Encyclopédie anarchiste/Société future - Sol
SOCIÉTÉ FUTURE (la). — Les individualistes n’aiment guère à s’entretenir d’une Société future. Cette idée a été exploitée et peut nourrir son homme tout comme l’exploitation du paradis nourrit le prêtre, mais elle présente cette ressemblance avec le paradis que la description de ses merveilles exerce une influence soporifique engourdissante sur qui en entend la description ; elle fait oublier l’oppression, la tyrannie, le servage présent ; elle affaiblit l’énergie, elle émascule l’initiative. L’individualiste ne met pas son espoir dans la société future. Il vit dans le moment présent et il veut tirer de ce moment présent le maximum de résultats. L’activité individualiste est une besogne, une réalisation essentiellement présente. L’individualiste sait bien que le présent est l’héritier du passé et qu’il est gros de l’avenir. Ce n’est pas demain qu’il veut voir cesser l’empiètement du social sur l’individuel, l’envahissement, la compression de celui-ci par celui-là. C’est aujourd’hui, dans ses circonstances et conditions actuelles d’existence, que l’individualiste veut conquérir son indépendance.
Certes, l’individualiste échoue dans nombre de ses tentatives d’affranchissement du joug de la maîtrise ambiante. C’est tout naturel quand on considère à quelles forces d’opposition et d’oppression il lui faut se heurter. Mais l’avenir profitera automatiquement de ce qu’il conquiert pour lui-même. L’individualiste sait bien qu’il n’exploitera pas la forêt tout entière, mais le sentier qu’il aura frayé demeurera et si ceux qui lui succèderont le veulent, ils le maintiendront en bon état de conservation et l’élargiront.
L’individualiste est incapable, il est vrai, de dessiner tous les détails de la carte d’une « humanité future », telle qu’elle existerait si ses revendications étaient acquises. Il lui est donc impossible de faire œuvre topographique, mais il pourra en revanche prévoir avec certitude et la nature du terrain, et la qualité du liquide qui emplira les fleuves et le genre de culture possible. « L’humanité nouvelle » n’est pas absolument pour lui terra incognita.
L’individualiste peut donc dès maintenant se rendre compte de ce que sera une « humanité future ». Il sait qu’elle ne ressemblera en rien au monde actuel, moins dans des changements de détail que par la complète transformation de la mentalité générale, la manière différente de concevoir les rapports entre les hommes, le changement de l’état d’esprit particulier et universel qui rendront impossibles l’existence de certaines méthodes, le fonctionnement de certaines institutions.
Ainsi, l’individualiste peut affirmer avec certitude que dans la société future la méthode d’autorité ne subsistera en aucun cas. Imaginer un « monde à venir » où il y aurait encore trace de domination, de coercition, d’obligation est un non-sens.
L’individualiste est sûr qu’il n’y aura pas de place pour l’intervention de l’État, d’une institution ou d’une administration gouvernementale ou sociale-législative, pénale, disciplinaire, dans les modalités de la pensée, de la conduite, de l’activité des unités humaines isolées ou associées.
L’individualiste sait que les rapports entre les humains et les accords qu’ils pourraient conclure seront établis volontairement, que les ententes et les contrats qu’ils pourront passer le seront pour un objet et un temps déterminés et non obligatoirement, que toujours ils seront sujets à résiliation selon préavis, qu’il n’y aura pas une clause ou un article d’un accord ou d’un contrat qui n’ait été pesé et discuté avant d’être souscrit par les co-contractants ; qu’il ne pourra exister de contrat « unilatéral », c’est-à-dire obligeant quiconque à remplir un engagement qu’il n’a pas accepté personnellement et à bon escient. L’individualiste sait qu’aucune majorité économique, politique, religieuse ou autre, qu’aucun ensemble social, quel qu’il soit, ne pourra contraindre une minorité ou une seule unité humaine à se conformer contre son gré à ses décisions ou à ses arrêts.
Voilà toute une série de certitudes sur lesquelles il n’y a pas à ergoter.
« L’humanité future », telle que la conçoit l’individualiste se « déroule » sans gare terminus, sans point d’arrivée. Elle est en éternel devenir, évoluant indéfiniment sous l’impulsion des conceptions et des réalisations multiples qui s’y feraient jour. Une humanité du type dynamique, si l’on peut s’exprimer ainsi, ignore l’arrêt en cours de route, ou, s’il y a arrêt aux stations, entend que ce soit le temps strictement nécessaire pour y déposer ceux qui veulent tenter une expérience qui n’engage jamais qu’eux-mêmes.
L’humanité future, « l’humanité nouvelle » comme la comprennent les individualistes, constitue une gigantesque arène où, tant au point de vue de la pensée, de la coutume que de la technique, lutteront et se concurrenceront entre eux tous les projets, les plans, les associations, les pratiques de vie imaginables. Et cela, quels que soient le moment, le stade de l’évolution du globe.
C’est à cause de ces caractéristiques bien tranchées que « l’humanité nouvelle » n’a aucun point de ressemblance, ne peut avoir aucun point de rencontre avec « la vieille humanité », la nôtre. Elle sera polydynamique, polymorphique, multilatérale.
Quand on demande comment, dans « l’humanité future », telle que la veulent les individualistes, l’on solutionnera exactement tel point litigieux, il est clair que le questionné n’en sait rien. Mais ce que l’on peut répondre avec certitude c’est qu’il ne sera jamais résolu par la méthode autoritaire, qu’on n’aura jamais recours à la violence, à la contrainte, à la force, pour régler le différend.
Bon nombre d’individualistes pensent que l’avènement de « l’humanité future », telle que nous l’avons ébauchée, dépend d’une attaque, d’une propagande sérieuse, rationnelle et suivie, contre l’emploi de l’argument d’autorité dans toutes les sphères de l’activité humaine, que ce soit en économie politique ou sociale, dans les mœurs, en art, en science, en littérature. Voici quelques-uns des points d’où, arguant du fait d’être né, d’avoir été jeté dans la société organisée sans qu’il ait été donné à l’unité humaine d’y consentir ou de s’y refuser, sans qu’il lui ait été possible de s’en défendre ou de s’y opposer, ils déduisent que ce fait primordial confère à celui qui en est victime le droit à la vie, sans restrictions ni réserves.
C’est-à-dire le droit à la consommation indépendamment de toute politique économique ; au choix individuel de la façon de produire et du moyen de production ; au choix du mode d’échange de sa production ; au choix des consommateurs qu’il veut faire bénéficier de ses échanges ; à la faculté de s’associer ou non et, s’il refuse de s’associer, au droit au moyen de production lui permettant de consommer suffisamment pour s’entretenir, tout isolé qu’il demeure ; au choix de ses associés et au choix des buts d’association.
C’est-à-dire, le droit à la faculté de se comporter comme il le trouve le plus avantageux, à ses risques et périls, sans autre limite que l’empiètement sur le comportement d’autrui (autrement dit : l’emploi de la violence ou de la contrainte ou de la coercition à l’égard de qui se comporte autrement que vous).
Le droit à la garantie qu’il ne sera pas forcé de faire ce qu’il considère comme lui étant personnellement désagréable ou désavantageux, ni empêché de faire ce qu’il envisage comme lui étant personnellement agréable ou profitable à charge de revanche à l’égard d’autrui ; et, dès lors, que, pour conquérir ce qui lui paraît utile, avantageux ou agréable, il n’aura recours ni à la force physique, ni au dol, ni à la fraude ; le droit qu’il lui sera loisible de circuler partout, de se déplacer dans toutes les directions, de répandre à titre isolé ou collectif les doctrines, les opinions, les propositions, les thèses qu’il se sent poussées à propager, sous réserve de ne point se servir de la violence sous n’importe quelle forme pour en réaliser la pratique ; le droit à l’expérimentation dans tous les domaines et sous toutes les formes, à la publicité des expériences, au recrutement des associés que leur réalisation rend nécessaire, à condition que n’y participent que ceux qui le veulent bien et que puissent cesser d’y prendre part ceux qui ne le veulent plus ; le droit à la consommation et au moyen de production, alors même que l’individu se refuserait à participer au fonctionnement de tout système ou à la mise en pratique de toute méthode ou de toute institution qui lui semblerait désavantageuse, personnellement ou pluralement parlant.
Le droit à la vie, c’est-à-dire le droit de faire son bonheur soi-même comme il se sent poussé à le faire, seul ou en s’associant avec plusieurs de ses semblables vers qui il se sent plus particulièrement attiré, sans qu’il ait à redouter l’intervention ou l’immixtion de personnalités ou d’organisations extérieuses à son ego ou à l’association dont il fait momentanément partie.
Les individualistes dont il s’agit estiment que la garantie du droit à la vie, envisagée de cette façon, est le minimum de ce que peut revendiquer l’unité humaine lorsqu’elle a compris quel acte d’autorité et d’arbitraire on commet à son égard en l’engendrant. Ils estiment de même que toute propagande faite en faveur de ces revendications favorise l’avènement de la mentalité transformée, fonction de toute humanité nouvelle.
La lutte pour l’abolition du monopole de l’État ou de toute autre forme exécutive le remplaçant, c’est-à-dire contre son intervention à titre centralisateur, administrateur, régulateur, modérateur, organisateur ou autre dans les rapports entre les individus, dans n’importe quelle sphère que ce soit, peut également favoriser, estiment ces individualistes, l’éclosion de la mentalité en question.
Peut-on voir dans le bolchevisme, c’est-à-dire dans la mise en pratique de la doctrine socialiste, telle que l’a accomplie la fraction socialiste qui, en Russie, s’est emparée, par voie révolutionnaire, de l’administration des choses, peut-on voir dans le bolchevisme une annonciation de « l’humanité nouvelle » ? La question est intéressante à solutionner, puisqu’il s’est rencontré des individualistes pour faire montre de sympathie à l’égard du gouvernement qui préside actuellement aux destinées de l’Europe Orientale.
Les faits sont là. Suspension et suppression continues de la liberté de la presse et de la liberté de réunion, poursuites et procès pour délits d’opinion, discipline civile et militaire, réquisitions individuelles et collectives, tribunaux d’exception et condamnations extraordinaires, emprisonnements, déportations, expulsions politiques, demandes d’extradition, organisation policière, répressions sanglantes… force est de reconnaître que le gouvernement de Moscou n’a fait que continuer la tradition des gouvernements qui se sont succédé depuis qu’il existe des gouvernements. Il n’a rien innové.
On peut justifier l’indispensabilité des mesures exceptionnelles par la crainte d’un retour offensif de la réaction, ou barrer la route à l’opportunisme d’une république bourgeoise.
Mais il y a loin de là à la qualification de contre-révolutionnaires que le gouvernement de la république fédérative des Soviets décerne avec tant de générosité à ses critiques.
Terrorisme blanc ou terrorisme rouge, c’est toujours du terrorisme. Dictature du clergé, dictature de la bourgeoisie ou dictature du prolétariat, c’est toujours de la dictature.
Dictature d’une élite ? Qu’est-ce que l’élite du prolétariat ? Qu’est-ce que l’élite de la bourgeoisie ? Est-ce ce petit nombre de personnes que la culture ou la perfection « morale » distinguent du reste de la classe ou de la catégorie sociale à laquelle ils appartiennent ? Est-ce ce petit nombre de privilégiés auxquels les circonstances ou l’adresse ont permis de se placer à la tête de leur milieu ? Est-ce la réunion des plus éminents d’un groupe ou la troupe coalisée des arrivistes et des faiseurs d’un clan politique ? Leur situation exceptionnelle est-elle acquise grâce à leur valeur personnelle, à leur énergie ou seulement à la faveur de leur éloquence ou encore de leur brutalité ? Il est si difficile parfois de distinguer entre l’ardeur qui émane d’une conviction sincère et le fanatisme que laisse percer le désir d’exercer la domination, ou de faire ses affaires à soi en prétendant faire celles d’autrui et de la collectivité ! L’individualiste se méfie des élites qui se donnent la mission d’élever les masses à un degré supérieur de culture ou de bien-être. Son instinct le met en garde contre les « bons bergers ». Aussi sa propagande a-t-elle pour but d’amener chacun à se passer de bergers et à s’associer entre individus jouissant d’une liberté égale afin de résister, de faire pièce à ceux qui ne conçoivent l’association que soumise à une directive extérieure centralisatrice, pompant, suçant à son profit toutes les forces, toutes les facultés des associés.
Il est inconcevable que le terrorisme ou la dictature puissent constituer un facteur d’évolution ou de développement de la personnalité humaine. Il se peut que sous de pareils régimes nombre d’individus se courbent, que la masse se résigne à n’avoir plus que la mentalité de la servitude — si tant est qu’elle ait jamais aspiré à une mentalité autre — tous et chacun même peuvent faire fi des libertés relativement essentielles, soucieux seulement qu’il soit donné à la question économique une solution heureuse pour tous. Mais l’acquiescement de l’immense majorité à un système de gouvernement tel que la dictature économique et politique du « prolétariat », le silence forcé des quelques éléments minoritaires ne prouveraient rien en faveur de l’avènement d’une « humanité nouvelle ».
Pas plus d’ailleurs que certaines réalisations d’ordre civil ou civique proclamant l’égalité absolue des sexes ou l’accession de la femme à toutes les fonctions administratives ou politiques possibles.
Pas davantage que prouverait en faveur de « l’humanité future » l’ingérence obligatoire des syndicats dans toutes les tractations d’ordre économique et leur accession au rôle de conseillers écoutés, sinon prépondérants, d’un gouvernement quelconque.
Si l’on examine attentivement l’œuvre de ces réformateurs — pétulants et virulents — on s’aperçoit sans tarder qu’il y a eu changement de dirigeants au lieu d’apport d’une tactique ou d’une mise en pratique inédite. Dès que s’est apaisé le tumulte qui a accompagné le passage au pouvoir dans de nouvelles mains, l’hypnotisé se réveille de son délire passager, et il se rend compte qu’il est aux prises avec les mêmes difficultés, les mêmes interdictions, les mêmes traditions, le même fonctionnarisme que sous le régime précédent. Il n’a rien gagné non plus en indépendance ou en autonomie.
Ce qu’il voulait, c’était « vivre sa vie, la vivre à son gré, à son goût ». Ce qu’il a obtenu c’est que l’attelage change de cocher, il se demande s’il rêve et, devant l’évidence, il courbe tristement la tête et reprend son collier de misère et de malheur.
Je n’ignore pas que bon nombre d’individualistes anarchistes se désintéressent de « l’humanité future ». Pour eux, « sans risquer d’errer beaucoup, il est permis de présumer : 1° Qu’il n’existera point de vie générale en collectivité d’où l’autorité serait absolument exclue ; 2° Que dans toutes les sociétés, on rencontrera isolés ou groupés, des protestataires, des mécontents, des critiques et des négateurs. Sans doute, on assistera à des transformations, à des améliorations, à des modifications, à des bouleversements même. Le système de production selon le mode capitaliste pourra finir par s’évanouir, ou graduellement, ou par un coup de force. Peu à peu, on travaillera moins, on gagnera davantage, les réformes se feront menaçantes, inéluctables. On pourra connaître un régime économique dissemblable du nôtre. Mais quel que soit le système de société qui englobera les humains, le bon sens indique que sa permanence est liée à l’existence d’une réglementation adaptée à la mentalité moyenne des composants du milieu. Bon gré, mal gré, ceux placés à droite ou à gauche de cette réglementation moyenne devront y conformer leurs actes, et peu importe sa base : exclusivement économique ou biologique, on morale.
L’expérience indique encore qu’à l’égard des réfractaires, on emploiera les seuls arguments dont puissent disposer les hommes : la politique ou la violence, la persuasion ou la contrainte, les marchandages ou l’arbitraire.
La foule va toujours vers qui parle bien et porte beau. Ses colères ne durent pas plus que ses admirations. Elle est toujours aussi facile à tromper et à séduire. On ne peut pas davantage faire fond sur elle qu’il y a un siècle ou mille ans. La masse est acquise au plus fort, au plus superficiel, au plus chanceux. Dans pareil état de choses que font, que feront les individualistes anarchistes ?
1° Les uns, répondent-ils, demeurent dans le milieu et y luttent pour s’affirmer. Sans se préoccuper trop du choix des moyens ; car leur grande affaire — l’affaire de leur vie — c’est, coûte que coûte, de réagir contre le déterminisme extérieur. C’est s’affirmer, sinon diminuer l’emprise du milieu sur soi ? Ils sont réagisseurs, réfractaires, propagandistes, révolutionnaires, ayant recours à tous les moyens de bataille possibles : éducation, violence, ruse, illégalisme. Ils saisissent les occasions où le Pouvoir exagère pour susciter le sentiment de rebellion chez ceux qui en sont victimes. Mais c’est par plaisir qu’ils agissent et non pour le profit des souffrants ou en les abusant par de vaines paroles. Ils vont, ils viennent, se mêlant à un mouvement ou s’en retirant, selon que leur initiative court ou non le risque d’être entamée, faussant compagnie à ceux qu’ils ont appelés à la révolte, dès que ceux-ci font mine de les suivre, de les acclamer ou de se constituer en parti. Peut-être font-ils plus qu’ils ne sont.
2° Les autres se situent en marge du milieu. Le moyen de production conquis ou acquis, ils se préoccupent de faire de leur séparation de l’ambiance une réalité, en s’essayant à produire suffisamment pour leur propre consommation, en supprimant de leur consommation le factice et le superflu.
Parce que les hommes, pris en général, ne leur semblent guère valoir la peine qu’on s’intéresse à eux, ils n’entretiennent que le moins de rapports possibles avec les institutions et les êtres humains et c’est à la fréquentation de quelques « camarades d’idées », sélectionnés, que se borne leur vie sociale. Ils se groupent parfois, mais temporairement et, étant entendu qu’ils se réservent la faculté de ne jamais déléguer à l’association restreinte dont ils font partie la disposition de leur produit. Le reste du monde n’existe que peu ou prou pour eux, c’est-à-dire dans la mesure où ils en ont besoin. Peut-être sont-ils plus qu’ils ne font.
C’est entre ces deux conceptions de la vie individualiste que s’échelonnent les divers tempéraments individualistes anarchistes ».
Pour les camarades dont je viens de transcrire l’opinion, toute ébauche « d’humanité future », toute hypothèse de milieu individualiste est œuvre d’imagination, pure fantaisie littéraire. Ils maintiennent que, pour que la mentalité, la volonté générale se transforment en réalité, il faudrait que « les espèces en voie de dégénérescence, les catégories dirigées aient délivré le globe de leur présence ; or, cela ne peut sortir du domaine des probabilités. »
Il n’était que justice de faire connaître ce point de vue que n’oublie aucun individualiste, même quand il parle de devenir social.
D’ailleurs, ce n’est pas parce que nous avons dépeint à larges traits un tableau de « l’humanité nouvelle » où nous voudrions évoluer, qu’on nous taxerait de « société futuriste ». L’individualiste anarchiste n’est pas un société futuriste ; présentéiste, il ne saurait rien sacrifier de son être ou de son avoir pour l’avènement d’un état de choses dont il ne jouira pas sur-le-champ, sans inconséquence ou illogisme. La pensée individualiste ne souffre aucune équivoque sur ce point. C’est au sein de la vieille humanité, de l’humanité des dominateurs et dictateurs de toute espèce qu’apparaît, que se forme, que devient « l’humanité nouvelle ». Les individualistes sont des révolutionnaires permanents et personnels ; ils s’efforcent de pratiquer en eux-mêmes, en leur entourage, dans leurs rapports avec leurs camarades d’idées et en leur compagnie, les conceptions particulières qu’ils se font de la vie, sous un aspect individuel, sous son aspect plural. Chaque fois qu’une des caractéristiques qui distinguent « l’humanité nouvelle » parvient à s’implanter dans les mœurs, chaque fois qu’à leurs risques et périls, un ou plusieurs êtres humains les anticipent par leurs dits ou par leurs gestes, « l’humanité nouvelle se réalise ».
Dans le domaine des arts, des lettres, de la science, de l’éthique, par leur conduite personnelle, dans la sphère économique même, on trouve des unités humaines qui pensent et agissent contrairement aux coutumes, aux usages, aux routines, aux préjugés et aux conventions de la « vieille société » et les battent en brèche. Ils représentent, eux aussi, dans leur genre d’activité, l’humanité nouvelle. D’ores et déjà, les individualistes en font partie, par leur manière de se comporter à l’égard du vieux monde, parce qu’elle révèle à chacun de leurs mouvements leur intention, leur volonté, leur espoir de voir l’individu se libérer de la contrainte du grégaire, de la mentalité du troupeau.
Peut-on espérer qu’après maints flux et reflux, maints essais douloureux, les humains en viendront quelque jour à la pratique consciencieuse de la réciprocité, à la solution individualiste anti-autoritaire — individualiste-anarchiste —, la solution de l’égale liberté ?
Peut-on anticiper que, mieux éclairés, plus instruits, informés davantage, les habitants de notre planète en viennent à comprendre enfin que ni la coercition, ni la domination du plus grand nombre ou de l’élite ou de la dictature d’un autocrate, d’une classe, d’une caste ne sont capables d’assurer le bonheur, c’est-à-dire de réduire toujours plus la souffrance évitable ? C’est le secret de l’avenir.
Mais optimiste ou pessimiste à cet égard, l’individualiste-anarchiste n’en continuera pas moins à dénoncer le préjugé qui donne sa force à l’autorité étatiste : la superstition du gouvernement nécessaire, et à vivre de façon publique ou occulte, comme si les préjugés et cette superstition n’existaient pas. — E. Armand.
SOCIÉTÉS SECRÈTES. — Les Sociétés secrètes ont existé de tout temps et chez tous les peuples ; on les trouve même dans les pays de civilisation rudimentaire. Religieuses, philosophiques ou politiques, elles ont généralement pour but de systématiser leurs conceptions et de les imposer au pays où elles vivent.
Presque partout, elles comportent une initiation impressionnante, avec des épreuves dans lesquelles on simule un danger. Le but est de lier le récipiendaire par la crainte. Certaines sociétés secrètes du Thibet liaient le postulant à un cadavre et l’abandonnaient ainsi pendant plusieurs jours. Avec l’évolution des mœurs, les initiations s’adoucissent, mais partout et toujours demeure l’idée de contraindre à la discrétion, au dévouement et à la fidélité par une réception redoutable, parfois même répugnante, comme dans certains compagnonnages ouvriers où on obligeait, paraît-il, le candidat à avaler des excréments.
Certaines sociétés secrètes ont joué un grand rôle dans l’histoire. Le nom de la Sainte Wehme, société secrète de Bohême, qui contraignait par la teneur d’un assassinat les dirigeants à entrer dans ses vues est parvenu jusqu’à nous.
Les partis d’extrême droite d’Allemagne auraient, paraît-il, ressuscité, aujourd’hui, la terrible Sainte Wehme.
L’ordre des Illuminés a été fondé, en Allemagne, au dix-huitième siècle par Weishaupt, professeur à l’Université d’Ingolstadt. Weishaupt ne se proposait rien moins que de transformer le monde et de le diriger au moyen d’une société secrète dont les agents du pouvoir politique de l’État ne seraient que les membres dévoués et obéissants. Son idée n’était pas tout à fait originale. Weishaupt avait appartenu, dans sa jeunesse, à l’ordre des Jésuites, et il avait voulu fonder une sorte de congrégation de jésuites de gauche qui gouvernerait le monde, non pour y maintenir les conceptions du passé, mais pour l’aiguiller, au contraire, dans la voie du progrès.
Ce progrès catholique, à la merci du hasard, il s’agissait d’en régulariser la marche, selon un plan établi à l’avance, dans une vaste association inconnue des masses et d’autant plus puissante.
Weishaupt réussit à grouper plusieurs milliers de personnes, appartenant à toutes les classes de la société. Le recrutement était assuré par les « frères insinuants », qui choisissaient eux-mêmes ceux des hommes de leur entourage qu’ils croyaient pouvoir être utiles à l’ordre et, pendant un temps très long, le nouvel adhérent ne connaissait de l’ordre qu’une personne : celle qui l’y avait fait entrer. Il devait lui remettre périodiquement des rapports sur lui, sa famille et son entourage. Ces rapports devaient être rigoureusement véridiques. Le nouveau membre devait se présenter et présenter les autres tels qu’ils étaient, avec leurs qualités et leurs défauts.
Une fois admis définitivement, l’illuminé avait à gravir une hiérarchie très compliquée : minerval, illuminé mineur, illuminé majeur, etc… Au sommet, était un conseil que dirigeaient Weishaupt et son principal disciple Khnigge.
Pour donner un caractère mystérieux et, par cela même, accroître la force de ses directives, Weishaupt avait fait croire à ses associés qu’il n’était pas le chef, mais ne faisait que transmettre les ordres des « supérieurs inconnus ».
L’ordre des Illuminés ne dura pas ; Weishaupt et Khnigge se disputèrent, il y eut la scission et la société aux ambitions magnifiques s’écroula comme s’écroulent toutes les associations.
L’Illuminisme aurait grandement influencé la Révolution Française. Cela est plus que probable. Beaucoup d’hommes qui ont joué un rôle dans la révolution avaient fait partie de l’ordre ; ils y avaient certainement puisé des idées, mais prétendre, comme l’abbé Samuel que les événements de la révolution avaient été concertés d’avance dans cette société, cela ne peut être que faux, parce qu’impossible.
D’ailleurs, l’abbé Samuel, qui publia son livre au commencement du dix-neuvième siècle, est un ennemi des Illuminés.
Il est très difficile d’établir avec vérité le rôle exact d’une société secrète dans les événements historiques. La société secrète écrit peu ; tout s’y passe oralement, ce qui fait que, l’association disparue, plus rien ne reste d’elle.
On attribue de même à la Franc-Maçonnerie un rôle important dans la révolution française. Indirectement, le fait est certain. Toute l’agitation idéologique qui a précédé la révolution a été l’œuvre d’hommes dont beaucoup appartenaient à la Franc-Maçonnerie. Mais, que la préparation des journées révolutionnaires, émeutes, procès de Louis XVI, etc…, se soit élaborée dans les loges, cela est plus difficile à établir. D’ailleurs, des auteurs maçonniques, comme Lantoine, nient cette action directe de la Franc-Maçonnerie sur la révolution.
Le dix-neuvième siècle, surtout dans sa première moitié, vit fleurir nombre de sociétés secrètes. Outre la Franc-Maçonnerie, le carbonarisme italien se propagea dans toute l’Europe. Il réunissait des hommes d’opinions diverses : des bonapartistes qui regrettaient Napoléon et des républicains qui avaient vécu la révolution et en avaient gardé les doctrines.
Les idées des carbonari nous paraissent assez anodines. Dans la tour de la Lanterne, à la Rochelle, on peut voir une inscription gravée dans la muraille d’un cachot par l’un des quatre sergents guillotinés en 1820 : « Ici, quatre carbonari ont été enfermés pour avoir défendu… Dieu et la Liberté ! »
Partout où le gouvernement est despotique, l’opposition s’abrite dans les sociétés secrètes, seul lieu où elle peut s’exprimer, faire sa propagande, formuler ses espoirs.
En Russie, sous le tsarisme, tous les partis, des simples monarchistes constitutionnels juqu’aux socialistes et aux anarchistes, étaient obligés de s’organiser en sociétés secrètes. Souvent, le comité directeur siégeait à l’étranger. On rédigeait des journaux que l’on imprimait ou même dactylographiait sur du papier pelure, et on les envoyait clandestinement dans des ballots de marchandises. Des émissaires les portaient eux-mêmes, dissimulés dans la doublure de leurs vêtements, etc…
En dépit du caractère impressionnant des initiations, de la menace de châtiments terribles pour les traîtres… :
Si, parmi les Français il se trouve un traître
Qui respectât les rois et qui voulût un maître,
Saisi par nous, qu’il meure au milieu des tourments
Et que ses cendres soient abandonnées au vent.
les sociétés secrètes sont, on peut dire, presque toujours trahies. « Dès que vous serez trois, je serai au milieu de vous. », dit avec humour Andrieux, préfet de police, dit avec humour dans ses mémoires. C’est-à-dire : dès que vous serez trois, il y aura parmi vous un de mes espions.
Une grande société secrète russe terroriste fut, pendant de longues années, dirigée par un espion : Azew, qui appartenait à la police tsariste où il était très maigrement rétribué.
Azew, assez versé dans la doctrine du parti pour tenir le rôle de chef, dirigeait des attentats ; les hauts fonctionnaires du tsar se servaient de lui pour faire assassiner un confrère dont ils voulaient se venger.
Indispensables en régime autoritaire, les sociétés secrètes ont, en régime de liberté, le très gros inconvénient d’une action limitée. Elles ne sauraient jamais, si florissantes soient-elles, réunir les centaines de mille adhérents d’un parti politique. D’ailleurs on n’a aucun intérêt à s’enfermer dans une cave pour dire ce qui peut, sans inconvénient, être dit au grand jour.
Quant à vouloir, comme Weishaupt, faire diriger le monde par une société secrète, c’est un rêve. Les hommes sont trop fuyants, trop peu fidèles à un idéal pour qu’on puisse espérer les y faire travailler toute une vie sous une contrainte extérieure. Les intérêts, les passions, les ambitions personnelles ont vite fait de mettre la zizanie entre les supérieurs connus ou inconnus et la société disparaît comme disparaissent les organisations de toutes sortes.
Comme les hommes eux-mêmes, les sociétés n’ont qu’un temps et c’est se faire illusion que de vouloir bâtir d’avance pour les siècles futurs. — Doctoresse Pelletier.
SOCIOLOGIE n. f. La sociologie conspire avec la morale contre la liberté de l’individu ; elles s’associent pour étouffer l’indépendance et la vie. La sociologie a pris, ces dernières années, une place considérable dans les études philosophiques. La mode, car il existe, en philosophie, des modes comme dans la couture, est aujourd’hui à la sociologie objective, qui sacrifie l’individu à la collectivité. On n’aurait pas de peine à démontrer combien ce communisme fait d’obéissance passive, de résignation et d’insincérité est nuisible à la collectivité même. La sociologie élève au-dessus de tout la Société qui est le Dieu suprême devant lequel doivent s’incliner les individus. L’individu n’existe pas : c’est une entité. Mais la société existe. La société est une réalité en dehors de l’individu.
Certains problèmes appartiennent à la fois à la sociologie et à la morale. Parmi ceux-ci figurent celui que j’appellerai le problème des idoles : Dieu, Patrie, État, Autorité, etc… Les idoles sont si nombreuses que je renonce à les énumérer. Pour qui réfléchit tant soit peu, ce sont là des idoles qui ne reposent que sur l’imbécillité et l’ignorance. L’homme forge ses chaînes, mais quand elles sont trop lourdes, il n’a pas le courage de s’en débarrasser. Il feint de les rejeter, mais c’est pour en prendre de nouvelles, qui portent d’autres noms : l’esclavage continue.
La sociologie se trouve en face de problèmes qu’elle résout toujours dans l’intérêt de la société, au détriment de l’individu. C’est lui qui est sacrifié. Il y a une sociologie de « classe » dont la partialité est révoltante. Sociologues de droite ou de gauche font preuve du même entêtement : ils sont aveugles et sourds. Chacun veut avoir raison et tout le monde a tort.
La sociologie ne vaut guère mieux que la morale. Elle a, comme elle, ses anomalies. Elle cherche aujourd’hui sa voie dans un fondement « objectif », après avoir fait cent fois fausse route, mais malgré les allures scientifiques qu’elle se donne, elle ne progresse guère. Elle n’a pas secoué ses chaînes : les sociologues sont les soutiens de l’ordre et de l’autorité. Ils sont à la remorque de l’État. L’étude des « faits sociaux » est pour eux l’occasion d’affirmer leur obéissance aux puissances établies. Ils ne visent qu’à humilier l’individu. L’objectivité des sociologues n’est qu’un déguisement de leur subjectivité. Les sociologues sont les dignes frères des moralistes : ils mentent comme eux, mais ils essaient, comme eux, d’étayer leurs mensonges sur des semblants de preuves. Ils essaient de faire passer leurs mensonges pour des vérités.
Certaines personnes croient que « sociologie » est synonyme de socialisme et le mot les effraye. Il n’a pourtant rien de terrible. Socialiste ou non, la sociologie vise à démontrer que la collectivité a des droits sur l’originalité et le talent, et que, hors de la collectivité, il n’y a point de salut. Sociologues de droite ou de gauche aboutissent aux mêmes conclusions : l’individu est fait pour la société et non la société pour l’individu. C’est le triomphe du communisme intégral. Il est stupide de soutenir que l’individu est fait pour la société, celle-ci ne pouvant subsister sans lui, n’ayant d’existence que par la somme des individus qui la composent. L’individu est fait pour l’individu. Il ne s’associe aux autres individus que dans la mesure où ceux-ci le comprennent, ont la même conception de la vie que lui. Les vivants ne peuvent s’associer aux morts. Une société d’individus libres n’aura rien de commun avec la nôtre : l’individu en sera la base et le sommet. Il pourra s’y développer sans contrainte. Au-dessus de l’individu, MM. les sociologues, attardés ou avancés, placent cette abstraction : la Société, avec une majuscule, à laquelle on doit tout sacrifier. Mais alors, si les individus, sans lesquels il n’y a point de société, se sacrifient à la société, ils se sacrifient eux-mêmes. C’est un non-sens. Ils s’immolent les uns aux autres et passent leur temps à se nuire. Ce sophisme me paraît tellement idiot que je ne veux point m’attarder à le discuter.
Guyau s’illusionnait lorsqu’il considérait, bien avant Durkheim, la sociologie comme la « science de l’avenir ». Il a tenté d’expliquer l’art, la religion et la morale au point de vue sociologique. Guyau a la naïveté de croire que l’on peut concilier la vie individuelle et la vie sociale. Il semble parfois avoir raison, mais il a fini toujours par aboutir à un compromis, où c’est l’individu qui est sacrifié.
« Le tas de sociologues », comme les appelle Han Ryner, valent le tas des moralistes. La science des sociétés et la science des mœurs vont ensemble. Elles s’unissent pour conspirer contre la vie de l’individu. « Les disciples de Durkheim, écrit Han Ryner, adorent servilement, comme leur maître, les fantômes créés par la naïveté des peuples et la ruse inconsciente des détenteurs du pouvoir et de la richesse. Leurs paroles comme sacerdotales sacrifient à tous les molochs la seule réalité, l’individu ». Les sociologues sont loin d’être des artistes : pensant mal, ils écrivent mal, nous ne pouvons digérer la lourdeur, la pesanteur des sociologues officiels.
« La sociologie est à la mode, écrit Bouglé. Tout le monde en parle. Peu de gens savent ce que c’est ». Il y a sociologie et sociologie. Si on entend par sociologie, l’observation des mœurs sociales, la critique des institutions et des lois, il est évident que nous faisons de la sociologie, nous ne faisons même que cela. Nous consentons à être sociologues de cette façon, et à ce qu’on trouve dans nos travaux une part de sociologie. Cependant, je proposerai d’appeler socio-critique, pour qu’on cesse de la confondre avec la sociologie ordinaire, notre méthode de critique appliquée à la société que nous jugeons belle ou laide, bonne ou mauvaise, utile ou nuisible, selon qu’elle réalise ou non l’idéal esthétique.
Georges Palante est un des rares philosophes qui considère la sociologie à un point de vue individualiste. Pour lui, « la sociologie n’est autre chose que la Psychologie sociale. Et nous entendons par psychologie sociale, la science qui étudie la mentalité des unités rapprochées par la vie sociale. (Précis de Sociologie, p. 3) ». Il faut toujours en revenir à la psychologie individuelle. La sociologie ainsi entendue a deux objets : rechercher l’influence de l’individu sur la société ; rechercher l’influence de la société sur l’individu. Psychologue social, tel est le sociologue. Il envisage les phénomènes sociaux sous leur aspect subjectif. Les lois sociologiques se déduisent des lois psychologiques.
La sociologie ou « Science des sociétés », ainsi nommée par Auguste Comte, a pris depuis son fondateur des proportions inquiétantes. Ses prétentions sont illimitées. Elle n’a d’autre ambition que de tenir en tutelle toutes les autres sciences : celles-ci seront sociologiques ou elles ne seront pas. La méthode sociologique a tout envahi. Morale, Esthétique, etc… ne sont, désormais, que des compartiments de la Sociologie. Il y a maintenant une cosmosociologie, une anthroposociologie, une psychosociologie, etc…
La sociologie n’étudie plus les sociétés telles qu’elles devraient être, mais telles qu’elles ont été. Le sociologue n’est plus qu’un savant qui s’efforce de connaître les sociétés, de dégager les lois qui les régissent. C’est tout. Il ne conclut pas. Ce n’est pas son affaire.
L’avenir des sociétés, le sociologue s’en désintéresse. Étant objective, la sociologie se proclame impartiale et scientifique. Elle n’est ni l’une ni l’autre. Évidemment, il était nécessaire, en face de leurs exagérations, de ramener certains sociologues à l’étude des faits : ils ne peuvent pas n’être que des rêveurs. Mais sous prétexte de combattre chez eux l’absence de méthode, ou des méthodes défectueuses, la littérature nuageuse à laquelle nous devons tant de fabricants d’Icaries, de constructeurs de cités futures, de prophètes, d’annonciateurs des temps nouveaux, et beaucoup d’autres pontifes demi-anarchisants, on est tombé dans l’excès contraire. Pour les sociologues modern-style, les faits concrets seuls sont intéressants. C’est le cas de répéter après les anciens : in medio stat virtus. Cependant, ce in medio, ne l’appelons pas juste-milieu, appelons-le harmonie. Or, la sociologie est loin d’être une harmonie. Désormais, le sociologue ne se préoccupe plus de l’avenir des sociétés, de leur transformation en sociétés meilleures. Ce n’est pas objet de science. Ainsi en ont décidé les pontifes. Il y a, d’une part, les sociologues qui sont les seuls savants et, d’autre part, les non-sociologues qui sont des ignorants. La sur-sociologie explique tout, ouvre des horizons insoupçonnés à l’esprit humain : il faut avoir recours à la sociologie, si on veut avoir la clef de tous les problèmes. Tout le monde doit devenir sociologue, pour que la société continue de fonctionner à merveille et de distribuer ses bienfaits aux individus agenouillés devant son omnipotence.
On veut tout expliquer par la sociologie. Religion, art, morale, économie politique, histoire, etc… sont des « branches de la sociologie ». Il y a une sociologie religieuse, morale, esthétique, etc., dont la prétention est de tout expliquer « objectivement ». Depuis que le fondateur du positivisme a placé dans la sociologie le salut de l’humanité, celle-ci est devenue la plus compliquée de toutes les sciences. Ne nions pas l’intérêt que peut présenter la sociologie ainsi entendue. Elle nous oblige à descendre sur la terre et à observer de près les réalités. La méthode analytique de la sociologie et des sciences sociales qui s’y rattachent peut rendre des services, mais ne les exagérons point. Ne demandons pas à la sociologie plus qu’elle ne peut donner : restituons-lui sa place dans l’ensemble des sciences, non au-dessus d’elles, mais humblement à côté d’elles. Chaque savant a une tendance à voir dans la science qu’il cultive la science unique, oubliant que, près de lui, d’autres savants travaillent dans d’autres directions. C’est une erreur, les sciences convergent au même but : la vérité. La spécialité à outrance est nuisible : le savant doit posséder avant tout une culture générale, dans l’intérêt même de la science dans laquelle il s’est spécialisé.
Durkheim et ses disciples appliquent à l’étude de la vie morale la méthode des sciences positives. Les « faits moraux » sont pour Durkheim des phénomènes comme les autres. Il ne s’agit pas de tirer la morale de la science, mais de faire la science de la morale. C’est l’ambition de Durkheim.
Les sociologues affirment bien que le fait d’étudier la réalité n’implique pas celui de renoncer à son amélioration et ils conservent à la morale son caractère de « science normative », en ce sens que les lois qu’elle découvre sont autant de devoirs qu’elle nous impose. La morale sociologique est équivoque et manque d’harmonie. Il ne reste plus, avec elle, que le dieu Société, qui entretient dans son sein tous les dieux et tous les cultes. L’école sociologique se vante, d’ailleurs, de posséder cet esprit « sagement conservateur » (Préface de La Division du Travail social), et de mettre, à la place de l’initiative individuelle, le conformisme social. Cette morale faite par et pour 'le social interdit à l’individu de penser et d’agir librement : elle tue dans les cerveaux l’esprit critique. Que peut bien être le progrès pour les sociologues ? Diviniser la société, tel est, en fin de compte, pour Durkheim et ses disciples, le but de la sociologie.
Les « sociologues bourreurs de crâne » sont un produit de notre temps, où l’égalité est conçue à rebours, où le suffrage universel exerce ses ravages, où les majorités l’emportent sur les « individualités », où l’incohérence et l’équivoque dominent. La manie de tout niveler est une des caractéristiques de notre temps.
Les sociologues à la Durkheim rêvent de faire de la société une caserne où chacun pensera la même chose, agira aux mêmes heures de la même manière, exécutant le même exercice et portant le même uniforme. Drôle de société, en vérité, que la société rêvée par les sociologues ! On s’y ennuiera à mourir, car elle sera d’une monotonie désespérante, La méthode communiste y sera appliquée rigoureusement. Ce serait un communisme à rebours, à l’usage des bourgeois, où nul n’aurait le droit d’être lui-même, d’aller et venir à sa guise. Ce serait le caporalisme dans toute son horreur, le conformisme intégral. Vouloir des êtres faits sur ce modèle, pratiquant la même morale et servant les mêmes dieux, c’est quelque chose de monstrueux qui ne peut germer que dans l’esprit d’un dictateur. Une telle société, où régnerait l’automatisme absolu, ne comporterait aucune initiative, aucune originalité, aucun progrès. Ce serait la mort de l’individu, sans phrases. Certes, convenons que, dès notre naissance, nous sommes happés par la société et que, si nous voulons vivre, il ne nous reste plus qu’à lutter pour nous « ressaisir » et nous dégager de son emprise, rongeant les mailles du social qui nous enserre comme dans un étau. Impossible de nier la main-mise de la société sur les individus. Elle exerce sur eux une sorte de chantage pendant toute leur vie. Mais les sociologues n’expliquent pas — ou expriment mal — comment des êtres nés à la même époque, dans le même pays, élevés dans le même milieu et selon les mêmes méthodes, n’ont ni les mêmes idées, ni la même morale. Comment expliquent-ils qu’il y ait des réfractaires ? Et pas seulement chez les pauvres, chez les déshérités du sort, les sacrifiés, les exploités ?
Ce ne sont pas les sociologues qui approuveront Jean-Jacques Rousseau disant : « L’homme est né bon, mais la société le déprave. » Il est difficile à l’homme de naître bon, car il est déjà social dans le ventre de sa mère, il est déjà le prisonnier de l’hérédité, mais à mesure qu’il deviendra social, il deviendra « immoral ». On dit des écoliers : « pris individuellement, ils ne sont pas mauvais, mais ensemble ils ne valent rien. » C’est ce qui arrive pour les hommes réunis quelque part : ils sont lâches et cruels. Enrégimentés, les hommes sont des brutes : ils perdent aussitôt ce qu’ils pouvaient avoir de supportable comme individus. « Troupeau confus ; écrivait Milton, il y a trois siècles ; tourbe mêlée qui élève ce qui est vulgaire et vain… La plus grande louange est dans leur blâme, à part celui qui va seul et meilleur. D’intelligents, parmi eux et de sages, il n’y en a point. » Paroles plus vraies aujourd’hui qu’hier.
On comprend que les sociologues anti-individualistes aient un faible pour la pédagogie. C’est, en effet, par l’éducation et l’instruction, que l’on fabrique, dès l’enfance, des citoyens dociles et des âmes d’eunuques, c’est dès l’enfance que l’on déforme les cerveaux et que l’on commence le « dressage » des individus. Il importe, dès le plus bas âge, d’inculquer de saines notions sociales et morales aux futurs soutiens de l’ordre et de l’autorité. La pédagogie telle que la conçoivent les sociologues est le meilleur instrument d’asservissement qui soit entre les mains des dirigeants.
La pédagogie occupe une place importante dans la sociologie durkheimienne. L’auteur d’Éducation et Pédagogie a essayé de renouveler par sa méthode l’ancienne pédagogie. L’éducation telle qu’il la conçoit est l’action exercée par le milieu et la société sur l’enfant. Durkheim et ses disciples comptent beaucoup sur l’École pour faire des citoyens dociles et identiques. Le dogmatisme pédagogique des sociologues n’a qu’un but : détourner l’individu de lui-même pour le livrer corps et âme au social. L’individu devient la chose du social qui, par l’éducation, en fait un citoyen selon ses rêves. La société s’agrippe à l’individu, le suit partout, essaie de l’étouffer au moyen de sa pédagogie anti-individualiste. Elle vise à socialiser l’individu, à l’arracher à son individualité pour l’incorporer au groupe dont il fait partie. C’est exactement l’inverse que fait la véritable pédagogie, qui arrache l’individu à la société pour le restituer à lui-même. Dans l’éducation des sociologues-pédagogues ou des pédagogues-sociologues, l’individu se nie lui-même au profit du groupe auquel il appartient. La fin de toute éducation, pour les sociologues, c’est de faire de chaque homme un être social. Tous les individus doivent se ressembler. Violer ce commandement est un crime. L’être social renonce à toutes les joies, à toutes les noblesses, à toutes les beautés. C’est un être déchu, happé par l’engrenage dont il est prisonnier, incapable de se « ressaisir ». La société se livre sur sa personne à une sorte de chantage, dénaturant ce qui est réel en lui, déformant ses sentiments, atrophiant son intelligence, bourrant son crâne d’absurdités. Sa mémoire devient un capharnaüm sous l’influence des sur-pédagogues qui ont fait de lui une machine. Pas d’originalité, telle est la formule que la pédagogie officielle applique à quiconque a le malheur de tomber entre ses mains. Faire des automates est le but poursuivi par toute éducation sociale. Il est défendu d’être artiste dans les moindres détails de l’existence quotidienne : répéter machinalement ce que les autres ont dit, tel est l’idéal.
L’État ne peut rien pour la liberté individuelle ; il peut tout contre elle. Confier à l’État le soin d’affranchir l’individu par l’éducation, c’est lui confier le soin de l’étouffer.
Auguste Comte exagère lorsqu’il formule du haut de son dogmatisme positiviste ce précepte extravagant : « Nous naissons chargés d’obligations de toutes sortes envers la société. » C’est plutôt la société qui nous paraît chargée d’obligations envers l’individu qu’elle a fait naître, sans lui demander son avis. N’est-ce pas étrange de voir émettre un tel paradoxe ? C’est ce que les élèves de Durkheim soutiennent avec autant d’autoritarisme que leur maître. La sociologie durkheimienne s’applique à une société dans laquelle il n’y a point d’individus. L’individu est inexistant. Il ne compte pas. On l’ignore. La société est, pour Durkheim, la seule réalité : c’est une réalité supra-individuelle.
« La méthode sociologique repose tout entière sur ce principe fondamental : que les faits sociaux doivent être étudiés comme des choses, c’est-à-dire comme des réalités extérieures à l’individu. » (Durkheim, Le Suicide) » L’individu est dominé par une réalité morale qui le dépasse : la réalité collective.
Les sociologues en arrivent à ce paradoxe que plus un individu ressemble aux autres, plus il est lui-même. Plus il se confond avec le troupeau, moins il se confond avec lui. Plus l’individu dépend de la société, plus il est autonome. L’individu n’est jamais plus indépendant que lorsqu’il cesse d’être indépendant. C’est se moquer de nous. Qui veut trop prouver ne prouve rien. Les sociologues « plus royalistes que le roi », en arrivent à nous rendre odieuse la société : c’est un résultat appréciable. C’est la seule utilité de la sociologie. Il sied de réagir contre ce machinisme intellectuel, de mettre un frein à l’automatisme en morale, à tout ce sociétisme ou sociétarisme qui sévit et broie l’individu. L’égoïsme égotiste de ce dernier refuse de se courber devant l’égoïsme social : il est harmonie alors que ce dernier est désordre.
Tout ce sociologisme se détruit de lui-même. Il substitue aux dogmes d’une morale non scientifique les nouveaux dogmes d’une morale scientifique. Or, celle-ci est aussi peu scientifique que possible. On abuse trop du mot « science » chez certains philosophes. La morale sociologique prend place au rang des « méta-morales » auxquelles elle essaie de se substituer. Elle remplace une idole par une autre : Dieu s’appelle la société. Ne soyons pas dupes de cette nouvelle « cratie » que constitue la sociocratie. Son libéralisme est équivoque.
Le sociologue anti-individualiste va à l’encontre même des recherches qu’il poursuit, et s’interdit de comprendre quoi que ce soit aux « faits sociaux » puisque, pour lui, ces derniers mots seuls existent et ne s’expliquent que par eux-mêmes. La sociologie simplifie la réalité, qui est complexe, fait œuvre anti-scientifique ou pseudo-scientifique en rationalisant le réel. La sociologie objective pourrait bien n’avoir été qu’un « bluff ».
La métaphysique durkheimienne perd tout contact avec la réalité sur laquelle elle prétend s’appuyer. Rien de moins scientifique. C’est une pure construction de l’esprit. Le Dieu-Société est une abstraction devant laquelle Durkheim qui, nous dit-on, est de bonne foi, exige que les individus s’agenouillent, absorbés dans une contemplation mystique, où s’évanouit toute personnalité. Cette mode, espérons-le, n’aura qu’un temps.
Durkheim est à ce point obsédé par l’idée fixe de faire de la sociologie une science autonome, comme la biologie, indépendante de la philosophie, qu’il ne voit rien en dehors d’elle et croit, par elle, tout expliquer.
Durkheim voit dans la division du travail social une panacée. En elle réside le bonheur de tous les êtres.
La sociologie durkheimienne veut expliquer par une seule science la complexité des phénomènes. A force de se vouloir scientifique, la sociologie cesse de l’être, car elle n’admet d’autre explication de la réalité qu’une explication sociale. Il n’est pas possible, croyons-nous, de pousser plus loin l’autoritarisme et le dogmatisme scientifiques. Rien de moins scientifique que cette méthode. Elle perd de vue la réalité qu’elle déforme. Admettre la réalité de l’individu, c’est, pour Durkheim, faire œuvre anti-scientifique, mais n’admettre que la réalité sociale, à l’exclusion de toute autre, c’est pareillement faire œuvre anti-scientifique. C’est aboutir au même résultat. La sociologie peut prêter son concours aux autres sciences, mais rien ne justifie sa prétention à les remplacer. Elle n’est pas l’histoire : elle conserve, en face de l’histoire, sa fonction propre, sans empiéter sur elle.
Il en est de même pour toutes les disciplines. Écarter les solutions qu’elles nous offrent quand nous envisageons les problèmes sociaux, c’est ne voir qu’une face de ces problèmes, c’est se priver des moyens qui permettraient de les résoudre. L’explication sociologique des faits sociaux n’a de valeur que reliée et associée à leur explication psychologique.
Qu’il y ait des « lois » que le sociologue constate, nous ne le nions pas. Mais qu’il se borne à les constater, ce n’est là, croyons-nous qu’une partie de sa tâche. Sans ce travail préliminaire, la sociologie serait incomplète : réduite à lui seul, elle est tout aussi incomplète. Une sociologie uniquement inductive ne vaut pas mieux qu’une sociologie uniquement déductive. L’une et l’autre sont stériles.
Le déterminisme est une explication, mais il n’est pas l’unique explication des faits. On ne saurait s’en contenter. La sociologie conçoit la vie comme un mécanisme où le hasard et l’imprévu n’interviennent pas, où tout se passe automatiquement. C’est un monde sans originalité que celui des sociologues. C’est un monde aussi peu vivant que celui des logiciens. Les sociologues sont des logiciens peu recommandables, on se compromet en leur compagnie. Ces gens, qui ne veulent tenir compte que des faits, ne voient pas les vrais faits, dont l’action est certaine. Ils négligent les réalités pour des abstractions. Ils appliquent aux faits les lois de leur esprit. Ne mettons pas en doute la valeur de la science, à propos de la méthode sociologique : c’est un problème d’ordre métaphysique, nous y reviendrons. Mais protestons dès maintenant contre cet autoritarisme scientifique qui prétend tout régenter, tout expliquer, sous prétexte que tout obéit à des lois. Un dogmatisme en remplace un autre. Le dogmatisme sociologique rejoint les autres dogmatismes en ce qu’il n’admet qu’une explication des phénomènes, et qu’il ramène tout à cette explication. Il est tout aussi étroit et peu scientifique. La volonté des individus, dans cette conception de la sociologie, est singulièrement atténuée, pour ne pas dire supprimée. Il n’en est tenu aucun compte. La sociologie est science pure. On sait que Taine a appliqué à l’art la méthode sociologique. Il n’a abouti qu’à une construction a priori, niant les faits, les déformant : l’esthétique de Taine est un tissu de contradictions. Qui veut trop prouver ne prouve rien. La méthode sociologique devient la méthode logique, combien illogique en la circonstance : c’est la déduction mathématique, en une matière où elle n’a que faire. La sociologie rétablit ce qu’elle croit détruire. Ses lois sont des constructions de l’esprit. Il n’y a rien de plus subjectif que la méthode objective des sociologues. Ils essaient d’atténuer leur fatalisme en disant que la connaissance des « lois » permettra à la « science sociale » de modifier la réalité. Ils soutiennent que la sociologie devient ainsi la plus libérale des sciences, car elle admet que les sociétés peuvent évoluer sous la poussée des aspirations individuelles et collectives. Constatons-le, en passant, mais ne nous faisons aucune illusion sur le libéralisme des sociologues.
Les sociologues sont bien forcés de convenir que la sociologie conserve des rapports avec la psychologie individuelle, — ils ne peuvent le nier. Quoi qu’ils fassent et quoi qu’ils disent, il faut bien qu’ils tiennent compte de l’individu. Ils en tiennent compte, certes, mais c’est pour l’étouffer. Si on leur dit que la société n’existe que par et pour les individus qui la composent, et qu’il faut compter avec leur psychologie, ils répondent que l’association des individus constitue une vie différente de celle de chaque individu considéré isolément, et que c’est cette vie du groupe, cette vie collective qui donne naissance à des institutions dont l’ensemble constitue la civilisation. Nous savons cependant quel rôle ont joué, dans l’histoire, les individus : ce sont les isolés, les indépendants, les indisciplinés qui, seuls, ont créé quelque chose. Pendant que le troupeau stagnait, ils sortaient de ses rangs pour rompre avec sa morale et sa tradition. Ce sont les hommes de génie qui conduisent le monde. Et j’entends par eux les penseurs et les artistes. Les guerriers n’ont pas de génie, car ils n’ont qu’un génie destructeur. Le génie est essentiellement créateur. Le troupeau n’a fait que combattre et déformer la pensée des hommes de génie, — de ceux qu’il appelle des fous, — la société s’est opposée par tous les moyens, y compris l’assassinat, à la sincérité des individus, se dressant en face de ses préjugés en accusateurs. Pensant en groupe, agissant en groupe, les gens pensent et agissent mal. C’est alors qu’ils créent ces « institutions » que la sociologie appelle pompeusement la Civilisation. Concédons, en effet, aux sociologues, que la vie sociale est bien différente de la vie individuelle, qu’elle en est tout le contraire : elle oppose au courage la lâcheté, à la vérité le mensonge, à la nature l’artifice, à tous les sentiments humains leur contrefaçon et leur caricature. Ils ont raison, puisque nous voyons les individus agir en groupe d’une manière autre que pris en particulier : les ravages de l’esprit grégaire, pendant la guerre, en sont une preuve éclatante. Nous avons vu à l’œuvre cette fameuse mentalité collective : elle a bien mérité de la patrie. Les sociologues, au lieu de déplorer cela, le constatent avec un plaisir évident. Pour eux, la société est établie pour des siècles sur des principes sacro-saints. La sociologie positive a raison sur ce point : nous ne faisons aucune difficulté pour reconnaître que les individus, à peu près supportables séparés les uns des autres, deviennent, associés et groupés, unis par des intérêts quelconques, absolument idiots, sanguinaires, capables de tout. Dès que l’esprit de corps ou l’esprit de parti s’empare d’eux, ils perdent la tête, deviennent de simples brutes. Tout ce qu’il y a de boue au fond d’eux-mêmes se réveille. Ils n’ont plus de conscience, plus de sentiments, plus rien. Il suffit que quelques hommes se réunissent pour qu’ils disent ou fassent des bêtises. Certes, quelquefois, les individus vibrent ensemble pour une noble cause, mais c’est chose rare. La foule est bien différente des molécules, des cellules qui entrent dans sa composition : leur agrégat donne naissance à un corps nouveau où n’entrent que les laideurs des individus, d’où sont exclues toutes leurs qualités : d’intelligents, ils deviennent stupides, de pacifiques, guerriers. La vie sociale est le dépotoir où viennent échouer tous les égoïsmes, tous les reniements. Il semble que les hommes ne cherchent à se réunir qu’afin de mettre en commun leur bêtise. On m’objectera que si les individus n’étaient pas eux-mêmes tarés, la société ne serait pas tarée : je conviens qu’il y a des individus — la majorité — qui sont faits pour vivre en société : ils ont tout ce qu’il faut pour cela, hypocrisie, dissimulation, autoritarisme, sauvagerie. Ce sont des individus peu individualistes. C’est parce qu’il y a dans la société de ces faux individualistes, en nombre considérable, qu’elle est si imparfaite. La société leur permet de développer tout leur talent, de donner libre cours à toutes leurs passions. D’autres, moins barbares, finissent par le devenir, à leur contact, par faiblesse ou inexpérience. Ils suivent et font comme tout le monde. Évidemment, ces individus sont peu intéressants, et si la société est mauvaise, ils y sont bien pour quelque chose. Cependant, répétons-le, celle-ci ne fait que développer et porter à leur maximum leurs mauvais instincts ; elle les multiplie : la société est le terrain où germent tous les égoïsmes. Bien peu d’individus ont l’héroïsme de combattre les milieux dont ils font partie. Ils s’en évadent, comme d’une galère. Ce sont des rescapés. Individus et sociétés sont au fond également coupables : une somme de lâchetés individuelles, rendues plus nuisibles par leur association, telle est la société, dans sa triste réalité. Ces lâchetés individuelles s’additionnent pour former une force redoutable. Quiconque essaie de la briser est lui-même brisé. La société exerce une telle sujétion sur les individus que, même dans les « milieux libres », elle continue d’exercer ses ravages, ces fameux milieux libres qui devaient révolutionner le monde, et qui n’ont rien révolutionné du tout. Les colonies libertaires n’ont point réussi à réaliser cette société idéale que nous rêvons. Elles en sont même fort loin. Les individus qui en font partie n’ont point laissé à la porte leurs habitudes sociales. Peu à peu, ces milieux deviennent pareils aux autres : ils sont, ces milieux, de plus en plus réduits, les individus n’ayant pas fait l’effort nécessaire pour se réformer. Il importe de rendre inutile, par notre organisation intérieure, toute organisation extérieure dont le rôle consiste à brimer les individus qui sont assez eux-mêmes pour se révolter contre ses lois. — Gérard de Lacaze-Duthiers.
SOL n. m. Dans le concert économique des nations, habilement organisé, pour entretenir une illusoire harmonie qui cache, plus ou moins bien, l’exploitation des masses laborieuses, la question du sol joue un rôle prépondérant. Cette question, si importante soit-elle, est toujours grignotée sous divers aspects par les élites… qui laissent le monde travailleur dans l’ignorance sur ce sujet capital. Les politiciens de toutes nuances évitent soigneusement d’exposer aux travailleurs que la propriété individuelle représentant le fruit du travail et de l’intelligence, est conditionnée par le mode d’appropriation du sol.
Nous allons essayer d’expliquer que la question du sol ou foncière, rationnellement définie, permet de se rendre compte de la liberté ou de l’esclavage du travail.
L’organisation rationnelle de la propriété immobilière est, non seulement d’ordre économique mais aussi d’ordre moral, c’est-à-dire de justice sociale. Sans nous étendre, comme on pourrait le faire dans un livre, nous pensons que le lecteur comprendra qu’il serait vain d’émettre l’idée de laisser à chacun le produit intégral de ses efforts, tant que le sol (ou richesse foncière immobilière) ne sera pas entré au domaine social ou commun. Nous nous résumerons en disant que l’entrée du sol à la propriété collective est la condition sine qua non de l’établissement de la souveraineté du travail. Ce que nous dirons par la suite aura pour but de mieux aider à comprendre la portée de justice sociale qui s’attache à la question du sol.
Il y a, de par le monde, des faits et des vérités qui, par eux-mêmes, paraissent, dans leur ensemble, si évidents à tous, qu’il semble inutile d’en fournir quelques explications. Parmi les nombreux phénomènes sur lesquels on paraît renseigné, celui du sol n’est pas le mieux déterminé dans le domaine de l’opinion. Nous allons essayer de le démontrer en tenant compte de l’expérience, de l’observation et du raisonnement qui se rapportent à la question foncière dans le cycle des époques parcourues du début de l’histoire à ce jour.
En sociologie, qui est le point de vue sur lequel nous nous plaçons, le mot sol représente la richesse foncière immobilière sous ses divers aspects. C’est une des deux principales espèces de richesse : les capitaux, la richesse mobilière étant l’autre. De l’utilisation plus ou moins rationnelle de ces richesses, la société vit en harmonie ou dans le désordre.
Le sol qui est, comme nous le verrons, essentiellement distinct du capital, de la richesse mobilière, représente une force productrice mécanique comme source passive des richesses. D’autre part, le travail, qui est le raisonnement en action et devient force productrice consciente, représente la source active des capitaux, de la richesse mobilière.
De l’organisation des richesses que nous venons de définir, et tout particulièrement de la richesse foncière (sol), dépendent l’ordre social et le bonheur domestique ou l’esclavage des masses laborieuses.
Sans le sol, l’homme n’existerait pas ; et, socialement parlant, sans l’homme, le sol serait comme s’il n’existait pas. L’histoire sociale n’existe que pour l’homme et ne saurait intéresser les autres êtres qui, sous ce rapport, n’apportent directement aucune contribution. L’homme seul sait qu’il existe, il en a conscience. Dès lors, il examine, compare, apprécie ; de sorte que le raisonnement lui explique que, dans l’Univers, il y a des choses nécessaires à la vie et au développement social, comme il sait qu’il y en a d’autres qui sont, suivant les cas, et les circonstances, plus ou moins utiles au développement des sociétés. Cette remarque amène à comprendre que : confondre ces deux espèces de richesses — sol et capitaux — sous le seul nom de propriété dans l’attribution des richesses aux individus, c’est employer un langage inexact et dangereux qui conduit aux abus de l’organisation sociale actuelle.
Dans l’étude du Problème Social, si l’on veut éviter les équivoques, toujours dangereuses et souvent nuisibles, il convient de situer scientifiquement les rôles respectifs du sol et du capital dans la formation des richesses.
Se refuser de connaître la différence essentielle qu’il y a, dans l’ordre des richesses, entre l’indispensable et l’utile, c’est, le sachant ou l’ignorant, faire le jeu de la bourgeoisie et retarder d’autant l’heure de la libération du travail.
Afin de bien comprendre les données du Problème social, remarquons que l’homme, le travailleur, au moyen de l’usage de la richesse foncière, du sol, crée, par ses efforts, des richesses, des produits, enfin des capitaux selon les besoins qu’il en a ; alors que ce même travailleur reste impuissant pour créer le sol. N’oublions pas que la richesse foncière a des limites que les sciences au service du travail ne permettent pas de dépasser, et nous comprendrons que l’homme qui n’a pas droit à l’usage du sol se trouve placé dans le vide des richesses, comme dit Colins.
Des vérités qui précèdent, il résulte qu’il est de toute impossibilité de pouvoir ajouter la moindre étendue à la surface ou à la profondeur du sol. Par contre, la possession de la richesse foncière confère, à celui qui la détient, un véritable monopole présidant à l’attribution du travail aux individus puisque le travail ne peut s’exercer que sur ou dans le sol. Inévitablement, ceux qui détiennent le sol commandent ceux qui en sont privés. Dès lors, logiquement, l’entrée du sol au domaine commun apparaît comme une nécessité sociale pour l’instauration d’un régime de liberté individuelle et de bien-être social. En n’attachant pas au sol toute la valeur sociale qu’il comporte, permettant de mettre chaque chose à sa place et à la place qui lui convient, on consacre, dans l’équivoque, la contradiction des intérêts à l’avantage de la féodalité financière.
C’est l’ignorance de la valeur sociale qui s’attache au sol qui permet, pendant les périodes électorales où les… élites… de la politique sont en rapport plus ou moins direct avec les masses laborieuses, de camoufler la question foncière dans ses rapports avec l’attribution des produits du travail aux individus. Si, en 1930, nous lisons les programmes politiques des candidats, qui vont du rose pâle au rouge vif, nous remarquerons un silence volontaire sur la question du sol ; ce qui prouve que c’est en dehors des politiciens de toutes nuances que la question du sol peut et doit être étudiée sérieusement.
Les militants devraient enseigner, s’ils n’étaient des ignorants…, que l’entrée du sol à la propriété collective est créatrice de bien-être général, génératrice de liberté et dispensatrice de la souveraineté du travail.
L’entrée du sol au domaine commun répond aux idées de justice, de liberté et de bien-être que les travailleurs désirent appliquer dans les rapports des hommes entre eux. Aussi, tant que le sol est aliénable, il est logiquement impossible de libérer le travail de l’emprise du capital, et, quelles que soient les réformes plus ou moins tapageuses de l’époque d’ignorance, les résultats ne tardent pas à devenir, avec le développement des intelligences et des nouveaux besoins qui en naissent, moins supportables que par le passé.
Tout retard, volontaire ou non, à la solution de la question du sol, qui dépasse et domine toute question agraire, minière, forestière, etc… retarde d’autant la libération des opprimés et des travailleurs. La tactique du silence sur la question du sol compromet l’avenir du socialisme et de la liberté.
D’une manière générale, le socialisme souffre d’une crise d’indétermination qui place le futur régime sous le signe de l’équivoque en donnant à certains termes d’économie sociale un sens plus ou moins rationnel. Pour les uns, le socialisme paraît être le bien-être qu’une production intensifiée peut procurer à la collectivité à des conditions définies. Pour d’autres, dont nous sommes, le socialisme est l’application de la justice à la société. Par l’application de la justice, chacun devient l’artisan de sa fortune et de sa destinée que l’égalité du point de départ permet de réaliser. De nouveaux cieux, une nouvelle terre où la justice règnera seront le domaine social sur lequel chacun recevra selon ses œuvres. Une éducation morale généralisée et une organisation rationnelle de la propriété faciliteront la jouissance d’un pareil régime qu’une phraséologie trop élastique ne saurait définir.
C’est, parce que certains mots comme le mot sol et certaines expressions comme instruments de travail et moyens de production sont mal déterminés qu’il y a, selon les besoins politiques, des propositions confuses, parfois contradictoires, dans la confection des programmes plus ou moins teintés de socialisme. Comment se reconnaître dans ces labyrinthes de la cacophonie, que l’on dirait établis à dessein ?…
Ainsi, à propos du mot sol qui nous préoccupe, certains économistes, et même des socialistes, croient nécessaire d’ajouter au mot sol celui de sous-sol. Ces personnes se sont-elles demandé s’il était possible d’établir une limite réelle entre ce qu’on appelle sol et sous-sol ? Poser la question c’est la résoudre par la négative. D’autres prétendent que les récoltes, les engrais, etc., tant qu’ils font corps avec la richesse foncière ne font pas partie du sol ; d’autres enfin n’admettent pas la richesse immobilière comme étant du sol amélioré par construction, tout comme l’est un champ de blé, ou de fourrage par le travail se rapportant à la production du champ. Socialement, c’est inutile, même dangereux de s’en remettre à des détails d’exposition.
A notre époque d’industrialisme intensif, tout le sol a été, à divers degrés, plus ou moins amélioré et, socialement, il est impossible d’établir une règle pour indiquer le degré d’amélioration qui classe le champ dans une catégorie quelconque et qui, finalement doit entrer au domaine commun. L’entrée du sol à la propriété collective est indispensable à notre époque de nécessité sociale, pour établir le socialisme à l’avantage de tous. Il est inutile et superflu d’épiloguer sur des apparences et des illusions.
En nous intéressant à la question du sol qui représente le point cardinal de l’ordre socialiste, retenons que le sol n’est pas à proprement parler, un moyen de production, un instrument de travail ; il est plus et mieux socialement parlant. Le sol est la matière absolument première, il est le fonds d’où le travail extrait, avec ou sans instrument, toutes les richesses nécessaires à l’entretien et au développement de l’Humanité.
Des explications qui précèdent il résulte que le sol se manifeste à l’intelligence que les préjugés n’ont pas atrophiée, sous le caractère de l’indispensabilité. De son organisation, dans le domaine des propriétés, dépendent la liberté ou l’esclavage du travail, le bien-être ou la misère des travailleurs. Ainsi, la confusion de la richesse foncière — sol — avec la richesse mobilière — capitaux — est, dit Colins, une escobarderie de l’Économie Politique destinée à confondre l’illusion et la réalité, l’utile et le nécessaire, afin de maintenir l’esclavage du travail et la domination du capital. C’est un tour d’escamotage économique habilement exécuté au profit du capital. A notre époque, s’intéresser à la question sociale, œuvrer en faveur du socialisme, et confondre le sol avec richesse naturelle, incréée par le travail, avec le capital, richesse mobilière, qui n’est et ne peut être que le résultat du travail, c’est vouloir, le sachant ou non, que le paupérisme reste indestructible, c’est vouloir perpétuer les révolutions, c’est vouloir la mort de la société par le désordre. La nécessité sociale forcera bien un jour, plus ou moins prochain, notre pauvre humanité à ouvrir les yeux et à s’orienter vers la connaissance du bien avec la volonté de le réaliser.
Si l’humanité réfléchissait à la question de l’appartenance des richesses, elle verrait que celles-ci s’approprient par le travail, soit au critérium de la force, soit au critérium de la raison. Remarquons, dans cet ordre d’appropriation des richesses, que l’appropriation individuelle du sol est possible tant que le droit de la force est le seul connu socialement. Alors cette appropriation est de nécessité sociale puisqu’elle est la seule qui offre une sécurité relative à l’ignorance économique de l’époque. Mais pour cette période, et quelle qu’en soit la durée, la privation du sol, pour la plus grande partie des travailleurs, fait que l’offre du travail, malgré tous les progrès possibles, est toujours au minimum des circonstances et tient les travailleurs en état d’esclavage économique. Ceux-ci ne reçoivent pas le produit intégral de leur travail, mais simplement ce que les détenteurs des moyens de production consentent à leur donner. Ajoutons aux droits des propriétaires, imposés aux travailleurs déshérités, la perception de l’impôt ou revenu social retombant exclusivement sur le travail et nous comprendrons pourquoi en époque d’aliénation du sol aux individus, la plupart des travailleurs ne consomment pas selon leurs besoins, alors que les produits agricoles et manufacturés restent inutilisés et se détériorent. Dans le régime bourgeois, l’abondance des biens nuit quelquefois et même bien souvent. Ainsi l’aliénation du sol, et par suite la monopolisation de cette richesse indispensable, canalisée chez quelques individus, créa les castes et les classes, les maîtres et les esclaves, la richesse pour quelques-uns, la misère pour le plus grand nombre.
Si nous passons à l’époque où le sol appartiendra à tous et qui sera l’époque de connaissance sociale, nous verrons que, par l’entrée du sol au domaine commun, le paupérisme se trouve anéanti, du fait que les travailleurs, c’est-à-dire tous et chacun, seront, au même titre, des propriétaires indépendants plus ou moins capitalistes.
À ce moment, contrairement à ce qui se passe en période d’aliénation du sol, les capitaux abonderont, offerts par la Société et les individus qui ne consommeront qu’une partie de leurs productions. Bien plus, les capitaux des particuliers devront concurrencer ceux de la société.
De ce fait, les capitaux animeront toujours la demande du travail et leur utilisation contribuera à l’augmentation du bien-être général. En résumé, le salaire, compris comme rémunération du travail, qui est éternel, par rapport à l’homme, sera constamment au maximum des circonstances, du minimum où il se trouve en époque d’aliénation du sol aux individus. Il n’est pas téméraire d’affirmer que l’entrée du sol au domaine social a pour but et résultat inévitable la disparition du paupérisme matériel dans une atmosphère de justice et de moralité générale.
À ce moment, mais pas avant, l’homme naît sous un régime d’égalité sociale relative et peut, en toute liberté, exercer ses facultés pour obtenir par son travail — et sans nuire à son prochain qui jouira des mêmes droits — la satisfaction des besoins ressentis.
Contrairement à ce qui se passe à notre époque, et toujours du fait de l’entrée du sol à la propriété collective inaliénable, chaque membre aura à sa disposition, selon ses goûts et son tempérament, pour exercer son activité dans le domaine qui lui plaira, d’incontestables garanties de sécurité, d’indépendance réelle et de bien-être permanent. Relativement au passé, au présent et à l’avenir, l’organisation de la propriété du sol représente une clé merveilleuse qui, dans le passé, a ouvert la serrure sociale à l’avantage des nobles, comme, actuellement, elle l’ouvre à la bourgeoisie et comme elle l’ouvrira à l’avantage de tous quand le sol fera partie du domaine commun.
C’est de sa possession individuelle ou de sa possession commune que dépend la liberté ou l’esclavage du travail. Pour notre époque, la possession commune de la richesse foncière-immobilière est de nécessité sociale, mais, en France, tous les partis font la conspiration du silence sur cette importante question qui est, sous divers aspects et dans différentes nations, dans l’ordre de mise en pratique. Un avenir relativement prochain démontrera, expérimentalement, les avantages généraux de l’entrée du sol au domaine social par rapport à l’entreprise de certaines mobilisations anti-scientifiques du sol. Nos parlementaires socialistes s’apercevront alors que le socialisme ne signifie pas, le moins du monde, que la terre agricole, qui est une partie du sol à socialiser doit appartenir à celui qui la cultive, mais à tous.
De l’exposition de la question du sol ou foncière que nous venons de faire il résulte : 1° que le socialisme ne peut se réaliser que par l’entrée intégrale du sol au domaine social aussi bien que de la richesse mobilière ou capitaux provenant de générations passées ; 2° que, de ce fait, le travail sera libre au lieu d’être esclave comme de nos jours, ou forcé comme l’enseigne et le veut le marxisme ; 3° que l’appropriation sociale des richesses indiquées n’implique pas forcément l’exploitation du domaine commun par l’État ; 4° que cette exploitation peut et doit être faite, généralement, par des associations de travailleurs libres ou par des travailleurs isolés et indépendants afin que, sous ses divers aspects, la liberté individuelle soit sauvegardée ; 5° que le produit du Travail sera, alors seulement la propriété de celui qui l’aura créé ; 6° que tous et chacun jouiront, au même titre, des avantages qui précèdent, dans une atmosphère sociale et morale d’égalité relative suffisante pour la satisfaction des besoins ressentis ; 7° que le travail sera souverain et la domination du capital anéantie.
Ces conditions de vie générale prendraient rationnellement corps, pour ainsi dire automatiquement, sous l’impulsion du principe rationnel de l’intérêt qui guide l’Humanité. L’homme libre sur la Terre libre sera l’œuvre du socialisme rationnel qui ne saurait équitablement admettre avec Engels et les marxistes, le travail obligatoire et égal d’une administration à étiquette socialiste qui paraît oublier que la liberté est le plus grand de tous les biens. Le rythme du travail et de la production sera déterminée par les besoins ressentis équitablement par tous et par chacun. — Élie Soubeyran.