Encyclopédie méthodique/Economie politique/AFFRANCHISSEMENT

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Panckoucke (1p. 67-68).
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AFFRANCHISSEMENT, s. m. Action d’affranchir, de rendre libre, ce qui étoit dans la servitude, dans la gêne, se dit des personnes & des choses.

Affranchir un homme, c’est lui rendre son droit primitif à la liberté, c’est lui redonner la propriété de son individu, dont il avoit perdu le libre usage en entrant dans la dépendance d’un autre homme, c’est enfin le dégager de ses liens pour le faire passer à l’exercice de ses facultés, afin qu’il en use désormais à son gré & à son profit sous l’autorité des loix.

Affranchir une denrée, une marchandise, c’est décharger cette denrée ou marchandise des différens droits qui en gênoient le produit, la fabrication ou le transport ; c’est la délivrer des entraves des inspections, des douanes, des exclusions que les vrais principes & la législation du commerce prohibent.

Si la servitude est un attentat contre le premier droit de l’homme, qu’elle tend à détruire & prétend anéantir ; si elle blesse également les loix divines, la politique & la raison. (Voyez les art. Esclave, Esclavage). L’affranchissement qui répare autant qu’il est possible cet attentat, est un acte qui mérite d’être loué & sur-tout imité par tout homme instruit & sensible qui est dans le cas d’en faire usage.

L’injustice la plus grande & la plus révoltante, est sans contredit celle qui abuse de la force & du pouvoir, pour enlever à un homme innocent & foible ce qu’il a de plus précieux & de plus cher. Or, que peut-il avoir de plus cher, que ce qui constitue une partie de son essence, que les droits inhérens à l’humanité ? En lui ravissant la propriété de sa personne, on le prive des droits essentiels à son bien-être, on le rabaisse à la condition des brutes : au contraire on lui restitue sa qualité d’homme en l’affranchissant, on le crée pour ainsi dire une seconde fois pour la vie & pour le bonheur.

Mais ne nous bornons pas ici à considérer l’homme pris individuellement, ne nous arrêtons pas à l’esclavage personnel, tandis que la servitude étend ses entraves dans le monde, pénétre dans les sociétés, gagne toutes les institutions, & qu’il y a par-tout tant à faire pour y répandre les heureux effets de l’affranchissement.

On peut dire que la liberté est la santé de tout corps civil & politique, dont la servitude est la maladie, & que l’affranchissement est le remede ; mais de quelque maniere qu’on envisage la servitude, soit domestique, soit réelle soit politique, & sous quelque forme & dénomination qu’elle paroisse, on ne pourra s’empêcher de convenir qu’elle est toujours infiniment funeste. En effet on voit que sa pernicieuse influence se fait également sentir au physique & au moral. Au physique elle pervertit la nature, abâtardit les animaux & dégrade l’homme ; au moral elle offusque & ternit l’esprit, énerve le cœur & abaisse l’ame ; en un mot la servitude est le plus grand fléau de la société ; & l’affranchissement qui peut l’en délivrer, est un remède très-désirable.

Cependant, comme tout remède, quelque bon, quelque bien employé qu’il soit, en attaquant la maladie, n’en repare pas toujours les ravages ; de même l’affranchissement en repoussant l’esclavage, en dénouant les liens où gémit le commerce, rend difficilement aux parties qui ont souffert l’énergie de la liberté, & s’il n’est administré par une main habile, les effets qu’il produira ne seront pas toujours heureux. On peut en juger par l’exemple.

Qu’une telle denrée soit libre, ont prononcé certains régénérateurs ; aussitôt tous les rapports, tous les liens de l’esclavage ont été ébranlés ; mais l’ensemble du filet immense qu’ils forment autour de la société a fortement résisté. Dès-lors on a pu conoître qu’il ne falloit pas songer à rompre ces liens l’un après l’autre, que les efforts qu’on feroit dans ce dessein seroient trop longs & peut-être inutiles, qu’on ne pourroit établir efficacement la liberté partielle qu’en opérant la liberté générale ; enfin, que si l’affranchissement ne cerne en quelque sorte & n’enlève à la fois tous les jets de la servitude, comme les sauvages cernent & enlèvent la chevelure des vaincus, il ajoute aux entraves du pouvoir en faisant sentir son impuissance à les extirper.

Soyez libres, ont dit des seigneurs à leurs esclaves ruraux ; & souvent leurs serfs n’ont pas su ni voulu être libres, parce que la liberté physique de l’homme tient à sa liberté sociale, celle-ci à sa liberté politique, & cette dernière à l’ordre qui est une suite de l’habitude & du consentement de tous.

Chez les anciens, plus les nations se crurent civilisées, plus la cérémonie de faire des affranchis fut vaine pour elles. Pourquoi cela ? C’est qu’il n’est point de vraie civilisation que pour une vraie société, point de vraie société si elle n’est fondée sur le respect absolu de la propriété, qui exclut tout droit & toute prétention sur la liberté d’autrui.

La fausse civilisation d’une société n’est qu’un esclavage universel des membres qui la composent, déguisé sous l’appareil des formalités publiques. Chacun défère en apparence à son concurrent ; tandis que tous cherchent en effet à empiéter sur les autres. On est esclave des préjugés publics & de sa propre cupidité excitée par l’exemple & sans cesse déçue ; on est esclave, & l’on joue l’homme libre & l’on fait le seigneur. Cette représentation ne peut passer en habitude que lorsqu’on l’apprend de jeunesse ; & néanmoins dans certain pays où la bêtise de l’imitation est vulgaire, ceux qui se croient au-dessus du peuple affectent cette représentation, & tâchent de singer les grands ; mais tout cela n’a point de racines & ne tient ni au sol ni à l’opinion ; & delà le déclin de tant de fortunes éphémères, delà la destruction des fortunes rapides de tant de parvenus, dont l’éclat passager n’est pas plus durable que celui d’un vers luisant.

L’affranchissement, comme nous l’avons vu, ne peut être ni utile ni solide s’il est partiel ; pour opérer les grands effets qu’on a droit d’en attendre il faut qu’il soit général ; mais celui-ci dépend de l’opinion publique ; il faut donc travailler sur l’opinion publique. Voilà le régime propre à prévenir ou à réparer les maux causés par la servitude & beaucoup plus puissant que le remède lui-même ; & ce régime qui doit précéder le remède doit sur-tout le suivre & le suivre sans cesse. Or pour opérer sur l’opinion & préparer les esprits & les cœurs au rétablissement de la liberté, il est nécessaire de leur en montrer les avantages au flambeau de l’instruction ; car privé de sa lumière, l’amour propre aveugle égare chaque individu & tend infailliblement & sans le savoir à l’esclavage de son semblable.

L’homme n’est jamais plus esclave ni si longtemps esclave de tout autre que de lui-même, de ses habitudes ou de son erreur. C’est de ces premiers tyrans qu’il faut d’abord le délivrer, & la vraie, la seule manière d’affranchir l’homme, c’est de l’éclairer, & celle de l’éclairer c’est de l’instruire. On entraîne l’homme par le charme de l’éloquence, on le séduit par le préstige des arts, on agite son cœur par l’émotion des sentimens tendres, on élève son ame par l’exemple de la vertu. Nous ne citons ici que des moyens justes & louables de l’émouvoir & de le diriger ; mais ces moyens seuls ne suffisent pas pour le faire marcher avec assurance & sans se tromper, dans la route du bonheur propre à l’homme social, où la nature & ses besoins l’appellent ; ils ne sont pas à la portée de tous les citoyens qui, tous ayant journellement des appetits physiques à satisfaire, doivent apprendre à les contenter sans troubler l’ordre de la société, disons mieux en contribuant à son harmonie.

La véritable instruction pour l’homme en société doit se tirer des loix physiques de l’ordre naturel, qui ayant assujéti l’homme à ces besoins sans cesse renaissans, lui assignent sa part à la subsistance & au bien-être, constituent ses droits & prescrivent ses devoirs. Cette instruction, qui pour être profitable autant qu’elle peut l’être, devroit nous être donnée dès l’enfance, nous montrerait l’usage qu’on peut faire de ces droits & nous feroit connoître les vrais moyens de les étendre ; elle nous feroit voir comment la propriété personnelle qui est notre premier droit, établit notre liberté, & comment l’une & l’autre établissent la propriété foncière, qui s’augmente & s’améliore par les avances. En nous apprenant que chaque homme tient de Ia nature les mêmes droits que nous, elle nous convaincroit qu’il est de notre devoir de n’y point porter atteinte par l’intérêt même de nos propriétés, en un mot, que les droits & les devoirs circonscrivent & respectent la propriéré d’autrui comme sacrée. Telle est la vraie méthode & l’unique moyen d’opérer l’affranchissement général & particulier ; c’est-à-dire, de délivrer l’homme & la société des entraves de la servitude (G).