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Endehors/Pour un forçat

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Chamuel (p. 195-202).
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Pour un forçat


D’abord ceci, et très haut :

C’est pour le forçat Reynier jeté, il y a sept ans, aux chiourmes de Nouméa, le forçat Reynier dont l’innocence est reconnue au moins depuis trois ans. C’est contre les complices qui retiennent cet homme dans les bagnes de la Nouvelle-Calédonie.

Des haines politiques, en un village du Var, ont fait dénoncer, comme auteur d’un assassinat, un inoffensif paysan mal vu du maire et du curé. Un des faux-témoins, repenti, avant de mourir, l’a confessé — l’a écrit.

Par deux fois nous avions parlé du condamné non-coupable, et personne n’avait bougé. Nous ferons de manière qu’il n’en soit pas de même aujourd’hui.

Si la besogne que nous poursuivons avait été entreprise par un quotidien à fort tirage, l’écho aurait déjà répondu.

Mais avec un petit journal comme le nôtre, on a cru le silence plus habile. On a pensé que ce serait le simple enterrement de l’affaire — l’enfouissement définitif d’une victime gênante dans les galères perpétuelles.

Ce ne sera pas.


Et malgré les magistrats…

Le point d’honneur de ces derniers est de ne convenir jamais de leur faillibilité. Dès qu’ils ont remué leur balance, qu’ils ont promulgué la peine, l’innocent est le plus coupable — coupable de ne l’être pas.

Ils agissent souterrainement pour conserver leur cadavre.

On l’arrachera de leurs ongles.


Et malgré les veuleries…

Nombre de députés, des journalistes connaissent les faits que nous avançons. Ils les connaissent depuis longtemps : ils en ont causé entre eux.

Des feuilles ont eu des velléités de campagnes promptes évanouies.

Des membres du parlement sont allés, l’hiver, dans le midi, faire d’hygiéniques enquêtes, et sont revenus répétant, très échauffés :

— L’innocence de Reynier est indéniable. Quels juges ont pu le condamner ! Ce n’est pas lui qui devrait être à l’île Nou !

Il y est cependant, et il y reste. L’apathie est telle, en cette société, que ceux même de sincérité relative et de moyen courage se sentent vite las. Je ne dis plus rien des chauffeurs qui, sciemment, taisent la vérité ; mais je songe aux bonnes personnes qui semblent s’intéresser à ce drame et, depuis des années, cependant, se prononcent seulement dans le vague ; je songe à ceux qui n’auraient peut-être à présent qu’un mot à dire, un article à écrire pour lancer la question toute vive… et qui ne le font pas.

Les voilà aussi, les complices !

On pourrait les nommer.

Il s’en trouve au banc des ministres. Et qui sont si bien disposés ! et si cordiaux ! Abordez-les, parlez-leur de la triste victime, ils arroseront leur mouchoir :

— C’est affreux ! Hélas ! À qui le dites-vous ! Mais il faut garder son sang-froid. Attendre l’heure. C’est épouvantable… Venez-vous prendre un bock ?

On n’en tire jamais autre chose : de la bière !


Eh bien ! non, il n’y a plus d’heure à attendre.

Quand on sait certaines choses, il faut les crier de suite.

Il n’y a pas d’heure à attendre :

Chaque minute qui passe est volée à la vie d’un homme.

Pour nous, si plus tôt nous avions été informés, plus tôt nous serions partis en guerre. Nous n’avons pas l’illusion d’impressionner le gros public, nous n’espérons pas amener du coup la revision d’un scandaleux procès ; mais ce que nous saurons faire le voici :

Nous allons forcer à se mouvoir des personnages qui en peuvent dire long et qui, paresseusement, restent cois. Nous allons réveiller d’un coup de fouet, le vieux zèle endormi de députés qui, eux, sont bien placés pour saisir l’opinion.

Ce sera la mise en demeure.


Il n’est pas séduisant d’avoir recours à un Parlement que nous estimons peu, et d’en appeler à une Justice que nous soupçonnons fort.

Au moment où le parquet se couvre de ridicule en poursuivant pour obscénité les journaux de bataille qui ont surtout le tort de parler légèrement de la magistrature — est-ce là où girait la pornographie ? — au moment où le palais-bourbon achève de se disqualifier en des pugilats au cours desquels des ministres truqueurs font de la réclame à leur poigne gouvernementale sur les grotesques caboches de députés chimériques, — ce n’est pas sans un surcroit d’appréhension qu’on remet une cause à des « honorables » et à des juges.

Cependant y a-t-il d’autres moyens ?

Non.

Alors, marchons !


Une pétition est toute prête, faite et signée par le père Reynier. On attend qu’un « représentant du peuple » daigne la déposer sur le bureau de la Chambre.

Un premier pas.

Mais il faut le faire, et demain. Il faut encore soutenir cet appel par une interpellation au ministre de la justice. Il faut qu’il y ait du mouvement et du bruit autour de ce martyre que le silence a prolongé sept ans[1].

Nous ne nous perdons pas en de vaines récriminations, ni dans de romantiques aperçus sur les tortures qu’endure là-bas le patient de ce complot judiciaire.

Nous ne chanterons pas de romances canaques.

Nous ne voulons voir qu’un seul côté :

Le moyen le plus pratique d’enlever un galérien à la chiourme.


C’est bien devant la Chambre que le débat doit être porté.

Si l’on ne trouve pas un député de bonne volonté, nous en pourrons indiquer d’office qui — nous appuyons, exprès — depuis des mois et des mois, sont fixés sur l’innocence de Reynier.

Ceux-là ne resteront plus impassibles et muets.

Ils comprendront qu’on leur imputerait comme un odieux crime de ne pas avoir dit ce qu’ils savaient.

Ils parleront.

Dussions-nous, pour les y contraindre, les désigner — avec l’index vers leur face.


  1. Le bruit ne manqua pas. Tous les journaux revinrent à la charge. Les pouvoirs publics s’émurent. Une enquête fut ordonnée. La grâce de Reynier paraissait chose faite. Dans une lettre ouverte au Directeur des Affaires Criminelles, la Petite République concluait : « Ne laissez pas Reynier au bagne après avoir lassé la pitié publique. Tenez, je vous envie. Dans cette lamentable affaire, c’est à un courageux journal, l’Endehors, que revient le premier mérite. Clovis Hugues, Antide Boyer, lui ont prêté l’appui l’un de son nom populaire, l’autre de sa situation politique. Et c’est vous, vous seul, qui en aurez la gloire. » La campagne pourtant ne devait aboutir que plus tard — et incomplètement. Aujourd’hui, bien que gracié, Reynier n’a pu encore obtenir l’autorisation de rentrer en France.