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Pour les petits
Dans la tourmente de ces dernières semaines, aux échos des explosions, à la clarté des révoltes, sous la menace suspendue, implacable, il est un Paris qui s’est évanoui : le Tout-Paris — gens de mode et rastas de lettres.
Ensuite, ç’a été le réveil comme au cauchemar où l’on s’effondre dans la cave, le réveil dans la terreur avec des sursauts affolés. Nous avons entendu les appels au lynchage, nous avons vu les têtes mises à prix, nous avons vu le policier dilettante toucher le prix du sang.
Un individu a livré un homme, et cette parade nous a été donnée : le dénonciateur applaudi par la grand’ville chevaleresque.
L’argent cadrait avec cet honneur-là.
Dans le tablier du garçon marchand de vins — dans son tablier tendu pour l’aumône, les louis ont tintinnabulé, dans la sébile de Lhérot l’obole de la peur est tombée.
Laide vision !… Et, tandis que de nouvelles collectes, d’invraisemblables pourboires, échafaudaient la fortune du délateur, nous avons songé au vaincu, à ce tragique Ravachol auquel on enlevait les trois sous qui lui restaient pour ses caprices de prisonnier voué à la mort. Nous avons pensé aux autres détenus, aux victimes de ces dernières rafles. Nous avons pensé à tous les hommes que la révolte et la lutte ont jeté dans la geôle. Nous avons songé à leurs femmes sans pain, nous avons songé à leurs mioches…
Nous n’allons point, d’une plume baignée de larmes, délayer des apitoiements ; les boniments de la pitié courante nous viennent mal et nous ne tentons point de faire vibrer la sensiblerie bourgeoise. Les bonnes volontés, nous ne les gagnerons pas à de sordides compromissions.
Quand on parle pour les petits, pour les moins forts, il est un devoir de fierté.
C’est donc à nos seuls amis, connus et inconnus, c’est à tous ceux qui ne lancent point le Væ victis ! que, sans phrases, nous nous adressons :
Les Chaumartin ont deux fillettes dont l’aînée vient d’avoir six ans ; Hamelin, arrêté à Saint-Quentin, a deux bébés. Les hommes manquant à la maison, c’est la misère toujours plus noire pour demain. Les enfants de Decamp, les deux aînés : quatre et cinq ans, ont été recueillis par de braves gens pour qui la tâche est lourde ; un troisième, que sa mère a voulu garder, est au lit depuis dix jours… faute de vêtements.
Ne ferons-nous rien pour ces petits ?
Si, et ce sera juste et bon et formel.
En mépris des quêtes pour un Lhérot, et quelles que soient les opinions, en estime pour les lutteurs désintéressés, en amour pour les innocents qui font leurs premiers pas, donnons pour les enfants des détenus…
Et que cette souscription qui proteste, réagit et fera le bien, soit large[1].
Que ce soit un fait !
Camarades et compagnons, s’il est nécessaire, privez-vous un peu — une fois de plus. L’œuvre sera féconde. On a trop habilement usé du sympathique nouveau-né de la rue de Clichy, celui de la maison branlante, on a trop affecté de croire que les révoltés sont inutilement féroces. Il faut que sombre ce mensonge.
Montrez que, si votre volonté est de combat, si votre plume et votre bras sont prêts pour les batailles, vous avez au cœur de l’amour. Montrez que la main fermée qui frappe les puissants s’ouvre et se tend aux déshérités, aux humbles et aux petits des hommes…
- ↑ À cet appel, répondirent non seulement des compagnons, mais aussi nombre de souscripteurs imprévus. En quelques jours plusieurs centaines de francs étaient mis à la disposition des détenus dans les greffes des prisons ou répartis à leur famille. C’est à la suite de cette distribution d’argent qu’on arrêta Zo d’Axa pour association de malfaiteurs. On prétendit que le fait de distribuer de l’argent à des personnes compromises dénonçait une complicité. Enfermé à Mazas, d’Axa n’y resta que trois semaines ; mais les articles qu’il écrivit à sa sortie le firent poursuivre de nouveau. Ce fut alors la cour d’assises, des jours d’exil et des mois de prison. — N. de l’É.