Encyclopédie méthodique/Economie politique/AFFRANCHIS

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Panckoucke (1p. 66-67).

AFFRANCHIS, ESCLAVES AFFRANCHIS. Le Dictionnaire de Jurisprudence traite 1o. de l’affranchissement suivant le droit romain, dont nous suivons presque toutes les règles. 2o. Il expose ce que les édits de 1685 & de 1724 ont introduit dans nos usages. 3o. Il examine l’affranchissement des gens de main-morte suivant la nature du droit féodal. Nous allons considérer ce mot sous un autre point de vue, & établir quelques principes politiques sur les affranchiffemens tirés de Montesquieu. Dans l’article suivant on examinera l’affranchissement en lui-même, & sous un rapport plus général.

On sent bien que, quand dans le gouvernement républicain on a beaucoup d’esclaves, il faut en affranchir beaucoup. Le mal est que, si on a trop d’esclaves, ils ne peuvent être contenus ; si l’on a trop d’affranchis, ils ne peuvent pas vivre, & ils deviennent à charge à la république ; outre que celle-ci peut être également en danger de la part d’un trop-grand nombre d’affranchis & de la part d’un trop grand nombre d’esclaves. Il faut donc que les loix aient l’œil sur ces deux inconvéniens.

Les diverses loix & les senatus-consultes qu’on fit à Rome pour & contre les esclaves, tantôt pour gêner, tantôt pour faciliter les affranchissemens, font bien voir l’embarras où l’on se trouva à cet égard : il y eut même des temps où l’on n’osa pas faire de loix. Lorsque sous Néron[1] on demanda au sénat qu’il fût permis aux patrons de remettre en servitude les affranchis ingrats, l’empereur écrivit qu’il falloit juger les affaires particulières, & ne rien statuer de général.

Je ne saurais guère dire quels sont les réglemens qu’une bonne république doit faire là-dessus ; cela dépend trop des circonstances. Voici quelques réflexions.

Il ne faut pas faire tout-à-coup & par une loi générale un nombre considérable d’affranchissemens. On sait que chez les Volsiniens[2], les affranchis devenus maîtres des suffrages, firent une abominable loi, qui leur donnoit le droit de coucher les premiers avec les filles qui se marioient à des ingénus.

Il y a diverses manières d’introduire insensiblement de nouveaux citoyens dans la république. Les loix peuvent favoriser le pécule, & mettre les esclaves en état d’acheter leur liberté ; elles peuvent donner un terme à la servitude, comme celles de Moïse, qui avoient borné à six ans celle des esclaves Hébreux[3]. Il est aisé d’affranchir toutes les années un certain nombre d’esclaves, parmi ceux qui, par leur âge, leur santé, leur industrie, auront le moyen de vivre. On peut même guérir le mal dans sa racine : comme le grand nombre d’esclaves est lié aux divers emplois qu’on leur donne ; transporter aux ingénus une partie de ces emplois, par exemple, le commerce ou la navigation, c’est diminuer le nombre des esclaves.

Lorsqu’il y a beaucoup d’affranchis, il faut que les loix civiles fixent ce qu’ils doivent à leur patron, ou que le contrat d’affranchissement fixe ces devoirs pour elles.

On sent que leur condition doit être plus favorisée dans l’état civil que dans l’état politique, parce que dans le gouvernement même populaire, la puissance ne doit point tomber entre les mains du bas peuple.

À Rome, où il y avoit tant d’affranchis, les loix politiques furent admirables à leur égard. On leur donna peu, & on ne les exclut presque de rien ; ils eurent bien quelque part à la législation, mais ils n’influoient presque point dans les résolutions qu’on pouvoit prendre. Ils pouvoient avoir part aux chartes & au sacerdoce même[4], mais ce privilége étoit en quelque façon rendu vain par les désavantages qu’ils avoient dans les élections. Ils avoient droit d’entrer dans la milice ; mais pour être soldat, il falloit un certain cens. Rien n’empêchoit les affranchis[5] de s’unir par mariage avec les familles ingénues ; mais il ne leur étoit pas permis de s’allier avec celles des sénateurs. Enfin leurs enfans étoient ingénus, quoiqu’ils ne le fussent pas eux-mêmes.

Dans le gouvernement de plusieurs, il est souvent utile que la condition des affranchis soit peu au-dessous de celle des ingénus, & que les loix travaillent à leur ôter le dégoût de leur condition. Mais dans le gouvernement d’un seul, lorsque le luxe & le pouvoir arbitraire règnent, on n’a rien à faire à cet égard. Les affranchis se trouvent presque toujours au-dessus des hommes libres : ils dominent à la cour du prince & dans les palais des grands ; & comme ils ont étudié les foiblesses de leur maître, & non pas ses vertus, ils le font règner, non pas par ses vertus, mais par ses foiblesses. Tels étoient à Rome les affranchis du temps des empereurs.

Lorsque les principaux esclaves sont eunuques, quelque privilége qu’on leur accorde, on ne peut guère les regarder comme des affranchis. Car comme ils ne peuvent avoir de famille, ils sont par leur nature attachés à une famille ; & ce n’est que par une espèce de fiction qu’on peut les considérer comme citoyens.

Cependant il y a des pays où on leur donne toutes les magistratures : « Au Tonquin[6], dit Dampierre[7], tous les mandarins civils & militaires sont eunuques ». Ils n’ont point de famille ; & quoiqu’ils soient naturellement avares, le maître ou le prince profitent à la fin de leur avarice même. Esprit des Loix, tom. 2, pag. 89, édit. in-12. Voyez l’article suivant & les articles Esclavage & Servitude.

  1. Tacite, annal. liv. xiii
  2. Supplément de Freinshemius, deuxième décade, liv. V.
  3. Exode, chap. XXI
  4. Tacite, annal. liv. III.
  5. Harangue d’Auguste, dans Dion, liv. LVI.
  6. Cela étoit autrefois de même à la Chine. Les deux arabes mahométans qui y voyagèrent au neuvième siècle, l’eunuque, quand ils veulent parler du gouverneur d’une ville.
  7. Tom. 3, page 93.