Endehors/Au pied de la Guillotine

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Chamuel (p. 46-51).


Au pied de la Guillotine


Voici quelques nuits, la place de la Roquette est envahie par une foule composée d’éléments divers ; mais ayant le but commun d’assister à l’épilogue du drame de Courbevoie. C’est la foule des chercheurs de sensations, des curieux, des malandrins, des vagabonds et même des doux philosophes. Foule élégante, dépenaillée, foule aux plus fantasques bigarrures. C’est le public des premières et des dernières.

Vers les deux heures du matin, régulièrement, on opère des charges sur la place, on opère aussi des arrestations. Les bons sergots n’ont-ils pas appréhendé M. Bauquesne, le directeur de la prison !

Définitivement on croyait que la sanglante représentation aurait lieu au plus tard hier samedi et cependant rien encore… Pour les héros du drame, le supplice de l’échafaud se corse des tortures de l’attente.

On leur fait la bonne mesure.


Cette attente ainsi prolongée paraît le raffinement de cruauté que dose je sais quel sire triste.

Quand on songe à l’ennui qu’on éprouve en posant vainement pour un rendez-vous, quand on pense à l’agacement qui vous prend de chercher le mot qui flirte et fuit, quand on entend narrer les cauchemars des nuits aux lendemains menacés par les plus petites disgrâces, les réveils en sursaut, les cris dans le sommeil, les sueurs et les angoisses causées souvent par des pusillanimités tant secondaires, quand on songe à tous les effrois devant les futiles fantômes d’idées, on peut bien imaginer les affres intenses de ces trois êtres que Deibler guette…

Les lenteurs des bureaux, des commissions et surtout de M. Veto ne s’expliquent pas, ne peuvent pas s’expliquer. Si, non préméditées, — ce sont allées et venues inutiles, maladroites, fausses manœuvres d’équarisseurs insouciants.


Je n’ai présentement l’intention de dire tout ce que me met en l’esprit la triple exécution imminente, je suis retenu par cette pensée : le crime légal pourrait cependant ne pas avoir lieu. Cette fois-ci, M. Deibler, M. Carnot, peut-être refuseront de trancher ou de signer. Tout est possible et tout, normalement, devrait sembler moins improbable que cette vengeance vile : la peine de mort préparée comme un guet-apens.

Avant de conclure j’attends, moi aussi. Et m’en vais seulement fixer les idées s’échangeant autour de l’échafaud qui reluit et ouvre ses bras.

Bientôt la machine aura sans doute déclanché son couperet : la vie d’une vieillarde et de deux gamins se répandra rougement — ce sera l’heure de montrer les visages vertueux qu’éclabousse la libation des suppliciés.

À côté de la Société — vite nommée — il y a de nettes et personnelles responsabilités.

Nous les ferons toucher du doigt.


Cette époque raffinée culbutera ignominieusement.

On dira que nous enfermions certains malades dangereux dans de sombres cellules où, durant de longues nuits, leur parvenait du dehors le bruit de la foule accourue pour leur final supplice. On dira qu’on prolongeait cette agonie pendant des semaines et des semaines. Et les hommes de ces temps futurs verront ce que personne ne veut voir aujourd’hui. Ils se représenteront des êtres voués à la mort prompte et vivant leurs derniers jours comme de longs siècles : pis que l’épée de Damoclès, l’inévitable couperet du bourreau ! Est-ce tout de suite ou pour demain ? Et les cheveux hérissés et les yeux agrandis et les peurs folles dans les tragiques obscurités, les concentrés désirs de fuite, un trou de souris où se fourrer. Et les murs cercueils résonnant sourds des coups de tête qui désespérément s’y frappent…

Notre hypocrisie semblera seule au niveau de la barbarie de nos mœurs.


Et quelle hypocrisie !

Les journalistes eux-mêmes avec leurs feuilles se voilent la face. Ils ont des apostrophes indignées pour cette foule qui vient assister à la dernière seconde des condamnés. Ils parlent de rastaquouères qui ont l’audace de se faufiler à côté de la presse, pour contempler l’odieux spectacle — ils disent aussi spectacle malsain ! — et ils ne réfléchissent pas, les pauvres ! que c’est leur attitude approbative et complice qui le laisse se dérouler, ce spectacle. Ils ne réfléchissent pas que c’est à pleines colonnes de leurs journaux qu’ils font la publicité pour ces drames.

Et, vrai, elle a raison d’y assister, la foule. Elle verra. Et dans un suprême écœurement, un jour elle s’opposera aux représailles assassines.

De par la loi, les exécutions doivent être publiques : des demi-mesures en pareil cas c’est encore de la lâcheté. Les reporters, en leurs papiers, ne donnent jamais l’impression qui doit se dégager plus haute : que la multitude se rende au sacrifice et l’instant viendra où elle protestera tout haut.

Les nuits d’été sont lourdes. Dans les petites chambres on dort mal : qu’elle aille place de la Roquette, la foule — c’est la Veillée de la Guillotine.