Endehors/Vive l’Armée !
Vive l’Armée !
Rarement la capture d’un assassin fit autant de ramage que celle du meurtrier de la baronne.
Les journaux, à pleines colonnes, accumulent jusqu’aux minutieux détails.
Des reporters policiers réussissent à publier les lettres — toutes intimes, écrites jadis par Anastay à un quidam, Lionet, dont le rôle se borne à livrer de vieilles correspondances d’ami, en buvant l’absinthe avec des intervieweurs.
Quant à ces messieurs de la chronique, ils tournent et retournent la question, ils la tournent sur place. Leurs aperçus sont simples autant que peu rapides : « Grand criminel ! Fâcheux que ce soit un officier ! Le tact consisterait à ne pas appuyer. » Ou bien : « Il faut franchement avouer que ce misérable est un officier, il y a des mauvais serviteurs partout ! Le drapeau n’est pas en jeu. »
La grande préoccupation, la cause de tout le potin et de toutes les discussions, c’est l’inquiétante pensée de ce qu’il advient quand les gens de l’Épaulette sont déchaînés dans la vie civile.
Il ne s’agit plus des révoltés qui de parti pris haïssent la soldatesque, il s’agit des doux bourgeois et de leur tranquillité menacée.
C’est eux, ce sont les bourgeois qui dans un instant vont crier :
— L’Officier, voilà l’ennemi !
Le Figaro racontait, en geignant un peu, que dans un café du boulevard, le soir où les journaux annoncèrent que l’assassin était un sous-lieutenant, un monsieur d’allure distinguée, rejetant son journal sur la table, se permit de dire à haute voix :
— Encore un officier, ça ne m’étonne pas.
Quatre ou cinq jeunes porteurs d’uniforme se dressèrent illico sur leurs huit ou dix jambes, prêts à bondir vers le monsieur. Un commandant en civil dut s’interposer pour éviter une effusion de sang et de bière, au moment où les quatre ou cinq militaires se disposaient à « faire voler leurs bocks » à la tête du pékin. Il fallut se contenter de solliciter des excuses qui, du reste, furent refusées le plus crânement du monde.
Les lamentations du Figaro deviennent lyriques quand il se prend à songer que les subversifs manifestants, qu’il croyait terrés dans les cabarets des faubourgs, ont mis pied et s’affirment sur les aristocratiques boulevards.
Les symptômes se multiplient…
C’est la poussée.
Tant que les crimes des galonnés ont été commis dans le huis clos de la caserne, le silence était de consigne. Il n’y avait pas d’écho pour les plaintes des recrues martyrisées. À peine un peu de pitié pour les malades que le médecin major traitait de carottiers et faisait mourir. On fermait les yeux volontiers devant les turpitudes comme devant les atrocités.
Si les yeux s’ouvrent, si les regards se braquent sur l’armée c’est que, coup sur coup, des officiers prennent des bourgeois pour cible.
La bourgeoisie se rebiffe.
Du prestige des sabretaches il ne faut pas parler.
La Grande Muette n’est plus dès longtemps comparable à la femme de César qu’on ne doit pas soupçonner : c’est Suzanne de Châlons-sur-Marne.
Depuis la Fille du Régiment, depuis les amours du capitaine et des lieutenants, on ne pouvait espérer la réputation virginale. Au moins ne s’attendait-on pas si tôt à la dégringolade finale.
Il n’y a pas à se le dissimuler, la bourgeoisie elle-même, tirée de sa léthargie par les coups de couteau du sous-lieutenant Anastay, éveillée de sa torpeur par les coups de revolver du major Breton[1], la bourgeoisie — apeurée plus que convaincue — désenfourche cavalièrement le dada du militarisme.
Et la preuve c’est que les chroniqueurs disent et répètent, sur tous les tons, le contraire.
La preuve encore, c’est que ce matin on fait parvenir aux journaux la note suivante :
« L’autorité militaire a invité le parquet à ne pas laisser exposer le portrait du sous-lieutenant Anastay. »
Pourquoi ?
On topographie le sens d’un courant de l’opinion.
Les traits du meurtrier, son uniforme, ses galons, ce sont les insignifiants traits de mille et un officiers, c’est leur uniforme, c’est leur galon.
Des solidarités s’établissent.
Il serait insensé de dire : un officier a commis un crime, tous les officiers sont des assassins.
Mais c’est l’évidence même qu’à l’occasion près, tous les professionnels du sabre, entraînés par la fête, frappés par la débine, sont les dilettantes du couteau.
Anastay l’a résumé en clamant, après avoir dépeint son insupportable situation de sous-lieutenant en disponibilité, de sous-lieutenant sans-le-sou, voulant quand même tenir son rang :
— J’étais réduit à tuer !
Nos plus chères convictions se bouleversent.
Qu’on ne nous parle plus de désarmement !
Il faut que nos brav’s continuent… Le mess et le bivouac. Si leur exubérance piaffe, si la dèche les affole, il faut que ce soit la guerre : le Tonkin, l’Allemagne ou l’Italie.
Il faut qu’ils s’occupent en militaire.
Vive l’Armée !
Les officiers travaillent trop mal dans le civil.
- ↑ Dans une autre partie du journal on relatait la condamnation de ce major pour assassinat sur la personne d’un dentiste : « … Ces messieurs du Conseil de Guerre, qui font fusiller le troupier coupable d’avoir bousculé son caporal, ont pensé que, au prix où sont les râteliers, la vie d’un dentiste valait bien deux ans de prison. » À côté des articles qui s’intitulaient Cris, le journal publiait ainsi, sous la rubrique Hourras, tollés et rires maigres et sous celle de Petites clameurs, une revue des menus faits de la semaine : échos, notes d’art et polémiques. — N. de l’É.