Encyclopédie anarchiste/Spectrale - Sport
SPECTRALE (Analyse). On donne ce nom à la méthode qui permet d’analyser toute source lumineuse à travers un prisme ou par sa réflexion sur un réseau.
Newton, en 1702, avait établi que la lumière du soleil, qui nous apparaît blanche est, en réalité, composée de sept couleurs principales qui sont : violet, indigo, bleu, vert, jaune, orange et rouge. Ces sensations colorées nous sont fournies par des vibrations différentes, en nombre extrêmement élevé. Les plus rapides parmi ces vibrations (750 trillions par seconde) et qui sont les plus divisées par la réfraction engendrent le violet ; les plus lentes (450 trillions par seconde) et les moins réfractées nous donnent le rouge. D’un bout à l’autre du spectre, c’est une gamme régulièrement décroissante.
On connaît la propriété que possède le prisme de verre de réfracter un rayon lumineux qui le traverse et de l’étaler en une nappe diversement colorée : le spectre ou la succession des couleurs est invariable. En faisant passer un rayon de soleil ou de toute autre source lumineuse, à travers un prisme, l’image colorée ainsi formée s’étalera sous la forme d’une bande colorée qui sera striée de raies fines, obscures ou brillantes, dont chacune caractérisera un corps simple et dont la présence permet d’affirmer que ce corps existe dans la source lumineuse que l’on étudie. Quand la lumière est émise par un corps incandescent, le spectre est continu. Mais quand elle traverse un espace contenant des corps en vapeur, eau ou vapeur de métaux (sodium, plomb, mercure, etc…), le spectre continu est strié de raies noires dont chacune ou chaque groupe est caractéristique du corps dont elle émane et occupe toujours la même place dans le spectre, appelé alors spectre d’absorption. On distingue ainsi les spectres de lignes à raies lumineuses qui sont produits par les gaz portés à l’incandescence et le spectre de bande qui comprennent des portions de spectres se résolvant en lignes fines qui proviennent de gaz incandescent à l’état de combinaisons chimiques.
Cette décomposition de la lumière ou analyse spectrale permet d’étudier la nature chimique des corps. Celle-ci s’opère à l’aide du spectroscope dont voici la description : imaginez un appareil muni d’une fente mince dans laquelle est concentrée la lumière à analyser et située au foyer d’une lentille ou collimateur. Ce collimateur rend parallèles les rayons du faisceau lumineux issus de la fente. Ces rayons traversent ensuite un prisme qui les disperse. Le faisceau ainsi obtenu est recueilli par une seconde lentille qui fournit à son foyer une image nette de chacune des images de la fente se succédant pour former un spectre continu. Ce spectre continu est donné par tout corps incandescent solide ou liquide. Quand ce corps incandescent est à l’état gazeux, le spectre se réduit à quelques lignes brillantes correspondant à des vibrations déterminées dont elles ont précisément la coloration. Ainsi le spectre du lithium montre seulement une raie rouge. Chaque corps possède donc son spectre particulier, formé de raies, toujours les mêmes, et dont l’emplacement mesurable permet de les identifier. Maintenant si, derrière ce gaz, se trouve une source incandescente liquide ou solide et d’une lumière obligatoirement plus éclatante, on constate le phénomène suivant : les raies du spectre observé se dessinent en noir sur le fond brillant du spectre continu issu de la source incandescente. L’emplacement des raies noires nous fournit donc un second moyen d’analyse aussi précis que le premier.
Cette méthode d’analyse est si merveilleuse, si sensible qu’elle révèle l’existence de substance en quantité infiniment petite. La présence d’un millionième de milligramme se décèle dans la flamme d’une bougie !
L’Astronomie a su tirer un prodigieux parti de l’emploi du spectroscope. Grâce à lui, nous pouvons connaître la constitution, la température, l’âge des astres du ciel : étoiles et nébuleuses. Le spectroscope s’adaptant au foyer des lunettes et des télescopes, de façon que l’on puisse concentrer sur sa fente, l’image fournie par l’objectif des astres que l’on veut analyser, on est ainsi parvenu à reconnaître dans le soleil la présence du fer, du nickel, du zinc, du cuivre, du carbone, du calcium, de l’hydrogène, etc… Dans bon nombre d’étoiles, la grande majorité, nous avons pu retrouver des éléments analogues aux substances solaires et terrestres. C’est toujours grâce au spectroscope que l’on a pu classer les soleils de l’infini en quatre types fondamentaux, selon la diversité plus ou moins grande de leur constitution intime, résultant du stade de leur évolution. D’autres applications permettent, par des variations de l’emplacement des raies, de déterminer la vitesse dans l’espace de l’astre observé, cela en dehors de notre perception directe. Aujourd’hui, on remplace l’observation directe du spectre par sa photographie : l’image du spectre est reçu sur une plaque sensible et ainsi, le spectroscope devient un spectrographe.
L’analyse spectrale, dont l’initiateur fut Frauenhofer, puis, plus tard, Kirchoff et Bunsen, a créé l’Astrophysique, branche nouvelle et merveilleuse de l’astronomie, qui, au cours des dernières années, a conduit les savants aux découvertes les plus troublantes, les plus curieuses relativement à la nature des étoiles et des nébuleuses en particulier. Cet instrument prodigieux d’investigation justifie le lyrisme de l’illustre Janssen quand il s’écriait « Étoile ! envoie-moi un de tes rayons et je te dirai de quoi tu es faite ! » — Charles Alexandre.
SPIRITISME n. m. L’homme se résigne mal à la mort. Il se consolerait aisément de ne rien comprendre aux problèmes généraux de l’univers, mais l’idée de sa disparition complète l’épouvante. Il ne faut pas chercher ailleurs la raison du succès de toutes les religions et en particulier du Spiritisme. Le spiritisme s’est, à certains égards, mis en harmonie avec les idées modernes. On resterait sceptique à notre époque devant un homme qui prétendrait avoir bénéficié de révélations spéciales. Moïse, s’il revenait raconter aujourd’hui que Dieu en personne lui a donné audience sur une montagne, aurait bien des chances de ne pas être cru ; les montagnes, mystérieuses autrefois parce que difficilement accessibles, ne le sont plus aujourd’hui. Notre temps veut des faits, des expériences ; c’est ce qu’apporte le spiritisme, ou du moins, ce qu’il prétend apporter. Il a ses laboratoires dans les instituts métapsychiques, ses sujets, ses médiums, ses savants, des savants officiels même, qui, avec beaucoup de sérieux, s’adonnent à son étude.
Le spiritisme a pris naissance en Amérique vers 1848. Dans un village perdu loin de toute grande agglomération, des jeunes filles prétendirent entendre des voix et des coups frappés par un être invisible. Plus tard il fut reconnu qu’il n’y avait que supercherie dans ces prétendus phénomènes ; mais, qu’à cela ne tienne, le spiritisme fit quand même son chemin.
La religion spirite a été développée par Allan Kardec dans ses deux ouvrages célèbres : le Livre des Médiums et le Livre des Esprits. L’homme comporte trois parties : le corps périssable, le périsprit ou corps astral, fait de matière plus sublimée et l’esprit ou l’âme. Après la mort, l’esprit et le périsprit sont libérés ; ils vivent des vies successives, toujours de plus en plus parfaites.
Les hommes, en se soumettant à certaines conditions, peuvent communiquer avec les esprits ; ces communications sont de diverses espèces : la typtologie permet de converser avec les esprits par le moyen de la table. La table se soulève et retombe, frappant de son pied des coups dont le nombre correspond aux lettres de l’alphabet ; un coup pour A, deux coups pour B, etc… Ces communications sont très difficiles. Des gens désœuvrés se réunissent, le soir de préférence, pour se livrer à ce petit jeu. Très souvent, sentant qu’il s’agit d’une lettre avancée dans l’alphabet et craignant un grand nombre de coups, il y a doute ; il faut recommencer et on n’aboutit à rien. Aussi, beaucoup de spirites préfèrent employer la planchette à médium. C’est une petite planche de forme triangulaire et pourvue de trois roulettes. Sur une table on place une bande de papier où sont figurées les lettres de l’alphabet. Le médium s’assoit devant la table, pose la main sur la planchette ; si l’esprit évoqué est présent, la planchette roule vers la lettre qu’il indique. Il n’y a plus qu’à former les mots et les phrases. Plus faciles encore sont les communications lorsqu’on dispose d’un médium écrivain. Il n’a qu’à prendre un crayon, du papier et à attendre l’inspiration.
D’autres médiums sont parlants, L’esprit évoqué prend, pour un temps, possession de leur corps et s’en sert pour communiquer avec les vivants. Le consultant qui a perdu un être cher et qui espère communiquer avec lui va trouver le médium ; celui-ci entre en transe, sa voix change, prend le timbre de la voix du mort et le consultant est persuadé que c’est le mort qui parle. Il ne dit, et pour cause, que des choses très vagues et il ne manque pas de consoler son parent, de lui dire qu’il est heureux dans l’au-delà. Le client s’en va un peu consolé, je dis un peu, car, malgré sa naïveté, le consultant ne peut pas ne pas voir qu’il n’a eu affaire qu’au médium et nullement au mort qu’il regrette.
Il est enfin des médiums à matérialisations ; ce sont les plus recherchés. Certains font apparaître des formes ectoplasmiques. De leur bouche s’échappe une matière ténue et lumineuse qui, d’abord en forme de sphères, prend peu à peu l’aspect d’un corps humain. D’autres font apparaître des fantômes vêtus de voiles blancs, d’autres des membres humains qui consentent même à se laisser prendre un moulage, pour bien prouver leur réalité. Ces phénomènes ne se produisent jamais simplement. Il faut au médium tout un appareillage qui évoque le théâtre, qu’il est en réalité. La salle doit être obscure. Le médium est en outre caché derrière un rideau noir. Le fantôme surgit de derrière le rideau, il est interdit d’en approcher, de le toucher et aussi de faire la lumière pour se rendre compte de ce qu’on voit au juste. Les séances de matérialisations sont toujours soigneusement préparées. Les assistants sont mis en état de réceptivité par des chants, de la musique, etc… Lorsque l’Esprit est bien disposé, il nous laisse un souvenir apporté de l’au-delà. Ce sont des objets tout à fait terrestres : fleurs artificielles, morceaux de papier coloré ; on les trouve facilement dans le commerce.
Nous n’avons guère jusqu’ici parlé que des médiums. C’est parce que le médium est indispensable ; tous les spirites vous le diront ; sans médium, pas de phénomènes. Ces médiums sont des personnes ayant reçu des dons spéciaux, leur permettant de communiquer avec l’au-delà. Leur système nerveux ultra-sensible fait d’eux des malades, une maladie enviable à bien des égards, car, pour peu que les circonstances soient favorables, elle fera leur fortune. Le médium sera couvert d’or, reçu par les rois ; il pourra même, parti de l’isba d’un moujik, gouverner l’État, tel Raspoutine.
Qu’y a-t-il de vrai dans les affirmations des spirites ?
Rien ! Et c’est bien à désespérer de l’humanité de la voir aussi stupide, en dépit de la T. S. F., de l’automobile et de l’aviation.
Tous les médiums ont été pris en flagrant délit de supercherie. Lié de corde et surveillé par une commission de professeurs, le médium parvient à libérer un membre et s’en sert pour déplacer un objet qui devrait se déplacer tout seul. La carrière d’un médium a trois phases : l’ascension, l’apogée et la catastrophe. Après un temps plus ou moins long pendant lequel le médium connaît tous les triomphes, on découvre la supercherie et il tombe à plat.
Mais, si l’individu disparaît, l’espèce subsiste. Un autre médium monte à son tour au ciel de la célébrité. La mésaventure du médium précédent est tout à fait oubliée. De nouveau, les journaux publient des articles sensationnels ; les revues scientifiques vantent les expériences ; la Sorbonne ouvre ses laboratoires, etc., etc… Plein d’honneurs et d’argent, le médium est appelé dans le monde entier. Petit paysan, jeune ouvrier, ils ne connaissaient jadis que quelques kilomètres carrés de terrain ou le quartier pauvre d’une ville ; maintenant, le monde leur est familier. Avec un peu d’habileté et de truc, ils obtiennent beaucoup plus que tel savant ou tel artiste après toute une vie de travail ; ainsi va notre société, plus près de la barbarie qu’on ne pense.
La catastrophe, il est vrai, finit par survenir ; quelqu’un découvre la tromperie. Le médium est disqualifié ; adieu réceptions et voyages. Mais les prudents ont amassé leur magot et puis la disqualification n’est pas éternelle ; le médium trouvera toujours des consciences qui voudront bien le croire et le faire vivre.
Naturellement, les médiums tâchent de faire durer leur vogue le plus longtemps possible. Ils sont pleins de défiance et s’entourent de précautions. Un contrôleur leur paraît-il dangereux ? Ils le récusent, invoquent un prétexte quelconque pour ne pas opérer en sa présence ; le fluide contraire est un bon moyen d’éloigner les gêneurs. On déclare qu’un tel a un fluide qui contrarie les phénomènes ; la personne désignée n’a qu’à s’en aller.
A ceux qui voudraient voir, on répond que l’obscurité est indispensable ; si quelqu’un veut saisir le fantôme, immédiatement les compères l’en empêchent, alléguant un grave danger.
Malgré tout, nous l’avons dit, la supercherie est découverte tôt ou tard. On a trouvé le cheveu dont Euxapia Paladina se servait pour élever le plateau de la balance, abaissant ainsi l’autre plateau soi-disant chargé de fluide. Dans la célèbre villa Carmen, à Alger, le fantôme était une longue chemise blanche surmontée d’une tête de mannequin en carton. Les moulages soi-disant laissés par les corps astraux sont fabriqués par des magasins spéciaux, tel celui de M. Caroly, boulevard St-Germain. Il y a deux ans environ, les matérialisations de Nantes ont défrayé pendant plusieurs mois la presse. En fin de compte, c’était le jardinier qui assumait le rôle du fantôme… un fantôme de jeune fille et plusieurs assistants ont pu saisir ses… bretelles !
De grands savants ont cru au spiritisme. C’est cela que les spirites ne manquent pas d’objecter à leurs contradicteurs, laissant entendre à l’adversaire que lui, petit personnage, est bien osé, de se mettre au travers de gens célèbres qui se sont fait un nom dans leur spécialité. C’est là un argument d’autorité de valeur contestable. La fameuse preuve de l’existence de Dieu par Napoléon Ier qui, dit-on, y croyait, n’en est pas une. (Voir Savants (Les) et la Foi.)
On veut faire passer pour valeur réelle ce qui n’est la plupart du temps que le résultat d’une imposture sociale. Le savant est un bourgeois qui a été aiguillé, dès la jeunesse, dans une spécialité où il s’est fait connaître par ses travaux ; parfois il s’est illustré par une découverte due au hasard. Mais on répand partout le mensonge afin que le peuple soit persuadé que ses dirigeants : hommes d’État, généraux, savants, etc… sont tous des êtres d’intelligence supérieure. Il faudrait écrire le « Plutarque a menti » des savants comme on l’a fait pour les militaires. Certes, le savant peut être un homme supérieurement intelligent, mais il ne l’est pas nécessairement ; la plupart sont des gens d’esprit moyen. Ils peuvent donc, tout comme les autres hommes, être les dupes d’un charlatan.
Parfois, le savant n’est pas dupe, mais il feint volontiers de l’être. Connu dans un cercle restreint de spécialistes, il est enchanté du médium qui fera parler de lui dans la grande presse. Si le médium se casse les reins, il en sera quitte pour déclarer bien haut qu’il n’y avait jamais cru. Enfin, tel savant, esprit puissant dans l’âge mûr, peut faiblir dans la vieillesse. Cela, joint à la hantise de la mort qui approche peut expliquer une adhésion au spiritisme.
Le spiritisme a beaucoup recruté durant les années qui ont suivi immédiatement la guerre. L’état de siège intellectuel avait abêti les gens et nombre de familles ayant perdu un fils dans l’hécatombe recherchaient des consolations dans cette doctrine illusoire.
Les journaux spirites, les livres sur « l’au delà » abondaient. La réincarnation était mise à la scène, des temples s’installaient dans une boutique qui ouvrait le soir ses volets et des gens s’y glissaient mystérieusement non pour tenter de renverser un gouvernement agressif, mais pour entendre un monsieur en jaquette débiter un fatras où il y avait du catholicisme, de la théosophie, une vague morale de bonté formelle et une politique réactionnaire. On chantait un cantique bébête et on s’en allait. Ceux qui avaient le temps revenaient dans la journée développer en des travaux pratiques leurs médiumnités latentes. Avec les années, le souvenir de la guerre s’est affaibli et les morts, tout à fait morts cette fois, ont cessé de faire marcher les tables.
Le spiritisme conserve cependant des effectifs assez nombreux.
Des religieux, que les religions officielles ont déçus, des malheureux qui viennent se consoler de la mort d’êtres chers et surtout une foule de déséquilibrés, demi-fous ou quart de fous. Car le nombre est beaucoup plus grand qu’on ne pense de gens qui, tout en étant capables de se tenir suffisamment bien dans la société, sont cependant des aliénés partiels. Dans le spiritisme, ils se sentent compris, alors que dans le monde ils n’osent parler de leurs… phénomènes, craignant la moquerie.
Malheureusement, si le spiritisme satisfait les demi-fous, il ne les guérit pas, bien au contraire. Les pratiques spirites, à la longue, conduisent à la folie : à force de s’introspecter, de se dédoubler, d’être plusieurs en un seul, on finit par devenir tout à fait aliéné, surtout quand on l’est déjà un peu.
Est-ce à dire que la mort soit réellement ce que nous en savons ; on ne pourrait l’affirmer. Peut-être, dans un avenir qu’il n’est pas possible de déterminer trouvera-t-on que quelque chose survit de nous après la mort du corps. Mais ce qui est certain c’est que jusqu’ici, en dépit d’études et d’expériences multiples, jamais personne n’a eu connaissance d’un phénomène spirite bien constaté. — Doctoresse Pelletier.
SPIRITUALISME n. m. (du latin spiritus, souffle, haleine). Dissipons d’abord une confusion volontairement entretenue par les défenseurs des croyances traditionnelles entre le spiritualisme théorique et ce que l’on appelle, d’une façon bien peu heureuse à mon avis, le spiritualisme pratique. Le premier n’est qu’un ensemble incohérent de rêveries métaphysiques ; le second consiste à placer les joies de l’esprit et du cœur au-dessus des plaisirs sensuels, dans le comportement ordinaire de l’existence. En fait, ce furent des matérialistes les stoïciens qui, dans l’antiquité, pratiquèrent la morale la plus austère ; de nos jours, maints savants mécanistes et athées poussèrent le renoncement plus loin que les personnages cités en exemple par les écrivains catholiques. Et nombre de spiritualistes convaincus, de pieux croyants se vautrent dans des orgies qui n’intéressent que les organes sexuels ou le gosier ! Un matérialisme sain et bien compris devient normalement générateur de nobles rêves, de sympathie à l’égard de tous les hommes et d’une très haute moralité. Par contre, les élans d’un spiritualisme échevelé, les amoureuses aspirations des grands mystiques aboutissent fréquemment à un prurit sexuel qui passe, dans l’esprit des chrétiens naïfs, pour une tentation de Satan. Mais, en attribuant au spiritualisme le monopole de l’héroïsme et de la générosité, les bien-pensants cherchent à tromper les âmes éprises d’idéal et de poésie. Ils n’y réussissent que trop, grâce à la complicité de romanciers et de journalistes qui n’hésitent jamais à mentir pour aider au maintien des plus iniques préjugés.
Au point de vue théorique, l’histoire des doctrines spiritualistes est assez édifiante pour que nous la rappelions. Même lorsqu’ils admirent l’existence d’une âme, les anciens ne la conçurent pas comme une substance immatérielle. Le mot grec pneuma et le mot latin spiritus, qui servaient à la désigner, signifiaient primitivement le souffle, l’haleine. La même remarque s’applique d’ailleurs à tous les autres mots des anciennes langues hellénique et latine employés dans le sens d’esprit, d’âme. Preuve qu’aucune distinction radicale n’existait, selon les créateurs de ces langues, entre la matière et la pensée. A l’origine, l’expression hébraïque correspondant au pneuma des grecs signifiait, elle aussi, air, vent ; et le Lévitique affirme encore que « l’âme de la chair est dans le sang ». Le double des Égyptiens était pareillement de nature matérielle. Chez les peuples inférieurs actuels, on retrouve des conceptions très voisines. « L’âme, comme le corps, écrit Frazer, peut être grasse ou maigre, grande ou petite… On suppose en général que l’âme s’échappe par les ouvertures naturelles du corps, spécialement par la bouche et les narines. A Célèbes, on fixe quelquefois des hameçons au nez d’un malade, à son nombril, à ses pieds, afin que si l’âme veut s’échapper, elle soit accrochée et retenue… Quand on baille devant eux, les Hindous font claquer leurs doigts pour empêcher l’âme de sortir. Les habitants des Marquises tiennent fermés le nez et la bouche des mourants pour prolonger leur vie en empêchant l’âme de sortir. »
Les premiers philosophes grecs restèrent fidèles à cette croyance en la matérialité de l’âme. On le constate sans peine chez les penseurs ioniens du VIe siècle. Selon Diogène d’Appolonie, l’esprit naît de l’air qui coule dans les veines avec le sang. D’après Héraclite, l’âme se nourrit d’air, grâce à la respiration. La majorité des médecins grecs continueront à faire du pneuma, non seulement la force animatrice du corps, mais l’âme elle-même. A l’inverse, Platon et Aristote conçurent l’esprit comme immatériel et partiellement indépendant de l’organisme. Principe de mouvement et de connaissance, l’âme, d’après Platon, est incorporelle, mais elle comporte plusieurs parties. L’une d’elles, l’intelligence, siège dans la tête ; c’est la partie raisonnable, divine et immortelle de l’esprit. Cœur et désir sont des parties dépendantes du corps et périssables comme lui ; la première est située dans la poitrine, la seconde « dans l’intervalle qui sépare le diaphragme et le nombril ». Selon Aristote, « l’âme est en nous le premier principe de la vie, de la sensation et de la pensée ». Elle n’est point substance mais forme ; c’est l’unité simple qui donne au corps l’action. « L’âme, déclare Aristote, ne saurait être sans le corps ; elle n’est pas un corps ; mais elle est quelque chose du corps. » À chaque fonction du corps, il fait correspondre une puissance différente, et il arrive ainsi à distinguer l’âme nutritive, l’âme sensitive, l’âme motrice et l’âme intellectuelle. Cette dernière est elle-même composée de l’intellect passif, qui disparaît avec l’organisme auquel il est lié, et de l’intellect actif séparable du corps et immortel. Comme l’intellect actif est impersonnel et commun à tous les hommes, cette immortalité n’est d’ailleurs pas individuelle.
Chez les Pères de l’Église, la croyance à l’immatérialité de l’âme est loin d’être universellement admise. Tertullien déclare expressément que l’âme est corporelle ; il lui attribue une couleur, une figure et des dimensions déterminées. Dieu lui-même, pense-t-il, ne saurait être un pur esprit. « Qui niera, déclare ce Docteur, que Dieu soit corps, quoique Dieu soit esprit ? Car l’esprit est un corps sui generis, avec des formes qui lui sont propres. Les êtres visibles, quels qu’ils soient, ont en Dieu leur corps et leur forme. » Au IVe siècle de notre ère, l’évêque de Poitiers, saint Hilaire, défendait avec ardeur la thèse de la matérialité de l’âme. Origène lui-même, que l’on donne souvent comme le représentant type du spiritualisme chrétien, estimait que, Dieu excepté, tout esprit, soit céleste, soit humain, se trouve nécessairement uni à un corps subtil mais matériel. Faustus, qui fut nommé abbé de Lérins en 433 et évêque de Riez en 462, affirmait encore que, non seulement l’esprit de l’homme, mais les anges aussi sont composés d’une substance matérielle.
D’après les scolastiques, l’âme serait spirituelle, mais dépendrait néanmoins partiellement du corps. « L’être de l’âme humaine, écrit Thomas d’Aquin, dépasse la matière corporelle, il n’est pas complètement absorbé par elle, et cependant il est atteint par elle en quelque manière. En tant que l’âme dépasse la matière et qu’elle peut subsister et agir par elle-même, elle est une substance spirituelle. Mais, en tant qu’elle est atteinte par la matière et qu’elle lui communique son être, elle est la forme du corps. Or elle est atteinte par la matière, parce que toujours, comme l’enseigne saint Denys, l’être le plus parfait de l’espèce inférieure atteint l’être le moins parfait de l’espèce supérieure. » Dès le début, déclare Thomas d’Aquin, l’embryon humain possède une âme végétative ; elle sera remplacée plus tard par une âme à la fois végétative et sensitive ; finalement surviendra une âme intellectuelle qui comprendra les deux autres en puissance et les absorbera. « L’homme n’est ni l’âme ni le corps, mais une troisième chose qui résulte de leur union. »
Avec Descartes, la dualité entre l’esprit et le corps devient absolue. Le corps n’est qu’un pur automate ; ce qui constitue essentiellement et exclusivement l’homme c’est l’âme pensante : « Partant de cela même que je connais avec certitude que j’existe et que cependant je ne remarque point qu’il appartienne nécessairement aucune autre chose à ma nature ou à mon essence, sinon que je suis une chose qui pense, je conclus fort bien que mon essence consiste en cela seul que je suis une chose qui pense. » Je suis, avait-il déclaré ailleurs, d’une façon encore plus nette, « une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lien ni ne dépend d’aucune chose matérielle. » De cette absurde conception cartésienne, terme final des élucubrations métaphysiques enfantées par le cerveau de philosophes doués de plus d’imagination que de bon sens, devait résulter les folies du spiritualisme moderne. Le bref exposé que nous avons fait des thèses soutenues au cours des siècles, sur la nature de l’âme, suffit d’ailleurs à montrer que ces doctrines s’apparentent aux mythes que chaque génération complique et modifie selon ses goûts, mais qui manquent absolument de toute base objective et ne valent qu’à titre de poèmes ou de romans.
Le dualisme continue d’être enseigné dans les écoles ; il constitue le fond du spiritualisme officiel. Pour lui, l’âme et le corps sont deux substances réelles mais hétérogènes ; unies dans l’homme, elles sont néanmoins irréductibles l’une à l’autre. Par malheur une pareille conception, de l’aveu des spiritualistes eux-mêmes, rend incompréhensibles les rapports de l’âme et du corps. « Comment comprendre, écrit l’oratorien Malebranche, que le corps qui n’est que de l’étendue puisse agir sur un esprit ? Comment comprendre que ma seule volonté suffise même à me faire lever le bras, puisque, pour cela, il me faudrait connaître le jeu des esprits animaux dans tous mes nerfs et muscles, alors que l’homme le plus ignorant en anatomie est capable d’exécuter ce mouvement sans difficulté ? » Bien vainement Malebranche s’efforcera de trouver une solution à ce problème ; sa théorie des causes occasionnelles fit sourire même les plus dévots de ses contemporains. Tous ceux qui ont maintenu une séparation absolue entre l’âme et le corps ont abouti à un échec complet dans leurs tentatives d’explication. Aussi plusieurs ont-ils voulu supprimer le corps au profit de l’âme.
Spinoza estime que la pensée et l’étendue sont deux attributs d’une même substance : « L’âme et le corps sont une seule et même chose qui est conçue tantôt sous l’attribut de la pensée, tantôt sous celui de l’étendue. » Le corps demeure aussi réel que l’esprit, puisque chacun d’eux traduit la substance dans son langage particulier. Nous sommes conduit à un panthéisme qui équivaut à l’abandon du spiritualisme. Par contre, Leibniz sacrifie nettement la matière à l’esprit. Pour lui, la réalité se compose de monades, d’âmes plus ou moins analogues à la nôtre ; et ces monades inétendues tirent toutes leurs perceptions d’elles-mêmes, non de l’extérieur. La matière représente seulement le stade inférieur du développement de l’esprit ; entre elle et la monade la plus parfaite, il n’existe aucune différence de nature, aucune solution de continuité. Chez le minéral, la monade ne possède encore que des perceptions extrêmement confuses ; chez l’homme, elle demeure imparfaite et limitée, mais parvient déjà à des connaissances claires et distinctes. Au sommet se trouve la monade suprême, Dieu, dont les virtualités ont atteint un complet développement. Tout est esprit ; mais l’évolution de l’esprit n’est pas égale chez tous les êtres, et ce que nous appelons matière n’est qu’une dégradation de l’esprit.
Certains idéalistes vont plus loin et ne voient dans la matière qu’une illusoire apparence, une création subjective de l’activité mentale. Elle se réduit à une collection d’états de conscience et ne répond à rien de positif. « La table sur laquelle j’écris, affirme Berkley, je dis qu’elle existe : c’est-à-dire je la vois, je la sens ; et si j’étais dans mon cabinet je pourrais la percevoir, ou quelque autre esprit la percevrait réellement. Il y a eu une odeur, cela veut dire : une odeur a été perçue… Car pour ce qu’on dit de l’existence absolue des choses qui ne pensent point, existence qui serait sans relation avec ce fait qu’elles sont perçues, c’est ce qui me paraît parfaitement inintelligible. Leur esse consiste dans leur percipi, et il n’est pas possible qu’elles aient une existence quelconque, hors des esprits ou choses pensantes qui les perçoivent. » L’évêque Berkley croyait porter un coup mortel à l’irréligion en niant l’existence de la matière et en attribuant à Dieu la charge de provoquer nos perceptions extérieures et de les coordonner entre elles. Mais les idéalistes du XIXe siècle ont jugé ridicule le rôle que Berkley prêtait à Dieu ; dans la matière ils ont vu de préférence une production de notre esprit, un symbole qu’il élabore pour ses besoins pratiques.
Incontestablement, nous sommes en plein roman métaphysique ; un feu d’artifice verbal, de nébuleuses rêveries que ne justifient ni l’expérience ni la raison, voilà où aboutit l’effort des penseurs spiritualistes. Dunan, un spiritualiste, a reconnu, dans un moment de sincérité, que tous ces systèmes jonglaient avec des mots vides d’idées. « Il est clair, écrit-il, que définir l’âme par le caractère de l’immatérialité ou, comme on dit encore, de la spiritualité, sans rien de plus, c’est n’en donner aucune notion positive… C’est un mot nous donnant l’illusion d’une idée, non une idée véritable. Penser l’âme comme nous venons de le dire, c’est donc, à proprement parler, ne rien penser du tout. » Et, pour conserver néanmoins le spiritualisme cher aux prêtres et aux gouvernants, Dunan déclare qu’il est « un besoin de l’esprit plutôt qu’une doctrine définie, une pensée latente faisant effort pour s’exprimer en des conceptions claires systématiquement ordonnées sans espérance d’y parvenir jamais d’une manière parfaite. » Peut-on imaginer échappatoire plus piteuse ! C’est un refus pur et simple de fournir aucune explication et d’apporter des arguments capables de convaincre un chercheur de bonne foi. Quel tollé, si un matérialiste tenait un langage pareil ! Ajoutons qu’appliqués à Dieu, les adjectifs immatériel et spirituel demeurent aussi creux, aussi vides de sens que lorsqu’on les applique à l’âme.
Bien qu’ils accumulent les sophismes avec une inconcevable légèreté, les spiritualistes ne parviennent d’ailleurs point à démontrer que le cerveau est incapable de rendre compte de la pensée. « La pensée, déclarent-ils, est toujours une unité dans une multiplicité ; à l’opposé le corps est une multiplicité pure. » Or il est indéniable que l’organisme implique l’unité dans la multiplicité des mouvements ; inutile donc d’expliquer l’unité de la pensée au moyen d’une substance immatérielle. « Tous les phénomènes psychologiques, disent-ils encore, exigent un principe qui demeure identique ; et le corps ne saurait être ce principe puisqu’il paraît soumis à un devenir incessant. » Ils oublient que, dans le corps et le système nerveux, les éléments nouveaux remplacent les éléments anciens en prenant leurs formes et leurs dimensions. Ainsi se trouve assurée une identité organique que l’on peut aisément constater. Enfin, les spiritualistes affirment que « l’esprit est essentiellement actif, tandis que le corps est passivité pure. » Or il appert de plus en plus que, non seulement les organismes vivants, mais les corps bruts eux-mêmes sont doués de mouvements. La passivité de la matière a été reléguée au rang des opinions surannées par les physiciens modernes.
C’est en vain que Maine de Biran, Ravaisson, Lachelier, Boutroux s’efforcèrent de rajeunir le spiritualisme rationaliste en s’appuyant sur l’analyse psychologique et la réflexion intérieure.
« Sans doute, assure Maine de Biran, l’âme, considérée dans sa substance est un X insaisissable, mais par la réflexion sur soi le sujet se connaît comme cause et se distingue de tous ses phénomènes. Dans l’effort, ce fait primitif, le moi se saisit dans son opposition au non-moi, et par suite se pose lui-même en s’opposant à ce qui n’est pas lui. » Dans la pensée, Lachelier voit : « l’être idéal qui contient ou pose a priori les conditions de toute existence. » Pour Boutroux, la conscience humaine est « l’acte par lequel une multiplicité et une diversité d’états sont rattachés à un moi, l’appropriation des phénomènes à un sujet permanent. » Aussi « plus que tous les autres êtres, la pensée humaine a une existence propre, est à elle-même un monde. » La logomachie prétentieuse de ces pontifes, leur verbiage ébouriffant, l’aide qu’ils reçurent des pouvoirs publics ne suffirent pas à terrasser le matérialisme, considéré comme indésirable par les autorités universitaires aussi bien que par les prélats catholiques. Aussi, Bergson fut-il accueilli avec enthousiasme, lorsqu’il vint jouer de la guitare irrationaliste. C’est du dedans que chacun peut saisir la réalité de l’esprit, grâce à une mystérieuse intuition. Alors, prétend Bergson, la vie intérieure apparaît comme un progrès, une force créatrice, le prolongement de l’élan vital qui est « la conscience lancée à travers la matière ». Cet élan passe « traversant les générations humaines, se subdivisant en individus : cette subdivision était dessinée en lui vaguement, mais elle ne se fût pas accusée sans la matière. Ainsi se créent sans cesse des âmes, qui cependant, en un certain sens, préexistaient. Elles ne sont pas autre chose que les ruisselets entre lesquels se partage le grand fleuve de la vie, coulant à travers le corps de l’humanité. Le mouvement d’un courant est distinct de ce qu’il traverse, bien qu’il en adopte nécessairement les sinuosités. La conscience est distincte de l’organisme qu’elle anime, bien qu’elle en subisse certaines vicissitudes. » Selon sa coutume, notre académicien n’apporte aucune preuve à l’appui de ses dires ; son hostilité systématique à l’égard de l’intelligence le dispense de fournir des arguments d’ordre rationnel ; des comparaisons, de grands mots, de belles phrases lui semblent suffisants pour engendrer la conviction. Son imagination enfante des mythes qui n’ont même pas, dans l’ensemble, le mérite de l’originalité ; et son intuition fut une de ces fumisteries qui suffisent à condamner les causes qu’elles s’efforcent de servir. Aujourd’hui, le spiritualisme n’est pris au sérieux que par les arrivistes, les snobs et les ignorants ; malgré la Sorbonne, malgré les ministres républicains, malgré tous les docteurs de l’Institut, il n’inspire aucune confiance à celui qui prend la peine de réfléchir. — L. Barbedette.
SPORT n. m. (mot anglais). Vient de l’ancien français : desport qui signifie : amusement. Il est employé pour désigner tout exercice en plein air : course de chevaux, pêche, chasse, canotage, tir, escrime, gymnastique, football, bicyclette, etc. Le sport « est la pratique méthodique des exercices physiques, non seulement en vue du perfectionnement du corps humain, mais encore de l’éducation de l’esprit » (Larousse). On voit que, d’après cette définition, le domaine du sport est très vaste. Il englobe non seulement les jeux, mais tous les exercices d’entraînement, physiques et intellectuels. Toutefois, dans l’acception courante du mot sport, entre une idée de compétition qui ramène la chose aux exploits athlétiques. C’est le point de vue étriqué de la question, nous l’étudierons plus loin. D’une façon générale, le sport étant pratiqué en vue du développement harmonieux de la personne, il en résulte qu’est sport tout effort méthodique accompli dans ce but. Nous pourrons dire, en élargissant la chose jusqu’à son ultime limite : le sport, c’est la lutte même et c’est la vie. « Être, c’est lutter ; vivre, c’est vaincre. » (Le Dantec).
Il est évident que l’homme, dont l’origine remonte à une époque très reculée, n’a pu s’adapter aux diverses périodes préhistoriques qu’en luttant sans cesse contre les conditions changeantes de vie. Il a été pour lui d’une nécessité impérieuse d’habituer son corps à résister aux variations atmosphériques, aux maladies, au milieu ennemi. Il a fallu qu’il s’ingénie à dominer ce milieu, sinon c’était la fin de l’espèce, comme ça l’a été pour certaines espèces animales (mammouth, bison). Il a fallu qu’il éduque son corps à la course, à la natation, à la lutte. Il a fallu que, dans son cerveau, jaillisse la première lueur d’intelligence qui, justement pour combattre les forces mauvaises acharnées à sa perte, lui a permis d’ajouter à sa force et à son agilité, son ingéniosité, son adresse, sa ruse. Tout cela a demandé des expériences sans nombre, tout cela a coûté d’innombrables vies. Mais l’homme a triomphé grâce à cet entraînement incessant. Si maintenant nous considérons l’individu en lui-même, nous voyons que, depuis le jour où il a été conçu jusqu’à celui de sa mort, c’est encore par la pratique incessante de la lutte contre le milieu hostile qu’il est parvenu à vivre. Il lui faut sa place au soleil, coûte que coûte. Si on la lui dispute, il se rebelle ; et s’il est le moins fort, il succombe. La vie est le triomphe du muscle allié au cerveau.
Le fœtus se développe au détriment de sa mère ; l’enfant fait la connaissance de tout ce qui l’entoure pour mieux éviter les embûches, pour mieux s’imposer plus tard. Et plus cette connaissance sera poussée, plus l’espèce de carapace qui l’emprisonne sera disloquée, plus il acquerra de maîtrise et de confiance en soi. Il en est de même pour tout être vivant. Nous pouvons dire que le sport date des origines de la vie. Mais au fur et à mesure que l’homme s’est élevé, il a cultivé son intelligence au détriment de ses muscles. Cette intelligence lui a permis, en effet, de ménager ses efforts et d’atteindre des buts bien plus étendus. La massue fut supérieure aux poings de l’anthropoïde. La hache, l’arc, l’arbalète, le fusil, le revolver, la mitrailleuse, marquent dans l’art de la défense et de la destruction les étapes de ce progrès. Aujourd’hui, l’intellectuel tendrait à n’être plus qu’un cerveau. D’où cette anomalie : une tête bien faite sur un corps débile. En réaction : revenons au culte du muscle ; allons aux exercices physiques ; allons aux sports ! La vérité est dans la conciliation des extrêmes : « Le corps d’un athlète et l’âme d’un sage, disait Voltaire, voilà ce qu’il faut pour être heureux. » Et il pensait sans doute à Eschyle, à Sophocle, vainqueurs aux jeux olympiques, ou à Platon, « l’homme aux larges épaules ». Un corps d’athlète ne s’acquiert que par un méthodique entraînement. Le corps humain est une machine dans laquelle les combustions organiques doivent être actives pour ne laisser aucun déchet ; mais il faut, pour assurer son bon fonctionnement, que tous ses organes soient harmonieusement développés. D’où la nécessité de pratiquer des exercices rationnels et progressifs. Ces exercices sont utiles à l’enfant qui se développe chaque jour ; ils sont utiles à l’adolescent et à l’homme mûr pour entretenir la souplesse des organes ; ils sont indispensables dans certains cas (arthritisme, obésité) pour redonner au corps sa capacité de résistance et de rendement. Les méfaits de la sédentarité — cette plaie de la « civilisation » — sont connus. Voici, à ce sujet, l’opinion du Docteur G. Durville :
« … en collaboration avec l’alimentation mal comprise, elle crée deux types opposés de malades : les gras et les maigres. Les gras sont des déchus à la première période : leur organisme résiste à la sédentarité en entassant de la graisse dans les tissus, en congestionnant le foie et les viscères, en hypertendant la circulation sanguine ; de temps en temps, quand l’organisme est par trop plein, une soupape s’ouvre, qui déverse le trop plein : c’est la crise d’eczéma, de furoncles, d’entérite, de saignements hémorroïdaire, utérin, nasal, etc., la crise de gravelle, de rhume, de toux, etc. Par cette crise de nettoyage toujours considérée comme une mauvaise chose, alors qu’elle est un sauveur, le gras retrouve, pour un temps, des conditions plus normales de vie ; il a puisé en lui l’énergie de réagir. Comme il va récidiver à la même existence, une nouvelle crise reviendra un jour, mais sans doute serat-elle moins efficace, car l’organisme prend de l’âge et s’use ; il arrivera même, peut-être, que l’organisme laisse ouvrir la soupape là où il ne faut pas. Au lieu des veines hémorroïdaires, si une artère cérébrale s’ouvre, parce que devenue durcie, cassante, artério-sclérieuse, ce sera l’apoplexie, mortelle peut-être. Les maigres sont des types plus déchus de sédentarisés. Ce sont souvent des fils de sédentaires et de dyspeptiques. Leur organisme débilité n’a plus la force de faire de la graisse. Même s’ils mangent « bien », c’est-à-dire « trop », « rien ne leur profite plus », car leur nutrition est trop tarée. S’il leur arrive de prendre, par hasard, du poids, leur embonpoint est fugace ; en quelques semaines, ils l’ont reperdu ; ils sont redevenus ces êtres jaunes, faibles, à ventre flasque et vide, gastritiques et entériteux, sans muscle et sans ressort. La sédentarité a fait cela. La sédentarité détruit la forme de l’être. Or, quand l’être perd sa forme, il devient non seulement laid, mais malade. » Et, plus loin : « D’où provient cette déchéance ? Il se passe que le muscle s’en va, et avec lui la forme du corps. Il n’est pas douteux qu’aux yeux de bien des gens, le muscle a une mauvaise réputation. Combien d’intellectuels, aujourd’hui encore, regardent le muscle comme un instrument pour imbéciles et pour brutes ! Pourtant, pendant plus de mille ans, la Grèce sut imposer au monde sa suprématie, grâce à sa splendide conception de l’éducation musculaire. L’idéal de beauté, c’était alors le discobole ou le gladiateur, admirables de vigueur et d’optimisme. Il est navrant qu’à la saine conception de la beauté grecque ait succédé celle qui donnait en modèle un Christ amaigri, crucifié et renonçant. Si le christianisme avait pris au paganisme son amour de la beauté naturelle, le eût été une époque de lumière. Il y a parallélisme entre la vigueur d’un muscle et la beauté de sa ligne, car la nature est essentiellement logique. Beauté et santé sont les deux faces d’une même médaille ou, plus exactement, la beauté est l’extérieur de celle-ci et la santé l’intérieur. Et la splendide cage thoracique des statues de l’ancienne Grèce signifie maximum de force et de résistance des poumons et du cœur. Socrate et Platon ne furent pas seulement des génies de la pensée, ils furent aussi des athlètes s’exerçant nus sous le soleil. En sédentarisant son corps, on abaisse ses résistances. Les atrophiés du muscle donnent naissance à des enfants débiles, insuffisants des glandes, arthritités à l’avance et délicats. Les sédentaires trahissent leur descendance… Il faut savoir qu’à presque toutes les maladies de la nutrition, à presque toutes les asthénies, à toutes les affections chroniques, correspond un appareil musculaire insuffisant ou inactif. Toute déchéance de la forme normale, c’est-à-dire athlétique, du corps humain, va de pair avec une vitalité diminuée. » (La Cure Naturiste.)
Comment réagir ? Par les exercices physiques. Ils s’effectueront autant que possible en plein air, sous les rayons régénérateurs du soleil, le corps nu (voir : Nudisme) et se composeront de mouvements simples, capables de développer l’harmonie des formes. L’équilibre des fonctions ne s’obtiendra qu’à la condition de ne pas surmener certains groupes d’organes au détriment d’autres groupes, et en restant toujours dans la limite de résistance physiologique de l’individu. Suivra-t-on la méthode analytique ? (méthode suédoise de Ling), ou synthétique ? (méthode « naturelle » d’Hébert). Celle-ci connaît la plus grande vogue. Elle repose sur la pratique des exercices naturels : marche, course, saut, grimper (appuis, suspensions, équilibres et escalades), lancer (avec le jonglage), lever, défense (lutte et boxe), natation. Elle comprend aussi les bains de soleil et d’air pur, ainsi que des séances de repos. Toutes choses d’ailleurs que pratiquaient les Grecs. Le sport ainsi compris, débarrassé des vanités de la compétition et des prouesses des recordmen augmentera la force, la souplesse et la résistance du corps et deviendra le premier élément de la santé et du bonheur. « L’âme d’un sage » s’acquerra par la pratique parallèle du sport intellectuel, par cette gymnastique de l’esprit qui développe au plus haut degré le désir de savoir, par l’éducation méthodique de la volonté qui rend l’homme vraiment maître de lui, dominant ses instincts, et capable de s’élever à cette sérénité suprême où le corps est l’instrument d’exécution des décisions mûrement pesées par la raison. C’est alors que sera atteint l’idéal antique : une âme saine dans un corps sain.
Les Romains, et davantage encore les Grecs, ont été amoureux de la beauté des formes humaines. Mais la pratique des exercices gymniques remonte à des temps très anciens. Il y a 3600 ans, le Cong-fou chinois traite d’éducation physique rationnelle avec façons profitables de bien tenir son corps et de bien respirer. Cette gymnastique curative fut connue aussi dans l’Inde et en Égypte. Les mêmes exercices furent pratiqués par les asiatiques occidentaux dans leurs rites funéraires, leurs cérémonies religieuses et dans l’agonistique guerrière. Les Grecs arrivèrent à la perfection de la beauté physique par la pratique de la gymnastique ; leur merveilleuse statuaire, qui en est le témoignage, fera toujours l’admiration des hommes. À Sparte, « l’État s’occupe de l’enfant dès sa naissance : mal constitué, est exposé sur le Taygète ; solide, il reste aux mains des femmes jusqu’à sept ans, âge où commence son éducation publique, militaire. Un pédonome réunit en groupes les enfants de la même année ; eux-mêmes élisent, parmi des camarades plus âgés, des moniteurs qui dirigent les exercices, assistés de « fouettards ». Exercices violents : gymnastique, lutte, jeu de balle ; à côté de cela, une culture de l’esprit très élémentaire ; on admet la musique, pour accompagner les chants guerriers. Et l’éducation des filles est à peu près semblable. » (Maxime Petit : Histoire Générale des Peuples.) Du même ouvrage : « L’Athénien était un bon soldat, intelligent, courageux, manquant parfois de discipline, très supérieur aux Spartiates dans la guerre de sièges. L’éducation du militaire se confondait avec celle du citoyen, elle avait pour bases le patriotisme et l’entraînement physique. Ce dernier trait distinguait l’Hellène du barbare, qui ne s’entraînait pas méthodiquement et s’étonnait des exercices que les Hellènes exécutaient dans un état de nudité complète, d’où le nom de gymnastique. À cette éducation, on s’accoutumait déjà, à douze ans, dans des palestres privés ; à dix-huit ans commençait l’apprentissage des armes, lors de l’entrée dans l’éphébie. » Et lorsque l’éphèbe est citoyen : « Pendant un an, il fréquente un des trois grands gymnases, l’Académie, le Lycée, le Cynosarge, y pratique le saut, la course, la lutte, l’équitation, le maniement des armes, la manœuvre en peloton. » (pp. 58 et 67).
Cette faveur dont jouissaient les exercices physiques a son écho dans les œuvres littéraires. Nous cueillons, dans l’Odyssée, ce récit « sportif » des exploits d’Ulysse (Chant VIII) : « Il dit, et, sans se dépouiller de son manteau, il se précipite du siège, saisit une pierre deux fois plus grande et plus lourde que le disque lancé par les Phéaciens ; et, la tournant en l’air avec rapidité, il la jette d’un bras vigoureux ; la pierre vole et tombe au loin avec un bruit grondant et terrible. Ce peuple de hardis nautoniers, ces fameux rameurs qui brisent les flots, se croient frappés et s’inclinent jusqu’à terre. »
Et ces paroles d’Alcinoüs : « Nous ne prétendons point nous illustrer au pugilat ni à la lutte, mais nos pas atteignent en un moment le bout de la lice, et rien n’égale le vol de nos vaisseaux. Toujours brillants d’une nouvelle parure, nous coulons nos jours dans les festins, le chant et la danse ; les bains tièdes font nos délices ; le sommeil a pour nous des charmes. » Enfin, cette description d’un match de football (si l’on peut dire !) : « Ils prennent un ballon d’une pourpre éclatante, sorti des mains de l’industrieux Polybe ; tandis que, tour à tour, l’un, se pliant en arrière, jette ce ballon jusques aux sombres nuées ; l’autre, s’élevant d’un vol impétueux, le reçoit avec aisance et grâce, et le renvoie à son compagnon avant de frapper la plaine de ses pas cadencés. Quand ce ballon lancé a montré leur force et leur adresse, ils voltigent sur la terre avec des mouvements variés et une prompte symétrie. La nombreuse jeunesse, debout autour du cirque, faisait retentir l’air des battements de leurs mains, et tous éclataient en tumultueux applaudissements. »
Il y avait diverses catégories d’athlètes, mais tous devaient être de condition libre et Grecs de naissance. On distinguait les lutteurs, les coureurs, les pugilistes, les lanceurs de javelots et de disques, les pancratiastes. Suivant leur âge, on les classait en trois groupes : enfants (12 à 16 ans), adolescents (16 à 20 ans) et adultes. Les athlètes rivalisaient dans les grandes fêtes sportives ou grands jeux, dont la plus renommée était les Jeux Olympiques, célébrés à Olympie, en l’honneur de Zeus. Le premier jour était consacré aux cérémonies religieuses, puis on assistait aux fêtes du stade qui comprenaient les épreuves de courses à pied, de lutte et de pugilat. Les lutteurs combattaient le corps nu, enduit de sable et d’huile. Dans la course, on distinguait la. course simple (stade), le double stade (diaule), la course longue (dolique), la course en armes et la course aux flambeaux (lampadédromies). Dans le pugilat, les adversaires se portaient de terribles coups avec leurs poings garnis de plomb. Le pancrace qui combinait la lutte et la boxe était plus sauvage encore puisque tous les moyens étaient permis pour terrasser l’adversaire. Les fêtes se continuaient à l’hippodrome par des courses de chevaux et de chars, parfois par des chasses, des combats d’animaux féroces, des naumachies ; elles se terminaient au stade par le pentathle (saut, lancement du disque, du javelot, course et lutte) et par la course en armes (bouclier et casque). La course était un exercice très en honneur ; on organisa partout des courses de jeunes gens, mais il y eut aussi des courses de jeunes filles à Cyrène et à Sparte. Des coureurs, en se relayant, remplirent l’office de courriers, et l’on connaît l’exploit de celui qui expira après avoir annoncé à Athènes la victoire de Marathon. Aux Jeux Olympiques, le vainqueur recevait simplement une couronne d’olivier sauvage et c’était un honneur très grand pour lui d’avoir triomphé. Mais à la fin du Vème siècle, les jeux se commercialisèrent : le métier nourrit son homme. On vit Pindare chanter les exploits du stade. Le vainqueur obtint de nombreux privilèges dont les plus substantiels furent les exemptions d’impôts et la nourriture au prytanée. Il reçut en récompense des sommes d’argent, des couronnes, des objets précieux et des statues (Discobole, Diadumène, Apoxyomène, etc…) À Rome, les athlètes apparurent un siècle avant notre ère. Plus tard, les jeux dégénérèrent en luttes de factions, le peuple prenant parti pour l’une ou pour l’autre de ces factions reconnaissables suivant la couleur des casaques des cochers, Mais ce n’était plus de la gymnastique, ni de l’éducation physique, c’était presque le… sport dans ce qu’il a de plus mauvais. On vit ainsi, à Byzance, tout le peuple divisé en bleus et en verts. Chaque corporation avait ses chefs élus (démarques) avec ses milices. Leur rivalité déborda l’enceinte du cirque, envahit la ville et s’étendit à tout l’empire. La vie publique fut profondément troublée par ces luttes aux VI- siècle et VIIe siècle.
Avec le christianisme, le corps humain devint l’enveloppe méprisable. Il disparut sous les draperies. « … On vit alors se déchaîner cette rage bien connue des fanatiques contre la chair, considérée comme le principal obstacle à toute impulsion intellectuelle et morale. La terre devint une vallée de larmes ; la nature fut l’objet de la malédiction divine, le corps parut méprisable, et l’on s’ingénia à l’outrager et le martyriser. L’apôtre Paul, le vrai fondateur de la nouvelle religion avait dit : « Ceux que le Christ a conquis, ont crucifié leur chair avec leurs passions et leurs désirs. »
« Au Moyen Âge, durant cette époque grossière d’arbitraire féodal et de fanatisme théocratique, de soi-disant serviteurs de Dieu avaient poussé les choses à ce point qu’on en vint à mépriser la matière et que des hommes clouèrent au pilori leur propre corps, ce noble ouvrage de la nature. Les uns se crucifiaient, d’autres se torturaient ; des troupes de flagellants parcouraient le pays en tous sens, exposant aux regards leurs corps qu’ils avaient eux-mêmes lacérés ; on cherchait à détruire la force et la santé par les moyens les plus raffinés, afin de laisser à l’esprit, indépendant de la matière et surnaturel, la prépondérance sur son misérable substratum. » (Louis Büchner, Force et Matière, Ch. V.)
Le Moyen Âge fut une époque de crasse intellectuelle et physique. Nous sortons à peine de cette époque à ce sujet. Si quelque actrice, pour exciter le bourgeois, peut s’exhiber aujourd’hui toute nue sur la scène, les nudistes intégraux sont obligés de rechercher des endroits isolés pour livrer leur corps à la caresse bienfaisante de l’air et du soleil. Il n’y a pas encore si longtemps, dans les peintures et les sculptures, la feuille de vigne émasculait l’individu. La race des cuistres qui insultaient ainsi à la beauté humaine n’est point disparue ; l’attentat à la pudeur est toujours inscrit dans l’arsenal de nos lois. Cependant, la réprobation qui frappait le corps d’anathème s’est estompée au fur et à mesure que s’écroulaient les dogmes. Mais aussi une réaction suscitée par le capitalisme dans un but de défense (abrutissement des esprits et préparation à la guerre) a poussé les foules à pratiquer ou à admirer le sport tel que nous le connaissons aujourd’hui. Actuellement, nous pouvons classer les individus en trois catégories :
1° Les pratiquants du sport rationnel ;
2° Les professionnels du sport ;
3° Les foules passionnées pour les exploits athlétiques accomplis par les professionnels.
Les pratiquants du sport rationnel, relativement peu nombreux, sont gens de saine raison qui, d’une façon souvent discrète, s’exercent à vivre harmonieusement. Amoureux d’hygiène, d’air pur, de soleil ; amis des divertissements profitables à leur santé, ils cherchent avant tout à atteindre ce sommet où ils peuvent se considérer comme des « êtres complets » et ils tâchent de s’y maintenir. Ce sont, souvent, des contempteurs de notre infecte « civilisation » qui a créé ces monstruosités : les villes modernes avec leurs bagnes d’usines et de bureaux, avec leurs taudis, foyers de misère et de tuberculose. Aux moments de loisirs, ils fuient la ville qui tue, pour la campagne, pour la mer, pour la montagne, qui vivifient. Et là, sans désir d’exhibition malsaine, tout naturellement comme font les bêtes dites sauvages livrées à elles-mêmes dans la nature, ils s’ébattent pour le plus grand plaisir de leurs sens, pour le plus grand profit de leurs muscles. C’est comme s’ils remontaient le cours des siècles… Et, se débarrassant de toutes les entraves imposées par le milieu « civilisé » (faux-col, chaussures, chemise même) ils redeviennent l’animal primitif qui court, saute, grimpe, joue, nage librement comme aux époques où la « morale » n’existait pas ! Le mouvement nudiste est une des plus belles résurrections des époques antiques où les hommes étaient fiers de la beauté de leurs formes. Mais dans le canotage, dans la pêche, dans la chasse, et aussi dans les sports d’application comme le hockey, le tennis, le basket-ball, quelle belle gymnastique des muscles pour la coordination des mouvements, quel développement des réflexes mentaux qui accoutument à prendre de rapides décisions, quel profit pour le corps et pour l’esprit ! Ici, le sport est ce qu’il y a de plus pur, de plus socialement désintéressé, de plus profitable individuellement. Le sport est la vie intense et belle.
Avec les professionnels du sport, nous passons dans le mercantilisme du siècle. Avec les passionnés — physiquement inertes — qui se repaissent des gestes de ces professionnels, nous touchons à la question sociale. Mais ici, il faut prendre la chose de plus loin. L’homme garde en lui-même un vieux fonds d’ancestrale brutalité. Lorsqu’il n’a pas été longuement habitué à réfléchir, à raisonner, à faire la critique scientifique des faits dont il est témoin, il s’abandonne à ses impulsions premières, et l’on aperçoit très vite alors, sous le léger vernis des convenances, l’être primitif avide de sensations violentes, de spectacles où la force domine, et même où le sang coule. Le panem et circenses n’est pas seulement la formule de mépris de Juvénal pour les Romains de la décadence, il exprime le besoin profond des hommes encore voisins de l’animalité. Il faut des tempéraments artistes pour goûter pleinement les plaisirs de l’esprit. Aujourd’hui, comme autrefois, Aristophane, Molière, Hugo, ont moins d’admirateurs que tel boxeur réputé ; et le nom du savant qui aura fait de merveilleuses découvertes restera ignoré des foules tandis que la biographie d’un quelconque saltimbanque des sports sera connue des bambins de l’école ! Or, tout individu ou tout groupe d’Individus qui dispose de l’autorité demande des foules dociles. Ces foules le seront d’autant plus qu’on leur masquera les causes de leur misère. La religion a été longtemps le dérivatif nécessaire : on pensait selon une certaine morale éminemment profitable aux puissants. La religion s’écroulant comme s’écroulent toutes choses qui ont trop duré, on a trouvé de nouveaux opiums pour endormir les foules ; ces poisons ont nom : politique, alcool, presse, cinéma, sports… Par l’instruction distribuée au compte-gouttes, par l’éducation dirigée dans un sens contraire aux intérêts du prolétariat, le capitalisme a réussi à créer des « citoyens » sachant tout juste lire les décrets et les lois et aptes à s’agenouiller devant les idoles du jour. Par la presse, il a complété l’abrutissement commencé dès l’enfance la plus tendre. Le service militaire vient à point pour couronner le chef-d’œuvre. L’individu est mûr alors pour l’exploitation intensive en temps de paix et pour enrichir les marchands de canon l’heure venue. Encore faut-il qu’il soit de constitution assez robuste pour tenir sa place à l’usine et à l’ost. De là, la nécessité de créer et d’entretenir une mentalité sportive. De là, le sport plus ou moins officiel et subventionné. Déjà, les Anciens, nous l’avons vu, (Assyriens, Grecs), par les exercices physiques se préparaient à la guerre. Lorsque le corps était un objet de mépris, Rabelais, Montaigne et Rousseau préconisaient l’éducation physique ; la gent militaire sentait confusément tout ce qu’elle pouvait tirer de ces indications. Cela commença en Prusse, après Iéna : le pays avait besoin de vigoureux soldats. Le professeur Iahn conçut une méthode très complète d’entraînement physique. À Stockholm, Ling créa, en 1815, une méthode nouvelle. Des gymnases furent construits au Danemark, en Suisse, en Belgique. En France, un institut de gymnastique, sous l’impulsion du colonel Amoros, fut installé dans la plaine de Grenelle ; il devait devenir plus tard l’École Normale Militaire (Joinville). « C’est au ministre V. Duruy que revient le mérite d’avoir, en 1868, introduit ce genre d’enseignement dans les lycées et les collèges. Enfin, après la guerre de 1870, se produisit, dans une pensée patriotique, une renaissance véritable de l’éducation physique. » (Larousse). Aujourd’hui, ça commence avec les multiples sociétés de scoutisme qui se disputent l’enfance. Une des plus laïques de ces associations écrit dans sa « loi scoute » : « … L’Éclaireur sait obéir… L’Éclaireur est travailleur, économe et respectueux du bien d’autrui… » Et, au chapitre discipline : « La discipline, chez les Éclaireurs, est une discipline librement consentie, non une discipline imposée. Elle repose sur l’adhésion complète à la loi, dont ils sont habitués eux-mêmes à être les gardiens. » Il sera si facile, par la suite, lorsque le scout sera devenu un homme, de lui. faire croire à des « disciplines librement consenties », et de le rendre obéissant aux lois, même à celles qui lui demanderont sa vie pour que « la Patrie ne meure pas » ( !). Quoi qu’il en soit, l’enfant, tout de suite, devient un matricule sous un uniforme ; il est respectueux de ses « chefs », prêt à se plier aux ordres reçus sans discussion ni murmure. « La discipline faisant la force principale des armées », dit le refrain. On aperçoit aussitôt le but poursuivi par ces sociétés. Comme on comprend qu’une « Médaille d’Honneur de l’Éducation Physique » vienne récompenser les bons valets qui ont rendu des services au sport, à la préparation militaire et à l’éducation physique ! (Décret du 4 mai 1929). D’ailleurs, les personnalités officielles ne cachent pas leur jeu : « Le maréchal Pétain, lisons-nous dans la revue l’Animateur des Temps Nouveaux, assistant un jour à une réunion sportive, paraissait médiocrement intéressé : – Que pensez-vous des joueurs, M. le Maréchal ? lui demanda un officiel. – J’aimerais mieux, répondit le Maréchal, voir ces vingt-deux joueurs sur les gradins et ces milliers de spectateurs dans l’arène. » Évidemment, l’ogre sentait la chair fraîche ; il la voulait à point pour la prochaine « heure H ». Voici, du Soldat de Demain, un écho non moins officiel : « M. Adolphe Chéron, président de l’Union des Sociétés d’éducation physique, interviewé par M. Ménard, rédacteur au journal l’Auto sur ce que pourraient être les progrès du sport au cours de l’année 1933, a fait les déclarations suivantes :
« Au début de la nouvelle année, je continue à demander des terrains de jeux et des pelouses pour les écoles et les clubs. Où sont ceux dont l’aménagement avait été prévu sur la zone dès le lendemain de la guerre et dont le regretté Frantz-Reichel et moi-même rappelions la nécessité devant la Commission départementale de la Seine ? Oui, des terrains de jeux nombreux à la portée de la jeunesse, dans la banlieue immédiate des villes comme dans les campagnes et aussi des locaux dignes de l’activité des Fédérations. Sur le plan de la formation des maîtres : d’une part, la reconstruction de l’École Supérieure d’éducation physique de Joinville et, d’autre part, l’ouverture de l’École Normale d’application des professeurs de l’Université, constituant chacune sur son terrain, les deux éléments essentiels et inséparables de l’Institut national, seul capable d’assurer à la méthode française des progrès renouvelés et fondés à la fois sur la science de la vie, sur l’expérience, sur le contrôle des résultats. »
Citons aussi cette riposte (qui en dit long) de l’Union des Sociétés d’éducation physique et de préparation au service militaire, présidée par M. Chéron (un périodique sportif accusait une Fédération d’avoir « touché un million pour construire un siège social » :
« L’Union, pour les besoins de ses sociétés, a participé, dès le lendemain de la guerre, à la campagne des stades. On peut même dire qu’elle fut des premières, sinon même la première, à ouvrir cette campagne par ses créations du Parc Saint-Maur. À ce premier stade, d’autres, par la suite, s’ajoutèrent : à Saint-Maur, un deuxième stade et une école de natation ; au Perreux, un stade complet : à Romainville, un terrain d’entraînement avec école de mécaniciens d’aviation. Soit 5 établissements d’éducation physique et sportive, toujours en service, pour l’aménagement et l’entretien desquels on est bien loin des millions que la Fédération mise en cause aurait touchés. Et les stades du Parc Saint-Maur, complets dans leur installation jusqu’à comprendre un stand pour le tir, chose rare dans les organisations similaires, mais que l’Union considère comme indispensable, connaissent, de la part des Sociétés, une faveur qu’il est facile de contrôler. Le rédacteur du périodique sportif avait d’ailleurs, à la direction de son propre journal, le moyen de recueillir des témoignages probants. Des exemples malheureux de stades créés à coups de millions, et dont la vie ne fut qu’éphémère, sont connus. Les conditions mises par le sous-secrétaire d’État de l’Éducation physique à l’attribution des subventions éviteront à l’avenir, nous en avons l’espoir, le retour des erreurs commises par d’autres et assureront aux Sociétés de préparation au service militaire et à leur Union l’aide dont elles ont besoin pour rendre des services dont la portée dépasse le cadre par trop étroit des matches à recettes de l’amateurisme marron, qui, au lieu de préparer des citoyens pour le pays, fournit trop souvent au corps social des déclassés, au corps médical des malades, aux corps de troupes des ajournés, voire des réformés. » (Le Soldat de demain, janvier 1933.)
La préparation à la guerre est donc le but nettement poursuivi par l’État. « L’intérêt » qu’il apporte aux sports est, en définitive, celui des magnats qui sont dans la coulisse et qui représentent la finance internationale. Aussi, se leurrent ceux qui croient voir un jour le sport au service de la paix. « Faites-nous des hommes nous ferons des soldats », disait le général Chànzy. Exaltant au contraire le patriotisme (dans l’intérieur du pays même un patriotisme de clocher : voir certains matches de football), le sport, comme la presse, comme le cinéma, comme la langue internationale, comme la T. S. F., comme tout projet détourné du but de libération des hommes vers lequel il devrait tendre normalement, est canalisé vers des fins de division et d’extermination des peuples. Le sport sera simplement au service de l’homme lorsque le régime capitaliste aura disparu. Pour le moment, nous voyons de multiples sociétés sportives, fédérées et riches. Elles sont organisées pour exploiter commercialement et les aptitudes athlétiques des joueurs et la sottise des foules. Parfois, elles servent à flatter la vanité d’un roi de la coiffure ou de la chaussure. Les mécènes d’autrefois préféraient protéger les artistes ; ceux d’aujourd’hui s’attachent à des équipes de sportsmen. C’est le progrès !… La mentalité du professionnel est en harmonie avec celle de ses chefs et avec celle du public. À de rares exceptions près, l’athlète est — comme dit la chanson — un individu « grand, fort et bête ». Nous pourrions ajouter, souvent brutal et presque toujours vendu au plus offrant. On voit tel joueur radié à vie pour « s’être livré à des voies de fait sur la personne de l’arbitre », tel autre « pour insultes à l’arbitre et brutalités ». Combien en est-il qui luttent simplement pour des questions de gros sous ! Nous copions dans nos notes prises au hasard des lectures : « On se demande, avec quelque naïveté, dans les milieux sportifs, pourquoi certains athlètes, et non des moindres, se sentent tout à coup attirés vers un sport qui n’est pas le leur. Je crois qu’il faut chercher la raison de ces décisions subites dans la crise qui pèse actuellement sur la France et sur le monde. Quand (mettons X…) veut devenir boxeur, il est évident que ce sont les lauriers dorés de la boxe qui l’intéressent ; quand (Z…), à son tour, veut lâcher la course à pied pour le football, il est évident qu’il songe aux deux mille francs par mois des joueurs professionnels de la balle ronde… etc. » Pourquoi maintenant cet athlète est-il attaché à cette équipe, alors que naguère on le voyait ailleurs ? Beau joueur, on l’a « eu » en lui faisant cadeau, par exemple, d’un fonds de commerce. Ne devait-il pas profiter de la chance, cette garce qui tourne si rapidement ? Et le « commerce » n’est-il pas partout ? À propos de la radiation à vie du coureur Ladoumègue, nous avons recueilli, dans la France de Bordeaux (7 mars 1932), un article de C. A. Gonnet, dans lequel nous lisons : « … Entendons-nous bien. Je ne crois pas Ladoumègue absolument innocent… Je suppose qu’il a dû, quelquefois, pour courir, passer à la caisse. Mais — on connaît notre sentiment — j’estime que ce garçon, sans fortune, sans famille, marié, père d’un enfant, a fichtrement raison, si ses jambes de lévrier peuvent lui rapporter quelques billets de mille, de les prendre… On sait trop ce que c’est que le sport. Le jour où Ladoumègue n’avancera plus (et la course à pied, à ce régime-là, ne dure pas quinze ans !), il perdra et sa place — due au sport uniquement — et la foule d’amis qui l’entoure et toutes ses illusions. Il se retrouvera, comme bien d’autres, sur le pavé, avec sa gloire passée pour tout potage… Or, la gloire n’a jamais nourri personne. Qu’un universitaire, nanti de solides rentes, coure en pur amateur, bravo ! Mais un pauvre bougre a plus que le droit : le devoir de se débrouiller dans la vie. L’intelligence est un capital, la beauté en est un autre ; la « classe » sportive peut en être un troisième. Une réunion d’athlétisme à Paris sans Ladoumègue « fait » cinq mille francs. Avec « sa » présence, cent mille ! Et vous voudriez que de tout cet argent gagné dans la foulée de Ladoumègue, il n’eût même pas les miettes ? Allons donc ! Un boxeur montant sur un ring et qui attire la foule, exige 30 % de la recette. Tout le monde trouve cela naturel. Mais d’un Ladoumègue, c’est un crime. On me dira : « Les dirigeants sont bénévoles… ». Ce n’est pas vrai ! Ils ont pour eux les banquets, les voyages, les relations, les honneurs. L’un de ceux qui se sont acharnés le plus sur Ladoumègue criait à qui voulait l’entendre : « Les décorations, je les méprise ! » Mais il s’est tu… du jour où on lui a donné la Légion d’honneur. Ce qui prouve d’ailleurs combien les dirigeants « bénévoles et dévoués » tiennent à leur fromage, c’est l’acharnement avec lequel ils le conservent, s’y accrochent — tout tremblants… Edifiant exemple que nous procure, entre autres, comme une triste leçon humaine, le rugby ! Ladoumègue pouvait être radié, mais après les Jeux Olympiques. La Fédération d’Athlétisme, quand elle autorisa les tournées Nuami, Peltzer, Paddock Sholz and Co, savait bien que ses athlètes étrangers ne faisaient pas de voyages d’études… Pourquoi a-t-elle accepté cela ? Pour faire de l’argent ! Il lui était égal que des étrangers vinssent en France avec un pourcentage sur les réunions auxquelles ils participaient, parce qu’elle, Fédération, en avait un autre… etc. »
N’est-ce pas édifiant ? Le même écrivain sportif nous renseigne, presque un an plus tard (La France du 11 janvier 1933) sur les progrès du fléau : « Gare à la commercialisation ! :… J’avoue être inquiet un peu de l’orientation actuelle du sport. Le sport, qui fut pur et naturel, est en train de se commercialiser de façon effrayante et excessive. Ce n’est pas la faute des pratiquants qui, à peu de chose près, suivent la même ligne de conduite que leurs prédécesseurs et, quoi qu’on en dise, courent et jouent surtout pour leur plaisir. Mais les dirigeants — et ceci dans toutes les branches de l’activité physique actuelle — sont dominés par des questions de trésorerie qui, peu à peu, les conduisent à l’ « exploitation en règle » du capital-argent que sont leurs hommes. Que font ceux-ci ? Ils ne réagissent point, ou faiblement. Je ne sais qu’un exemple : celui d’un quinze de rugby qui s’est constitué en société anonyme (ô combien !) et réclame des comptes après chaque match. Pourquoi ? On le devine… Mais, en dehors de cette préoccupation, somme toute morale ou normale, de dirigeants heureux de « faire des recettes », il y a autre chose. Des requins sont nés, qui « font » dans le sport, comme d’autres dans la politique, les fonds secrets, le chantage ou la coco. Ces nouveaux adeptes de la « traite des blancs » ont l’ambition avouée d’accaparer le sport pour des fins commerciales et de réaliser ce que New-York, par exemple, a déjà admis : « Tout effort est un spectacle, tout spectacle se paie ». Quand on a admis ce principe, ça vous mène loin. Vous ne faites plus du sport pour vous, mais pour le compte d’un autre. Puis, à un moment donné, vous affranchissant de cette tutelle, vous vous produisez vous-même. Paddock et Weissmüller, quand ils gagnaient le record du monde, songeaient déjà au cinéma et aux dollars. Désagrégation de l’idée originelle, avènement du Gladiateur. Gare !…, etc… »
C’est, évidemment, un capital, ces athlètes susceptibles de faire entrer de fructueuses recettes dans les caisses des organisateurs. (On connaît l’exemple de matches truqués pour doubler la recette dans une revanche profitable.) Mais sont-ils, du moins, des hommes « complets », de merveilleux spécimens de la race ? Hélas ! Là aussi, il faut déchanter. Les méfaits du sport ainsi compris ont, depuis longtemps, été dénoncés. Voici, par exemple, ce qu’écrit Marcel Berger, dans Mondes et Voyages, du 15 juillet 1932 : « Votre sport ? Nous lui reprocherons d’abord d’être un vrai péril pour la race. Un péril physique. Que voyons-nous ? Notre belle jeunesse et, pis, notre adolescence des deux sexes, entraînées par l’amour-propre — et par le bourrage de crâne — aux chemins de la compétition : courses à pied, cyclisme, football, rugby, boxe, natation et le reste ! Le résultat, ce sont ces organismes surmenés, ces écœurés « claqués » que vient dénoncer le conseil de révision. Par l’abus du sport, chaque année des milliers de tuberculeux de plus, des milliers de futurs cardiaques. Consultez les médecins. La plupart se déclarent opposés aux excès journaliers commis sous cette dangereuse égide. En dehors d’eux, le plus grand nombre des « culturiste » « préparatistes », « naturistes », voire des hommes aussi qualifiés — et d’ailleurs en désaccord entre eux — que le professeur Latarget et le lieutenant de vaisseau Hébert, passent leur vie à dénoncer les excès nocifs du sport. »
Plus loin : « … Rien de plus triste, parfois, au point de vue esthétique, qu’un champion spécialisé ! Nous connaissons des « as » de la course dont l’apparence est celle des gnomes ! Par ailleurs, il est fréquent nous dirons presque qu’il est admis — qu’un sauteur ne sache pas nager, qu’un leveur de poids ne sache pas courir, qu’un coureur soit incapable de se hisser au long d’une corde. La carence de nombreux sportifs pendant la guerre — et nous ne parlons que de carence physique — restera sujet de dérision. »
Les progrès du sport se font au détriment de ceux de l’intellectualité : « … Tout ce temps consacré désormais par la jeunesse — et par l’âge mûr — soit à la pratique soit à la badauderie athlétiques, tout ce temps apparaît volé aux autres distractions hygiéniques et, surtout, aux spéculations et divertissements de l’esprit. Partout, les études régressent, l’intellectualité s’avilit. Le théâtre voit baisser ses recettes au profit de celles des vélodromes. À chaque club sportif qui s’ouvre correspond quelque philharmonique, quelque foyer spirituel ou artistique qui se ferme. »
Les athlètes sont, en général, comparables à ces animaux dont on force le régime pour leur faire produire, en un temps relativement court, ce qu’ils produiraient normalement à des intervalles échelonnés. Ce sont les coureurs du Tour de France, par exemple, « dopés » comme chevaux en carrière et obligés, après l’épreuve, de se reposer… à l’hôpital. Que devient l’homme après cela ?… Une baudruche dégonflée. Nous trouvons ceci dans nos notes : « Allez donc vous fier à la forme montrée par un athlète dans une seule manifestation. Elle dure ce que durent les roses, surtout lorsqu’elle n’est pas appuyée d’une robuste santé. Il y a huit jours, nous exprimions une crainte au sujet des efforts surhumains que venait de faire le trop courageux stayer dans le fameux match des champions du monde. Nous redoutions pour lui qu’il ait mis son organisme, à peine rétabli d’une longue dépression, à trop rude épreuve, qu’il ait exagéré la défense d’un capital musculaire et nerveux à peine reconstitué et insuffisamment consolidé. Cette crainte n’était pas vaine. Comme un prodigue qui ne sait pas compter, P… puisa à pleines mains dans ses réserves, le 5 mars. Malheureusement pour lui, il eut à faire face à une nouvelle échéance, au moins aussi lourde que la première, le 12 de ce mois. En huit jours, P… n’eut pas le temps de rattraper ses pertes et il ne put, dimanche dernier, faire face à toutes ses obligations. À peine remis d’un long état de déficience, P… est reparti à fond trop tôt. Il peut redouter, maintenant, les conséquences de son imprudence pour la bonne tenue de sa saison d’été, à moins que le grand air et le bon soleil ne le retapent miraculeusement à leurs premiers contacts…, etc… ».
Passons aux foules, gobeuses de spectacles sportifs. Dans « l’atmosphère des rencontres internationales, le chauvinisme le plus étroit, le plus obtus s’y donne carrière. Sur le terrain, les équipiers — surtout ceux des quinze de rugby — n’ont qu’un but : gagner à tout prix. A tout prix, cela veut dire au prix, souvent, des pires brutalités, des pires déloyautés. Que l’arbitre, excédé, sévisse, et ce sont les 30.000 spectateurs d’un France-Écosse qui sifflent, l’invectivent, menacent de lui faire un mauvais parti. À Colombes, des grilles acérées les en empêchent. Mais on a vu à Béziers ou à Lézignan, des arbitres roués de coups, menacés de malemort. » (Marcel Berger).
On a vu la France entière vibrer d’une façon inepte lorsque son champion de boxe partit en Amérique pour se faire battre. On assiste souvent à des échanges d’injures et de coups dans certains matches où le public prend parti pour l’une ou l’autre équipe. Et lorsque de graves questions internationales sont susceptibles de précipiter ces troupeaux vers les charniers de la guerre, on voit les foules se ruer vers les haut-parleurs des halls de journaux pour apprendre les derniers résultats sportifs. Vous croyez que l’angoissant problème passionne le public que vous voyez affairé et soucieux ; prêtez l’oreille à la rumeur qui monte : hosanna ! l’équipe de France a vaincu par x points à zéro ! Pauvres êtres qui maudissez parfois le sort qui vous accable, comme vous faites le jeu de vos maîtres en dirigeant votre pensée vers ces futilités ! On ne se doute guère combien est basse la mentalité de certaines foules, tant elles sont avides d’actes de violence et de bestialité ! Les « Annales Anti-alcooliques » (déc. 1932) ont publié la description d’un match de boxe, dont nous reproduisons le passage suivant :
« … Ils étaient là 30.000 dans un immense vaisseau, 30.000 hommes et femmes et même enfants en bas âge, haletants, fascinés par les évolutions, les pirouettes, les coups d’adresse des malheureux athlètes, voués par la nature ou par l’intérêt à des combats hideux, où le peuple, redevenu animal féroce, trouve de sadiques plaisirs. Ils étaient là, étrangement mélangés, bourgeoises très décolletées (car ces réunions sont snobs), demi ou quart de mondaines, panachées de types à physionomie de souteneurs en casquette. Ces spectacles confondent les classes de façon touchante ! Quelle fraternisation ! Mais ce qui est indescriptible et inconcevable même, c’est la physionomie de tout ce peuple, ses manifestations délirantes, cependant que les coups pleuvaient, meurtrissant les chairs, faisant couler le sang, sauter quelques dents, pochant les yeux. La participation du spectateur au combat se lisait sur toutes ces faces dont les émotions débordaient ; les yeux s’écarquillaient, des vociférations sauvages sortaient des bouches convulsées : « Tue-le ! tue-le ; tape plus fort, vas-y Thill ! » On sentait vibrer le super-patriotisme de la brute ayant un vague souvenir des ruées humaines où le sang coule au nom de la Patrie. C’était grandiose de hideur, et l’on se serait cru en pleine corrida, où l’humain ne songe plus à cacher ses instincts sanguinaires. Des femmes pleuraient, surtout derrière moi la femme fluette de l’adversaire de Thill qui encaissait les plus savantes bourrades et qui finit par tomber épuisé. Pourquoi cette petite femme était-elle là ? Sans doute pour cueillir les lauriers sanguinolents de son brutal époux ? Il Y a des femmes que de pareils triomphes mettent en liesse. Elles sont fort nombreuses, et il était visible que l’exaltation passionnée des femmes dépassait de beaucoup celle des hommes. »
Et le docteur Legrain ajoute avec raison :
« Quand on voit cela, on conçoit les boucheries de la guillotine, on s’explique la férocité de ce peuple qui demande la tête de Gorgulof, un fou ! Il lui faut du sang, à cet ours des cavernes, qui n’a du civilisé que le faux-col et la pipe. »
Le sport ? À ce mot, combien de camarades se détournent avec une sorte de répulsion ! C’est comme lorsqu’on leur parle du bistrot ou du cinéma… Ils sentent l’exploitation savante, l’abrutissement intellectuel, l’appât empoisonné. Et ils se détournent du piège. Ils s’en détournent pour aller vers leurs livres, vers leurs chères études, vers les hautes joies de l’esprit. Aux moments du délassement, ils prennent leur ligne et vont vers la rivière proche pêcher l’ablette… ou rêver. Et lorsque le cœur leur en dit, ils se dévêtent, plongent dans l’eau riante et fraîche, pour ensuite offrir leur corps aux baisers du soleil… Le sport ? certes, ils détestent celui qui s’apparente aux « véhicules du crime », selon la vigoureuse expression de Mac-Say ; mais ils aiment celui qui est un bienfait pour leur corps. Pourtant, l’autre a tant fait de ravages, qu’il leur semble que ce serait avilir celui-ci que de le dénommer sport. — Ch. Boussinot.