Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Bambochade

La bibliothèque libre.
Panckoucke (1p. 53-54).
◄  Balancer
Bas  ►

BAMBOCHADE, (subst. fém.) Que ce terme du langage de la Peinture soit emprunté ou qu’il ait été créé pour le langage de l’Art, peu importe sans doute à ceux qui veulent plutôt s’instruire des choses que des noms ; cependant, comme le plus grand nombre des lecteurs, même les mieux intentionnés à cet égard, se plaisent à trouver l’instruction mêlée de quelques épisodes qui la rendent moins sérieuse, je leur conterai que Pierre de l’Aar, surnommé Bamboche, naquit près de Naarden, dans la Hollande, en 1613, avec la conformation la plus disgracée & les dispositions les plus heureuses. Il avoit, à la vérité, les jambes longues & mal-assurées, le corps fort court & la tête enfoncée dans les épaules ; mais sa vue étoit juste, sa mémoire étendue & son esprit développé. Ce qui ajoutont au dédommagement qui lui étoit dû, à si juste titre, c’étoit une gaité inépuisable, une plaisanterie fine, agréable, & un esprit naturel qui plaisoit à tout le monde, présens que la Providence, par une justice distributive, fait assez fréquemment à ceux qu’elle a sacrifiés à ses caprices. Pierre de l’Aar se trouva donc doué du talent de la Peinture, du charme d’un heureux caractère & du don plus précieux encore de se faire aimer. Il égaya sa difformité comme Ésope son esclavage, & Scarron la douleur & la maladie. Je ne sais si, ayant à choisir de ce partage ou de celui de tant de beautés sans agrément, de figures sans caractère & d’esprits profondément ennuyeux, on pourroit hésiter sur la préférence. Notre Artiste ne fut pas le maître de choisir ; mais avec des qualités dont il sentit le prix, il ne craignit point de se montrer dans le lieu même où sont rassemblés les plus belles ïmages des formes humaines. Il alla donc à Rome ; les Italiens, portés à la dérision par l’effet d’un esprit prompt, d’une imagination pittoresque & d’un penchant marqué pour les sobriquets, l’appelèrent Bambozzo, qui signifie homme manqué. Nous pouvons penser, d’après son humeur, que le sobriquet le mortifia peu, & qu’il y trouva peut-être des occasions de plus de montrer sa gaité ; précieux don que celui qui nous fait tirer parti de tout, pour tromper notre destinée. Notre jeune Artiste, heureux jusques dans les liaisons, vécut avec Poussin, Claude le Lorrain & Sandrart. Il faisoit les frais de leur amusement, soit par les sons qu’il tiroit de plusieurs instrumens dans lesquels il excelloit, soit par les jeux de son imagination, soit enfin par ses plaisanteries, d’autant plus gaies & plus aimables que la malignité ne s’y mêla jamais. Peu jaloux des avantages dont il ne jouissoit pas, il se contentoit de mettre à profit ceux qu’il avoit reçus, & portant sa gaité jusques dans son travail, il ne commençoit jamais à peindre, sans préluder sur son violon à l’accord pittoresque de son tableau. Il peignoit des chasses, des fêtes, des foires, des paysages, & les figures dont il les animoit étoient dessnées sinement, & peintes avec une couleur vigoureuse & naturelle.

Comment s’est-il fait que son nom, transmis dans le langage de l’Art, y ait porté plus généralement le souvenir de sa disgrace que de son talent. Hélas ! c’est que la dérision imprime des traces plus ineffaçables que la louange. Cette réflexion un peu triste prépare le lecteur à apprendre encore que la vieillesse de Bamboche ne fut pas semblable à sa jeunesse. La nature, plus souvent bizarre qu’elle n’est conséquente, après l’avoir maltraité sans raison, dédommagé avec usure, parut se repentir encore de sa justice & détruisit sa santé : elle le fit tomber dans une mélancolie funeste. Il vécut trop de quelques années, & c’est ce trop ou ce trop peu d’existence qui décide du bonheur & de la réputation de la plupart des hommes. Cette mesure n’est pas à notre disposition ; nais on auroit droit de ma reprocher si je n’en mettois pas une à cette notice épisodique. Je la termine donc en disant que, depuis Pierre de Laar, on appelle Bambochade, de son nom, des figures qui ont l’empreinte de ses disgraces. C’est ainsi que Calot, en se permettant des productions bizarrement ridicules, quoique dessinées & gravées avec beaucoup d’esprit, a créé un genre de caricatures qu’en riant on appelle des figures à calot, des figures calotines.

Au reste, on appelle aussi dans le langage plus sérieux de la Peinture, Bambochade, une sorte de genre qui embrasse la représentation de la nature rustique, les habitations des Villageois, leurs usages ou leurs mœurs vulgaires.

Le goût devroit présider au choix de tout objet qui entre dans les imitations ; mais souvent c’est le penchant & le caractère de l’ Artiste qui y influent davantage. Moins les objets sont importans, plus il semble que nous avons un juste droit de les abandonner à notre penchant, & même à nos caprices. Aussi dans les différentes sortes de Bambochades, les uns choisissent jusqu’aux baraques des habitans les plus pauvres de la campagne ; d’autres, comme Teniere, le premier Peintre de ce genre, sans dédaigner ces indices de la misère, peignent les habitations & les hommes rustiques dans la simplicité qui leur convient & qui souvent annonce un plus vrai bonheur que les maisons que le faste décore.

Lorsqu’on considère l’Art d’un point de vue moins élevé que celui lue j’ai osé prendre à l’article ART & dans le premier Discours, toute imitation est estimable, si elle offre la vérité, & si elle est conforme aux principes pratiques de la Peinture. Une Bambochade, peinte avec la plus grande ressemblance dans les formes, dans la couleur, dans les objets, est un excellent tableau. Il vaut


mieux personnellement, si l’on peut parler ainsi, qu’un tableau de l’histoire la plus importante mal exécuté, comme un Villageois honnête, de bon sens, & remplissant parfaitement son état, est préférable au plus grand Seigneur qui ne se soumet à aucune convenance. L’ordre hiérarchique, établi par la nature même entre les genres de talens, & qui doit y être conservé pour leur plus véritable avantage, ne peut donc nuire à la justice personnelle dûe aux Artistes. Aucun d’eux, si j’ai l’avantage d’en être bien connu, ne pensera que j’aie voulu, dans les notions que j’ai développées, altérer la moindre fleur de sa couronne. Les vrais principes s’établissent d’euxmêmes, ils ne doivent blesser personne, & les jugemens particuliers sur les talens ne sont ordinairement fâcheux que pour ceux qui n’ont point de talent.