrogations des accusés. Les preuves morales pouvaient suffire pour obtenir la condamnation. Robespierre soutint cette loi à la Convention. On croit rêver, aujourd’hui, quand on lit les exposés des motifs de cette loi. Mais, encore une fois, c’était la bataille. Robespierre était, sans cesse, menacé d’assassinat. Un certain Admirai, qui n’avait pu le joindre, avait atteint Collot d’Herbois. Une jeune fille, Cécile Renaud, avait tenté de le tuer à domicile. On conspirait contre le Comité et contre lui. La situation était tragique. Dans l’esprit des robespierristes, il ne s’agissait plus de justice, mais de défense personnelle, cette défense étant aussi celle de la République.

Cependant, sans les violentes disputes qui éclataient au Comité et dont les répercussions gagnaient au dehors, les conjurés — dantonistes rescapés, girondins épargnés, représentants en mission, enrichis et profiteurs de la Révolution — n’auraient pas eu gain de cause. Le peuple était avec Robespierre, Saint-Just, Couthon… Robespierre eut le tort, fie ne pas voir le péril. Il fit pire. Il s’absenta du Comité, à partir du 15 Messidor. Pendant son absence, alors qu’il ne voyait plus rien ne signait plus rien, ses ennemis, habilement, lui attribuèrent les mesures ultra-révolutionnaires. On répandit le bruit que Robespierre voulait guillotiner la Convention pour devenir le maître absolu. Le malheureux, à ce moment, malade, épuisé, découragé, ne s’occupait de rien.

Les prisons se vidaient et se remplissaient aussitôt. On tuait par fournées. Partout, des centaines de têtes qui tombaient. Le dégoût commençait, à envahir la foule. Robespierre, réfugié aux Jacobins, se sentait impuissant ; mais c’était lui qu’on s’efforçait de rendre responsable.

Nous approchons du 9 Thermidor.

Saint-Just est revenu des armées, rapportant la victoire de Fleurus, Robespierre décide de sortir de sa retraite et de prendre l’offensive. Il lui faut encore épurer, débarrasser la République d’un certain nombre de coquins. Loi des révolutions ! Le 8 Thermidor, Robespierre monte à la tribune de la Convention et prononce un réquisitoire sévère contre ses adversaires attérés. Malheureusement, ils se ressaisirent promptement. Vadier essaya de ridiculiser Robespierre, avec les histoires de Catherine Théot. Cambon intervint. Billaud se prononça contre son collègue au Comité. Le discours de Robespierre, dont on avait voté l’impression d’abord, fut rejeté.

Le 9, Saint-Just voulut lire son rapport, habilement préparé. Tallien l’interrompit et l’empêcha de parler. Billaud, violemment, accusa Robespierre. Celui-ci essaya de répondre. On ne le lui permit pas. Sa voix fut étouffée. Le misérable Tallien, amant de la Cabarrus, brandissait un poignard dans un geste théâtral. Finalement, Robespierre fut vaincu et décrété d’arrestation, avec Saint-Just, impassible, Couthon, Lebas, Robespierre jeune.

Mais quand Paris apprit les événements, ce fut un sursaut, de colère. La Commune fait sonner la « générale », fermer les barrières. Hanriot se met à la tête de ses gendarmes, force le local du Comité de Sûreté générale. Il n’a que trop peu d’hommes, par malheur, avec lui. Il est arrêté à son tour. Coffinhal ira le délivrer. Pendant ce temps, Robespierre et ses amis sont conduits en prison. Il apparaît que l’idée de Robespierre était de se présenter devant le Tribunal révolutionnaire, peuplé de ses partisans. Il comptait être acquitté, comme autrefois Marat. Ses fidèles l’arrachèrent à la prison, le conduisirent à l’Hôtel de Ville où il retrouva ses amis.

Là, les robespierristes perdirent leur temps à discuter sur les moyens à employer. Ils avaient pour eux, pourtant, la majorité des sections. La Convention, apeurée, ne savait quelle décision prendre et Collot parlait de « mourir à son poste ». Les heures passèrent ainsi. À la nuit, la place de l’Hôtel de Ville était presque vide. Barras se met à la tête des troupes fidèles à la Convention et envahit brusquement l’Hôtel de Ville.

Robespierre se tira un coup de pistolet dans la tête et ne réussit qu’à se briser la mâchoire inférieure. Lebas sé tua net. Robespierre jeune se jeta par la fenêtre.

Tous les survivants furent guillotinés, sur seule constatation de leur identité. Le lendemain, on exécuta 70 membres de la Convention. La tyrannie était abattue. Mais la Révolution était close.

Avec Robespierre et ses amis, c’était le dernier rempart de la Révolution qui s’écroulait. Ces hommes dont, malgré leurs erreurs, on ne peut nier la grandeur d’âme, le courage surhumain, la noblesse d’idées, avaient voulu conduire la Révolution jusqu’à son terme, en la débarrassant des aventuriers et des forbans qui ne songaient qu’à s’enrichir par le vol, le pillage, le chantage ; ils avaient rêvé l’égalité des droits et des fortunes ; ils se sacrifiaient pour les petits, pour les pauvres. C’étaient, en somme, des gêneurs. Trop d’honnêteté était en eux et l’on sait qu’on trouva, à peine, quelques assignats chez Robespierre, le Tyran, le Maître de la France.

Le 9 Thermidor marque la fin de la Révolution. Mais la Terreur continue. Elle a changé d’objet, simplement. Les brigands triomphent, comme l’a dit Robespierre. Les riches respirent ; ils l’ont échappé belle. Et les prisons sont ouvertes d’où se précipitent royalistes, girondins, contre-révolutionnaires. Les vrais révolutionnaires, tels que Collot, Billaud-Varenne, commencent à comprendre quelle sottise criminelle ils l’ont commise. Ils se voient, à leur tour, menacés. Plus tard, ils diront leurs remords. Barère avouera qu’on a tué la République en tuant Robespierre. Billaud, de même.

La République égalitaire a vécu. Ce sont, désormais, les muscadins qui tiendront le haut du pavé. La Réaction triomphe. Les flibustiers enrichis étalent leur arrogance. Ils seront, plus tard, fonctionnaires et préfets de l’Empire Quant aux sans-culottes qui, par incompréhension et dépit contre les mesures de la Commune, ont laissé faire, ils sentiront la trique leur carresser les reins. Ils s’obstinaient contre le maximum ; ils le réclameront en vain par la suite.

La plupart des montagnards, dressés contre Robespierre, bourrés de regrets, iront, dans une dernière tentative contre la République des Riches et des « Ventres Pourris », se grouper derrière Babeuf, vaincu et imriolé à son tour. De ce nombre, Amar, le plus perfide adversaire de Robespierre.

En résumé, cette Révolution de cinq années, en dépit des luttes sanglantes entre frères ennemis et du sang qu’elle a dû faire verser, a. accomplit une besogne incalculable. Ceux qu’on n’a pas craint d’appeler des Vandales ont fondé la Civilisation sur les ruines d’une Monarchie vermoulue. Son rayonnement s’est étendu à tout l’univers. Elle demeure, à travers les aimées écoulées, le guide sûr des hommes de liberté et de progrès. Elle a eu ses déchets et ses erreurs. Elle a été détournée de sa voie féconde par des adversaires sans scrupule. Elle a malheureusement abouti à l’orgie sanglante de l’Empire qui a, tout de même, fait un peu plus de victimes que la Terreur. Mais il faut la voir dans son ensemble. Aux révolutionnaires d’aujourd’hui de lui emprunter, en tenant compte de l’heure et des tâtonnements inévitables, tout ce qu’elle a comporté d’humain, de généreux, de noble et de s’inspirer de ses inoubliables leçons. — Victor Méric.

On lira avec profit et en vue d’une documentation complète les ouvrages que voici : Histoire des Montagnards, d’Alphonse Esquiros : Histoire de Robespierre, d’Ernest-Hamel : Histoire socialiste de la Révolution, de Jaurès ; La Révolution française, Danton et la Paix : Etudes robespierristes, Un Procès de Corruption sous la Terreur (Affaire de la Compagnie des Indes) ; Autour de Robespierre, Autour de Danton, La Vie chère et le Mouvement social sous la Terreur, d’Albert Mathicz : Histoire de la Révolution, de Villiaume ; Les Orateurs de la Révolution ; Histoire politique de la Révolution, par Aulard, etc…, etc…