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Encyclopédie méthodique/Economie politique/ALIÉNATION

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Panckoucke (1p. 110-115).
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ALIÉNATION, s. f. c’est en général un acte par lequel on transfère d’une personne à une autre la propriété d’une chose, de manière que celui qui aliène s’en dessaisisse, & que celui qui l’acquiert en devienne propriétaire.

Afin de ne pas répéter ici ce qu’on trouve sur cet article dans le Dictionnaire de Jurisprudence, nous nous bornerons à examiner 1o. si un souverain peut aliéner ses états en tout ou en partie ; 2o. si l’intervention du peuple est nécessaire au démembrement d’un état ; 3o. si la nécessité résultant de la guerre, peut autoriser une partie du peuple à passer sous la domination du vainqueur ; 4o. si la même nécessité peut autoriser un roi ou un prince à l’aliénation ; 5o. si un roi peut rendre féudataire un royaume successif, ou remettre un hommage dû à son état ; 6o. si, malgré les principes adoptés en France sur l’inaliénabilité du domaine de la couronne, il seroit utile d’aliéner ce domaine dans un moment de

Section première.
Un souverain peut-il aliéner ses états en tout ou en partie ?

Il paroît que les souverains ont toujours décidé cette question d’une manière affirmative. Sans parler des testamens de ces anciens rois qui donnèrent leurs royaumes au peuple romain, donations que Rome accepta comme légitimes, parce qu’elles s’accordoient avec sa politique, & qu’elle avoit assez de puissance pour en poursuivre l’exécution, le traité de Vienne en 1738, celui de Worms en 1743, & celui d’Aix-la-Chapelle en 1748 ne nous offrent-ils pas, le premier l’aliénation des duchés de Lorraine & de Bar, par le chef de la maison de Lorraine en faveur du roi Stanislas & de la couronne de France ; le second la cession d’une partie des duchés de Parme & de Plaisance au roi de Sardaigne, par l’héritière de l’empereur Charles VI ; & le dernier la cession de ces mêmes duchés & de celui de Guastalle à dom Philippe infant d’Espagne ? La république de Gênes n’a-t-elle pas vendu dernièrement l’isle de Corse à la France, lors même que les corses armés refusoient de reconnoître la souveraineté de cette république, & faisoient les derniers efforts pour en secouer le joug ? Ne pourroit-on pas citer une foule d’autres exemples ?

Mais il ne s’agit que du droit ; & si les vérités de l’économie politique deviennent un jour à la portée de tout le monde, de quelle manière cette question sera-t-elle résolue ? En admettant que les princes sont les maîtres d’aliéner ou d’échanger les états, on suppose que les peuples sont de vils troupeaux, ou tout au plus des esclaves dont on peut trafiquer ; que les sujets, en promettant d’obéir à un chef dont ils reconnoissent la puissance, & auquel ils supposent les qualités propres à les rendre heureux par un bon gouvernement, lui ont donné le droit de les livrer à un autre maître ; que l’état est une propriété dont le souverain peut disposer à son gré. Est-ce assez de dire qu’il est peu convenable de laisser à la disposition d’un seul homme les grandes principautés & les royaumes ? Ne peut-on pas dire, en termes formels, qu’un souverain n’a point le droit de disposer d’un bien, qui ne lui appartient pas en propre ; que le pouvoir d’aliéner étant un caractère essentiel de la pleine propriété, le souverain n’en jouit pas, puisqu’il est seulement possesseur usufruitier ?

Des écrivains de droit public ont distingué les états patrimoniaux des états successifs. Les états patrimoniaux, ont-ils dit, ressemblent aux biens libres, aux possessions des particuliers. Le possesseur en est maître absolu ; il peut les donner, les vendre, les aliéner ; en un mot, en disposer comme bon lui semble, par tel contrat ou par tel traité qu’il juge à propos. Grotius, par exemple, essaye de démontrer que celui qui possède une souveraineté patrimoniale, peut en disposer par testament ; il y a en effet bien des exemples d’une pareille translation. Puffendorf soutient que, dans les royaumes patrimoniaux, le roi est en droit de régler sa succession comme il le veut, & que lorsqu’il a expressément déclaré sa volonté, ses sujets sont obligés de s’y soumettre : c’est ainsi que les Czars de Russie transfèrent leur couronne à qui bon leur semble.

Mais il ne s’agit pas de savoir quel est l’usage ; d’ailleurs à quoi sert cette distinction des états patrimoniaux & des états successifs, au milieu des ténèbres qui couvrent l’origine des gouvernemens ? En connoissons-nous un seul en Europe qu’on puisse assurer être patrimonial ? Qu’est-ce qu’une souveraineté patrimoniale ? Qui peut la rendre telle ? N’est-ce pas la force ou le consentement de la nation ? Or où est la nation qui, en choisissant un souverain, lui ait déféré le droit d’aliéner sa couronne, & de disposer à son gré de la souveraineté ? Et qu’est-ce qu’un droit établi par la force ou la violence, sinon une usurpation ?

Les mêmes écrivains disent qu’un conquérant a le droit de disposer d’une conquête légitime ; qu’un état conquis d’une manière juste devient un bien patrimonial que le conquérant possède en toute propriété. Mais une conquête, quelque juste qu’on la suppose, est toujours le fruit de la force ; une force supérieure peut enlever ces domaines à celui qui les possède. Lorsque les peuples subjugués mettent bas les armes, ils obtiennent une capitulation, des conditions auxquelles ils reconnoissent la souveraineté du vainqueur, & lui prêtent serment de fidélité ; c’est cette capitulation, c’est la prestation de serment qui rendent le conquérant souverain légitime des peuples vaincus ; & si la faculté d’aliéner l’état conquis n’est pas une des conditions stipulées dans l’acte de soumission ou de capitulation, on ne voit pas qu’elle puisse être regardée comme une suite de la conquête.

Voyez Conquête, Droit de conquête, Patrimoine, Patrimonial ; Successif & Succession.

Sans nous arrêter davantage à cette distinction frivole, il suffit de dire que le droit se plie quelquefois à des circonstances difficiles, à des volontés impérieuses, sur-tout à la loi absolue de la nécessité ; mais que ces accidens ne doivent point servir de règle.

Quant aux royaumes successifs, ils ont été rendus tels par le libre consentement des peuples qui sont censés avoir élu un premier roi, & avoir attaché la royauté à sa famille. Par cette élection primitive, le peuple se dépouilla du droit d’élire ses souverains, tant que subsisteroit la postérité du roi ; & celui-ci acquit en même temps pour ses des- cendans le droit exclusif de régner. Il en est donc d’une couronne successive comme de ces biens qui, dans les familles particulières, sont substitués, & dont aucun possesseur ne peut disposer au préjudice de ses descendans, ou des successeurs compris dans la substitution. Les princes qui possèdent un état successif, c’est-à-dire, dans lequel la succession à la couronne a été réglée par une loi constitutive, ne peuvent faire aucune disposition au préjudice de leurs successeurs, institués de droit comme eux par là mêrne loi. Ils sont économes, administrateurs, usufruitiers d’un bien qui doit passer après eux aux princes de leur sang, suivant la ligne de succession ; celui qui succède ne tient rien de son prédécesseur ; il n’en est pas l’héritier, il n’en est que le successeur. Il tient la couronne de la disposition de la loi, qui la lui confie pour la transmettre de la même manière à celui que la loi désigne pour lui succéder.

Si le souverain aliène sa souveraineté sans le consentement du peuple, ce peuple n’est tenu de se soumettre à la domination du prince à qui on la cède, en violant la loi constitutive de l’état, qu’après lui avoir prêté serment de fidélité. Mais dès qu’il a prêté serment de fidélité à son nouveau monarque, il ratifie par cet acte la translation de la souveraineté, & il ne peut violer son serment.


Section IIe.
L’intervention du peuple est-elle nécessaire à tout démembrement d’un état ?

Il paroît que tout démembrement d’un état a besoin du consentement du prince, de celui de la nation, & de celui des habitans du pays qu’on veut aliéner.

Ce dernier consentement est encore plus nécessaire que les deux autres ; ceux qui ont formé les sociétés civiles, ou qui se sont rendus sujets d’un état déja formé, se sont engagés les uns envers les autres à ne reconnoître qu’un seul & même gouvernement, tant qu’ils voudroient obéir au même souverain. D’après cette convention, chacun des sujets ne peut être banni ou soumis à une domination étrangère, à moins qu’il n’y soit justement condamné. La même convention a donné à tous les citoyens en général, un droit sur chaque particulier, en vertu duquel les individus, ne peuvent se soumettre à un gouvernement étranger, ni se soustraire à celui de l’état.

C’est par l’intention de ceux qui ont fondé les corps politiques, qu’il faut juger du pouvoir de tout le corps sur chacune de ses parties : or on ne sauroit présumer que les fondateurs des sociétés civiles aient voulu accorder à ce corps le droit de retrancher à son gré quelques-unes de ses parties.


Section IIIe.
La nécessité résultant de la guerre, peut-elle autoriser une partie du peuple à passer sous la domination du vainqueur ?

Lorsque l’état ou une portion de l’état se trouve dans un péril extrême ; lorsqu’une partie du peuple est réduite à se soumettre à une nouvelle domination, on peut suivre la loi que la nécessité impose. Dans toutes les conventions, on excepte toujours, sinon expressément au moins tacitement, le cas d’une extrême nécessité qui donne droit à chacun de sortir de l’embarras où il se trouve. Blâme-t-on une ville qui, après s’être défendue autant qu’il a été possible, se rend à l’ennemi plutôt que de se laisser saccager ?


Section IVe.
La même nécessité autorise-t-elle un prince à l’aliénation de ses états, & avec quelle réserve doit-il la faire ?

Si un roi est réduit à la nécessité de faire la paix avec un ennemi plus puissant, qui l’oblige à lui céder une partie de ses états dont les habitans ne veulent pas changer de maître, il paroît qu’il doit retirer ses garnisons & ses troupes, pour empêcher qu’elles ne tombent sous le joug du vainqueur ; mais qu’il ne peut forcer les habitans à reconnoître pour leur souverain le prince étranger : que s’ils sont assez forts pour résister à ce prince étranger & se former un état indépendant, ils sont les maîtres d’en courir les risques. Le prince qui a fait une cession, est, de sa part, privé de tout droit à la chose cédée ; & il perd tout droit sur ce pays. J’ajouterai que le vainqueur n’en devient le légitime souverain, que par le serment de fidélité des habitans.


Section Ve.
Un roi peut-il rendre féudataire le royaume successif, remettre un hommage qui est dû à son état, ou aliéner le domaine ?

Il suit des principes établis ci-dessus, qu’il n’est pas permis au roi de se rendre féudataire de quelqu’autre prince, un royaume non patrimonial, sans le consentement du peuple.

Que le peuple peut, par la même raison, revendiquer un hommage que le roi a cédé, de sa seule autorité, à un vassal du royaume.

Que le prince ne peut, sans l’approbation du peuple, & sur-tout sans le consentement du pays dont il est question, engager une partie de ses états ; qu’il le peut encore moins, si l’engage- ment est accompagné de la clause appellée commissoire ou irritante, c’est-à-dire, de la stipulation que, si l’on ne rend pas dans un certain temps la somme reçue, la partie d’état engagée demeurera à l’engagiste & deviendra une aliénation absolue. Ce n’est pas seulement parce que l’aliénation est souvent une suite de l’engagement, c’est encore parce que le peuple, en se donnant un roi, a voulu être gouverné par lui & non par un autre, & que tous les membres qui se sont réunis à l’état, sont censés avoir voulu demeurer inséparablement unis à la nation. Mais il faut distinguer entre le fonds même des propriétés de l’état & les revenus qu’elles produisent ; le roi peut disposer des revenus, comme il le juge à propos, quoiqu’il ne puisse en aliéner le fonds ; il a le droit d’établir de nouveaux impôts, lorsque les besoins publics le demandent ; il peut, dans un moment de besoin, engager quelque partie du domaine, & le peuple est tenu de le racheter ; car le peuple étant obligé de payer les impôts que le prince exige en pareil cas, il doit racheter ce que le prince a engagé dans les besoins publics : il n’y a point de différence entre donner de l’argent pour empêcher qu’on n’engage une chose, ou la racheter après qu’on a été contraint de l’engager. Quoique chaque citoyen doive alors contribuer pour sa part au paiement de la somme empruntée, aucun cependant ne peut être regardé en particulier comme débiteur de cette somme. Si le prince a fourni quelque chose de son patrimoine particulier pour les besoins de l’état, le domaine lui est comme hypothéqué pour la valeur de la dette.

Au reste, ce qu’on vient de dire suppose que les choses ne se trouvent pas autrement réglées par des loix fondamentales & par le droit public de chaque état ; qu’on n’a pas resserré ou étendu le pouvoir du prince ou celui du peuple. La Science du Gouvernement, par M. de Réal, tom. 4.


Section VIe.
Malgré les principes adoptés en France sur l’inaliénabilité du domaine de la couronne, seroit-il utile d’aliéner ce domaine dans un moment de besoin ?

C’est une maxime du gouvernement françois que le domaine de la couronne est inaliénable. Voyez le Dictionnaire de Jurisprudence : cette maxime étoit très-sage, & nécessaire à l’époque où elle fut adoptée.

Lorsque le domaine pouvoit suffire à la dépense du souverain, il importoit de ne pas s’exposer à la nécessité de recourir à des moyens extraordinaires, toujours onéreux aux peuples par le fardeau actuel qui leur est imposé, & dangereux parce qu’on les prolonge quand les besoins ne subsistent plus ; mais si presque tout ce domaine a été usurpé pendant les troubles, ou aliéné pour subvenir aux dépenses, ou donné à des sujets qui avoient servi l’état, s’il est réduit à une valeur si modique, qu’on le compte à peine parmi les revenus de la couronne ; enfin si on a été obligé de mettre différens impôts sur les peuples, pour tenir lieu de ce domaine, il semble que la maxime de l’inaliénabilité devroit changer.

Il ne faut, dit-on, rien changer aux loix & aux usages : en supposant ce principe vrai, on doit toujours excepter les cas où l’utilité, & encore plus la nécessité, demande qu’on y déroge ; c’est une réflexion de M. de Sully, t. 3, in-12, p. 102.

En divisant les terres du domaine en plusieurs portions, & en donnant, à prix d’argent, la propriété de ces terres à plusieurs chefs de famille, à la charge de certaines redevances annuelles, & des droits de relief, suivant la coutume, le Roi conserveroit une partie du revenu actuel, il recevroit des sommes considérables, il augmenteroit la richesse des particuliers, & par conséquent la sienne, puisqu’il n’est & ne peut être riche qu’autant que ses sujets sont dans l’abondance.

Ceux qui jouissent de quelques portions du domaine aliéné, n’en recueillent pas à beaucoup près tous les fruits qu’ils pourroient en tirer : sans la maxime d’une réversibilité éternelle, on les verroit plus actifs & plus industrieux ; mais ils craignent que les améliorations n’inspirent l’envie de les dépouiller par des enchères ; ils négligent les cultures, & ils étouffent, pour ainsi dire, les germes de la reproduction, afin que le revenu n’excède pas d’une manière trop sensible la redevance qui leur est imposée.

En vertu du rachat perpétuel que le roi s’est réservé, il peut retirer tous les domaines, & les revendre ; les acquéreurs ont traité sur ce pied, & lorsqu’on les dépouille, on ne commet pas d’injustice à leur égard. Mais pour remplir l’objet que je propose, ces ventes devroient être faites avec renonciation solemnelle à tous droits de réversion.

La certitude d’une propriété incommutable donneroit à ces héritages une valeur qui excéderoit de beaucoup le prix de leur cession primitive. Les sommes que procureroit cette opération, seroient employées d’abord au remboursement des engagistes, & l’excédent seroit porté au trésor royal.

À l’égard de ceux qui possèdent à titre de récompense ; ou l’on a fait des évaluations des domaines qui leur ont été abandonnés, ou l’on n’en a point fait ; si l’on a fait des évaluations, il seroit juste de les dédommager en argent ; si l’on n’en point fait, on pourroit les laisser jouir comme ils ont fait jusqu’à présent, mais incommutablement & sans retour. De cette manière, les premiers n’auroient pas lieu de se plaindre, & les seconds auroient de nouvelles graces à rendre à l’état.

Les règles observées dans l’empire romain, dont le riche & vaste domaine méritoit toute l’attention du gouvernement, étoient bien différentes de celles que suivent les françois : on les trouve, ainsi que leurs motifs, & le parallèle des maximes françoises, dans un livre intitulé : Traité de la finance des romains. Cet ouvrage fut imprimé en 1740, à Paris, chez Briasson ; & l’auteur, qui a gardé l’anonyme, dit dans sa préface qu’il fut composé par ordre de M. de Colbert. Les voici :

» Les romains croyoient qu’il peut y avoir un commerce effectif entre la république & les citoyens, entre le public & le particulier, aussi bien pour les fonds que pour les revenus.

» Ils avoient éprouvé que, dans certaines conjonctures, l’état n’avoit pas moins besoin de vendre, que d’intérêt à acheter.

» Le retrait perpétuel étoit quelquefois stipulé dans les acquisitions de à particuliers ; mais jamais il ne l’étoit dans celles entre le fisc & les particuliers.

» Ils pensoient que vouloir perpétuer la propriété de certains fonds à un même maître, c’est aller contre la narure des choses ; que l’on peut vendre les choses consacrées aux dieux, à plus forte raison celles qui appartiennent au public.

Enfin ils étoient convaincus que le droit de retrait diminueroit le prix des acquisitions ».

L’auteur cite les écrivains qui ont parlé de cette matiere, & particulièrement Tite-Live, Tacite, Horace, Virgile, Appien & les loix romaines.

Malgré les sermens que nos rois font à leur sacre, malgré la loi promulguée en 1539 par François Ier, Louis XIV n’a-t-il pas exécuté en partie ce que je propose ? L’édit de 1695 a déclaré incommutables tous les domaines aliénés depuis l’ordonnance de 1566. La paix de Ryswick ayant mis Louis XIV en état de se passer de secours extraordinaires, il fit surseoir à l’exécution de cet édit ; mais les dépenses auxquelles il se trouva engagé pour soutenir les droits de son petit-fils à la couronne d’Espagne, l’obligèrent à recourir de nouveau à cet expédient ; &, par un édit du mois d’avril 1702, il déclara aliénables, à titre d’inféodation & de propriété incommutable, non-seulement les hautes-justices par démembremens des justices royales, mais encore toutes les parties du domaine connues sous le nom de petit domaine, qui consistent en cens, rentes, moulins, fours, pressoirs, halles, maisons, boutiques, échopes, terres vaines & vagues, landes, bruyères, palus, marais, bacqs, péages, chasses, pêches, bauvins dans les lieux où les aides n’ont pas cours ; &c. La plupart de ces biens & droits avoient déjà été reconnus aliénables à perpétuité & sans faculté de rachat, par déclaration du 8 avril 1672 ; l’édit de 1702 confirma en outre les possesseurs des domaines & droits aliénés, depuis l’année 1566, dans la jouissance perpétuelle & la propriété incommutable de ces domaines & droits.

On dira sans doute que Louis XIV consentit à l’aliénation perpétuelle & irrévocable de ces différentes parties, à cause de la modicité de chacune prise en particulier, & de l’entretien dispendieux qu’elles exigeoient ; qu’il n’en est pas de même pour les corps de terres & seigneuries : tels furent en effet les motifs qu’on allégua dans le temps.

Mais qu’est-ce que toutes les terres & seigneuries de la France, tant du roi que des particuliers ? En quoi consistent-elles ? en justices, châteaux, maisons, cens, rentes, moulins, fours, pressoirs, terres, prés, vignes, landes, bruyères, marais, étangs, bacqs, péages, passages, chasses, pêches, &c. c’est-à-dire, dans une réunion plus ou moins considérable de parties, qui forment ce qu’on appelle le petit domaine.

L’entretien & la régie de ce petit domaine est onéreuse ou peu utile, chacun en convient ; & il n’est pas difficile de prouver que le grand domaine est sujet aux mêmes inconvéniens : d’ailleurs, le tout est constamment & nécessairement assujetti au sort de ses parties intégrantes.

La loi fondamentale de l’état & le serment de nos Rois à leur sacre, ne permettent pas, ajoute-t-on, d’aliéner le domaine ; mais les parties, dont la déclaration de 1672 & les édits de 1695 & 1702 ont ordonné l’aliénation, à titre de propriété incommutable, n’appartenoient-elles pas au domaine de la couronne ? Y a-t-il, dans l’édit de François Ier de 1539, & le serment de nos rois à leur sacre, des exceptions qui autorisent la perpétuité des aliénations déjà faites ? Nullement. Ainsi, quant à la transgression de la loi & du serment, il ne doit pas subsister plus de difficultés pour l’un que l’on en a trouvé pour l’autre ; & à l’égard des motifs qui ont déterminé l’aliénation, ils ont la même valeur pour le grand que pour le petit domaine.

Quand une maxime a été adoptée par une nation entière, on ne doit pas la heurter de front ; la prudence exige que l’on opère insensiblement, & que l’on ménage jusqu’aux erreurs de la multitude : mais ceux qui tiennent les rênes du gouvernement n’ont jamais cru que cette considération fût assez puissante pour renoncer aux avantages d’un nouveau système. On voit, dans les Mémoires sur la vie de M. Turgot, que ce Ministre songeoit à l’exécution du projet dont nous parlons ici.

On a déjà fait les premiers pas vers l’aliénation perpétuelle du domaine, par les réglemens que je viens de citer : afin d’aller plus loin, il ne s’agit donc que de trouver un prétexte raisonnable ; & assurément les besoins de l’état, qui sont plus pressans qu’ils ne l’ont jamais été, en offrent un qui ne pourroit être désavoué de personne.

D’après l’état où se trouve aujourd’hui le domaine de la couronne, & l’embarras de nos finances, il paroît donc qu’il seroit avantageux, 1o. de vendre ce domaine non encore aliéné ; 2o. de stipuler cette vente perpétuelle, plutôt que reversible, en réservant tel nombre de forêts, châteaux & seigneuries que le conseil du roi jugeroit à propos ; 3o. qu’il seroit à propos de faire un rachat général, & ensuite une revente perpétuelle & irrévocable aux plus offrans du domaine déjà aliéné, à la charge par les nouveaux acquéreurs de rembourser les anciens, & de porter le surplus au trésor royal. J’en excepte celui qui est entre les mains des princes & princesses du sang, parce que l’état leur fourniroit, d’une manière ou d’une autre, des dédommagemens plus onéreux.

Au reste, cette aliénation exigeroit une garantie bien formelle de la part des cours souveraines, & même de la nation.