Endehors/MM. Bourreau, Président et Compagnie
MM. Bourreau, Président & Compagnie
On vient de condamner à quinze jours de prison une personne appelée Valentin Pauchard qui, le jour de l’exécution de Borland et de Doré, s’était permis d’interpeller en termes peu corrects le grand premier rôle Deibler.
Lorsque l’incident s’est produit, M. Pauchard, qui exerce la profession de tourneur en optique, n’était nullement en l’état que son nom indiquerait crûment… M. Pauchard ne l’était pas. Il avait tenu à se rendre, avec quelques camarades, à cette veillée de la Guillotine dont nous parlions la semaine dernière et, on peut le dire à sa louange, il ne hurlait pas avec ceux qui, déçus de constater seulement deux victimes, réclamaient cet extra : la tête de la veuve Borland. Ceux-là, on les a laissés bien tranquilles. Donc Pauchard et ses amis, parmi la foule des indifférents, des sanguinaires et des salariés, constituaient un petit groupe quasiment protestataire. Aussi lorsque l’Exécuteur, escorté de ses acolytes, traversa la masse compacte du public pour se rendre à sa besogne, c’est par une exclamation de : Voilà l’assassin ! que le vibrant opticien, doué de bonne vue, l’accueillit.
Eh quoi ! l’assassin, lui, Deibler ?
Les gendarmes et les sergents de ville n’eurent pas longue hésitation : après une légère assommade sur place, ils entraînèrent le malencontreux manifestant au bureau du commissaire. Procès-verbal fut dressé avec les habituelles fioritures policières d’insultes aux agents et la condamnation au demi-mois d’emprisonnement se trouva résulter de tout cela, le plus naturellement du monde.
M. Deibler était vengé.
Ces quinze jours de clou, destinés à mettre un baume au cœur sensible du bourreau, sont suffisants à ce point de vue ; mais le délinquant s’en tire à trop bon marché si l’on veut considérer tous ceux que venait flageller sa brutale apostrophe signifiant qu’un crime allait se commettre, cynique en toutes les lâches complicités.
Sans doute le méchant accusateur avait perçu dans le jour naissant, blafard, deux enfants terribles et terribles enfants que toute une foule poussait sur la bascule pour faciliter le tranchage au bon Deibler.
Eh bien ! cela était outrageusement vrai et il n’aurait pas fallu qu’on le pût dire avec autant de relative impunité. C’est encourageant pour d’autres et, si les francs-parleurs tombent dans la licence, où irons-nous ?
Personnellement, inutile de le souligner, je n’en suis pas effrayé ; mais j’exprime ce que devraient conclure les seigneurs de la queue de la poêle.
Certains rapports se formulant, c’est un édifiant symptôme.
Et quelles analogies s’établissaient l’autre matin :
Deux garçons, et tout jeunes, petits, sur la grande place déblayée, petits garçons, des fous ! allant à pas petits, menus par les entraves, allant leur route vers le but proche et sanglant. Pas d’arrêt sur le chemin. Ou bien, seul, le temps d’embrasser le prêtre et : en marche ! Pas d’arrêt et c’est à la mort. Et les gendarmes ont sabre au clair. Et le public privilégié salue en coups de chapeau maniérés. Et les deux garçons trébuchent le rapide sentier, dévalent, arrivent au bas de la guillotine…
Alors, un regard en arrière :
Eh donc ! personne qui fasse un signe, on va se noyer ici, qui tend la main ? allons ! on va mourir, mourir le cou rouge, sans tête ! et personne, nul…
Quand, le soir, un pante dégringole, suriné par un crève-la-faim malhabile, encore il espère, encore il croit à la possible et protectrice intervention, l’assassiné à demi ! son dernier souffle est le cri d’au secours ; qui sait ?… Ici, rien, inutile l’appel et grotesque l’espoir. Tous compères, gendarmes, sergots, magistrats, foule et bourreau. C’est comme si, bien placé sur quelque tertre des fortifs, on assistait passif à l’esquintement d’un tout faible par de très forts et cruels hommes. Rien à faire. Le dernier regard, le dernier regard du martyrisé ne se cramponnera pas à un autre regard compatissant. Repoussé le regard comme repoussé l’être.
À la bascule, le petit garçon !
Du sang, du sang, il en faut, et tiens-toi bien ! toi qui vas mourir.
Ne fléchis pas.
Ne butte pas même ; les reporters te guettent. Une belle mort, voyons ! c’est de la réclame, demain, pour ton corps sans visage que déchiquèteront les savants graves… Aux courses de taureaux, l’animal qui flanche est sifflé — marche d’un pas sûr, fais-nous plaisir… Mourant, donne-nous quelque chose.
Dans tous les crimes accomplis ou rêvés, il est ainsi degrés et degrés.
En le cas de l’exécution capitale, si répugnant qu’apparaisse le M. Deibler, ce n’est pas lui qui fait mouvoir en grand chef l’anguleuse machine.
M. Carnot peut à son gré disposer de l’existence de certains êtres : le droit de grâce. Il peut prononcer : qu’il vive ! et il assume : qu’il meure !
Le président de notre république ne veut pas, comme son prédécesseur, justifier le titre de père des assassins. S’il a un nom dans l’histoire ce sera celui de protecteur du bourreau.
Ce n’est pas lui qui commet la première condamnation : robins et jurés s’en chargent généreusement. Ce n’est pas lui qui perpètre en second ressort : les commissions ont leur légendaire implacabilité. Mais, après toutes ces cérémonies, il n’y a rien de dit.
Le problème se repose entier.
À la merci d’un autre homme, un misérable se trouve. Tout le reste peut être annulé. La véritable condamnation va être lancée…
Alors, très détaché — très détacheur — l’effrayant magistrat reçoit des avocats, compulse des dossiers, prend le vent de ce que gueule la foule, et conclut avant de partir pour la campagne :
— Vous couperez encore ces deux têtes.
Car c’est ça, c’est ça avec plus ou moins de formes.
Horrible triage à faire, écœurant… Et quelles femmes et quels enfants sont donc les femmes et les enfants de ces grands bonzes privilégiés aux divins droits, quelles femmes et quels enfants qui suffisamment n’intercèdent pas pour les enchaînés, sanglotant aux pieds des guillotines ?
Quels entretiens familiaux ! la Présidente interrogeant :
— Eh bien ! Sadi, ce malheureux ?
Et Sadi répondant :
— Pour demain matin, ma toute bonne amie. Oui, vois-tu, il n’y a pas moyen de faire autrement… devoir… responsabilité… et Fontainebleau après-demain…
Vers les quatre heures vingt-huit du matin par exemple, s’il s’éveille en sursaut, le Président, rêvant que c’est lui qui fait fonctionner — directeur technique — le coupe-cou breveté, il aura, au moins une fois, une impression juste.
Quant à cette autre tuerie de Saint-Mandé, où un mécanicien semble avoir joué les Deibler, il n’est grand’chose à en dire.
C’est un fléau épouvantable, mais moins grave et moins ravageur cependant que l’influenza.
Si l’on voulait causer, ce serait en regardant la manière dont le drame a été exploité par les uns et les autres : les larmoiements de la copie et les éditions spéciales, l’assurance aux victimes des accidents et tant d’autres petits faits d’un entrain macabre parmi lesquels on ne devrait pas omettre les démarches du monsieur qui, au nom de la Compagnie de l’Est, va visiter les parents des victimes et s’attache en d’habiles ententes amiables à éviter ou à rogner les dommages-intérêts légitimement réclamables.
C’est encore la même caractéristique.
Comme le chef de l’État, comme l’automatique séculier, la grande Compagnie a des tendances à se laver les mains selon la façon de Pilate.
Et c’est toujours dans du sang.