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Endehors/Autour d’un crime

La bibliothèque libre.
Chamuel (p. 208-215).


Autour d’un crime


« L’assassin portait un chapeau haut de forme, de forme basse, dit Kronstadt. »

Deux jours entiers, à propos du crime du boulevard du Temple, les quotidiens nous ont servi et resservi cette russophile nouvelle rédigée gaiement et destinée peut-être à rendre le meurtrier sympathique.

On nous a montré ensuite, au-dessous du chapeau, un visage à fine moustache, un personnage gracieux, jeune et joliment vêtu ; puis on nous a appris que cet élégant devait avoir un parapluie, un parapluie grossier, délabré, dont la cotonnade, trouée en maints endroits, était maculée de graisse et de boue.

Ce dernier renseignement était dû au flair des agents, car le parasol à la Crusoe n’avait nullement été vu dans les mains du distingué visiteur de Mme la baronne Dellard — il avait été trouvé dans un cabaret du voisinage. La police, toujours subtile, avait alors pensé : ce préhistorique riflard doit appartenir à ce monsieur que nous recherchons et que l’on dit si correct. Comme déduction ce n’était pas mal.

Les journaux appelaient ça une piste.


Entre temps, d’autres pistes se dessinaient.

Des reporters corsaient leur compte rendu, leur enquête, de bizarres sous-entendus. Après avoir posé ce point d’interrogation : où le meurtrier s’est-il réfugié ? ils écrivaient, sans transition : le fils de la victime est allé chez son oncle ! On parlait d’affaires de famille, de drame intime. On insinuait que, dans ces sortes d’affaires, un étranger frappe avec l’assentiment des proches. On pouvait lire des phrases dans ce goût-ci : « Lorsque M. Dellard, rentrant à une heure très avancée de la nuit, sut que sa mère avait été poignardée et était morte, il eut peine à cacher son trouble..... » On ajoutait qu’il est des secrets qu’on essaye d’enterrer avec les personnes qui les détiennent. Bref — menaces latentes — on annonçait de possibles surprises…

L’Éclair a fait justice de ces laborieuses hypothèses, en publiant un article dont la thèse se résume en peu de mots, à savoir : quand une vieille dame est assassinée il ne faut pas fatalement supposer que ce soit par son fils.


Dans le public, constatons-le, il y a un sentiment d’indéfinissable admiration pour la maîtrise avec laquelle le crime fut exécuté.

Quelle énergie ! Quel sang-froid !

On se rappelle l’individu imperturbable et bien mis — ce recordman de la belle ouvrage ! guettant la sortie de la bonne, s’introduisant — serviette d’avocat sous le bras et couteau de boucher dans la serviette — au domicile d’une dame qu’il sait seule, égorgeant d’un coup la maîtresse de céans et procédant ensuite aux recherches, papier ou monnaie, pour lesquels il s’était dérangé. Inopinément interrompu par la servante, on revoit l’audacieux garçon, d’un brusque mouvement, faisant tomber la lampe que tient la domestique et donnant dans l’obscurité, un coup terrible, moins bien assuré, toutefois, puisque la seconde victime peut se traîner à la fenêtre, appeler au secours.

Alors, le fauve, l’homme sanglant rajuste sa redingote, reprend son chapeau Kronstadt, descend l’escalier, tandis que tous en éveil, les gens de la maison crient :

À l’assassin !

Il va d’un pas mesuré, arrive dans le vestibule et, au concierge interloqué de tant de tapage, c’est lui qui dit :

— Vous n’entendez donc pas. Il y a un assassin, ici. Il faut fermer la porte de la rue !

Il dit, et passe, tirant lui-même la porte — la tirant sur lui. Et cette porte claque et se ferme comme se clôt le premier acte d’un mélodrame.

On aime ça dans le peuple.


La foule se passionne et se complaît au fait-divers tragique par lequel elle ressent les émotions qu’elle allait chercher, plus factices, en ses théâtres favoris.

L’école du mélo !

Une véritable légion d’auteurs dramatiques ont avec ensemble concouru à idéaliser cette manière de beau crime. Ils ont surexcité des esprits avec les sombres machinations, les habiles guet-apens et toutes les Croix de ma Mère…

Si ces dramaturges sont pour beaucoup dans le plaisir d’une quantité de gens, amateurs de tueries en cinq actes, souvent ils ne sont pas pour rien dans l’acte hors-scène des tueurs.

La bande Berland, ex-terreur de Courbevoie, fréquentait le théâtre d’Asnières les soirs des plus sinistres représentations, et c’est encore au théâtre, où l’on jouait un drame sanguinolent, que les complices se retrouvaient après l’assassinat de la veuve Dessaigne.

L’acte du meurtre, au spectacle, c’est toujours, pour quelqu’un, l’acte à faire dans la vie — dans la mort.

Ici, un mot se place forcément. J’ai dit qu’ils étaient légion les auteurs dramatiques, fournisseurs attitrés des théâtres du boulevard du Crime.

Ils s’appellent Dennery, Paul Féval ou Jules Mary.

Ils s’appellent aussi, paraît-il, Dellard !

Le fils de l’égorgée — cet homme calomnié comme fils — des journaux le prônent comme écrivain et cela parce qu’il serait l’auteur de quelques-uns de ces mélodrames d’estoc et de taille et de poignard…

À la suite de quelle pièce, peut-être, un spectateur des secondes galeries a-t-il fait l’horrifiante visite à la demeure du dramaturge Dellard ?


Autour du crime nous avons surpris les tâtonnements bêtes de la police avec l’histoire du parapluie, les opérations de la presse en ses insinuations suspectes, l’entraînement du public au sens faussé par un art théâtral vulgaire — il reste quelques lignes à écrire :

Le fait de planter un couteau dans une carotide est rarement beau. Il y a eu deux victimes déjà ; mais si l’on arrête l’assassin, le couperet de la guillotine en fera une troisième, La répression réédite le crime…

On entrevoit le meurtrier, dès la seconde du meurtre, traînant sa vie d’angoisses, traqué par la meute de la sûreté, luttant faible, isolé, contre les forces coalisées d’une société pourlécheuse de guillotine. Ce qui est fait est fait. On ne récrimine pas à propos du passé irréparable, et d’instinct la voix s’élève pour l’assassin désormais menacé sans trêves :

Qu’il se sauve, le fugitif !


De burlesques dénonciateurs sont venus, ces jours derniers, confier leurs soupçons à divers commissaires. Un benoît, au restaurant, remarquant que son voisin ne mange pas de bon appétit en déduit qu’il se trouve en face du meurtrier et l’entraîne au poste. Un gabelou désireux de prouver du zèle et jaloux d’un de ses collègues le fait pincer par les agents.

C’est le son du cor par les rues.

Et, devant moi, la chasse à l’homme peut passer, les chiens suiveurs de piste peuvent aboyer à l’hallali, on peut crier :

— Arrêtez-le !

Si je donne un croc-en-jambes, ce sera toujours au sergent de ville !