Encyclopédie anarchiste/Stérilité - Subsistance

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2666-2678).


STÉRILITÉ (n. f.) du latin Sterilitas, même sens. Le fait de ne pas se reproduire, de ne pas porter de fruit : un terrain stérile, un esprit stérile. Chez les animaux et chez l’homme, le fait de ne pas enfanter. « La métaphysique est comme une vierge consacrée à Dieu ; elle n’enfante rien. » (Bacon).

La stérilité peut être pathologique ; chez l’homme, ses causes sont la criptorchidie, arrêt du développement des testicules, la tuberculose et le cancer du testicule. Les blennorragies répétées suivies d’épidydimites et d’orchites amènent la stérilité. Chez la femme, le vaginisme, état nerveux qui empêche tout rapport sexuel, les métrites et salpingites, certains fibromes qui, remplissant la cavité utérine, ne laissent pas de place pour l’œuf, l’insuffisance odonienne, caractérisée par des règles peu abondantes, les kystes et tumeurs de l’ovaire. La stérilité pathologique est peu fréquente. C’est une erreur de croire, comme le feignent certains auteurs, à un abâtardissement de la race qui amènerait la stérilité. La grande cause de dénatalité d’un pays est la stérilité volontaire.

La stérilité volontaire est une conquête de la civilisation. L’homme primitif subit la nature, les peuples civilisés l’adaptent à leur commodité. Néanmoins, les peuples sauvages savent provoquer la stérilité. Des négresses pratiquent l’avortement au moyen d’une tige de bambou introduite dans la matrice. Dans la Russie tsariste, les paysans faisaient avorter les filles qui avaient fauté en les frappant violemment au ventre. Le plus souvent, ils tuaient la mère en même temps que le fœtus.

La civilisation a trouvé des moyens moins brutaux. Les préjugés religieux, qui empêchaient les peuples de regarder en face les choses sexuelles, disparaissent peu à peu et l’avortement, en dépit d’une légalité anachronique, s’étend de plus en plus. Il y en aurait, paraît-il, un million par an pour la France.

Plus générale que l’avortement est la restriction volontaire des naissances ; ce que les Anglais appellent le bearth control. On empêche, par des moyens divers, le spermatozoïde de rencontrer l’ovule. L’homme pratique l’acte bref ; la liqueur spermatique est émise au dehors, ou bien il recouvre la verge d’un condom. La femme s’efforce d’obturer par divers procédés : éponges, pessaires, etc. l’orifice utérin. Certaines se contentent d’uriner après l’acte ; la liqueur spermatique, accumulée dans le vagin, tombe par l’effet de la pesanteur. Un autre moyen consiste à faire de grands lavages de la cavité vaginale avec une eau additionnée de produits spermaticides.

Un médecin allemand a trouvé, récemment, le moyen de produire la stérilité en introduisant dans l’utérus un anneau en argent flexible. Replié pour franchir le col, l’anneau reprend sa forme dans la cavité utérine. L’utérus se contracte pour l’expulser mais n’y parvient pas et ces contractions continuelles rendent impossible à l’œuf fécondé de se fixer à la paroi. Lorsque la femme désire un enfant, elle fait enlever l’anneau ; la grossesse redevient possible.

Tous les moyens de stérilisation sont aléatoires. On n’arrive au succès qu’à force d’attention et de soins. C’est pourquoi la bourgeoisie réussit mieux que la classe ouvrière à limiter sa fécondité. Chez les ouvriers, le logement exigu et sans confort, l’indolence, l’ignorance rendent la stérilité difficile à obtenir. Seul l’anneau d’argent serait efficace, mais ce moyen n’est pas il la portée de la classe ouvrière. Il faut un médecin pour placer l’anneau ; c’est une opération illégale et naturellement, ceux qui la font demandent très cher.

La stérilité, tout au moins la stérilité partielle, peut permettre à la femme une vie intéressante. La fécondité excessive fatigue le corps et l’intelligence s’en ressent. Le ventre se flétrit, la. peau affaissée tombe devant les cuisses comme un tablier : les seins se fanent et tombent sur le ventre, les jambes se couvrent de varices qui rendent la marche difficile : l’utérus, fatigué de porter constamment des grossesses, se relâche, il fait issue hors du vagin et pend entre les jambes, faisant de la femme une véritable infirme. Les préjugés sont encore tels, même en médecine, que les chirurgiens hésitent à enlever ce misérable organe qui ne fait que gêner et ne servira plus à rien, si ce n’est à tuer la femme par un cancer qui a les plus grandes chances de survenir.

Toutes les religions ont proscrit la stérilité. Chez la plupart des primitifs, la femme est esclave, sa seule raison d’être est la procréation de l’homme. Aussi la femme stérile est-elle considérée comme un être inutile. L’homme la tue ; tout au moins il la répudie et en prend une autre. Dans l’Islam, la mère d’un garçon porte orgueilleusement un croissant à sa coiffure ; elle croit avoir fait son devoir et son entourage pense comme elle. Ces mœurs barbares n’ont pas disparu. Pendant des siècles, la femme stérile était considérée comme abandonnée de Dieu ; la famille la persécutait. Aussi allait-elle dans les sanctuaires à miracles demander à Dieu la grâce de devenir féconde. L’orgueil de caste et de famille s’ajoute au préjugé religieux pour proscrire la stérilité. Pour continuer le titre, le nom, il faut un enfant, surtout un garçon.

Il ne faut pas croire que nous fassions la peinture d’une mentalité révolue. Elle subsiste encore aujourd’hui, même chez des gens prétendus avancés. Dans Fécondité, de Zola, l’épouse stérile n’est pas répudiée : mais le mari lui adjoint une concubine qui, elle, a des enfants. Tout le monde approuve ce polygame par nécessité ; la femme légitime elle-même fait taire sa jalousie.

Il est à noter que, le plus souvent, la stérilité de la femme a l’homme pour cause. La blennorragie, relativement bénigne pour lui, est grave pour elle ; elle provoque la métrite et la salpingite qui entraînent la stérilité. La vasectomie, sorte d’avortement masculin est une opération qui consiste à couper le canal déférent qui conduit la liqueur spermatique. Les rapports sexuels demeurent possibles, mais ils sont inféconds et le testicule, soustrait à la fonction spermatique, n’en acquiert que plus de valeur comme glande endocrine : il répand dans tout l’organisme ses principes dynamogènes.

La vasectomie serait un moyen très commode de stérilisation. La préservation féminine est difficile : l’avortement peut être dangereux ; seule la section du canal déférent permet l’amour sans inquiétude. Mais elle n’est pas encore entrée dans les mœurs. Son seul inconvénient est d’être irréparable. Plusieurs pays : les États-Unis, la Suisse ont pratiqué la vasectomie sur les aliénés et les criminels. Pour les aliénés, cela peut s’admettre. D’abord ils sont inconscients et ensuite il est bon de les empêcher de procréer des malheureux qui, fous ou demi-fous, traîneront une existence misérable.

En ce qui concerne les criminels, il y a abus de pouvoir. Et la raison d’État n’est pas à invoquer, car le crime n’est pas héréditaire. Sa cause la plus fréquente est non pas une hérédité morbide, mais les difficultés de la vie dans une société mal organisée. — Doctoresse Pelletier.


STIRNÉRISME (Le). C’est à Bayreuth, le 25 octobre 1806, que Max Stirner vint au monde. Ce ne fut pas un écrivain d’une fécondité extraordinaire, les soucis de l’existence l’accaparèrent trop. De ses écrits, un seul a surnagé, un volume où il s’est livré tout entier, où il a exprimé toute sa pensée et a essayé d’indiquer une voie d’issue aux hommes de son temps : L’Unique et sa Propriété.

Il y a Stirner et son œuvre, il y a L’Unique et sa Propriété et le « Stirnérisme », Il est arrivé qu’en s’adressant aux hommes de son temps, Max Stirner s’est adressé aux hommes de tous les temps, mais sans assumer l’allure de prophète tonnant théâtralement du fond de sa caverne que Nietzsche savait si bien prendre. Stirner ne se présente pas non plus à nous comme un professeur enseignant ses élèves : il parle à tous ceux qui viennent l’entendre, tel un conférencier ou un causeur qui a rassemblé autour de lui un auditoire de toutes les catégories, manuelles comme intellectuelles.

Aussi, pour comprendre la portée du stirnérisme, faut-il retrancher de L’Unique et sa Propriété tout ce qui est relatif à l’époque où ce livre a été écrit. Sans ce travail préparatoire, la tentation risque de venir au lecteur qu’il se trouve en présence d’une confession ou d’un testament philosophique. Cet étayage fait, on a devant soi un arbre robuste et bien planté, une doctrine parfaitement cohérente et on ne s’étonne plus qu’elle ait donné naissance à tout un mouvement.

Le Stirnérisme considère que l’unité humaine est la base et l’explication de l’humanité ; sans l’humain pas d’humanité, la totalité ne se comprend que par l’unité. Autant s’arrêter tout de suite si l’on ne s’assimile pas ces prémisses. Cette unité sociologique n’est pas un être en devenir ni un surhomme, mais un homme comme vous et moi que son déterminisme pousse à être comme il doit être, comme il peut être — rien de plus ni de moins que ce qu’il a la force ou le pouvoir d’être. Mais l’homme que nous connaissons est-il bien ce que son déterminisme le voulait, en d’autres termes : est-il ce qu’il devait, ce qu’il pouvait être ? Cet homme que nous côtoyons dans les lieux de plaisir ou de travail, est-il un produit naturel ou une confection artificielle, est-il volontairement l’exécuteur du contrat social ou ne s’y conforme-t-il que parce qu’éducation, préjugés et conventions de toute espèce lui bourrent le crâne ? C’est ce problème que le stirnérisme va s’appliquer à résoudre. Premier temps !

Pour replacer l’individu dans son déterminisme naturel, le Stirnérisme se met à ébranler tous les piliers sur lesquels l’homme de notre temps a édifié sa masure de membre de la société : Dieu, État, Église, religion, cause, morale, moralité, liberté, justice, bien public, abnégation, dévouement, loi, droit divin, droit du peuple, piété, honneur, patriotisme, justice, hiérarchie, vérité ; bref les idéaux de toute espèce. Ces idéaux, ceux du passé, comme ceux du présent, ces idéaux sont des fantômes embusqués dans « tous les coins » de sa mentalité, qui se sont emparé de son cerveau, s’y sont installés et empêchent l’homme de suivre son déterminisme égoïste.

Les préjugés-fantômes battant en retraite les uns après les autres, les piliers de sa foi et de ses croyances croulant successivement, l’individu se retrouve seul. Enfin, il est lui, son Moi est dégagé de toute la gangue qui le comprimait et l’empêchait de se montrer tel que. La table rase a été faite, les nuages qui obscurcissaient l’horizon ont disparu, le soleil brille de tout son éclat et la route est libre. L’individu ne connaît plus qu’une cause : la sienne, et cette cause, il ne la base sur rien d’extérieur, sur aucune de ces valeurs fantômales dont, auparavant, son cerveau était farci. Il est l’égoïste dans le sens absolu du mot : sa puissance est désormais sa seule ressource. Toutes les règles extérieures sont tombées ; il est délivré de la contrainte intérieure, bien pire que l’impératif extérieur ; force lui est maintenant de chercher en lui seul et sa règle et sa loi. Il est l’Unique et il s’appartient, en toute propriété. Il n’est pour lui qu’un droit supérieur à tous les droits : le droit à son bien-être. « La peine doit disparaître pour faire place à la satisfaction. »

Pensez donc où l’Unique en est arrivé ! Pas une vérité n’existe en dehors de lui. Il ne fait rien pour l’amour de Dieu ou des hommes, mais pour l’amour de soi. Il n’y a entre son prochain et lui qu’un rapport : celui de l’utilité ou du profit. C’est de lui seul que dérivent tout droit et toute justice. Ce qu’il veut, c’est ce qui est juste. Foin donc de toute cause qui n’est pas la sienne ! Il est lui-même sa cause et n’est ni « bon », ni « mauvais » (ce sont là des mots). Il se déclare l’ennemi mortel de l’État et l’irrespectueux adversaire de la propriété légale.

Quelques citations tirées de L’Unique et sa Propriété feront comprendre que Stirner n’a rien épargné et qu’aucune idole n’a trouvé grâce à ses yeux :

« Toujours un nouveau maître est mis à la place de l’ancien, on ne démolit que pour reconstruire et toute révolution est une restauration. C’est toujours la différence entre le jeune et le vieux philistin. La révolution a commencé en petite-bourgeoise par l’élévation du Tiers-État, de la classe moyenne, et elle monte en graine sans être sortie de son arrière-boutique. »

« S’il vous arrivait, ne fut-ce qu’une fois, de voir clairement que le Dieu, la loi, etc., ne font que vous nuire, qu’ils vous amoindrissent et vous corrompent, il est certain que vous les rejetteriez loin de vous, comme les chrétiens renversèrent, jadis, les images de l’Apollon et de la Minerve et la morale païenne. »

« Tant qu’il reste debout une seule institution qu’il n’est pas permis à l’individu d’abolir, le Moi est encore bien loin d’être sa propriété et d’être autonome. »

« La culture m’a rendu puissant, cela ne souffre non plus aucun doute. Elle m’a donné un pouvoir sur tout ce qui est force, aussi bien sur les impulsions de ma nature que sur les assauts et les violences du monde extérieur. Je sais que rien ne m’oblige à me laisser contraindre par mes désirs, mes appétits et mes passions, et la culture m’a donné de les vaincre : je suis leur maître. »

« Celui qui renverse une de ses barrières peut avoir par là montré aux autres la route et le procédé à suivre ; mais renverser leurs barrières reste leur affaire.

« On se contenta pendant longtemps de l’illusion de posséder la vérité, sans qu’il vînt à l’esprit de se demander sérieusement s’il ne serait pas nécessaire, avant de posséder la vérité, d’être soi-même vrai. »

« Celui qui doit, pour exister, compter sur le manque de volonté des autres, est tout bonnement un produit de ces autres, comme le maître est un produit du serviteur. Si la soumission venait à cesser, c’en serait fini de la domination. »

« Pour l’homme qui pense, la famille n’est pas une puissance naturelle, et il doit faire abstraction des parents, des frères, des sœurs, etc. »


Sur quels rivages son déterminisme poussera-t-il l’égoïste chez lequel il a été fait table rase des préjugés-fantômes ? Et voici le deuxième temps du stirnérisme.

Tout bonnement vers les rivages de l’union, de l’association… Mais une union contractée volontairement, une association d’égoïstes que ne hanteront pas les fantômes du désintéressement, du dévouement, du sacrifice, de l’abnégation, etc. Une association d’égoïstes où notre force individuelle s’accroîtra de toutes les forces individuelles de nos co-associés, où l’on se consommera, où l’on se servira mutuellement de nourriture. Une union dont on se servira pour ses propres fins, sans que vous trouble l’obsession « des devoirs sociaux ». Une association que vous considérerez comme votre propriété, votre arme, votre outil et que vous quitterez quand elle ne vous sera plus utile.

Mais qu’on ne s’imagine pas que l’association, si elle permet à l’individu de se réaliser par elle, n’exige rien en échange.

Certes, l’association stirnérienne ne se présente pas comme une puissance spirituelle supérieure à l’esprit de l’associé — l’association n’existe que par les associés, elle est leur création ; mais voici : pour qu’elle remplisse son but, pour qu’on y échappe « à la contrainte inséparable de la vie dans l’État ou la société » il faut bien comprendre que n’y manqueront pas « les restrictions à la liberté et les obstacles à la volonté », « Donnant, donnant ». Égoïste, mon ami, tu consommeras les autres égoïstes, mais à condition d’accepter de leur servir de nourriture. Dans l’association stirnérienne, on peut même se sacrifier à autrui, mais non en invoquant le caractère sacré de l’Association ; tout bonnement parce qu’il peut vous être agréable et naturel de vous sacrifier.

Le stirnérisme reconnaît que l’État repose sur l’esclavage du travail ; que le travail soit libre et l’État est aussitôt détruit. (Der Staat beruht auf der Sklaverei der Arbeit. Wird der Arbeit frei, so ist der Staat verloren) : voilà pourquoi l’effort du travailleur doit tendre à détruire l’État, ou à s’en passer, ce qui revient au même.


Troisième temps. Reste la façon dont l’égoïste ou l’Association des égoïstes réagira contre les habiles et les rusés qui usent à des fins de domination et d’exploitation des fantômes qui ont pris possession des cerveaux des hommes, Le stirnérisme n’entend pas jouer le rôle de l’État après l’avoir détruit ou avoir clamé son inutilité, forcer ceux qui ne le veulent ou ne le peuvent à former des associations d’égoïstes. Le stirnérisme ne préconise pas la révolution. Le stirnérisme n’est pas synonyme de messianisme. Contre ceux qui possèdent et exploitent au point de ne laisser aux exploités ni pain à manger, ni lieu où reposer leur tête, ni de leur payer le salaire intégral de leur effort, l’insurrection est de mise, la rébellion convient. Il y a des biens improductifs au soleil, des coffres-forts pleins à déborder, que diable ! Et pas de sentimentalisme quand il s’agit d’affirmer son droit individuel ou associé au bien-être. L’ego guidé par la conscience de soi, ne saurait s’embarrasser de scrupules qui pouvaient hanter les hommes aux cerveaux habités par des fantômes.

« La révolution ordonne d’instituer, d’instaurer, l’insurrection veut qu’on se soulève ou qu’on s’élève. »

« Je tourne un rocher qui barre ma route jusqu’à ce que j’aie assez de poudre pour le faire sauter ; je tourne les lois de mon pays tant que je n’ai pas la force de les détruire. »

« Un peuple ne saurait être libre qu’aux dépens de l’individu, car sa liberté ne touche que lui et n’est pas l’affranchissement de l’individu ; plus le peuple est libre, plus l’individu est lié. C’est à l’époque de la plus grande liberté que le peuple grec établit l’ostracisme, bannit les athées, et fit boire la ciguë au plus probe de ses penseurs. »

« Adressez-vous donc à vous-mêmes, plutôt qu’à vos dieux ou à vos idoles : découvrez en vous ce qui est caché, amenez-le à la lumière et révélez-le. »

Telle est l’essence du message que Max Stirner, en le délivrant aux hommes de son temps, adresse aux hommes de tous les temps.


Nous avons dit qu’en Stirner il y avait l’homme et l’œuvre. Après avoir parlé de la doctrine, parlons de son fondateur. Stirner n’est que le nom de plume de Johann Caspar Schmidt et ce surnom n’est qu’un sobriquet dû au front (Stirn en allemand) développé de l’auteur de L’Unique et sa Propriété et qu’il a conservé pour ses écrits.

Un des épisodes de la vie de Stirner qui retient le plus notre attention est sa fréquentation, dix ans durant, du club des « Affranchis » groupement d’intellectuels animés des idées libérales des esprits avancés d’avant 48. Ils se réunissaient dans une brasserie et dans l’atmosphère enfumée des longues pipes de faïence, discutaient sur toutes sortes de sujets : théologie (le livre de Strauss sur Jésus venait alors de paraître), littérature, politique (la révolution de 48 était proche). Ce fut en 1843 que Max Stirner, l’homme d’aspect impassible, d’un caractère fort et concentré en soi, épousa en secondes noces une Mecklembourgeoise, rêveuse et sentimentale, assidue elle aussi du club des « Affranchis », Marie Daehnhardt. Pourtant, leur union ne fut pas heureuse. L’incompréhension mutuelle des deux époux et les calomnies insinuant que Stirner cherchait un profit dans ce mariage par la dot de sa femme, amenèrent la rupture en 1845.

Stirner continua à produire. L’Unique et sa Propriété date de la fin de 1844. Il a successivement publié de 1845 à 47 une traduction allemande des maîtres-ouvrages de J.-B. Say et d’Adam Smith avec notes et remarques en 8 volumes ; en 1852, une « Histoire de la Réaction » en deux volumes, toute de sa plume ; en 1852 encore, la traduction d’un essai de J.-B. Say sur le capital et l’intérêt, avec des remarques… Puis, il ne publia. plus rien. Ses dernières années furent miséreuses. Réduit à gagner son pain comme il le pouvait, isolé, emprisonné deux fois pour dettes, il succomba en 1856 à une infection charbonneuse dans un garni. De nouvelles recherches de mon ami John-Henry Mackay, mort en mai 1933, semblent attester que la fin de son existence ne fut ni si misérable ni si dépourvue d’amitié qu’on l’a cru tout d’abord.


Revenons à l’œuvre de Stirner. Un des passages les plus remarquables de L’Unique et sa Propriété est celui où il définit la bourgeoisie par rapport aux déclassés. Cette citation est la meilleure réponse à faire à ceux qui voient dans Stirner et ses continuateurs des individualistes bourgeois :

« La bourgeoisie se reconnaît à ce qu’elle pratique une morale étroitement liée à son essence. Ce qu’elle exige avant tout, c’est qu’on ait une occupation sérieuse, une profession honorable, une conduite morale. Le chevalier d’industrie, la fille de joie, le voleur, le brigand, et l’assassin, le joueur, le bohème sont immoraux, et le brave bourgeois éprouve à l’égard de ces « gens sans mœurs » la plus vive répulsion. Ce qui leur manque à tous, c’est cette espèce de droit de domicile dans la vie que donnent un commerce solide, des moyens d’existence assurés, des revenus stables, etc. ; comme leur vie ne repose pas sur une base sûre, ils appartiennent au clan des « individus » dangereux, au dangereux prolétariat ; ce sont des « particuliers » qui n’offrent aucune garantie et n’ont « rien à perdre » et rien à risquer. »

« Tout vagabondage déplaît d’ailleurs au bourgeois, et il existe des vagabonds de l’esprit, qui, étouffant sous le toit qui abritait leurs pères, s’en vont chercher au loin plus d’air et plus d’espace. Au lieu de rester au coin de l’âtre familial à remuer les cendres d’une opinion modérée, au lieu de tenir pour des vérités indiscutables ce qui a consolé et apaisé tant de générations avant eux, ils franchissent la barrière qui clôt le champ paternel, et s’en vont par les chemins audacieux de la critique, où les mène leur indomptable curiosité de douter. Ces extravagants vagabonds rentrent eux aussi dans la classe des gens inquiets, instables et sans repos que sont les prolétaires, et quand ils laissent soupçonner leur manque de domicile moral, on les appelle des «brouillons », des «têtes chaudes » et des « exaltés ».

« On pourrait réunir sous le nom de vagabonds conscients tous ceux que les bourgeois tiennent pour suspects, hostiles ou dangereux. »

Stirner n’est pas descendu vers le peuple, comme les Bakounine, les Kropotkine, les Tolstoï, par exemple. Ce n’est pas un producteur massif comme Proudhon aux préjugés de bourgeois moyens et généreux ; ce n’est pas un savant comme Reclus, doublé d’un esprit de bonté évangéliste ; ni un aristocrate comme Nietzsche ; c’est l’un de nous. C’est un homme qui ne se trouva jamais nanti d’une position sûre et profitable ou rentée. Il connut la nécessité de pratiquer les métiers les plus divers pour se subvenir. La gloire qui entoure les proscrits célèbres, les militants révolutionnaires ou les chefs d’école, lui fut inconnue. Il dut se débrouiller comme il le pouvait et au lieu des marques de considération que la bourgeoisie décerne, malgré tout, à certains illustres révolutionnaires, il n’en reçut que les rebuffades dont elle accable les individus sans situation et sans garantie.

Instruit par ses propres expériences, Stirner a donc tracé du bourgeois un portrait beaucoup plus frappant que ne le fit plus tard Flaubert qui se plaçait uniquement au point de vue esthétique.

Pour Stirner, la caractéristique du monde bourgeois c’est de posséder une occupation sérieuse, une profession honorable, de la moralité, bref ce qui constitue un droit de domicile dans la vie. Le bourgeois peut être ouvrier ou rentier, se dire républicain, radical, socialiste, syndicaliste, communiste, voire anarchiste ; il peut appartenir à une Loge, à la Ligue des Droits de l’Homme, à un Comité électoral socialiste, à une cellule communiste ; il peut même payer sa cotisation à un parti révolutionnaire. Tant que sa vie repose sur une base sûre, tant qu’il offre des garanties morales, bourgeois il est et bourgeois il reste.

En Allemagne même, ce ne fut qu’au bout de cinquante ans que parut une seconde édition de L’Unique et sa Propriété (1882). En 1893, la grande maison d’éditions Reclam, de Leipzig, éditait ce livre dans sa Bibliothèque Populaire. C’était le rendre accessible à tous. En 1897, John-Henry Mackay, qui s’est donné tant de mal pour retrouver des traces de Stirner et dissiper le mystère qui couvre sa vie, publiait la première édition de Max Stirner, sein Leben. und sein Werk.

En France, L’Unique et sa Propriété paraissait en 1900 en deux traductions, celle de Robert L. Reclaire, chez Stock ; celle de Henri Lasvigne à la Revue Blanche. (En 1894, Henri Albert avait traduit une partie de l’ouvrage au Mercure de France ; un peu plus tard, Théodore Randal avait fait de même dans les Entretiens Politiques et Littéraires et dans le Magazine International » ).

En 1902, il était traduit en danois (avec préface de Georges Brandes) et en italien (avec préface d’Ettore Zoccoli) ; une deuxième édition italienne a paru en 1911 et a été réimprimée en 1920. En 1907, précédé d’une préface de l’auteur de la philosophie de l’Égoïsme, James Walker, il en paraissait une traduction anglaise par Steven T. Byington, éditée par Benjamin R.Tucker (sous le titre The Ego and his own). En 1912, L’Unique et sa Propriété avait, de plus, été traduit en russe (on compte huit éditions de cet ouvrage en cette langue, la septième traduite par Léo Kasarnowski, la dernière datant de 1920), en espagnol, en hollandais et en suédois. En 1930, ont paru deux traductions japonaises dont une bon marché par J. Tsuji. Je pense qu’il existe des traductions de l’Unique en d’autres langues. (J’ai entendu parler de la traduction de l’Unique en dix-huit langues, mais je n’ai pu vérifier).

Sous le titre de Kleinere Schriftenpetits écrits — John-Henry Mackay a réuni les études, articles, comptes rendus et réponses de Stirner à ses critiques, parus de 1842 à 1848. Je connais une édition italienne de cet ouvrage, intitulée Scritii minori. J’ai traduit dans l’en dehors la critique très intéressante que Stirner a faite des Mystères de Paris d’Eugène Sue et un extrait du Faux principe de notre éducation. — E. Armand.


STOÏCISME n. m. (Du grec stoa, portique, parce que Zénon de Cittium, fondateur de la philosophie stoïcienne, enseignait sous un portique.) Ce substantif correspond à deux adjectifs : stoïcien et stoïque. Le stoïcien est celui qui appartient à l’école de Zénon ; le stoïque est celui qui a la fermeté recommandée par Zénon. On pourrait dire d’Epictète, plus fervent de la pratique que des dogmes, qu’il était encore plus stoïque que stoïcien.

Si j’osais mêler les vocabulaires, je constaterais qu’il y a une façon pharisaïque (et d’ailleurs vulgaire) de comprendre le stoïcisme. C’est celle que blâme La Fontaine (Le philosophe scythe) quand il nous montre « un indiscret stoïcien » qui :

… Retranche de l’âme
Désirs et passions, le bon et le mauvais,
Jusqu’aux plus innocents souhaits.

Le fabuliste ajoute que « de telles gens »

… Ôtent à nos cœurs le principal ressort
Ils font cesser de vivre avant que l’on soit mort.

Ce que condamne La Fontaine est une caricature, non le véritable stoïcisme. Il est vrai que beaucoup de professionnels de la philosophie s’y sont trompés, depuis Plutarque, ce pauvre prêtre, jusqu’à Paul Janet, membre de l’Institut, qui donna au Dictionnaire des Sciences philosophiques de Franck un article « Stoïcisme » d’une injustice et d’une ignorance émerveillables. Nul stoïcien n’a jamais élagué avec une telle indiscrétion. Ils ont seulement établi entre nos puissances une hiérarchie trop sévère et donné trop absolument l’empire à la raison. S’ils semblent condamner sans réserve les « passions », c’est question de vocabulaire : ils blâment sous ce nom les agitations folles et excessives, mais ils consentent aux « affections », mouvements beaux et eurythmés. Ils distinguent quatre « passions » dont la laideur s’efforce vers les faux biens ou se désole de ne les point posséder ; ils appellent ces quatre passions : tristesse, plaisir, désir, crainte. Le sage, par une méthode que j’indiquerai plus loin, s’affranchit de toute tristesse. Au lieu du plaisir et de ses petites secousses inquiètes, il se donne la joie continue : ascension dans la clarté ou, suivant la définition de Spinoza, émouvant voyage et « passage d’une perfection moindre à une perfection plus grande ». Au lieu de la crainte et de ses affolements, il connaît la souriante prudence qui veille toujours sur le trésor intérieur. Enfin, comme son effort n’exige jamais l’impossible ou l’aléatoire, comme ce qu’il réalise c’est toujours, dans l’indifférente victoire ou l’indifférente défaite extérieure, la beauté même de son effort et son propre perfectionnement par cette beauté, le sage ne dit pas qu’il désire, mais qu’il veut.

Bien loin que le stoïcien détruise aucune de ses puissances internes, ce qui domine en lui, c’est le sentiment de l’unité de son être et de son accord avec lui-même. Les mauvais instincts, pour employer un vocabulaire plus nouveau et plus clair que le sien, il ne les supprime pas en lui, il les rend indifférents par la platonisation ou utiles par la sublimation. Connaître l’harmonie que je suis, la réaliser de plus en plus et, à mesure que je la perfectionne, en prendre une conscience de plus en plus nette et de plus en plus large : voilà l’essence de l’éthique stoïcienne. Monter en quelque sorte sur chacune de mes connaissances pour agir plus haut, sur chacune de mes actions pour voir plus vaste.

La grande méthode morale du stoïcisme s’appuie sur la fameuse doctrine des choses indifférentes. Le stoïcien appelle indifférent tout ce qui ne dépend pas de lui. Cette définition, d’abord âprement volontaire, il en fait peu à peu une réalité subjective. Quand il a donné tout l’effort qui dépend de lui, il devient indifférent au résultat.

J’ai montré, dans La Sagesse qui rit, que le stoïcisme est essentiellement « un positivisme du vouloir ». Le savant positiviste, pour se donner tout entier à la recherche scientifique, se désintéresse de tout le domaine inconnaissable et métaphysique. Le stoïcien, pour ne perdre à des regrets et des découragements aucune parcelle de sa force et de sa volonté, se rend indifférent tout ce qui ne dépend pas de sa volonté et de sa force.

Mais, parmi les choses qu’il déclare indifférentes dès qu’il les compare au bien unique, la beauté de sa vie, il en reconnaît de préférables : il les recherche dès que cette recherche ne nuit pas au souverain bien ; il évite, quand il le peut sans laideur, les choses contraires aux préférables. Il y a plus : rechercher le préférable et éviter son contraire est un effort naturel, raisonnable, sans lequel on ne serait pas stoïcien.

Je ne parle que de ce qu’on appelle improprement la morale stoïcienne et qui est sagesse non morale. Quant à la logique et à la métaphysique de la secte, ce sont curiosités historiques qui n’intéressent plus que l’érudition. — Han Ryner.


STRATÉGIE n. f. (du grec stratos, armée ; agô, je conduis). Sur la stratégie, considérée comme une partie de l’art militaire, nous dirons peu de chose. Elle a pour but essentiel de faciliter l’assassinat collectif de milliers d’êtres humains. Elle fut toujours une source de destructions inutiles et de monstrueuses douleurs Si les peuples étaient moins stupides, ils rangeraient les généraux fameux dans la catégorie des bandits les plus pervers. Mais, au lieu de m’arrêter à des considérations longuement développées par les meilleurs écrivains pacifistes, je préfère montrer aux adversaires de l’autorité que le pouvoir militaire n’échappe pas plus que le pouvoir patronal, administratif etc., à une décomposition qui devrait faire réfléchir les adorateurs de l’État. « Même dans l’armée, institution où l’esprit de barbarie subsiste à un très haut degré, le commandement se ramène, au sommet de la hiérarchie, à une affaire de calcul et d’organisation. Un chef militaire n’a plus besoin de faire preuve de courage, ni de s’exposer personnellement au danger ; et maints haut gradés se comportèrent en pleutres durant la guerre de 1914-1918. Endurance, bravoure, audace, force de caractère, ces qualités impérieusement requises des anciens conducteurs de troupe, sont bonnes seulement pour le simple soldat et, quelquefois, pour les officiers subalternes. Installés loin des balles, des obus et des gaz asphyxiants, dans de confortables et luxueux châteaux, avec un nombreux personnel de cuisiniers et de valets, les grands généraux, ou plus exactement ceux qui travaillent pour leur compte, n’ont besoin que du téléphone, de cartes et des menus objets nécessaires pour écrire ou calculer. On les renseigne sur la position des armées antagonistes, sur l’importance et la qualité des éléments dont eux-mêmes disposent, sur la force de l’adversaire et sur ses intentions présumées. D’après les facteurs en présence, et nullement d’après leur fantaisie s’ils jouissent encore de leur bon sens, nos stratèges résoudront les problèmes qui se posent. La guerre se conduit comme une affaire industrielle ou commerciale ; à son stade supérieur, le pouvoir militaire ressemble de moins en moins à ce que nos pères appelaient le commandement. Organiser d’une façon adéquate et rationnelle, voilà quel est, dans l’armée comme ailleurs, le vrai travail de direction. Et si nous avons pris cet exemple, c’est qu’aux yeux des naïfs, le chef militaire demeure l’incarnation la plus typique de l’autorité entendue au sens des anciens. » (En Marge de l’Action.) On voit combien profonde est l’erreur de ceux qui attribuent une mystérieuse vertu à l’Autorité, qui prêtent à la volonté des chefs une mirobolante efficacité. L’histoire de la stratégie le démontre : cela est faux, même lorsqu’il s’agit des bravaches galonnés qui plastronnent dans les cérémonies patriotiques et les défilés officiels.

Comme il existe une stratégie militaire, il existe aussi une stratégie électorale, fasciste, communiste, cléricale, maçonnique, etc. Sectes et partis s’efforcent de détenir les leviers de commande et de procurer des places enviables à leurs adhérents. Quelle que soit l’étiquette dont ils se parent, toujours il s’agit d’assurer la domination d’un groupe restreint de privilégiés sur une masse d’imbéciles. A l’occasion, et pour mieux tromper le public, l’on adopte un programme (lui, en apparence, donne satisfaction aux plus ardentes aspirations égalitaires. En réalité, le but secret des divers groupements politiques, c’est d’obtenir la meilleure part du gâteau gouvernemental, Se faire la courte échelle pour grimper toujours plus haut, telle est la loi primordiale de ceux qui s’associent pour exploiter la sottise humaine. Une réciprocité de bas services, voilà en quoi consiste la camaraderie qui règne entre les membres de maintes organisations, dont les allures magnanimes et désintéressées imposent le respect à ceux qui n’ont pu les observer de très près.

Pour nous, quels que soient les symboles sous lesquels se développe l’exploitation des pauvres et des ignorants : croix, triangle, faucille et marteau, etc., nous restons du côté des victimes. Certes, nous conseillons la prudence : mouchards et provocateurs manquent rarement dans les milieux d’avant-garde ; et nous savons les gouvernants capables de tout pour perdre ceux qui les font trembler. Pourquoi fournir à l’administration et à la police des renseignements qui leur permettront de nous mater ? Or, des manifestations mal calculées, des déclarations courageuses mais dépourvues d’efficacité pratique, peuvent aboutir à ce résultat. Soyons prudents ; toutefois gardons-nous d’avilir la cause que nous voulons servir, en maniant le mensonge et la calomnie comme le font nos adversaires. Laissons à d’autres ces armes empoisonnées ; c’est sur la vérité seulement que doit s’appuyer la stratégie de ceux qui luttent pour le triomphe de la raison et de l’amour. — L. Barbedette.


STUPÉFIANT adj. : qui frappe de stupeur ; nom masc. : un stupéfiant, des stupéfiants, se dit des médicaments qui produisent une sorte d’inhibition des centres nerveux, d’où résulte un état d’inertie physique et morale qui ne va pas jusqu’à la narcose, mais produit une anesthésie partielle. (Larousse).

Cette définition ou n’est pas très exacte, ou est incomplète, car cette inhibition des centres nerveux, c’est-à-dire ce choc qui les met en état d’inertie, est soit précédée, soit suivie d’une période d’excitation telle qu’on a volontiers tendance à considérer comme stupéfiants des médicaments qui, en réalité, sont juste l’opposé.

Nous poserons donc de suite, en principe, qu’il n’y a que deux corps répondant exactement à l’idée moderne des stupéfiants : 1° la cocaïne ; 2° l’opium et ses dérivés.

A côté de ces deux médicaments, nous trouvons d’autres substances dont la pharmacodynamie est voisine des stupéfiants.

Nous les classifierons en :

Hypnotiques (chloral, sulfonal, bromure de potassium, et tous les dérivés de la série barbiturique : véronal, gardénal, somnifène, allonal, etc…) ;

Anesthésiques (éther, chloroforme, chlorure d’éthyle, protoxyde d’azote).

Deux autres corps existent qui, à tort, ont été souvent considérés comme stupéfiants, alors qu’en réalité ce sont des excitants : ce sont le hachisch et l’alcool. Un dernier venu, le Peyotl est intéressant à citer pour les phénomènes bizarres que procure son ingestion. Nous en dirons quelques mots.


Historique. — Dormir, ne plus souffrir… car le sommeil est bien le réparateur souverain de tous les maux. L’insomnie est le pire des supplices : se tourner et se retourner sur sa couche, ressasser dans son cerveau tous les problèmes qui vous tracassent durant la veille et qui, dans le noir, prennent des proportions formidables ! Tout plutôt que cela… Et le stupéfiant vient qui va donner quelques heures d’accalmie.

Aussi, comme la douleur a été de tous les temps, le stupéfiant a une origine vieille comme le monde. L’Humanité souffrante a toujours cherché un procédé pour rendre la vie plus supportable. Les Incas, les Chinois, les Égyptiens trouvaient un bien-être physiologique dans l’emploi de certaines plantes dont ils avaient découvert les propriétés. C’est ainsi que l’opium et la coca furent utilisés chez ces peuples bien des siècles avant qu’on en entendit parler en Europe.

Homère ne parle-t-il pas, dans l’odyssée du « Nepeuthès » : Hélène, dit-il, tenait de l’Égyptienne Polydamna ce médicament propre à « calmer la douleur et à dissiper les chagrins ». Opium ou jusquiame ? Les commentateurs ne sont pas très d’accord.

Plus tard, en 932, Alexandre le Grand fonda, en même temps que la ville d’Alexandrie, la première école de pharmacie qui eut la gloire de lancer le fameux Thériaque, qui, par l’opium qu’elle contenait, parcourut tout le cycle des années, puisqu’elle figurait encore dans le « Codex » de 1883. Bref, à toutes les époques de l’histoire, nous trouvons des médicaments qu’il serait trop long de citer ici et qui, tous, ont eu pour but de supprimer la douleur. Nous sommes donc en bonne compagnie pour parler des stupéfiants, et d’abord du premier de tous, l’opium.

Opium. — Tout le monde sait comment on obtient l’opium : une incision sur le fruit du pavot avant sa complète maturité : un suc blanc, laiteux, poisseux par le caoutchouc qu’il contient, sourd, qui, abandonné à lui-même, se dessèche et donne un produit brunâtre : l’opium. L’on a dit longtemps que la vertu principale de l’opium était de faire dormir. Non : l’opium n’est pas somnifère, mais il facilite le sommeil, parce qu’il calme la douleur en permettant à l’organisme de ne plus sentir l’irritabilité de son système nerveux. Que l’on fume l’opium ou qu’on se pique à la morphine, la douleur cesse d’abord et la sensation d’euphorie s’installe.

Malheureusement, quand l’action de l’opium diminue, une irritabilité spéciale remplace l’insensibilité. Ce sont d’abord des démangeaisons insupportables. Puis, si l’on se lève, des sensations pénibles, allant jusqu’à la nausée et aux vomissements.

Alors, pour retrouver le bien-être évanoui, le fumeur, le morphinomane recourront de nouveau au poison, augmentant fatalement les doses, pour obtenir l’effet cherché. C’est le « cercle vicieux » de Gilles de la Tourrette.

Voilà la rançon de tous les stupéfiants. Car nous retrouverons ce même phénomène en étudiant tous ces produits ; c’est une véritable mithridatisation qui permettra à l’intoxiqué d’absorber des grammes de poison alors que quelques milligrammes pourront tuer un non initié.

L’opium agit par les différentes substances qui le composent, et dont la principale est la morphine. Une piqûre à la morphine, seule, est plus active et dangereuse que l’emploi de l’opium total avec tous ses alcaloïdes, comme le fait le fumeur. Ces alcaloïdes, dont les six principaux sont : morphine, narcotine, papavérine, codéine, thébaïne et narcéine, atténuent la valeur d’intoxication de l’opium brut. L’héroïne, trop connue de certains intoxiqués, est un dérivatif de la morphine.

Tous les fumeurs d’opium ont traité sur le mode dithyrambique les jouissances psychiques que procure la « bonne drogue ». Voici Claude Farrère qui chante l’hymne à la Fumée d’opium : « Oh ! se sentir de seconde en seconde moins charnel, moins humain, moins terrestre !… Admirer la multiplication mystérieuse des facultés nobles ; devenir, en quelques pipées, l’égal véritable des héros, des apôtres, des Dieux… ». Farrère et les fumeurs ont raison : une des caractéristiques de l’opium est d’abolir tout désir sexuel en exaltant, au contraire, les « facultés nobles » : intelligence, mémoire, sens du beau. « Ainsi, dit toujours cet auteur, les nerfs féminins sont troublés amoureusement par l’opium mais l’opium apaise et maîtrise les virilités. Et regardez se jouer l’opium capricieux : aux femmes, créatures d’amour, il exaspère et multiplie l’ardeur amoureuse ; aux hommes, créatures de pensées, il supprime le sixième sens qui s’oppose grossièrement aux spéculations cérébrales. Il est certain que les choses sont bien ainsi et que l’opium a raison. » (Cl. Farrère, Fumées d’opium.)

Trois stades bien caractérisés marquent la carrière d’un opiomane. Les voici résumés d’après Jarland. (L’opium au Yunnam, 1925) :

1° Sensation d’euphorie dès les premières pipes. On ne sent plus son corps. Les idées surgissent. Exacerbation de l’intelligence, de la mémoire, des sentiments de beauté et de bonté.

2° Le fumeur est imprégné. Pour avoir « ses » sensations, il double, triple même le nombre de pipes. La paresse s’installe et l’activité motrice diminue.

3° L’Euphorie devient de plus en plus lointaine. L’organisme ne réagit plus : anorexie, constipation, dyspepsie, troubles de la circulation.

Bref, l’opiomane a perdu le rythme de la vie. Et, au point de vue psychique, c’est la déchéance qui commence. Ah ! les poètes ont chanté tout à l’heure l’hymne à l’opium avec ses joies et ses sensations qui font du fumeur un surhomme. Écoutez les maintenant : « … C’est une pipe meurtrière… dix poisons, tous féroces, s’embusquent dans son cylindre noir, pareil au tronc d’un cobra venimeux… Il n’est plus qu’une sensation humaine qui me soit restée… si, une chose, un verbe : souffrir ! »

« Une heure sans opium, voilà l’horrible, l’indicible chose, le mal dont on ne guérit pas, parce que cette soif là, la satiété même ne l’éteint pas… et je suis le damné qui, pour se délasser de la braise ardente, trouve seulement le plomb fondu. » (Claude Farrère, loc. cit.).

Telle est la grande caractéristique de la psychologie des stupéfiants. A côté de la joie intense que procure le poison tant que dure son effet, se trouve la désespérance épouvantable pour l’intoxiqué devenu l’esclave de sa passion.

Alcaloïdes de l’Opium. — Morphine. — C’est le dérivé de l’opium le plus employé ; et c’est le meilleur aide que possède le médecin dans tout son arsenal thérapeutique pour soulager toute douleur de quelque nature qu’elle soit. Il est même dommage que la phobie de l’accoutumance empêche beaucoup de médecins de l’employer quand ils devraient le faire, car chez des incurables, c’est un acte de charité que d’adoucir leurs derniers moments avec des injections de morphine, même à haute dose.

Chez les morphinomanes avancés, l’emploi de ce stupéfiant est redoutable, car ils ne peuvent vivre la vie à peu près normale qu’avec leur dose d’entretien. Rien n’est d’ailleurs plus triste et plus répugnant que de voir l’intoxiqué au faciès hébété, sortir de sa poche ou de son sac (car hélas ! les femmes sont en plus grand nombre que les hommes), sans nul souci d’antisepsie, la seringue toujours prête, et se larder, même en public, dans un coin retiré. (c. f. un reportage de « Gringoire », janvier 1933).

Aussi faut-il voir dans quel état se trouve la peau des jambes, des cuisses, du ventre, des bras, absolument tatoués de mille coups d’aiguille, sans compter les cicatrices d’abcès qu’on s’étonne de ne pas voir apparaître à chaque piqûre.

Héroïne. — Un dérivé de la morphine, devenu très à la mode chez les toxicomanes, c’est l’héroïne.

La sensation d’euphorie est, en effet, plus grande, plus subtile, plus spécialisée dans son raffinement, qu’avec la morphine ou l’opium. Évidemment, comme avec tout stupéfiant, elle s’atténue à la longue et finit par disparaître même en augmentant les doses.

Cette euphorie s’accompagne d’un état d’hyperactivité psychique avec facilité d’association d’idées et de paroles extraordinaires. Cela dure deux heures environ.

C’est le meilleur médicament conseillé pour la toux et la dyspnée, ainsi que pour l’état dépressif de la mélancolie, mais son emploi doit être très surveillé, car la « faim » de l’héroïne est plus impérieuse que celle de la morphine et de l’opium, surtout la sensation de « paradis » disparaissant très rapidement à l’usage.

Les autres succédanés de l’opium n’ont rien d’intéressant au point de vue « stupéfiant ».

Nous allons donc étudier le grand poison à la mode, la « coco », la « neige », qui fait tant de ravages dans un monde spécial de viveurs ou de faibles qui se laissent prendre à ses appâts.

Cocaïne. — Nous savons tous que c’est l’alcaloïde, principe actif, que contiennent les feuilles de l’Érythroxyloncoca. Les Incas, de temps immémorial chiquaient ces feuilles, remède souverain contre la faim, la soif, la fatigue.

La cocaïne fut isolée en 1859 par Niemann. Elle est employée sous la forme de chlorhydrate, sel qui se présente sous la forme de paillettes blanches, brillantes, ce qui lui a acquis très rapidement chez les cocaïnomanes la dénomination de « neige ».

On l’utilisa d’abord en chirurgie, sa propriété anesthésique étant remarquable. Reclus en formula les lois. En art dentaire, et en petite chirurgie, il rendit de grands services grâce à l’absence de toute douleur qu’on obtenait pendant les opérations.

Ce n’est que depuis quelques années qu’on s’aperçut que, prise en inhalation nasale, il se produisait des phénomènes d’euphorie, d’ivresse spéciale, et d’excitation agréable.

Et comme malheureusement, là comme partout, et encore plus que partout, l’habitude naît de la première réalisation, l’intoxication progressive abolit toute volonté de réagir, et la cocaïnomanie est installée.

La cocaïne, plus que tout autre stupéfiant, a gagné un certain public, grâce à sa facilité d’absorption. La « prise » est simple et facile. Pas de solution ou d’ampoule, ni de seringue comme pour la morphine. Pas de mise en scène ni de matériel comme pour la fumerie d’opium. « Point de cachoterie gênante et humiliante : une boîte, une poudre blanche qui n’a pas d’odeur, qui ne tache pas, un geste rapide et discret, bref tous les avantages d’une habitude élégante et de bon ton. » (Dupré et Logre).

Les effets psychologiques de la cocaïne sont variables selon les individus. Ils ne sont pas les mêmes, non plus, selon que le terrain est neuf ou déjà imprégné.

L’initiation se fait, soit par curiosité, soit par l’entraînement d’un camarade, car il est à noter que les toxicomanes cherchent toujours à enrôler le plus possible d’adeptes.

Après la prise de cocaïne, le sujet ressent d’abord une anesthésie complète de la muqueuse nasale ; puis il éprouve sur la face, autour du nez et de la bouche une impression de froid et quelques phénomènes désagréables tels que nausées, défaillances, palpitations, changement de la voix, trismus et prognathisme du maxillaire inférieur. Chez ceux qui sont un peu entraînés, cette phase n’existe pas, et la cocaïne provoque d’emblée son euphorie spéciale : contentement profond, sentiment de force et d’intelligence, oubli des chagrins, qui n’apparaissent plus à la conscience rassérénée, que comme des contingences négligeables. C’est une ivresse forte et joyeuse. Dans son visage épanoui, l’œil vif et humide, troué par une large mydriase offre un éclat singulier, mais combien de temps cela dure-t-il ?

Fugace, ce rêve s’estompe dans un lointain, laissant un désir de recommencement inextinguible. Alors arrive un sentiment pénible de lassitude et de tristesse avec anxiété et énervement. Le malade n’est plus qu’une loque incapable du moindre effort. Et pour échapper à cette dépression angoissante, pénible comme un supplice, il ne voit plus qu’un moyen : recourir à une nouvelle dose de cocaïne. Les prises succèdent aux prises jusqu’à ce que l’on sente physiquement que l’on a son plein. Ce seuil, après quelques entraînements, peut atteindre facilement deux grammes et chez les grands cocaïnomanes, dix et vingt grammes.

Alors pendant quelques instants, c’est un vrai coma, avec cœur battant la chamade par son arythmie. C’est la période vraiment stupéfiante et tellement redoutée, que beaucoup préfèrent continuer leurs doses jusqu’au jour pour que les occupations de la vie courante les arrachent à leur cauchemar.

En effet, après ce cycle de perte absolue de toute conscience, celle-ci revient peu à peu, et c’est alors l’insomnie avec tout son bagage d’excitation cérébrale. Il y en a pour, à peu près, cinq heures. Après, la vie reprend, et quand le toxique est digéré et en partie éliminé, c’est une impression d’apaisement, avec une vitalité plutôt exacerbée. La faim, même boulimique, revient, car sous l’influence de la cocaïne, il y a presque impossibilité de manger ou de boire. Nulles aussi les fonctions urinaires et génésiques.

Ce n’est que lorsque l’organisme s’est libéré du poison par des mictions copieuses, que ces deux fonctions reprennent leur activité avec même un peu d’exagération.

Nous pouvons donc dire, d’après l’étude de ces phénomènes, qu’il y a une grande différence entre l’intoxication de la cocaïne et celle de l’opium. Dans la cocaïne, la phase d’excitation, toujours consécutive à l’état primitif et essentiel de stupéfaction, est plus développée que dans celle de l’opium. L’opiomane est en général muet, le cocaïnomane parle énormément et avec jugement et facilité.

Mais, en résumé, cocaïne comme opium suppriment les malaises de la fatigue plutôt qu’ils ne donnent de la force.

L’illusion ne se prolonge pas et l’oubli momentané de la fatigue sera compensé par une dépression plus grande du système nerveux, réclamant fatalement une nouvelle dose de poison, et amenant l’accoutumance.

Hachisch. — Nous ne devrions pas, en vérité, parler du hachisch dans cette étude, car, nous l’avons dit au début, quoique considéré comme stupéfiant, ce n’est en réalité qu’un excitant, comme l’alcool et le café.

Extrait du chanvre, (cannibis indica), il est en grand honneur chez les populations arabes, au même titre que l’opium en Chine et Indo-Chine. La préparation la plus connue est le Dawamesk qui renferme en plus de l’extrait gras du chanvre, du sucre, des aromates : musc, cantharide, noix vomique, etc…

Il était très snob de manger le hachisch au temps des romantiques, comme il le fut plus tard pour l’éther, comme il l’est aujourd’hui pour la cocaïne, et de tout temps pour l’opium.

Théophile Gautier, Baudelaire, Moreau de Tours, Charles Richet même, notre grand maître de la physiologie, nous ont laissé des observations extrêmement fouillées sur l’ivresse hachischienne.

L’euphorie du mangeur de hachisch est causée par l’illusion d’une activité débordante. On trouve une grande analogie avec l’alcool dans cette superexcitation. Les impressions qui viennent du dehors déclenchent des actes. Une musique, même banale, provoquera des exubérances de cris, de rires ou de larmes. Nous avons vu tout le contraire chez l’opiomane ou le cocaïnomane, la passivité étant leur état habituel, et le moindre bruit pendant l’état de stupéfaction, devenant une vraie souffrance.

La plus belle observation que nous ayons de l’ivresse hachischienne est celle que Théophile Gautier publia dans un journal (La Presse) et que Moreau de Tours a reproduite dans son livre « Du Hachisch et de l’aliénation mentale ». Nous y renvoyons le lecteur.

Alcool. — C’est franchement un excitant, et l’action stupéfiante n’arrive que comme réaction intense. Alors, c’est le sommeil de brute, prélude d’une attaque possible de delirium tremens.

Peyolt. — Disons un mot de cette petite plante originaire du Mexique, le peyotl, dont A. Rouhier nous a fait connaître les sensations bizarres qu’elle provoque lorsqu’on l’absorbe en infusion.

L’ivresse du peyotl est essentiellement visuelle, et consiste en un défilé d’images vivement colorées et animées d’un mouvement continu.

Le peyotl se rapprocherait donc du hachisch mais n’a rien d’un stupéfiant. (c. f. l’auto-observation de A. Rouhier dans son livre Le Peyotl, G. Douin, Paris, p. 233).

Hypnotiques. — Toute une série de nouveaux médicaments provenant en partie de l’acide barbiturique ont envahi la pharmacopée moderne. Énervés, excités par la frénésie et la trépidance de la vie actuelle, les gens des grandes villes ont le sommeil difficile, et l’usage des hypnogènes leur semble un appoint bienfaisant au repos qu’ils désirent.

Véronal, gardénal, allonal et combien d’autres font partie aujourd’hui du matériel de la table de chevet… (avec peut-être le revolver dans le tiroir !…). Et quoi d’étonnant, alors, que l’on enregistre à chaque instant des suicides par le plus connu de ces produits, je veux dire le Véronal, puisque le pharmacien peut le délivrer tout comme un vulgaire tube d’aspirine, sans ordonnance ?

Anesthésiques. — Ceux-ci ne sont pas aussi facilement employés par le public. Le chloroforme, le chlorure d’éthyle, le protoxyde d’azote, restent l’apanage des chirurgiens. Quant à l’éther, je crois qu’il n’est guère plus de mode ; ceux d’il y a cinquante ans qui se vantaient de son ivresse et dégustaient avec délice ( ?) des fraises à l’éther (cf. le livre de Willy : L’Éther), ne sont plus guère en état de l’employer, et leurs petits-fils préfèrent de beaucoup la cocaïne…

Dupré et Logre ont décrit l’élément d’excitation de l’éther, qui manque dans l’effet de l’opium. Mais la plus belle observation est celle de Guy de Maupassant, qui respirait l’éther lorsqu’il avait la migraine, et qui en recevait ensuite une excitation intellectuelle admirable : « C’était, dit-il, une acuité prodigieuse de raisonnement, une manière nouvelle de voir, de juger, d’apprécier les choses et la vie avec la certitude, la conscience absolue que cette manière était la vraie. Et la vieille image de l’Écriture m’est revenue soudain à la pensée : Il me semblait que j’avais goûté à l’Arbre de Science… J’étais un être supérieur, d’une intelligence invincible, et je goûtais une jouissance prodigieuse à la constatation de ma puissance…

Puis des bruits vinrent, sons indistincts, et je reconnus que ce n’étaient que bourdonnements d’oreille.

Je respirais toujours le flacon — soudain je m’aperçus qu’il était vide, et la douleur recommença ».

Nous voyons bien, qu’il s’agisse d’opium, de morphine, de cocaïne ou d’éther, que le rythme est toujours le même. Exaltation avec la sensation de beauté et de bonté et réaction de souffrance — avec l’impression que tout est fini. — On recommence alors… jusqu’où ?

Conclusion. — Lorsque Tolstoï a demandé : pourquoi les hommes usent-ils de stupéfiants, il a répondu : « C’est pour étouffer leur conscience et altérer le sens de leur responsabilité. » Je ne crois pas que ceux qui s’adonnent aux stupéfiants voient aussi loin dans leurs réactions sentimentales, mais il semble que, malgré eux, ce but soit atteint.

En réalité, on crie à la déperdition de la race, à l’abrutissement des individus, à la dégénérescence de la nation parce que quelques imbéciles se livrent à la fumée d’opium ou à la prise de « coco ». C’est profondément ridicule. Qu’on les laisse donc s’abêtir, tous ces inutiles, ces snobs qui peuplent les dancings, ou les bars plus ou moins interlopes !… Et ces fameuses fumeries d’opium des environs de l’Étoile… et ces maisons, où tous les vices sont couverts par une respectable matrone souvent au service de la préfecture de police !… Quelle perte voulez-vous que ce soit pour la nation de les voir se tuer ou peupler les maisons de santé ? La cure de désintoxication ? Oui, elle peut donner quelques bons résultats, mais elle coûte cher et ne nous intéresse pas.

Voit-on la classe ouvrière se livrer à ce geste stupide de se mettre une prise de cocaïne dans le nez ? Elle en rirait si on le lui proposait. Non, elle n’a que faire de tous ces poisons, et a pour elle des joies autrement saines.

Faut-il écouter les pessimistes, qui pensent que notre planète est destinée à une dégénérescence universelle : l’Extrême-Orient paralysé par l’opium, le monde musulman par le hachisch, l’Amérique par la cocaïne et la vieille Europe usée par l’abus de l’alcool ?… (Dr  Legrain.)

Non, je ne veux pas croire cela. A côté de ces fossiles, se trouvent des éléments jeunes et sains qui, loin des poisons et des stupéfiants, régénéreront la race.

Laissons aux demi-fous leurs intoxications. La société se défend contre eux le mieux possible, en créant des difficultés d’approvisionnement. La cocaïne et tous les dérivés de l’opium sont inscrits au fameux tableau B et leur délivrance par le pharmacien est de plus en plus rigoureuse. La Société des Nations s’occupe, de temps en temps, de légiférer les fournitures mondiales de ces produits. Quant aux trafiquants, la police spéciale sait leur donner la chasse et le tableau est souvent fructueux.

Mais, encore un coup, le poison n’atteint que quelques éléments peu intéressants de la société et laisse indemne la vraie fleur de la population ; et c’est le principal. — Louis Izambard.


SUBJECTIF, SUBJECTIVISME, SUBJECTIVITÉ. Ces mots s’opposent directement à objectif, objectivisme, objectivité. Le sens des mots sujet et objet et de leurs composés a tellement varié en philosophie, que leur histoire sémantique serait longue à exposer ou peu intelligible. La seule explication du sens que donne Descartes au mot objet demanderait des pages. Un philosophe presque contemporain, Charles Renouvier, mort en 1903, employait encore objet et sujet dans un sens à peu près contraire à l’usage généralement adopté aujourd’hui.

L’acception moderne a son origine dans la terminologie de Kant. Mme de Staël dit excellemment (De l’Allemagne, III, 6) : « On appelle, dans la philosophie allemande, idées subjectives celles qui naissent de la nature de notre intelligence, et idées objectives toutes celles qui sont excitées par les sensations. » D’une façon plus générale encore et pour parler le langage substantialiste coutumier, le subjectif est tout ce qui a rapport au Moi et à la vie intérieure ; l’objectif, tout ce qui a rapport au Non-Moi.

Page 1817 de cette Encyclopédie, Ixigrec a exposé clairement le point de vue scientifique et condamné toute méthode subjective. Il a absolument raison dans le domaine de l’affirmation générale. Ce qui est subjectif doit rester individuel et ne jamais tenter de s’imposer à autrui. Je ne propose même pas ma métaphysique ou mon éthique, je les expose. Et ce n’est pas pour que d’autres rêvent mon rêve ou agissent selon ma conscience. Ceux qui ont, comme moi, le goût de cette poésie particulière qu’on appelle métaphysique ne doivent ni se laisser imposer un seul poème, je veux dire un seul système, ni prétendre que d’autres adoptent leur rêve et leur système. Si, élargissant peut-être le sens actuel du mot, j’ai intitulé Le Subjectivisme un exposé de mon éthique, c’est pour plusieurs raisons. J’indique ainsi que, méprisant toutes les morales qui se veulent universelles et qui osent ordonner, je m’efforce de styliser ma vie selon les conseils d’une « sagesse qui rit » et qui n’a pas la prétention de pouvoir servir à tous. Qu’elle m’encourage stoïquement ou qu’elle me berce épicuriennement, la sagesse que j’écoute m’enseigne toujours que le dehors, l’objectif, la matière de ma vie, a moins d’importance que la façon dont je l’accueille : il est peu de circonstances auxquelles je ne puisse donner en moi, si je suis un artiste suffisant, la forme du bonheur. Enfin le premier conseil de toute sagesse me paraît le fameux « Connais-toi toi-même » et la partie intellectuelle de la sagesse n’est qu’une critique de mes pouvoirs et de mes vouloirs.

En métaphysique, ce que j’appelle subjectivisme n’est que le refus de toute autorité pour autrui comme pour moi ou, si l’on préfère, une affirmation de libre-pensée et d’individualisme. Mais, en éthique, aurai-je l’immodestie de croire que mon subjectivisme est un approfondissement de l’individualisme ordinaire ?… — Han Ryner.


SUBORDINATION n. f. (du latin sub, sous, ordo, ordre). Euphémisme destiné à cacher la réalité, le mot subordination est l’équivalent du mot servitude, dans la majorité des cas. Et l’on sait qu’aujourd’hui la servitude est à la mode, même chez nous, où maintes grenouilles radicales et marxistes réclament un pouvoir fort.

Acquisitions tardives de notre espèce, le besoin d’indépendance, le goût de la liberté sont fréquemment tenus en échec par l’instinct servile, hérité de nos aïeux. Pendant d’innombrables siècles, les hommes furent esclaves et de corps et de pensée. Absorbé par le groupe, privé de toute personnalité véritable, l’individu n’a pris que tardivement conscience de sa valeur et de ses droits. Même à notre époque, beaucoup n’arrivent pas à comprendre que la qualité de membre de telle ou telle collectivité, famille ou association, compte bien peu comparée aux mérites intrinsèques et personnels du moi profond. Tout savant ou tout artiste dont la puissance créatrice s’avère exceptionnelle peut, à bon droit, se dire citoyen du monde, et les honneurs qu’on lui accorde ou lui retire ne modifient aucunement ses qualités. Le génie n’a point de patrie, concèdent des penseurs pourtant bien timides. Ce qui est vrai des hommes illustres, l’est aussi des individualités obscures qui, malgré une pression sociale incessante, conservent leur originalité. Un torse splendide garde sa valeur intrinsèque, même s’il est recouvert d’un veston rapiécé, et, pour faire disparaître les tares d’un corps affaibli, il ne suffit pas d’endosser des habits magnifiques ; pareillement, diplômes, titres et décorations n’ajoutent rien aux aptitudes mentales de l’individu ; si éclatants soient-ils, on leur demande vainement de donner de l’esprit aux jeunes aristocrates qui en sont dépourvus. Qu’il habite dans l’Inde, en Autriche ou au Venezuela, qu’on l’honore ou qu’on l’emprisonne, l’homme de bien sème autour de lui espérance et bonheur ; peu lui importe les mœurs, les coutumes et le qu’en-dira-t-on ; de l’opinion des autres il n’a cure, c’est de son propre cœur que jaillissent compassion et générosité. A la nature, non aux accessoires que la collectivité ajoute, chacun doit d’être une personnalité unique, incapable de jamais se reproduire absolument identique. Tant qu’elle ne lèse point les droits légitimes d’autrui, il faut qu’elle puisse développer librement ses virtualités mentales et physiques.

Malheureusement, les chefs, loin de favoriser le goût de l’indépendance, s’appliquent à maintenir celui de la servitude, afin d’asseoir leur domination sur une base indestructible. Église, école, police, administrations diverses, tout le formidable appareil de la machine gouvernementale est orienté dans un sens contraire à celui de la liberté. Aussi l’évolution normale qui conduit à rejeter tradition et conformisme, pour permettre à la personne humaine d’atteindre à son développement complet, se trouve-t-elle entravée fâcheusement. A certaines époques surtout, les partisans d’une autorité tyrannique triomphent avec impudeur. Hélas ! nous vivons une de ces époques-là. La vogue est aux dictatures ; partout l’on prône les gouvernements forts, qui remplacent la raison par la trique et réduisent le citoyen vulgaire à n’être qu’un numéro. Sous prétexte de restaurer la puissance de l’État, qu’ils estiment amoindrie, partis rétrogrades et partis avancés songent pareillement, mais pour des fins contraires, à priver l’individu du peu d’indépendance que lui concède encore la loi. Et l’idéal qu’on nous propose à grand renfort de réclame, c’est celui de la caserne, du pensionnat ou du couvent. Tous se lèveront au même instant, porteront les mêmes habits, travailleront à des besognes équivalentes un nombre d’heures égal, mangeront au même moment une soupe et un fricot identiques ; couchés à la même heure, ils devront tous dormir ou du moins s’ennuyer au lit jusqu’à telle minute fixée d’avance ; distractions ou promenades n’échapperont pas davantage à une étouffante réglementation. Décrétées par des chefs qui penseront pour le troupeau, ces mesures seront appliquées sous la rude mais juste surveillance de contrôleurs incorruptibles.

Maintes causes expliquent cette poussée vers la servitude à laquelle trop de peuples n’ont pas su résister. Elle provient d’abord de la désastreuse influence exercée par de nombreux journaux. S’élever jusqu’à la dictature fut toujours la suprême hantise des politiciens mégalomanes et des grands ambitieux. En outre Lénine, Mussolini, Hitler ont montré qu’à notre époque les espoirs les plus incroyables étaient permis à l’homme qui exploite adroitement une situation révolutionnaire. Même dans des pays où la démocratie est installée depuis longtemps, ils sont moins rares qu’on ne le suppose, les apprentis dictateurs. Mais très peu l’avouent ; pour mieux piper la confiance des masses, ils se disent habituellement grands amis des prolétaires. Toutefois, ils alimentent, d’une façon occulte, des campagnes de presse pour la restauration d’un pouvoir fort. Un chœur savamment orchestré de journaux, allant de l’extrême droite à l’extrême gauche, proclame que la cause de nos maux réside dans l’affaiblissement du principe d’autorité. Et chaque jour, avec des variantes opportunes dans l’accompagnement, il entonne la même antienne, sous n’importe quel prétexte. C’est la condition imposée par l’invisible chef de jazz aux exécutants qui veulent avoir part aux libéralités des fins de mois. Par tous les moyens, au prix des plus honteux mensonges, il faut persuader au peuple que la situation deviendrait rapidement merveilleuse s’il avait à sa tête un maître omnipotent. Lorsque le candidat dictateur est l’homme lige des manitous de la banque, du commerce et de l’industrie, ses largesses royales engendrent à son égard un enthousiasme qui, finalement, tient du délire. Comme il dispose de ressources illimitées, la foule des gens à vendre se presse à ses guichets ; sans peine il se ménage des complicités, même parmi ceux qui se disent ses adversaires. De simples mégalomanes, Coty le parfumeur par exemple, trouvent des valets de plume assez vils pour chanter leurs louanges sur un mode dithyrambique capable d’égayer tout lecteur qui a conservé son bon sens.

En aidant à la diffusion de doctrines qui ne parlent que d’obéissance et confèrent à qui commande la dignité de demi-dieu, l’Université a contribué, elle aussi, à faire naître le mouvement réactionnaire actuel. Un Durkheim, dont l’influence fut si néfaste, prônait la soumission aux autorités sociales, même si elles détenaient le premier rang par brigue et par corruption. Sous prétexte d’ordre et de discipline, il sacrifiait l’individu à l’État. Avec des théories pareilles, on ne forme pas des hommes, on fabrique des pantins ; mais la tâche devient si facile, et pour les gouvernants et pour les chefs de parti, qu’ils cherchent tous en pratique à inculquer ces idées néfastes dans le cerveau de leurs ressortissants. Après les étudiants de Sorbonne et des Facultés provinciales, les élèves des lycées et des écoles normales, puis ceux de nos plus pauvres écoles primaires durent ingurgiter un Durkheim adapté à la capacité de leur cerveau. Aux adultes rendus dociles, partis, Églises, coteries fournissent ensuite des idées toutes faites sur des problèmes qu’ils n’ont jamais étudiés. Réflexion, examen critique sont remplacés par un acquiescement aveugle aux directives des chefs de file.

Si peu de gens, même parmi les intellectuels, possèdent une vraie personnalité, que longtemps encore les fournisseurs de credo et de programmes verront leur commerce prospérer. Instinct d’imitation, esprit grégaire sont les solides bases psychologiques qui permettent aux plus sots mouvements religieux, littéraires, politiques, etc., de grandir et de durer. Par manque d’effort intellectuel, beaucoup deviennent incapables d’avoir des concepts bien à eux ; c’est d’autrui qu’ils reçoivent toutes leurs idées et, quand ils déclarent une solution adéquate et parfaite, c’est que leur guide favori l’a chaudement préconisée. Des multiples notions qui peuplent leur cerveau, pas une ne leur appartient en propre, pas une n’est une création de leur intellect ou n’a jailli spontanément du tréfonds de leur individualité. Nous rencontrons aussi des hommes, par ailleurs fort actifs, mais dont la mentalité revêt un aspect mécanique. Entourés de téléphones, de machines à parler, dicter, calculer, etc., certains brasseurs d’affaires finissent par n’avoir qu’une pensée automatique, dont le mouvement toujours pareil est commandé par les manettes et les leviers de l’intérêt personnel. Indéfiniment leur esprit tourne dans le même cercle de préoccupations mesquines et d’idées sans élévation ; ce sont des machines à gagner des dollars ou des francs. Ils jonglent avec les millions, connaissent à fond les règles du jeu commercial ou financier ; hors de l’étroit damier où s’alignent leurs pions, ils se montrent incapables de rien comprendre.

Dans le monde du travail, le développement d’un syndicalisme privé de sa première et généreuse sève, la formation de groupements professionnels peu soucieux d’éveiller le goût de la réflexion chez leurs adhérents, ont conduit certains ouvriers à penser d’une façon impersonnelle et grégaire. Bien compris, le syndicalisme aboutit à des résultats tout différents : il permet au salarié de se documenter sur les problèmes qui l’intéressent, il l’oblige à peser mûrement les décisions qu’il doit prendre et qui, parfois, mettent en cause son gagne-pain. Ce double but fut clairement exposé par les héroïques fondateurs des premiers syndicats ouvriers ; et, parmi leurs successeurs, ceux-là ne l’oublient point qui sont restés fidèles à la cause du prolétariat. Hélas ! maintes associations, qui furent à l’origine de merveilleux instruments de libération, ne sont plus aujourd’hui que des entreprises administratives, secrètement chargées par les pouvoirs publics de ralentir ou d’arrêter la marche en avant des travailleurs devenus moins dociles. Dans trop de centrales ouvrières, l’esprit bureaucratique règne en souverain maître, et ceux que la confiance des salariés plaça aux postes de direction adoptent les méthodes des fonctionnaires gouvernementaux. Ils oublient que leur emploi n’est pas une sinécure, qu’ils doivent donner l’exemple du courage, du désintéressement, de l’abnégation ; et, pour assurer indéfiniment leur réélection, ils s’efforcent, non d’éclairer la masse, mais de l’habituer à l’obéissance passive. Foin des discussions approfondies avant l’action et, après, d’une critique impartiale des résultats obtenus ; il suffit de croire à l’infaillibilité des chefs et de les suivre aveuglément. Aussi, avec la complicité des hauts fonctionnaires du syndicalisme, Mussolini et Hitler ont-ils pu se rendre maîtres des organisations ouvrières, sans rencontrer l’ombre d’une résistance. Dépourvus d’esprit critique, incapables d’initiative personnelle et ne sachant qu’obéir, les travailleurs restèrent inertes devant la dictature, parce que la trahison de leurs dirigeants les priva du mot d’ordre qui pouvait galvaniser leur énergie. Il est promis aux plus honteuses servitudes, l’homme qui, sous prétexte de discipline, se borne à n’être qu’un instrument docile aux mains d’arrivistes rouges, jaunes ou blancs. — L. Barbedette.


SUBSISTANCES. Ensemble de choses nécessaires à l’entretien de la vie. Le sujet, à le considérer sous tous ses aspects, est des plus vastes. Je ne l’examine ici qu’au point de vue du rapport de la population humaine aux subsistances.

La question, qui n’a pas retenu outre mesure l’attention des sociologues et des réformateurs sociaux, est celle-ci : la terre, exploitée par la science, l’ingéniosité et le travail humains, donne-t-elle assez de denrées de toute sorte pour satisfaire largement aux besoins primordiaux de chacun ?

Couramment, on répond par l’affirmative. « Il y a, dit-on, à tout moment, quel que soit l’accroissement de la population, trop de tout. » Point de démonstration d’ailleurs, aucun chiffre, aucune preuve.

Élisée Reclus a bien tenté, il y a une cinquantaine d’années, de justifier la croyance générale, mais, négligeant pour les grains, les réserves (semences, alimentation du bétail, utilisations industrielles), attribuant aux hommes, pour la viande, tout le poids de toutes les bêtes vivantes, il enlisait facilement l’humanité dans des amoncellements formidables de nourriture.

La thèse de l’abondance a été aussi défendue éloquemment par Pierre Kropotkine, dans la Conquête du pain notamment et dans Champs, Usines, Ateliers. Ses vues, très en vogue parmi les anarchistes, ont eu, sur le développement général de la pensée économique conservatrice, leur influence. Elles appartiennent cependant au domaine des possibilités. Elles rejoignent les prédictions chimiques de Berthelot sur les pastilles azotées dont se nourriront nos descendants. Elles restent vaines pour les temps présents. Exposées pour ruiner la thèse malthusienne, elles la laissent absolument inatteinte. C’est que Kropotkine montrait les possibilités d’accroissement des subsistances plus en romancier qu’en physicien, c’est qu’il passait sous silence la loi de productivité diminuante du sol, c’est que, ébloui par de brillantes expériences sur de petits champs de culture, il tenait pour négligeable la rareté des matières fertilisantes et les difficultés de leur application aux grandes étendues, c’est enfin et surtout qu’il n’opposait point, aux possibilités d’accroissement de la production, les possibilités d’accroissement de la population.

Paul Robin qui avait, je crois bien, exposé déjà à Bakounine et à Marx ses doutes sur la valeur du dogme abondance, qui, maintes fois, en avait fait part à Pierre Kropotkine, aux Reclus, à ses camarades de l’Internationale, proposa, en 1901, par un tableau circulaire, des recherches sur cette question. C’est à sa suggestion que je fis paraître en 1904, un opuscule Population et Subsistances qui donnait, à titre d’indication, pour les nations civilisées, les résultats de l’enquête à laquelle je m’étais livré.

Le plan de cet ouvrage comportait cinq parties :

1° Détermination d’une ration-type, c’est-à-dire de la quantité de substance nutritive nécessaire à la vie de l’individu homme moyen actif ;

2° Statistique de la population à nourrir (ou population totale ramenée à un nombre d’adultes hommes). Selon le système que j’adoptais, la population totale était réduite du quart ;

3° Statistique de la production alimentaire (céréales, viandes, légumes, etc…). La production brute alimentaire n’est pas exclusivement consacrée à la nourriture des hommes. Il faut en déduire les semences, la consommation animale et industrielle pour obtenir la production nette, effective ;

4° Répartition égale de la production entre les individus. La division du chiffre de la production nette par celui des hommes, donne la ration réelle ;

5° Comparaison de la ration réelle à la ration type.

Je ne puis m’étendre ici sur le détail. Il suffira de dire que je faisais à l’optimisme la part la plus large que je favorisais, dans tous les sens, la croyance à l’abondance.

Ma conclusion, contraire au dogme courant, était que l’humanité civilisée ne disposait que de récoltes insuffisantes et que, à l’époque étudiée, la planète ne fournissait, aux plus industrieux de ses habitants, que les deux tiers environ de la nourriture requise pour leur aisance.

M. Yves Guyot, l’année suivante (1905), sur un plan un peu différent, s’inspirant en partie de mon travail, publiait, à la Société d’Anthropologie et à la Société de Statistique, les recherches qui l’amenaient à déclarer que « la production du froment et de la viande, dans le monde, est de beaucoup inférieure à la ration nécessaire… ».

L’agronome Daniel Zolla, dans ses ouvrages et conférences sur la productivité du sol, sur le blé et les céréales, concluait aussi, vers 1908, approuvé par Paul Leroy Beaulim, à l’insuffisance de la production agricole comparée à la population.

Je me garde de présenter ces travaux comme définitifs. Mais l’étude de cette question poursuivie attentivement durant des années m’assure dans la conviction que la surabondance tant invoquée toujours — et plus que jamais au moment où j’écris — par les socialistes, les communistes, les anarchistes, aussi bien que par les économistes ou politiciens « bourgeois », est loin d’être démontrée.

L’étude, sur le plan que j’ai adopté ou sur tout autre, devrait, certes, être reprise par un comité de chercheurs désintéressés, d’experts aux opinions sociales divergentes, statisticiens, physiologistes, hygiénistes, agronomes, zootechniciens agriculteurs, horticulteurs, chefs d’industrie, etc., capables de fournir les éléments les plus précis pour la solution de la question. J’ai suggéré, à ce point de vue une enquête permanente et la publication d’un annuaire offrant une indication autorisée sur les ressources dont l’humanité dispose, non seulement au point de vue alimentaire, mais sous le rapport vestimentaire, immobilier, de confort physique et intellectuel, de l’aisance générale, individuelle et communautaire, privée et publique. Une telle œuvre serait, par exemple, de la compétence de la S. D. N.

Quoi qu’il en soit, si les travaux d’Yves Guyot, ceux de Daniel Zolla et les miens doivent être pris en considération, il y a, dans les pays civilisés, de nos jours, comme il y a trente ans, et comme toujours selon moi. pénurie de produits agricoles. Les chiffres suivants le montrent.

Voici d’abord la production du froment dans les pays gros producteurs, aux périodes 1901-10 et 1921-30, la première étant celle précisément où MM. Yves Guyot, Zolla et Leroy Beaulieu constataient l’insuffisance des récoltes. Les contrées ci-dessous ont donné, en milliers de tonnes, les récoltes annuelles moyennes suivantes — chiffres établis sur ceux de l’Annuaire Statistique de la France (1931) et de l’Annuaire Statistique de la S. D. N. (1930-31) ;

FROMENT (milliers de tonnes)
1901-10 1921-30
Europe 51.500 52.500
Etats-Unis 18.000 22.500
Canada 3.000 11.000
Argentine 3.500 6.000
Australie 1.500 4.000
————— —————
Totaux 77.500 96.000


La population de ces seuls pays, durant, les mêmes périodes, est passée de 530 millions d’habitants à 630 millions. Mais nous réduirons le nombre de ces consommateurs enfants, femmes, vieillards, pour l’assimiler à un nombre d’hommes adultes travailleurs. Pour ce faire, le mathématicien Lagrange diminuait d’un cinquième la population totale. Nous la réduirons d’un quart. Ce sera 400 millions d’habitants environ pour la période de 1901 à 1910, et 475 millions pour celle de 1921 à 1930. Nous leur attribuerons tout le froment récolté, sans réserves ni pour la semence, ni pour les animaux et l’industrie, nous ne tiendrons compte ni des pertes inévitables même en régime idéal, ni des pertes par gâchage.

La part annuelle d’un adulte, en froment, en pain (car poids de froment égale poids de pain) et en produits similaires), ressort à environ 195 kilogrammes en 1901-10 et à 200 en 1921-30.

M. Yves Guyot estime qu’il faut compter pour un adulte homme 360 kilogrammes de pain par an. Pour n’être point taxé d’exagération, j’attribue 750 grammes de pain par jour à un travailleur homme, soit 260 kilogrammes par an.

On voit que ce poids n’est pas atteint, bien que nous n’ayons distribué les récoltes qu’entre les habitants relativement privilégiés des pays qui les produisent. Si, dans de semblables recherches sur le monde, nous comprenions populations et récoltes des contrées dont l’agriculture intensive ou extensive, est inférieure en quantité nous diminuerions la part effective déjà insuffisante. On voit aussi que, d’une période à l’autre, cette part n’a guère augmenté, malgré l’ampleur extraordinaire prise, après la guerre, par la production du froment, au Canada surtout, et bien que les obstacles préventifs et répressifs se soient fait sentir plus violemment qu’à aucune autre époque.

Il y a d’autres aliments. Mais, insuffisance en blé indique, d’une façon générale, insuffisance en tout. Dans une étude à larges traits il est d’ailleurs difficile de s’étendre sur chaque espèce de produits. Voici, à titre d’indication, la production en pommes de terre aux mêmes époques :

POMMES DE TERRE (milliers de tonnes)
1901-10 1921-30
Europe 121.700 116.000
Etats-Unis 8.000 10.500
Canada 1.200 2.300
Argentine 1.100 800
Australie 300 400
Totaux 132.300 130.000

La récolte d’après guerre est légèrement inférieure à celle d’avant guerre. Et si nous défalquons la part prise par la semence, la distillerie, la nourriture animale, celle surtout des 80 millions de porcs qu’élève la seule Europe, consommant chacun au minimum 2 kilogs de pommes de terre par jour, nous trouverions probablement assez maigre la ration de pommes de terre octroyée à chaque homme par la culture.

Il y a la viande. On peut assez facilement donner une idée de la part qui peut être attribuée à chaque adulte homme. Le nombre d’animaux était, en millions :

1901-10 1921-30
Bovins 243 277
Ovins 400 385
Porcs 127 153

En admettant que tous ces animaux aient en moyenne, le poids moyen des races fournissant le plus de viande, on aura pour le poids de viande retirée d’un bœuf 225 kg., d’un mouton 22 kg., d’un porc 50 kg. Cela donne en milliers de tonnes de viande

1901-10 1921-30
Bœuf 54.700 69.250
Mouton 8.800 8.470
Porc 6.350 7.650

Mais ces quantités ne sont pas disponibles annuellement. Suivant l’Aide mémoire de l’ingénieur agricole (Vermorel), on n’abat chaque année que le cinquième environ des bêtes à cornes, le quart des moutons, la moitié des porcs.

Nous avons donc en milliers de tonnes de viande disponible annuellement :

1901-10 1921-30
Bœuf 10.940 13.850
Mouton 2.200 2.100
Porc 3.185 3.825
Totaux 16.325 19.775

Et nous obtenons comme parts, pour chacun des 400 et 475 millions d’adultes hommes, les nombres suivants :

Part annuelle Part journalière
kilogrammes grammes
1901-10 40, 8 115
1921-30 41 115

La ration réglementaire du soldat français, en viande désossée et crue, est de 300 grammes par jour d’après M. Yves Guyot. Ici, les 115 grammes comprennent os et petits déchets.

Nous sommes loin de l’abondance. Et nous n’avons pas fait entrer en ligne de compte les pays qui, par leur élevage, provoqueraient certainement une diminution de la maigre part attribuable à chaque humain civilisé.

Et le poisson, et les lapins, et la volaille, et le gibier ? dira-t-on.

Réunies, toutes ces nourritures n’accroîtraient pas du dixième la part de viande.

Non, nous n’avons pas trop de tout. Au contraire, tout nous manque. Tout nous manque dans les pays dits civilisés et c’est la grande cause qui fournit les prétextes à concurrences douanières, à incidents diplomatiques, à rivalités nationales et déchaînements guerriers.

Que nous y joignions les foules d’Asie, affamées malgré leur minutieuse agriculture, affamées à cause de leur reproduction bestiale, et nous verrions si le monde vit dans l’abondance, regorge de tout, ou bien végète par sous-alimentation, insuffisance, manque de toutes subsistances.

Je répète que je n’ai nullement la prétention de trancher définitivement, et d’une façon précise, la question. Je fournis des chiffres, j’offre une méthode, j’en tire une conclusion.

Que ceux qui croient à la surabondance donnent leurs chiffres, s’appuient sur du solide ! Jusqu’à preuves du contraire, je regarde comme une erreur l’affirmation que la production agricole fournit amplement de quoi nourrir l’humanité.

Beaucoup de militants politiques, sociaux verront le remède dans un accroissement de la production. Solution qui a été adoptée par les hommes dès le début de leur existence et qui a fait ses preuves comme impuissance. Produire davantage ne devient excellent que si, à la natalité désordonnée, hasardeuse, exubérante, se substitue une reproduction en nombre limité, mesuré, raisonnable, proportionnelle aux ressources générales.

Mais c’est non seulement de denrées alimentaires que nous manquons, c’est aussi, à n’en pas douter, de confort vestimentaire, mobilier et immobilier.

Il n’est que de connaître les intérieurs prolétariens, de savoir la vie des salariés pour s’en rendre compte. Il n’est que de comparer leur confort à un type de confort désirable pour tous les humains.

Pourrait-il y avoir, par une répartition équitable, dans tout logement, assez de locaux pour y faire vivre à l’aise, en lumière et aération, chaque membre du groupe qui l’habite ? Et dans ces chambres assez de meubles commodes, confortables, jolis, pour satisfaire aux nécessités personnelles ou communautaires ?

Chacun pourrait-il, en partageant fraternellement, avoir assez de vêtements d’hiver, de demi-saison, d’été, de sortie, de travail, assez de chaussures diverses, de linge, etc… ?

Chacun dans les locaux isolés ou communautaires, pourrait-il user facilement de salles de bain, de douches, de piscines, gymnases, bibliothèques, musées, laboratoires, observatoires, ateliers, salles de réunion, de conversation, etc… ?

Chacun pourrait-il jouir d’un jardin, pourrait-il voyager, faire voyager ses idées, transporter ses objets, etc. ?

Autant de problèmes qui, aujourd’hui, à les résoudre par le côté financier, monétaire, montreraient, à n’en pas douter, la pauvreté de la richesse sociale.

Autre question encore qui peut aider à éclairer les opinions sur ce point : quel peut être, à une époque donnée, le coût de l’élevage et de l’instruction d’un enfant, de la naissance à l’âge moyen où il devient producteur capable ? Instruction, éducation sans luxe, mais confortable dans des logis clairs, aérés, propres, sains, Aucune différence entre les enfants, bien entendu. Egalité au point de départ. Tous les jeunes mis à même de réaliser les promesses de leur personnalité. Dans de telles conditions, quelque taux raisonnable que l’on prenne, quelque époque que l’on considère, on constate que la pauvreté des nations ne permet nulle part l’élevage convenable des enfants au point de vue matériel.

Il n’est, du reste, pas un homme d’État, pas un ministre, pas un administrateur, pas un gérant, à un titre quelconque dit capital social, qui ne sache l’impossibilité dans laquelle se trouve tout gouvernement de bonne volonté de satisfaire efficacement, pleinement, aux premiers besoins des hommes. L’accroissement rapide des charges sociales improductives des États, des collectivités, la multiplication des fonctionnaires, des agents de la force publique, des secours aux incapables, etc…, ne sont-ils pas d’autres indices de misère publique, de surpopulation ?

Ces questions sont des plus importantes, des plus graves. Ce n’est pas uniquement en supprimant les budgets de la guerre qu’on les résoudra. Les réformateurs sociaux, quels que soient leur but, s’ils tendent sincèrement à rendre les hommes moins malheureux, ont tort de ne pas s’en préoccuper, lis les rencontreront alors qu’il sera trop tard pour les résoudre. S’ils triomphent, dans les révolutions prochaines, ils se trouveront en face d’une telle misère sociale, qu’elle sera un obstacle formidable à tous les efforts de libération humaine.

Dire qu’on s’occupera de tout cela au lendemain du « grand soir », c’est compter sur une marge de surproduction qui n’existe pas, c’est retarder la libération qu’on poursuit, c’est, se leurrer et leurrer les foules. Qu’on suive Bakounine ou qu’on suive Marx, ou tout autre, c’est une erreur de délaisser Malthus et Paul Robin. — Gabriel Hardy.

BIBLIOGRAPHIE. — Elisée Reclus : Les produits de la terre (1892). — Paul Robin : Tableau de la production et de la consommation (1901). Type de confort pour tous les humains (1904). — G. Giroud : Population et subsistance (1904). — Yves Guyot : Le Rapport de la population et des subsistances (1905). — Daniel Zolla : Le Blé et les céréales (1909). — Dr Ch. V. Drysdale : Y a-t-il assez de subsistances ? Traduction Manuel Devaldès. (1915).