Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Décence

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Panckoucke (1p. 172-173).
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DÉCENCE. Les idées que renferme le mot décence, sont moins sévères par rapport à la peinture que dans les mœurs, parce que la décence que je désignerai sous le nom de pittoresque, est obligée de se prêter à un grand nombre de circonstances particulieres à l’art.

Mais ce que doit mettre une mesure juste aux libertés que peut se donner l’artiste est sa propre intention, ensorte qu’on doit adresser aux peintres ce que les moralistes prescrivent à tous les hommes : ne vous permettez pas, soit dans vos ouvrages, soit dans vos actions & vos discours, des intentions que vous rougiriez d’avouer, & vous ferez certainement peu de mal.

Cependant, pour en revenir à l’art dont je dois parler & aux libertés que le peintre peut se permettre à l’égard de la décence, si l’artiste représente une fête Lacédémonienne, certainement il ne sera pas blâmable en y plaçant des danses de jeunes filles & de jeunes gens qui n’auront aucun vêtement ; & s’il n’a eu aucune intention d’abuser de l’occasion que lui offre son sujet, les regards des spectateurs instruits (fussent-ils sévères, pourvu que leur sévérité soit raisonnée & ne soit pas ignorante) ne trouveront rien qui blesse la décence pittoresque dans l’image agréable qui les attachera.

Si l’artiste représente, à l’occasion des fêtes de Bacchus, les Faunes & les Dryades livrés à une espèce de délire, il lui faudra plus de circonspection, parce que la difficulté à surmonter est de mettre une sorte de mesure relative à la décence des mœurs actuelles, dans un sujet dont les mœurs anciennes autorisoient la liberté. Les anciens qui nous ont transmis & fait adopter ces idées par les formes aimables dont ils les ont revêtues, avoient sans doute d’autres mesures que les nôtres ; ils régloient leurs jugemens sur des conventions établies, & l’on voit par ces exemples que les conventions religieuses & nationales ont été & peuvent être quelquefois moins sévères que les convenances générales. La décence pittoresque est plus sévère de nos jours qu’elle ne l’étoit à certains égards chez les Grecs & plus aussi qu’elle ne l’a été dans des tems où les dehors de la piété étoient plus répandus.

La difficulté la plus grande & la plus insurmontable pour les artistes est d’accommoder la décence pittoresque la plus indulgente avec la représentation de quelques sujets historiques, ou mythologiques, dont l’indécence, quoique prononcée d’une maniere révoltante dans les ouvrages des poëtes célèbres, a été admise dans les arts. Il est vrai que les poëtes, en traitant ces sortes d’objets, cherchent quelquefois à les


faire excuser par les moralités qu’ils ont l’art de mêler à leurs peintures & par les désapprobations qu’ils y joignent ; mais le peintre privé de ces ressources, trouve & laisse, en offrant les scènes indécentes dont je parle, la plupart des spectateurs plus disposés à les prendre pour des encouragemens aux foiblesses & aux déréglemens que pour des exemples de ce qu’on doit éviter.

Il faut remarquer d’ailleurs, que les intentions & les actions sont plus sensibles dans les représentations de la peinture & du dessin, par l’avantage que la vue a sur l’ouïe, pour transmettre rapidement à l’ame les idées qui lui sont presentées sous des formes corporelles. Cette propriété que possède d’autant plus le peintre, qu’il est plus habile dans son Art, semble donc exiger plus de retenue de sa part que de celle du poëte ; mais il est juste d’observer aussi, que si les objets qui sont offerts aux regards, sont en effet plus frappans, d’une autre part, les détails graduels & successifs que les poètes savent employer dans leurs descriptions, les rendent par l’art & les attraits qu’ils y répandent, plus dangereux qu’une réprésentation bornée à un seul moment.

Ces rèflexions qu’amène le sujet de cet article, pourroient conduire à des observations délicates & étendues, qui ne sont pas absolument essentielles au peintre. Ce qui me paroît plus généralement important, est de l’exhorter à refléchir sur son intention, lorsqu’il traitera des sujets susceptibles d’indécence, & à se juger lui-même. On peut lui dire encore :

Plus vous serez décent dans vos mœurs & dans vos discours, plus vous trouverez aisément la décision de ces sortes de cas de conscience, qui regardent la moralité de votre art ; & il y en a pour les peintres comme pour les Théologiens. Si vous avez, je le répéte, l’ame pure & l’esprit aussi sage que le comporte l’état que vous avez embrassé, vos ouvrages seront dans un juste accord avec votre conduite, & aussi décens qu’il convient à des imitations qui embrassent presque tout ce qui appartient a l’humanité. Ne vous laissez donc pas séduire par l’appas & par la facilité qu’offre sur-tout à la jeunesse, la licence pittoresque ; elle est pour les artistes ce que la Satyre est pour les poëtes & la médisance pour la société ; je veux dire que leur succès est moins dû au talent de ceux qui les employent, qu’au penchant & au goût de ceux qui y applaudissent.

Rien de plus facile en effet, que de résir momentanément par ces moyens ; mais vos ouvrages dont la nature & la destination sont d’être durables, doivent avoir pour objet une approbation qui ne soit pas passagère.

Ce n’est pas au reste, une morale trop sévère que celle à laquelle je vous ramène. On peut plaire ; on peut être aimable dans ses ouvrages ; on peut mériter les louanges les plus flatteuses ; on peut être enfin vanté dans les arts & recherché dans la société, en se conformant à la décence. Il est deux Vénus dans les beaux-arts, une des deux est céleste. C’est celle-là qui a mérité à Raphaël le nom de divin.

Il resteroit à l’occasion de la décence pittoresque, quelques observations, disons même, quelques conseils à donner à ceux qui influent sur les arts, sans les pratiquer. J’en vais hazarder quelques-uns.

Etes-vous distingués par des rangs, des titres, des fonctions si élevées, si imposantes, que vos volontés & vos desirs même, ayent la force de déterminer les artistes à s’y conformer ? Soyez persuadé, que vous faites un abus bien plus répréhensible que vous ne le pensez de votre ascendant, si vous autorisez ou si vous commandez l’indécence ? car ; dans les ouvrages destinés à être conservés, & qui appellent & fixent les regards, tels que ceux du dessin, de la peinture, de la sculpture & de la gravure, non-seulement les licences ouvrent une route pernicieuse aux artistes, non-seulement, elles portent les arts hors du chemin véritable de la perfection, qui doit être fondée sur les convenances ; mais encore elles attaquent la moralité sociale dans ceux dont les yeux tomberont sur des ouvrages indécens qui n’auroient pas existé, si vous ne les aviez en quelque sorte, produits.

Eh ! que savez-vous, si vos enfans ne vous devront pas les premières semences de corruption, qui peuvent causer leur malheur ?

Ces principes pourront vous sembler sévères au premier moment ; mais je suis certain qu’ils seront approuvés du plus grand nombre & intérieurement par vous-mêmes. Quoique les infractions à la morale, dont il est ici question, ne soient pas regardées dans la société comme des crimes, ceux qui se les permettent n’ont à attendre d’indulgence publique de personne, & seroient condamnés à la pluralité des voix.

Quant à ceux dont l’ascendant est fondé sur la fortune, on pourroit leur dire à l’occasion de cet article. Est-ce par l’appas des avantages pécuniaires que vous avez forcé l’artiste à s’enfermer dans son çabinet le plus retiré pour satisfaire des intentions obscénes ? Vous abusez contre lui d’un moyen auquel il est souvent difficile qu’il résiste, & vous en abusez contre vous-mêmes ; car à ses yeux


& à ceux de vos confidens, de vos serviteurs, de vos parasites, vous vous déclarez privé de ces avantages qui n’ont pas besoin des ressources que vous cherchez. La honte vous arrêteroit, si vous étiez certains que vos intentions & les usages auxquels vous destinez ce que vous cachez dans des réduits secrets, seroient exposés au grand jour.

La richesse qui brave les convenances & les bienséances, (il n’est pas hors de propos de le dire aujourd’hui), manifeste les abus qui l’accompagnent. Que Midas, dont l’existence offre quelque chose d’imposant, porte quelques jugemens sur les arts ! il décèle son ignorance. Qu’il étale son faste en y employant les arts ! les moyens qu’il employe, dénoncent le dérèglement de ses idées & de ses penchans. Enfin, dans le nombre & le choix de ses délassemens, on apperçoit toujours le vuide de son ame. (Article de M. Watelet.)