Encyclopédie anarchiste/Spectacle - Spectateur
SPECTACLE Un spectacle est, dans le sens général du mot, « ce qui attire le regard, l’attention, arrête la vue » (Littré). C’était le spectaculum (aspect, vue, théâtre) des Romains, né de spectare (regarder). En grec, theatron (théâtre), synonyme de spectaculum, venait de thedsthai (voir, contempler). A Rome, on appelait spécialement « spectacle » les jeux et les combats du cirque. Ce titre fut donné ensuite aux représentations théâtrales, et particulièrement à leur mise en scène. Une pièce à « grand spectacle » était, comme aujourd’hui, une pièce présentée dans des décors et une figuration nombreux et fastueux. Nous y reviendrons au mot Théâtre.
Parmi les spectacles autres que ceux du théâtre, il y a d’abord ceux de la rue, d’autant plus nombreux et variés pour le spectateur, le badaud le plus souvent, celui qui baye au vent, qu’il lui faut peu de choses pour arrêter son attention, l’émouvoir ou l’amuser. L’observateur prend dans la rue des leçons de choses ; le badaud y trouve toutes les distractions à la vue des étalages, des images publicitaires, de leurs illuminations et de leurs couleurs, dans le hourvari de la foule et les incidents de la circulation. Il a ses grands spectacles avec les défilés militaires, les cérémonies officielles, les funérailles des personnages illustres, les réjouissances populaires aux jours de fêtes nationales et carnavalesques. Moins spectaculeuses, mais plus excitantes sont les simples scènes où il est pris parfois comme témoin et participe ainsi à l’action : le défilé d’une noce, une bataille de dames ou de chiens, les déambulations hasardeuses d’un pochard, un échange de propos homériques entre marchandes et leurs clientes, les débats de Crainquebille et de l’agent 64, l’écrasement d’un piéton, le repêchage d’un noyé, un incendie, etc… Une sorte d’imprévu fantastique, carambolesque, fait du spectacle de la rue quelque chose d’irréel, un voyage dans l’illusion, par le mouvement et le bruit, par le contraste permanent entre la misère et le luxe, la privation et le gaspillage.
Le spectacle de la rue est gratuit, du moins en ce qu’il s’offre sans qu’on ait à payer un tribut à des guichets. Par contre, il coûte terriblement cher aux pauvres gens qui paient de leur misère sa pompeuse magnificence. Quand on pense à tout l’argent gaspillé pour des défilés et des cérémonies, pour des coups de canon destinés à exciter les fureurs guerrières ou pour déifier des gens qui furent des malfaiteurs publics, quand on voit les exhibitions carnavalesques des « reines de beauté » organisées par des proxénètes pourvoyeurs de la prostitution officielle, quand on réfléchit à tout ce que cela comporte de servitude, de privation et de dégradation pour les victimes, mutilés, veuves et orphelins de guerre, serfs des usines et des bureaux, chômeurs errants sans abri et sans pain, mendiants et claque-patins de toutes sortes, femmes d’ateliers qui ne peuvent vivre de leur salaire et femmes de trottoir : on se demande comment le spectacle de ces odieuses pitreries peut se dérouler sans que, de cette foule, ne montent les protestations et n’éclatent les gestes qui « troublent la fête » !… Mais il est d’autres spectacles qui détournent sa colère et endorment sa révolte sous leurs soporifiques.
La foule est inconsciente et stupide. Tournant comme une girouette suivant le vent qui passe, elle a toujours été docile quand on a su l’amuser et satisfaire sa badauderie. Ce n’est que dans les jours où elle s’ennuie que les insurrections éclatent. Panem et circenses ! disait l’antiquité romaine. Avec du pain et des jeux, on menait la populace du cirque acclamant les sénateurs, les consuls, les empereurs qui entretenaient sa dégradation. On pouvait même rogner sur le pain si les jeux étaient largement distribués. Au « bon vieux temps » de la dîme et des galères, il suffisait d’un cortège royal, d’une fête seigneuriale pour faire oublier au non moins « bon peuple » toutes les exactions dont il était victime et lui faire crier : « Vive notre bon roi ! Vivent nos bons seigneurs ! » Il en est de même aujourd’hui avec la foule du peuple appelé « souverain » ; quoique toujours trompé, volé et battu, de plus en plus matraqué par la police, il est toujours content quand on l’amuse. On n’est pas plus sot chez les Empapahoutas que des sorciers abusent par le spectacle de leurs prestidigitations.
Actuellement, les spectacles proprement dits sont : le théâtre (voir ce mot), les attractions foraines, le cirque, les courses de taureaux, les exhibitions sportives et le cinéma.
Attractions foraines. — Elles sont le plus ancien des spectacles, et tous ceux que nous connaissons sont sortis d’elles. Elles sont les spectacles des foires où des étrangers ambulants, marchands, petits fabricants, bateleurs, ont apporté de tout temps les produits de leur commerce, de leur industrie, de leur invention divertissante. Derniers nomades, ils passent toujours, s’adaptant plus ou moins, dans une civilisation qui a planté sa tente depuis longtemps dans les villages, les villes et les groupements nationaux. Les bateleurs forains ont été à l’origine du théâtre où ils ont trouvé eux aussi leur stabilité. Leurs derniers représentants demeurés à l’état primitif, presque sauvage, sont les bohémiens qui ne cessent pas de parcourir le monde et perpétuent des mœurs et des industries aussi anachroniques que variées. Ces bohémiens étaient partis de l’Inde où ils avaient existé dès la plus lointaine antiquité. Ils étaient les colporteurs du merveilleux, jongleurs, musiciens, danseurs, acrobates, charmeurs et dresseurs d’animaux, sorciers, thaumaturges, diseurs de bonne aventure, guérisseurs, etc… Leurs traditions, transmises en Chaldée, en Égypte, dans tout l’Orient, étaient passées en Grèce, puis à Rome où ils avaient été les circulatores auxquels s’étaient mêlés les prêtres mendiants. En France, ils furent les premiers comédiens, les chanteurs des temps carolingiens d’où sortirent les écoles de ménestrandies, des trouvères et des troubadours. Quand le théâtre se fut formé, ils demeurèrent l’attraction des foires.
Les Bohémiens proprement dits, originaires de la Bohème, appelés de nos jours romanichels et qui continuent les traditions les plus périmées de la sorcellerie populaire, se répandirent en Occident dans le premier tiers du XVe siècle. Ils vinrent à Paris pour la première fois en 1427, et la population, fort curieuse de les voir, se porta en foule à La Chapelle où, disait la chronique du Bourgeois de Paris, « par entreject d’habileté, ils faisaient vider les bourses aux gens et les mettaient en leurs bourses. » Il en demeura un grand nombre dans la ville où ils ajoutèrent leur pittoresque à celui de la Cour des Miracles. Ils attiraient les curieux, surtout par les danses de leurs femmes et, sous Louis XIII, ce fut une des formes du snobisme des gens de cour d’aller voir danser, sur les places publiques, les bohémiennes dont Gombaud disait :
« C’est la belle vagabonde
Qui n’est ni blanche, ni blonde,
Qui nous va tous consumer,
Qui ne vit que de rapine,
Qui n’use pour nous charmer
Que du fard de Proserpine. »
Victor Hugo a fait de la bohémienne Esméralda, dans Notre Dame de Paris, une de ses plus intéressantes héroïnes.
Le centre permanent des attractions foraines à Paris fut, au XVII- siècle et XVIIIe siècle, sur le Pont-Neuf. Mais elles se répandirent partout dans les foires, notamment à Paris dans celles de Saint-Germain et de Saint-Laurent puis, à partir de 1764, celle de Saint-Ovide. Les spectacles forains étaient alors plus variés et plus brillants qu’aujourd’hui. Ils réunissaient le cirque à peu près tel qu’on l’entend actuellement, et le théâtre qui devait en sortir pour aller vers de plus hautes destinées. Le cirque y trouva ses écuyers, ses gymnasiarques, ses acrobates, ses clowns, ses prestidigitateurs, ses animaux savants. Le théâtre y puisa une extraordinaire variété dans les différents genres dramatiques et y fut représenté par des acteurs remarquables. Ces spectacles comportaient aussi des exercices dits athlétiques, la lutte en particulier, qui font partie, aujourd’hui, des exhibitions sportives. Tout cela était dominé par la parade faite à grand bruit sur le devant de la baraque par toute la troupe étincelante sous ses oripeaux et la lumière de ses lampes fumineuses. Cette parade était l’amusement gratuit de ceux qui ne pouvaient se payer le spectacle de l’intérieur. Il y avait aussi, pour l’ébahissement des badauds et la fortune des coupeurs de bourses qui exploraient leurs poches pendant qu’ils avaient le nez en l’air, les charlatans vendeurs de drogues miraculeuses qui menaient grand tapage de boniments et de grosse caisse et dont les magnifiques équipages attiraient particulièrement le public. Ils étaient à la fois médecins, apothicaires, arracheurs de dents et amuseurs. Ces guérisseurs, dignes des farces de Molière, ont disparu aujourd’hui, remplacés par les chimistes qui fabriquent, dans des officines, sous les auspices de tous les saints du paradis, des pilules et des emplâtres dont ils font attester la merveille dans les journaux. Les charlatans de jadis avaient au moins l’avantage sur ceux d’aujourd’hui d’amuser les gens qu’ils ne guérissaient pas. Un autre spectacle de la foire était celui des ménageries, dont nous parlerons plus loin.
Les attractions foraines, de plus en plus dépouillées de leur intérêt spectaculeux, se meurent dans leur pauvreté primitive avec leur matériel usé, leurs phénomènes préhistoriques et efflanqués. Aussi, leur clientèle se fait-elle de plus en plus rare. Elles persistent inutilement, sans gloire et sans profit, à exhiber en images les pauvres séductions d’une Cythère qui cavalcadait vers 1830, à montrer des avaleurs de sabres, des briseurs de chaînes, des hommes sauvages mangeurs de verre pilé et buveurs de pétrole enflammé, des fakirs s’enfonçant des clous dans la tête, des femmes torpille, des veaux à deux têtes et des pieuvres géantes ; tout cela a perdu son dernier attrait depuis que le cinéma et les sports ont conquis les populations les plus éloignées de la civilisation. Bientôt, le dernier Peau Rouge n’aura plus d’autre ressource que de dévorer le dernier mouton à cinq pattes, et la dernière femme à barbe que de se faire « star » de cinéma.
Le cirque. — Le sens de ce mot était plus étendu dans l’antiquité qu’aujourd’hui, surtout chez les Romains où le cirque l’emportait sur le théâtre. Chez les Grecs, il était le stade et l’hippodrome où se célébraient les jeux, particulièrement à Olympie, d’où le nom des jeux olympiques.
Chez les Romains, le cirque fut à la fois le circus, cirque proprement dit, et l’amphithéâtre. On a distingué entre le cirque, construction réservée aux courses de chevaux et de chars avec sa spina qui divisait la piste en deux parties, et l’amphithéâtre dont l’arène était spécialement aménagée pour les jeux particuliers aux Romains et qui étaient surtout le spectacle des combats de gladiateurs et d’animaux, les chasses et les exploits des bestiaires, les naumachies (simulacres de batailles navales), etc… Mais les spectacles de l’un et de l’autre se confondaient sous la dénomination générale de circenses (jeux du cirque). Jusqu’à la conquête romaine, la Grèce ne connut pas l’amphithéâtre et ses spectacles sanglants. C’est un roi de Syrie, nommé Épiphan, qui fit venir de Rome les premiers gladiateurs qu’on vit en Grèce. Adrien chercha vainement à acclimater à Athènes leurs combats. Par contre, ils jouissaient, à Rome, d’une faveur inimaginable et ils y furent la manifestation la plus caractéristique de cette grossièreté et de cette cruauté que Sénèque reprocha si souvent aux Romains à qui il disait : « Circi nobis magno consensu vitia commendant. » (Les cirques sont unanimes à nous recommander les crimes.)
Cette faveur se manifesta surtout durant la décadence impériale, époque où la démagogie des tyrans appuyait son pouvoir sur une populace déchue de tout ce qui avait fait les qualités du peuple romain. La formule panem et circenses, donne la mesure de la moralité de ces spectacles qui eurent vite fait de reléguer dans les gymnases les jeux olympiques harmonieusement composés de force, d’adresse, d’intelligence et de beauté, tels que les avaient conçus et que les pratiquaient les Athéniens. Des mœurs romaines, ils n’offraient que la vue d’une pompeuse et sauvage barbarie à laquelle présidaient des fous mégalomanes, prétoriens et dictateurs. Rome avait, à elle seule, une douzaine de cirques ou d’amphithéâtres.
Les spectacles étaient d’abord les courses de chars où, le plus souvent, hommes et chevaux s’écrasaient dans une mêlée sanglante. L’engouement était tel pour cette hippomanie, comme l’appelait Lucien en la raillant, qu’au temps de Néron il y avait vingt-quatre courses par jour. Elles duraient toute la journée. Le public était divisé en factions qui soutenaient les cochers rivaux. Quatre factions principales provoquaient souvent des émeutes à Rome. On en vit une, en 532, à Constantinople, qui fit 30.000 victimes !… La fureur du cirque était encore plus grande dans l’empire de Byzance qu’à Rome. Le cirque était à Constantinople le centre de la vie publique. Les empereurs byzantins dépassaient en folie mégalomane leurs confrères de Rome et le cirque fut le théâtre des tragédies et des comédies les plus sanglantes. Celui de Constantinople vit entre autres spectacles sensationnels la mutilation de Justinien II, la lapidation de Michel Calaphate, les tortures d’Andronic Commène et nombre d’exécutions capitales, à côté des triomphes des tyrans populaires.
Les combats de gladiateurs n’étaient pas moins en faveur que les courses de chars. Avant la fondation de Rome, c’était une coutume chez les Étrusques et les Campaniens de célébrer les personnages illustres par des combats d’esclaves, de prisonniers, de condamnés à mort ou de lutteurs de profession. La coutume venait des sacrifices humains pour apaiser les divinités. On en fit un divertissement populaire que les puissants favorisèrent pour gagner l’amitié du peuple. Les mots ludus (gladiateur) et lanista (maître d’une école de gladiateurs), sont d’origine étrusque. Rome hérita de cette coutume et elle eut ses gladiatores, esclaves, condamnés ou volontaires dont on faisait l’élevage et le dressage. Les gladiateurs appartenaient soit à de riches particuliers, soit à des entrepreneurs de spectacles, soit à l’État lui-même. Ils combattaient en chars (essédaires) ou à cheval (cavaliers). Les rétiaires luttaient deux par deux, les caternaires se battaient par groupes, les bestiaires combattaient des animaux. Ils donnaient aussi aux foules le spectacle de grandes batailles. A la fin de la représentation, des nègres enlevaient les cadavres et les blessés. Ces derniers étaient achevés ou servaient à des expériences de vivisection des chirurgiens quand ils ne pouvaient être remis utilement sur pied pour de nouveaux combats. César ne disposait que de 320 couples de gladiateurs, mais Trajan en eut 10.000. Quand les gladiateurs de l’empereur triomphaient, son pouvoir était plus sûrement affermi à Rome que par de grandes victoires sur les ennemis de l’Empire. Tous les peuples vaincus fournissaient leurs contingents de combattants pour les boucheries du cirque. Mais les hommes ainsi voués à la mort pour amuser une populace aussi ignoble que ses empereurs, n’étaient pas toujours disposés à ces entrégorgements. Si certains mettaient de la fureur dans les combats et devenaient des professionnels endurcis, d’autres préféraient le suicide ou combattaient mollement. On les grisait pour les exciter et, si cela ne suffisait pas, on les faisait marcher à coups de fouets et de verges rougies au feu. Les spectateurs insultaient les malhabiles et les hésitants, réclamant eux-mêmes le fouet et le fer contre eux, décidant de leur mort ou du répit qui leur serait accordé par une grâce momentanée.
Les gladiatores devinrent si nombreux à Rome que leur révolte, sous la direction de Spartacus, en 71 avant Jésus-Christ, mit l’existence de l’État en danger. Mais ils ne furent pas supprimés pour cela. Au contraire. La démagogie impériale leur fit une situation qu’aucune autre profession ne connut à Rome. Le citoyen romain méprisait le gladiateur qu’il mettait au rang du bourreau. Par snobisme, il se mit à l’admirer, à lui rendre des hommages de plus en plus éclatants. Ce fut le culte de la « belle brute » tel qu’on le voit renouvelé aujourd’hui. Des poètes chantaient les exploits des gladiateurs ; leurs portraits étaient partout encadrés des insignes du triomphe. Les femmes les plus considérables perdaient toute dignité patricienne pour suivre ces héros, même les plus minables, tel ce Sergius « ni jeune, ni beau, qui avait le nez déformé, les yeux suintants d’humeur et était manchot par surcroît. » Mais il était un Adonis aux yeux d’une dame Hippia qui quitta pour lui son sénateur de mari, ses enfants et sa patrie. On vit des chevaliers et des sénateurs gladiateurs, et même des femmes. Il y en eut tant que César et Auguste durent leur défendre l’arène. Mais il y en eut plus que jamais sous l’Empire. Les empereurs eux-mêmes briguèrent la gloire des assassinats du cirque où ne se présentaient contre eux que des victimes complaisantes, résignées à être égorgées. Ces fous sadiques s’enivraient des triomphes de l’amphithéâtre. Commode tua de sa main plus de mille de ses prétendus adversaires, réclamant chaque fois son salaire, comme un simple gladiateur. Et les adulateurs des tyrans n’échappaient pas eux-mêmes aux fêtes du sang. Caracalla, pour le seul plaisir du meurtre, faisait massacrer des foules entières. On tuait par dilettantisme. Les empereurs et tous les personnages publics dont la vie était de plus en plus menacée dans un monde de plus en plus corrompu et criminel, trouvaient dans les gladiateurs les spadassins, les « bravi » qui leur servaient de gardes du corps, assuraient leur sécurité et les débarrassaient de leurs ennemis. « La nation, que son impuissance même avait fini par désintéresser complètement de ses propres destinées politiques, n’avait plus de passion que pour les jeux sanglants du cirque. L’art dans le meurtre, tel était devenu le raffinement par excellence, et la tourbe romaine, avide de spectacles, en discourait savamment… Le besoin de voir souffrir était devenu tel que tout drame devait être non pas figuré mais réalisé matériellement. Pour rendre quelque intérêt au vieux personnage d’Hercule sur le mont Ata, il fallait aux Romains blasés que l’on brûlât un condamné à mort sur un bûcher véritable. » (Élisée Reclus.)
Les ignobles spectacles des gladiateurs disparurent peu à peu avec l’esclavage. En 404, Honorius les interdit à Rome. L’empire, repu de sang, se coucha à son tour pour mourir.
A côté des combats des gladiateurs, le cirque offrait le spectacle des belluaires ou bestiaires qui combattaient des animaux sauvages. Comme les gladiateurs, ils étaient des esclaves, des condamnés à mort, des gens de métier ou encore des amateurs. La profession de bestiaire était encore plus méprisée que celle des gladiateurs, ce qui n’empêcha pas le succès des spectacles qu’ils donnèrent après qu’on eut vu les premiers à Rome, en 186 avant Jésus-Christ. Les bestiaires donnaient la chasse aux animaux lâchés dans les arènes. Cette chasse (venatio) devenait vite un corps à corps où l’homme combattant un lion, un tigre, un ours, devait montrer une très grande adresse et n’avait pas toujours le dessus. Elle était pratiquée à coups de flèches par les sagittarii, généralement des Parthes, et avec des épieux ou des épées par les autres. Certains ne combattaient que des taureaux, soit à pied, soit à cheval ; ils étaient les tauraii, ancêtres des toréadors dont nous parlerons plus loin. La populace romaine avait le plus grand goût pour ces spectacles qui ne la passionnaient pourtant pas autant que les luttes des gladiateurs. Les empereurs, Claude en particulier, y prenaient un vif plaisir.
Enfin, pour renchérir encore sur la barbarie de ces spectacles et l’ignominie de ceux qui s’y plaisaient, des condamnés à mort étaient livrés, attachés, aux bêtes sauvages qu’on avait fait jeûner préalablement et qui les dévoraient aux applaudissements de l’assistance. Parfois, pour faire durer le plaisir, on donnait une arme au condamné pour pouvoir se défendre. Son sort n’en était pas moins réglé, sauf si la bête se montrait moins féroce que les spectateurs, comme dans l’histoire d’Androclès. Les exercices des bestiaires se prolongèrent après ceux des gladiateurs jusqu’au VIe siècle. Ils ne disparurent pas complètement et laissèrent au monde moderne le dégoûtant héritage de la ménagerie et de la tauromachie.
Il n’y a que peu de choses à dire sur le spectacle des ménageries. Jadis, les montreurs de bêtes exhibaient des animaux dits « féroces » apprivoisés ; lions, tigres, ours, rhinocéros, etc… qu’ils menaient en laisse, leur faisant exécuter d’aimables exercices. Ce spectacle attestait combien l’entente cordiale est facile entre l’homme et la bête même la plus dangereuse, quand elle s’est philosophiquement résignée à la domesticité, pourvu qu’elle ait sa pâtée quotidienne. Aujourd’hui, les baladins primitifs se sont changés en prétendus belluaires, en ridicules « dompteurs », affublés comme les hussards d’opérettes de brandebourgs et de médailles, qui livrent, dans des cages, des simulacres de combats contre de misérables bêtes abruties par la captivité et les mauvais traitements. A force de coups, ils arrivent à faire hurler et bondir leurs fauves poussifs, parfois même à les réveiller assez pour qu’ils se jettent sur eux, ce qui leur permet de prendre des poses héroïques devant l’objectif. L’Anglais qui suivait une ménagerie pour voir, un jour, dévorer le dompteur, était un naïf ou un figurant publicitaire. Il n’est pas un couvreur, un mineur, un marin, un terrassier, un infirmier, un radiologue qui ne courent des dangers plus grands et plus certains que ces belluaires à la « noix de coco ». Mais comme leur profession a une utilité sociale que celle des « dompteurs » n’a aucunement, personne n’en a cure. La foule ne s’intéresse qu’aux cabotins qui exploitent sa badauderie.
Nous parlerons plus loin de la tauromachie.
Le cirque moderne. — Nous arrivons à quelque chose d’aimable, à une oasis fleurie dans le désert de la sauvagerie et de la sottise humaines. Arrêtons-nous y un moment avant de reprendre le sombre voyage.
La fin des combats sanglants et la formation d’une société nouvelle dont les goûts devinrent très grands pour le théâtre, firent délaisser le cirque antique, et ce qui resta de ses spectacles passa à la foire. Le cirque devint alors le spectacle spécial qu’il est encore aujourd’hui. Comme construction, un amphithéâtre formé de banquettes en gradins autour d’une piste circulaire, le tout recouvert et fermé par une tente soutenue par un ou plusieurs mâts suivant la grandeur de la construction. Facilement démontable, celle-ci peut être posée et enlevée en quelques heures. Elle sert aux forains faisant de courts séjours dans les lieux où ils s’arrêtent. Parfois, la construction est moins primitive, de dimensions plus grandes, toute en charpente et recouverte d’un toit de zinc, quand le séjour doit être d’une certaine durée. Vers la fin du XVIIIe siècle, on commença à construire, pour demeurer, des cirques en maçonnerie. Le premier fut, à Londres, en 1770, celui des écuyers Astley. Les mêmes firent élever, en 1774, à Paris, au faubourg du Temple, une salle qui, très agrandie par de nombreuses dépendances : écuries, loges d’acteurs, foyer du public, café, etc…, devint le cirque Franconi au commencement du XIXe siècle. Le cirque du Palais Royal, bâti en 1787, servit surtout à des représentations de théâtre musical. Il fut détruit par un incendie en 1798. Depuis, on a construit à Paris le Cirque d’Été, aux Champs-Élysées, le Cirque d’Hiver, boulevard des Filles-du-Calvaire, et le Nouveau Cirque, rue Saint-Honoré. Dès 1861, le Cirque d’Hiver abrita les concerts Pasdeloup et, quelques années plus tard, Lamoureux donna les siens au Cirque d’Été. Depuis, d’autres cirques ont été construits à Paris, entre autres l’Hippodrome de la place Clichy, devenu une salle de cinéma, et le Cirque Médrano qui a gardé sa destination première. De nombreuses villes de province ont aussi leurs cirques.
Les cirques sont plus ou moins vastes pour contenir un nombre plus ou moins grand de spectateurs ; mais leur caractéristique principale est qu’ils ont tous, invariablement et dans le monde entier, une piste de treize mètres de diamètre entourée d’une palissade pleine, toujours de la même hauteur, et percée de deux portes se faisant face pour l’entrée et la sortie. Ces dispositions du cirque sont essentielles pour le travail des acteurs et surtout des chevaux, troupes nomades à qui il est indispensable d’assurer une certitude rigoureuse dans la précision mathématique de leurs exercices, partout où elles travaillent.
Les spectacles du cirque sont caractérisés par les exercices équestres ; ils en sont le fond essentiel. Les acrobaties, exhibitions d’animaux savants, ballets, pantomimes comme les mimodrames militaires qui furent en vogue vers 1830, ne leur appartiennent pas en propre. De l’antiquité, le cirque moderne a hérité des exercices de voltige à cheval qu’exécutaient les desultores (sauteurs) et qui sont le travail des écuyers d’aujourd’hui. Ceux des gymnasiarques et des acrobates se sont ajoutés au fond équestre dans le cirque moderne plus approprié que tout autre milieu à leur exécution. Le jongleur, l’équilibriste, le trapéziste, le danseur de corde, qui se produisaient modestement sur les places publiques, prirent plus d’assurance et d’importance au cirque. Les tours augmentèrent en nombre et en variété et il en sortit le clown. Il n’est plus aujourd’hui de troupe de cirque qui puisse se passer d’une compagnie plus ou moins nombreuse de clowns.
On considère trop souvent le cirque comme un spectacle inférieur et ses protagonistes comme des amuseurs quelconques. C’est sans doute parce qu’il n’est pas de travail plus sérieux, plus difficultueux et, partant, moins cabotin que le leur, sous les apparences de l’aisance facile dans le geste et de la niaiserie dans les propos. L’acteur du cirque est un véritable artiste. Il n’est pas, non seulement d’emploi au théâtre, mais de profession dont l’apprentissage soit plus long, plus difficile, et dont l’exercice exige plus de qualités ; endurance, patience, souplesse, adresse du corps, contrôle et maîtrise absolue de soi-même. Grâce à ces qualités, les tours de force les plus compliqués et les plus périlleux de l’acrobatie semblent jeux d’enfant et sans danger. N’ont-ils pas toujours un sourire aimable et gracieux ce trapéziste et cette écuyère qui risquent à tout instant de se rompre le cou ? Mais le type le plus remarquable du cirque, et on peut dire de tout le théâtre, c’est le clown. Il doit avoir non seulement les qualités des meilleurs acrobates, mais aussi celles des meilleurs comédiens, de ceux qui inventent eux-mêmes leur texte et peuvent seuls l’inventer, parce qu’il doit être rigoureusement adapté à leurs gestes, à leurs tours, qui leur sont aussi rigoureusement personnels. Sous les peinturlurages excessifs du maquillage, dans les trémolos cocasses d’une voix qui semble sortir d’un ventre d’éléphant, d’une serrure sans huile ou d’un violon désaccordé, dans un jargon auprès duquel le « petit nègre » et le « bich la mar » sont du langage académique, dans ses cabrioles, ses grimaces, ses hurlements, ses aboiements, ses sanglots, ses facéties, ses grosses bourdes, ses coq à l’âne, ses calembours, le clown, léger et balourd, spirituel et niais, doit savoir exprimer toute la joie et toute la douleur humaine mieux et plus complètement que ne sauront jamais le faire les plus illustres déclamateurs et chanteurs. On a dit que dans chaque siècle on compte cent politiciens célèbres et seulement un clown de génie. On compte aussi des milliers de cabotins plus illustres les uns que les autres pour s’être livrés aux exhibitions les plus variées et les plus vaines ; on ne peut être cabotin au cirque, on y risque trop sa vie. C’est d’Angleterre qu’est venu le clown ; il ne pouvait être que shakespearien, bien qu’il eût été avant le gracioso du théâtre espagnol et que Shakespeare lui-même l’eût condamné dans Hamlet. Quel autre qu’un véritable clown pourrait réaliser le formidable Falstaff ? Parmi les clowns célèbres, citons Grimaldi, les Hamlon Lees, les Lauri-Lauris dont certaines pantomimes étaient des prodiges d’acrobatie et d’émotion dramatique. Toutes les comédiennes savent mourir comme la Dame aux Camélias ; seul, un Lauris savait mourir comme un grand singe frappé d’une balle de fusil. Il y eut aussi Mazurier, Auriol, Chocolat, Footit et, actuellement, les Fratellini et Grock. Faisons à Charlie Chaplin (Charlot) l’honneur de le classer parmi les clowns et non parmi les cabotins du cinéma.
Les artistes du cirque sont des « enfants de la balle », ils sont des gens simples et travailleurs qui n’ont pas le temps de faire parler d’eux. Ils ne sont pas des produits des conservatoires où l’on cultive surtout les « m’as-tu vu ? », et des « studios » où l’on pratique les exercices du « sex-appeal » pour la séduction des vieux messieurs et vieilles dames libidineux. Ils ne remplissent pas les gazettes des histoires de leurs coucheries, de leurs crises de nerfs, de leurs filouteries, de toutes les manifestations d’une plus ou moins crasseuse vanité. On ne les décore pas. Leur art est sain et réconfortant, il n’est pas intellectuel, métaphysique et noceur. Parmi tous ceux qui dispensent la joie populaire, ils sont les plus nobles et les plus désintéressés et, dernier éloge qui dépasse tous les autres qu’on peut leur faire : on peut conduire les enfants à leurs spectacles sans craindre de souiller leur âme, d’en faire des brutes et des mufles comme aux spectacles des sports, de la tauromachie, du café-concert et du cinéma.
La seule chose qui souille et déshonore le cirque, celle qui jette une ombre pénible sur le sourire de ses écuyères, les pailleteries de ses clowns, et sur son incomparable exemple de discipline du corps humain soumis à la précision intelligente des mouvements, c’est le spectacle des animaux savants présentés par des baladins qui, eux, sont le plus souvent des cabotins. C’est un spectacle pénible, parce que tout à fait étranger à l’intelligence animale que celui de ces bêtes ayant pris des habitudes précises d’obéissance mécanique sous la terreur constante des mauvais traitements.
Car ce n’est que par de mauvais traitements qu’on obtient ces éléphants, ces phoques, ces chiens et ces oies savants qui font l’admiration des badauds. On ne sait pas assez par quels procédés cruels on inculque les notions de la science humaine aux animaux calculateurs, danseurs, jongleurs, boxeurs, et aux singes imitateurs de leurs descendants « supérieurs » jusqu’à représenter un gentleman buveur de cocktails, fumeur de pipes et conducteur d’automobile. On ne sait pas assez comment on apprend aux éléphants et aux chevaux à lever la jambe en enfonçant dans leur pied un coin de fer rendant douloureux l’appui sur le sol, ni comment on dresse les chiens en les faisant danser sur des plaques de fer chauffées parfois jusqu’au rouge. On ignore trop dans le public les cent procédés de ce genre par lesquels on fabrique ces animaux phénomènes si « mignons » aux yeux des spectateurs superficiels. Lorsqu’on sait, on est plus douloureusement frappé et indigné qu’émerveillé par leur spectacle.
Les courses de taureaux. — La tauromachie. — Les courses de taureaux, telles qu’elles sont pratiquées dans le sud de la France suivant de vieilles coutumes gasconnes, languedociennes et provençales, sont un jeu qui a la gracieuseté des acrobaties du cirque et n’est nullement odieux quand la cruauté espagnole ne s’y mêle pas. Elles comportent des sauts par-dessus le taureau, des écarts ou feintes habiles, des razets, des poses et enlèvements de cocardes, etc… Ce spectacle se déroule, dans les villages, dans des arènes rustiquement improvisées au moyen de charrettes, de tombereaux, de camions sur lesquels les spectateurs sont installés. Il est sain, stimulant, plein de mouvement, de gaieté, de couleur, bien dans le caractère des populations qui y font valoir leur robustesse et leur adresse. C’est aussi la ferrade où les bouviers vaillants luttent de leurs bras et de leur agilité avec le jeune taureau pour le coucher à terre et le marquer du fer de la manade. Alors, a écrit Mistral, dans la belle langue du pays d’Oc que nous traduisons ici : « Un vol de filles d’Arles, en selle, le sein vivement agité, empourprées au galop de leurs cavales blanches, apportent (au bouvier vainqueur) une grande corne rase de vin. » (Mireille, chant IV.) Les Provençaux ont méconnu et renié Mistral quand ils ont voulu lui faire approuver l’ignominie de la « corrida » espagnole.
Car il ne faut pas confondre les jeux français du taureau avec la « corrida » qui est le spectacle de la plus répugnante et hypocrite lâcheté humaine, le spectacle de « l’étiquette sauvage et bigote de l’ancienne Espagne » (P. de Saint-Victor), qui ne pouvait naître et prospérer que dans le pays de l’Inquisition, comme dérivatif aux autodafés. Sous des influences pernicieuses, politiciennes et mercantiles, les provinces françaises avaient déjà laissé ensanglanter leurs jeux du taureau par des « banderilles » et par le « simulacre de la mort », qui consistent à enfoncer dans les chairs de l’animal des dards y produisant des blessures dont la douleur est prolongée par la lenteur de la guérison. Elles eurent le tort plus grave de laisser importer chez elles la « corrida intégrale » avec ses tortureurs et ses bouchers sortis des cavernes de Torquemada, picadors, toreros, matadors et, les plus répugnants de tous, monosabios (hommes-singes), valets du cirque, balayeurs des tripes arrachées aux chevaux, du sang et de toutes les déjections qui fument au soleil de l’arène. Les populations françaises eurent le tort encore plus grave de prendre goût aux « corridas » et d’adopter les sophismes dont on entretient leur turbulence naturelle. Elles ne surent pas discerner les buts malproprement intéressés des mercantis qui leur apportaient ces spectacles, et des politiciens qui faisaient échec à la loi pour les favoriser. Car la loi interdit les « corridas de toros » en France (loi Gramont pour la protection des animaux), mais elle est inexistante quand il plaît de la violer aux présidents de la République, ministres, sénateurs, députés et autres grands personnages qui président, avec des airs d’imperatores, les fêtes du sang ; ils sont acclamés par les foules actuelles redescendues à la mentalité de la populace romaine.
Montaigne disait : « Les naturels sanguinaires à l’endroit des bêtes témoignent une propension naturelle à la cruauté. Après qu’on se fut apprivoisé à Rome aux spectacles des meurtres des animaux, on vint aux hommes et aux gladiateurs. » On ne sait si on reviendra un jour aux combats de gladiateurs, mais, à voir ce qui se passe dans les arènes et aux spectacles sportifs, il n’y aurait pas lieu d’en être surpris. C’est sans alarme que les peuples considèrent les perspectives de la « prochaine » où on les fera gladiateurs malgré eux, et ce n’est pas l’attitude des « aficionados » arlésiens, qui ont accepté sans murmure le nom de Clémenceau pour un de leurs boulevards, mais ont protesté contre celui de Séverine pour une de leurs rues, qui est rassurante à ce sujet.
Voyons ce que sont les sophismes par lesquels on prétend justifier ce spectacle de décadence perpétué dans le monde civilisé par la plus monstrueuse de ses organisations : l’Inquisition. Ne pouvant décemment expliquer le goût de la tauromachie par le goût du sang et par ses véritables origines qui sont dans le cirque romain, on en a fait un symbole et on lui a trouvé des lettres de noblesse en prétendant qu’elle était la survivance respectable, pour ne pas dire sacrée, du culte de Mithra et de ses taurobolies, cérémonies de l’expiation par le sacrifice du taureau. De la même façon, on pourrait voir dans le spectacle des victimes humaines livrées aux bêtes ou mises en croix une coutume respectable et sacrée en disant, comme les Jésuites au XVIIIe siècle, que « le Christ s’était donné à manger au peuple dans l’amphithéâtre de Titus. » Pourquoi ne le fait-on pas, d’autant plus que l’idée du sacrifice humain n’est pas morte puisqu’elle persiste dans la communion chrétienne qui fait avaler au fidèle la chair et le sang de son Dieu sous les espèces de l’hostie ? Ce spectacle serait certainement moins « hérétique » que celui des « corridas », symbole d’un culte païen, aux yeux des catholiques intégraux et fleurdelysés qui font l’union sacrée avec les mécréants libres-penseurs pour le maintien des coutumes de la tauromachie. Mais la vérité est plus basse et plus sale. Elle est uniquement dans ce goût du sang dont la bête humaine aime toujours à se repaître, qui lui fait prendre du plaisir à la chasse à courre aristocratique comme à l’étripement des chevaux et à l’égorgement des taureaux dans les arènes démocratiques. Le maquillage civilisé de la bête humaine est vite effacé lorsqu’un prétexte d’apparence « légitime » ouvre les écluses à sa bestialité.
M. J.-L. Vaudoyer, qui voit dans les courses de taureaux « la survivance millénaire du culte de Mithra », a écrit lyriquement : « Quand, dans les arènes d’Arles (et de Nîmes), une foule fervente acclame l’adresse et le courage de l’homme devant la bête, le spectacle n’a pas seulement un attrait pittoresque, mais une signification profonde : l’un des plus vieux peuples d’Europe, sous les espèces du sang, communie dans son passé. » Tout cela est imaginé, faux et du plus ténébreux romantisme littéraire. Mais cela serait-il exact, ne croit-on pas que le peuple, « l’un des plus vieux peuples d’Europe », devrait trouver pour communier dans son passé des objets plus dignes et plus nobles que la « corrida » dont les protagonistes ne relevaient déjà dans la Rome antique que du mépris le plus profond ? Il fallut l’avilissement de la chevalerie dans la noblesse de cour pour qu’on vît des seigneurs espagnols se faire saigneurs de taureaux dans des arènes, comme ils se faisaient porte-coton de leurs rois. Le dernier roi d’Espagne, M. Alfonso, a élevé le courage jusqu’à saigner des veaux dans les arènes de Madrid, aux applaudissements des plus hauts dignitaires de sa cour et de son peuple !
Le « courage » tauromachique est un sophisme de plus ajouté à tous les autres. C’est un sophisme que de voir dans la « corrida » une « victoire de l’intelligence humaine sur la brute ». Il n’y a que la témérité d’un cabotinage mettant au contraire l’homme au-dessous de la bête qui ne l’a nullement provoqué et ne cherche, bien inutilement, qu’à se défendre. Quand on connaît toutes les supercheries, la dégoûtante cuisine de la « corrida », et qu’on ne se laisse pas éblouir par son décor, on fait vite justice de sa sophistication. On sait alors comment la « brute », qui n’a jamais rêvé qu’à des douceurs de pâturage, est métamorphosée en animal de combat par un séjour dans une casemate obscure où elle éprouve toutes les inquiétudes et les irritations d’une captivité succédant à la libre vie champêtre ; on sait comment cette « brute » est préparée, excitée par de l’avoine arrosée d’alcool, voire, au dernier moment, par des morceaux d’amadou enflammé qu’on lui introduit dans les oreilles, et par des coups de trident, toutes excitations et souffrances qui rendraient furieux même les veaux qu’osait affronter M. Alfonso. Or, cette fureur de la brute, provoquée artificiellement et qui pourrait la rendre dangereuse pour ses bouchers, on la fait s’épuiser sur des chevaux qu’on lui donne à éventrer pendant que les « peones » se tiennent prudemment en arrière. M. André Billy a fort justement répondu à M. de Montherlant, le plus pompeux et le plus vide de tous les sophistes justificateurs de la légende mithriate : « Et les chevaux ? Montherlant a oublié de nous parler des chevaux, des pitoyables chevaux sacrifiés à Mithra, buveur de sang et mangeur de tripes ». Le hiérophante mithriate ne recevait pas sur la tête les tripes et les déjections d’un cheval en même temps que le sang du taureau sacrifié.
Quand la « brute » a épuisé sa fureur, quand elle est redevenue un bœuf qui voudrait retrouver sa manade en beuglant désespérément devant une férocité inconnue de lui et qu’il ne comprend pas, lui qui n’a pas reçu « l’étincelle divine », le torero, le cabotin grotesque, retrouve alors ce qu’on appelle son « courage ». La « brute » est si abattue, si « aplomado », qu’il faut réveiller en elle une nouvelle excitation par des banderilles qui sont parfois de feu. Puis, quand perdant son sang par vingt blessures, elle est bien abrutie, bien finie, vidée de tout instinct de défendre sa vie, alors le matador, le saigneur suprême arrive pour la larder de son épée. Voilà ce qu’on appelle la « victoire de l’intelligence humaine sur la brute » ; voilà ce que des milliers de spectateurs prennent plaisir à voir !….
N’y aurait-il pas là de quoi justifier le douloureux pessimisme de Flaubert qui disait, à propos d’une foule accourue pour voir une exécution capitale : « 0 suffrage universel ! Sophistes ! ô charlatans ! déclamez donc contre les gladiateurs et parlez-moi du progrès ! ». Il y a, heureusement, autre chose que des exécutions capitales et des « corridas » pour démontrer l’existence du progrès humain.
Concluons au sujet des « corridas » par cette double réfutation des sophismes qui cherchent à les justifier, écrite par Henri Barbusse en 1926 : « Non, il y a une différence énorme entre tuer pour se défendre ou pour subsister, détruire le parasite et le serpent, ou le mouton ou le gibier, et déchiqueter publiquement un animal pour la joie du sang, le tressaillement des nerfs, les œillades et la gloriole (et sans grand risque, quoiqu’on dise). L’homme pris individuellement ou pris dans son émouvant ensemble, doit avoir, avant tout, le respect de la vie… On peut voir, par le fait lamentable et dramatique de l’Espagne d’aujourd’hui — désert où Barcelone est une île ensanglantée —, ce que les corridas et le christianisme ont fait d’un grand peuple, et à quelle besogne travaillent ceux qui voudraient renforcer dans ses racines de superstition le vieux régime abject, en redonnant de l’éclat à des pratiques d’un autre âge, avec de la littérature, de la mythologie et des jeux de mots ».
Exhibitions sportives. — Nous ne parlerons ici du sport que dans les formes collectives qu’il a prises comme spectacle depuis une cinquantaine d’années, et qui ont complètement dénaturé son caractère. Nous ne nous occuperons donc pas du sport véritable, c’est-à-dire, suivant le vieux mot français desport dont les Anglais ont fait sport adopté ensuite par le snobisme français, « l’exercice » de plein air, individuel ou en groupe, dans l’unique but de développer les qualités de l’homme pour réaliser en lui un harmonieux équilibre de ses forces physiques, intellectuelles et morales. Nous ne verrons que le sport spectaculeux, exhibitionniste, dont le but est dans l’exaltation de la plus ou moins « belle brute » et qui est la négation même du sport, tout comme le cirque romain était celle du gymnase. Nous n’envisagerons que l’exploitation du sport dont les fins sont tellement monstrueuses que le mercantilisme dont il est la proie n’est certainement pas le plus coupable. Car il s’agit de rien moins que d’arriver par le sport, à ceci : empêcher l’homme de penser, en faire une mécanique passive pour le travail et pour la guerre, une brute sourde et incompréhensive à tout appel de l’intelligence, sauf à quelques formules imposées à son cerveau par une sorte d’enregistrement automatique pour faire croire qu’il agira par lui-même alors qu’il obéira perende ac cadaver. On veut arriver par le sport à ce que l’éducation et l’instruction officielles n’ont pu suffisamment obtenir : vider les cervelles de toute substance véritablement humaine. Voilà ce que l’exhibitionnisme sportif tend à réaliser suivant des mots d’ordre criminels, et réalisera, si l’homme qui possède encore quelque faculté de penser ne réagit pas énergiquement contre cette maléfique mécanisation pour devenir un être bien équilibré, dans l’épanouissement de toutes ses forces, et ne plus être un badaud, un esclave.
L’utilisation maléfique du sport a commencé à la fin du XIXe siècle. Favorisée par le développement de la locomotion mécanique, bicyclette et automobile, elle a été méditée, cherchée, longuement et patiemment conduite par les criminels qui voulaient aboutir à 1914 !… Une période de snobisme anarcho-humanitaire s’était déroulée pendant dix ans et avait lassé les esprits par sa stérilité. On avait exploité jusqu’à l’écœurement toutes les formules pseudo-libertaires du « vivre sa vie » que des primaires illettrés, ridiculement frottés de Darwin, de Nietzsche, de Stirner, d’Ibsen, voulaient réaliser par le cambriolage, la fausse-monnaie et le vagabondage spécial, encouragés en cela par « l’élite » des sans scrupules qui sévissaient en haut lieu. Des cénacles de jeunes imbéciles avaient multiplié les mystifications du décadentisme (voir Symbolisme). L’affaire Dreyfus avait montré d’autre part à tous les repus, à tous les satisfaits de l’ordre social, combien il était dangereux, pour leurs intérêts, de réveiller la pensée des foules, d’exalter leurs sentiments au nom de la Justice, du Droit, de l’Humanité, et de provoquer, comme on l’a dit en manigançant les traités d’après 1914, le « déchaînement d’un idéalisme sans fin » ! Il était temps de revenir aux vieilles disciplines sociales par le mensonge idéologique et par le culte de la force. Il fallait ranimer ce que M. Barrès, le sophiste le plus astucieux de ce temps, appelait « l’énergie nationale » ! Il fallait préparer les nouveaux « soldats de l’an II », qui, même dans les milieux syndicalistes, socialistes et anarchistes, renieraient l’Internationale ouvrière, la Justice et la Fraternité universelle pour se laisser mobiliser et défendre la Civilisation des prétoriens, des prêtres, des financiers et des politiciens ! On répandait le mépris de l’intellectualité en raillant « l’intellectuel ». On complétait le mufle par la brute en enseignant qu’il valait mieux savoir donner un coup de poing que de savoir lire. M. Jules Lemaître écrivait dans ses Opinions à répandre : « Moins d’études, moins de bouquins, moins de bohèmes, moins d’artistes, plus d’enfants, plus de sports, plus d’industries, plus d’affaires. L’avenir de la France est dans ses coffres-forts. » Les combats de boxe, tenus jusque là pour un spectacle barbare, devenaient en faveur. On excitait les « énergies » en les dirigeant vers ce « noble sport » ! On disait avec M. Frondaie : « Pour ma part, je ne suis pas éloigné de croire que si, aujourd’hui un jeune, à vingt ans, révélait soudain du génie, s’affirmait grand écrivain, grand musicien, grand philosophe, il serait socialement moins utile que ne l’est actuellement le grand gamin que vous savez (Georges Carpentier), devenu grand boxeur par le don, la discipline et la volonté !… » Voilà comment on a abouti à 1914 ; voilà comment on prépare encore plus intensivement la « prochaine » !….
Dans un monde farci d’imposture et de crime, où l’on ne travaille plus que pour la Guerre, pour le déchaînement de la barbarie sans fin, parce qu’on ne veut pas d’un désarmement qui serait le déchaînement d’un idéalisme sans fin, il ne s’agit plus d’avoir raison ; il s’agit d’être le plus fort, comme lorsque deux « gangsters » rivaux se trouvent face à face. Devant les rêves de dictature, qui embrument de plus en plus les cerveaux de millions d’hommes et finissent par crever comme des pourritures trop mûres dans des aventures mussoliniennes et hitlériennes, toute notion de raison disparaît. On n’a plus besoin de vérité, de justice, de bonté ; on n’a plus besoin de penser, d’apprendre, de savoir ; on a uniquement besoin du poing le plus lourd, du canon le plus puissant, du gaz le plus asphyxiant. L’homme des cavernes se retrouve aux délibérations de la Société des Nations, plus loquace et moins crasseux car il a, depuis mille siècles, inventé la rhétorique et le savon, mais bien décidé à rejeter par dessus bord tout l’effort de ses penseurs, de ses savants, de ses artistes et de l’immense foule de ses martyrs qui ont voulu en faire le frère de l’homme ; cet homme veut retourner à sa caverne et rester un loup pour l’homme.
C’est ainsi que le sport, qui devait faire l’homme complet en forces physiques, intellectuelles et morales, a produit surtout, par son exploitation exhibitionniste, ce qu’on appelle « l’as », le « champion », le « pugiliste », véritable monstre aux muscles énormes et à la cervelle de crétin, qui est l’idole des foules, mais dont la gloire sans fondement s’écroule encore plus vite qu’elle ne s’est dressée. Car ce colosse aux pieds d’argile est promptement « vidé » par l’excès de sa puissance, blessé, mutilé, quand il n’est pas tué par un métier qui devait en faire un Apollon et n’en fait qu’une loque humaine, aussi méprisée qu’elle fut adulée par ceux qui n’aiment que les vainqueurs !… On a pu lire les confessions lamentables de ces « professionnels » du sport, de ces « mastodontes du ring », de ces « centaures » de vélodrome, de ces « géants » de la route, de ces « olympiens » de la piste, qui composent ce qu’un des malfaiteurs vivant de leur exploitation a appelé : « la glorieuse phalange des porteurs de la Torche Sacrée !… ». On a pu voir comment ils deviennent aveugles, sourds, estropiés, fous, incapables de gagner leur vie par un travail quelconque, et finissent parfois comme un Battling Siki dans la vulgaire crapule, après avoir stupidement gaspillé des millions non moins stupidement gagnés. On a pu connaître comment, de l’exploitation de ces tristes « héros » tout un monde de sangsues, messieurs importants et décorés, propriétaires d’ « écuries d’hommes », imprésarios, managers, entraîneurs, arbitres, directeurs et rédacteurs de journaux sportifs, s’engraissent cyniquement en même temps qu’ils exploitent l’imbécillité publique.
Lisez ce compte rendu d’un match de boxe, écrit par le Docteur Legrain :
« Ils étaient là 30.000 dans un immense vaisseau, 30.000 hommes et femmes et même enfants en bas âge, haletants, fascinés par les évolutions, les pirouettes, les coups d’adresse des malheureux athlètes, voués par nature ou par intérêt à des combats hideux, où le peuple, redevenu animal féroce, trouve de sadiques plaisirs.
Ils étaient là étrangement mélangés, bourgeoises très décolletées (car ces réunions sont snobs), demi ou quart de mondaines, panachées de types à physionomie de souteneurs en casquette. Ces spectacles confondent les classes de façon touchante ! Quelle fraternisation !
Mais ce qui est indescriptible et inconcevable même, c’est la physionomie de tout ce peuple, ses manifestations délirantes, cependant que les coups pleuvaient, meurtrissant les chairs, faisant couler le sang, sauter quelques dents, pochant les yeux. La participation du spectateur au combat se lisait sur toutes ces faces, dont les émotions débordaient ; les yeux s’écarquillaient, des vociférations sauvages sortaient des bouches convulsées : Tue-le ; tue-le ; la brute ayant un vague souvenir des ruées humaines où le sang coule au nom de la Patrie ! »
Les autres sports, le « rugby » entre-autres, ne causent pas de moindres « dégâts » et une moindre aberration. Des femmes deviennent folles subitement en dansant pendant des centaines d’heures consécutives. Mais voici ce qui dépasse tout en horreur significative de la psychose créée chez l’individu et dans la foule par l’exhibitionnisme sportif. C’est le récit de la mort d’une « ondine », une « championne » de natation, dont voici l’essentiel pris dans un article de l’Œuvre (29 août 1933). Ruthlitzig, âgée de dix-neuf ans, avait entrepris de « battre le record du monde » de natation. Il lui fallait rester plus de 79 heures dans l’eau, sans interruption. Pendant trois jours et trois nuits, elle persista. Des gens, dans des embarcations, lui faisaient passer des nourritures, ils chantaient pour la tenir éveillée. Cela ne suffisant pas, on se mit à frapper l’eau à coup de rames à côté d’elle, des « hauts-parleurs » hurlaient, les spectateurs tiraient des coups de revolver et jetaient des grenades à main, des faisceaux de lumière étaient projetés sur le visage de la nageuse pour l’empêcher de fermer les yeux. Après 70 heures, complètement épuisée, elle voulut s’arrêter et sortir de l’eau. Sa mère, qui avait jusque-là paradé dans une loge, lui commanda de continuer en lui disant : « Nous sommes fiers de toi, Ruth. Le mois prochain, nous allons te faire traverser la Manche ! » Ruth n’entendit pas ; elle coula à pic et vingt mille personnes la conduisirent, deux jours après, au cimetière… Que dire de cette « championne », de cette mère et des spectateurs ? — Corneille lui-même n’aurait jamais trouvé ça.
C’est avec cette sorte de mystique qu’on a abouti à 1914, et « régénéré » le monde en faisant 10 millions de morts, 30 millions de mutilés, 5 millions de veuves, 10 millions d’orphelins, et préparé un siècle de misère et de haine. C’est avec cette mystique que l’on veut arriver encore à la « prochaine », la « régénération » n’étant, paraît-il, pas suffisante. Et cette mystique a tellement empoisonné les cerveaux qu’on lui trouve même des qualités révolutionnaires !… Eh bien, non ! Nous refusons de croire à une révolution pour laquelle l’exhibitionnisme sportif est une préparation utile. On ne fait pas plus de combattants révolutionnaires avec cet exhibitionnisme qu’on n’en fait avec les jeux du cirque. L’homme qui est devenu assez peu capable de penser et de réfléchir pour prendre du plaisir, ne pas avoir d’écœurement aux lamentables « virées » du « Bol d’Or », des « Six jours », du « Tour de France », du « Marathon de la danse », aux brutalités de la piste, à la sauvagerie du « football-rugby », du « pancrace », du « catch as catch can » et à la barbarie de la « corrida », cet homme-là est mûr pour faire une parfaite brute de caserne, un « nettoyeur de tranchées » supérieur, un patriote ombrageux et xénophobe, un défenseur de « l’Ordre » : il ne fera jamais un soldat de la révolution. Les gouvernants, les patrons, les curés savent ce qu’ils font lorsqu’ils encouragent l’exhibitionnisme sportif qui empêche de penser. Ce n’est pas pour la révolution qu’ils travaillent, pas même pour cette liberté républicaine, cette entente du travail et du capital, cette fraternité chrétienne dont ils alimentent toujours leur blagologie. C’est uniquement pour faire de bons troupeaux d’ilotes, d’esclaves suffisamment « rationalisés » pour marcher sans conscience aux urnes, à l’usine, aux champs de batailles et, — suprême espoir de la justice bafouée s’il ne peut plus en être d’autre pour elle, — à la crevaison de l’humanité !…
Le Cinéma. — La cinématographie, dont le nom a été fabriqué des mots grecs kiné ou kinéma (mouvement), et graphein (écriture), est, au sens littéral, l’écriture du mouvement. Le cinématographe est un appareil permettant de projeter sur un écran des images animées.
Le principe de l’invention du cinématographe est dans la persistance pendant un certain temps, sur la rétine, d’images se succédant rapidement, donnant ainsi une vision sans interruption et l’impression d’un mouvement réel. Ce principe de physique physiologique avait été observé déjà dans l’antiquité, puis par Léonard de Vinci, Newton, l’abbé Nollet ; mais il ne trouva ses premières applications mécaniques qu’au XIXe siècle, dans le zootrope de Plateau puis, dans le praxinoscope de Raynaud et les perfectionnements de Marey et Démeny. La véritable invention du cinématographe fut d’abord dans l’appareil d’Édison qui trouva la bande pelliculaire pouvant reproduire des mouvements d’une certaine durée, et surtout dans celui des frères Lumière qui permit de projeter sur l’écran les images fixées sur la pellicule ou film, en anglais. Du mot film adopté en France, on a fait filmer pour dire qu’on compose un film. On a dit aussi tourner un film, du geste de l’opérateur qui enroule le film pendant la prise de vue. En 1895, les frères Lumière firent les premières projections de film et le premier spectacle cinématographique fut donné le 28 décembre de la même année dans le sous-sol du Grand Café, au boulevard des Capucines, à Paris. De ce sous-sol, le cinéma se répandit dans le monde entier.
Nous ne nous occuperons pas ici de la technique de la cinématographie, mais seulement de son application comme spectacle. Nous constaterons cependant que, malgré tous les contre-sens et les vices de cette application, elle est une des plus grandes et plus belles découvertes du XIXe siècle, une des plus fécondes comme moyen d’observation et de réalisation scientifiques et, par conséquent, un des instruments de progrès dont le génie humain a le plus le droit de s’enorgueillir. Notre hommage à la cinématographie est d’autant plus profond et admiratif quant aux réalisations qu’on peut attendre d’elle que nous avons davantage à flétrir les spectacles auxquels elle a servi jusqu’ici. Elle a ainsi subi le sort de toutes les découvertes de la science ; l’invention qui devait servir pour le bien des hommes a été employée contre eux.
Le cinématographe est devenu le cinéma dans son application spectaculeuse et, plus brièvement encore, le ciné dans l’appellation populaire. De ciné on a fait cinéaste pour désigner ceux qui font du cinéma, et tout un jargon a été composé par des spécialistes : studio, caméra, sunlight, soundman, etc…, sans lequel le snobisme ne pourrait parler décemment de cinéma, et cette formule idiote : cent pour cent ! Mais ce ne sont pas des scrupules de linguistique, pas plus que d’autres, qui peuvent arrêter les trafiquants du « cinéma du tiroir caisse » ; la seule chose qui importe est qu’ils gagnent de l’argent, beaucoup d’argent !
Le cinéma a à sa disposition tous les truquages imagés que la photographie rend possibles. C’est ce qui lui a permis, entre-autres, de produire le dessin animé d’une fantaisie aussi curieuse qu’illimitée, surtout lorsqu’il est bien accompagné de musique. Mais tous les truquages du cinéma sont loin d’être de cette qualité, et ils sont d’autant plus déplorables que, quittant le domaine de la fantaisie, ils envahissent celui du document, de la vérité scientifique qui devrait, semble-t-il, en être épargnée. Ils ont ainsi rendu suspecte une documentation que les précisions de l’enregistrement photographique devraient au contraire faire insoupçonnable. Le cinéma anecdotique et romanesque de reconstitution du passé produit les anachronismes les plus cocasses, lorsqu’on n’a pas eu le soin de vérifier exactement tous les détails. On voit ainsi, dans des films « antiques », des réverbères ou des plaques de compagnies d’assurances sur les murs d’un palais d’Agamemnon ou d’un temple de Diane, et des rails de tramways dans une rue de Carthage !… Des films de guerre, notamment de la guerre russo-japonaise, ont été tournés dans des conditions si primitives qu’on croirait voir la reproduction d’une pantomime militaire de cirque. On n’en finirait pas de relever les négligences et les inexactitudes grossières qui fourmillent dans les films dits « historiques » et y détruisent toute illusion.
A côté de cela, un truquage plus odieux est celui de la propagande tendancieuse des mensonges sociaux, propagande encore plus redoutable au cinéma que dans le journal parce qu’elle se fait par l’image vivante et parlante qui l’incruste encore plus profondément dans les cerveaux. On eut ainsi de nombreux films, fabriqués dans la banlieue parisienne représentant de prétendues « atrocités bolchevistes » ! On a toujours le film dit d’actualité où les faits divers quotidiens sont arrangés, maquillés de façon à ne pas éveiller de pensées non conformistes et à prouver aux bons citoyens qu’ils vivent dans le meilleur des mondes possibles et sous le plus aimable des gouvernements. Il suffit, a-t-on remarqué, de passer une heure devant les actualités du cinéma pour se rendre compte de la stupidité de la foule réduite à la condition de « matériel humain ». C’est quand elle se voit dans les défilés militaires, qu’ils soient rouges, verts, noirs ou bleu horizon, bolchevistes, nazistes, fascistes ou poincaristes, qu’elle est le plus parfaitement heureuse. Les aventures policières où pâture avidement la jeunesse, et la littérature roman-feuilleton où la naïveté populaire est si bassement exploitée, ne pouvaient manquer de servir, par leurs truquages, à un abêtissement de plus en plus intensif de la « matière gouvernée ».
D’abord, le cinéma, mêlé à d’autres spectacles, fut de plein air, avec un caractère seulement documentaire. Il montrait des pays lointains et inconnus, les mœurs de leurs populations, leur faune et leur flore. Puis ce furent, toujours dans le genre documentaire, les « actualités » avec leurs défilés, leurs parades, tout le spectacle de la rue, le plat du jour, que l’observateur et le badaud retrouvaient sur l’écran, plus ou moins déformé par la censure. L’erreur du cinéma commença lorsqu’il entreprit de devenir du théâtre et de représenter, en dehors de son « documentaire » plus ou moins exact ou fantaisiste, de véritables pièces dramatiques ou comiques. Cependant, composées spécialement pour le cinéma et jouées en plein air ou dans le décor vrai et non en toile peinte d’un château, d’un palace, d’un casino, d’un navire, d’une usine, etc., ces choses pouvaient être intéressantes par un rapport plus direct avec la vie que celui du théâtre. L’erreur plus grave, l’erreur définitive, fut de vouloir transporter le théâtre au cinéma, de lui prendre ses œuvres et ses décors déjà conventionnels pour les enfermer dans une deuxième convention où les acteurs, l’action et les sentiments ne seraient plus que des ombres d’acteurs, d’action et de sentiments. On fabriqua ces choses-là dans ce qu’on appela les studios, mot ressemblant au latin studeo (application à l’étude) et semblant désigner un endroit où l’on étudie. Ce furent d’immenses salles où l’on reproduisait le théâtre avec toutes ses machineries, décors, mise en scène et acteurs maquillés et costumés jouant comme devant le public.
Le cinéma théâtral peut parfaitement se comprendre avec des pièces spécialement composées pour lui, exactement adaptées à sa technique et à ses possibilités matérielles. Or, ces possibilités sont essentiellement visuelles alors qu’au contraire celles du théâtre, en dehors de la danse et de la pantomime, sont avant tout auditives. Qu’on ferme les yeux devant l’écran ; le cinéma n’existe plus. Il faut au cinéma, où la lumière remplace la couleur, des décors vrais de nature et d’intérieurs, avec le mouvement, le relief plastique de la forme, les proportions des différents plans de la perspective. Il ne peut se contenter des toiles plates et peintes, de l’illusion approximative du décor de théâtre, secondaire dans un spectacle où l’on écoute plus qu’on ne regarde. Et il faut des interprètes sachant traduire par la mimique et par l’expression du visage des sentiments qui doivent être fortement extériorisés, pas seulement nuancés comme au théâtre où le geste est aussi conventionnel que le décor, quel que soit son réalisme. Un homme qui marche sur une route est, au cinéma, un homme qui marche sur une route. Il n’est là que pour ça. Au théâtre, il est un homme qui cherche à donner l’illusion, la moins ridicule possible, qu’il marche sur une route. Il est là, non pour marcher, mais pour exprimer ses sentiments de marcheur. Au cinéma, la foule marche, elle ne reste pas sur place en chantant : « Marchons ! », comme à l’Opéra. Tous les artifices de la machinerie théâtrale ne donneront jamais que de bien pauvres réalisations de la « Chevauchée des Valkyries », des « Murmures de la Forêt », de la « Course à l’Abîme » de Faust, de la montée au Mont-Salvat de Parsifal, et de tous autres tableaux fantastiques ou réels où le mouvement est nécessaire. Au contraire, on en verra peut-être un jour de grandioses au cinéma.
Le cinéma théâtral, du moins celui présenté jusqu’ici, ne peut se passer du commentaire écrit ou parlé. Les apparitions de textes écrits qu’interrompent à tout instant l’image et l’action sont exaspérantes. Le cinéma « parlant » l’est encore plus, si « cent pour cent » qu’il soit, en distrayant de la communication entre l’image et le spectateur, en rompant le charme qui ne peut se produire dans toute sa plénitude que dans un profond silence ou avec le concours de sons exactement appropriés et que seule la musique peut donner. L’image a son éloquence propre et exclusive, encore plus complète que la parole, car le geste, le mouvement, disent souvent ce que le mot, figé dans sa forme abstraite, ne peut pas dire. Il y a antinomie entre l’image et la parole comme si deux langages différents s’exprimaient en même temps, tirant l’attention de l’auditeur à hue et à dia et le mettant finalement dans l’impossibilité d’en entendre aucun. Seule la musique peut être complémentaire de l’image, se fondre avec elle. Quel est, dans un théâtre, le spectacle durant lequel le spectateur est le plus attentif et observe le silence le plus absolu ? Ce n’est pas celui qui sollicite son oreille, c’est celui qui s’offre à sa vue, le ballet ou la pantomime. Aux spectacles d’opéra, l’ouverture musicale se déroule généralement dans le brouhaha d’une salle inattentive. On ne fait le silence que lorsque le rideau se lève. Cette antinomie se manifeste dans toutes les réalisations du cinéma parlant, même les mieux réussies. A plus forte raison dans celles, presque toutes, où le « parlant » n’est que grognements, borborygmes qui sortent d’une mécanique ahurissante appelée « haut parleur ».
Par une technique appropriée, le cinéma peut donc être du théâtre, mais un théâtre spécial n’ayant de commun avec le vrai que l’expression des sentiments et aussi séparée de lui, dans ses moyens matériels, qu’ils le sont tous deux de la littérature pure, de la peinture ou de la sculpture. Aussi, la pire hérésie est-elle dans le théâtre cinématographique qui prétend interpréter les œuvres des littératures romanesques et dramatiques. Il ne peut être qu’une parodie ridicule ou sinistre et, ce qui le démontre, c’est que l’opération ne peut se faire que par une transformation, un « tripatouillage » de ces œuvres qui est un acte de véritable piraterie. Il était déjà bien difficile de faire d’une œuvre littéraire une œuvre théâtrale sans, le plus souvent, la dénaturer. Il est impossible de faire d’une œuvre littéraire ou théâtrale une œuvre de cinéma sans se livrer à cette sorte de piraterie, qui relève de tout ce qu’on voudra sauf de l’art et de la plus élémentaire probité intellectuelle et morale…
Le film « parlant » et « sonore », lancé par les Américains qui l’appellent le « talkie » et que le Vieux Monde s’est empressé d’adopter comme tous les guanos venus d’Outre-Océan, a permis cette hérésie du théâtre transporté au cinéma, de l’œuvre dramatique reproduite photographiquement par l’image animée et par le phonographe. « Le film parlant actuel tire dans le sens du théâtre le film muet qui s’en éloignait de plus en plus ». (Gance). Or, si le dialogue est l’antipode du cinéma, le cinéma est encore plus l’antipode du théâtre. Ils ne peuvent que se heurter et se nuire réciproquement, le cinéma étant l’extériorisation par la multiplication de l’image et du mouvement, tandis que le théâtre vise à l’intériorité par la concentration d’une action fictive réduite au minimum d’image et de mouvement. Il est déjà presque impossible de représenter, sans de graves altérations, le théâtre de Shakespeare ou des œuvres comme Faust, Peer Gynt, etc… Les « tourner » au cinéma et faire hurler ou nasiller par un « haut parleur » les monologues d’Hamlet, les suavités mystiques qui accompagnent la rédemption de Marguerite, la mort d’Ase, même dépouillée de tout son fantastique par la musique de Grieg, serait la fin de tout. L’Enfant de l’Amour, d’H. Bataille a eu l’infortune de fournir la matière du « premier film français cent pour cent parlant ». Depuis, ça a été une curée innommable, et l’on n’a pas cessé de saccager le domaine de la littérature dramatique. Le mal serait relatif s’il ne s’agissait que d’œuvres d’auteurs vivants, qui peuvent se défendre et défendre leur pensée. Mais il s’agit trop souvent d’œuvres dont les auteurs ne sont plus là et qui, malgré parfois des défenses posthumes, sont trahies et vendues par des héritiers indignes. Nous verrons, au mot Tripatouillage, l’extension inimaginable que le cinéma a fait prendre à la piraterie littéraire. On pourrait écrire à l’entrée des cinémas encore plus que partout ailleurs : « Ici, on assassine les grands hommes ! », et ce n’est pas la honteuse complicité de la corporation des « gens de lettres » qui doit justifier la chose ; au contraire !…
De même que pour la parole, le cinéma « pure musique de l’œil » (Altmann), et la musique, pure vision de l’âme, se heurtent inévitablement, comme les vers et la musique quand ils n’ont pas été composés pour se compléter dans une étroite intimité. Que de mariages grotesques, de stupides accouplements n’a-t-on pas vus entre cinéma et musique, suivant la fantaisie obtuse du « pianiste-accompagnateur » ? Il y a de quoi hurler de rage et tout casser autour de soi, il y a de quoi « tirer sur le pianiste » et aussi sur l’écran, quand on voit les conjugaisons monstrueuses imposées à Beethoven, à Mozart, à Berlioz, à tous ceux qui ont parlé avec leur âme et qu’on fait dialoguer avec la sottise exhibitionniste du cinéma ! N’y a-t-il pas une complète aberration du sens esthétique chez ceux qui supportent cela sans être indignés ? Reconnaissons toutefois que le cinéma n’a pas l’exclusivité de ce genre d’infamie. On a vu par exemple, aux Folies Bergères, des athlètes jonglant avec des femmes nues qu’ils déposaient ensuite sur « l’autel de l’amour » ! cela avec accompagnement musical de Shérazade de Rimsky-Korsakov !…
Mais on se soucie bien d’art et de probité chez les « gangsters » qui ont fait leur proie du cinéma, c’est-à-dire la plus écœurante exhibition de la sottise, du cabotinage et de la pornographie ! La foule, qui va toujours au médiocre quand ce n’est pas au pire, dans sa fringale incessante d’illusions nouvelles, s’est d’autant plus engouée de ce cinéma qu’il lui demandait moins de penser et se bornait à l’amuser par l’image. Ce n’était pas elle qui réclamait du cinéma des réalisations d’art qu’elle dédaignait au théâtre où il lui fallait parfois réfléchir pour comprendre. Aussi le cinéma fut-il très vite, on peut dire immédiatement, le système idéal d’abrutissement des foules suivant les voies dirigeantes. Il acheva l’œuvre des sports chez l’homme, il la remplaça pour la femme et l’enfant. On fut immédiatement submergé par des productions « d’une désespérante banalité, qui n’ont souvent pas même le mérite de l’originalité, inspirées qu’elles sont uniquement par le désir de flatter les bas instincts de la multitude pour en battre monnaie, et qui donnent aux spectateurs de tout âge de pernicieuses et de funestes leçons ». (J. Auvernier, Le Larousse Mensuel, 1910).
Depuis 1910, si le cinéma s’est perfectionné dans sa technique, il n’a guère amélioré son niveau artistique, intellectuel et moral. Au contraire. G. Altmann, dans son livre : Çà c’est du cinéma !… a réparti ainsi les éléments de ce qu’on appelle le « film cent pour cent public », le « superfilm » qui est la fine fleur de l’écran.
10% nature, paysages genre carte postale.
10% revolvers et police.
10% poursuites diverses et autos de luxe.
20% bals, dancings, banquets du grand monde, music-halls.
20% intérieurs de familles morales et sentimentales.
30% baisers, cuisses de girls, canapés, « sex-appeal », amour.
Quant au peuple, a ajouté Altmann : « Il ouvre les portières, il porte les bagages, il dit : « Madame est servie », il dit : « Merci » aux pourboires, il fait la foule et crie dans les actualités : « Vive la France ! ».
Dans tout cela, il n’y a que : 1° de la niaiserie sentimentale ; 2° de la sauvagerie ; 3° et 4° du muflisme nouveau style ; 5° de la tartuferie ; 6° de la pornographie. Il y a des riches qui ne sont que des mufles, et des pauvres qui ne sont que des larbins. Il n’y a aucune place pour le travail et pour la pensée, pour la vie libre et pour l’esprit indépendant. Le cinéma glorifie ainsi l’impérialisme du parasite, du malfaiteur, du cabotin, surtout du cabotin en qui la foule adore ses propres turpitudes. Les hommes les plus célèbres, les comédiennes les plus favorisées, ne connurent jamais cette admiration, cette popularité qui entourent les vedettes du cinéma. C’est qu’elles sont elles-mêmes de la foule ayant été, pour la plupart, promues sans études, sans travail, à une célébrité « mondiale » par le scandale, le bluff et le puffisme. Quelle est la jeune fille qui ne rêve aux splendeurs d’Hollywood pour peu qu’elle ait la cuisse bien faite ? Ont-elles besoin d’autre talent ces « stars » qui s’essaient si ridiculement à jouer des personnages et à interpréter des choses auxquelles elles ne comprendront jamais rien ? Aucune véritable artiste ne gagna jamais les millions dont elles sont payées, même lorsqu’elle se prêta au tapage publicitaire spécial qui les accompagne.
Nous ne sommes pas ici pour faire de la morale suivant ce qu’on appelle les « bonnes mœurs », et notre conception de l’éthique n’a rien à voir avec le « bégueulisme » des pharisiens ; mais nous demandons pourquoi on interdit le commerce des cartes transparentes et on poursuit leurs vendeurs, pourquoi on exige une « tenue décente » des malheureuses femmes condamnées au trottoir, alors qu’on laisse s’étaler avec une si triomphante impudeur certaine publicité de cinéma qui relève plus de la prostitution que de l’art ? La carte transparente et la pauvre putain sont discrètes et se dissimulent ; ne les voit que qui veut les voir. Elles ne raccrochent pas ostensiblement et ne sont pas licencieuses comme certaines affiches et certains placards de journaux. Mais, comme toutes les turpitudes, la pornographie devient un art et une vertu au-dessus d’un certain niveau social. Un marchand de cartes transparentes, généralement miteux quand il n’est pas fournisseur de magistrats et de sénateurs, est un « saligaud » ; mais les riches proxénètes du cinéma sont des « artistes », comme leur cheptel qui est de choix et ne doit pas plus être confondu avec la « fille » Élisa ou la « femme » Trumeau qu’ils ne peuvent l’être eux-mêmes avec M. Philibert. Une dame qui joue du serre-croupière avec des milliardaires et des ministres est en droit d’exiger l’admiration du « peuple souverain » pour son « sex-appeal », sinon comme artiste. On lit souvent, à l’entrée des salles de cinéma, des avis de ce genre : « Vu le haut degré de sensualité du film X…, la direction invite les familles à s’abstenir d’amener des jeunes gens de moins de 15 ans » ! On trouve cela très digne et très bien ; mais pourquoi, en même temps, jette-t-on l’anathème sur la maison de tolérance ? Est-ce parce qu’elle ne reçoit jamais les jeunes gens de moins de quinze ans et que l’on n’y va pas « en famille » ?… L’immoralité, la pornographie, ce sont l’intention sale d’éveiller le « cochon qui sommeille », d’exciter les sens non pour les joies saines et propres de l’amour, mais pour les dégoûtantes promiscuités de la prostitution et pour ses répugnants salaires. Les « 30% de cuisses et de sex-appeal » du cinéma ne sont pas plus des amoureuses que des artistes ; ce sont des « allumeuses » et c’est pourquoi la publicité qui les entoure est, comme leurs exhibitions, de la pornographie.
C’est ainsi que le cinéma est devenu un « instrument du bien public », suivant la formule d’un « doktor » allemand ; qu’il est employé à toutes les propagandes bourgeoises, conservatrices, patriotiques, religieuses, politiques, financières, et qu’il fait gagner beaucoup d’argent à tous les souteneurs de « l’Ordre social ». Il est même, aujourd’hui, le principal instrument de ce « bien public » en ce qu’il exerce plus directement que tout autre son influence sur la foule. Aussi, les organismes les plus ankylosés dans la momification sociale, les plus rétrogrades, les plus réfractaires au progrès, font-ils du cinéma leur moyen de rayonnement. L’Église, qui voudrait ramener la société aux temps du moyen âge, y a recours tout comme la Russie bolcheviste, et la vieille momie papale se revigore en faisant concurrence à Rigadin. Tous les curés qui font la guerre au modernisme, ont installé le cinéma catholique en face du cinéma des Amis de l’Instruction laïque qu’ils combattent avec succès.
C’est ainsi que le cinéma n’a que trop justifié les jugements sévères exprimés sur son compte, notamment ceux de G. Duhamel, disant : « C’est un divertissement d’ilotes, un passe-temps d’illettrés, de créatures misérables, ahuries par leur besogne et leurs soucis… Un spectacle qui ne demande aucun effort, qui ne suppose aucune suite dans les idées, ne soulève aucune question, n’aborde sérieusement aucun problème, n’allume aucune passion, n’éveille, au fond des cœurs, aucune lumière, n’excite aucune espérance, sinon celle, ridicule, d’être un jour « star » à Los Angeles… » Et, dernièrement, Duhamel a ajouté : « Il est certain que si le cinéma continue dans la voie, dans l’impasse où il s’est engagé, il est certain qu’il sera bientôt un chancre, un cancer, le chancre monstrueux de toute la civilisation contemporaine. »
Par contre, le cinéma a des zélateurs enthousiastes, lyriques et grandiloquents, comme Élie Faure qui, formulant une Mystique du cinéma, a écrit : « C’est la première fois que la science fait sourdre de l’inconnu indéfini et infini qui nous environne, par l’action de son propre mécanisme, des harmonies nouvelles et cependant solitaires de celles qui nous consolaient autrefois et dont la puissance de construction n’est qu’à l’aube de ses possibilités. En présence de cette collaboration spontanée de la science et de la poésie, de cette union intime de l’univers matériel et de l’univers spirituel, de cet appel que lance à la durée l’espace pour qu’elle se précipite et se concentre du plus lointain passé et du plus immanent avenir sur une étroite étendue dynamique qu’elle définit sans arrêt et qui la situe sans défaillance, ne sommes-nous pas autorisés à croire qu’une métaphysique nouvelle, ou mieux, un monde nouveau apparaît ? » Et E. Faure dit aussi : « Ce n’est pas le moindre miracle apporté par le cinéma, qu’on puisse invoquer tour à tour à son propos tous les arts qui, jusqu’ici, avaient organisé nos sensations. Il ne dépend d’aucun, mais il les contient, les ordonne et les accorde tous en multipliant par la sienne propre leur puissance. »
Une autre mystique du cinéma est celle d’Eisenstein qui veut faire le Cinéma de l’avenir par le cinéma marxiste, en réalisant le film du Capital. Eisenstein veut créer « le langage de la cinédialectique » en ne brouillant plus ensemble le « langage de la logique » et le « langage des images ». Il veut équilibrer la science et l’art par la quantité et non la qualité pour produire « la forme nouvelle du facteur d’effet social » dans « le nouveau film concret de l’intellect ». D’autre part, M. Eisenstein voit dans le cinéma « l’art complet réalisant la synthèse de l’image, du son, de la couleur et du relief ». M. Gance rêve de voir le cinéma sonore et parlant s’harmonisant par les sons et le dialogue avec les bruits de la nature et de la vie pour faire le langage nouveau de vérités nouvelles. M. Lherbier veut que la musique soit « une véritable orchestration » de ce langage nouveau, et Mme Germaine Dulac déclare indispensable pour cela de savoir « doser et choisir les éléments sonores et parlants susceptibles d’accompagner l’image ».
Nous ne doutons pas que tout cela soit possible pour le cinéma ; il a évidemment devant lui des perspectives illimitées. Mais, pour qu’il puisse se lancer librement dans ce vaste inconnu, il faut qu’il commence par s’assainir, par extirper de son organisme le « chancre monstrueux » des exhibitionnistes du « sex-appeal », des « cinéastes » tripatouilleurs de la matière littéraire, de toute la vermine qui vit de lui comme des poux dans la crinière d’un lion. Après quoi il pourra, sinon remplacer tous les arts, ce que nous ne croyons guère, mais devenir à côté d’eux un élément de véritable intelligence et de pure joie humaine. — Édouard Rothen.
SPECTATEUR n. m. Les progrès de la physiologie nous permettent d’avancer lentement mais avec quelque certitude dans la connaissance de notre propre psychologie. Cette connaissance ne s’effectue point sans rencontrer de sérieux obstacles, même chez les penseurs les plus profonds, lesquels, déterminés par une éducation ou une influence particulièrement idéaliste, ramènent toute chose à une sorte de vie de l’esprit indépendante des conditions physiologiques d’existence bonnes ou mauvaises. C’est en ce sens que la sensibilité spectaculaire de Jules de Gaultier, qui a le plus profondément traité cette question en de multiples ouvrages, peut être comprise. Ce n’est pas que, dans le passé, plus ou moins lointain ou récent, les penseurs n’aient découvert et apprécié consciemment cette faculté de l’intelligence de jouir des choses sans les posséder, mais ce philosophe, avec un esprit de suite remarquable, a précisé le sens de cette sensibilité spectaculaire et son rôle unique de justification de la pensée elle-même.
La vie étant conditionnée par les sensations et celles-ci pouvant se diviser en sensations de plaisir et en sensations de douleur, il en résulte, pour ce philosophe, qu’aucune morale ne peut atteindre son but, qui est la suppression de la souffrance, car la réalisation du bonheur universel implique une harmonie absolue supprimant les différences et aboutissant au néant. D’autre part, chacun voulant augmenter, à son profit, la somme des sensations de plaisir et réduire celle des sensations douloureuses, il en résulte une lutte inévitable entre individus désirant tous les mêmes objets. Comme il n’y a ni plaisir, ni douleur absolue, la morale qui veut supprimer la douleur ne peut parvenir à cet état de sensation unique qui serait le néant. Ainsi, aucune morale ne peut parvenir à ses fins et, poursuivant dans l’avenir une réalisation impossible, elle néglige la seule réalité : le présent.
Ainsi, Jules de Gaultier pense que la souffrance et le plaisir étant inséparables dans le domaine sensoriel, l’éthique poursuit un rêve chimérique en voulant améliorer les conditions humaines et supprimer le mal. À cette poursuite stérile et vaine il oppose la sensibilité spectaculaire qui fait de la sensation, bonne ou mauvaise, un objet de spectacle et de joie. Cette sensibilité a ceci de particulier que, contrairement au domaine moral, qui ne peut exister dans ses deux pôles : plaisir et douleur, elle ne laisse subsister que le plaisir. Le plaisir et la souffrance ne sont plus alors que des éléments de contemplation engendrant la joie spectaculaire.
Dans le domaine scientifique, ce philosophe, constatant que la science n’a pas réussi à ramener la diversité des phénomènes à une source commune, à réduire l’hétérogène à l’homogène, alors que toute la connaissance scientifique a pour but la recherche et la démonstration de l’identité des processus physico-chimiques que nous percevons, en déduit que la science a échoué dans son essai d’explication synthétique de l’univers, mais que, précisément, cet échec, cette réduction du divers à l’Un étant impossible, parce que l’uniformité détruit toute connaissance, que toute connaissance suppose un sujet et un objet et que l’Un ne peut se manifester à sa propre vue qu’en se situant spectateur de lui-même, ce qui détruit l’unité, le rôle de la science n’est plus alors la recherche d’une explication définitive de l’univers, mais un spectacle de curiosité pure du fonctionnement de cet univers. Spectacle qui ne doit pas prendre fin par une explication totale des choses, mais doit se continuer indéfiniment, autant que la vie même des spectateurs.
Jules de Gaultier va même plus loin ; il nie le rôle utilitaire de la science. Elle n’est pas, dit-il, dans son essence, un moyen d’augmenter notre pouvoir sur les choses, mais un organe de pure vision, un moyen d’atteindre la fin immédiate impliquée dans tout mouvement de division de l’existence avec elle-même, c’est-à-dire la connaissance, la contemplation de l’univers. Si la science crée, augmente la puissance de l’homme, c’est uniquement pour augmenter la connaissance, étendre le spectacle, varier indéfiniment la contemplation.
Dans cette conception spectaculaire de la vie, il y a certainement quelque chose d’exact et de profitable pour l’individu. La course incessante vers un mieux-être à venir, toujours fuyant, toujours inaccessible est évidemment un legs religieux, un sacrifice de la réalité présenté à un hypothétique futur. L’examen logique de l’existence nous démontre, d’autre part, que tout est inutile dans l’univers, puisque rien ne dure, que tout s’y détruit et se transforme sans but et sans fin. Quel que soit l’avenir des mondes, si merveilleusement organisés soient-ils, ils disparaîtront sans laisser plus de traces dans l’infini qu’un grain de sel dans l’océan. Il est donc erroné de s’imaginer construire et œuvrer pour l’éternité. Et il est profondément absurde de reporter sur des temps à venir une joie de vivre actuelle, car le présent actuel auquel on refuse cette joie a été, au passé, un présent auquel, précisément, on refusait une joie qui nous était réservée et que nous n’avons pas. Il n’y a aucune raison pour que chaque génération ne se sacrifie pas perpétuellement à la suivante ; de telle sorte que toutes les générations humaines se seront sacrifiées sans joie à la dernière, laquelle ne fera rien de mieux, en fin de compte, que mourir dans quelques cataclysmes plus ou moins terrifiants.
C’est une sorte de course à la mort, un suicide grandiose, d’une telle envergure qu’il échappe au peu d’esprit critique des foules sacrifiées. Cette incohérence s’accorde également avec l’impression de stérilité de toute l’activité trépidante du monde moderne où l’action frénétique s’oppose à toute évolution esthétique de la durée, où la fuite des temps détruit toute contemplation désintéressée, où les visions se succèdent en des tourbillonnements précipités, sans jamais permettre de saisir, de voir, de stabiliser une réalité reposante, dans une sorte de poursuite vertigineuse d’on ne sait quel but ou quelle fin ; tels ces joueurs hallucinés, entassant désastres sur désastres pour d’illusoires revanches sur un insaisissable destin.
Si donc vivre ne correspond à rien de compréhensif, il nous reste une seule certitude, une seule joie : faire de notre vie un spectacle esthétique.
La morale courante est par conséquent à rejeter puisqu’elle nous entraîne vers des fins matérielles ou mystiques inutiles à notre bonheur. Et, d’autre part, la possession des choses est forcément une source de conflit parce que l’imagination sensuelle est insatiable et que l’élimination du déplaisir est impossible dans ce domaine d’hostilité et de lutte pour la conquête d’objets ou d’espace forcément limités.
Il est également certain que le but réel de la science n’est pas uniquement la puissance dominatrice de l’homme, puisque cette puissance, au service de l’imagination sensuelle et conquérante, ne parviendra jamais à ses fins, ne satisfera jamais l’imagination, n’atteindra, en aucun temps, un but définitif et sera inévitablement vaincue par les forces éternelles de l’univers. Un des buts actuels de la science est donc bien une recherche esthétique, la recherche d’une émotion spectaculaire, la satisfaction d’une curiosité pure, la contemplation du spectacle mondial.
Nous pourrions donc adhérer en partie à ce sens spectaculaire de la vie ; mais il y a, dans cette conception de l’activité humaine, quelque chose de mystique, d’irréel, qu’il est nécessaire de préciser et d’écarter pour donner à cette conception un caractère objectif et réalisable. Ce quelque chose, c’est l’affirmation que toute sensation, bonne ou mauvaise, peut être indifféremment une source de spectacle et de joie. C’est également l’affirmation que le but de la connaissance est essentiellement la contemplation. Il semble, d’après ces concepts, que l’esprit seul a une réalité, qu’il existe par lui-même, que, n’étant pas acteur, tous les actes lui sont indifférents pourvu qu’il y ait des actes et des acteurs dont il jouit. C’est là un des points faibles du concept idéaliste. Certes, le philosophe admet bien qu’il doit y avoir, même chez lui, une réalité sensuelle et cette réalité, bonne ou mauvaise, il l’accepte comme spectacle ; il est à lui-même, à sa sensibilité son propre spectateur, mais il néglige la base nécessaire et fondamentale de tout spectacle, c’est-à-dire la vie, base hors de laquelle aucune contemplation n’est possible.
La vie est un phénomène qui ne peut exister que dans certaines conditions. Négliger ces conditions, c’est compromettre la vie et, du même coup, le spectateur. Et ces conditions sont inséparables du bien et du mal. C’est pourquoi Nietzsche n’avait pas à se situer par delà le bien et le mal, car, par delà ces notions, il n’y a plus de vie humaine et, par conséquent, plus de spectateur. Le bien, c’est tout ce qui est nécessaire à la vie et l’intensifie ; le mal c’est tout ce qui s’oppose à cette activité et la détruit.
Jules de Gaultier approuve forcément ce minimum d’éthique, mais il ne paraît pas en avoir tiré les conclusions logiques qui semblent s’imposer nécessairement, car si nous admettons qu’il y a un mal qui détruit la vie, et conséquemment le spectateur, il y a contradiction et impossibilité absolue à faire de la souffrance et de la douleur, qui sont des éléments destructeurs de la vie, une source de spectacles.
Concevoir l’existence d’une activité et son épanouissement dans sa propre disparition, me parait être d’une parfaite absurdité. Nous retrouvons ici les expériences si concluantes de Pavlov, déterminant un chien affamé à frétiller de joie sans les secousses, primitivement douloureuses, des décharges électriques, transformées peu à peu, par association, en signes précurseurs de plaisirs nutritifs. Ainsi se conduisent les ivrognes, les morphinomanes, les héros sanguinaires et autres spectateurs, plus ou moins purs, de même qualité.
Ainsi donc, chronologiquement, la vie est antérieure à l’éthique et celle-ci à l’esthétique. Et la connaissance, loin d’être le but exclusif de la vie, n’est que la conséquence de la vie. L’esthétique n’est qu’un effet du chaos. Faire du spectacle des choses la raison d’être de l’existence, c’est tomber dans le finalisme, c’est admettre une sorte d’harmonie préétablie, une justification de l’univers. C’est admettre, avec l’alpiniste tombé dans une crevasse, que le tas de neige qui l’a sauvé, n’avait d’autre raison d’être que d’éviter son écrasement.
Il n’y a pas de fin dans l’infini.
L’homme peut faire, contre mauvaise fortune, bon cœur ; l’homme peut, faute de mieux, être un spectateur ; mais, contrairement à Jules de Gaultier, j’estime que la connaissance est, d’abord et avant toute chose, action, et qu’elle ne devient spectacle qu’ensuite, par simple fonctionnement cérébral, par une utilisation totale de l’influx nerveux. Celui-ci utilisé tout d’abord dans les centres affectifs les plus puissants parvient finalement dans les centres intellectuels toujours sous la dépendance des centres affectifs. Physiologiquement, toute la vie n’est qu’une suite de réactions de la substance vivante contre les excitations du milieu. Ces réactions n’utilisent pas totalement l’énergie nerveuse déclenchée par les excitations ; une partie de cette énergie inutilisée modifie la substance cérébrale, préparant d’autres actions plus complexes lors des futures excitations. La pensée, étant un effet de ces excitations, ne peut donc être une cause initiale, créatrice, indépendante de spectacles. Elle subit tous les avatars des chocs et des heurts d’un univers instable et chaotique. La vie existe d’ailleurs en grande partie sans conscience et sans apparence spirituelle.
La pensée est donc bien un luxe, c’est-à-dire un surplus et l’homme, c’est-à-dire l’enfant, et philogénétiquement le pré-humain, a d’abord senti, puis réagi et enfin pensé.
L’homme est acteur vivant avant d’être spectateur.
Il n’y a pas de connaissance sans sensations. L’espace, le temps sont des concepts issus du mouvement. Pour vivre, il faut agir, lutter, conquérir, connaître, prévoir, penser. Penser, c’est jouer mentalement le drame de la vie, de l’univers. C’est commencer des actes qui n’aboutissent pas. La pensée est un acte différé ou un acte avorté. Elle n’a de valeur que celle que lui donnent notre activité, notre énergie, notre expérience, notre vie. Le plus pur des savants agit, crée, utilise des instruments, des appareils parfois extrêmement coûteux et compliqués, fait des expériences, plie la matière à ses calculs et à ses caprices et ressent, quoi qu’on en dise, un sentiment de joie et de puissance à en pénétrer les secrets et à la dominer, car en lui le conquérant, antérieur ou curieux, est toujours vivant.
Nous ne pouvons donc séparer la pensée de l’action et de la morale. L’homme est à la fois acteur, parce qu’il est vivant et par conséquent conquérant et qu’il lui est absolument impossible d’exister autrement ; il est en même temps spectateur, non pas parce que tout l’univers s’est coordonné pour cette fin, ou que son esprit s’est donné volontairement ce but, mais parce que tel est le fonctionnement nerveux chez lui qu’une partie inutilisée de l’influx nerveux ne peut faire autrement que s’éparpiller en de multiples ramifications appelées pensées, contemplation, sensibilité spectaculaire.
Et, conséquemment, la morale est l’ensemble des actes qui, basés sur une réelle et profonde connaissance du fonctionnement biologique de l’être humain, lui assure le meilleur fonctionnement de cette sensibilité.
L’éthique et l’esthétique sont indissolublement liées l’une à l’autre et nous pouvons conclure qu’elles permettent à l’homme, acteur et spectateur, de vivre, de jouir et de durer. — Ixigrec.