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Encyclopédie anarchiste/Trust - Tyran

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2809-2816).


TRUST n. m. Mot anglais qui se prononce treusst, bien que Trusteur, mot servant à désigner quiconque organise un trust, se prononce trusteur, de même que truster qui signifie : action d’accaparer par un trust.

La définition la plus courante de ce terme est la suivante : Association, syndicat de spéculateurs, formé dans le but de provoquer la hausse soit d’une valeur soit d’une marchandise quelconque mais ordinairement de première nécessité, opération qui se réalise par l’accaparement de la valeur ou de la marchandise visées. Si le vocable n’est entré que depuis peu dans notre langue, il convient de dire que la chose à laquelle il s’applique est extrêmement vieille. L’illustre philosophe Aristote dont la mort, comme on le sait, remonte à près de 23 siècles, parle déjà, dans son ouvrage : Politique, d’un Syracusain qui avait accru très rapidement sa fortune en trustant les Mines de Sicile dont il était, par suite, le seul à vendre le minerai de fer qu’on y extrayait !

Il faut toutefois examiner cette forme d’association sous l’angle du développement considérable, vertigineux, pris, depuis quelque trente à trente-cinq ans, par l’économie capitaliste dans le cours évolutif du Capitalisme contemporain. Dans l’impossibilité où nous sommes de faire tout l’historique du trust (ceci, vraiment, exigerait par trop de place), nous nous bornerons — ce qui sera peut-être préférable à l’exposé d’une longue théorie — à citer quelques exemples qui aideront mieux à saisir le processus rigoureux de la concentration industrielle et financière qui caractérise le trust et vers laquelle semble s’acheminer toute la production capitaliste.

Plaçons-nous donc à l’aurore de ce siècle et faisons choix de l’Amérique, où le trust a rencontré le terrain le plus favorable, puisqu’on peut dire que le Capitalisme cent pour cent y est à l’état, en quelque sorte, chimiquement pur.

Une lutte vive, implacable s’engage entre l’Ane, l’Éléphant et l’Elan, ces trois emblèmes ayant été adoptés par le parti démocratique, le parti républicain et le parti progressiste. Et voici que la victoire des démocrates porte au pouvoir Woodrow Wilson, l’homme d’État qui devait jouer, quelques années plus tard, dans l’effroyable tuerie de 1914-18, un rôle de premier plan et qui appelait les trusts, des « oppresseurs de la classe laborieuse ». Mieux que quiconque, le nouveau président connaissait, en raison du poste important qu’il avait occupé comme gouverneur de l’État de New-Jersey, la toute-puissance en même temps que l’avidité et la malfaisance des grands trusteurs. En de retentissants discours, prononcés d’ailleurs en pure perte, il déclare que les monopoles doivent cesser ; il engage, sans le moindre succès, des poursuites contre de puissantes coalitions : contre le trust de l’acier, contre celui de l’argent, contre d’autres encore.

Mieux que qui que ce soit, Wilson sait qu’un Pierpont Morgan, le trusteur de l’Océan, et un John Rockefeller, le trusteur du pétrole, contrôlent, à eux seuls, plus d’un tiers (exactement 36 %) des capitaux actifs des États-Unis ; que l’actif des sociétés soumises à la domination financière des deux groupes Rockefeller et Morgan s’élevait (nous étions alors en 1913) à quelque 40.000.000.000 (40 milliards) de dollars ; groupes englobant les services publics, les chemins de fer, les entreprises industrielles, les établissements de crédit, les mines et les pétroles, d’autres entreprises encore. Il est facile, grâce à de tels chiffres, d’imaginer la redoutable puissance de certains magnats de la finance, aussi bien dans le domaine du commerce et de l’industrie que dans celui de la politique, en Amérique comme dans tous les pays du monde, les partis et plus encore ceux qui en ont la direction, n’étant pas du tout insensibles aux subventions ! Outre-Atlantique, comme partout, les politiciens ne sont que les chargés d’affaires des oligarchies industrielles ou financières et c’est ainsi que l’on voit le trusteur Morgan, dont la tentative d’accaparer toutes les grandes lignes maritimes de l’Océan avait échoué, venir, en 1907, faire au Marché américain une petite avance de 150 millions de francs, prélevés sur sa fortune personnelle, en vue d’éviter une débâcle plus considérable des grandes valeurs industrielles.


On comprendra mieux encore le processus de ce phénomène capitaliste qu’est le trust si l’on envisage, par exemple, la plus puissante combinaison industrielle de capitaux que le monde connût à la veille de la grande guerre : l’United States Steel Corporation, autrement dit : Trust de l’Acier.

Sa formation remonte aux premiers mois de l’année 1901 ; elle résultait de la fusion de la Société Carnegie et du Trust Morgan-Moore. Carnegie, qui n’était, vers 1860, qu’un très modeste industriel, étendit très rapidement ses affaires et, à la fin du siècle dernier, il n’employait pas moins de 50.000 ouvriers. Le groupe Morgan-Moore qui, de son côté, contrôlait les plus grandes entreprises sidérurgiques des États-Unis, n’hésita pas à payer l’apport de Carnegie de plus de 1.500.000.000 de francs ! Et c’est ainsi que s’était constitué le Trust de l’Acier qui, par suite d’ébauches successives, de la réalisation d toute une série de combinaisons, d’ententes, parfois de luttes féroces entre groupes hostiles, de l’absorption d’une poussière de petits intérêts et en s’abstenant de traiter avec des centaines de manufactures mais visant, au contraire, la jonction, l’assemblage des intérêts de quelques gros propriétaires possédant chacun de nombreuses usines, c’est ainsi que s’était constitué le Trust de l’Acier qui disposait, en fin de compte, d’un capital de 4 milliards et demi de francs !…

A côté de ces trusts de grande envergure qui sont plutôt le fait du capitalisme américain, une foule d’autres, mais de moindre importance, virent le jour tant dans notre Europe qu’aux États-Unis. Tout a été trusté : viande, blé, sel, sucre, papier, chemins de fer, bois, poudres, jusqu’au tabac à priser et à chiquer !

On devine aisément de quel monstrueux pouvoir de spéculation disposent ces géants de la production. En se plaçant sur le terrain purement capitaliste, on peut dire que les trusts sont comme une sorte de défi aux libertés économiques, tant exaltées cependant par nos économistes officiels ; puis, en raison de l’accaparement constant et progressif auquel ils se livrent, ils aboutissent, en fait, à la monopolisation et, du même coup, détruisent, tuent toute concurrence ! Soufflant, tout à tour, le chaud et le froid, faisant, comme on le dit couramment, la pluie et le beau temps, ils pourraient même, s’ils n’avaient à craindre les représailles de leurs victimes, pousser à ce point leur appétit d’accaparement d’un produit ou d’une denrée indispensables à la vie, qu’ils condamneraient des populations entières à la plus affreuse pénurie, peut-être même à mourir de faim !

Mais ne constituent-ils pas également, les trusts, de très graves dangers pour la paix des peuples ? Ne sait-on pas déjà que l’une des raisons (que, certes, l’on n’avouera pas, mais qui n’en sera pas moins décisive) du prochain massacre d’hommes sera l’accaparement du pétrole, de ce précieux liquide dont on a osé dire que « chaque goutte valait une goutte de sang » et que « qui aura le pétrole aura l’empire » ! Trois grands groupes, on le sait, contrôlent tous les gisements et la plus féroce des luttes s’est engagée entre la Standard Oil des Rockefeller-Teagle, le Grand Trust pétrolier russe des Soviets et la Royal Dutch Shell de Deterding, le grand patriote anglais qui n’en fut pas moins l’un des premiers commanditaires du tortionnaire Hitler ! Quand le pétrole américain sera totalement épuisé et l’échéance en est bien proche — les puits de Bakou seront, plus que jamais, l’objet des plus âpres convoitises…

Et le sang du pauvre, de nouveau, coulera à torrent… à moins que l’Humanité, conquise enfin par cette sagesse qui veut que l’homme cesse d’être sous la dépendance et à la merci d’un autre homme, n’ait, d’ici-là, pris possession d’elle-même, en utilisant, pour la joie et la satisfaction des besoins de tous, les inépuisables richesses que noire planète recèle en son sein, et que les hommes, librement associés pour un commun effort, feront, chaque jour, sortir de leurs mains industrieuses ! — A. Blicq.


TUBERCULOSE n. f. Maladie infectieuse qui, comme son nom l’indique, provoque la formation de tubercules dans une partie de l’organisme, quelquefois même dans l’organisme tout entier, la tuberculose est due au bacille de Koch, découvert par le médecin allemand du même nom en 1882. Villemin avait déjà prouvé qu’elle était contagieuse ; mais, parce qu’on manquait de colorants assez énergiques, les premières recherches bactériologiques ne révélèrent la présence d’aucun germe. Les bacilles de Koch se présentent sous la forme de bâtonnets un peu incurvés, de 1,5 à 3,5 microns de longueur et de 1 micron d’épaisseur. Dans un seul crachat de tuberculeux, on en rencontre des milliers ; dans les cultures, ils sont souvent groupés par deux et forment même de petits amas en broussaille. La lumière solaire atténue rapidement leur virulence, mais ne les tue qu’après 6 ou 7 jours d’exposition. A 50°, la chaleur humide les détruit en 12 heures ; à 70°, en dix minutes ; à 95°, en une minute. Mais ils sont très peu sensibles au froid, et résistent bien aux antiseptiques : l’acide phénique à 3 pour 100 ne les tue qu’au bout de 20 heures. Desséché, le bacille de Koch garde longtemps sa nocuité, surtout à l’abri de la lumière et à basse température. C’est un bacille acido-résistant que les uns rangent parmi les bactéries ordinaires, que d’autres rapprochent des moisissures.

La découverte d’un virus filtrant tuberculeux, déjà annoncé par le Brésilien Fontès en 1910 et bien étudié depuis, a complètement transformé les théories médicales concernant le bacille de Koch et la tuberculose. Cet ultravirus, qui traverse les filtres Chamberland, rendrait possible la transmission intra-utérine des germes de la maladie. Il aurait d’abord l’aspect de grains excessivement petits, puis de granules cocciformes ; à leur tour, certains de ces derniers se transformeraient en bacilles très ténus qui donneraient finalement les bacilles acido-résistants de Koch. Ainsi, l’on n’avait découvert, en 1882, que l’un des stades d’évolution et l’une des formes de résistance du virus tuberculeux. Par ailleurs, la transmission héréditaire, autrefois admise, rejetée ensuite, apparaît comme certaine bien que moins habituelle que la contagion post-natale. Ainsi s’expliqueraient des infections et des morts jusqu’à présent énigmatiques, comme aussi ce syndrome de dénutrition progressive qui n’est point rare chez les nouveau-nés dont les parents étaient tuberculeux.

C’est dans les ganglions trachéo-bronchiques et médiastinaux que l’ultravirus se localise de préférence ; il s’y transforme en bacilles de Koch. Mais ces derniers ne deviennent virulents et ne déterminent de lésions que s’il y a successivement plusieurs passages ou réinoculations. Une mort rapide peut néanmoins survenir par toxémie. A la suite de ces découvertes, Calmette proposa de distinguer, en matière de tuberculose : 1° la granulémie prébacillaire, caractérisée par l’absence de bacilles de Koch mais avec production par l’ultravirus d’affections généralement aiguës ; 2° la granulie où quelques bacilles normaux sont associés au virus filtrant ; 3° la bacillose ou tuberculose classique, caractérisée par la présence de nombreux bacilles acido-résistants. Il est à prévoir que des recherches plus approfondies modifieront encore les conceptions actuelles ; en médecine, comme dans les autres branches de la science expérimentale, les théories changent fréquemment. Du moins les faits demeurent, et nos hypothèses successives sont elles-mêmes des approximations qui ne sont point dépourvues de mérite.

La tuberculose peut atteindre tous les organes, en particulier la peau, les méninges, la langue, le larynx, les os et les articulations, les intestins, les reins ; mais la tuberculose pulmonaire est l’infection la plus fréquente, et c’est elle que nous étudierons ici d’une façon exclusive. Sur ce sujet, il existe d’ailleurs une littérature abondante ; nous n’entreprendrons pas de la résumer. Nous voulons seulement donner quelques indications générales qui ne peuvent ni remplacer un examen médical approfondi, lorsqu’on craint d’être tuberculeux, ni dispenser de la lecture des ouvrages spéciaux traitant de cette redoutable maladie.

Au début, des symptômes généraux, comme l’élévation thermique (38°7), le soir ou après un effort physique, une marche par exemple, doivent retenir l’attention. L’amaigrissement est assez habituel ; néanmoins il existe des tuberculeux obèses et joufflus. Dépression physique et morale, pâleur du teint, excrétion de phosphates en excès par les urines constituent des signes importants. Parmi les symptômes fonctionnels, mentionnons une toux quinteuse et souvent matinale, la dyspnée et les points de côté, les hémoptysies passagères, la tachycardie et l’hypotension, des troubles digestifs et ici perte de l’appétit. Étroitesse et aplatissement du thorax, submatité du sommet à la percussion, accroissement des vibrations à la palpation constituent, en outre, des signes physiques importants pour le médecin. A l’auscultation, il se rend compte des modifications survenues dans le murmure vésiculaire (diminution, expiration prolongée et soufflante, respiration rude et granuleuse, respiration saccadée), ainsi que des bruits surajoutés, perceptibles surtout au sommet et après la toux (craquements, râles crépitants froissements pleuraux). Radioscopie ou radiographie constituent de précieux moyens d’investigation ; lorsqu’il s’agit de lésions très petites, ils peuvent néanmoins ne rien révéler. La présence des bacilles de Koch dans les crachats constitue un signe presque constant, et parfois dès le début. On n’utilise plus guère l’injection de tuberculine, ni l’ophtalmo-réaction qui ont provoqué des accidents ; d’autres procédés font plus souvent employés. Ajoutons que l’étude des antécédents ne doit pas être négligée.

Habituellement, la tuberculose pulmonaire évolue d’une façon chronique ; les poumons, à leur sommet surtout, s’indurent, puis se ramollissent ; les tissus tuberculeux se transforment en pus et des cavernes apparaissent. C’est par poussées successives que s’accomplit cette évolution ; elle est entrecoupée de phases non fébriles et de périodes d’amélioration, assez longues quelquefois pour faire croire à la guérison ; puis de nouveaux foyers d’infection réapparaissent entraînant une issue fatale.

La tuberculose pulmonaire chronique revêt d’ailleurs différentes formes ; citons, parmi d’autres, la tuberculose ulcéro-caséeuse extensive, la tuberculose pulmonaire fibreuse, la bronchite chronique tuberculeuse. Age, conditions de vie et d’alimentation, présence de troubles pathologiques d’un autre ordre exercent une influence non douteuse sur le cours de la maladie. Fréquemment, la mort survient au bout de six mois, de deux ou trois ans ; mais le dénouement peut être beaucoup plus lent : certains vieillards catarrheux mènent longtemps une vie normale, semant autour d’eux des bacilles qui tueront leurs enfants et leurs petits-enfants ; la tuberculose pulmonaire fibreuse dure vingt ans et plus. Ajoutons qu’une guérison persistante n’est pas impossible et il convient de ne rien négliger pour l’obtenir.

La tuberculose aiguë, si rapidement mortelle, revêt trois formes. 1° Dans la granulie, le follicule tuberculeux reste à l’état de granulation ; les troubles rappellent parfois ceux de la fièvre typhoïde : fièvre élevée, ventre douloureux ; dans d’autres cas prédominent les signes de bronchite ou de broncho-pneumonie. La mort survient en quelques semaines ; 2° Dans la pneumonie caséeuse, un lobe du poumon subit une poussée évolutive et se ramollit en brûlant les étapes : beaucoup de fièvre, la toux est incessante, l’amaigrissement prodigieux, l’anémie extrême. La terminaison fatale arrive après une période allant de un à trois mois ; 3° Dans la broncho-pneumonie tuberculeuse ou phtisie galopante, la fièvre est irrégulière comme dans le cas précédent, les hémoptysies sont fréquentes, les sueurs abondantes, l’amaigrissement est rapide. Cette forme n’est pas rare chez les jeunes gens ; il faut de trois à six mois pour que la mort survienne. D’une façon générale, on observe surtout les formes aiguës chez l’enfant ; elles sont encore fréquentes chez les adolescents ; par contre, ce sont les formes chroniques que l’on rencontre ordinairement chez les adultes, et la transformation fibreuse est loin d’être une exception rarissime.

Contre la tuberculose, il convient de prescrire un ensemble de mesures hygiéniques qui ont déjà fourni d’innombrables preuves de leur efficacité. Le repos sera partiel dans la majorité des formes chroniques ; il sera total si le malade est fébrile, ce qui survient souvent dans les formes aiguës. La cure d’air est essentielle, mais elle requiert une connaissance préalable du climat. Certaines contrées trop froides, trop chaudes, trop exposées au vent ou encore humides sont à éviter ; de plus il existe des climats excitants, d’autres sédatifs, et pour connaître leur action précise sur un sujet il faut généralement un séjour d’une ou deux semaines. Les questions de durée, d’orientation, d’heure, etc…, ont aussi leur importance. D’où la nécessité d’un contrôle médical sérieux. A la cure de repos et d’air, l’on doit joindre une alimentation abondante et substantielle qui ne provoque pas néanmoins de troubles digestifs : quatre repas par jour et une nourriture reconstituante sont conseillés au malade. Ces mesures conviennent non seulement lorsque la tuberculose est à ses débuts, mais comme moyens prophylaxiques. Elles sont appliquées d’une façon rationnelle et méthodique dans les nombreux sanatoriums et préventoriums que l’on trouve maintenant un peu partout. Peut-être changera-t-on d’idées plus tard concernant l’alimentation des tuberculeux ; les expériences des naturistes devraient être examinées d’une façon impartiale par les savants qui ne redoutent point de contredire les routines officielles. Malheureusement, en médecine comme ailleurs, la vérité ne s’impose d’ordinaire qu’après des luttes pénibles et longues.

Intentionnellement nous ne dirons rien des innombrables médicaments ou drogues, ni des interventions chirurgicales, tendant à immobiliser le poumon, que l’on a préconisés. Certains médicaments ont donné de bons résultats, certaines interventions chirurgicales ont eu des conséquences heureuses. Mais, seul, un médecin qui connaît le tempérament du sujet et qui suit l’évolution de la maladie peut donner d’utiles indications, lorsqu’il s’agit de questions aussi délicates. Jusqu’à présent, aucun sérum, aucun vaccin ne s’est révélé capable de guérir la tuberculose nettement déclarée. Par contre, on conseille l’emploi du vaccin Calmette-Guérin, à titre préventif, chez les enfants nés de parents tuberculeux. Ce vaccin est une culture vivante d’un bacille bovin, dépouillé de toute propriété tuberculigène. Le nourrisson doit en ingérer trois doses dans les dix jours qui suivent sa naissance ; l’immunité contre la tuberculose dure, paraît-il, environ cinq ans. On peut renouveler la vaccination dès la fin de la troisième année et à l’expiration de la septième, puis de la quinzième année. L’avenir dira ce qu’il faut penser exactement de l’invention des docteurs Calmette et Guérin.

Peste, choléra, typhoïde, diphtérie ont engendré des épidémies redoutables, mais comme leurs apparitions, ainsi qu’en témoigne l’histoire, furent intermittentes et rares, elles n’ont pas fait autant de victimes que la tuberculose. Seuls, la syphilis et le cancer exercent des ravages comparables à ceux de la maladie que nous étudions. En France, où les pouvoirs publics ne firent rien pour enrayer ce fléau jusqu’à la guerre de 1914–1918, il se révèle particulièrement meurtrier. C’est à 150.000 que la Commission permanente de préservation contre la tuberculose a évalué le nombre des décès annuels qui, chez nous, lui seraient imputables ; et les plus optimistes n’abaissent pas ce chiffre au dessous de 100.000. Des statistiques sérieuses semblent démontrer que, certaines années, la moitié ou presque des individus décédés entre 20 et 40 ans sont morts de tuberculose. Ajoutons qu’il est très difficile d’arriver à des évaluations exactes, car un grand nombre de décès tuberculeux sont attribués à d’autres maladies ou à des causes mal précisées. Les villes sont plus éprouvées que les campagnes ; et, du moins jusqu’à ces dernières années, Paris avait le triste privilège de détenir le premier rang, aussi bien par rapport aux principales agglomérations françaises, que par rapport à toutes les grandes villes d’Europe et même, assurent certains, du monde entier. La situation serait-elle meilleure, depuis que la lutte contre la tuberculose est à l’ordre du jour, je le souhaite, mais je manque de documents bien établis me permettant de l’affirmer. Durant les années de guerre, plus de 100.000 soldats furent réformés pour tuberculose ; beaucoup d’autres furent atteints du même mal sans parvenir à le faire reconnaître par les commissions de réforme. Un accroissement de la mortalité tuberculeuse s’en suivit : elle devint si grande, même à la campagne, que nos ineffables politiciens acceptèrent de voir prendre des mesures hygiéniques, d’ailleurs bien insuffisantes.

En Belgique, aux Pays-Bas, en Angleterre, en Allemagne, etc., la lutte contre la tuberculose, entreprise bien avant 1914, avait donné des résultats très encourageants. Alors que le nombre des décès tuberculeux était de 10 p. 100 en France, il était seulement de 6,2 en Belgique, de 7,02 en Angleterre, de 8,3 en Allemagne, de 8,0 aux Pays-Bas. Mais, chez les peuples qui prirent une part active à la dernière guerre, la recrudescence du fléau devint très sensible. C’est à la misère engendrée par l’injustice de notre organisation sociale que la tuberculose doit, d’ailleurs, de rencontrer un terrain si favorable. Alcoolisme, taudis, privations alimentaires, manque d’air salubre, facilitent singulièrement sa propagation. Les statistiques prouvent que des liens très étroits relient l’alcoolisme à la tuberculose : cette dernière sévit de préférence dans les contrées où l’on consomme beaucoup d’eau-de-vie ou chez ceux que leur profession conduit souvent au cabaret. Les logements obscurs et mal aérés ont aussi une influence néfaste ; dans certaines maisons particulièrement insalubres, la mortalité tuberculeuse s’élève à 5,54 ou même 12 p. 1.000, alors qu’elle est seulement de 1,34 pour 1.000 dans des habitations du même centre construites d’une manière conforme aux règles de l’hygiène. Cuisines, water-closets, chambres d’hôtel sont, en outre, des lieux où les bacilles de Koch abondent, dans certaines demeures pourtant confortables et propres. Parce qu’elles débilitent l’organisme, les privations alimentaires diminuent la résistance de l’individu contre les germes de la maladie ; chez les jeunes surtout, elles aboutissent à des résultats désastreux. Or combien de familles ouvrières, ne mangent pas à leur faim, même en temps normal, à plus forte raison lorsque le chômage sévit ! Quant au manque d’air salubre et d’espace, il se fait vivement sentir dans tous les centres surpeuplés. L’atmosphère confinée des usines, des salles de spectacle, des écoles, des bureaux, des cafés, etc…, favorise la contamination d’une façon extraordinaire. Dans bien des bourgs ruraux, l’habitation du paysan est, d’ailleurs, aussi malsaine que le taudis ouvrier des grandes agglomérations. Jamais le soleil ne pénètre dans maintes demeures villageoises ; l’air n’y circule pour ainsi dire pas ; et une malpropreté repoussante achève d’en faire des foyers d’infection. Les professions qui ne permettent pas le travail à l’air libre prédisposent, d’une façon générale, à la tuberculose. Si la proportion atteinte pour les maçons, par exemple, est de 35 p. 100, elle variera de 64 à 85 p. 100, lorsqu’il s’agira d’ouvriers sédentaires vivant dans une atmosphère poussiéreuse. La mortalité tuberculeuse est particulièrement forte dans les prisons, dans les asiles d’aliénés, dans certaines administrations, surtout dans l’enseignement.

De toutes ces remarques il résulte que les ravages du bacille de Koch sont imputables à la société autant qu’à la nature. La rapacité des capitalistes s’est unie à l’orgueilleuse incompétence des gouvernants pour faire oublier les plus élémentaires règles de l’hygiène à nos contemporains. Par son aspect social, le problème de la tuberculose peut intéresser même ceux qui n’ont qu’un goût très limité pour les recherches médicales. — L. Barbedette.


TUMEURS n. f. (du latin tumor). D’après Brault, les tumeurs sont des néoformations irrégulières assez souvent désordonnées, mais qui rappellent toujours, par l’agencement et le groupement de leurs cellules, les organes et les tissus d’où elles dérivent. Il ne faut donc pas comprendre dans ce groupe les lésions parasitaires, tuberculeuses ou syphilitiques.

On divise les tumeurs : en tumeurs bénignes qui ne récidivent pas après l’ablation, et en tumeurs malignes qui récidivent après l’opération et tuent sûrement l’individu qui en est atteint.

Parmi les tumeurs bénignes, nous citerons : les fibromes, constitués par du tissu conjonctif fibreux, les lipomes, formés par du tissu graisseux, les chondromes, formés par du tissu cartilagineux, les angiomes, formés par des vaisseaux sanguins dilatés, les lymphadénomes, formés par du tissu réticulé lymphoïde, par exemple : le tissu des ganglions lymphatiques. Ces lymphadénomes peuvent se généraliser dans tous les organes, à la façon des cancers. Citons encore les tumeurs composées qui sont formées par plusieurs tissus distincts : ce sont les kystes, qui proviennent soit de la fonte d’un tissu, soit de la distension d’une cavité préexistante, les papillomes, dus à la prolifération exagérée du tissu conjonctif et épithélial de la peau et des muqueuses, les adénomes, formés par la prolifération du tissu glandulaire.

Les tumeurs malignes comprennent les sarcomes et les épithéliomas, c’est-à-dire des tumeurs cancéreuses. Les sarcomes sont des tumeurs malignes, envahissantes, et donnent naissance à des noyaux à distance. Elles peuvent s’étendre de proche en proche en détruisant tout sur leur passage. Aucun tissu, même le tissu osseux, ne peut résister à leur action. Signalons que les sarcomes contiennent du glycogène en abondance.

Les épithéliomas sont dus à la prolifération anormale et exagérée des cellules épithéliales. On retrouve toujours en eux les épithéliales. On retrouve toujours en eux les épithéliums aux dépens desquels ils se sont développés. On les divise donc en épithéliomas pavimenteux ou malpighiens qui se développent à la surface de la peau ou des muqueuses à revêtement pavimenteux, telle que la muqueuse de la langue ou de l’œsophage, les épithéliomas cylindriques qui se développent sur les muqueuses à épithélium cylindrique et que l’on l’encontre surtout dans l’estomac et l’intestin, les épithéliomas glandulaires qui se développent dans les glandes, tels que le sein, le rein, les glandes salivaires.

Suivant la densité du tissu interstitiel, on aura une tumeur molle ou une tumeur dure (squirrhe). Quand la tumeur gagne de proche en proche et s’étend par infiltration dans le tissu conjonctif voisin, c’est un carcinome. Cette évolution carcinomateuse se rencontre fréquemment dans les épithéliomas glandulaires.

Quel que soit le type suivant lequel se développent les tumeurs épithéliales, elles évoluent progressivement et leur pronostic est très grave. Le noyau primitif se développe d’abord sur place ; puis il augmente de volume, envahit les tissus voisins et finit par s’ulcérer. Plus tard des cellules cancéreuses, par des vaisseaux lymphatiques ou sanguins, vont se greffer dans les ganglions voisins, puis dans les organes à distance où se forment des noyaux secondaires. On rencontre ces derniers dans tous les organes, le foie, la rate, les poumons, la colonne vertébrale. Ces noyaux secondaires reproduisent toujours dans leur forme la forme cellulaire du noyau primitif, mais sur un type plus jeune. Tous les épithéliomas ne se généralisent pas de la même façon. Les épithéliomas pavimenteux, généralement, s’étendent de proche en proche et forment rarement et tardivement des noyaux secondaires. Les épithéliomas cylindriques, au contraire, se généralisent très tôt et forment de nombreux noyaux secondaires. D’un autre côté les tumeurs diffèrent beaucoup dans leur durée d’évolution : les squirrhes, par exemple, ont une marche très lente, tandis que les carcinomes évoluent plus rapidement, ce qui les rend très dangereux.

On ignore, jusqu’ici, la cause de cette prolifération anormale des cellules épithéliales ; sans vouloir entrer dans de nombreux détails à ce sujet, rappelons que deux théories principales sont en présence : la théorie parasitaire et la théorie cellulaire. Mais disons tout de suite qu’on n’a pas pu prouver la valeur de la théorie parasitaire ou bactérienne, pas plus que celle de la théorie cellulaire. On peut seulement dire que le cancer consiste en une véritable anarchie cellulaire.

Caractères cliniques du cancer. — Le cancer se développe, en général, d’une façon insidieuse : ce n’est qu’ultérieurement, lorsque son volume a atteint des dimensions plus importantes, qu’apparaissent des symptômes fonctionnels qui attirent l’attention.

La douleur. — La douleur n’est pas un symptôme du début du cancer ; lorsqu’elle apparaît la tumeur est déjà avancée. Ainsi, par exemple, dans le sein, une tumeur douloureuse au début, est toujours d’ordre inflammatoire. Tandis qu’au contraire, lorsqu’on décèle, au début, une tumeur non douloureuse, il s’agit généralement d’un cancer.

La compression des organes voisins. — La présence d’un cancer dans un point de l’organisme peut produire des phénomènes de compression différents selon les organes ou les tissus comprimés. Ainsi, par exemple, dans le cancer du poumon, il peut y avoir une compression des vaisseaux d’où œdème ou épanchement pleural ; du cœur, d’où accidents cardiaques ; de la trachée, d’où étouffement, etc…

Les adhérences. — Le cancer contracte des adhérences avec les organes qui en sont le siège au point de faire corps avec eux ; il est impossible de mobiliser la tumeur soit du côté de la peau ou de la muqueuse qui la recouvrent, soit du côté des plans profonds sur lesquels elle est située. Ainsi, par exemple, dans le cancer du sein, si on saisit la peau entre le pouce et l’index pour essayer de former un pli, ce pli ne se forme pas et la peau reste déprimée en se fronçant. De même, si on saisit la tumeur à pleine main, et qu’on lui imprime des mouvements pendant que le muscle grand pectoral est contracté, on s’aperçoit qu’elle est immobile et qu’elle adhère au muscle.

Les adénopathies. — Le cancer envahit les ganglions lymphatiques correspondant aux régions qui en sont voisines. Ces adénopathies indiquent un stade déjà avancé du mal et assombrissent le pronostic.

Les ulcérations. — Elles se produisent à la période terminale des cancers et provoquent de grandes complications, l’infection de la plaie et les hémorragies. Ces dernières constituent un des accidents les plus redoutables du cancer. Les ulcérations sont plus précoces dans les cancers de la peau et des muqueuses ; elles se produisent plus lentement dans les cavités internes. Ainsi le cancer de l’utérus peut provoquer une fistule du côté de la vessie ou du rectum, de même que le cancer du sein peut pénétrer dans la plèvre.


Diagnostic du cancer. — Étant donné qu’un cancer est curable à la période du début, on conçoit, facilement l’intérêt considérable d’un diagnostic aussi précoce que possible.

Lorsque la tumeur est accessible, dans les cancers de la peau ou des muqueuses tapissant les cavités internes, il est facile de faire une biopsie, c’est-à-dire d’enlever un fragment de la tumeur qui sera examiné au microscope.

Lorsque la tumeur est située profondément dans les organes internes : estomac, intestin, poumons, il faut s’adresser à la radiographie qui donnera un résultat exact pour établir le diagnostic.

On a tenté, à de nombreuses reprises, d’établir des réactions sérologiques pour le diagnostic du cancer comme il en existe pour la syphilis par exemple. Mais aucune d’elles ne donne de résultats probants.

Mais, dira-t-on, pour arriver à établir un diagnostic, il faut que le malade ait l’attention attirée à temps sur son cas.

Les associations contre le cancer ont fait établir des affiches où sont condensés quelques conseils susceptibles d’amener les malades à consulter leur médecin. Les affiches sont placées surtout dans les centres anticancéreux ; il serait désirable qu’elles fussent distribuées en aussi grand nombre que possible dans les établissements publics. Voici, en résumé, ce qu’elles indiquent :

1° Se défier d’une tumeur à la peau, d’une ulcération aux lèvres ou à la langue ;

2° Se défier, chez un malade âgé de 50 ans environ, de gastralgie tenace avec vomissements et hématémèse ou mœléna ;

3° Chez un malade de la cinquantaine, jusque-là bien réglé dans ses fonctions intestinales, apparaît une constipation opiniâtre, avec selles noirâtres, une radiographie est utile ;

4° On constate, dans le sein, une petite tumeur indolore, faisant corps avec la glande ; il faut faire une biopsie aussitôt ;

5° Une femme, dans l’intervalle des règles, à des hémorragies plus ou moins importantes, une femme ayant passé l’âge de la ménopause perd quelques gouttes de sang ; il faut faire un examen gynécologique et une biopsie, s’il y a lieu.


Thérapeutique du cancer. — De nombreux traitements ont été employés contre le cancer. Nous ne retiendrons que ceux qui, actuellement, ont fait la preuve de leur efficacité : la chirurgie, les rayons X, le radium.

L’exérèse chirurgicale doit être précoce et aussi large que possible, de façon à enlever la totalité de la tumeur ; malgré cela, il reste une possibilité de récidive. Pour tâcher d’éviter cette dernière, on fait sur le champ opératoire une application de rayons X, pour stériliser les dernières cellules cancéreuses qui ont pu échapper au bistouri. Les plus beaux résultats chirurgicaux sont obtenus dans le cancer du corps de l’utérus. Les résultats sont moins beaux dans le cancer du sein, de l’estomac, de l’intestin.

La radiothérapie est née à la suite d la découverte des rayons X, en 1895, par Rœntgen. Les plus beaux résultats ont été obtenus dans les cancers de la peau ou des muqueuses superficielles. Mais, actuellement, on a tendance à employer, de préférence, le radium qui donne des résultats supérieurs. Différents auteurs continuent des recherches très intéressantes sur l’action des Rayons X, dont on augmente de plus en plus la puissance ; d’où la radiothérapie ultra-pénétrante.

Le radium, découvert par M. et Mme Curie, permet d’obtenir des résultats très intéressants dans le traitement du cancer de la peau, des lèvres, de la bouche, du col de l’utérus. Un des gros avantages des applications de radium est d’obtenir de très belles cicatrices sans grands délabrements des tissus.

Malheureusement, tous les cancers n’ont pas la même forme histologique ; il existe, de ce fait, des cancers radiosensibles et des cancers radio-résistants. Ces derniers résistent à l’action des radiations. On connaît donc l’intérêt qu’il y aurait de transformer en radiosensibles les cancers radio-résistants, en sensibilisant ces derniers par un moyen approprié. C’est dans ce sens que nous employons, en même temps que les Rayons X ou le radium, des injections de complexes colloïdaux, au sujet desquels nous avons fait une communication à la Société de Biologie, en février 1908, et à l’Académie des Sciences, en mars 1920. Les premiers résultats paraissent encourageants et seront publiés ultérieurement, dès que le nombre d’années écoulées permettra d’éliminer toute possibilité de récidive. — Dr G. Riquoir.


TYRAN, TYRANNIE. Parler des tyrans en particulier et de la tyrannie en général, n’est-ce point s’obliger, en quelque sorte, à brosser une fresque gigantesque de toute l’histoire de l’Humanité ? N’est-ce pas s’engager, par avance, à retracer, pas à pas, l’évolution douloureuse non moins que grandiose d’un monde où se déroula, en d’innombrables et saisissantes péripéties, une millénaire tragédie où l’homme apparaît successivement comme l’auteur ou le témoin des actions les plus sublimes et des turpitudes les plus ignobles ?

Traiter de la tyrannie n’est-ce pas aussi s’efforcer de mettre en relief les tentatives, en nombre incalculable et souventes fois désespérées, faites par l’homme, depuis qu’il s’est évadé de la grossière animalité, en vertu de cette irrésistible tendance qu’on lui découvre à l’aurore des toutes premières civilisations, de se soustraire, toujours davantage, à l’emprise d’un autre homme ; n’est-ce pas enfin exalter, magnifier les victorieux efforts accomplis, à travers les âges, dans le sens de la liberté, par une immunité accablée des mille maux qui procèdent tant de sa nature propre que du monde extérieur auquel elle fut si longtemps soumise ?

Mais, si passionnant que pourrait être un tel récit, on voudra bien nous excuser si, étant donnée la place forcément limitée dont nous disposons, nous renonçons à d’aussi ambitieux desseins, en nous bornant à considérer l’homme dès l’époque où nous le voyons évoluer au sein de civilisations ayant précédé immédiatement la nôtre et que l’Histoire, de mieux en mieux informée, relate dans ses faits essentiels.

Nous n’observerons donc pas l’individu dans les nombreuses manifestations d’une activité très industrieuse déjà et aux fins passablement complexes, à une époque assez indéterminée mais qu’on estime toutefois antérieure de 50 à 60 siècles à notre ère où, sur les bords de ce Nil immense, se laissent entrevoir les premiers contacts des groupes humains desquels sont issues ces pyramides fameuses dont les puissantes assises bravent l’injure des siècles ; pas plus que nous ne le suivrons dans la fertile vallée de l’Euphrate et du Tigre où Chaldéens et Assyriens construisirent, voici quelque cinq mille ans, des villes qui connurent une si longue célébrité ou encore dans ce vaste plateau de l’Iran, d’une antiquité et aux traditions fabuleuses, où durant plusieurs millénaires se préparèrent — en grande partie du moins — les éléments les plus appréciables de notre avoir intellectuel ainsi que ceux qui devaient favoriser nos progrès futurs. Et, si tentés même que nous serions de le faire, nous ne nous arrêterons pas à l’histoire de la Grèce antique, de cette Grèce à qui nous devons tant ; qui fit, en somme, l’éducation du monde entier et dont on connaît l’influence persistante sur la civilisation en général ; de même que nous passerons sur l’histoire de l’Empire romain qui connut cependant les premières révoltes d’esclaves et qui, en devenant la proie de peuplades avides de ses scandaleuses richesses, va favoriser l’essor d’une religion bâtie sur le légendaire crucifié de Nazareth et qui imposera à une grosse partie de l’Europe quinze siècles d’abêtissante servitude et de dégradant renoncement !

Portant toutefois nos regards sur un passé déjà lointain, nous fixerons le début de notre étude à la toute première moitié du IVe siècle de notre ère. Grâce à la complicité du cruel et tyrannique empereur Constantin, le christianisme vient de triompher. Bénéficiant du prestige dont jouit encore l’Empire qui s’effondre, il emprunte à celui-ci son écrasante hiérarchie et, aidé de mille circonstances auxquelles il ne paraît pas nécessaire que nous nous attardions, il assoit définitivement sa domination.

La Religion nouvelle sera-t-elle, ainsi que pouvaient le faire espérer certains enseignements attribués à son fondateur, une religion qui tendra à affranchir l’individu de toutes les servitudes sociales qui l’accablent ? Le Christianisme, héritier, en somme, du prodigieux acquis de toutes les civilisations qui ont précédé sa venue, va-t-il s’ingénier, autrement qu’en fallacieuses sentences ou en mensongères promesses de bonheur posthume, à libérer l’homme de toutes les contraintes nées des luttes constantes qu’il avait eu à soutenir pour l’appropriation de subsistances dont la précarité, dont l’insuffisance entretenait entre les cellules humaines, ignorantes et mal outillées, un perpétuel état de guerre, d’où naissaient les chefs dont l’unique souci était d’opprimer, de tyranniser les foules soumises ? Non, mille fois non ! Le christianisme, au contraire, ne saura que mettre très habilement à profit cette croyance en un Dieu juste, capable de récompenser et de punir. Et ceux qui se chargeront de le répandre, parmi les foules assoiffées de justice, rechercheront surtout la division des hommes entre profiteurs habiles pratiquant ostensiblement la religion parce qu’il est avantageux pour eux que les autres — leurs éternelles dupes — croient, et une masse d’asservis qui se soumettront avec docilité à toutes les obligations et charges que comporte une doctrine faite d’abnégation et d’obéissance !

L’esprit de tyrannie en même temps que d’abjection ne pouvait, on le conçoit, que se développer à la faveur de tels enseignements et d’une telle pratique et l’on sait toute l’horreur de cette sombre nuit du moyen âge où, dix siècles durant, l’individu ne se reconnut d’autre droit que celui d’abdiquer et de s’avilir !

Certes, bien avant le triomphe du christianisme, l’homme s’était révélé comme un animal domesticable. La flatterie, tout autant que la terreur, l’avaient aisément maintenu dans la servitude et, en vertu de cette grande loi de l’accoutumance qui se fait sentir dans tous les domaines, l’individu, de plus en plus, laissait prendre ses forces, sa vie même par celui — le chef religieux ou guerrier — qui possédait ou la volonté ou la ruse et envers qui cependant, de par le jeu de ce sentiment fait d’affection, de respect et parfois de vénération que l’homme en général porte en lui, il témoignait, à l’encontre de toute dignité, de la plus abjecte des soumissions ! « Chien couchant qui rampe aux pieds du maître qui l’insulte et le frappe ! »

Dépeignant toute l’inhumanité, toute la cruauté, toute la tyrannie du paganisme parvenu à son déclin, le grand historien Michelet raconte que lorsqu’il y avait eu, au Colisée de Rome, un grand carnage, que les fauves, repus, se couchaient saouls de chair humaine, on songeait à divertir le peuple en lui donnant une farce. On jetait dans l’arène un misérable esclave condamné aux bêtes et à qui l’on avait mis un œuf dans la main. S’il parvenait jusqu’au bout, il était sauvé ! Les convulsions de la peur qui tourmentaient le malheureux jetaient, paraît-il, tous les assistants dans les convulsions du rire ! Le supplice qui guettait l’infortuné s’ingéniant à ne point troubler l’assoupissement des grands carnassiers, déchaînait une tempête, des rugissements de joie !

Veut-on savoir, à présent, de quelle façon la religion du Dieu d’Amour et de Fraternité respectait la vie humaine et entendait réaliser légalité ? Plaçons-nous à la fin du XVIIe siècle, alors que la toute-puissance de l’Église catholique s’incarne en ce roi très bigot et très corrompu : Louis XIV. Sur la pression des jésuites, ses confesseurs, et d’une courtisane, vieille pécheresse et également soumise aux disciples de Loyola, il vient de révoquer l’Édit de Nantes, événement accueilli, on le sait, avec délire par la papauté et qu’on célébra par un Te Deum. Et voici comment, à cette occasion, se comportèrent les Dragons si chers au cœur de la très catholique Mme de Sévigné :


« Les soldats, lisons-nous dans les Mémoires de la famille protestante de Portal, laquelle fut presque totalement massacrée, les soldats pendaient les hommes et les femmes par les pieds, les cheveux, les aisselles, par les parties les plus sensibles du corps, soit au plancher, soit aux crochets de la cheminée dans laquelle ils allumaient du foin mouillé pour les asphyxier à moitié. Ils les jetaient un instant sur les charbons et les retiraient à demi-brûlés, leur arrachaient les dents, les ongles, les épilaient, les flambaient nus. Ils leur lardaient le corps, les seins avec des épingles, les enflaient avec des soufflets jusqu’à les faire crever. Les femmes n’étaient pas épargnées. Ces missionnaires bottés attachaient les pères aux quenouilles du lit sur lequel ils violaient les épouses et les filles. Partout où pénétraient ces dragons d’enfer, on voyait se reproduire les diverses scènes de martyre ! »

Si l’on ne peut tenir les fondateurs du Christianisme pour les inventeurs de l’esclavage et de la tyrannie, ayant hérité d’un monde qui était infecté de ces vices, on voit néanmoins, par le seul fait qui vient d’être reproduit que, non seulement ils n’ont pas eu le courage de les combattre, mais que, de plus, ils n’ont fait, eux et leurs continuateurs, qu’en accroître l’ignominie et l’horreur !

Vint le XVIIIe siècle. Première offensive vraiment sérieuse de la raison humaine. L’esprit de révolte naît en l’homme. L’Église et la Monarchie perdent la plus grande part de leur prestige et de leur autorité, bien qu’ils ne cessent de se donner la main en vue d’asservir l’individu qui semble vouloir leur échapper. Le respect aveugle tend à disparaître. Les liens se relâchent. Un esprit nouveau se fait jour ! L’homme songe à prendre enfin possession de lui-même ; en lui s’émousse la séculaire habitude de se courber devant autrui. Il a de plus en plus conscience de sa force, de sa dignité et, du même coup, les pieux — le christianisme au premier chef — reçoivent de terribles atteintes. Nous sommes au siècle des immortels Encyclopédistes, au siècle des Voltaire, des Diderot, des d’Alembert, admirables penseurs qui s’élèveront avec force et courage contre le « despotisme théologique » qui, pendant des siècles, étouffa la liberté des esprits et « qui ne craignit point de recourir à la pire des contraintes pour aboutir à ce but ». « L’abus de la puissance spirituelle, déclarent-ils, réunie à la temporelle, forçant la raison au silence ; et peu s’en fallut qu’on ne défendît au genre humain de penser. »

Il nous faut toutefois arriver au XIXe siècle pour voir se coordonner en doctrines hardies autant que régénératrices, les désirs, les aspirations, les vouloirs qui s’étaient amassés dans le cœur des hommes au cours d’innombrables générations, mais que l’homme de guerre, de loi ou d’Église avait si longtemps refoulés par l’emploi de la ruse, du mensonge ou de la force brutale.

Proudhon est né. Dans un mémoire célèbre publié en 1840 : Qu’est-ce que la propriété ? il réclame l’égalité absolue entre tous les membres de la société. Et, remontant à la source même de l’inégalité, il demande la suppression de la propriété — cause essentielle de cette inégalité — dont il étudie, avec une rare conscience et un sûr instinct de divination, les origines qu’il attribue à la capture, à la guerre sous ses mille formes, démentant ainsi l’assertion coutumière des économistes prébendés qui se plaisent à trouver à l’appropriation du sol et des diverses richesses naturelles l’origine la plus noble : le travail !

Poussant plus avant ses investigations, Proudhon découvre que, par la suppression de la propriété, les hommes, n’ayant plus aucun avantage les uns sur les autres, ne se diviseront plus en tyrans et en esclaves. La liberté absolue, telle qu’elle existera dans un avenir plus ou moins rapproché, avec l’égalité également absolue, ne comporte aucun gouvernement quel qu’il soit, faisant ainsi disparaître la soumission des gouvernés (les esclaves) aux gouvernants (les tyrans) et, conséquemment, l’inégalité de ces deux parties du corps social.

La véritable doctrine de rédemption humaine : la doctrine anarchiste était fondée ! Ni maîtres, ni sujets, l’égalité totale par le seul fait que chaque individu a désormais conscience d’être l’équivalent d’un autre. Nulle suprématie émanant de je ne sais quelle puissance céleste ou terrestre. Arrière les dieux et place aux hommes devenus égaux et tout naturellement libres !

D’autres pionniers, non moins illustres, vont venir qui préciseront la doctrine salvatrice et établiront, à la lueur de certains faits mis de plus en plus en évidence, toute la malfaisance, toute la tyrannie de ce principe d’autorité, cause suprême, initiale, fondamentale de toutes les souffrances, de toutes les misères sociales !

Désormais, l’homme n’aura plus foi qu’en lui-même et, débarrassé de tous ses dieux — tyrans de l’au-delà et d’ici-bas —, il ne se souciera que de vérité et de justice, les seuls mobiles qui soulèveront son orgueil, sa volonté, ses efforts !

Il ne respectera plus la Loi faite par les forts contre les faibles ! Il n’obéira plus à cette entité qui s’appelle l’Autorité, dont l’obéissance irraisonnée, négation de soi-même et de sa propre liberté, forme toute la base et la substance, et qui a fait couler des torrents de larmes et de sang !

Il aura une conscience de plus en plus nette de cette vérité : qu’il ne saurait y avoir des meneurs sans suiveurs, de dieux ou prêtres sans croyants, de tyrans sans esclaves, ainsi que la claire notion de ce fait : que l’autorité qui s’exerce étant non moins détestable que celle qu’on subit, il commencera par s’affranchir lui-même de toutes les petites ou grandes tyrannies qu’un long atavisme a déposées et comme cristallisées en lui et ne trouvera la sauvegarde de sa dignité autant que de ses droits que dans la constitution d’une société de vrais égaux, d’autant plus aimants et solidaires qu’ils vivront libres et indépendants les uns des autres. — A. Blicq.