Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Notions préliminaires

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Panckoucke (1p. i-viii).

NOTIONS PRÉLIMINAIRES.

LA PEINTURE EST UN ART LIBÉRAL.

SI l’on cherche à démêler le germe des Arts libéraux dans la nature de l’homme individuel, on l’appercevra dans une nécessité indispensable à chacun de nous d’exprimer, de désigner, & dans un penchant également général d’imiter ce qui frappe nos sens.

Cette nécessité & ce penchant paroissent résulter de notre constitution physique & morale, & il semble que la conservation de notre existence y est attachée, puisque si nous n’étions pas organisés de manière à exprimer extérieurement ce que nous ressentons intérieurement, à imiter par des signes ou des représentations ce que nous voulons faire entendre & à le désigner, nous manquerions de moyens pour provoquer l’assistance de nos pareils, qu’il nous est indispensable de demander & de nous accorder les uns aux autres.

La nécessité ainsi que le penchant dont je viens de parler existent donc dans tous les hommes; ils s’y soumettent & s’y laissent entraîner, soit par instinct, soit avec intention, & ils se servent pour cela des moyens que leur fournit leur intelligence.

Les principes de la nécessité d’exprimer & de désigner, & celle du penchant à imiter, auxquels il nous est permis d’atteindre sans qu’il nous soit possible d’aller plus loin, sont ce que nous nommons sensations & sentiment; les premières attachées à l’instinct, le second à l’intelligence, mais dont les manifestations s’opèrent, premièrement:

Par des mouvemens ou action du corps, & par les sons que nous avons la faculté d’articuler. Nous y joignons ensuite ceux que nous parvenons à moduler:

Par les formes que nous savons donner à plusieurs matières flexibles ou dures, pour les rendre imitatives & expressives.

Par les dispositions ingénieuses & significatives que nous employons pour distinguer les bâtimens & constructions de toute espèce qu’exigent nos usages & sur-tout nos institutions.

Enfin par les couleurs que notre intelligence & notre adresse trouvent les moyens d’appliquer & de fixer sur différentes surfaces plattes, de manière à imiter, à désigner & à exprimer.

L’emploi que les hommes réunis en société sont de ces six moyens, constitue six espèces de langage.

Dans ces langages l’expression & l’action de désigner appartiennent à nos facultés les plus spirituelles, étant le plus souvent l’effet immédiat & instantané du sentiment.

Mais il est des imitations qui s’opèrent par des moyens lents; elles entraînent avec elles un méchanisme qui affoiblit souvent l’influence rapide du sentiment.

On distingue les imitations par le caractère qui y domine le plus, c’est de-là qu’on peut appeller, quoique la dénomination ne soit pas parfaitement exacte, les unes imitations libérales, les autres imitations serviles & méchaniques.

Celles qu'on nomme libérales, sont les plus susceptibles de perfection, en raison de ce que l'expression libre & spirituelle y a plus de part.

Les autres sont d'autant plus méchaniques, que l'imitation servile & lente y domine plus & s'oppose davantage à l'influence prompte du sentiment.

Ces combinaisons ou mêlanges d'expression libre & d'imitation asservie, de libéral & de méchanique, sont infinis dans les Beaux-Arts.

Il est nécessaire de considérer maintenant que les hommes sont doues de deux facultés fort distinctes par les caractéres différens qui leur sont propres.

Ces deux-facultés sont l'imagination & le jugement, distribués à chacun de nous en différentes doses & mêlés ensemble en différentes proportions.

Les hommes dans lesquels l'imagination est abondante sont plus propres à l'expression spirituelle, ceux qui sont moins doués d'imagination sont plus propres à l'imitation servile.

Mais pour que les premiers portent les Arts vers leur plus haute perfection, il est nécessaire que des idées libres, grandes & élevées se soient établies & répandues dans les sociétés, & que ces idées unanimement convenues & généralement respectées, ayent acquis une existence durable.

Il faut même que ces idées inspirent aux hommes, & surtout à ceux qui exercent spécialement les Arts, de vifs desirs d'obtenir les louanges du plus grand nombre, ou du nombre le plus choisi, & de mériter un souvenir perpétué de siécle en siécle après eux.

Trois grandes & universelles institutions peuvent opérer ces effets dans la plus grande étendue, elles seules sont capables de répandre & de produire des idées sublimes, elles seules portent au plus haut dégré les desirs de louanges & de gloire si puissans sur les hommes qui sont doués d'une imagination prédominante.

Ces grandes institutions qui ne manquent pas de s'établir, quoique ce soit avec des différences, dans toutes les sociétés qui s'organisent, ont pour principes les sentimens d'admiration, d'enthousiasme & de vénération qu'excitent en nous ceux de nos pareils, que des perfections ou des qualités extraordinaires distinguent particulierement.

Secondement, les sentimens religieux qui inspirent aux hommes ou la conscience de leur foiblesse, ou les prodiges, & les révélations.

Troisièmement, les attachemens profonds & susceptibles d'exaltation que les hommes prennent pour les sociétés dont ils sont partie, & avec lesquels ils s'identifient.

Lorsque ces sentimens se communiquent & deviennent unanimes à un certain point, il en résulte des manifestations qu'on appelle cultes, & qu'on peut distinguer sous les noms d'héroiques, de religieux & de patriotiques.

Ces manifestations ne peuvent s'opérer & les cultes tomber sous les sens que par les moyens que procurent les Beaux-Arts, ou langages libéraux que j'ai énoncés, c'est-à-dire, par le langage de mouvement que j'appelle pantomime, par la parole, par les sons modulés qu’on appelle musique, enfin à l'aide de la Peinture, de la Sculpture & de l'Architecture ; & ces Arts à leur tour ne peuvent acquérir les plus grandes perfections dont ils soient susceptibles que par l'ascendant des institutions & les fortes impulsions qu'elles sont capables de nous donner.

Maintenant je vais retracer le tableau des six Arts, pour faire appercevoir une différence essentielle qui les partage pour ainsi dire en deux classes.

Tableau des six Arts ou langages libéraux, avec la différence qui

distingue trois d’entre eux des trois autres.

Arts ou Langages dont les productions sont transitoires ou instantannées.

Art de la Pantomime . . . . . Langage d’action.

Art de la Parole . . . . . .Langage des sons articulés.

Art de la Musique . . . . . Langage des sons modulés.

Arts ou Langages dont les productions sont fixes & durables.

Art de la sculpture . . . . . Langage par l’imitation des formes de tous les objets visibles & palpables.

Art de l’Architecture . . . . . Langage par le moyen des dispositions ingénieuses & significatives dont les constructions sont susceptibles.

Art de la Peinture . . . . . Langage par le moyen des couleurs, disposées & appliquées avec intelligence & intention sur des surfaces unies.

La différence que je viens de désigner (différence très-importante à considerer) consiste d’une part dans l’instantancité d’existence.

De la Pantomime.
De la Parole.
Et de la Musique.

De l’autre part, dans la fixité & la durée

De la Sculpture.
De l’Architecture.
Et de la Peinture.

En effet, l’action des parties extérieures du corps dans la Pantomime, ainsi que le mouvement des organes intérieurs dans la Parole & dans le Chant, cessent presqu’à l’instant qu’ils sont produits, & ne laissent aucune trace.

Mais aussi ce mouvement, cette action des parties & des organes, bien que physiques, égalant presque la promptitude du sentiment approche (autant que cela est possible à la matière) de ce que nous nommons opérations de l’esprit.

D’un autre côté, si les ouvrages de la Sculpture, de l’Architecture & de la Peinture ; dont une matière quelconque est partie constituante, demandent pour se produire une lenteur, & offrent ensuite une immobilité qui semble différer absolument de toute action purement spirituelle ; d’un autre côté, (dis-je) l’influence que peut avoir sur eux l’esprit de ceux qui les composent, s’y manifeste bien plus long-tems, puisque l’action, la parole & le chant n’imitent & n’expriment que pendant un instant ; au lieu que la Sculpture, l’Architecture & la Peinture peuvent parler pendant plusieurs siècles.

Il doit résulter & il résulte en effet de cette différence & de la nature intelligente & ingénieuse de l’homme, qu’aussi-tôt qu’il s’occupe à perfectionner les Arts, il s’efforce de donner, autant que cela lui est possible, aux productions mobiles & transitoires la durée qui leur manque, & à celles qui sont fixes & durables, le mouvement dont elles sont privées, ou ce qui peut en rappeller l’idée.

Cependant (comme je l’ai dit) l’influence des sentimens qui produisent les grandes institutions est ce qui seul peut porter les Arts ou langages libéraux aux perfections & aux beautés sublimes, parce que l’élévation & la sorte d’unanimité d’idées dont les grandes institutions sont susceptibles, ont seules la puissance d’affranchir la beauté & la perfection d’une servitude où les retiendroit, sans cela, l’opinion particulière que chacun se croiroit en droit d’en avoir ; ainsi plus les grandes institutions s’élévent à la hauteur où elles peuvent atteindre, plus elles peuvent porter les Arts à la sublimité ; plus les grandes institutions s’affoiblissent, se corrompent, sont imparfaites, sont incohérentes entre elles, plus les Arts retombent dans la servitude de la personnalité ; parce qu’alors chacun reprend de plus en plus le droit d’être juge absolu des perfections qui n’ont plus de modèle fixe & sur lesquelles il ne peut plus y avoir d’unanimité.

Ce jugement personnel absolu, que je nommerai despotisme d’opinion, est donc ce qui dégrade les Arts en les asservissant, comme le despotisme de puissance dégrade les hommes en les rendant esclaves.

Si ces principes sont vrais, (& je les crois tels) c’est la personnalité exclusive qui produit le mauvais goût, comme elle produit la plus grande partie des désordres moraux. Qui pourroit en effet nier que l’orgueil & son faste, les voluptés désordonnées & leurs délires, le désoeuvrement & ses caprices inquiets, tous attachés à cette personnalité dont je parle, ne soient en tous tems & en tous lieux pour les Arts ainsi que pour les moeurs, des sources abondantes d’égarement & de corruption ?

Mais lorsque l’influence de ces égaremens qui, dans les nations étendues & florissantes, paroît inévitable d’après la constitution générale des choses humaines, entraîne les Arts ainsi que les moeurs vers leur décadence, ne reste-t’il aucune ressource qui en retarde la chute ?

Il en est une ; elle s’oppose à un assez grand nombre d’erreurs & d’imperfections, elle suspend les funestes effets du mauvais goût ; & cette ressource est l’intérêt personnel lui-même, mais éclairé, réfléchi & le mieux entendu possible. Cependant quelque bien qu’il puisse opérer à cet égard, ce seroit s’abuser que d’en attendre l’élévation d’idées & les effets sublimes que les Arts obtiennent des grandes institutions ; parcequ’indépendamment de l’enthousiasme qui n’est propre qu’à elles, qu’elles seules peuvent allumer & attiser, il faudroit supposer dans la plupart des hommes une étendue de connoissances & de lumières qui n’est le partage que du plus petit nombre. En effet, il n’est que trop facile d’observer à chaque instant combien peu d’hommes sont capables de démêler avec justesse ce que demande leur véritable intérêt, même dans les circonstances les plus importantes pour eux. Mais il n’en est pas moins vrai (relativement aux Arts) que nombre de productions peuvent être dirigées par le seul intérêt personnel à une perfection & à des beautés que j’appellerai de convenance.

Cet effet provient de ce qu’il s’établit des relations naturelles si indispensables entre les formes (par exemple) & l’usage d’une infinité d’objets de tout genre, que de ces seules relations peut émaner une perfection ou une beauté qui leur convient.

L’ouvrage, de quelque genre qu’il soit, dont les formes ou les embellissemens contrarient la destination, contrarie par-là tellement l’intérêt personnel de celui à qui l’usage en est destiné, qu’il se trouve intéressé & souvent même contraint à le rectifier & à le perfectionner, jusqu’à ce que la facilité de s’en servir soit le plus complettement d’accord, & le plus artistement combiné qu’il est possible, avec l’agrément dont il est susceptible.

C’est ainsi que d’autres relations indispensables entre les hommes les forcent d’adopter des conventions qui suppléent à quelques égards aux principes moraux lorsqu’ils s’altèrent.

Si les Arts n’ont jamais été considérés de cette manière, c’est qu’on les a regardés séparément les uns des autres & comme produits ou inventés au hazard, sans leur croire de destination universelle & absolue ; au lieu qu’ils doivent être observés comme ayant une origine universelle & comme destinés par leur nature à des institutions indispensables parmi les hommes, de manière que les institutions ne peuvent se passer des Arts, & que les Arts, pour atteindre leurs perfections sublimes, ne peuvent se passer des institutions ; si l’on desiroit une preuve de cette influence des institutions sur les Arts, & des Arts sur les institutions, quel est l’homme instruit qui, d’après les élémens que je viens d’exposer, n’a pas fixé déjà ses regards sur les beaux jours & sur les chefs-d’œuvres de la Grèce ?

Il a existé une nation placée sous un ciel favorable, pourvue d’un idiôme harmonieux, énergique & riche, qui honora comme objet de son culte religieux des êtres qu’elle supposa doués de différentes perfections, ou distributeurs de différens bienfaits ; elle unit, dans ce qui avoit rapport à ce culte, les beautés de la nature au sublime des sentimens & à la finesse des allégories les plus capables d’élever l’esprit & de charmer les sens.

Combien les langages de cette institution n’ont-ils pas dû produire d’expressions énergiques, de désignations ingénieuses & d’imitations sublimes ?

Il appartenoit encore à cette Nation admiratrice des perfections les plus grandes, de se permettre la plus noble des illusions : elle pensa que les hommes supérieurs à leurs semblables, par des qualités & des vertus, pouvoient, pour récompense de s’être élevés vers la Divinité, être admis à en partager les honneurs, & elle déifia ses héros. La Religion des Grecs rendit respectables, en les consacrant, leurs images dejà intéressantes, & l’apothéose excita & autorisa les Arts à revêtir l’humanité de cette beauté qu’on appelle idéale & sublime, qui divinise, si l’on peut parler ainsi, les formes humaines.

Pour ajouter à ce concours de deux institutions rapprochées si heureusement pour les Arts, n’oublions pas que ces mêmes peuples brûlerent de l’amour de la liberté & de celui de la patrie ; sentimens qui, de quelque façon qu’ils soient conçus, rendent toujours les ames d’un grand nombre d’hommes énergiques, leurs qualités supérieures & leurs vertus éclatantes.

En effet, les institutions patriotiques des Grecs qui différoient entr’elles, avoient toutes pour objet de faire participer chaque membre l’intérêt du corps, & de fonder l’illustration générale sur les vertus & les talens de chacun.

C’est d’après ces grandes idées que les talens furent en quelque sorte déifiés eux-mêmes ; on vit honorer ensemble les Dieux, les Héros, les Artistes, & dans les jeux célèbres où se rassembloient des nations jalouses les unes des autres, des nations, souvent ennemies, brillèrent du plus vif éclat, l’enthousiasme & la gloire, principes & sins, source & récompense des actions surnaturelles, des sentimens & des prouctions sublimes.

L’action & la réaction réciproque des grandes institutions portèrent donc les Beaux-Arts, qui vraiement étoient leurs langages, à des perfections qu’on admire depuis cette époque sans les atteindre.

Les institutions dont j’ai parlé, ont changé ainsi que l’ordre des choses & des idées. Sans entrer dans des détails qui ne peuvent avoir place ici, mais qui seront développés dans un ouvrage dont je m’occupe, je ferai seulement observer que ces Arts liberaux, ces Beaux-Arts ne sont plus guère appellés que des Arts agréables.

Il faut donc passer à des notions adaptées à notre tems & à nos mœurs.

Nos Arts exigent un mêlange de raisonnemens & d’operations ; c’est par ces moyens que ceux qui les exercent s’efforcent de produire des ouvrages agréables & quelquefois utiles.

De la première de ces deux idées naît un sentiment mêlé d’intérêt & de curiosité ; & voici le raisonnement qui se présente.

L’intelligence est sensiblement marquée dans une suite méthodique d’opérations : motif d’intérêt. De ces opérations résultent des ouvrages agréables & utiles : motif de plaisir & d’estime.

De plus ces ouvrages sont spécialement des imitations animées par l’expression, ou des désignations ingénieuses, motifs d’une curiosité qui tend à juger à quel dégré de perfection ils imitent, ils désignent & ils expriment.

Voici maintenant la marche élémentaire & pratique des Arts.

Une suite de raisonnement indispensable à toute produnion qui doit annoncer une intention méditée, forme la théorie de chacun des Arts.

L’ordre de leurs opérations en constitue la pratique.

La Théorie commence aux premières observations faites & rangées avec ordre sur l’objet dont l’Art s’occupe.

La Pratique commence aux premiers procédés nécessaires & employés à l’exécution de l’ouvrage.

La Théorie & la Pratique doivent se diriger de concert au terme où l’exécution est complette ; & mieux leur marche est combinée pour s’aider mutuellement, plus l’exécution a de succès.

Le Recueil Alphabétique des Notions sur la Peinture que précède ces Notions générales, sera principalement conforme aux élémens que je viens d’exposer ; cependant j’ai pensé qu’il seroit utile encore de rappeller, quand l’occasion s’en présenteroit, l’Art & les Artistes aux plus hautes perfections. J’ai rapproché souvent pour cela les six Arts des uns des autres, parce qu’ayant la même origine & la même destination, ils doivent avoir un nombre de règles communes. Enfin j’ai associé la Morale aux Arts, parce que leur plus grand avantage seroit de ne jamais s’en séparer.

Il me reste à dire quelque chose de deux circonstances qui influent essentiellement sur l’éclat & les progrès des Arts ; l’une est la température des climats, l’autre la privation & le secours du langage écrit.

Je suis loin d’établir sur les degrés nuancés des températures, ceux du perfectionnement de l’intelligence humaine : cette base systématique a déjà plus d’une fois égaré la Philosophie & ne peut supporter l’édifice d’une Théorie convainquante, à cause de la multiplicité infinie des circonstances accessoires qui s’y mêlent ; mais les raisonnemens & les faits me semblent d’accord, pour convaincre que les rigueurs extrêmes du froid, ou les ardeurs excessives des climats brulans, sont des obstacles physiques infiniment contraires aux développemens & aux progrès des Arts, parce qu’elles le sont à la perfection de l’organisation des corps, ainsi qu’à l’exercice & à la promptitude des facultés & des mouvemens de l’ame.

Passons à l’influence du langage écrit sur le perfectionnement des Arts.

Les hommes destinés à se réunir par la nécessité & par tous les avantages qu’ils trouvent en des secours mutuels, ne peuvent pas plus s’abstenir de se communiquer leurs affections réciproques, que leurs besoins.

Les premiers moyens que leur fournit l’instinct, leur deviennent bientôt insuffisans, & la Pantomime appelle le langage articulé par des incitations tellement irrésistibles, que nous n’avons pas connoissance que des hommes rassemblés, soient restés muets.

Mais lorsqu’il s’agit d’étendre cette nécessité de progression jusqu’à l’établissement d’un langage écrit, une quantité d’exemples attestent sur la surface de la terre que les mouvemens & les sons articulés peuvent suffire pendant plusieurs siècles aux hommes vivans en société.

Des Nations nombreuses se contentent donc des premiers moyens pour se transmettre mutuellement leurs besoins & leurs conceptions ; ils gesticulent, se parlent & n’écrivent pas ; les manifestations de leurs affections, de leurs desirs, de leurs volontés, de toutes leurs idées, enfin, s’évanouissent avec l’air & les mouvemens qui les font connoître, & les souvenirs qui leur en restent ressemblent aux traces imprimées sur un sable mobile.

Les principes & les procédés de leurs Arts & de leurs industries, assujétis au même sort, dépendent donc alors absolument de la tradition orale & d’une réminiscence fugitive de sa nature. Aussi les dépositaires des notions acquises sont-ils exposés à les perdre par l’oubli, ou à les altérer, en les transmettant imparfaitement à d’autres qui trop ordinairement joignent à des erreurs déjà reçues, celles qui leur sont propres.

Cette seule tradition orale & ces réminiscences si peu assurées, ne peuvent donc pas faire parvenir les Arts libéraux aux perfections qui demandent des enchaînemens de principes théoriques, de moyens pratiques & d’observations. Ces objets ne peuvent avoir d’existence constante que dans les tems où l’homme a ajouté à l’un des Arts transitoires la fixité qui lui manquoit, en inventant des signes durables de la pensée ; mais ce secours indispensable, pour transmettre fidèlement & perfectionner les observations & les raisonnemens, n’a-t’il pas aussi des inconvéniens pour les Arts ? Il en a sans doute, & le sort fatal de l’intelligence humaine est de ne pouvoir éviter que presque tous les objets qu’elle perfectionne, ne lui deviennent nuisibles, après leur avoir été profitables.

L’industrie très-perfectionnée produit le luxe, & les richesses multipliées la cupidité. L’Ecriture qui transmet les vérités, transmet les erreurs ; ce qu’on appelle l'esprit, combat pour les unes ou pour les autres avec les mêmes armes ; les paradoxes & les doutes s'établissent, & il ne reste enfin d'inaltérable que ce qui est soumis à des démonstrations rigoureuses.

Plus leurs perfections seront dénuées de l'influence des grandes institutions, plus ils seront donc obligés de s'appuyer fortement sur les bases que leur gardent toujours les sciences exactes.

Ainsi ce qui peut soutenir la Peinture, en supposant qu'elle ne fût plus regardée que comme un Art de pur agrément, ce sont les démonstrations de l'Anatomie, de la Perspective & de la Pondération, sciences positives & démontrées qui sont ses bases inaltérables.

On peut appercevoir, si l'on jette les regards sur le Tableau qui suit, la place que tiennent les Sciences dans le systême général de l'Art de Peindre, ainsi que les autres parties Libérales & Méchaniques qui forment sa constitution.