Encyclopédie moderne/1re éd., 1823/Abstraction (philosophie, idéologie)

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ABSTRACTION. (Philosophie, Idéologie.) Substantif du verbe abstraire ; ôter, séparer : exclusion qu’on donne à une ou à plusieurs idées pour s’occuper particulièrement d’une ou de plusieurs autres ; en philosophie, acte par lequel nous séparons dans un objet chacune de ses parties, qualités ou propriétés, et dans une pensée chacune des idées qu’elle renferme : dans le sens passif, ce mot au pluriel signifie les conceptions d’un esprit qui, au lieu de s’appuyer sur l’observation, ne travaille que sur ses idées.

Comme procédé de l’entendement, l’abstraction est élémentaire ou comparative. Élémentaire, si elle se borne à un seul objet physique ou moral ; comparative, lorsque, séparant de plusieurs idées totales ce qu’elles ont de semblable, elle fixe la conception commune et générale qui en est le produit sous un signe matériel. (Voyez Genre.) L’abstraction est le fondement de la connaissance et de la science dans la doctrine des partisans de l’expérience ; dans celle des philosophes rationalistes, qui attribuent à l’entendement des notions primitives et congénérées, la science et la connaissance sont constituées par le concours de l’abstraction et des notions. (Voyez Notion.) L’on distingue l’abstraction des sens, par laquelle chacun d’eux perçoit dans un corps la qualité qui lui est analogue ; l’abstraction de la conscience, qui s’exerce sur le principe pensant, et l’abstraction de l’esprit, qui opère principalement par le langage. La première abstraction des sens est naturelle et spontanée ; elle précède la synthèse, qui nous donne la connaissance des corps. Mais l’abstraction ultérieure que nous opérons sur chacune de nos perceptions est due à l’observation, et c’est par elle que nous découvrons dans les qualités des corps les modifications qui sont l’objet des sciences physiques et des arts qui en dérivent. Telle est la distinction que nous découvrons entre les qualités premières et les qualités secondes, l’étendue tangible et l’étendue visible ; entre les diverses formes et les diverses couleurs ; entre la force, le timbre, le ton et les voix dans le son ; entre les directions et les inflexions du mouvement, etc. (Voyez Sensation.)

L’abstraction de la conscience succède à l’abstraction des sens. Elle nous donne les éléments des sciences morales et métaphysiques : par elle, le moi s’ébranche en sujet sensible, sujet actif et sujet pensant, qui toutefois ne peuvent se manifester dans la conscience l’un sans l’autre ; car si l’on excepte les impressions purement organiques et les idées qui semblent naître sans attention et spontanément, il n’est point de sentiment sans acte et sans idée, ni d’idée sans acte et sans sentiment. Voilà pourquoi, outre la faculté productrice des idées que nous divisons en sensation, mémoire, imagination, entendement, jugement, raison, nous trouvons dans toutes les langues des noms de sentiments distingués par la diversité des idées : l’amour de soi, l’amour-propre, la sympathie, la pitié, la bienveillance, l’amitié, l’amour du juste, du vrai, du beau ; et par la tendance que suppose l’amour vers l’objet aimé, les mots de besoins, de désirs, de penchants, de passions, avec leurs divers modes et leurs nuances.

L'esprit s'empare du domaine qui lui est fourni par les sens et par Ia conscience ; il démêle, dans chaque perception complexe, les perceptions simples et particulières ; il leur donne de la permanence en les nommant, il les réunît en groupe et leur affecte un nom qui lie toute la collection. Par divers points de vue, il décompose ensuite ce groupe artificiel en éléments qui n’ont point de modèle extérieur ; et au, moyen de signes qu’il leur impose, il les prépare à toutes les combinaisons de l’intelligence et de la pensée. Tel est le caractère de l’abstraction de l’esprit ou de la réflexion qui pénètre plus ou moins dans l’exercice spontané des sens et de la conscience.

Jusqu’ici nous ayons considéré la faculté d’abstraire en elle-même ou dans ses instruments ; il nous reste à la considérer dans la nature des objets qu’elle tire de l’ordre réel pour les faire passer dans l’ordre intellectuel ; ce second rapport va nous donner lieu de fixer la distinction des sciences d’observation et des sciences de raisonnement, et le caractère des sciences physiques et des sciences morales. Les faits de la nature et les faits de l’esprit sont d’un ordre entièrement différent. Les premiers sont variables et d’une multiplicité que l’observation peut rarement apprécier ; les seconds restent fixes du moment qu’ils sont enregistrés, et leur nombre est nécessairement connu. Pour qu’un fait naturel puisse devenir un fait intellectuel, il faut donc que le nombre des circonstances qui l’environnent soit donné et déterminé, que ces circonstances soient invariables ou du moins que leur variation puisse être appréciée, que le degré d’intensité. de leur action soit susceptible d’être évalué, et que chacun de ces éléments puisse être amené à un tel état de simplicité qu’il soit représenté par des signes invariables. Alors en opérant sur les signes, on opère sur les faits, et l’on arrive à des résultats constants, absolus, et d’une évidence incontestable. Ainsi, considérant les corps comme des unités, nous les soumettons au calcul arithmétique ; les considérant dans leurs dimensions, nous en tirons les constructions géométriques, les degrés du mouvement et ses directions nous donnent la mécanique ; le mouvement et les inflexions de la lumière, l’optique ; la propagation et l’intensité du son, l’acoustique ; l’indication des événements d’après un nombre de causes connu, le calcul des probabilités. Les faits qui se dérobent au contraire à la fixité de l’attention, et qui ne peuvent se prêter à une détermination exacte de signes, ne sauraient passer entièrement du domaine de la nature dans celui de l’esprit ; ils ne sauraient tous être évalués en idées précises et déterminées. Ceux-ci ont pour fondement l’analogie, comme dans les sciences morales et politiques et dans presque toutes les branches des sciences physiques, ceux-là ont pour fondement l’abstraction. La limite qui sépare les sciences abstraites des sciences analogiques, est donc profondément tracée. Leur identité ne pourrait être que dans une combinaison artificielle de signes, qui, ne pénétrant point au fond des choses, offrirait la précision et la liaison dans les mots et nullement dans les idées. Ce serait l’erreur des esprits forts et méditatifs, habiles à manier le raisonnement. C’est celle de Hobbes, de Condillac, de Condorcet.

Un écueil d’un autre genre attend le métaphysicien : s’il se livre aux recherches physiques, rarement il séparera les phénomènes de la pensée de l’activité des organes, et le sentiment physique du sentiment moral. S’il se plait aux opérations et aux combinaisons de signes, il voudra ramener au langage tous les procédés de l’entendement. S’il est préoccupé de l’indépendance de la pensée, il s’efforcera de l’affranchir des organes de la sensibilité, et n’attachera de réalité qu’aux phénomènes du moi intérieur. Il abstraira et coordonnera ses abstractions selon la diversité de ses études. Il ne méconnaîtra point toutefois l’existence distincte de la sensibilité organique, de la sensibilité morale, de l’intelligence, du langage ; mais il s’efforcera de résoudre ces principes en un principe unique, selon les habitudes de son esprit, le cours de ses idées et l’importance qu’il accorde à la nature de leur objet. Il confondra donc les procédés du seps intiaie et ceux de l’observation physique ; il ne remarquera pas que les mouvements de la sensibilité physique sont aveugles ou excités par la connaissance des choses, et que ceux de la sensibilité morale, toujours éclairés, le sont par la connaissance des personnes ; que l’intelligence a sa nature propre et ses lois tantôt dépendantes du langage, tantôt indépendantes ; qu’il n’y a point d’assimilation entre ces divers principes qu’une attention naïve distingue, et qu’ils ne peuvent être subordonnés à un seul que par un effort de la réflexion. Cette confusion systématique provient, selon nous, de l’omission ou de l’oubli d’une première abstraction de conscience. D’autres erreurs multipliées sont dues à l’abus de l’abstraction de l’esprit, lorsque, s’élevant par degrés dans l’échelle de l’intelligence, on a négligé de faire une exacte revue des faits qui lui servent d’appui, et de vérifier le résultat sur les données de l’observation ; deux règles indispensables, même dans les calculs mathématiques, pour assurer l’exactitude des résultats obtenus par l’abstraction.

Pour plus d’éclaircissement et de développement, consultez Locke, Essai sur l’entendement humain, liv. 5. — Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines, la Logique et l’art de penser. — Leçons de philosophie de M. Laromiguiére, tom. 2. — Traité des signes et de l’art de penser de M. de Gérando. — Traité de la philosophie de l’esprit humain, traduit de l’anglaîs de Dugald Steward, tom. i. — Les Discours mis en tête de la Logique de Port-Royal. — Les Principes logiques de M. Destutt-Tracy. S. . . h.