Endehors/Notre complot
Notre complot
La Bourse, le Palais de Justice et la Chambre des députés[1] sont des édifices dont il a été beaucoup question ces jours-ci : ces trois maisons publiques ont été spécialement menacées par trois jeunes hommes qui fort heureusement ont été arrêtés à temps.
Il est impossible de rien cacher à messieurs les journalistes, ils ont dévoilé la triple conspiration et leurs confrères de la préfecture ont immédiatement appréhendé les conspirateurs.
Une fois de plus les gens de presse et de police ont bien mérité de cette partie de la population qui n’apprécie pas encore le charme pittoresque des palais en ruine et l’étrange beauté des effondrements.
Le public ne marchandera pas les actions de grâces. On reconnaîtra même en espèces sonnantes les services rendus. Il faut encourager les vertus civiques. Les fonds secrets vont danser et le cotillon sera conduit par les sauveurs de la société.
Tant mieux ! car il est édifiant de constater que s’il est parmi nos adversaires un petit nombre d’exploiteurs malins, la grosse masse est composée d’imbéciles qui reculent à l’horizon les bornes de la naïveté.
Comment leur a-t-on fait croire, à ces disgraciés, qu’à l’heure présente les anarchistes pensaient à faire sauter le parlement.
À l’heure où les députés sont en vacances !
Il faut être au-dessous de tout pour supposer que les révolutionnaires choisiraient un pareil moment.
Ne serait-ce que par courtoisie, on attendrait la rentrée.
Cependant les boutiquiers de Paris, en faisant leur étalage, l’autre matin, se sont dit avec leur robuste bon sens :
— Il n’y a pas la moindre erreur, on veut saper les assises de nos monuments séculaires, nous sommes en face d’un nouveau complot.
Allons, allons, braves boutiquiers ! vous errez aux plaines de l’absurde. Songez un peu que la conspiration dont vous parlez n’est pas nouvelle ; s’il s’agit de jeter bas les édifices vermoulus de la société que nous haïssons, il y a longtemps que cela se prépare.
C’est notre complot de toujours.
Et le temple de la Bourse où les catholiques fidèles aussi bien que les juifs fervents se donnent rendez-vous pour les rites et les trucs de leur petit commerce, le temple de la Bourse doit en effet disparaître — et bientôt.
Les manieurs d’argent seront à leur tour maniés par la lourde caresse des pierres qui s’écroulent.
Alors on ne jouera plus ce jeu de bourse, on ne fera plus ces coups habiles qui rapportent des millions à des sociétés anonymes dont la raison d’être consiste à spéculer sur le blé et à organiser des famines.
Les coulissiers et remisiers, tous les banquiers — les prêtres de l’Or, dormiront leur dernier sommeil sous les décombres de leur temple.
Dans cette attitude de repos, les financiers nous plairont.
Quant aux magistrats, on le sait bien, ils ne sont jamais si beaux que lorsqu’ils marchent à la mort.
C’est un vrai plaisir de les voir.
L’histoire fourmille de traits piquants en l’honneur des procureurs et des juges que le peuple, par moments, a fait sombrer dans les tourmentes. Ces hommes-là, il faut l’avouer, ont l’agonie décorative.
Et quel superbe spectacle ce serait : un branle-bas au Palais de Justice ! Quesnay gêné par une colonne qui lui aurait cassé les vertèbres, s’efforçant d’avoir la mine d’un Beaurepaire frappé aux Croisades ; Cabat, dans un dernier souffle citant encore du Balzac ; et Anquetil, près du fin Croupi, s’écriant :
— Rien n’est perdu… nous couchons sous nos positions !
La scène aurait une telle grandeur que les bonnes âmes que nous sommes plaindraient sincèrement les vaincus. Nous ne voudrions plus nous souvenir de l’ignominie des robes rouges — teintes du sang des misérables. Nous oublierions que la magistrature fut lâche et cruelle.
Ce serait l’ineffable pardon.
Et si Atthalin lui-même, ce spécialiste pour procès de tendances, si Atthalin — le crâne légèrement fêlé, demandait à être conduit dans une maison de santé, on accéderait galamment au désir de ce malade.
On le doucherait sans rancune.
En vérité, il n’est pas indispensable de se sentir anarchiste, pour être séduit par l’ensemble des prochaines démolitions.
Tous ceux que la société flagelle dans l’intimité de leur être veulent d’instinct les revanches aiguës.
Mille institutions du vieux monde sont marquées d’un signe fatal.
Les affiliés du complot n’ont pas besoin d’espérer les lointains avenirs meilleurs, ils savent un sûr moyen de cueillir la joie tout de suite :
Détruire passionnément !
- ↑ Ces lignes étaient écrites bien avant l’affaire Vaillant. Lors de cette affaire, d’ailleurs, l’Endehors ne paraissait plus. Le dernier numéro de cet hebdomadaire est daté de janvier 93. — N. de l’É.