Encyclopédie anarchiste/Tabac - Télépathie

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2717-2727).


TABAC n. m. (De l’influence de sa culture sur la mentalite du paysan francais). — Si l’action du tabac sur l’organisme humain est néfaste, on peut dire qu’en général la culture même de ce tabac produit des effets déplorables sur la mentalité du paysan français. Et cela vient du fait que cette culture est placée sous la surveillance et le contrôle permanent de l’État. Alors que pour le blé, la vigne, la pomme de terre, tout est laissé à la libre initiative du cultivateur (quoique l’État tende de plus en plus à s’immiscer dans l’économie pour la « diriger » : plantation limitée de la vigne, fixation d’un prix minimum du blé, etc…), le tabac est toujours propriété de l’État. Le cultivateur devient une sorte de domestique, une espèce de sous-fonctionnaire dont l’État utilise la compétence technique pour s’assurer la totalité de la production.

Nul ne peut planter du tabac, en France, sans y être autorisé, et l’autorisation n’est accordée, dans les régions où la culture est permise, que pour une certaine quantité de pieds ; quantité que l’administration n’augmentera chaque année qu’à la suite de sollicitations régulières, et si le planteur a donné toute satisfaction quant aux récoltes passées. La plantation peut être retirée par suite de malfaçons, d’inobservation du règlement, de procès-verbaux renouvelés. La culture du tabac, sans être trop pénible, nécessite une surveillance presque constante. Ceci est dû, en premier lieu, à la délicatesse de la plante, originaire des contrées chaudes d’Amérique, mais aussi à la réglementation en vigueur qui fait que les employés de culture suivent la plante dans toutes ses phases de développement. Le grand souci de l’administration est d’éviter la fraude et la contrebande. Source énorme de revenus pour l’État, il ne faut pas que la moindre feuille s’égare, surtout en des mains impures. Il faut dire que cette contrebande n’existe pas ; un contrôle jaloux s’exerçant avec vigilance. La liberté du planteur ne se manifeste qu’entre certaines limites d’époque et de temps. La graine nécessaire aux semis est fournie par l’administration, car il est interdit à chaque planteur de prélever la future semence sur sa propre production ; ceci contre toute logique. (Il est évident que sur des pieds adaptés au terrain on pourrait sélectionner des graines vigoureuses. On a reproché également à ce procédé d’avoir introduit dans les régions où elle n’existait pas cette redoutable maladie microbienne surnommée le feu rouge). Dès que les prélèvements de plants sont effectués dans les semis, ceux-ci doivent être détruits. Le tabac transplanté est alors écimé, épampré, les bourgeons de regain enlevés et le nombre de pieds comptés. De plus, il est « réglé » à un certain nombre de feuilles par pied (de 6 à 14). L’employé de culture passe alors et fait le total. C’est ce nombre de feuilles (avec une marge infime de déchet) qui devra être livré à l’entrepôt. Si, d’ici la récolte, un accident survient (grêle, pieds détruits pour une raison quelconque), une déclaration doit être faite à temps, afin qu’on défalque régulièrement le manquant. A tout cela, le cultivateur français se plie de bonne grâce. Lui, qui prendrait pour une vexation intolérable le fait d’être soumis à un contrôle quelconque dans tout autre travail ; lui qu’on pourrait soupçonner d’individualisme intransigeant, devient, dans ce domaine, d’une docilité qui confine presque à la servilité. Il se soumet avec le sourire. Il n’a constitué, comme organismes de défense, que des syndicats de planteurs, groupements aptes tout au plus à collaborer avec l’administration et à déterminer la façon par laquelle seront réparties, en fin de récolte, les diverses primes qu’on octroie aux planteurs pour mieux les diviser. L’État est pourtant parcimonieux dans le paiement de la récolte et dans l’attribution des primes. Lorsque le tabac est livré, au jour fixé par l’administration, les feuilles sont classées par catégories et, selon leur qualité, payées en conséquence. Si ces feuilles sont tant soit peu trouées par la gelée, elles sont dépréciées sans pitié. (Il semblerait pourtant que si elles ne peuvent pas servir à la confection des cigares comme celles qui sont sans défaut, elles ne devraient pas se différencier beaucoup des autres qui sont destinées à être déchiquetées pour fournir le tabac à fumer). Mais le cultivateur accepte tout cela, puisque l’État le veut ainsi, et puisque c’est l’État qui paie ! Car voici l’unique raison qui fait du planteur un nouveau serf tout dévoué à son seigneur l’État ; l’État paie ! Lorsque le paysan, après une année de dur labeur, après avoir fourni des journées d’interminable effort, après avoir tremblé au passage des calamités naturelles qui menacent d’emporter en quelques instants tout le fruit de son travail, après avoir engrangé son blé, mis son vin au cellier, croit enfin toucher quelque argent pour payer ses dettes ou améliorer son état — parfois pour souscrire aux emprunts patriotiques ! — il constate l’effondrement déconcertant des cours, c’est sa richesse sous-estimée qu’il est obligé de lâcher à bas prix, ou de garder improductive et sujette à se déprécier. Personne n’en veut. Les cours remonteront par la suite, mais le tour sera joué lorsqu’il aura été dépouillé. Il en va tout autrement avec le tabac. D’abord, l’État acheteur, c’est le débouché assuré. Au jour fixé, la récolte est prise et payée. Qu’importe si le prix du pied, en moyenne, n’atteint environ que dix sous ! Mais 40 ou 50 mille pieds, ce que cultive une famille moyenne), c’est de 20 à 25.000 francs. Et avec ces 25.000 francs qui tombent comme ça, d’un coup, on peut boucher pas mal de trous ! Sans doute, tout n’est pas bénéfice ; il faudra déduire l’argent des engrais et des frais divers et, pour le métayer, partager avec le patron ; mais cette liasse de billets bleus qui viennent à la fois, ne paie-t-elle pas toute la peine passée, en même temps que cette soumission continue imposée par l’État-patron ? Au fond, qu’importe au paysan de donner tous ses soins, tout son temps, tout l’amour dont il est capable pour la terre qu’il féconde, à une plante qui est un poison pour l’homme, pourvu qu’on le paie ! L’essentiel est que ça rapporte. La meilleure terre, les engrais les plus efficaces et les plus coûteux seront, demain, pour le pavot ou pour le haschisch, si le pavot et le haschisch paient sa peine largement. Et c’est d’aller au fond de toutes choses, en cette question comme en tant d’autres, et c’est de trouver dans ce fond, d’un côté l’immonde désir d’amasser coûte que coûte et d’obéir parce que le maître le veut ; d’un autre côté le besoin de dominer en abrutissant les ilotes, que naît notre immense ambition d’un monde renouvelé d’où seront rejetées les fausses valeurs qui font de l’humanité présente une inconcevable monstruosité. — Ch. Boussinot.


TABOU n. m. Vulgarisé chez nous par les ethnographes et les sociologues, ce terme, qui signifie sacré, s’écrit tabu, tapu ou kapu ; selon les dialectes, en polynésien. Il s’applique aux personnes ou aux choses soustraites au contact ou à l’usage ordinaire, et groupe des interdictions qui relèvent des idées, longtemps non dissociées, d’impureté et de sacré. Véhicules de forces magiques très dangereuses, les tabous doivent, ou n’être point touchés, ou n’être manipulés qu’avec une extrême prudence. Celui qui les viole s’expose à des châtiments surnaturels très graves : mort, folie, cécité, maladies diverses. Et, s’il échappe aux conséquences magiques de son infraction, la collectivité le frappe pour ne point encourir la vengeance d’entités redoutables. Le simple contact d’un être ou d’un objet, soit impur, soit sacré, suffit souvent à conférer la qualité de tabou.

Ce furent des motifs de nature religieuse, non des raisons d’ordre pratique, qui présidèrent à l’établissement des premiers tabous. Ces derniers résultaient du caractère magique des personnes, des objets, des actes, des lieux auxquels ils s’appliquaient. Par la suite, prêtres et chefs en édictèrent d’autres, pour mettre à l’abri des violences leur vie et leurs biens. Plusieurs semblent s’inspirer de l’intérêt du clan et, peut-être, de considérations hygiéniques. Gardons-nous pourtant d’interpréter les vieux préceptes en fonction de notre mentalité actuelle et d’attribuer aux anciens législateurs religieux des préoccupations qu’ils n’avaient à aucun degré. La défense de manger du porc faite aux Hébreux, l’interdiction de manger de la viande le vendredi de chaque semaine faite aux catholiques ont une origine purement superstitieuse et ne s’expliquent point par des raisons d’hygiène, comme certains auteurs le prétendent. De même, en prescrivant le repos sabbatique, Moïse se borna à codifier un vieux tabou, le samedi étant considéré comme un jour néfaste pour le travail.

L’étude des tabous, particulièrement facile dans la région polynésienne, a pu être faite aussi en Malaisie, en Australie, chez les indiens d’Amérique, chez les noirs d’Afrique et dans beaucoup d’autres pays. En outre, l’histoire démontre qu’il s’agit là d’une des plus vieilles institutions religieuses de l’humanité. Dans la Bible, l’existence de tabous est attestée à maintes reprises ; l’interdiction de manger les fruits de l’arbre de la science du bien et du mal, interdiction que l’on trouve dès la première page, rentre déjà dans la catégorie des prescriptions de cet ordre. Le code mosaïque est encore plein de tabous ; et c’est à des idées fort voisines qu’aboutissent les notions, essentielles chez les Hébreux, de pureté et d’impureté légales. Le Tu ne tueras point du Décalogue, pour citer un exemple, n’était qu’un tabou applicable aux hommes de même race. Il n’avait aucunement la valeur absolue que les meilleurs chrétiens lui attribuent maintenant. Les massacres fréquemment ordonnés par Jahveh en fournissent la preuve. Dans le second livre de Samuel, on voit qu’un homme fut, à cette époque encore, frappé de mort pour avoir touché l’Arche d’Alliance, cet objet étant tabou. Chez les Grecs, chez les Romains, et même chez des peuples civilisés actuels, l’on pourrait trouver de nombreux faits rappelant les prescriptions impératives et irraisonnées des Polynésiens. La crainte inspirée chez nous par le nombre 13, le refus d’accomplir certains actes tel jour ou à telle date, la répugnance pour certains lieux ou pour certaines personnes, les traditions relatives au mauvais œil, etc., résultent de croyances primitives aujourd’hui oubliées.

Quelques auteurs rattachent aux tabous les impératifs moraux et la notion même de devoir. Leur influence théorique et pratique fut certainement énorme dans le domaine social, ainsi qu’en matière de morale individuelle et de religion. Fruits de l’ignorance et de la peur, les tabous sont particulièrement nombreux chez les peuplades non civilisées. Les sauvages d’Australie, dont ils constituent presque tout le bagage scientifique, comptent parmi les races les plus arriérées. D’une façon générale, le sauvage n’est d’ailleurs aucunement l’homme libre, décrit par certains écrivains d’Europe. Lié par d’innombrables prescriptions traditionnelles, terrorisé par la crainte des entités surnaturelles et des forces magiques, il est privé de la véritable indépendance qui constitue le bien suprême du philosophe et de l’homme évolué. C’est en se libérant des superstitions puériles, des rites gênants, des tabous irraisonnés que les peuples, cérébralement bien doués, ont fait œuvre civilisatrice.

Une première sélection de tabous fut accomplie par les chefs et les sorciers qui gardèrent seulement ceux qu’ils jugeaient utiles à leur prestige et à leurs intérêts. Même en Polynésie, un chef puissant viole les prescriptions sacrées sans risque d’aucune sorte ; mais, s’il agissait de même, un homme de rang inférieur s’exposerait à de très graves ennuis. Depuis, les autorités civiles et religieuses sont devenues conscientes du danger qui résulterait pour elles d’une disparition trop poussée de la superstition ; elles s’efforcent en conséquence de maintenir, chez le peuple, des croyances et des préceptes contraires à la raison. Nous le constatons en France, où des ministres francs-maçons favorisent secrètement les moines et les curés. Pourtant le progrès exige une laïcisation complète de la morale et du savoir humain.

Nous sommes encore loin de cet idéal Les préjugés théologiques, la peur de forces supérieures mal définies demeurent vivaces, même chez les nations qui se disent civilisées. Trop de savants affectent un respect de mauvais aloi à l’égard des croyances et des rites religieux. Et le prêtre, considéré comme l’un des plus fermes soutiens du Capitalisme et de l’Autorité, jouit d’une influence qui semblera incompréhensible à nos descendants, enfin libérés de tous les tabous ancestraux. — L. Barbedette.


TACHERON n. m. « Ouvrier à la tâche ou à forfait, l’entreprise d’une tâche. » (Dict. Larousse).

Espèce de sous-entrepreneur qui se charge d’accomplir une tâche dans des conditions de prix et de temps avantageant le patron ou l’entrepreneur direct qui se trouve, ainsi en dehors des multiples soucis de surveillance et d’observation ; de l’embauchage et du débauchage des ouvriers ; d’évaluations diverses de la main-d’œuvre et de la répartition équitable des salaires ; Le petit et le grand Larousse ignorent tout cela, sans doute et n’en disent pas davantage sur ce mot. Il y aurait pourtant beaucoup à dire.

Les ouvriers du bâtiment : charpentiers, maçons, peintres, etc., savent mieux que personne ce qu’on doit penser des individus désignés par ce nom de tâcherons.

Ils ne sont pas seulement les entrepreneurs ou, plus exactement, les sous-entrepreneurs d’un travail ou même de plusieurs travaux à forfait : ils sont les intermédiaires entre le patron ou l’entrepreneur et les ouvriers. Leur but n’est pas de vouloir simplifier l’exécution du travail à l’avantage de l’ouvrier, mais au contraire de débarrasser l’entrepreneur de multiples soucis et tout particulièrement de celui d’exploiter, de pressurer, de voler ignoblement les salariés ; ils s’en chargent pour lui.

Les travailleurs de beaucoup d’autres corporations ont dû lutter et luttent encore contre le tâcheron.

Les ouvriers terrassiers ont énergiquement combattu ces sortes de jaunes sur les chantiers.

Les dockers ont eu, également, à combattre ce fléau. On ne peut pas énumérer toutes les grèves dont les tâcherons ont été la cause par les injustices et les façons inqualifiables d’agir dont ils illustraient leur tyrannie. On ne peut dire ici les drames sociaux auxquels donnent lieu les provocations de ces louches et lâches individus, capables de tout pour maintenir leur influence auprès des patrons et leur autorité néfaste sur les exploités, lesquels ont toujours sujet de se plaindre et de se révolter.

Aussi, ne faut-il pas m’étonner si les syndicalistes ont maintes fois exercé ou préconisé contre le tâcheron la méthode salutaire de l’action directe justifiant éloquemment l’emploi utile de la chaussette à clous. C’est le seul raisonnement à tenir vis-à-vis de tels individus. Ils ont, d’ailleurs, fait état de ce risque pour décider les patrons à se confier à eux pour obtenir du travail (vite et mal fait) à un prix défiant toute concurrence, en toute tranquillité.

Mais « à mauvaise paie, mauvais travail ». Tout ce qui n’émane pas de la volonté de bien faire de l’artisan et de l’ouvrier, de sa conscience et de son amour propre de métier s’approche fort du sabotage. Certains patrons l’ont compris, surtout s’ils ont été des ouvriers avant d’être des patrons. S’ils ont compris leur véritable intérêt, ils se passent du tâcheron. Le goût, l’orgueil, sagement raisonné, du travail bien fait, les incite à cela.

Le tâcheron est un gâte-métier, un salopard que nulle entreprise sérieuse, nul patron honnête, scrupuleux, intelligent n’emploiera.

Ainsi envisagé, le mot tâcheron n’est plus un substantif, mais un adjectif qualificatif pour désigner l’inqualifiable individu, l’égoïste, le faux frère qui trahit, pour son intérêt particulier, l’intérêt général de ses compagnons de travail, tout en trompant également ceux qui se servent de lui.

Le tâcheron est un produit stupide d’exploiteur, d’imbécillité patronale ou d’ignorance professionnelle.

Le tâcheron est exactement comparable à l’adjudant de semaine, chien de caserne ou de quartier qui, pour plaire à ses supérieurs par les galons, abuse des siens pour punir à tort et à travers les malheureux soldats sous ses ordres. Il en a la mentalité stupide et cruelle. La brutalité dont il fait preuve trop souvent envers les ouvriers qu’il domine, pressure, exploite odieusement, assimile la mentalité du tâcheron à celle du chaouch !

Adjudant, tâcheron, chaouch forment une trinité de qualificatifs appropriés à une même sorte d’individus en des milieux divers. Cette trilogie de brutes prétend également servir. Ils servent surtout à faire détester le système ou le régime dont ils sont les serviteurs ; tels maîtres, tels valets ! Mais les victimes ont le droit d’exécrer leurs bourreaux et le devoir de les supprimer à l’occasion. — Georges Yvetot.


TACHERONAT D’où vient le mot ? D’où vient la chose ? C’est le tâcheron qui a créé le tâcheronat. Cet intermédiaire, nocif à l’organisation actuelle du travail collectif, pouvait faire mieux que de créer un système malfaisant et parasitaire semblable aux individus qui l’engendrèrent.

L’exploitation de l’homme par l’homme, d’essence monstrueuse, ainsi que la bourgeoisie capitaliste, ne peuvent enfanter que des monstres. En essayant d’exposer la psychologie du tâcheron, je n’ai pas fait autre chose qu’exposer tout le système du tâcheronat.

Si le tâcheron est un phénomène individuel exécrable parmi la Collectivité des exploités, on se rend facilement compte que le tâcheronat est une plaie sociale à combattre, un fléau redoutable à éviter, à supprimer.

Les gars du Bâtiment l’ont caractérisé ; ce fléau est un dessin et le titre d’une brochure de propagande contre le tâcheronat. Ce dessin représente une hideuse pieuvre. C’est bien la pieuvre qui s’étend sur le travailleur s’il n’est organisé pour s’en défendre. Il ne suffit pas de trancher une ou plusieurs des tentacules du Monstre, il faut le détruire complètement.

En différents congrès corporatifs, ont été exposés, mis en relief tous les méfaits du tâcheronat. Des rapports ont été discutés, des ordres du jour votés, des propositions émises et, cependant, le mal existe encore. Il n’y a que la force et la cohésion des victimes, leur entraide, leur action commune qui en viendront à bout. Lest syndicalistes révolutionnaires des corporations atteintes paf le fléau savent cela et ne manquent ni d’énergie ni de persévérance pour parvenir à triompher totalement de cette plaie sociale. Car il n’y a pas à compter sur une législation sociale impuissante. Il n’y a que l’action, répétons-le, pour aboutir à des résultats efficaces.

Le tâcheronat ne peut déplaire aux exploiteurs ni au gouvernement qui, de quelque nuance politique soit-il, est au service des exploiteurs, aux ordres des capitalistes. Or, nous savons trop ce qu’on en peut attendre.

C’est par l’action directe, isolée au collective, qu’un arrivera peut-être à détruire ce mal social qu’est le tâcheronat. Ce n’est pas par des mots mais par des faits que s’illustre la guerre sociale de chaque jour. On sait bien en haut lieu les malfaisances des tâcheront qui volent les travailleurs français et étrangers, en prélevant sur les salaires dont ils sont les distributeurs, en retenant sur ces salaires, si peu élevés, la nourriture et le logis ; car tout le monde sait que la plupart des tâcherons ou sous-tâcherons sont gargotiers et logeurs. Ils nourrissent grossièrement, avec d’intéressants profits, la multitude embauchée par eux, et les abritent mal en des baraquements provisoires où l’hygiène est inconnue. Ainsi, le misérable salaire donné par le tâcheron au rude travailleur exploité lui est aussitôt retenu ou repris pour sa nourriture et son logis.

C’est la pieuvre !

Rien à faire contre cela ? Non, rien à faire si l’on compte sur les patrons ou les gouvernants, sur les politiciens ou sur les philanthropes !… Mais tout à faire par le syndicalisme révolutionnaire préconisant l’éducation, l’organisation et l’action pour écraser la pieuvre ! La sale bête, férocement suceuse du sang des travailleurs qui se laissent prendre, hélas !, par toutes les ventouses de ses tentacules, ne disparaîtra pas d’elle-même : il faut qu’on la tué !

C’est le tâcheronat qui favorise (et qui en profite) la main-d’œuvre étrangère odieusement exploitée, puis délaissée et sacrifiée.

C’est le tâcheronat qui attire en France des légions de miséreux, venus de partout pour vivre, en certaines époques de crise sociale. Les malheureux de nos colonies et des pays voisins, crevant de faim, sont faciles à exploiter en grand nombre.

On ne saura jamais combien il y eut de morts pour des travaux infects sur des chantiers dangereux, des usines, des ateliers, des locaux malsains, en des climats dangereux. Et combien on a trouvé d’autres ouvriers, remplacés si facilement, en les recrutant par des promesses mensongères ! On ne dit pas quelles hécatombes de prolétaires ont été faites pour des grands ou petits travaux dont se glorifient les gouvernements et dont se sont enrichis nos parasites de toutes espèces, y compris les tâcherons. — Georges Yvetot.


TARTUFE n. m. L’origine de ce mot est assez confuse. Selon Littré, Molière, qui écrivait Tartuffe, l’aurait emprunté à l’italien tartufio (de tartufolo, truffe), lequel avait, dans cette langue, le sens d’ « homme à l’esprit méchant ». Du simulateur de piété — artificieux gredin — qu’incarnait Tartufe dans l’œuvre de Molière, sa qualité s’est étendue à toutes les manifestations de l’hypocrisie ; et le sens de ce mot, devenu nom commun, s’est généralisé. Il embrasse aujourd’hui toute affectation intéressée, toute dissimulation qui vise à circonvenir son semblable, et la flétrissure qu’il comporte convient à tous ceux qui font de la morale et de la vertu le bouclier d’approche de leurs canailleries.

Tartufe (ou l’Imposteur) est le titre et le nom du principal personnage d’une des plus vigoureuses et des plus pénétrantes — et la plus sociale et, sans doute, la plus durable — des comédies de Molière. La pièce date de 1667. Dans ce milieu de bourgeois vaniteux, à la fois crédules et infatués de beau langage, et si portés à contrefaire les manières de l’aristocratie, Molière a mis à la scène le faux dévot, l’intrigant enveloppé d’astucieuse componction qui, sous le manteau d’une exigeante et rigoureuse religion, abrite d’entreprenantes gredineries. Au théâtre et à l’époque, il pouvait difficilement — et Michelet le regrette — mettre en action sa prodigieuse ascension : « le manège préparatoire, les longs circuits par lesquels il arrive, la patience dans la ruse, la lente fascination. » Mais, avec un art consommé, en deux actes qui sont un chef-d’œuvre d’exposition, Molière, avant que ne paraisse son héros, dévoile ses tortueuses approches et l’étendue de son empire. Au troisième acte, lorsque Tartufe se présente, il est au faîte de son prestige et possède, sur Orgon et une partie de son entourage, cette influence qui met la famille à la merci de ses convoitises et déjà lui livre Marianne et bientôt les biens de son admirateur. Hors des atteintes de Tartufe, par delà la réserve d’Elmire, il ne reste, là encore, dernier carré de la mesure et du bon sens, que le frère et la servante, la sagesse lucide de Cléanthe et le rire cinglant de Dorine. En ce cadre aux situations familières où le comique poursuit l’intrigue, et ne laisse rien fuir des vérités éternelles, le génie de Molière a situé, en traits alertes et cruels, les vivantes péripéties d’une satire impérissable. Sans doute, il s’attaque en propre au parangon de fausse humilité ( « Laurent, serrez ma haire avec discipline ! » ), au contrefacteur de vertu ( « Cachez… cachez ce sein que je ne saurais voir ! » ), mais le caractère et les agissements du fourbe qu’est Tartufe dépassent ici le terrain de la dévotion sur lequel son siège s’organise, et l’imposteur est demeuré le type de l’hypocrite de tous les temps et de toutes les situations, comme de toutes les classes sociales.

De toutes ces gens — médecins, cocus, marquis, précieuses… — dont Poquelin a joué si audacieusement le ridicule, les travers et les vices, il n’en est pas qui aient eu, de son temps, de réactions aussi violentes que ceux dont Tartufe est à jamais le symbole. Puissants à un point que Molière n’avait soupçonné, et perfides ainsi qu’il les avait — en un seul — fidèlement montrés, ils ne manquèrent point d’appeler contre lui l’arme même de leur nature et prétendirent que c’était la piété, non leurs mômeries, qu’avait raillée l’insolent. Dans sa préface, Molière se plaint amèrement de leurs cabales et de la « fureur épouvantable » que toute la cagoterie déchaînée met à pourchasser une œuvre « pleine d’abomination » et dont il n’est quelque ligne « qui ne mérite le feu »… Ces campagnes eurent pour effet d’en faire suspendre la représentation, et l’auteur adressa au roi deux placets pour sa défense. Avec adresse, il y plaide l’exactitude des manœuvres rapportées, des caractères mis en relief, la vraisemblance du sujet. Il appuie sur « les desseins moralisateurs » qu’il avait cru réaliser en écrivant « une comédie qui décriât les hypocrites et mit en vue, comme il faut, toutes les grimaces étudiées de ces gens de bien à outrance, toutes les friponneries couvertes de ces faux-monnayeurs en dévotion qui veulent attraper les hommes avec un zèle contrefait et une charité sophistique ». A la fin, sa bonne foi et sa persévérance eurent raison pourtant des philistins acharnés à la perte de Tartufe et, en 1669, la pièce revit la rampe… et le succès !

Des critiques timorés — tel La Bruyère — ont cru découvrir de l’outrance dans Tartufe et cependant rien n’y est forcé. Mais, ainsi mise en lumière, tant de noirceur déconcerte et paraît excessive. D’autres, comme Bourdaloue, ont redouté que la démarcation entre la vraie et la fausse dévotion ne fût insuffisante et que la religion ne pâtit de ces révélations publiques. Chamfort répond à ces appréhensions qui, voyant en Tartufe une sorte d’apogée où l’auteur « rassemble ses forces » loue, en outre, « la manière dont il sépare l’hypocrisie de la vraie piété ».

Sainte-Beuve estime que Molière, en fouaillant l’hypocrisie, a donné de l’air à la liberté et il voit une confirmation de son jugement dans la vogue qui, de 1794 à 1800, porta au triomphe, avec la verve libre de Beaumarchais, le rire salubre de Molière. Quant à Napoléon, sans doute sentait-il passer dans le Tartufe un souffle inquiétant de purification ; car, tout en reconnaissant la maîtrise de l’ouvrage, il y voyait aussi la dévotion malmenée et accusait d’indécence une scène capitale et déclarait que « si la pièce eût été faite de son temps, il n’en eût pas permis la représentation ». Et le Roi-Soleil, à son aurore, apparaissait ainsi, rapproché du Corse soupçonneux, comme un champion du libéralisme !…


La religion est le domaine premier de Tartufe. Dans cette Église — syndicat d » exploitation du sentiment religieux — le monstre au masque séculaire a trouvé son champ de prédilection. Et s’y épanouit son esprit, s’y développent ses objectifs. Qu’il s’agisse de la solidarité avec les humbles, du mépris des richesses (hier encore les catholiques possédaient la moitié de l’Espagne !), du pardon des injures et de la charité, de la tolérance ou de la simplicité dans les mœurs, de l’humilité et du renoncement (l’Église est âprement tendue vers la puissance et ses chefs orgueilleux n’ont cessé de poursuivre la maîtrise du monde), des injustices sociales (qu’elle homologue !), de l’amour entre les hommes et de la paix entre les peuples (une haine souriante, onctueuse et tenace l’habite et elle fait s’entr’égorger, au nom des patries, ses adeptes fratricides), c’est du haut en bas de la hiérarchie ecclésiastique et jusqu’au fondement même de l’institution, la contradiction entre les prêches et l’action, la transgression des lignes proclamées, la souveraine hypocrisie. Et l’épithète et le jugement ne vont pas seulement — pour leur souple duplicité — aux porteurs de houlette, ils s’appliquent au troupeau des fidèles qui prodiguent les grimaces de la foi et en répudient l’inspiration, qui se réclament d’une tradition impérieuse du Christ et piétinent ses enseignements avec sérénité. A part ceux qui, dans l’inconscience d’une piété grossière, s’imaginent encore accorder leur sincérité sommaire avec les règles menteuses de l’Église, il n’est pas de vrais croyants qui puissent trouver place dans le cadre des organismes religieux où s’épanouissent toutes les passions, les appétits et les cruautés qui déshonorent l’humanité. (Voir Église, jésuites, papes, religion, etc).

Dans l’ordre de Tartufe, nous avons — à tout seigneur, tout honneur ! — assigné aux travestis du temple le rang qui leur convient. Mais la tartuferie mondiale ne se limite pas aux Eglises. Dans une société où presque personne ne se montre avec son vrai visage, elle altère pour ainsi dire tous les rapports humains. Plus méprisable chez les maîtres, dont elle secourt les ambitions et la rapacité, la hantise du règne et l’hypertrophie de la puissance, elle corrompt jusqu’à cette droiture foncière si longtemps réfugiée dans l’âme encore saine du peuple. Certes, tartuferie du capitalisme, de la loi, du travail, du philanthrope fabricant de produits toxiques, des marchands de canons pacifistes, des politiciens pots-de-viniers, de la presse « éducatrice et véridique », de la justice égale pour tous, des formules creuses de la démagogie, des gouvernements patriotes, des moralistes rongés de stupre et de luxure !… Mais tartuferie aussi de l’ouvrier qui n’est anti-patronal que par jalousie de position, qui trahit, pour monter, la cause de ses compagnons de chaîne, qui sert sans scrupule les institutions qui l’écrasent et sourit à ceux qui le pillent et {{tiret|l’assassi|nent} l’assassinent, quémande les faveurs des politiciens qu’il dénonce, s’enrôle, contre lui-même et contre ses frères, dans les troupes mêmes du régime… tartuferie de la vie sociale, économique, familiale, intérieure !…

Tartufe est partout dans la société et aussi dans l’homme, là où se dérobe la vraie nature des choses et des êtres, où la vérité languit et saigne, où triomphe le carnaval — hélas tout puissant ! — de la suprématie, du lucre, de l’intérêt et de l’envie. — Stephen Mac Say.


TAYLORISME n. m. C’est vers le début de 1913, à la suite d’un voyage aux États-Unis, que M. Charles Faroux fit connaître le système Taylor en France. Il paraît, d’ailleurs, si j’en crois notre camarade Maurice Lansac — et je n’ai aucune raison d’en douter — que l’ingénieur Frédéric Winslow Taylor n’est pas l’inventeur du système qui porte son nom. Le taylorisme, système de mécanisation des gestes de l’homme pendant le travail, est d’origine française. C’est une application partielle de ce que l’École Sociétaire appelait autrefois, au temps de Fourier, « le travail attrayant ».

Quoi qu’il en soit, ce n’est qu’après les expériences de Taylor aux fonderies de Pittsburg en 1910 et 1911, que le « Taylorisme », qui devait devenir plus tard l’élément fondamental de la « Rationalisation » fut propagée et qu’on tenta de le généraliser.

Comme tous les novateurs, bons et mauvais, Taylor ne manqua pas d’essayer, pour asseoir son système, de lui donner des bases à la fois morales et matérielles. Selon lui, les intérêts des patrons, des ouvriers et des consommateurs, loin d’être antagonistes, sont convergents. Taylor ne le démontre d’ailleurs pas ; il se contente de l’affirmer. C’est plus facile et moins dangereux. « Les patrons, dit-il, ont intérêt à faire produire le plus possible au taux le moins élevé ; les ouvriers bénéficient de l’augmentation quantitative de la production et les consommateurs de la diminution des prix de vente. »

Le raisonnement est simple, trop simple. Il est même séduisant a priori et peut paraître juste si on ne l’approfondit pas. Mais, si on cherche à examiner la question d’un peu près, on s’aperçoit immédiatement que le patron, en payant la même somme de salaires et de frais généraux, augmente sensiblement son profit ; que, pour toucher le même salaire, l’ouvrier doit produire beaucoup plus et que le consommateur paie le prix fort, comme précédemment et généralement, n’en a pas pour son argent. Et, en définitive, on constate que le seul bénéficiaire de l’application du « Taylorisme » est le patron.

En outre, lorsque Taylor prétend que son système repose sur des bases physiologiques et psychologiques certaines, il exagère et se moque du monde, à proprement parler.

En effet, nul ne peut admettre qu’un effort prolongé, à cadence accélérée, sans repos, ne comportant aucun moment de détente, accompli mécaniquement, sans réfléchir, sans intérêt ni attrait, ne produise point physiquement et psychologiquement, une usure rapide des forces des facultés de l’homme.

A la vérité, le système Taylor n’a pour but que d’utiliser à son maximum l’effort physique de l’homme, sans se préoccuper le moins du monde de son état psychologique. Il le mécanise de façon telle, qu’il réduit le « temps perdu » à zéro. L’effort est si violent, la cadence est si vive, que l’homme sombre dans l’abrutissement après le travail et pense à peine à réparer ses forces pour le lendemain. A 40 ans, souvent avant, « l’homme taylorisé » est usé, fini, impropre à tout travail.

La pire condamnation contre le Taylorisme fut prononcée par Taylor lui-même.

N’est-ce pas lui, en effet, qui, répondant à cette question de Charles Faroux : Où sont vos vieux ouvriers ? lui montrait le cimetière d’un geste expressif ? Une telle réponse se passe de commentaires. Les esclavagistes de l’antiquité étaient tout de même plus humains, en général.

Lorsque Taylor commença à applíquer sa méthode au chargement des gueuses de fonte sorties des usines de Pittsburg, voici comment il pratiqua : il chronométra le temps employé, en décomposant chaque mouvement des ouvriers pour charger un tonnage déterminé. Il étudia les gestes accomplis librement par l’homme et élimina ceux qui lui paraissaient inutiles.

Il reprit son expérience, avec la même équipe, mais en l’obligeant à abandonner les mouvements jugés par lui « superflus » et établit ainsi une cadence constante de l’effort.

Le résultat obtenu ayant été favorable à ses desseins, Taylor constitua une équipe-étalon, composée d’hommes jeunes et forts, qui travailla dans les conditions nouvelles et « poussa la charge » à son point maximum. Bien entendu, l’expérience fut concluante. Le rendement fut beaucoup plus considérable dans un temps équivalent.

C’est alors qu’il entreprit le « dressage », le mot n’est pas trop fort, des chargeurs de Pittsburg, sans se préoccuper si les gestes éliminés, qualifiés d’inutiles par Taylor, n’étaient pas, en réalité, des mouvements de détente, de récupération, de délassement physique et mental.

Il ne tarda guère à imposer à tous les ouvriers de l’usine, dans toutes les branches de la production, la tâche accomplie dans chacune d’elles par des sujets spéciaux, dans des conditions particulières de durée. Le système Taylor était né. Tous ceux qui ne purent atteindre le rendement imposé et suivre la cadence furent impitoyablement éliminés. Seuls, les forts résistèrent, pour un temps. Les autres n’eurent qu’à disparaître. Le cimetière les reçut. Jamais encore le travail à la tâche n’avait atteint un tel degré de barbarie.

Le système fut, pourtant, généralisé dans l’industrie américaine ; il ne disparut que pour faire place à d’autres méthodes, plus modernes mais aussi barbares : le travail à la chaîne, par exemple, aujourd’hui employé à peu près partout, même dans les bureaux.

Basé sur la décomposition des mouvements de l’ouvrier, assignant à chacun d’eux un temps d’accomplissement maximum, le nouveau système Taylor tend toujours d’obtenir de l’homme la production la plus élevée dans le temps minimum, pour le prix le plus bas. On ne cherche même plus, comme Taylor, à le justifier par des considérations physiologico-psychologiques. Au fond, c’est plus honnête et plus franc. C’est l’exploitation dans toute sa brutalité.

L’homme mécanisé d’aujourd’hui n’a plus un instant pour réfléchir. Incorporé à sa machine, il exécute comme un automate la tâche qu’il doit accomplir. Pour lui, les courbes de fatigue n’existent pas. Seul compte le graphique de production établi dans un temps record, ce temps que dans sa bêtise, il dépassera le lendemain sans se rendre compte que, pour maintenir son salaire au même niveau, il devra produire toujours plus et pour le seul bénéfice de son patron insatiable. C’est l’histoire de l’âne qui court autour du cirque pour attraper la carotte que lui tend, à bonne distante du nez, son cavalier facétieux.

Il a beau courir, il ne la saisit jamais. De même l’ouvrier a beau produire pour gagner plus, il n’arrive qu’à augmenter son rendement sans élever son gain ; à « se crever » à la tâche prématurément, sans avoir la joie de pouvoir vivre du produit de son effort. Qu’importe aux patrons l’état psychologique de leurs ouvriers ! N’ont-ils pas intérêt à ce que ceux-ci, abrutis par une besogne de bête, ne pensent ni ne raisonnent ? Qu’adviendrait-il de leurs privilèges si leurs esclaves pouvaient penser, raisonner… et agir ? Ils le savent fort bien. Disons, d’ailleurs, carrément qu’ils sont dans leur rôle, si ignoble qu’il soit et que ce sont les travailleurs, en se laissant imposer un tel traitement, qui ne sont pas dans le leur.

Pourquoi vouloir qu’un patron soit pitoyable, qu’il renonce à son profit, en cessant d’user, de rendre impropres au travail, en quelques années, les hommes qu’il emploie, alors que d’autres attendent, à la porte, d’être admis à l’honneur de pénétrer dans son bagne à n’importe quelles conditions ? Est-ce à lui d’être pitoyable ou à ses serfs de se révolter, de refuser d’être traités ainsi ? Poser la question, n’est-ce pas indiquer sa seule solution pour des hommes conscients ?

Le patron n’ignore pas que les chômeurs sont légion. Il tire de chacun de ses esclaves tout ce qu’il peut donner et le rejette rapidement « à la ferraille », dès qu’il ne peut plus suivre la cadence imposée et inexorable. La roue ne cesse de tourner, de broyer et de jeter dehors. La « matière » est là, en attendant son tour d’être laminée. Pourquoi se gênerait-il, cet homme, que d’autres hommes se disputent l’honneur d’enrichir ?

Naturellement, Taylor et ses imitateurs modernes ne se sont pas contentés de décomposer les mouvements de l’homme, de les classifier, de les ordonner, ils ont étendu la méthode à l’usine toute entière. Procédant de façon identique, ils ont étudié le fonctionnement de cette usine, partie par partie ; ils en ont décomposé le travail, ils l’ont sérié, puis ils ont totalisé les temps d’exécution, supprimé ici deux unités et quatre ailleurs, pour réduire les frais généraux.

Ils ont ainsi recherché l’outil type, propre à plusieurs besognes ou accomplissant chacune d’elles avec la plus grande rapidité, toujours pour augmenter les rendements, sans se préoccuper de l’état de celui qui le manie et en est le prisonnier. Puis, ils ont institué des services d’instruction, de perfectionnement et de surveillance, qui réduisent à néant l’initiative de l’ouvrier, et fabriqué ainsi, en série, comme des pièces quelconques, des manœuvres spécialisés, qui « sortent », à l’année, des parties de machines ou d’objets dont ils ignorent l’assemblage, la destination et l’usage qui en est fait.

L’application de ce système a donné naissance au fameux « Bureau-cerveau » ce deus ex machina mystérieux auquel tout le monde obéit, sans le voir ni le connaître, ce bureau anonyme et énigmatique dont dépend tout un personnel de direction, de maîtrise et de surveillance, qui a augmenté dans des proportions considérables le nombre des « improductifs ». Cette augmentation des « improductifs » n’a, d’ailleurs, pas été sans alarmer le patronat, qui est pourtant hors d’état d’y porter remède, parce qu’il doit caser les siens, devant lesquels les débouchés se ferment de plus en plus.

C’est du point de vue capitaliste, la lacune du système. Michelin fut l’un des premiers à s’en apercevoir et à essayer d’y remédier dans ses usines de Clermont-Ferrand. Et c’est M. Fayolle, ingénieur, mort récemment, qui chercha à améliorer l’administration des Entreprises. Il modernisa le « taylorisme » et lança une nouvelle méthode qui porte son nom : la « fayolisation ».

Ses efforts ne paraissent pas avoir été couronnés de succès. La « fayolisation », comme le « taylorisme » dévore d’un côté ce qu’elle économise de l’autre. Et l’exploitation reste coûteuse et inhumaine. Fraser, après Ch. Faroux, l’a constaté à Philadelphie.

Le « Taylorisme » est anti-scientifique à tous points de vue. Il confond la vitesse anormale avec la cadence normale, l’arrêt nécessaire avec la « paresse systématique ». Il détourne l’ouvrier d’un travail qui est devenu, pour lui, en raison de ses conditions d’exécution, sans attrait ni intérêt quelconque. Il a fait du travailleur le rouage inconscient et supplémentaire d’une machine infernale, au lieu de le libérer de l’emprise et de l’étreinte mortelle de celle-ci. Pour toutes ces raisons, je le condamne sans aucun appel. Son application, qui fut si néfaste à la classe ouvrière, aurait dû faire dresser contre lui tous les travailleurs.

Il est probable que, si la résistance à une telle méthode avait été vigoureuse, nous n’aurions sans doute jamais connu les « bienfaits » de la rationalisation qui sont à l’origine de la crise économique actuelle.

Qu’au moins l’expérience porte ses fruits, que ses enseignements ne soient pas perdus et, au lieu d’accepter les yeux fermés tous les systèmes qu’on tentera de leur imposer, les ouvriers cherchent à se rendre compte de leur valeur en ce qui les concerne. Et qu’ils se dressent vigoureusement contre tous ceux qui portent atteinte à leur vie, à leur dignité, à leurs intérêts… Qu’ils envolent se faire pendre ailleurs tous qu’à l’avenir, les Taylor et leurs émules. — Pierre Besnard.


TÉLÉGRAPHIE n. f. du grec tele (loin) et graphein (écrire). Les télégraphes sont des appareils destinés à transmettre à distance, par l’intermédiaire de l’énergie électrique, des signaux conventionnels, ceux-ci étant interprétés par la personne qui reçoit les signaux, ou par un mécanisme approprié pour être traduits en langage courant.

Les premiers essais de télégraphie électrique remontent à 1774 : le français Lesage transmit des signaux par fil à distance en utilisant une source d’électricité statique. Il avait tendu 24 fils représentant 24 lettres ou chiffres ; le transmetteur était une machine statique avec laquelle on élevait le potentiel du fil correspondant au caractère que l’on voulait transmettre ; le récepteur était pour chaque lettre ou chiffre, une balle de sureau placée à proximité du fil correspondant.

En 1811, Sommering utilisa, le premier, les courants électriques et pour les déceler le seul système connu : le voltamètre. La ligne était un câble de vingt quatre fils chacun pouvant être mis en communication avec une pile de Volta., et transmettant ainsi une lettre ou chiffre. Le récepteur était une série de vingt quatre voltamètres ; celui qui correspondait à la lettre transmise l’indiquait par un dégagement de bulles dans le liquide.

Ampère, en 1820, substitua aux récepteurs voltamétriques des aiguilles aimantées que les courants faisaient dévier ; il conserva les vingt-quatre fils.

L’inventeur du télégraphe Morse, cet appareil simple mais génial, est un américain, le peintre Samuel Finlay Breesse Morse qui dut insister près des gouvernements, de 1832 à 1837, pour faire prendre en considération son idée et faire essayer son télégraphe, dont il avait fait construire un modèle encore grossier.

En 1837, Steinheil indiqua les avantages du retour par la terre.

Ce n’est qu’en 1853 qu’on installa des télégraphes électriques en France où la télégraphie aérienne inventée par Chappe rendait, depuis longtemps, des services. Le premier modèle de télégraphe installé dans les réseaux français fut le Foy-Bréguet dont le récepteur comportait deux bras reproduisant, par leurs positions, les signaux du télégraphe Chappe.

En 1912, la longueur des lignes télégraphiques était en France de 190.000 kilomètres, représentant plus de 700.000 kilomètres de fils.

Divers types de télégraphes. — D’une manière générale, quel que soit le système, la transmission des signaux se fait par émission du poste transmetteur de courants de faible durée, de même sens ou de sens contraire ; l’appareil récepteur fait connaître l’ordre, la durée, et le sens des courants émis.

Les durées d’émission sont, dans certains systèmes, de deux espèces : très courtes et longues (1/3 de seconde environ). Combinées avec le changement de sens du courant, elles donneraient 4 signaux conventionnels. Les appareils existants n’utilisent pas cette combinaison. Les signaux sont donc seulement au nombre de deux, différenciés soit par leur durée soit par le sens du courant qui les transmet.

En dehors des appareils imprimant, Hugues, Baudot et dérivés, on emploie un code de signaux appelé alphabet Morse, composé uniquement de points et de traits.

Dans les systèmes où le courant est de sens constant, les points sont évidemment représentés par les émissions très courtes de courant et les traits par les émissions longues. Dans les systèmes où le courant est inversé, on n’émet que des courants très courts, ceux d’un sens représentant les points de l’alphabet Morse, ceux de sens contraire représentant les traits.

De nombreux modèles de télégraphes ont été, à certaines époques, en faveur. Citons le télégraphe Breguet encore en usage sur de nombreuses lignes de chemin de fer français et qui consiste en un manipulateur tournant, conduit à la main par l’agent du poste transmetteur, qui lui fait parcourir un cadran horizontal sur le pourtour duquel sont inscrits les lettres de l’alphabet et les chiffres et en un récepteur constitué par une aiguille qui parcourt un cadran vertical sur lequel sont également marqués les lettres et les chiffres. Chaque signe de rang pair du manipulateur correspond à une partie en relief du manipulateur qui établit un contact et donne lieu à un courant commandant au poste récepteur l’attraction de l’armature d’un électro-aimant. Chaque signe de rang impair correspond à une encoche et le manipulateur au passage de ce signe rompt le courant et provoque au récepteur la libération de l’armature de l’électro. Celle-ci, rappelée par un ressort, entraîne, par un mouvement à ancre, une roue sur laquelle est montée l’aiguille, de sorte que celle-ci accomplit un mouvement rigoureusement synchrone de celui du manipulateur. Lorsqu’on arrête celui-ci sur une lettre, l’aiguille du récepteur s’arrête sur la même lettre et c’est ainsi qu’elle est transmise.

Il ne faut pas oublier de citer le pantélégraphe de Caselli qui transmettait les dessins et l’écriture.

Actuellement, on transmet régulièrement l’écriture autographe de Paris aux principales grandes villes à l’aide du téléautographe Édouard Belin, qui est l’appareil le plus parfait dans ce genre, lequel a donné lieu à beaucoup d’inventions.

Enfin, un appareil remarquable est celui qui imprime dans les banques les nouvelles financières émises à tout instant par un établissement central. Les mots et les nombres sont inscrits comme sur une feuille imprimée ; les retours à la ligne se font automatiquement ; le fonctionnement en est sûr.

Sounder. — Les agents de télégraphes peuvent déchiffrer les messages transmis par l’appareil Morse au son, et sans regarder la bande qui n’est plus qu’un moyen de contrôle. Dans certains pays, en Amérique en particulier, on supprime même cet enregistrement et le son est amélioré en remplaçant l’électro par un relais actionnant une sorte de récepteur téléphonique émettant un son musical et qu’on nomme sounder.

Système Wheatstone. — Ce système ne transmet que des points, mais les courants qui les produisent sont de sens alternés suivant qu’on veut représenter les points ou les traits du code Morse. La bande imprimée porte deux lignes de signes ponctuels. Ceux de la ligne du haut sont les points du code Morse, ceux de la ligne du bas sont les traits.

La transmission se fait mécaniquement par des bandes perforées au préalable dans des appareils spéciaux. La perforation suivant la ligne centrale est à espacement régulier, et sert à l’entraînement de la bande. La perforation de la ligne du haut correspond aux points. La perforation de la ligne du bas correspond aux traits.

Le débit de ce télégraphe est considérable. Il peut atteindre 300 ou 400 mots à la minute. Il faut plusieurs agents occupés à la perforation pour assurer ce débit. La réception se fait à l’aide d’un électro-aimant polarisé.

Reperforateur imprimeur Creed. — Cet appareil traduit mécaniquement, en écriture courante les bandes perforées à la réception par le récepteur Wheatstone et imprime le télégramme ; son débit est de 125 mots à la minute.

Télégraphe Hugues. — Ce télégraphe imprime directement, en caractères courants, les lettres émises par un clavier à 28 touches.

Chaque touche du clavier commande une tige mobile correspondante d’une roue entraînée par un mouvement d’horlogerie et cette tige ne peut être soulevée qu’au moment de son passage dans une position, la même pour toutes les tiges. Au récepteur, une roue dite roue des types porte sur sa jante, en relief, les 28 signes correspondant aux touches du manipulateur ; elle tourne en parfait synchronisme avec la roue de celui-ci. Le soulèvement de la tige du transmetteur produit un courant qui détermine, au récepteur, l’abaissement de la roue des types et l’empreinte du caractère qui se trouve à ce moment en regard du papier.

Télégraphe Baudot. — Il représente un perfectionnement énorme et nécessite une explication un peu détaillée.

La transmission et la réception d’un courant électrique de faible durée ne sont pas instantanées. On calcule suivant la distance le temps minimum nécessaire pour qu’un courant émis à l’origine de la ligne ait produit son effet et se soit ensuite annulé à l’extrémité.

Ce temps, pour la distance Paris-Bordeaux, serait d’environ quatre centièmes de seconde ; il s’ensuit que, par seconde, on pourrait envoyer vingt-cinq signaux, alors que les manipulateurs ne peuvent en expédier que cinq. Le débit des lignes peut donc être quintuplé, si l’on arrive à mettre sur chacune cinq appareils émetteurs et cinq appareils récepteurs. Pour éviter le brouillage, on place à chaque poste un distributeur, le synchronisme de deux postes étant assuré, chaque distributeur est, pendant 1/25e de seconde, en relation avec un récepteur et un seul de l’autre poste, si bien que les signaux préparés sur les cinq transmetteurs à une cadence de cinq à la seconde, sont successivement transmis dans la ligne 0 la cadence de 1/25e par seconde, et ils sont recueillis à la même cadence par le distributeur du poste d’arrivée qui les transmet à chacun des récepteurs qui inscrivent à la cadence de 1/5e de seconde. Les signaux ne sont plus ceux du code Morse. Les lettres de l’alphabet sont représentées par des combinaisons réalisées avec cinq touches seulement, et chaque appareil récepteur transforme ces combinaisons en caractères imprimés ; chaque appareil débite 180 mots à la minute en moyenne.

Télégraphie en duplex. — Ce système double encore l’utilisation des lignes ; il permet de télégraphier d’un poste A à un poste B et vice-versa en n’utilisant qu’un seul fil.

On utilise à chaque poste une disposition en pont de Wheatstone.

Relais. — Le débit des lignes télégraphiques très longues deviendrait trop faible en raison du temps nécessaire pour la réception d’un signal à distance. On remédie à cet inconvénient en divisant les lignes en sections à l’extrémité desquelles se trouve un récepteur et un transmetteur ; mais l’intervention humaine n’est pas nécessaire pour recevoir les signaux transmis et les réexpédier, le récepteur commande directement le transmetteur ; l’ensemble constitue un relais. C’est un appareil très simple, constitué par un électro-aimant polarisé ou non, suivant les systèmes, et dont la palette établit ou rompt des contacts en tout semblables à ceux qui ont été établis et rompus au poste d’origine. Une pile fournit l’énergie nécessaire à chaque section.

Lignes télégraphiques. — Pour les distances moyennes, le fil de fer galvanisé, un isolement moyen suffisent. Le retour se fait toujours par la terre. Pour les lignes sous-marines, on noie des câbles constitués par une âme conductrice en cuivre pur entourée d’un isolant en gutta-percha, d’un ruban de laiton pour la protection contre les tarets, d’une matelassure en jute et de fils de fer assurant la protection mécanique.

Télégraphie sous-marine. — La capacité et la résistance d’un câble d’une certaine longueur son représentées par des nombres considérables, de sorte que la période d’établissement et d’extinction d’un courant au poste récepteur est trop longue. Entre la France et l’Amérique, on ne pourrait guère envoyer qu’un signal toutes les 10 secondes, si l’on utilisait les procédés terrestres.

Pour éviter cet inconvénient, on n’attend pas que le courant soit établi et on n’utilise que le début de la période pendant laquelle le courant a une très faible valeur, mais qu’un galvanomètre très sensible peut déceler. On utilisait, au début, le galvanomètre à cadre mobile, et on lisait sur une règle les déplacements du spot lumineux. Lord Relvin rendit ce télégraphe imprimeur en adjoignant sur le cadre du galvanomètre un très petit siphon en verre dont la petite branche plonge dans une cuve contenant de l’encre, et dont l’autre est en contact avec un papier qui se déroule. Les déviations sont ainsi inscrites : celles d’un sens indiquent les points du code Morse, celles de l’autre les traits. Cet appareil est un siphon recorder.

On est d’ailleurs arrivé à monter des appareils Baudot en multiple aux extrémités des câbles, à l’aide de dispositifs d’amplifications appropriés. — Alexandre Laurant.


TÉLÉGRAPHIE SANS FIL La télégraphie sans fil permet l’envoi de messages sans interposition de conducteur entre le poste émetteur et le récepteur. L’expérience fondamentale de l’induction en explique la possibilité.

Un courant électrique créait autour de lui un champ magnétique, partie de l’espace où une aiguille aimantée est déviée de sa position d’équilibre. Inversement, les variations d’intensité d’un champ magnétique donnent naissance dans un circuit fermé voisin, à un courant électrique, qui est appelé courant induit. Par conséquent, en disposant un premier circuit composé de plusieurs éléments de pile réunis par un fil de cuivre sur le parcours duquel nous plaçons un interrupteur, nous créons dans l’espace environnant un champ, magnétique. En manœuvrant l’interrupteur, nous faisons varier ce champ. Plaçons un deuxième circuit composé d’un simple fil de cuivre fermé sur un galvanomètre à une certaine distance du premier. L’aiguille du galvanomètre dévie à la cadence des mouvements de l’interrupteur. Par une combinaison de signaux longs ou courts, appelés traits ou points, nous envoyons des signaux Morse qui correspondent à des lettres, chiffres, ponctuations. Une communication sans fil a été établie.

Cette façon de procéder n’offrirait que peu d’applications, car les circuits dans cette expérience doivent être rapprochés. Mais elle donne une explication élémentaire de ce phénomène en apparence mystérieux.

Un premier perfectionnement fut l’emploi des condensateurs. La décharge oscillante de ces derniers, en fournissant des courants de fréquence élevée, de dix mille à trente millions de périodes à la seconde, augmenta la portée des stations émettrices. À la réception, un écouteur téléphonique monté avec un détecteur développa la sensibilité.

Expliquons ici ce que l’on entend par détection. Les courants reçus en T. S. F. sont alternatifs, la somme de leurs effets polarisés est nulle : par conséquent ils n’impressionnent pas directement la plaque vibrante des écouteurs. Le détecteur transforme le courant alternatif qu’il reçoit en un courant ondulé, toujours de même sens. Les variations d’intensité des alternances sont alors audibles au téléphone. À condition, bien entendu, que ces variations soient à fréquence musicale. La galène ou sulfure de plomb est le plus connu des détecteurs. Dans les réceptions sur cristal, la portion d’énergie captée par l’antenne est la seule qui fasse fonctionner les écouteurs. Ce qui explique la portée réduite de ces postes.

Vers 1913, un ingénieur américain Lee de Forest, mit au point la lampe à trois électrodes ou triode, qui fut l’une des inventions de ce siècle la plus féconde en applications. C’est avec ces lampes que la Télégraphie sans fil à grande distance, intercontinentale même, est devenue pratique.

Pour expliquer le fonctionnement de la lampe, il est plus simple d’examiner d’abord celui de la diode (deux électrodes seulement). Dans une ampoule vide d’air, un filament de matière incandescente, oxyde de thorium par exemple, est chauffé au rouge. Il laisse échapper des grains immatériels extraordinairement ténus d’électricité négative. C’est l’effet Edison. Dans le voisinage de ce filament, toujours à l’intérieur de l’ampoule, nous disposons une plaque qui sera chargée positivement par rapport au filament. Cette plaque attire les électrons, et un courant filament-plaque est établi, malgré que le circuit soit ouvert. Si la plaque est chargée d’électricité négative, aucun courant ne passe. Dans le cas d’une différence de potentiel alternative entre le filament et la plaque, le courant filament-plaque sera découpé, toujours dans le même sens. Il ne comprendra que les alternances positives. Ainsi, la diode peut servir à redresser les courants alternatifs. Remarquons, qu’en polarisant la plaque à une valeur convenable, on arrive quand même à faire passer un courant alternatif, mais sous la forme d’un courant ondulé. Il ne reste plus ensuite, par un artifice, qu’à ramener sa valeur moyenne à 0. Cet artifice pouvant être le passage à travers des condensateurs.

La lampe à trois électrodes diffère de la précédente par l’interposition entre le filament et la plaque d’une troisième électrode appelée grille. Cette grille remplit le rôle d’un robinet pour le courant filament-plaque. Chargée négativement, elle repousse les électrons ; positivement, elle favorise d’abord leur passage, ensuite, quand son potentiel augmente, elle les capte tous et il n’en vient plus sur la plaque. On peut encore comparer son rôle à celui d’un relais.

La lampe est utilisée comme détectrice, comme amplificatrice, comme oscillatrice.

Fonctionnement en détectrice. — Autour d’une certaine valeur du potentiel de grille, appelé polarisation, les alternances positives sont seules reproduites ou presque dans le courant filament-plaque. Cette dissymétrie permet, comme nous l’avons vu, la détection. Dans la réception sur lampe, l’énergie reçue dans l’antenne n’est pas celle qui fait vibrer la plaque des écouteurs ; elle est empruntée à la batterie d’accumulateurs, ou bien, avec les lampes modernes, au réseau. D’où portée plus grande des récepteurs à lampe, par rapport aux récepteurs à cristaux.

Fonctionnement en amplificatrice. — La fonction amplificatrice de la lampe résulte directement de son étude élémentaire. De petites variations de la tension grille peuvent donner, sous une différence de potentiel convenable, d’importantes variations du courant filament-plaque.

Ces notions élémentaires sur la détection et l’amplification permettent de comprendre le fonctionnement d’un poste simple à lampes.

Les courants qui prennent naissance dans l’antenne sont d’abord amplifiés dans une première lampe, la haute fréquence. La détectrice redresse ce courant alternatif pour le rendre audible. Les modulations de ce courant sont à nouveau amplifiées dans la basse fréquence. Elles viennent ensuite exciter les écouteurs.

Dans des lampes disposées en cascades ou étages, ces effets peuvent être multipliés.

La liaison entre les différents étages, c’est-à-dire entre les circuits de chaque lampe a lieu soit par transformateur, par capacité ou par résistance. La combinaison de ces différents montages permet la construction d’un grand nombre de récepteurs, mais qui dérivent tous du même principe.

Fonctionnement en oscillatrice. — Par un réglage convenable de la capacité et de la self du circuit de la grille, couplé avec le circuit de plaque, on peut faire naître dans le premier un courant alternatif entretenu. La lampe oscille. Cette propriété est utilisée en émission pour avoir des vibrations électriques non amorties. La durée constante des oscillations est une caractéristique de l’émission. Elle permet de calculer la longueur d’onde en divisant trois cent mille kilomètres à la seconde par le nombre de vibrations dans cette unité de temps. Dans les postes récepteurs, on utilise aussi cette fonction, soit dans la réaction, soit dans les postes à changement de fréquence où la lampe qui oscille joue exactement le rôle d’un petit émetteur local.

Émission. — La télégraphie sans fil peut se faire de trois façons qui se différencient d’après la nature de l’onde émise.

Par ondes amorties ; dans ce cas, l’émetteur envoie dans l’espace un certain nombre de trains d’ondes amorties.

Par ondes entretenues pures, et enfin par entretenues modulées.

L’émission par ondes amorties est effectuée à l’aide de la décharge oscillante d’un condensateur. Ce condensateur étant périodiquement chargé par un alternateur (modèle à éclateur tournant). Dans ce système, le nombre de décharges à la seconde, qui est égal à la fréquence de l’alternateur, donne la note musicale de l’émission. La longueur d’onde n’a rien à voir avec cette fréquence, elle est seulement fonction des caractéristiques en haute fréquence des circuits, c’est-à-dire de leur self-induction et de leur capacité. Entre l’alternateur et le condensateur on place un transformateur dont le rôle est d’élever la tension, afin d’avoir le voltage le plus grand aux bornes du condensateur. La manipulation se fait sur le circuit primaire de ce transformateur. Ce genre de télégraphie est pratiqué en campagne par les armées, ou les explorateurs, à cause de sa rusticité et de son faible encombrement, mais son rendement en portée n’est pas très grand ; c’est tout juste si l’on arrive à communiquer à cent kilomètres. Les premiers postes d’aviation étaient de ce type là.

L’émission en entretenue pure se fait à l’aide de postes à lampes. C’est en faisant osciller une lampe, comme nous l’avons vu précédemment, que l’on arrive à avoir une émission. Ici, l’onde obtenue est rigoureusement alternative, c’est-à-dire que, pour chaque période, l’alternance positive est égale à la négative. Par un manipulateur, on interrompt ou on rétablit cette émission à la cadence du Morse. Dans ce système, nous allons voir que les récepteurs ordinaires, comme ceux qui pouvaient capter les amorties, seraient inutilisables. En effet, après détection, on obtiendrait pour un point, un court courant continu, et pour un trait un courant continu plus long. Mais le courant continu n’a aucune action sur l’écouteur téléphonique ; tout juste à l’interruption et à la reprise du courant pourrait-on entendre un toc provenant du collage ou du décollage de la plaque d’écouteur d’après l’électro-aimant. Il existe heureusement deux moyens pour faire vibrer la plaque de l’écouteur dans ces conditions. C’est le Tikkers et l’Hétérodyne.

Le tikkers est analogue au système d’une sonnerie fonctionnant sur courant continu. On arrive, par un artifice de plaque vibrante et d’électro-aimant, à couper et à rétablir le courant. Celui qui écoute la communication, par un réglage de l’élasticité de la lamelle vibrante (vis pointeau) arrive à modifier le son de son écouteur.

L’hétérodyne n’est pas autre chose qu’un petit émetteur local dont les ondes propres viennent s’ajouter à l’onde reçue. Lorsque les deux longueurs d’onde sont voisines, on entend des battements, phénomène connu de la physique vibratoire, et ce sont ces battements, coupés ou rétablis à la cadence morse que l’on entend dans l’écouteur. Remarquons que, par un réglage de la self ou de la capacité du circuit de la lampe hétérodyne, on change sa longueur d’onde et, par conséquent, la fréquence des battements. D’où réglage de la note à la réception.

Dans l’émission en entretenue modulée, c’est au poste émetteur lui-même que l’on ajoute l’onde de l’hétérodyne. À ce moment, n’importe quel poste récepteur peut l’écouter. C’est ce dernier système qui est le plus fréquemment employé. L’écouteur ne peut pas modifier la note de la transmission, qui ne dépend que des caractéristiques de l’émission.

Disons quelques mots sur la propagation des ondes entre deux points de la surface terrestre. Considérons sur le globe terrestre un point de sa surface où nous supposons placé le poste émetteur. Soit B le poste récepteur. Les ondes ne se propagent pas en ligne droite en pénétrant dans l’écorce terrestre. Elles glissent le long de la surface de la terre dans la direction du grand cercle allant de A à B. Cette hypothèse du glissement à la surface de la terre a du être admise dès le début de l’utilisation pratique des ondes électromagnétiques en T. S. F., car il est impossible de se rendre compte des réceptions à grande distance par propagation directe à travers la terre, par suite de l’absorption énorme que subiraient ainsi les ondulations.

La propagation par glissement superficiel, onde de surface, convient pour expliquer les portées effectuées à l’aide d’ondes longues. Mais les ondes courtes de 10 à 100 mètres sont de plus en plus fréquemment utilisées par les stations commerciales.

On a admis une réflexion sur une surface conductrice située dans la haute atmosphère, à quatre vingt kilomètres environ, et appelée couche de Heaviside-Kennelly des noms de ses deux théoriciens. Cette couche conductrice serait due à une ionisation de l’air raréfié, ionisation produite par les rayons émis du soleil.

Elle varierait en hauteur suivant les heures du jour et les saisons. La propagation des ondes courtes d’une station à une autre très éloignée pourrait donc se produire suivant un chemin brisé, donné par deux réflexions successives sur la couche ionisée. La station émettrice serait entendue très loin, et pas du tout dans son voisinage. C’est l’effet de rebondissement ou « skip effect » des Américains.

Au voisinage de l’émission, les ondes de surface interviennent seules dans la propagation et la proximité de la terre les arrête, les freine rapidement. Cette circonstance peut expliquer les réceptions faibles ou nulles en France de stations nationales sur ondes de 35 mètres, par exemple, et qui au même moment sont entendues avec beaucoup d’intensité au Brésil ou en Indo-Chine. Des zones de silence peuvent d’ailleurs résulter de l’interférence des ondes de surface et des ondes provenant de la couche de Heaviside. Il y a, d’ailleurs, une longueur d’onde optimum pour réaliser une liaison donnée et qui dépend de l’heure, de l’époque de l’année, des conditions barométriques, etc…

On observe très nettement sur les ondes inférieures à 600 mètres, moins nettement sur les grandes ondes, le phénomène du « fading » ou évanouissement. Ce phénomène se traduit à la réception par des variations considérables d’intensité d’audition, variation allant jusqu’à la disparition complète pendant quelques dizaines de secondes.

Ces extinctions sont le plus souvent suivies de courtes périodes de net renforcement. De nombreuses hypothèses ont été faites sur le mécanisme qui régit le « fading », il semble qu’il faille voir ici une action d’origine atmosphérique.

Les ondes très courtes, inférieur à 10 mètres de longueur, sont dites « quasi lumineuses » car leur propagation s’effectue de manière très analogue à celle de simples rayons optiques, propagation en ligne droite. Elles ne subissent aucune réflexion sur la couche de Heaviside-Kennelly. – Alexandre Laurant.


TÉLÉPATHIE n. f. du grec télé (loin) et pathos (affection). Existe-t-il, « chez certains individus, une sensibilité spéciale, qui semble s’exercer autrement que par la perception sensible par laquelle nous prenons connaissance des objets matériels » ?

Certains répondent affirmativement. « Ce phénomène se produit dans la télépathie. Des événements distants et hors de portée des sens sont perçus par certains individus ; des messages peuvent être transmis sans l’intermédiaire des organes des sens. Les faits sont affirmés par des personnes tout à fait dignes de foi. » (Dwelshauvers).

En matière de science, la foi ne suffit pas. Quant au témoignage des personnes même les plus scrupuleuses, nous savons de quelles erreurs involontaires il peut être entaché. Toutes les fois que nous sommes en présence de faits qui ne sont pas, qui ne peuvent être l’objet de vérifications rigoureuses et répétées, la vraisemblance est un critère. « Or, c’est précisément ce critère de la vraisemblance qui nous fait défaut dans le cas des manifestations psychiques. Car les faits que l’on invoque, non seulement ne peuvent être reproduits à volonté, mais sont, en outre, excessivement rares ; un grand nombre de personnes n’ont jamais eu l’occasion de constater quoi que ce soit qui y ressemblât… Ce sont donc là des faits très extraordinaires. Ils sont aussi extravagants, dans le sens littéral du terme, puisqu’ils impliquent un exercice des sens dans des conditions d’espace et de temps tout autres que celles où nous avons accoutumé de les voir fonctionner. » (E. Meyerson).

Il est évident que des phénomènes qui prennent naissance à des distances considérables sont perçus par nos sens. Ce sont ces impressions de nos sens qui suscitent en nous des pensées ; pensées qui n’ont d’existence qu’en nous, qui nous sont personnelles, qui, pour un même phénomène, diffèrent d’un individu à l’autre. Les ondes sonores issues d’un canon, provoqueront chez l’un des pensées joyeuses en s’associant au souvenir de réjouissances publiques, chez un autre un sentiment de tristesse, car elles réveilleront les angoisses de la guerre. Nos sens ne reçoivent pas des pensées ; ils perçoivent des signes qui sont au nombre des éléments constitutifs de nos pensées.

Des phénomènes qui ne tombent pas directement sous nos sens peuvent également influer sur notre comportement. Par exemple, l’état électrique de l’air ambiant qui, par le malaise qu’il nous cause, agit sur notre bien-être et notre caractère. Mais les troubles que nous fait éprouver l’état orageux de l’atmosphère sont des troubles qui prennent naissance en nous, qui dépendent de notre état du moment, de notre santé. Nous ne voyons pas à quelle idée claire peut répondre l’assertion que le trouble qualifié de notre mentalité a pénétré en nous de l’extérieur. Ces influences extérieures qui agissent sur nous, sans mettre en jeu un sens localisé, sans suivre les voies ordinaires de la perception sont comparables aux phénomènes météorologiques qui brouillent les communications téléphoniques sans faire émettre aux appareils aucune phrase, aucun mot. A supposer même qu’à notre insu une influence spéciale s’exerce sur une portion de notre tégument ou d’un viscère, organe inconnu d’une sensation ne serait pas une pensée trouvant asile dans notre cerveau après un long voyage.

Quelle est, en effet, l’origine de nos pensées ? Des impressions éveillent nos sens, des filets nerveux les canalisent vers certaines cellules qui les transforment aussitôt en réactions par la voie de filets efférents, ou bien les transmettent à des cellules appartenant à des centres supérieurs, par lesquelles elles s’associent à nombre d’autres impressions, provoquent des actes ou, au contraire, les inhibent, mouvements ou arrêts objets de pensées. Ces pensées ne prennent forme qu’en nous, par nous. Si elles se transmettent à d’autres, c’est par l’intermédiaire de mouvements, gestes ou paroles, qui impressionnent leurs sens, dont l’interprétation donne, chez eux, naissance à leurs propres pensées qui peuvent différer profondément de la pensée initiale.

Que notre énergie nerveuse émette, comme d’autres, des radiations dans l’ambiance, cela se pourrait. Ce seraient des mouvements ondulatoires du type courant, tels que ceux qui servent à la téléphonie sans fil, par exemple. Mais que se passe-t-il dans ce dernier cas ? Une pensée s’est, chez un interlocuteur, extériorisée en phrases, en ondulations de l’air ; un poste émetteur change les ondes sonores en ondes herziennes qui cheminent plus loin dans l’espace. Un poste récepteur en refait des sons qui, après le trajet ordinaire dans notre corps, sont traduits en pensées. Encore ne faut-il pas oublier le proverbe : traduction, trahison, et, de plus, il est nécessaire que les sons appartiennent à une langue connue de nous, sinon il faudra encore introduire dans le circuit un nouvel interprète. A aucun moment, les ondes herziennes ne sont des pensées ; elles ne sont qu’un agent de transport d’une énergie libérée en un point, reçue en un autre, énergie dépourvue de qualification psychique.

On comprend l’embarras des métapsychistes pour expliquer la transmission des pensées. « Il est difficile de penser que l’organisme émet et dirige d’invisibles tentacules jusqu’a de grandes distances pour y recueillir l’impression cherchée. Il est aussi difficile de comprendre comment sa sensibilité serait transportée sous formes d’ondes qui s’éloigneraient de lui et resteraient en contact avec lui. » (Maxwell).

Ce mystère a une explication. Les témoignages que l’on nous apporte, sont, ou bien des rappels de rêves, ou des récits de dormeurs éveillés et de névropathes mythomanes.

Mais pourtant, dira-t-on, les prévisions ne se vérifient-elles pas parfois ? Avant d’y voir un sujet d » étonnement, a-t-on calculé la probabilité de l’événement, a-t-on cherché à l’analyser pour découvrir les raisons qui en ont amené la production ? Des coïncidences d’apparence anormale trouvent une explication naturelle. Je puis citer à ce sujet, une observation personnelle. Prenant en lecture un livre à la bibliothèque de l’arrondissement qui rassemble plus de 3.000 volumes, j’y trouve une carte oubliée portant l’adresse du précédent lecteur. Le surlendemain, au siège d’une association de plus de 1.500 membres, on tire d’un fichier une fiche portant le nom de la même personne inconnue jusqu’alors de moi, bien qu’habitant le même quartier, dont on voulait me signaler l’activité. La probabilité de la rencontre était de un contre plus de quatre millions, et bien inférieure encore si l’on tient compte du nombre des lecteurs habituels de la bibliothèque, qui dépasse 200. Tout change si l’on reconstitue la chaîne des causes. L’association précitée est une association de techniciens. Il y a, dans l’arrondissement que j’habite, une École d’Arts et Métiers. Le volume dont j’ai parlé est un livre de Proudhon, dont j’avais souvent exposé les idées dans le journal publié par le groupement de techniciens. La rencontre s’avère de moins en moins improbable à mesure qu’on en analyse les circonstances.

Discutons le cas de la divination en rêve. Un grand nombre de nos organes, le cœur, par exemple, n’interrompent jamais leur fonctionnement. Il en est très probablement de même du cerveau dont le jeu, pendant le sommeil, se manifeste par le rêve. Le docteur A. Marie écrit : « Il ne manque pas de psychologues qui considèrent que tout sommeil s’accompagne de rêves, mais que ceux qui n’en croient pas avoir sont simplement ceux qui n’en ont aucun souvenir. Et, en effet, il est remarquable que ceux qui prétendent dormir sans rêve sont parfois ceux qui parlent et agissent en dormant, comme certains somnambules qui ont une amnésie totale rappelant celles des comitiaux (épileptiques)… Le rêve serait continu pendant le sommeil, mais oublié à mesure, sans quoi il y aurait réveil (rêve retenu). »

Mais la multitude innombrable des rêves qui paraissent échapper à notre mémoire a cependant, comme tout fonctionnement physiologique, laissé des traces dans les voies d’association de notre système nerveux. Une perception réelle similaire, au réveil, ou même plus tard, en ramène le souvenir et cela d’autant mieux que l’empreinte a été plus forte, c’est-à-dire le sujet plus dramatique. D’autre part, nous ne situons un événement dans le temps qu’autant qu’il se trouve intercalé dans une série d’autres événements réels, ce qui n’est pas le cas du rêve, sauf proche du réveil. Que plus tard un incident tragique intéressant un parent ou un ami, objet constant de notre intérêt vienne à la connaissance de qui est superstitieux ou nerveux, ce dernier n’aura pas de peine à tirer de son stock de rêves non explicites, l’un d’eux qui concordera à la catastrophe et qui, libre de toute attache dans le temps, sera automatiquement rapporté à la date exigée.

Ajoutons que de nombreux physiologistes nous avertissent qu’il n’est pas de rêve qui ne soit remanié après coup. J’en ai fait moi-même l’expérience. Il s’agit d’un songe ayant l’apparence d’une prémonition. J’étais désappointé de trouver fermé un magasin auquel je devais m’approvisionner le matin − fait qui s’était produit plusieurs fois dans les semaines précédentes. Réveillé au moment même, j’écrivis en quelques mots le sujet du rêve qui, justement, se réalisa dans la matinée. J’en rédigeai alors le récit et j’eus la curiosité de comparer avec mes notes nocturnes. Rien n’était inexact, mais, du fait même de la rédaction, des nécessités de langage, tout prenait un caractère de précision, d’exactitude, qui n’était nullement dans la réalité et qui eût trompé certainement un lecteur.

Dans tous les cas, avant d’accepter la possibilité d’esprits baladeurs capables d’aller faire des reconnaissances en de lointains pays, voire dans l’avenir, il est prudent de lui opposer des hypothèses qui, reposant sur des données minutieusement contrôlées, soient encore en harmonie avec les notions que nous devons il la saine méthode expérimentale. Le miracle laïque doit nous être aussi suspect que le miracle religieux. C’est pour mieux humilier notre personnalité réelle que l’on exalte une personnalité imaginaire.

Nous pouvons conclure avec E. Meyerson : « Des thaumaturges ont prétendu et prétendent posséder une lucidité, une seconde vue, leur permettant de percevoir en dépit des obstacles du temps et de l’espace. Eh bien, il n’y a qu’à considérer l’attitude de l’historien à l’égard du miracle pour se convaincre de la différence entre son état d’esprit et celui du partisan de la recherche psychique. Car le miracle, l’historien le connaît fort bien, il est obligé de s’en occuper : les chroniques du Moyen Age, en particulier, même quand elles sont dues aux auteurs les plus sobres et les plus dignes de foi, en sont remplies. Mais l’historien, s’il ne met pas résolument de côté tout ce qui s’y rapporte, ne s’en sert tout au plus que pour caractériser l’état d’esprit du milieu, où le fait, ou du moins la croyance au fait, se sont produits ; le récit entier se transforme en document psychologique. »

C’est à titre de document sur la mentalité de notre époque que la télépathie méritait une mention. – G. Goujon.