Enfance (trad. Barine)

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Enfance
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 1-103).

ENFANCE



I

NOTRE PRÉCEPTEUR KARL IVANOVITCH


Le 12 août 18.., juste le surlendemain du jour où j’avais eu dix ans et où j’avais reçu de si beaux cadeaux, Karl Ivanovitch me réveilla à sept heures du matin, en tuant une mouche au-dessus de ma tête avec un chasse-mouches en papier à pain de sucre, attaché au bout d’un bâton. Il s’y était pris si maladroitement, qu’il avait accroché l’image de mon ange gardien, suspendue au chevet de mon lit de chêne, et que la mouche morte m’était tombée sur la tête. Je sortis le nez de dessous ma couverture, j’arrêtai de la main l’image, qui continuait à se balancer, je jetai la mouche morte sur le plancher et je me mis à regarder Karl Ivanovitch avec des yeux endormis, mais irrités. Karl Ivanovitch, enveloppé de sa robe de chambre en cotonnade à ramages, attachée avec une ceinture de même étoffe, coiffé de sa calotte de tricot rouge à gland et chaussé de bottes molles en peau de bouc, continuait tranquillement à longer la muraille en visant et en tapant.

« C’est vrai, pensais-je, que je suis petit ; mais pourquoi me dérange-t-il ? Pourquoi ne va-t-il pas tuer les mouches au-dessus du lit de Volodia ? Il n’en manque pourtant pas ! Mais non, Volodia est plus âgé que moi ; je suis le plus petit de tous ; c’est pour ça qu’il me tourmente. Il passe sa vie, murmurai-je à demi-voix, à chercher ce qu’il pourrait me faire de désagréable. Il voit très bien qu’il m’a réveillé et qu’il m’a fait peur ; mais il fait semblant de ne pas s’en apercevoir… Le vilain homme ! Et sa robe de chambre, et sa calotte, et son gland, est-ce assez laid ! »

Tandis que j’exhalais ainsi en moi-même mon dépit contre Karl Ivanovitch, celui-ci s’approcha de son lit, regarda sa montre, qui était pendue au-dessus du lit dans une petite pantoufle brodée de perles, accrocha le chasse-mouches à un clou et se tourna vers nous d’un air d’excellente humeur.

« Allons, enfants, allons ! Il est temps de se lever. Votre maman est déjà dans le salon, » cria-t-il de sa bonne voix allemande.

Il vint s’asseoir au pied de mon lit et tira sa tabatière de sa poche. Je faisais semblant de dormir. Karl Ivanovitch commença par prendre une prise, puis il s’essuya le nez et secoua ses doigts, et alors seulement il s’occupa de moi. Il se mit à me chatouiller la plante des pieds avec de petits rires :

« Allons, allons, paresseux ! »

J’avais une peur extrême d’être chatouillé. Je ne sortis pourtant pas de mon lit et ne répondis pas. Je cachai ma tête sous mon oreiller, j’envoyai des coups de pied de toutes mes forces et je me tins à quatre pour ne pas rire.

« Comme il est bon et comme il nous aime ! Comment ai-je pu en penser tant de mal ? »

J’en voulais et à moi-même et à Karl Ivanovitch ; j’avais à la fois envie de rire et de pleurer : mes nerfs étaient agacés.

« Laissez-moi donc, Karl Ivanovitch ! » criai-je les yeux pleins de larmes, en sortant ma tête de dessous l’oreiller.

Karl Ivanovitch, surpris, laissa mes pieds tranquilles et me demanda avec inquiétude ce que j’avais, si j’avais fait un mauvais rêve. Sa bonne figure allemande et la sollicitude avec laquelle il cherchait à deviner le sujet de mes larmes firent couler celles-ci encore plus abondamment. J’avais des remords, et je ne comprenais pas comment, une minute auparavant, j’avais pu ne pas aimer Karl Ivanovitch et trouver horribles sa robe de chambre, sa calotte et son gland. À présent, au contraire, tout cela me paraissait ravissant, et le gland me semblait même une preuve évidente de la bonté de Karl Ivanovitch. Je lui dis que je pleurais parce que j’avais fait un mauvais rêve : j’avais rêvé que maman était morte et qu’on allait l’enterrer. J’inventais, car je ne me rappelais pas du tout ce que j’avais rêvé cette nuit-là ; mais, quand Karl Ivanovitch, ému de mon récit, se mit à me consoler et à me rassurer, il me sembla que j’avais vraiment vu cet affreux songe, et ce me fut un nouveau sujet de larmes.

Lorsque Karl Ivanovitch m’eut quitté et que je fus levé, occupé à mettre mes bas à mes petites jambes, mes larmes s’apaisèrent un peu, mais les sombres pensées éveillées par le rêve que j’avais inventé ne me quittaient pas. Kolia entra. C’était un petit homme propret, toujours sérieux, ponctuel, respectueux, grand ami de Karl Ivanovitch. Il apportait nos habits et nos chaussures : des bottes pour Volodia et, pour moi, des souliers tout neufs avec des rubans. Je n’aurais pas osé pleurer devant lui. De plus, le soleil du matin entrait joyeusement par la fenêtre et Volodia, devant sa cuvette, singeait Maria Ivanovna, la gouvernante de notre sœur, en riant de si bon cœur, que Kolia lui-même, la serviette sur l’épaule, le savon dans une main et le pot à l’eau dans l’autre, souriait en disant :

« Voyons, Vladimir Petrovitch, veuillez vous laver. »

Toute ma tristesse s’en alla.

« Êtes-vous bientôt prêts ? » cria Karl Ivanovitch du fond de la classe.

Sa voix était sévère et n’avait plus l’expression de bonté qui m’avait ému jusqu’aux larmes. En classe, Karl Ivanovitch devenait un autre homme : il n’était plus que précepteur. Je m’habillai vivement, je me lavai et j’accourus, tenant encore la brosse avec laquelle je lissais mes cheveux humides.

Karl Ivanovitch, ses lunettes sur le nez et un livre à la main, était assis à sa place accoutumée, entre la porte et la fenêtre. À gauche de la porte étaient deux petites tables : celle des enfants (la nôtre), et la sienne, celle de Karl Ivanovitch. Sur la nôtre se trouvaient toutes sortes de livres, de classe et pas de classe, les uns debout, les autres couchés. Les seuls qui fussent correctement appuyés à la muraille étaient deux gros volumes de l’Histoire des Voyages, reliés en rouge. Venaient ensuite des livres grands et petits, gros et minces, des couvertures sans livres et des livres sans couvertures, le tout fourré n’importe comment lorsqu’on nous ordonnait, avant la récréation, de ranger la « bibliothèque » : c’est ainsi que Karl Ivanovitch appelait pompeusement la petite table. Quant à ses livres à lui, si la collection était moins nombreuse que la nôtre, elle était encore plus variée. Je m’en rappelle trois : une brochure allemande, non reliée, sur l’engrais qui convient aux choux ; un volume relié en parchemin (il y avait un coin brûlé), sur la guerre de Sept Ans, et un cours complet d’hydrostatique. Karl Ivanovitch passait une grande partie de son temps à lire, au point de s’abîmer les yeux ; mais, en dehors des livres de la petite table et de l’Abeille du Nord, il ne lisait rien.

L’un des objets posés sur la table de Karl Ivanovitch m’est resté tout particulièrement dans la mémoire. C’était un rond de carton mobile, monté sur un pied de bois. Sur le rond était collée une caricature représentant une dame et un perruquier. Karl Ivanovitch était très habile à coller, et c’était lui qui avait inventé et fabriqué ce rond, dans le but de garantir ses mauvais yeux de la lumière.

Je vois encore devant moi sa longue personne, avec sa robe de chambre de cotonnade et sa calotte d’où s’échappent de rares cheveux blancs. Il est assis à côté d’une petite table sur laquelle est posé le rond de carton avec le perruquier ; le rond jette une ombre sur sa figure ; l’une de ses mains tient un livre, l’autre repose sur le bras du fauteuil ; à côté de lui, sa montre, sur le cadran de laquelle est dessiné un chasseur, son mouchoir à carreaux, sa tabatière noire et ronde, l’étui vert de ses lunettes, et les mouchettes sur leur plateau. Tout cela est si bien rangé, si bien ordonné, qu’il suffit de le voir pour deviner que Karl Ivanovitch a la conscience pure et l’âme en paix.

Parfois, las de courir en bas, dans la salle, nous remontions sur la pointe du pied et nous allions tout doucement regarder dans la classe : Karl Ivanovitch était seul, assis dans son fauteuil et lisant un de ses livres favoris avec une expression paisible et solennelle. Je le surprenais quelquefois ne lisant pas : ses lunettes avaient glissé vers le bout de son grand nez recourbé ; ses yeux bleus, à demi fermés, regardaient avec une expression particulière et ses lèvres souriaient tristement. Dans la chambre silencieuse, on n’entendait que le bruit égal de sa respiration et le tic-tac de la montre au chasseur.

Il lui arrivait de ne pas s’apercevoir que j’étais là, et moi je restais à la porte et je pensais : Pauvre, pauvre vieux ! Nous, nous sommes nombreux, nous jouons, nous nous amusons, et lui, il est tout seul et personne ne le câline. À la vérité, il dit qu’il est orphelin. Et son histoire, comme elle est terrible ! Je me rappelle qu’un jour il l’a racontée à Kolia. C’est affreux d’être dans sa situation ! Il me faisait si grand’pitié que j’allais à lui et que je lui prenais la main en disant : « Mon cher Karl Ivanovitch ! » Il aimait cela ; il ne manquait jamais de me caresser et l’on voyait qu’il était ému.

Sur la seconde paroi de la classe étaient accrochées des cartes de géographie, presque toutes déchirées, mais adroitement recollées par Karl Ivanovitch. Sur la troisième paroi, celle où se trouvait la porte, étaient pendues d’un côté deux règles : l’une toute pleine d’entailles, c’était la nôtre ; l’autre toute neuve, la sienne, qui servait moins à tracer des lignes qu’à nous stimuler. De l’autre côté de la porte, il y avait un tableau noir sur lequel nos grosses fautes étaient marquées par des ronds, les petites par des croix. À gauche du tableau, le coin où l’on nous mettait en pénitence, à genoux.

Comme je m’en souviens, de ce coin ! Je me rappelle la porte du poêle, et la petite porte qui était dans la porte, et le bruit qu’elle faisait quand on y touchait. Parfois j’étais dans le coin depuis si longtemps, que le dos et les genoux me faisaient mal. Je me disais : « Karl Ivanovitch m’a oublié. Il est tranquillement assis dans un bon fauteuil, il lit son hydrostatique…. Et moi ? » Alors, pour le faire penser à moi, j’ouvrais et refermais tout doucement la petite porte du poêle, ou bien je faisais tomber des plâtras de la muraille. Si par hasard le morceau était trop gros et faisait beaucoup de bruit en tombant, ma peur était pire que toute la pénitence. Je regardais bien vite du côté de Karl Ivanovitch : il ne bougeait pas ; il tenait son livre et avait l’air de ne s’être aperçu de rien.

Au milieu de la chambre était une table recouverte d’une toile cirée noire, dont les trous laissaient apercevoir des bords pleins de coups de canif. Autour de la table, quelques escabeaux de bois non peints, polis par un long usage. La quatrième paroi était occupée par trois fenêtres. Voici la vue qu’on avait de ces fenêtres. Droit au-dessous, une route dont je connaissais chaque ornière et dont j’aimais chaque caillou. De l’autre côté du chemin, l’allée de tilleuls taillés et sa palissade ; puis la prairie, bordée d’un côté par l’enclos aux meules, de l’autre par le bois ; dans le lointain, la petite maison du garde. Par la fenêtre de droite, on apercevait un bout de la terrasse où les grandes personnes venaient s’asseoir en attendant le dîner. Il m’arrivait de regarder de côté, pendant que Karl Ivanovitch me corrigeait ma dictée, et d’apercevoir les cheveux noirs de maman, puis un dos, et d’entendre un bruit confus de voix et de rires. J’étais bien fâché de ne pas être là-bas et je pensais : « Quand je serai grand, je ne ferai plus de leçons ; au lieu d’apprendre des dialogues allemands, je passerai tout mon temps à être assis avec ceux que j’aime. » Mon dépit se changeait en tristesse et je devenais si absorbé (Dieu sait pourquoi et à quoi je pensais), que je n’entendais pas Karl Ivanovitch se fâcher de mes fautes d’orthographe.

Karl Ivanovitch ôta sa robe de chambre, mit un habit bleu, plissé sur les épaules, arrangea sa cravate devant le miroir et nous conduisit en bas dire bonjour à maman.


II

MAMAN


Maman était assise dans le salon et faisait le thé. D’une main elle tenait la théière, de l’autre le robinet du samovar. La théière débordait et l’eau coulait dans le plateau ; mais, bien que maman regardât fixement la théière, elle ne s’en apercevait pas, et elle ne nous vit pas non plus entrer.

Lorsqu’on essaye de se représenter les traits d’un être aimé, tant de souvenirs surgissent à la fois qu’ils troublent la vue comme le feraient des larmes. Ce sont les larmes de l’âme. Quand je cherche à me rappeler maman telle qu’elle était dans ce temps-là, je ne vois que ses yeux bruns, exprimant invariablement la bonté et l’affection, le petit signe de sa joue, un peu au-dessous de l’endroit où frisottaient des cheveux follets, son col blanc brodé, sa main délicate et maigre, qui me caressait si souvent et que je baisais si souvent : l’ensemble m’échappe.

À gauche du divan était un vieux piano à queue anglais. Devant le piano, une fillette brune, ma sœur Lioubotchka, s’évertuait sur une étude de Clémenti avec ses petits doigts rouges, tout frais lavés à l’eau froide. Elle avait onze ans ; elle portait une robe courte en guingan et des pantalons brodés, et ne faisait pas encore l’octave. Près d’elle, un peu en côté, était assise sa gouvernante, Maria Ivanovna, avec son bonnet à rubans roses, sa casaque bleu de ciel et son visage rouge et irrité, qui prit une expression encore plus aigre dès qu’apparut Karl Ivanovitch. Elle lui jeta des regards menaçants, et, sans répondre à son salut, haussant la voix et accentuant le ton du commandement, elle continua à compter en battant la mesure du pied : une, deux, trois ; une, deux, trois.

Karl Ivanovitch, selon son habitude, ne fit aucune attention à elle et alla tout droit baiser la main de maman, à l’allemande. Maman sortit de sa rêverie, secoua la tête comme pour chasser des idées tristes, donna sa main à Karl Ivanovitch et le baisa sur son vieux front ridé pendant qu’il lui baisait la main.

« Merci, mon cher Karl Ivanovitch, dit-elle en allemand. Les enfants ont bien dormi ? »

Karl Ivanovitch était sourd d’une oreille, et, en ce moment, il n’entendait rien du tout à cause du piano. Il se courba encore plus bas vers le divan, un pied en l’air et une main appuyée sur la table, souleva sa calotte et dit avec un sourire qui, dans ce temps-là, me paraissait la quintessence des belles manières :

« Vous permettez, Nathalie Nicolaïevna ? »

Karl Ivanovitch ne se séparait jamais de sa calotte rouge, de peur de prendre froid à sa tête chauve, mais il ne manquait jamais, en entrant dans le salon, de demander la permission de la garder.

« Gardez, gardez… Je vous demande, dit maman en se tournant vers lui et en élevant la voix, si les enfants ont bien dormi. »

Il n’entendit pas davantage et sourit encore plus gracieusement en remettant sa calotte.

« Arrêtez-vous un instant, Mimi, dit maman à Maria Ivanovna avec un sourire ; on ne s’entend pas. »

Quand maman souriait — elle était bien jolie, maman — elle devenait encore bien plus jolie, et on aurait dit que la joie se répandait tout autour d’elle. Si je pouvais seulement entrevoir ce sourire dans les moments difficiles de la vie, je ne saurais pas ce que c’est que le chagrin. Il me semble que ce qu’on appelle la beauté réside uniquement dans le sourire. Si le sourire embellit, c’est que le visage est beau ; s’il ne le change pas, c’est que le visage est ordinaire, et, s’il le gâte, c’est que le visage est laid.

Après m’avoir dit bonjour, maman prit ma tête à deux mains, la pencha en arrière et me regarda attentivement :

« Tu as pleuré ? »

Je ne répondis pas. Elle m’embrassa sur les yeux et dit en allemand :

« Pourquoi as-tu pleuré ? »

Quand elle causait familièrement avec nous, elle se servait toujours de l’allemand, qu’elle savait très bien.

Le rêve que j’avais inventé me revint à l’esprit avec tous ses détails et je frissonnai involontairement.

« J’ai pleuré en rêvant, maman. »

Karl Ivanovitch confirma mon dire, mais garda le silence sur mon rêve. Après une petite conversation sur le temps, à laquelle Mimi prit part, maman posa sur le plateau six morceaux de sucre destinés aux domestiques importants, se leva et se dirigea vers son métier à broder, placé près de la fenêtre.

« Allez trouver papa, enfants, et dites-lui de ne pas oublier de venir me parler avant d’aller à l’enclos. »

Le piano, les une, deux, trois et les regards menaçants recommencèrent. Nous traversâmes une pièce qui avait gardé du temps de mon grand-père le nom de salle des Officiers et nous entrâmes dans le cabinet de papa.


III

PAPA


Il était debout auprès de son bureau, désignant du geste des papiers et de petits tas d’argent et expliquant quelque chose, d’un air échauffé, à notre intendant Iacof Mikhaïlof. Celui-ci, debout à sa place ordinaire, entre la porte et le baromètre, avait mis ses mains derrière son dos et agitait les doigts en tous sens avec une rapidité extrême.

Plus papa s’échauffait, plus les doigts remuaient vite, et, quand papa se taisait, les doigts s’arrêtaient ; mais, dès que Iacof se mettait lui-même à parler, c’était à ses mains des mouvements désordonnés et des soubresauts extraordinaires. Je crois qu’on aurait pu deviner ses pensées en regardant ses doigts. Quant à son visage, il était impassible. On y lisait la conscience de sa valeur, jointe à cette nuance de soumission qui a l’air de dire : « C’est moi qui ai raison ; du reste, je ferai ce que vous voudrez. »

En nous apercevant, papa se contenta de dire : « Dans un instant…, je viens tout de suite ; » et il nous fit signe avec la tête de fermer la porte.

« Bon Dieu ! qu’est-ce que tu as aujourd’hui, Iacof ? continua-t-il. Tu recevras 1000 roubles du moulin, 8000 pour les hypothèques ; tu vendras pour 3000 roubles de foin. Oui ou non, cela te fera-t-il 12 000 roubles ?

— Oui, certainement, » répondit Iacof.

À l’agitation de ses doigts, je vis qu’il allait faire des objections, mais papa ne lui en laissa pas le temps.

« Tiens, voilà une enveloppe avec de l’argent dedans. Tu la remettras à son adresse. »

J’étais près de la table. Je jetai un coup d’œil sur l’enveloppe et je lus : Pour Karl Ivanitch Mayer.

Papa s’aperçut sans doute que je lisais ce qui ne me regardait pas, car il posa sa main sur mon épaule et m’indiqua par une légère pression la direction opposée à la table. N’étant pas sûr que ce ne fût pas une caresse, je baisai à tout hasard la grosse main sillonnée de veines qui s’appuyait sur mon épaule.

« C’est bon, dit Iacof. Et pour l’argent de Khabarovka ? »

Khabarovka était la propriété de maman.

« Tu n’y toucheras pas sans mon ordre. »

Iacof se tut quelques secondes. Tout à coup ses doigts s’agitèrent avec un redoublement de rapidité ; son air de soumission bête fit place à une expression rusée et il commença en ces termes :

« Permettez, Pierre Alexandrovitch ; j’ai peur que nos calculs ne soient pas justes. »

Il se tut un instant et regarda papa d’un air profond.

« Pourquoi ?

— Permettez. Le meunier est déjà venu me voir deux fois pour demander du temps. Il jure qu’il n’a pas d’argent. Il est là ; voulez-vous lui parler vous-même ? (Papa fit signe que non.) Pour les hypothèques, vous ne toucherez rien avant deux mois, comme je vous l’avais dit. Le foin…, vous venez de dire vous-même qu’on en tirerait peut-être 3000 roubles… »

Il s’interrompit. Ses yeux disaient : « Vous voyez vous-même. Qu’est-ce que c’est que 3000 roubles ! »

Il était visible qu’il avait une foule d’arguments en réserve ; c’est peut-être pour cela que papa se hâta de lui couper la parole.

« Ce sera comme je te l’ai dit. Pourtant, si l’argent ne rentrait pas tout de suite, tu prendrais celui de Khabarovka.

— C’est bon. »

Le visage et les doigts de Iacof exprimèrent une vive satisfaction.

Iacof était serf. C’était un homme très zélé et très dévoué. Comme tous les bons intendants, il prenait avec âpreté les intérêts de son maître, sur lesquels il avait les notions les plus étranges. Son idée fixe était d’enrichir monsieur aux dépens de madame, en démontrant la nécessité de dépenser tous les revenus de madame pour Petrovskoë, la campagne que nous habitions. En ce moment, il triomphait d’avoir réussi. Après nous avoir dit bonjour, papa nous déclara que nous menions à la campagne une vie de paresseux, que nous devenions grands et qu’il était temps de travailler sérieusement.

« Vous savez déjà, je pense, que je pars pour Moscou et que je vous emmène, poursuivit-il. Vous habiterez chez votre grand’mère, et maman restera ici avec les petites. N’oubliez pas que sa seule consolation sera de savoir que vous travaillez bien et qu’on est content de vous. »

Bien que nous nous attendissions à quelque chose d’extraordinaire à cause des préparatifs que nous voyions faire depuis plusieurs jours, cette nouvelle fut un coup de foudre. Volodia rougit et sa voix tremblait en faisant la commission de maman.

« Voilà ce qu’annonçait mon rêve ! pensais-je en moi-même. Dieu veuille que ce ne soit pas encore pis ! »

J’avais beaucoup, beaucoup de chagrin pour maman, et, en même temps, la pensée que nous commencions réellement à être grands me flattait.

« Si nous partons ce soir, pensais-je, nous n’aurons bien sûr pas classe aujourd’hui. Quel bonheur ! Pourtant, je suis fâché pour Karl Ivanovitch. On le renvoie ; sans cela il n’y aurait pas cette enveloppe pour lui… J’aimerais mieux faire des leçons toute ma vie, ne pas quitter petite maman et ne pas faire de peine à ce pauvre Karl Ivanovitch. Il est déjà si malheureux ! »

Toutes ces pensées traversaient ma tête. Je ne bougeais pas et je regardais fixement les rubans de mes souliers.

Papa échangea quelques mots avec Karl Ivanovitch sur le baromètre, qui avait baissé. Il recommanda à Iacof de ne pas donner à manger aux chiens, parce qu’il voulait sortir une dernière fois, après le dîner, avec les jeunes chien courants, et il nous envoya travailler, contre mon attente ; cependant il nous promit, pour nous consoler, de nous emmener à la chasse.

En reprenant le chemin du premier étage, je m’échappai un instant, en courant, sur la terrasse. Milka, le lévrier favori de papa, était couché au soleil, devant la porte, les yeux à demi fermés.

« Mon petit Milka, lui dis-je en le caressant et en lui embrassant le museau, nous partons. Adieu ! Nous ne nous reverrons plus jamais. »

Je m’attendris et fondis en larmes.


IV

EN CLASSE


Karl Ivanovitch était de très mauvaise humeur. On s’en apercevait à ses sourcils froncés, à la manière dont il flanqua son habit sur la commode, à l’air furieux avec lequel il noua la ceinture de sa robe de chambre et fit une grosse marque d’ongle sur le livre de dialogues allemands, pour indiquer jusqu’où nous devions aller. Volodia apprit passablement sa leçon ; moi, j’étais trop troublé pour travailler. Je regardais mon livre de dialogues, mais mon esprit était absent et les larmes qui m’emplissaient les yeux à l’idée du départ m’empêchaient de lire. Vint l’heure de réciter ma leçon à Karl Ivanovitch, qui ferma les yeux pour écouter (c’était mauvais signe). Quand je fus à l’endroit où l’un dit : « D’où venez-vous ? » et où l’autre répond : « Je viens du café, » il me fut impossible de retenir plus longtemps mes larmes et les sanglots m’empêchèrent de dire : « Avez-vous lu le journal ? » Il fallut faire ma page d’écriture. Mes larmes produisirent de tels pâtés, que j’avais l’air d’avoir écrit avec de l’eau sur du papier buvard.

Karl Ivanovitch se fâcha, prétendit que c’était de l’entêtement, « une comédie de marionnettes » (c’était son expression favorite), me mit en pénitence à genoux, me menaça avec sa règle et exigea que je demandasse pardon quand je ne pouvais pas prononcer un mot à force de pleurer. À la fin, sentant probablement son injustice, il s’en alla dans la chambre de Kolia, en frappant la porte derrière lui.

De la classe, nous entendîmes une conversation.

« Tu sais, Kolia, que les enfants s’en vont à Moscou ? dit Karl Ivanovitch en entrant dans la chambre.

— Oui, je sais. »

Kolia voulut sans doute se lever, car Karl Ivanovitch lui dit : « Reste assis, Kolia, » et c’est là-dessus qu’il ferma la porte. Je quittai mon coin et j’allai écouter à la porte.

« On a beau rendre des services aux gens, commença Karl Ivanovitch d’un ton pénétré, on a beau leur être dévoué, il est clair qu’il ne faut pas attendre de reconnaissance ; n’est-ce pas, Kolia ? »

Kolia était assis près de la fenêtre et cousait une botte. Il fit un signe affirmatif de la tête.

« Il y a douze ans que je suis dans cette maison, poursuivit Karl Ivanovitch, et, je puis le dire devant Dieu, Kolia (il leva les yeux et éleva sa tabatière vers le plafond), je leur ai été plus attaché et je me suis donné plus de peine pour eux que s’ils avaient été mes propres enfants. Tu te rappelles, Kolia, quand Volodia a eu la fièvre ? J’ai passé neuf jours à son chevet, sans fermer l’œil. Oui, dans ce temps-là, j’étais ce bon Karl Ivanovitch, ce cher Karl Ivanovitch ; on avait besoin de moi. À présent (il sourit ironiquement), les enfants sont devenus grands : il est temps de travailler sérieusement. Alors, ici, ils n’apprennent rien, Kolia ?

— Comment apprendre mieux, bien sûr ? dit Kolia en posant son alêne et en tirant à deux mains sur son fil.

— Oui, à présent qu’on n’a plus besoin de moi, on me met à la porte. Que sont devenues les promesses et la reconnaissance ? J’ai un profond respect et une grande affection pour Nathalie Nicolaïevna (il posa la main sur son cœur) ; mais, Kolia, qu’est-ce qu’elle est ici ? Elle ne compte pas dans la maison, voilà la vérité. (En prononçant ces mots, il envoya les rognures de cuir par terre d’un geste expressif.) Je sais qui m’a joué ce tour et pourquoi je suis devenu inutile : c’est parce que je ne suis pas un flatteur et que je ne dis pas amen à tout, comme certaines personnes. J’ai l’habitude (il prit un ton fier) de dire toujours la vérité, et devant tout le monde. Que Dieu leur pardonne ! Ce n’est pas de ne plus m’avoir qui les enrichira, et moi, grâce à Dieu, je trouverai toujours à gagner un morceau de pain ; n’est-ce pas, Kolia ? »

Kolia leva la tête et regarda Karl Ivanovitch comme pour s’assurer qu’il trouverait réellement un morceau de pain ; mais il ne répondit rien.

Karl Ivanovitch parla longtemps sur ce ton. Il raconta combien on avait mieux apprécié ses services chez un général où il avait été avant de venir chez nous (je fus très peiné d’apprendre cela) ; il parla de la Saxe, de ses parents, de son ami le tailleur Schönheit, etc., etc.

Je compatissais à son chagrin et il m’était pénible de voir que papa et Karl Ivanovitch, que j’aimais presque autant l’un que l’autre, ne se comprenaient pas. Je retournai dans mon coin, m’assis sur mes talons et me mis à rêver aux moyens de les réconcilier.

En rentrant dans la classe, Karl Ivanovitch me dit de me lever et de préparer mon cahier de dictées. Quand tout fut prêt, il s’installa majestueusement dans son fauteuil et, d’une voix qui semblait sortir d’un abîme, il me dicta ce qui suit :

« De tous les dé-fauts, le plus dé-tes-ta-ble est… Vous y êtes ? »

Il s’arrêta, aspira longuement une prise de tabac et reprit avec un redoublement d’énergie :

« Le plus détestable est l’In-gra-ti-tude. Un grand I. »

Croyant qu’il allait continuer, je le regardais.

« Un point, » dit-il avec un sourire à peine perceptible.

Et il me fit signe de lui donner le cahier. Il lut plusieurs fois cette maxime à haute voix, avec des intonations variées et une expression de profonde satisfaction : elle rendait bien la pensée qui l’étouffait. Il nous donna ensuite une leçon d’histoire à apprendre et s’assit près d’une fenêtre. Son visage n’était plus irrité ; il exprimait le contentement de l’homme qui a vengé avec dignité un affront.

Il était une heure moins un quart ; Karl Ivanovitch n’avait pas l’air de penser à nous renvoyer et nous donnait toujours de nouvelles leçons. L’ennui et la faim grandissaient de compagnie. Je surveillais avec une impatience extrême tous les signes annonçant le dîner. « Voilà la servante avec son torchon, qui va laver les assiettes. On remue la vaisselle dans le buffet. J’entends tirer la table et placer les chaises. Voilà Mimi, avec Lioubotchka et Catherine (la fille de Mimi, douze ans) qui reviennent du jardin ; mais je n’aperçois pas Phoca (le maître d’hôtel Phoca, celui qui annonce que le dîner est servi). Quand on verra Phoca, on pourra jeter son livre et se sauver sans s’occuper de Karl Ivanovitch, mais pas avant. »

Enfin, on entendit des pas sur l’escalier.

Ce n’était pas Phoca ! Je connaissais bien le pas de Phoca et le craquement de ses bottes. La porte s’ouvrit, et je vis apparaître une figure complètement inconnue.

V

L’INNOCENT


C’était un homme d’une cinquantaine d’années, avec un grand visage pâle, marqué de petite vérole, de longs cheveux gris et quelques poils de barbe rougeâtres. Il était tellement grand, qu’il dut, à la lettre, se plier en deux pour passer par la porte. Son costume était en loques et d’une forme indéfinissable ; cela tenait le milieu entre un cafetan et une soutane. Il avait à la main un énorme bâton avec lequel il frappa le plancher de toute sa force, en entrant, puis il fronça les sourcils, ouvrit une bouche démesurée et poussa un éclat de rire effroyable. Il était borgne, et son œil blanc, toujours en mouvement, achevait de le rendre hideux.

« Ah ! ah ! attrapé ! » cria-t-il en s’approchant de Volodia et en le saisissant par la tête. Il lui examina attentivement le crâne, le lâcha, s’approcha de la table et souffla d’un air très sérieux sous la toile cirée, en faisant des signes de croix dessus.

« O ô ô ! dommage !… ô ô ô ! fait mal !…… ô ô ô ! chéris…. envolent ! » reprit-il en regardant Volodia d’un air attendri.

Il se mit à pleurer et s’essuya les yeux avec sa manche.

Il avait la voix rude et enrouée, les mouvements précipités et saccadés ; ses discours étaient décousus et dépourvus de sens (il ne se servait jamais de pronoms) ; avec tout cela, le ton était si touchant, sa vilaine figure jaune prenait par moments une expression si profondément triste, qu’on éprouvait malgré soi, en l’écoutant, un mélange de pitié, de frayeur et de mélancolie.

C’était Gricha l’innocent, le voyageur perpétuel.

D’où était-il ? qui étaient ses parents ? pourquoi avait-il adopté cette vie errante ? Personne n’en savait rien. Tout ce que je puis dire, c’est qu’on le connaissait dans le pays depuis plus de trente ans et qu’on l’avait toujours vu à l’état d’innocent. Il allait invariablement nu-pieds, hiver comme été, fréquentait les couvents, distribuait de menus objets de piété aux gens qu’il prenait en gré et prononçait des paroles énigmatiques où certaines personnes voyaient des prophéties. Jamais il n’avait été que « l’innocent ». Il venait de temps en temps chez ma grand’mère. Selon les uns, ses parents étaient riches et il était à plaindre et intéressant. Selon les autres, Gricha était un simple moujik et un fainéant.

Phoca parut enfin, l’exact Phoca, attendu avec tant d’impatience. Nous descendîmes et Gricha nous suivit, toujours sanglotant et débitant des extravagances. Il frappait les marches de l’escalier avec son gourdin.

Papa et maman se promenaient dans le salon, bras dessus bras dessous, en causant à demi-voix. Mimi, l’air digne, était assise dans un fauteuil placé à angle droit avec le divan. Les petites filles étaient assises à côté d’elle, et Mimi leur donnait ses instructions d’une voix basse mais sévère. Dès que Karl Ivanovitch entra, Mimi lui lança un coup d’œil, et sur-le-champ lui tourna le dos, en faisant une figure qui voulait dire :

« Je vous ignore, Karl Ivanovitch. »

On voyait aux yeux des filles qu’elles grillaient de nous communiquer une grande nouvelle, mais il n’y avait pas à songer à accourir nous parler : c’eût été enfreindre la règle de Mimi. La règle exigeait que nous fissions d’abord une révérence en disant : « Bonjour, Mimi, » après quoi nous avions le droit de causer.

Était-elle assez insupportable, cette Mimi ! Impossible de causer quand elle était là : elle trouvait tout inconvenant. De plus, elle était toujours à vous poursuivre avec son « Parlez donc français », juste au moment — c’était comme un fait exprès — où vous aviez si envie de bavarder en russe. À table, vous trouviez un plat bon et vous aviez envie de manger en paix, sans être dérangé ; immanquablement, Mimi commençait : « Mangez donc du pain ; comment tenez-vous donc votre fourchette ? » — En quoi est-ce que ça la regarde ? pensais-je. Qu’elle s’occupe des filles ! Elle est là pour ça. Mais nous, c’est Karl Ivanovitch qui est chargé de nous. — Je partageais du fond du cœur la haine de Karl Ivanovitch pour les certaines personnes.

On passa dans la salle à manger, les grandes personnes en tête. Catherine me retint, par le pan de ma veste et me dit tout bas :

« Demande à ta maman de nous laisser aller avec vous à la chasse.

— Bon, nous tâcherons. »

Gricha dînait avec nous, mais à une petite table à part. Il ne levait pas les yeux de son assiette, poussait des soupirs, faisait des grimaces affreuses et se parlait à lui-même : « Dommage !…. envolée… envolé pigeon ciel…. Ah ! pierre sur tombeau ! » Et autres propos du même genre.

Depuis le matin, maman paraissait agitée, et la présence de Gricha, avec son radotage et ses grimaces, augmentait visiblement son malaise.

« Ah ! j’allais oublier de te demander une chose, dit-elle à papa en lui tendant une assiettée de soupe.

— Quoi ?

— Je t’en prie, dis d’enfermer tes horribles chiens. Ils ont manqué mordre le pauvre Gricha quand il est entré dans la cour, ils seraient capables de mordre les enfants. »

Gricha entendit qu’il était question de lui. Il se retourna sur sa chaise et dit la bouche pleine, en montrant son vêtement en lambeaux : « Voulait faire mordre… Dieu pas permis. Chasser avec chiens, péché ! grand péché ! Pas battre ancien[1]… pourquoi battre ? Dieu pardonne.

— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda papa en le regardant fixement d’un air mécontent. Je n’y comprends rien.

— Moi, je comprends, répliqua maman. Il m’a raconté qu’un de tes chasseurs a excité exprès son chien à se jeter sur lui. Il te dit : « Il a voulu me faire mordre, mais Dieu ne l’a pas permis, » et il te demande de ne pas punir le chasseur.

— Ah ! c’est ça ! dit papa. Mais comment sait-il que je veux punir le chasseur ? — Tu sais, continua-t-il en français, en général je n’aime pas beaucoup ces messieurs-là ; mais celui-là me déplaît tout particulièrement, et je suis sûr……

— Oh ! ne dis pas cela, mon ami, s’écria maman en l’interrompant d’un air effrayé. Qu’en sais-tu ?

— Ce ne sont pas les occasions qui m’ont manqué pour étudier cette engeance, — c’en est toujours plein chez toi, — ils sont tous sur le même patron. Éternellement la même histoire… »

On voyait que maman n’était pas du tout de l’avis de papa et qu’elle ne voulait pas se disputer.

« Passe-moi les petits pâtés, je te prie, dit-elle. Sont-ils bons aujourd’hui ?

— Non ! continua papa en prenant le plat aux petits pâtés et en le tenant en l’air, hors de la portée de maman ; non ! ça me met en colère quand je vois des gens intelligents et instruits se laisser duper. »

Il frappa la table avec sa fourchette. « Je t’ai demandé les petits pâtés, répéta maman en tendant le bras.

— On a bien raison de faire ramasser ces gens-là par la police, poursuivit papa en reculant son plat. Ils ne servent absolument qu’à agiter les gens nerveux, » ajouta-t-il avec un sourire, remarquant que cette conversation déplaisait beaucoup à maman ; et il lui donna les petits pâtés.

« Je te répondrai une seule chose, dit maman. Il est difficile d’admettre qu’un homme qui va nu-pieds hiver comme été à son âge, qui porte toujours sous ses vêtements une chaîne pesant plus de soixante livres, qui a toujours refusé, quand on lui offrait une vie tranquille où il aurait été défrayé de tout, — il est difficile d’admettre que cet homme fait tout cela uniquement par paresse. Pour ce qui est des prédictions (elle soupira et se tut un instant), je suis payée pour y croire. Je crois t’avoir raconté que Kirioucha avait prédit à mon père le jour et l’heure de sa mort.

— Qu’as-tu fait ? dit papa en souriant et en mettant sa main en écran au coin de sa bouche, du côté où était Mimi (quand papa faisait ce geste, j’écoutais de toutes mes oreilles, convaincu qu’il allait dire quelque chose de très drôle). Pourquoi m’as-tu fait penser à ses pieds ? Je les ai regardés et je ne pourrai plus manger. »

Le dîner tirait à sa fin. Lioubotchka et Catherine ne cessaient de nous faire des signes, se remuaient sur leurs chaises et donnaient toutes les marques d’une violente agitation. Leurs signes voulaient dire : « Pourquoi ne demandez-vous pas qu’on nous emmène à la chasse ? » Je poussais Volodia du coude, Volodia me le rendait. Enfin, il prit son parti. D’une voix d’abord timide, puis assez ferme et assez haute, il expliqua qu’étant au moment de partir, nous voudrions emmener les filles à la chasse avec nous. Après un court conciliabule entre les grandes personnes, notre requête nous fut accordée et nous courûmes nous habiller pour la chasse. J’étais d’une impatience extrême. On entendit enfin le pas de papa dans l’escalier. Quelques minutes plus tard, nous étions en route.


VI

QUELLE ESPÈCE D’HOMME ÉTAIT MON PÈRE


C’était un homme du siècle dernier, et, comme toute la jeunesse d’alors, il avait un je ne sais quoi de chevaleresque, d’entreprenant, d’assuré, d’aimable et de débauché. Il éprouvait un profond mépris pour les gens de notre siècle, et son mépris venait à la fois d’une hostilité orgueilleuse et du dépit de ce qu’il ne pouvait plus avoir à notre époque l’influence et les succès qu’il avait eus dans son temps. Ses deux grandes passions étaient les cartes et les femmes. Il gagna ou perdit au jeu, dans le cours de sa vie, plusieurs millions, et il aima un nombre incalculable de femmes, dans toutes les classes de la société.

Il était grand et de belle prestance, marchait très singulièrement, à tout petits pas, et avait un tic dans une des épaules. De petits yeux toujours souriants, un grand nez d’aigle, une bouche irrégulière, un peu grimaçante et néanmoins agréable, un défaut de prononciation (il sifflait en parlant) et une tête toute chauve : tel était mon père à l’époque où remontent mes plus anciens souvenirs. Avec cet extérieur, non seulement il sut passer pour un homme à bonnes fortunes et l’être en effet, mais il sut plaire à tout le monde sans exception, grands et petits, en particulier à ceux à qui il voulait plaire.

Il s’arrangeait, dans toutes ses relations, pour n’être jamais sur un pied d’infériorité. Sans avoir jamais été du grand monde, il fréquentait continuellement des gens qui en faisaient partie, et il s’en faisait respecter. Il connaissait le degré précis d’orgueil et de présomption qui relève un homme dans l’opinion du monde sans blesser autrui. Il était original, mais à ses heures ; il se servait de l’originalité pour suppléer dans certains cas aux belles manières et à la richesse. Rien au monde ne l’étonnait : dans quelque haute situation qu’il se fût trouvé, il aurait eu l’air d’être né pour elle. Il s’entendait si parfaitement à dérober aux autres et à éloigner de lui-même le côté ennuyeux de la vie, celui des petites contrariétés et des tracas, qu’il était impossible de ne pas l’envier. Il était connaisseur en tout ce qui procure à l’homme commodité et agrément, et il savait en profiter. Il avait un dada : les brillantes relations qu’il devait en partie à la famille de ma mère et en partie à ses amitiés de jeunesse ; il en voulait en son âme à ses anciens camarades d’être arrivés à de hautes situations, tandis qu’il était toujours lieutenant de la garde en retraite.

Comme tous les anciens militaires, il ne savait pas s’habiller à la mode. En revanche, il était mis d’une façon à lui et avec goût. Il portait toujours un habit très ample et très léger, du linge magnifique, un grand col et de grandes manchettes retroussées. Du reste, avec sa grande taille, son air de vigueur, sa tête chauve et ses mouvements tranquilles et aisés, tout lui allait. Il était sensible et avait même la larme facile. Souvent, lorsqu’il lisait haut, sa voix se mettait à trembler en approchant de l’endroit pathétique, ses yeux se mouillaient et il fermait le livre avec dépit. Il aimait la musique et chantait, en s’accompagnant au piano, des romances de son ami A***, des airs tziganes et des motifs d’opéra ; mais il n’aimait pas la musique savante et disait franchement, sans se soucier de l’opinion publique, que les sonates de Beethoven l’endormaient et qu’il ne connaissait rien, en musique, qui fût au-dessus de Ne m’éveillez pas, chanté par Séménof, ou de Pas seule, chanté par la Tzigane Tanioucha.

Il était de ces gens auxquels, pour faire une bonne action, il est absolument indispensable d’avoir un public. Il n’existait d’ailleurs d’autre bien à ses yeux que ce que le public trouvait bien. Avait-il en morale des principes quelconques ? Dieu seul le sait ; mais sa vie avait été si remplie d’entraînements en tous genres qu’il ne devait pas avoir eu le temps d’avoir des principes ; d’ailleurs il était trop heureux pour en voir la nécessité.

En avançant en âge, il se forma des opinions arrêtées et des règles fixes, mais uniquement à un point de vue pratique : tout ce qui lui procurait plaisir et bonheur était bien, et c’était ainsi qu’il fallait toujours faire à l’avenir. Il contait d’une manière charmante, et je crois que ce talent contribuait à rendre ses principes élastiques : suivant le tour qu’il donnait à son récit, la même action devenait une aimable plaisanterie ou la dernière des vilenies.


VII

DANS LE CABINET ET AU SALON


Il commençait déjà à faire nuit quand nous rentrâmes de la chasse. Maman se mit au piano. Nous autres enfants nous allâmes chercher du papier, des crayons et des couleurs, et nous nous mîmes à dessiner sur la table ronde. Je n’avais que du bleu ; mais cela ne m’arrêta pas et j’entrepris de dessiner notre chasse de l’après-midi. J’eus bientôt fait un petit garçon bleu monté sur un cheval bleu et courant après des chiens bleus ; mais il me vint des scrupules pour le lièvre : pouvait-on faire un lièvre bleu ? Je courus le demander à papa, dans son cabinet :

« Papa, y a-t-il des lièvres bleus ? »

Papa lisait. Il me répondit sans lever la tête :

« Il y en a, mon ami, il y en a. »

De retour à la table, je fis un lièvre bleu ; après quoi, je jugeai indispensable de le changer en buisson. Le buisson me déplut aussi. J’en fis un arbre ; l’arbre devint une meule de foin ; la meule, un nuage, tant et si bien que tout mon papier fut bleu. Je le déchirai de colère et j’allai faire un somme dans le fauteuil voltaire.

Maman jouait le deuxième concerto de Field, son professeur. Je dormais à moitié, et du fond de ma mémoire montaient des souvenirs légers, lumineux, pour ainsi dire transparents. Elle commença la Sonate pathétique de Beethoven et il me vint des souvenirs tristes, pénibles et sombres. Maman jouait souvent ces deux morceaux : c’est pourquoi je me rappelle très bien l’effet qu’ils me produisaient. Cela ressemblait tout à fait à des souvenirs ; mais des souvenirs de quoi ? Il semble qu’on se rappelle des choses qui n’ont jamais été.

En face de moi était la porte conduisant au cabinet de papa. J’entrevis Iacof qui entrait, suivi de plusieurs individus à grandes barbes et en cafetans. La porte se referma aussitôt sur eux. « Voilà les affaires qui commencent ! » pensai-je. À mes yeux, il n’existait pas dans l’univers entier d’affaires plus importantes que celles qui se traitaient dans le cabinet de papa. J’étais confirmé dans mon idée par la remarque qu’en approchant de la porte les gens se mettaient à parler bas et à marcher sur la pointe du pied. On entendait du salon la voix sonore de papa et l’on sentait l’odeur de son cigare, qui m’avait toujours charmé, je ne sais pourquoi. Tout à coup j’entendis à travers mon demi-sommeil un craquement de souliers bien connu : Karl Ivanovitch se dirigeait vers le cabinet sur la pointe du pied, mais avec un visage sombre et résolu. Il frappa légèrement, on lui ouvrit, et la porte se referma.

« Pourvu qu’il n’arrive pas un malheur ! pensai-je. Karl Ivanovitch est en colère : il est capable de tout. »

Je me rendormis.

Il n’arriva pas de malheur. Au bout d’une heure, je fus réveillé par le même craquement de souliers. Karl Ivanovitch passa en essuyant avec son mouchoir ses joues inondées de larmes et en marmottant des mots inintelligibles. Papa le suivait et entra au salon.

« Sais-tu ce que je viens de décider ? dit-il gaiement en posant sa main sur l’épaule de maman.

— Quoi, mon ami ?

— J’emmène Karl Ivanovitch avec les enfants. Il y a de la place dans la britchka. Les enfants sont habitués à lui, et il a l’air de leur être très attaché. 700 roubles par an ne sont pas une affaire, et puis, au fond, c’est un très bon diable. »

Je ne pus jamais comprendre pourquoi papa injuriait ainsi Karl Ivanovitch.

« Je suis enchantée, pour les enfants et pour lui, dit maman. C’est un excellent homme.

— Si tu avais vu comme il était ému quand je lui ai dit de garder les 500 roubles, que c’était un cadeau !.. Mais le plus drôle de tout, c’est la note qu’il m’a remise. Ça vaut la peine d’être vu, ajouta-t-il avec un sourire en tendant à maman un papier de l’écriture de Karl Ivanovitch. C’est adorable ! »

La note était ainsi conçue :


Pour les enfants ; 2 hameçons — 70 copeks.

Papier à fleurs, clinquant d’or, colle et carcasse de corbeille, pour cadeaux — 6 roubles 55 copeks.

Livre et arc, cadeaux pour les enfants — 8 roubles 16 copeks.

Donné à Kolia un pantalon — 4 roubles.

Montre d’or promise à Moscou, en 18.., par Pierre Alexandrovitch — 140 roubles.

Il est donc dû à Karl Mayer, en sus de ses appointements, la somme de 159 roubles 41 copeks.


En lisant cette note, où Karl Ivanovitch réclamait l’argent des cadeaux qu’il avait faits et du cadeau qu’on lui avait promis, tous les lecteurs penseront que Karl Ivanovitch était un sans-cœur et une âme intéressée, et tous les lecteurs se tromperont.

En entrant dans le cabinet, son papier à la main, il avait un beau discours tout prêt, dans sa tête, sur toutes les injustices qu’on lui avait faites chez nous. Lorsqu’il eut commencé à parler, de cette même voix émue et avec ces mêmes intonations pleines de sentiment dont il se servait pour nous faire notre dictée, son éloquence agit violemment sur lui-même, de sorte qu’arrivé à un endroit où il disait : « Quelque tristesse que j’éprouve à me séparer des enfants…, » l’émotion le prit à la gorge. Sa voix tremblait et il fut obligé de tirer son mouchoir à carreaux.

« Oui, Pierre Alexandrovitch, dit-il alors à travers ses larmes (il n’y avait pas un mot de ceci dans le discours préparé), je suis tellement habitué aux enfants, que je ne sais pas ce que je deviendrais sans eux. J’aimerais mieux vous servir pour rien, » ajouta-t-il en essuyant ses larmes d’une main et en présentant sa note de l’autre.

J’affirme que Karl Ivanovitch était sincère en prononçant ces derniers mots, car je connais son bon cœur ; quant à accorder l’offre de servir pour rien et la note, j’en suis incapable : ce sera toujours pour moi un mystère.

« Si vous êtes fâché de nous quitter, je le serais encore plus de vous perdre, dit papa en lui frappant doucement sur l’épaule. J’ai changé d’avis. »

Un peu avant le souper, Gricha entra dans le salon. Depuis l’instant où il avait mis le pied chez nous, il n’avait pas cessé de pousser des soupirs et de pleurer. Pour ceux qui lui croyaient le don de prévoir l’avenir, c’était signe qu’un malheur menaçait notre maison. Il fit ses adieux et déclara qu’il partirait le lendemain matin. Je fis signe à Volodia de me suivre et je sortis.

« Quoi ?

— Si vous voulez voir les chaînes de Gricha, montons vite aux chambres des domestiques. — Gricha couche dans la seconde, — on peut très bien s’asseoir dans la décharge et nous verrons tout.

— Bonne idée ! Attends-moi là ; je vais chercher les filles. »

Les filles vinrent en courant et nous montâmes. Après nous être disputés à qui n’entrerait pas le premier dans la chambre noire, nous nous assîmes et attendîmes.

VIII

GRICHA


Nous n’étions pas très rassurés dans le noir réduit. Nous nous pressions les uns contre les autres sans rien dire. Gricha nous suivit de très près. Il marchait sans bruit, tenant d’une main son bâton, de l’autre une chandelle dans un chandelier de cuivre. Nous retenions notre souffle.

« Seigneur Jésus-Christ ! Sainte Vierge ! Au Père, au Fils et au Saint-Esprit… »

Il s’interrompit pour respirer et recommença, avec les intonations variées et les abréviations usitées seulement par les personnes qui répètent souvent ces mots.

Tout en priant, il posa son bâton dans un coin, examina son lit et commença à se déshabiller. Il défit sa vieille ceinture noire, ôta lentement sa souquenille de nankin, la plia soigneusement et la posa sur le dos d’une chaise. Son visage avait perdu l’expression inquiète et idiote qui lui était habituelle. Au contraire, il était calme, pensif et même majestueux. Ses mouvements étaient lents et réfléchis.

Quand il fut déshabillé, il s’assit doucement sur son lit, qu’il couvrit de signes de croix, et arrangea ses chaînes sous sa chemise, non sans effort ; on vit l’effort à la contraction de ses traits. Il contempla un instant d’un air soucieux les trous de sa chemise, se leva en recommençant à prier, prit la chandelle, qu’il éleva à la hauteur de l’armoire aux images, se signa et renversa son flambeau la tête en bas. La chandelle crépita et s’éteignit.

La lune, alors presque pleine, donnait dans la fenêtre de la chambre. Ses rayons pâles et argentés éclairaient d’un côté la longue figure blanche de l’innocent, dont l’autre côté paraissait tout noir et dont l’ombre, mêlée aux ombres du châssis de la fenêtre, tombait sur le plancher, grimpait le long de la muraille et jusque sur le plafond. Dans la cour, le veilleur frappa sur sa planche de cuivre.

Gricha se taisait. Debout devant les images, ses mains énormes jointes sur sa poitrine, sa tête inclinée en avant, il respirait péniblement. Il se mit ensuite à genoux avec difficulté et pria.

Il récita d’abord tout bas des prières connues, en appuyant seulement sur certains mots, puis il recommença les mêmes prières, plus haut et en s’animant, enfin il se mit à improviser. Il essayait de s’exprimer en slavon, et on sentait que cela lui donnait de la peine. C’était incohérent, mais touchant. Il pria pour tous ses bienfaiteurs (il appelait ainsi les gens qui le recevaient chez eux), entre autres pour maman et pour nous ; il pria pour lui-même et demanda à Dieu de lui pardonner ses grands péchés ; il se mit à répéter : « Mon Dieu, pardonne à mes ennemis ! », se releva en gémissant, se jeta tout de son long à terre en répétant toujours les mêmes paroles et se releva de nouveau, malgré le poids des chaînes, qui faisaient un bruit sec et métallique en frappant le plancher.

Volodia me pinça la jambe et me fit très mal, mais je ne tournai même pas la tête. Je me contentai de me frotter la jambe et je continuai à regarder et à écouter Gricha avec un mélange d’étonnement enfantin, de pitié et de vénération.

Au lieu de m’amuser et de rire, comme j’y avais compté en entrant dans la décharge, je me sentais frissonner d’effroi.

Gricha demeura encore longtemps dans une sorte d’extase, continuant à improviser des prières. Tantôt il répétait plusieurs fois : Seigneur, aie pitié de nous, mais chaque fois avec plus de force et avec une intonation différente ; tantôt il disait : Pardonne-moi, Seigneur, enseigne-moi ce qu’il faut faire… enseigne-moi ce qu’il faut faire, Seigneur ! et l’on aurait dit, à son accent, qu’il s’attendait à recevoir sur-le-champ une réponse ; tantôt on n’entendait que des sanglots plaintifs… Il se releva sur les genoux, joignit ses mains sur sa poitrine et se tut.

J’avançai tout doucement la tête par la porte, en retenant ma respiration. Gricha ne bougea pas. De profonds soupirs s’échappaient de sa poitrine. Son œil borgne, dont la lune éclairait la prunelle trouble, était plein de larmes.

« Oui, que ta volonté soit faite ! » cria-t-il tout d’un coup avec une expression impossible à rendre, et, se laissant tomber le front contre terre, il sanglota comme un enfant.

Il s’est passé bien des choses depuis ; bien des souvenirs ont perdu pour moi leur importance et sont devenus des visions confuses ; Gricha le voyageur a terminé depuis longtemps son dernier voyage ; mais jamais l’impression qu’il a produite sur moi ne s’effacera, jamais je n’oublierai les sentiments qu’il a éveillés dans mon âme.

Ô Gricha ! ô grand chrétien ! ta foi était si ardente, que tu sentais le voisinage de Dieu ; ton amour était si grand, que les paroles coulaient d’elles-mêmes de tes lèvres — tu ne demandais pas à la raison de les contrôler…… Et avec quelle magnificence tu louais la grandeur du Tout-Puissant lorsque, ne trouvant pas de mots, tu te jetais à terre en pleurant !…

L’attendrissement avec lequel j’écoutais Gricha ne pouvait pas se prolonger longtemps, d’abord parce que ma curiosité était rassasiée, ensuite parce que j’avais les jambes tout engourdies à force d’être resté assis à la même place, et, enfin, parce que j’entendais remuer et chuchoter derrière moi et que j’avais envie de faire comme les autres. Quelqu’un me prit par la main et me dit dans l’oreille : « À qui cette main ? » Il faisait tout à fait noir dans la décharge, mais, au toucher et au son de la voix, je reconnus Catherine.

Instinctivement, je saisis son petit bras, nu jusqu’au-dessus du coude, et je le baisai. Catherine, étonnée sans doute de mon procédé, retira son bras, en quoi faisant elle heurta une chaise cassée qui se trouvait là. Gricha leva la tête, regarda autour de lui et envoya des signes de croix à tous les coins de la chambre en récitant une prière. Nous nous enfuîmes bruyamment et en chuchotant.


IX

NATHALIE SAVICHNA


Vers le milieu du siècle dernier, on voyait courir dans le village de Khabarovka une fillette grossièrement vêtue, nu-pieds, mais fraîche et gaie. C’était la grosse Natachka, la fille de Savva, le joueur de clarinette. Pour récompenser les services de Savva, et sur sa prière, mon grand-père prit Natachka chez lui, et elle devint une des femmes de ma grand’mère. Elle se distingua par sa douceur et son zèle, et, à la naissance de ma mère, on choisit Natachka pour être sa bonne. Elle montra dans ces nouvelles fonctions une activité et un dévouement à sa jeune maîtresse qui lui valurent encore des éloges et des récompenses. Cependant, les cheveux poudrés, les culottes courtes et les souliers à boucles de l’officier de bouche Phoca, alors jeune et pimpant, avaient fait impression sur le cœur simple mais aimant de Natachka. Leur service à tous deux les mettait en rapports continuels. Natachka fut subjuguée et prit d’elle-même la résolution d’aller demander à mon grand-père la permission d’épouser Phoca. Mon grand-père se fâcha, la traita d’ingrate et la renvoya en pénitence à la basse-cour, dans un hameau de la steppe. Au bout de six mois, comme elle était impossible à remplacer, on la fit revenir et on la reprit à la maison. Elle arriva d’exil dans son costume de basse-cour, alla se présenter à mon grand-père, se jeta à ses pieds et le pria de lui pardonner, de lui rendre sa bienveillance et d’oublier un moment de folie qui ne reviendrait plus, elle en faisait serment. Elle tint parole.

À dater de ce jour, Natachka devint Nathalie Savichna et coiffa le bonnet des soubrettes. Elle reporta sur sa petite maîtresse les trésors de tendresse amassés dans son cœur.

Quand vint le moment de donner une gouvernante à ma mère, Nathalie reçut les clefs du linge et des provisions. Elle déployait en toutes choses le même zèle et le même dévouement. Elle ne vivait que pour les intérêts des maîtres, voyait partout du gaspillage et du coulage et travaillait par tous les moyens à les empêcher.

Quand maman se maria, elle voulut récompenser Nathalie de ses vingt années de bons services. Elle la fit venir, lui exprima son attachement dans les termes les plus flatteurs, lui remit un papier contenant son acte d’affranchissement et ajouta qu’elle y joignait une pension de 300 roubles, que Nathalie restât ou non dans la maison. Nathalie écouta ce discours sans mot dire, puis elle prit le papier, le regarda d’un air furieux, marmotta quelque chose entre ses dents et se sauva en frappant la porte. Maman n’y comprenait rien. Elle attendit quelque temps : personne. Elle entra alors dans la chambre de Nathalie, qu’elle trouva assise sur une malle, les yeux rouges, occupée à déchirer son mouchoir de poche tout en regardant fixement les débris de l’acte d’affranchissement, épars sur le plancher.

« Qu’est-ce que vous avez, ma bonne Nathalie Savichna ? demanda maman en lui prenant la main.

— Rien, petite mère. Apparemment, je vous ai déplu, puisque vous me chassez… C’est bon ; je m’en vais. »

Elle retira sa main de force en essayant de retenir ses larmes et voulut sortir. Maman l’en empêcha, l’embrassa, et elles se mirent toutes les deux à pleurer.

Du plus loin que je me souvienne, je me rappelle les preuves de tendresse et les caresses de Nathalie Savichna, mais ce n’est qu’à présent que je sais les apprécier ; quand j’étais enfant, je n’avais aucun soupçon de ce que valait cette vieille femme ; je ne me doutais pas que c’était une créature adorable et comme il y en a peu. Non seulement elle ne parlait jamais d’elle, mais elle n’y pensait jamais : sa vie entière ne fut qu’amour et abnégation. J’étais tellement accoutumé à son affection désintéressée pour nous, que je n’imaginais pas qu’il pût en être autrement et que je ne lui étais pas du tout reconnaissant ; jamais je ne songeais à me demander si elle était heureuse et contente.

Parfois, en classe, je demandais à sortir, mais c’était un prétexte et je courais à la chambre de Nathalie. Je m’asseyais et je commençais à rêvasser tout haut, sans m’embarrasser de sa présence. Elle n’était jamais à rien faire. Tantôt elle tricotait un bas, tantôt elle fouillait dans les coffres dont sa chambre était pleine, tantôt elle inscrivait le linge. Je lui racontais que quand je serais général, j’épouserais une femme d’une beauté merveilleuse, je m’achèterais un cheval alezan, je me bâtirais une maison de verre et j’écrirais en Saxe pour faire venir les parents de Karl Ivanovitch. Elle écoutait toutes mes bêtises en répétant de temps en temps : « Oui, mon petit père, oui. » D’ordinaire, quand je me levais pour m’en aller, elle ouvrait un coffre bleu ciel, sur le couvercle duquel (comme je me le rappelle !) étaient collés un hussard colorié, une petite image venant d’un pot de pommade et un dessin fait par Volodia. Elle tirait de ce coffre une cassolette, l’allumait et l’agitait en l’air. « Ça, petit père, ça vient d’Otchakov. Quand votre défunt grand-père — Dieu ait son âme — est allé se battre contre les Turcs, il l’a rapporté. Il ne reste plus que ce petit morceau. C’est la fin, » ajoutait-elle avec un soupir.

Dans les coffres dont sa chambre était pleine, il y avait de tout. Quand il manquait n’importe quoi, on disait : « Allons demander à Nathalie Savichna, » et, en effet, elle fouillait dans ses coffres, trouvait l’objet demandé et le donnait en disant : « Il est bien heureux que je l’aie caché. » Elle avait ainsi des centaines d’objets de toutes les variétés imaginables, dont personne, excepté elle, ne connaissait l’existence et ne s’inquiétait.

Une fois, je me fâchai contre elle. Voici à quelle occasion.

Nous étions à dîner. En me versant du kvass, je renversai mon verre et inondai la nappe.

« Appelez Nathalie Savichna, dit maman ; il faut qu’elle admire son favori. »

Nathalie Savichna vint. En voyant mon lac, elle hocha la tête. Maman lui dit quelque chose à l’oreille et elle sortit en m’adressant un geste de menace.

Après le dîner, j’étais tout gai et je me dirigeais en sautant vers la salle, quand tout à coup Nathalie Savichna surgit de derrière une porte, la nappe à la main, m’empoigna et, malgré ma résistance désespérée, me débarbouilla avec l’endroit mouillé en répétant : « Ne salis pas les nappes, ne salis pas les nappes ! » Cette conduite me parut tellement offensante, que j’en hurlai de rage.

« Quoi ! me disais-je en marchant de long en large dans la salle et en m’engouant à force de pleurer : Nathalie me tutoie et, par-dessus le marché, me frotte avec une nappe mouillée, comme si j’étais un petit serf ! Non, c’est horrible ! »

Quand Nathalie Savichna me vit baver de colère, elle s’enfuit en courant. Moi, je continuais à marcher dans la salle en songeant au moyen de venger l’injure que m’avait faite cette impudente de Nathalie.

Au bout de quelques minutes, Nathalie Savichna reparut. Elle s’approcha de moi timidement : « Assez, mon petit père, ne pleurez pas… pardon… j’ai été stupide… pardon, mon petit pigeon… Voilà pour vous. »

Elle tira de dessous son fichu un cornet de papier rouge, qu’elle me tendit d’une main tremblante. Il y avait dedans deux caramels et une figue sèche. Je n’eus pas le courage de regarder la figure de la bonne vieille. Je pris le cornet en me détournant, et mes larmes coulèrent encore plus fort, mais ce n’était plus de colère : c’était de tendresse et de honte.


X

LE DÉPART


Le lendemain des événements que j’ai racontés, à midi, la calèche et la britchka étaient rangées devant le perron. Kolia était en costume de voyage, c’est-à-dire qu’il avait son pantalon dans ses bottes, un vieux paletot et une ceinture bien serrée par-dessus son paletot. Il était debout dans la britchka et arrangeait les manteaux et les coussins. Quand il trouvait que cela faisait trop haut, il s’asseyait sur les coussins et sautait dessus jusqu’à ce qu’il les eût aplatis.

« Par charité, Kolia, est-ce que vous ne pourriez pas prendre la cassette du barine ? dit le valet de chambre de papa en sortant tout essouflé de la calèche. Elle ne tient pas de place.

— Vous auriez dû le dire plus tôt, Michée Ivanovitch, répondit Kolia en parlant vite et en lançant impatiemment, de toutes ses forces, un petit paquet au fond de la voiture. On a déjà la tête qui vous tourne et il faut encore que vous arriviez, avec votre cassette ! » ajouta-t-il en ôtant sa casquette et en essuyant de grosses gouttes de sueur sur son front hâlé.

La domesticité s’était rassemblée autour du perron, les hommes nu-tête, en cafetan ou en manches de chemise, les enfants nu-pieds, les femmes en robe de coton et mouchoir à raies, des marmots sur les bras. Tous regardaient les équipages et causaient entre eux. L’un des postillons (un vieux tout voûté, avec un bonnet fourré et un armiak d’hiver) avait empoigné le timon de la calèche et le tiraillait en examinant l’avant-train d’un air entendu. L’autre postillon était un beau jeune gars en chemise blanche à carrés de cotonnade rouge sous les bras, coiffé d’un chapeau de feutre noir qu’il poussait tantôt sur une oreille, tantôt sur l’autre, en grattant sa tête blonde et frisée. Il avait posé son armiak sur le siège, lancé les rênes sur l’armiak, et il faisait claquer son fouet en regardant alternativement ses bottes et les deux cochers qui graissaient la britchka. L’un de ceux-ci soulevait la voiture avec effort ; l’autre, accroupi en dessous, graissait l’essieu et sa boîte avec beaucoup de soin ; il fit même un dernier tour, en commençant par le bas, pour ne pas perdre ce qui était resté sur son gros pinceau.

Les chevaux de poste, des rosses de toutes les couleurs, agitaient leurs queues à cause des mouches. Les uns dormaient, un de leurs pieds velus tendu en avant. Les autres, pour se désennuyer, se grattaient mutuellement ou broutaient un pied de fougère coriace, poussé près du perron. Plusieurs lévriers étaient couchés au soleil et respiraient péniblement ; d’autres s’étaient glissés à l’ombre de la calèche et de la britchka et léchaient la graisse des essieux. L’air était rempli d’une espèce de vapeur poussiéreuse et l’horizon était d’un gris lilas, mais il n’y avait pas un seul nuage. Un fort vent d’ouest soulevait des tourbillons de poussière sur la route et dans les champs, courbait la tête des grands tilleuls et des bouleaux du jardin et emportait au loin les feuilles jaunies. Je m’étais assis près de la fenêtre et j’attendais avec impatience la fin de tous ces préparatifs.

Lorsque tout le monde se rassembla au salon, autour de la table ronde, pour passer une dernière fois quelques minutes ensemble, je ne songeai pas du tout à la tristesse de l’instant qui nous attendait. Les pensées les plus futiles s’agitaient dans ma tête. Je me posais des questions : « Lequel des postillons ira avec la britchka, lequel avec la calèche ? Qui de nous sera avec papa, qui avec Karl Ivanovitch ? Pourquoi est-ce qu’on veut absolument m’envelopper dans un cache-nez et un cafetan ouaté ? Est-ce qu’on me croit délicat ? Bien sûr, je ne gèlerai pas. Je voudrais que tout ça fût fini…, monter en voiture et partir. »

Nathalie Savichna entra dans le salon, les yeux gros et rouges et un papier à la main.

« À qui madame veut-elle que je donne la liste du linge des enfants ? demanda-t-elle à maman.

— Donne-la à Kolia et venez tous dire adieu aux enfants. »

La vieille voulut dire quelque chose, mais elle ne put parler. Elle cacha son visage avec son mouchoir, agita la main et sortit. Cela me fit de l’effet et mon cœur se serra un peu ; néanmoins l’impatience de partir l’emportait, et je continuai à écouter avec une indifférence parfaite la conversation de mes parents. Ils parlaient de choses qui ne les intéressaient évidemment ni l’un ni l’autre : ce qu’il faudrait acheter pour la maison, ce qu’il fallait dire à la princesse Sophie et à Mme Julie, si la route était bonne.

Phoca parut à la porte et exactement du même ton dont il annonçait : « Le dîner est servi, » il annonça : « Les voitures sont prêtes. » Je remarquai que maman frissonna et pâlit, comme si elle ne s’était pas attendue à cette nouvelle.

On dit à Phoca de fermer toutes les portes. Je trouvai cela très amusant : on aurait dit que nous nous cachions tous de quelqu’un.

On s’assit. Phoca fit comme les autres, mais sur un coin de chaise. Au même instant la porte cria et tout le monde tourna la tête. Nathalie Savichna entra précipitamment et alla s’asseoir, sans lever les yeux, sur la même chaise que Phoca, à côté de la porte. Je vois encore la tête chauve et le visage ridé et immobile de Phoca, le dos voûté et la bonne figure de Nathalie, avec son bonnet sous lequel on aperçoit des cheveux gris. Tous deux se serrent pour tenir sur la même chaise et tous deux sont mal.

Je continuai à être sans souci et impatient. Les dix secondes pendant lesquelles on resta assis, les portes fermées, me parurent une heure. Enfin chacun se leva et fit le signe de la croix ; puis les adieux commencèrent. Papa serra maman dans ses bras et l’embrassa plusieurs fois.

« Allons, mon amie, dit-il, nous ne nous séparons pas pour toujours.

— C’est tout de même triste ! » dit maman d’une voix entrecoupée par les larmes.

Quand j’entendis cette voix, que je vis ces lèvres tremblantes et ces yeux pleins de larmes, j’oubliai tout le reste et je ressentis une si affreuse tristesse, une telle douleur, que j’aurais voulu me sauver et ne pas lui dire adieu. Je compris à ce moment qu’en embrassant papa elle nous avait déjà fait intérieurement ses adieux.

Elle avait tant embrassé Volodia et fait tant de signes de croix sur lui, que je crus mon tour venu et me glissai auprès d’elle ; mais elle continuait à le bénir et à le serrer dans ses bras. Je pus enfin l’embrasser et, me cramponnant à elle, je pleurai, pleurai, sans penser à autre chose qu’à mon chagrin.

Lorsque nous sortîmes pour monter en voiture, nous trouvâmes dans le vestibule toute la domesticité venue pour nous dire adieu. Leurs « Donnez votre petite main », leurs gros baisers sonores et l’odeur de suif de leurs têtes éveillèrent chez moi un sentiment très voisin de l’agacement. Sous l’influence de ce sentiment, j’embrassai tout à fait froidement Nathalie Savichna sur son bonnet, lorsqu’elle me dit adieu en sanglotant.

Chose étrange ! je vois encore tous les domestiques et je pourrais dessiner leurs portraits jusque dans les moindres détails ; mais le visage et l’attitude de maman m’échappent entièrement. Cela vient peut-être de ce que, pendant toute cette scène, je n’eus pas une seule fois le courage de la regarder. Il me semblait que si je la regardais, son chagrin et le mien dépasseraient toutes les bornes.

Je me jetai dans la calèche avant que personne fût monté et m’assis au fond. La capote étant relevée, je ne voyais plus rien ; mais un instinct me disait que maman était encore là.

« La regarderai-je encore une fois ?… ce sera la dernière ! » Je me penchai hors de la calèche, du côté du perron. Pendant ce temps, maman, qui avait eu la même idée, faisait le tour de la voiture et m’appelait par l’autre portière. En entendant sa voix derrière moi, je me retournai si brusquement que nos têtes se cognèrent. Elle sourit tristement et m’embrassa une dernière fois en me serrant étroitement.

Les voitures parties, je voulus la revoir. Le vent agitait le fichu bleu noué sur ses cheveux. Elle montait lentement le perron, la tête baissée et le visage caché dans ses mains. Phoca la soutenait.

Papa était à côté de moi et ne disait rien. Je m’engouais à force de sangloter et ma gorge était si serrée que j’avais peur d’étouffer. En tournant sur la grande route, nous aperçûmes un mouchoir blanc qu’on agitait du balcon de la maison. J’agitai le mien et ce mouvement me calma un peu. Je continuais à pleurer ; mais la pensée que mes larmes montraient ma sensibilité m’était agréable et me consolait.

Au bout d’une verste, je devins plus tranquille et je me mis à contempler devant moi, avec une attention opiniâtre, l’objet le plus rapproché : c’était la croupe du cheval de côté. Je le regardai agiter sa queue et galoper ; il galopait mal ; le postillon lui allongea un coup de fouet et il corrigea son allure. Je regardai le harnais danser sur la croupe et se couvrir d’écume. Puis je me mis à regarder de côté les bornes du chemin, les champs ondoyants d’orge mûre, la jachère noire, où l’on apercevait une charrue, un moujik, un cheval et son poulain. Je jetai même un coup d’œil sur le siège, pour savoir quel postillon nous avions, et les larmes n’avaient pas encore séché sur mes joues que ma pensée était loin de ma mère, dont je venais peut-être de me séparer pour toujours. Cependant tous les souvenirs qui me traversaient l’esprit ramenaient ma pensée vers elle. Je me rappelais le champignon que j’avais trouvé la veille dans l’allée de bouleaux ; Lioubotchka et Catherine s’étaient disputées à qui le cueillerait, et elles aussi avaient pleuré en nous disant adieu.

Elles me faisaient peine ! Nathalie Savichna aussi me faisait peine, et l’allée de bouleaux, et Phoca. Jusqu’à l’odieuse Mimi qui me faisait peine ! Tout, tout me faisait peine ! Et pauvre maman ? Mes yeux se remplirent de nouveau de larmes, mais pas pour longtemps.


XI

L’ENFANCE


Enfance, heureuse enfance ! temps heureux, qui ne reviendra jamais ! Comment ne pas l’aimer, comment ne pas en caresser le souvenir ? Ce souvenir rafraîchit et relève mon âme ; il est pour moi la source des meilleures jouissances.

Je me rappelle que lorsque j’étais las de courir, je venais m’asseoir devant la table à thé dans mon petit fauteuil d’enfant, haut perché. Il était déjà tard, j’avais fini depuis longtemps ma tasse de lait sucré et mes yeux se fermaient de sommeil ; mais je ne bougeais pas ; je restais tranquille et j’écoutais. Comment ne pas écouter ? Maman cause avec une des personnes présentes, et le son de sa voix est si doux, si aimable ! À lui seul, il me dit tant de choses !

Je la regarde fixement avec des yeux obscurcis par le sommeil, et tout à coup elle devient toute petite, toute petite ; sa figure n’est pas plus grosse qu’un de mes boutons, mais reste nette : je vois que maman me regarde et qu’elle sourit. Je trouve amusant d’avoir une maman toute petite. Je cligne encore plus les paupières, et elle diminue, diminue : elle devient pas plus grande que les petits garçons qu’on voit au fond des yeux des gens. Mais j’ai remué, et le charme est rompu. Je fais les petits yeux, je change de position, je me donne beaucoup de peine pour rappeler le charme : c’est en vain.

Je me laisse glisser jusqu’à terre et vais tout doucement me coucher commodément dans un grand fauteuil.

« Tu t’endors, mon petit Nicolas, me dit maman. Tu ferais mieux d’aller te coucher.

— Je n’ai pas envie de dormir, maman. »

Des rêves vagues, mais délicieux, emplissent mon imagination ; le bon sommeil de l’enfance ferme mes paupières, et, au bout d’un instant je suis endormi. Je sens sur moi, à travers mon sommeil, une main délicate ; je la reconnais au seul toucher et, tout en dormant, je la saisis et la presse bien fort sur mes lèvres.

Tout le monde s’est dispersé. Une seule bougie brûle dans le salon. Maman a dit qu’elle se chargeait de me réveiller. Elle se blottit dans le fauteuil où je dors, passe sa belle main fine dans mes cheveux, se penche à mon oreille et murmure de sa jolie voix que je connais si bien : « Lève-toi, ma petite âme ; il est temps d’aller se coucher. »

Aucun regard indifférent ne la gêne : elle ne craint pas d’épancher sur moi toute sa tendresse et tout son amour. Je ne bouge pas ; mais je baise sa main encore plus fort.

« Lève-toi, mon ange. »

Elle met son autre main dans mon cou et me chatouille avec ses doigts effilés. Le salon silencieux est dans une demi-obscurité ; mes nerfs sont excités par le chatouillement et par le réveil ; maman est assise tout contre moi ; elle me touche ; je sens son parfum et j’entends sa voix : je me lève d’un bond, je jette mes bras autour de son cou, je me serre contre sa poitrine en murmurant : « Ô maman, chère petite maman, comme je t’aime ! »

Elle sourit de son sourire triste et charmant, prend ma tête à deux mains, m’embrasse sur le front et me met sur ses genoux.

« Tu m’aimes bien ? » Elle se tait un instant, puis elle reprend : « Vois-tu, aime-moi toujours ; ne m’oublie jamais. Si tu n’avais plus ta maman, tu ne l’oublierais pas ? Dis, mon petit Nicolas ? »

Elle me baise encore plus tendrement. Je m’écrie : « Oh ! ne dis pas cela, maman chérie, ma petite âme ! »

Je baise ses genoux et des ruisseaux de larmes coulent de mes yeux dans un transport d’amour.

Lorsque, après cette scène, je monte me coucher et que je m’agenouille devant les saintes images, enveloppé dans ma robe de chambre ouatée, quel sentiment étrange j’éprouve en disant : « Mon Dieu, veille sur papa et sur maman ! » Tandis que je récite les prières que mes lèvres d’enfant ont apprises en les répétant après ma chère maman, mon amour pour elle et mon amour pour Dieu se fondent en un seul et même sentiment.

Après ma prière, je vais me rouler dans mes petites couvertures, l’âme en paix et le cœur léger. Les images se chassent les unes les autres dans ma tête : que représentent-elles ? Elles sont insaisissables, mais pleines de pur amour et de lumineuses espérances de bonheur. Je pense à Karl Ivanovitch et à son sort amer. C’est le seul homme malheureux que je connaisse, et il me fait si grand’pitié, je me sens pris pour lui d’une telle tendresse, que les larmes coulent de mes yeux et que je me dis : « Que Dieu lui donne le bonheur ! Qu’il me donne le pouvoir de le secourir et d’alléger son chagrin ! Je suis prêt à tout sacrifier pour lui. » Je pense ensuite à mon joujou favori, un petit lièvre ou un petit chien de porcelaine ; je l’ai fourré sous mon oreiller de plume et j’admire comme il est bien là et comme il a chaud.

Je fais encore une petite prière où je demande à Dieu que tout le monde soit heureux et content et qu’il fasse beau demain pour la promenade ; je me retourne sur l’autre côté ; les idées et les rêves se mêlent et se confondent et je m’endors doucement, paisiblement, le visage encore humide de larmes.

Retrouveras-tu jamais la fraîcheur, l’insouciance, le besoin d’affection et la foi profonde de ton enfance ? Quel temps peut être meilleur que celui où les deux premières de toutes les vertus, la gaieté innocente et la soif insatiable d’affection, étaient les deux ressorts de ta vie ?

Où sont ces prières ardentes ? Où, ces précieuses larmes d’attendrissement ? L’ange de la consolation accourait ; il essuyait tes larmes avec un sourire et murmurait de doux rêves à l’imagination innocente de l’enfant.

La vie a-t-elle piétiné si lourdement sur mon cœur, que je ne doive plus jamais connaître ces larmes et ces transports ? Ne m’en reste-t-il que les souvenirs ?


XII

LES VERS


Environ un mois après notre arrivée à Moscou, j’étais assis à une grande table, au deuxième étage de la maison de notre grand’mère, et j’écrivais. En face de moi, le maître de dessin achevait de corriger une tête de Turc avec un turban, à la mine de plomb. Volodia, debout derrière le maître, avançait la tête par-dessus son épaule et le regardait faire. C’était le premier dessin à la mine de plomb de Volodia, et il devait être offert aujourd’hui même à grand’mère, dont c’était la fête.

« Vous ne mettez pas encore un peu d’ombre là ? demanda Volodia en se dressant sur la pointe des pieds et en désignant le cou du Turc.

— Non, c’est inutile, répondit le maître en serrant les crayons dans une boîte à coulisses. C’est très bien comme ça, n’y touchez plus. Et vous, petit Nicolas, continua-t-il en se levant et en regardant le Turc de côté, nous direz-vous enfin votre secret ? qu’est-ce que vous offrez à votre grand’mère ? Une tête aurait aussi été ce qu’il y avait de mieux. Bonsoir, messieurs. »

Il prit son chapeau, son cachet et sortit.

À ce moment-là, je pensais aussi qu’une tête aurait mieux valu que ce que je m’acharnais à faire. Quand on nous avait annoncé que la fête de grand’mère approchait et qu’il fallait préparer nos cadeaux, il m’était venu à l’idée de lui faire des vers. J’en avais tout de suite trouvé deux, qui rimaient, et je croyais que les autres viendraient avec la même facilité. Je ne peux pas me rappeler comment une idée aussi biscornue pour un enfant m’était entrée dans la tête, mais je me rappelle que j’en étais enchanté, et qu’à toutes les questions je répondais que j’apporterais certainement un cadeau à grand’mère, mais que je ne voulais pas dire ce que c’était.

Contre mon attente, il me fut impossible de trouver la suite. J’avais beau m’acharner, j’en étais toujours aux deux vers composés dans un moment d’inspiration. Je me mis à lire des poésies dans nos livres de classe, mais ni Dmitrief ni Derjavine ne me furent d’aucun secours ; au contraire, ils me firent sentir encore plus vivement mon incapacité. Je savais que Karl Ivanovitch aimait à rimer. J’allai tout doucement fouiller dans ses papiers et j’y trouvai, parmi diverses poésies allemandes, une pièce russe qui m’eut bien l’air d’être de lui.

« À Madame L***, à Petrovskoê, le 3 juin 1828.

« Souvenez-vous de près, — Souvenez-vous de loin, — Souvenez-vous de moi toujours. — Quand je serai dans ma tombe, souvenez-vous encore, — Combien fidèlement j’ai su aimer.

« Karl Mayer. »


Ces vers étaient écrits en belle ronde sur de fin papier à lettres. Ils me plurent, parce qu’ils étaient pleins de sensibilité. Je les appris par cœur et résolus de les prendre pour modèle. Les choses marchèrent dès lors beaucoup plus facilement. Le jour de la fête, j’avais un compliment en douze vers, tout prêt ; il ne me restait plus qu’à le copier sur du papier vélin, et c’est ce que je faisais dans la classe, assis à la grande table.

J’avais déjà gâché deux feuilles de papier, non pas qu’il me vînt à l’esprit de changer quoi que ce fût à mes vers : ils me paraissaient admirables ; mais, à partir du troisième, mes lignes commençaient à se retrousser par le bout, et elles se retroussaient de plus en plus, de façon que, même de loin, on voyait que c’était écrit de travers.

La troisième feuille était aussi de travers que les premières, mais je résolus de ne plus recommencer. Dans ma pièce, je félicitais ma grand’mère, je lui souhaitais beaucoup d’années de bonne santé et je terminais ainsi :

« Nous nous efforcerons d’être ta consolation — Et nous t’aimerons comme notre propre mère. »

Ce n’était pas mal du tout ; pourtant le dernier vers me choquait l’oreille. Je me répétais à demi-voix : Et nous t’aimerons comme notre propre mère. — Quelle autre rime en ère pourrait-on mettre ? terre ? verre ? …. Bah ! ça sera toujours mieux que ceux de Karl Ivanovitch !

J’écrivis le dernier vers et j’allai dans ma chambre lire ma pièce à haute voix, en y mettant de l’expression et en faisant des gestes. Mes vers étaient tous faux. Je ne m’arrêtais pas pour si peu, mais le dernier m’était de plus en plus désagréable. Je m’assis sur mon lit et me mis à réfléchir.

« Pourquoi ai-je mis : comme notre propre mère ? Maman n’y est pas ; il était inutile de faire penser à elle. Certainement, j’aime ma grand’mère, j’ai du respect pour elle, mais ce n’est pas du tout la même chose….. Pourquoi ai-je mis ça ? pourquoi mentir ? Il est vrai que ce sont des vers, mais c’était tout de même inutile. »

À cet instant, le tailleur entra. Il nous apportait des vestes neuves.

« Tant pis ! » m’écriai-je avec dépit en cachant les vers sous mon oreiller, et je courus essayer les habits du tailleur de Moscou.

Les habits de Moscou étaient superbes. Nos vestes couleur de cannelle, avec des boutons de bronze, prenaient parfaitement la taille — ça ne ressemblait pas à ce qu’on nous faisait à la campagne ; — nos pantalons noirs, également collants, dessinaient les formes et tombaient admirablement sur les bottes.

« Enfin, pensai-je, j’ai des pantalons à sous-pieds, — des vrais ! » J’étais transporté de joie et je regardais mes jambes dans tous les sens. La vérité est que mon costume collant me gênait et que j’étais très mal à mon aise ; mais je me gardai de l’avouer. Je déclarai au contraire que je me sentais tout à fait à l’aise et que, si mes habits avaient un défaut, c’était d’être un peu trop larges. Je passai ensuite un temps considérable devant mon miroir à me coiffer. J’avais mis beaucoup de pommade, néanmoins j’eus beau faire, jamais je ne pus obtenir que mes cheveux restassent lisses sur le haut de la tête. Dès que je cessais de les maintenir avec la brosse, ils se redressaient et se tortillaient dans tous les sens, me donnant une expression souverainement ridicule.

Karl Ivanovitch s’habillait dans l’autre chambre, et on lui apporta à travers la classe un frac bleu, accompagné d’objets blancs. J’entendis à la porte qui donnait sur l’escalier la voix d’une des femmes de chambre de ma grand’mère. Je sortis sur le palier pour savoir ce qu’elle voulait. Elle portait sur ses mains une chemise très empesée, et elle me raconta qu’elle ne s’était pas couchée de la nuit, pour que la chemise fût lavée et repassée à temps. Je m’offris à la porter à Karl Ivanovitch et je demandai si grand’mère était levée. « Comment, si elle est levée ! Elle a pris son café et l’archiprêtre est arrivé. Êtes-vous beau, au moins ! » ajouta-t-elle avec un sourire en regardant mon costume neuf.

Cette remarque me fit rougir. Je pirouettai sur un talon, fis claquer mes doigts et exécutai un saut. Ces mouvements étaient destinés à lui faire comprendre qu’elle-même ne savait pas à quel point j’étais beau.

Quand j’entrai chez Karl Ivanovitch avec la chemise, il était trop tard ; Karl Ivanovitch en avait mis une autre. Je le trouvai courbé devant le petit miroir posé sur sa table et tenant à deux mains sa cravate des grands jours. Il vérifiait si elle ne gênait pas les mouvements de son menton rasé de frais et, réciproquement, si son menton entrait facilement dans sa cravate. Il tira nos habits par devant et par derrière, pria Kolia de lui rendre le même service et nous emmena chez grand’mère. Je ris en pensant à l’odeur de pommade que nous répandions tous les trois dans l’escalier.

Karl Ivanovitch portait une petite boîte en carton, de sa fabrication. Volodia tenait son dessin, et moi mes vers. Chacun de nous avait sur le bout de la langue le compliment qui devait accompagner son cadeau. Au moment où Karl Ivanovitch ouvrit la porte de la salle, le prêtre avait déjà revêtu sa chasuble et la prière d’actions de grâces commençait.

Grand’mère, toute voûtée et s’appuyant avec les mains sur le dossier d’une chaise, était debout près de la muraille et priait avec ferveur. Papa se tenait à côté d’elle. Il se tourna vers nous et sourit en nous voyant cacher précipitamment nos cadeaux derrière notre dos et nous arrêter près de la porte dans l’espoir de ne pas être remarqués. Nous avions compté sur un effet de surprise : l’effet était complètement manqué.

Lorsque le défilé commença, je me sentis tout à coup paralysé par un accès de timidité insurmontable. Je compris que jamais je n’aurais le courage d’offrir mon cadeau et je me cachai derrière le dos de Karl Ivanovitch, qui débitait à grand’mère un compliment des plus fleuris. Il fit ensuite passer sa boîte de sa main droite dans sa main gauche, la remit à grand’mère et s’écarta de quelques pas, afin de faire place à Volodia. Grand’mère eut l’air d’être dans l’extase à la vue de sa boîte, qui était bordée de petits liserés en papier doré, et elle exprima sa reconnaissance avec le sourire le plus aimable. On voyait pourtant qu’elle ne savait où mettre cet objet. Pour s’en débarrasser, elle le donna à admirer à papa.

Quand celui-ci eut assez regardé, il passa la boîte à l’archiprêtre, qui sembla la trouver fort à son goût. Il branlait la tête et regardait avec curiosité tantôt la boîte, tantôt l’homme capable d’exécuter un pareil chef-d’œuvre.

Volodia offrit son Turc, qui reçut aussi les louanges les plus flatteuses. C’était mon tour : grand’mère se tourna vers moi avec un sourire d’encouragement.

Les gens timides savent que la timidité augmente en raison directe du temps et que le courage diminue dans la même proportion. En d’autres termes, plus la situation intimidante se prolonge, plus la timidité devient invincible et moins il vous reste de courage.

Tout ce qu’il me restait de hardiesse s’était envolé pendant que Karl Ivanovitch et Volodia offraient leurs cadeaux, et mon accès de timidité était arrivé à l’état aigu. Je me sentais rougir, devenir de toutes les couleurs ; les oreilles me brûlaient, de grosses gouttes de sueur me coulaient sur le front et sur le nez, tout mon corps frissonnait et transpirait. Je me dandinais d’un pied sur l’autre sans avancer.

« Allons, mon petit Nicolas, me dit papa ; montre-nous ce que tu tiens. C’est une boîte, ou un dessin ? »

Il fallut s’exécuter. Je tendis à grand’mère, d’une main tremblante, le fatal papier, que j’avais tout chiffonné, mais il me fut impossible d’articuler un son. J’étais bouleversé par l’idée qu’en recevant mes méchants vers, à la place du dessin attendu, elle les lirait à haute voix, de sorte que tout le monde saurait que je n’aimais pas ma maman et que je l’avais oubliée, puisque je promettais d’aimer grand’mère comme ma propre mère.

Comment peindre mes angoisses, tandis que grand’mère commençait effectivement à lire à haute voix, s’arrêtait au milieu d’un vers, faute de pouvoir déchiffrer, regardait papa avec un sourire qui me paraissait ironique, ne mettait pas les intonations que j’aurais voulu et, finalement, renonçait à cause de ses mauvais yeux et tendait le papier à papa, en le priant de lui lire toute la pièce, depuis le commencement ? Je crus qu’elle renonçait parce qu’elle trouvait ennuyeux de lire de si mauvais vers, écrits tout de travers, et parce qu’elle voulait que papa pût lire lui-même le dernier vers, qui prouvait si clairement mon manque de cœur. Je m’attendais à ce que papa me jetât mon papier au nez en disant : « Mauvais garnement, qui oublie sa mère… tiens, voilà ce que tu mérites ! » Mais il n’en fut rien, au contraire ; quand papa eut fini, ma grand’mère dit : « Charmant ! » et me baisa au front.

La boîte, le dessin et les vers furent placés sur la planchette adaptée au voltaire de grand’mère, à côté de deux mouchoirs de batiste et d’une tabatière ornée du portrait de maman.

« La princesse Varvara Ilinitch ! » annonça un des deux grands laquais qui montaient derrière le carrosse de grand’mère.

Grand’mère ne répondit rien. Elle considérait d’un air absorbé le portrait de maman, sur la tabatière d’écaille.

« Son Excellence ordonne-t-elle de faire entrer ? » demanda le laquais.


XIII

LES VISITES


« Fais entrer, » dit grand’mère en se renfonçant dans son voltaire.

La princesse Kornakof était une femme de quarante-cinq ans, petite, maigrelette et jaune, avec des cheveux et des sourcils rouges et de petits yeux verdâtres, dont l’expression contrastait avec la grimace en cœur de sa bouche. Elle parlait beaucoup, et toujours comme si on la contredisait, même quand personne n’avait rien dit.

Elle eut beau baiser la main de grand’mère et lui répéter à toute minute : « Ma bonne tante, » je remarquai que grand’mère avait quelque chose contre elle et levait ses sourcils d’un air singulier en écoutant l’histoire du prince Michel, qui aurait tant voulu accompagner sa femme et qui n’avait pas pu.

« Je sais qu’il a toujours une masse d’affaires, et puis, quel plaisir aurait-il à voir une vieille femme ? » dit grand’mère, et, sans laisser à la princesse le temps de répondre, elle continua :

« Comment vont vos enfants, ma chère ?

— Ils grandissent, ma tante, ils travaillent, ils deviennent polissons… »

Ma grand’mère, que les enfants de la princesse n’intéressaient pas du tout et qui avait envie de faire briller ses petits-enfants, tira avec précaution mes vers de dessous la boîte et déplia le papier. La princesse se tourna vers papa :

Figurez-vous, mon cousin, que l’autre jour Étienne a imaginé… »

Je n’entendis pas la suite. Quand elle eut fini, elle se mit à rire et dit en regardant papa d’un air interrogateur : « Il aurait mérité le fouet ; mais c’était si drôle, que je lui ai pardonné. »

La princesse dirigea ses yeux sur grand’mère, sans cesser de sourire.

« Est-ce que vous battez vos enfants, ma chère ? demanda grand’mère en levant les sourcils et en appuyant sur le mot battre.

— Oh ! je sais, ma bonne tante, que nous ne sommes pas d’accord sur ce chapitre. Moi, je crois qu’on ne fait rien des enfants sans la crainte. N’est-ce pas, mon cousin ? Rien ne leur fait aussi peur que les verges. »

Ici, ce fut nous qu’elle regarda d’un air interrogateur ; j’avoue que je n’étais pas trop à mon aise. « Quel bonheur, pensai-je, que je ne sois pas son fils ! »

Grand’mère replia mes vers et les replaça sous la boîte. Elle ne jugeait plus la princesse digne d’entendre mes œuvres. « Chacun est libre d’avoir son opinion, » fit-elle d’un ton qui mettait fin à la discussion.

La princesse se tut avec un sourire de condescendance, puis elle nous regarda d’un air affable et reprit : « Faites-moi donc faire la connaissance de vos jeunes gens. »

Nous nous levâmes et ne sûmes que faire : par quels signes témoignait-on qu’on faisait connaissance ?

« Baisez la main de la princesse, dit papa. Celui-ci, continua-t-il en montrant Volodia, sera homme du monde. Celui-là sera poète. »

À l’instant précis où il disait ces mots, je baisais la petite main sèche de la princesse, où il me semblait voir des verges.

« Lequel ? demanda-t-elle.

— Ce petit-là, avec ses cheveux en l’air, » dit gaiement papa.

« Qu’est-ce que mes cheveux lui ont fait ? Est-ce qu’on ne peut pas parler d’autre chose ? » pensai-je ; et j’allai me mettre dans un coin.

J’avais les idées les plus étranges sur la beauté : Karl Ivanovitch me paraissait le plus bel homme de l’univers entier ; — mais je savais très bien que j’étais laid, et toute allusion à mon extérieur me blessait douloureusement.

Je me rappelle parfaitement qu’un jour à dîner — j’avais alors six ans — on se mit à parler de ma figure. Maman s’efforçait d’y découvrir quelque chose de bien ; elle disait que j’avais des yeux intelligents, un joli sourire. À la fin, vaincue par les arguments de papa et par l’évidence, elle avoua que j’étais laid et, après le dîner, elle me donna une petite tape sur la joue en disant : « Rappelle-toi, mon petit Nicolas, que personne ne t’aimera jamais pour ta figure. Ainsi, tâche d’être un brave garçon et d’avoir de l’esprit. »

Ces mots me persuadèrent, non seulement que je n’étais pas beau, mais que je serais certainement brave garçon et intelligent.

En dépit de cette conviction, j’avais souvent des moments de désespoir. Je m’imaginais qu’il ne pouvait pas y avoir de bonheur sur la terre pour un homme ayant le nez aussi gros, les lèvres aussi épaisses et les yeux aussi petits. Je demandais à Dieu de faire un miracle et de me rendre beau. J’étais prêt à tout donner, dans le présent et dans l’avenir, en échange d’une jolie figure.

La princesse dut écouter mes vers. Elle accabla leur auteur de louanges et grand’mère s’adoucit, cessa de lui dire « Ma chère » et l’invita à venir passer la soirée avec tous ses enfants. La princesse accepta et, au bout d’un instant, elle se retira.

Il vint tant de visites de félicitations que, pendant toute la journée, il y eut toujours plusieurs équipages dans la cour, auprès du perron.

« Bonjour, chère cousine, » dit un des visiteurs en entrant, et il vint baiser la main de grand’mère.

C’était un grand vieillard de soixante-dix ans, en uniforme. Il avait de grosses épaulettes, et on apercevait sous son col une grande décoration blanche. Sa physionomie était ouverte et calme, ses mouvements avaient une aisance et une simplicité qui me frappèrent. Bien qu’il n’eût plus de dents et presque plus de cheveux, il était encore très beau.

Le prince Ivan Ivanovitch avait eu de très bonne heure un avancement brillant, grâce à ses avantages extérieurs, à sa bravoure, à son caractère noble, grâce aussi à une famille haut placée et puissante et à une bonne chance particulière. Son intelligence était moyenne, mais il était bon et il avait des sentiments élevés. Il était un des derniers représentants de l’éducation classique française à la mode au siècle dernier. Il avait lu tous les orateurs, tous les philosophes français du XVIIIe siècle, et il aimait à citer Racine, Corneille, Boileau, Montaigne, Fénelon. Il était aussi très versé dans la mythologie. Quant aux sciences et à la littérature moderne, il n’en avait pas même une teinture. Il causait simplement et bien, détestait l’originalité sous toutes ses formes et était fort du grand monde.

La plupart de ses contemporains avaient disparu. Il ne lui restait plus beaucoup de personnes comme ma grand’mère, ayant fait partie du même cercle, ayant reçu la même éducation et partageant les mêmes manières de voir. Aussi attachait-il un grand prix à leur vieille amitié et témoignait-il toujours à ma grand’mère les plus grands égards.

Je n’osais pas lever les yeux sur lui. Ses grosses épaulettes, la déférence que chacun lui témoignait, la joie que manifesta grand’mère en l’apercevant et le fait que seul au monde il n’avait pas peur d’elle, qu’il avait son franc parler et qu’il osait même l’appeler : « ma cousine », tout cela me pénétrait pour lui d’une vénération au moins égale à celle que m’inspirait ma grand’mère. Quand on lui montra mes vers, il m’appela.

« Qui sait, ma cousine ? ce sera peut-être un nouveau Derjavine, » dit-il en me pinçant la joue. Il me fit tant de mal, que, si je n’avais pas deviné que c’était une caresse, j’aurais crié.

Les visites s’en allèrent, papa et Volodia sortirent du salon, il ne resta que le prince, grand’mère et moi.

Il y eut un instant de silence.

« Pourquoi notre chère Nathalie Nicolaïevna n’est-elle pas venue ? demanda tout à coup le prince Ivan Ivanovitch.

— Ah ! mon cher, répliqua grand’mère en baissant la voix et en posant la main sur la manche de son uniforme, elle serait probablement venue, si elle était libre de faire ce qu’elle veut. Elle m’écrit que Pierre lui avait offert de l’amener, mais qu’elle a refusé, parce qu’ils n’ont pas du tout de revenus cette année. Elle ajoute que, même sans cela, elle n’aurait pas voulu amener toute sa maison à Moscou cette année ; que Dioubotchka est encore trop petite et qu’elle est encore plus tranquille pour les garçons, les sachant chez moi, que s’ils étaient avec elle… Tout cela est très beau, continua grand’mère d’un ton qui montrait clairement qu’elle ne trouvait pas du tout cela beau. Il était grand temps d’envoyer les garçons ici pour qu’ils apprennent quelque chose et qu’ils s’habituent au monde, Quelle éducation pouvait-on leur donner à la campagne ?… L’aîné va avoir treize ans et l’autre onze. Vous avez dû remarquer, mon cousin, que ce sont de vrais petits sauvages…. Ils ne savent pas entrer dans la chambre.

— Je ne comprends pas, répondit le prince, ces plaintes perpétuelles sur leurs affaires. Lui a une très belle fortune. Nathalie a Khabarovka, — nous y avons joué la comédie ensemble, dans le temps, — je le connais comme ma poche, et c’est un bien magnifique ! qui doit toujours donner de très beaux revenus.

— Je vous dirai entre nous, comme à un vrai ami, interrompit grand’mère avec une expression de tristesse, que tout cela m’a l’air de défaites qu’il a inventées pour être ici sans elle et pouvoir courir les cercles, les soupers et Dieu sait quoi Et elle ne se doute de rien. Vous savez quelle nature angélique : elle croit tout ce qu’il lui dit. Il lui a persuadé qu’il était nécessaire d’amener les enfants à Moscou, mais qu’il fallait qu’elle restât seule à la campagne avec son imbécile de gouvernante : elle l’a cru. Il lui dirait qu’il faut fouetter les enfants, comme la princesse Varvara Ilinitch fouette les siens, qu’elle le croirait, dit grand’mère en se retournant dans son fauteuil avec l’air du plus profond mépris. — Oui, mon ami, poursuivit-elle après un moment de silence en prenant sur sa petite table un des deux mouchoirs et en essuyant une larme, je me dis souvent qu’il est incapable de la comprendre et de l’apprécier, et qu’elle a beau l’aimer, être bonne et essayer de cacher son chagrin, — je le sais très bien, — elle ne peut pas être heureuse avec lui. Rappelez-vous ce que je vous dis, s’il ne… »

Grand’mère cacha son visage avec son mouchoir.

« Eh ! ma bonne amie ! dit le prince d’un ton de reproche, je vois que vous n’êtes pas devenue plus raisonnable — toujours à vous ronger et à pleurer pour des chagrins imaginaires. Comment n’avez-vous pas honte ? Il y a longtemps que je le connais pour un excellent mari, bon et attentif, et, de plus, c’est un parfait honnête homme. »

Ayant entendu involontairement une conversation qui ne m’était pas destinée, je m’esquivai sur la pointe du pied. J’étais très ému.


XIV

LES IVINE


« Volodia ! Volodia ! Les Ivine ! » criai-je en apercevant par la fenêtre trois jeunes garçons en paletots bleus à collets de castor, qui traversaient la rue en face de notre maison, précédés d’un jeune gouverneur élégant.

Les Ivine étaient nos parents, et à peu près de notre âge. Nous avions fait leur connaissance en arrivant à Moscou et nous nous étions liés.

Le second des Ivine, Serge, était brun et frisé. Il avait un petit nez retroussé et ferme, des lèvres très rouges et très fraîches, qui laissaient presque toujours apercevoir ses dents blanches, un peu trop en avant. Les yeux, d’un bleu foncé, étaient superbes, l’expression du visage singulièrement hardie. Jamais il ne souriait ; ou bien il était tout à fait sérieux, ou bien il riait aux éclats, d’un rire sonore, juste et extraordinairement séduisant. Sa beauté originale m’avait frappé dès le premier coup d’œil. Je me sentais irrésistiblement attiré vers lui. Il me suffisait de le voir pour être heureux, mais toutes les forces de mon âme étaient concentrées dans le désir de ce bonheur. Lorsqu’il m’arrivait de rester trois ou quatre jours sans le voir, je commençais à m’ennuyer et je devenais triste à pleurer. Endormi ou éveillé, je ne rêvais qu’à lui. Je me couchais en souhaitant de rêver à lui ; je fermais les yeux, je le voyais, et je cherchais à retenir cette vision chérie, la plus délicieuse des jouissances. Je n’aurais confié à personne au monde ce que j’éprouvais : mon sentiment m’était trop cher. Quant à lui, soit qu’il trouvât ennuyeux de rencontrer perpétuellement mes yeux inquiets fixés sur lui, soit, plus simplement, que je ne lui inspirasse aucune sympathie, il aimait beaucoup mieux jouer et causer avec Volodia qu’avec moi. J’étais néanmoins satisfait. Je ne désirais rien, je n’exigeais rien, j’étais prêt à tout lui sacrifier.

L’attrait passionné qu’il exerçait sur moi se mélangeait d’un autre sentiment non moins violent : la crainte de lui faire de la peine, de le froisser en quelque chose, de lui déplaire. C’était peut-être l’expression hautaine de sa physionomie, peut-être le prix exagéré que la honte de ma laideur me faisait attacher à la beauté chez les autres, peut-être, et c’est le plus probable, l’effet infaillible de l’affection : en tout cas, ma crainte était égale à ma tendresse.

La première fois que Serge m’adressa la parole, je demeurai tellement étourdi de ce bonheur inattendu, que je pâlis, rougis et ne pus proférer un mot. Il avait la mauvaise habitude, quand il réfléchissait, de regarder fixement le même point, en clignotant des yeux et en grimaçant avec son nez et ses sourcils. On s’accordait à trouver que cela le gâtait. Pour moi, ce tic me parut si joli, que je me mis involontairement à l’imiter ; quelques jours après notre première rencontre avec les Ivine, grand’mère demanda si j’avais mal aux yeux et pourquoi je clignotais comme une chouette. Jamais un mot affectueux ne fut prononcé entre Serge et moi. Il sentait son pouvoir et il l’exerçait inconsciemment, mais tyranniquement. Moi, quelque envie que j’eusse de lui dire tout ce que j’avais dans le cœur, je le craignais trop pour oser parler, je m’efforçais de paraître indifférent et je me soumettais avec résignation. Sa domination me semblait parfois lourde, insupportable ; mais j’étais incapable de la secouer.

Je ne puis penser sans tristesse à ces sentiments frais et purs, à cette tendresse immense et désintéressée, qui mourut sans s’être épanchée et sans avoir éveillé d’écho.

Chose singulière ! quand j’étais enfant, je tâchais de ressembler aux grands ; et dès que j’ai été grand, j’ai eu envie de ressembler aux petits. Que de fois, dans mes relations avec Serge, la crainte d’avoir l’air enfant m’a fait refouler mes sentiments et m’a rendu hypocrite ! Non seulement je n’osais pas l’embrasser, quoique j’en eusse parfois une envie extrême, ni le prendre par la main, ni lui dire que j’étais content de le voir, mais je n’osais pas l’appeler par son petit nom de Sérioja, et je lui disais toujours Serge ; c’était établi ainsi entre nous. Toute marque de sensibilité nous paraissait enfant. Nous n’avions pas encore traversé les expériences amères qui rendent les grandes personnes prudentes et réservées dans leurs relations, et nous nous privions des joies innocentes des douces amitiés d’enfance, uniquement pour le singulier plaisir de contrefaire les grands.

Je courus au-devant des Ivine jusque dans l’antichambre, je leur dis bonjour et je me précipitai à corps perdu chez grand’mère, à qui j’annonçai leur arrivée du même ton et de la même figure que si cette nouvelle devait rendre grand’mère profondément heureuse. Je les suivis ensuite au salon, sans quitter Serge du regard et sans perdre un de ses mouvements. Lorsque grand’mère fixa sur lui ses yeux perçants, en disant qu’il avait beaucoup grandi, je ressentis le mélange de crainte et d’espoir de l’artiste dont l’œuvre est soumise à un juge respecté, et qui attend son verdict.

Nous allâmes jouer. Serge tomba en courant et se cogna le genou si fort, que je crus qu’il se l’était cassé. Non seulement il ne pleura pas, mais il se remit à jouer comme si de rien n’était. Je ne saurais exprimer l’effet que me produisit cet héroïsme. J’eus bientôt une autre occasion d’admirer encore plus son courage et la fermeté extraordinaire de son caractère.

Iline Grapp était aussi venu jouer avec nous. Iline était fils d’un étranger pauvre, à qui mon grand-père avait jadis rendu service et qui se faisait à présent un devoir de nous envoyer très souvent son fils. S’il se figurait que ce dernier pût retirer honneur ou plaisir de notre connaissance, il se trompait entièrement. Non seulement nous n’étions pas aimables pour le jeune Grapp, mais nous ne nous occupions de lui que pour nous en moquer. Il avait treize ans ; il était grand, maigre, pâle, avec une vilaine figure d’oiseau et une expression débonnaire et humble. Ses vêtements étaient très pauvres, mais il mettait toujours tant de pommade, que nous prétendions qu’elle fondait, les jours de soleil, et coulait dans son cou. Quand je pense maintenant à Grapp, je me dis que c’était un très bon petit garçon, doux et serviable ; dans ce temps-là, il me faisait l’effet d’un de ces êtres méprisables qui ne méritent même pas qu’on les plaigne et qu’on pense à eux.

Nous étions en train de nous livrer à divers exercices gymnastiques. Iline nous considérait avec un sourire d’admiration timide, et, toutes les fois que nous lui proposions d’essayer de nous imiter, il refusait, en disant qu’il n’avait aucune force. À l’un de ces refus, Serge alla à lui : « Pourquoi est-ce qu’il ne veut rien faire ? Quelle fille !…. Il faut qu’il se tienne sur la tête ! »

Et Serge le saisit par le bras.

« Oui ! oui, sur la tête ! criâmes-nous en entourant Iline, qui eut peur et pâlit.

— Laissez-moi ! vous déchirez ma veste ! » criait la pauvre victime.

Ses cris ne firent que nous exciter davantage. Nous nous tordions de rire. La veste d’Iline craquait sur toutes les coutures. Nous lui mîmes la tête sur un dictionnaire, l’empoignâmes par ses pauvres jambes maigres et le soulevâmes les pieds en l’air.

Il arriva que tout à coup nos rires bruyants s’arrêtèrent. Il se fit dans la chambre un si profond silence, qu’on n’entendait que la respiration oppressée du malheureux Grapp. En cet instant je n’étais plus bien sûr que ce fût très drôle et très amusant. Nous le lâchâmes, il tomba, et tout ce qu’il put dire à travers ses larmes fut : « Pourquoi me tourmentez-vous ? »

Quand nous vîmes cette figure lamentable, bouffie à force de pleurer, ces cheveux en désordre, ces pantalons remontés et découvrant des liges de bottes sales, nous éprouvâmes un certain malaise ; nous nous taisions tous avec des sourires contraints.

Serge, à qui Iline, en se débattant, avait donné un coup de pied dans l’œil, fut le premier à se remettre.

« Vieille femme, va ! chiffon ! dit-il en le poussant du pied. On ne peut pas plaisanter avec lui.

— Tu es un méchant ! dit Iline en sanglotant.

— Ah ! on donne des coups de pied et on se plaint ! cria Serge en saisissant le dictionnaire et en le brandissant. Tiens ! attrape ! »

Je regardais avec compassion le pauvre petit, toujours étendu à terre. Il se protégeait la figure avec les mains et pleurait si fort, qu’on aurait dit qu’il allait expirer dans une convulsion.

« Ô Serge ! dis-je, pourquoi as-tu fait cela ?

— Bon !…. Est-ce que j’ai pleuré, moi, quand je me suis presque cassé la jambe ? »

C’est vrai, pensai-je, Grapp n’est qu’un pleurnicheur ; mais Serge, en voilà un qui est brave !.. Est-il brave !

Il ne me vint pas à l’esprit que le pauvre petit pleurait moins de la douleur physique que de l’idée que cinq enfants, vers lesquels il se sentait peut-être attiré, se liguaient, sans aucune espèce de raison, pour le haïr et le persécuter.

Je ne m’explique vraiment pas ma cruauté en cette circonstance. Comment n’ai-je pas été à lui ? Comment ne l’ai-je pas défendu et consolé ? Qu’était devenue la compassion qui me faisait pleurer à chaudes larmes au spectacle d’un jeune choucas tombé de son nid, ou d’un chien nouveau-né qu’on allait jeter, ou d’une poule que le marmiton emportait pour la mettre au pot ?

Ce précieux sentiment était-il étouffé par ma passion pour Serge et par le désir de lui paraître aussi déterminé que lui ? Triste passion et triste désir ! c’est à eux que je dois les seules taches des pages où j’inscris mes souvenirs d’enfance.

XV

ARRIVÉE DES INVITÉS


On attendait beaucoup de monde pour le soir. Il était aisé de le deviner à l’agitation qui régnait à l’office et au brillant éclairage qui donnait une physionomie nouvelle et un air de fête aux objets familiers du salon et de la grande salle. D’ailleurs le prince Ivan Ivanovitch avait envoyé sa musique, et il était clair que ce n’était pas pour rien.

Chaque fois que j’entendais une voiture, je me précipitais à la fenêtre, je plaçais mes mains, en abat-jour, sur mes deux tempes, et je regardais dans la rue, le nez collé aux vitres, avec curiosité et impatience. Au premier moment, tout paraissait noir. Peu à peu notre vieille connaissance, la petite boutique d’en face, émergeait de l’obscurité avec sa lanterne. C’était ensuite le tour de la grande maison à côté, avec ses deux fenêtres du bas éclairées. Enfin, du milieu de la rue se profilait quelque misérable traîneau de louage, ou un cocher rentrant chez lui à pied.

Une voiture vint enfin se ranger devant le perron. Convaincu que c’étaient les Ivine, qui avaient promis de venir de bonne heure, je courus à leur rencontre jusque dans l’antichambre. Au lieu des Ivine, derrière le bras en livrée qui ouvrait la porte apparurent deux personnes du sexe féminin : l’une, grande, enveloppée dans un manteau bleu à col de zibeline ; l’autre, petite, tout emmitouflée dans un châle vert d’où ne sortaient que deux petits pieds dans de petites bottes fourrées. Je crus de mon devoir de faire un salut, mais la petite personne alla se placer devant la grande sans prêter aucune attention à ma présence et resta immobile. La grande dénoua le mouchoir qui enveloppait la tête de la petite et défit le châle. Quand le laquais eut pris ces objets et ôté les petites bottes fourrées, à la place de la personne emmitouflée apparut une ravissante fillette d’une douzaine d’années, en robe de mousseline courte et décolletée et en pantalon blanc.

Elle avait de mignons petits souliers noirs et un velours noir à son cou blanc. Sa petite tête était toute frisée, et ses boucles châtaines seyaient si bien à son charmant visage et à ses épaules nues, que Karl Ivanovitch lui-même n’aurait jamais pu me faire croire que ses cheveux frisaient parce qu’ils avaient été toute la journée en papillotes dans des morceaux de la Gazette de Moscou et parce qu’on les avait pressés avec un fer chaud. Pour moi, elle avait dû naître avec cette tête frisée.

Les yeux étaient ce qui frappait dans sa figure. Ils étaient immenses, bombés, très couverts, et leur grandeur formait un contraste singulier, mais agréable, avec la petitesse de la bouche. Les lèvres étaient serrées, et le regard, dont l’expression sérieuse se communiquait à la physionomie tout entière, en faisait un de ces visages de qui l’on n’attend point de sourire et dont le sourire est d’autant plus ensorcelant.

Je me glissai dans la salle en évitant d’attirer l’attention et je jugeai indispensable de me promener de long en large, de l’air d’un homme absorbé qui ne s’aperçoit pas du tout qu’il arrive du monde. Quand les invitées furent à la moitié de la salle, je feignis de sortir tout à coup de ma rêverie, fis la révérence et expliquai que ma grand-mère était dans le salon. Mme Valakhine m’adressa un signe de tête bienveillant. Sa figure me plut beaucoup, parce que je lui trouvai une grande ressemblance avec sa fille Sonia.

Grand’mère parut ravie de voir Sonia. Elle la fit approcher, arrangea une boucle qui s’entêtait à retomber sur son front et dit en la regardant fixement : « Quelle charmante enfant ! » Sonia sourit, rougit et devint si jolie, que je rougis aussi en la regardant.

« J’espère que tu ne t’ennuieras pas chez moi, ma mignonne, dit grand’mère en la prenant par le menton et en relevant sa petite figure. Je te prie de bien t’amuser et de beaucoup danser. Nous avons déjà une dame et deux cavaliers, » ajouta-t-elle en s’adressant à Mme Valakhine et en me touchant de la main.

Ce rapprochement me fut si agréable, que je rougis de nouveau.

Sentant ma timidité s’accroître et entendant arriver une autre voiture, je crus devoir m’éloigner. Je trouvai dans l’antichambre la princesse Kornakof, avec son fils et un nombre invraisemblable de filles. Celles-ci avaient toutes la même figure ; elles ressemblaient toutes à leur mère et étaient toutes laides ; grâce à cette similitude, aucune n’attirait l’attention. Lorsqu’elles eurent ôté leurs manteaux et leurs boas, elles se mirent soudain à babiller toutes à la fois, avec de petites voix grêles, et à rire — probablement de se voir si nombreuses. Le fils, Étienne, était un garçon de quinze ans, grand et bien en chair, avec un visage défait, des yeux creusés et cernés, des pieds et des mains énormes pour son âge. Il était gauche et avait une voix désagréable et inégale, mais paraissait enchanté de lui. C’était tout à fait ainsi que je me représentais un garçon à qui l’on donne le fouet.

Nous restâmes assez longtemps debout, l’un en face de l’autre, ne disant rien et nous considérant attentivement. Nous fîmes ensuite un mouvement en avant, comme pour nous embrasser, mais, nous étant encore regardés les yeux dans les yeux, nous nous ravisâmes. Quand les robes de toutes les sœurs passèrent devant nous avec un froufrou, je demandai à Étienne, pour entamer la conversation, s’ils n’avaient pas été bien serrés dans la voiture.

« Je n’en sais rien, me répondit-il négligemment. Je ne vais jamais dans la voiture, parce que maman sait que ça me donne tout de suite mal au cœur. Quand nous sortons le soir, je vais toujours sur le siège, c’est bien plus amusant ; on voit tout, et Philippe me laisse conduire. Quelquefois je prends le fouet. Et les passants, vous savez ? quelquefois… Il fit un geste expressif. — C’est si amusant !

— Excellence, dit un laquais en entrant, Philippe demande où vous avez mis le fouet.

— Comment ! où je l’ai mis ? Je le lui ai rendu.

— Il dit que non.

— Alors je l’ai accroché à la lanterne.

— Philippe dit que non, et vous feriez mieux de dire que vous l’avez pris et que vous l’avez perdu ; sans ça, Philippe, sera obligé de payer vos polissonneries de son argent, » continua le laquais irrité, en s’animant de plus en plus.

Cet homme avait un air respectable et hargneux. À la chaleur avec laquelle il prenait le parti de Philippe, on sentait qu’il était décidé à tirer, à tout prix, cette affaire au clair. Par un sentiment spontané de délicatesse, je me retirai à l’écart en feignant de ne rien voir ni entendre. Les laquais qui se trouvaient dans l’antichambre agirent d’une façon tout opposée. Ils se rapprochèrent et regardèrent le vieux serviteur d’un air approbateur.

« Eh bien ! c’est bon ; je l’ai perdu, dit Étienne en éludant d’autres explications. Je lui payerai son fouet. C’est à crever de rire, ajouta-t-il en venant à moi et en m’entraînant vers le salon.

— S’il vous plaît, barine, avec quoi est-ce que vous payerez ? Je sais comment vous payez, moi. En huit mois, vous avez donné vingt kopeks en tout à Maria Vasilevna, à moi autant en deux ans, à Pierre….

— Veux-tu te taire ! cria le jeune prince en pâlissant de colère. Je le dirai !

— Je le dirai, je le dirai ! fit le laquais. Ça n’est pas bien, Excellence ! » cria-t-il avec un redoublement d’énergie au moment où nous entrions dans la salle, et il emporta les manteaux.

« Il a raison ! » dit derrière nous, d’un ton approbateur, une voix venue de l’antichambre.

Grand’mère avait un talent à part pour exprimer sa façon de penser sur les gens par la manière de distribuer et d’accentuer les tu et les vous. Lorsqu’elle employait le singulier ou le pluriel au rebours de l’usage reçu, ces nuances prenaient dans sa bouche une signification toute particulière. Quand le jeune prince vint la saluer, elle lui adressa quelques mots en lui disant vous, et le toisa avec un tel mépris, qu’à sa place je n’aurais su où me mettre. Mais Étienne était d’une autre pâte. Il ne fit aucune attention ni à l’accueil de grand’mère ni à elle-même, et salua toute la compagnie, sinon gracieusement, du moins d’un air très dégagé.

Sonia absorbait toute mon attention. Je me souviens que lorsque nous causions, Volodia, Étienne et moi, dans un endroit de la salle d’où nous apercevions Sonia et d’où elle-même pouvait nous voir et nous entendre, j’avais du plaisir à parler ; m’arrivait-il de dire une chose qui me semblait drôle ou crâne, j’élevais la voix et je lançais des coups d’œil par la porte du salon ; lorsque, au contraire, nous nous trouvions dans un endroit d’où l’on ne pouvait ni nous voir ni nous entendre du salon, je ne prenais plus aucun plaisir à la conversation et je me taisais.

Le salon et la salle se remplirent peu à peu. Ainsi qu’il arrive toujours aux bals d’enfants, il se trouvait parmi les invités quelques grands enfants qui n’avaient pas voulu perdre une occasion de s’amuser et qui ne dansaient soi-disant que pour faire plaisir à la maîtresse de maison.

Quand les Ivine arrivèrent, au lieu du plaisir que me causait d’ordinaire l’apparition de Serge, j’éprouvai une sorte d’irritation singulière de ce qu’il allait voir Sonia et en être vu.

XVI

AVANT LA MAZURKE


« Ah ! il paraît qu’on va danser chez vous, dit Serge en sortant du salon et en tirant de sa poche une paire de gants de peau tout neufs. Il faut mettre des gants. »

« Comment faire ? pensai-je. Nous n’avons pas de gants. Il faut monter en chercher. »

Mais j’eus beau mettre les commodes sens dessus dessous, j’y trouvai en tout : dans l’une, nos gants de voyage en laine verte ; dans l’autre, un gant de peau qui ne pouvait me servir à rien, pour trois raisons : premièrement, il était très vieux et très sale ; secondement, il était trop grand pour moi ; troisièmement, il y manquait le doigt du milieu, que Karl Ivanovitch avait coupé, il y avait très longtemps, pour s’en faire un doigtier, un jour où il avait eu mal à la main. Je mis pourtant ce reste de gant et je considérai fixement mon doigt du milieu, qui était invariablement plein d’encre.

« Si Nathalie Savichna était ici, on trouverait des gants dans ses coffres. Impossible de descendre comme ça : si l’on me demande pourquoi je ne danse pas, qu’est-ce que je répondrai ? Impossible de rester ici ; on s’apercevra en bas que je n’y suis pas. Que faire ? dis-je en agitant les mains.

« Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda Volodia, qui entra en courant. Viens vite inviter une danseuse… on va commencer.

— Volodia, dis-je en lui montrant ma main, dont deux doigts sortaient par le trou du gant sale, et en prenant une voix qui trahissait une situation désespérée : Volodia, tu n’as pas pensé à cela !

— À quoi ? fit-il impatiemment. Ah ! aux gants, ajouta-t-il avec la plus parfaite indifférence en regardant ma main. C’est vrai, nous n’en avons pas ; il faudra demander à grand’mère…… Qu’est-ce qu’elle va dire ? » Et, sans plus y penser, il redescendit en courant.

Le sang-froid avec lequel il traitait une circonstance qui me paraissait si importante me calma. Je me rendis en hâte au salon, oubliant complètement l’affreux gant passé à ma main gauche.

Je m’approchai avec précaution du fauteuil de grand’mère, la tirai légèrement par son mantelet et lui dis tout bas : « Grand’mère ! Comment faire ? nous n’avons pas de gants !

— Quoi, mon ami ?

— Nous n’avons pas de gants, répétai-je en me rapprochant insensiblement et en posant mes deux mains sur le bras du fauteuil.

— Eh bien ! et ça ? dit-elle en me saisissant tout à coup la main gauche. — Voyez, ma chère, continua-t-elle en s’adressant à Mme Valakhine, voyez comme ce jeune homme s’est fait élégant pour danser avec votre fille. »

Grand’mère me tenait vigoureusement et regardait gravement les assistants d’un air interrogateur. Elle ne me lâcha que lorsque la curiosité de tous les invités fut satisfaite et l’éclat de rire général.

J’aurais été profondément mortifié d’être vu par Serge dans cette situation, tout décomposé de honte et faisant de vains efforts pour retirer ma main ; mais je n’éprouvai aucun embarras vis-à-vis de Sonia, qui riait si fort qu’elle en pleurait et que ses boucles dansaient autour de sa petite figure empourprée. Je compris que son rire était trop franc pour être méchant ; au contraire, le fait que nous riions ensemble en nous regardant constituait un rapprochement. L’épisode du gant, qui aurait pu mal tourner, eut l’avantage de me mettre à mon aise avec la société du salon, qui m’avait toujours paru horriblement effrayante. Dans la salle, je n’étais pas le moins du monde intimidé.

Les souffrances des gens timides proviennent de ce qu’ils ignorent l’impression qu’ils ont produite. Dès que cette impression, quelle qu’elle soit, s’est manifestée clairement, la souffrance cesse.

Était-elle gentille, Sonia Valakhine, pendant qu’elle me faisait vis-à-vis dans un quadrille avec ce lourdaud de Kornakof ! Avec quel joli sourire elle me donnait sa petite main en faisant la chaîne ! Comme ses boucles châtaines sautaient gentiment, en mesure, sur sa petite tête, et comme ses petits pieds faisaient naïvement les jetés-assemblés ! À la quatrième figure, quand ma danseuse traversa et que je me préparai à faire cavalier seul, Sonia serra les lèvres d’un air sérieux et détourna la tête, tandis que j’attendais le moment de partir en mesure. Mais elle avait tort d’avoir peur pour moi. Je fis hardiment chassé en avant, chassé en arrière, balancé, et, en m’approchant d’elle, je lui montrai gaiement le gant, avec deux doigts sortant par le trou. Elle éclata de rire de tout son cœur et ses petits pieds glissèrent encore plus gracieusement sur le parquet. Je me rappelle aussi qu’au moment où nous faisions le rond, en nous tenant tous par la main, elle se pencha et frotta son petit bout de nez avec son gant, sans me lâcher. Je vois tout cela comme si j’y étais, et j’entends le quadrille aux sons duquel ces choses se passaient.

Je dansais la seconde contredanse avec Sonia. Quand je fus en place, à côté d’elle, je me sentis atrocement embarrassé. Je ne savais absolument pas de quoi lui parler. Mon silence devenant par trop prolongé, j’eus peur qu’elle ne me prît pour un sot et je résolus de la tirer à tout prix d’une semblable erreur.

« Vous êtes une habitante de Moscou ? » lui dis-je en français. Ayant reçu une réponse affirmative, je poursuivis : « Moi, je n’ai encore jamais fréquenté la capitale. »

Je comptais beaucoup sur l’effet du mot « fréquenter » ; toutefois je sentais qu’après ce début brillant, qui montrait combien j’étais fort en français, il me serait impossible de maintenir la conversation au même diapason. Ce n’était pas encore, de longtemps, notre tour de danser, et le silence avait recommencé. Je la regardais avec inquiétude, désireux de savoir quelle impression je produisais et attendant qu’elle vint à mon secours. « Où avez-vous trouvé ce drôle de gant ? » demanda-t-elle tout à coup, et cette question me causa un plaisir et un soulagement extrêmes. Je lui expliquai que le gant appartenait à Karl Ivanitch et je m’étendis avec une certaine ironie sur la personne de Karl Ivanitch. Je racontai combien il était grotesque quand il ôtait sa calotte rouge ; comment il était tombé un jour de cheval avec sa redingote verte, juste dans une mare, etc. Le quadrille passa comme un éclair. Tout cela était à merveille, mais pourquoi est-ce que je me moquais de Karl Ivanitch ? Aurais-je perdu la bonne opinion de Sonia, si j’avais parlé de lui avec l’affection et le respect qu’il m’inspirait ?

Quand la contredanse fut finie, Sonia me dit « merci » si gentiment, qu’elle n’aurait pas pris un autre ton si elle m’avait dû de la reconnaissance. J’étais dans l’enthousiasme, hors de moi de joie, je ne me reconnaissais pas : où avais-je pris cette hardiesse, cette assurance, cette audace même ? « Rien au monde ne pourrait m’intimider, pensais-je en me promenant avec insouciance dans la salle ; je suis prêt à tout ! »

Serge me proposa de lui faire vis-à-vis. « Bon, lui dis-je ; je n’ai pas de danseuse, mais j’en trouverai une. » Je parcourus la salle d’un regard résolu. Il ne restait plus de danseuse, excepté une grande demoiselle, debout à la porte du salon. Un grand jeune homme s’approchait d’elle, évidemment pour l’inviter ; il n’était plus qu’à deux pas, et j’étais à l’autre bout de la salle. Je glissai gracieusement sur le parquet, je volai, je fus devant elle en un clin d’œil, lui fis une révérence et la priai d’une voix ferme de m’accorder la contredanse. La grande demoiselle sourit d’un air protecteur, me donna la main, et le jeune homme resta sans danseuse.

J’avais tellement la conscience de ma force, que je ne fis aucune attention au dépit du jeune homme. Je sus ensuite qu’il avait demandé qui était ce petit garçon ébouriffé qui lui avait pris sa danseuse sous son nez.


XVII

LA MAZURKE


Le jeune homme à qui j’avais pris sa danseuse était du premier couple de la mazurke. Il s’élança de sa place, tenant sa danseuse par la main, et, au lieu d’exécuter le « pas de Basques », comme Mimi nous l’avait enseigné, il se contenta de courir en avant. Parvenu à l’angle opposé de la salle, il s’arrêta, écarta les pieds, frappa le parquet du talon, se retourna, fit un petit saut et reprit sa course. Je n’avais pas de danseuse pour la mazurke. Je m’étais assis derrière le grand fauteuil de grand’mère et je regardais.

« Qu’est-ce qu’il fait donc ? me disais-je. Ce n’est pas du tout ce que Mimi nous a appris. Elle assurait que tout le monde danse la mazurke sur la pointe des pieds, en glissant et en faisant des ronds de jambe ; mais ce n’est pas du tout ça. Les Ivine, Étienne, ils dansent tous, et personne ne fait le « pas de Basques » ; et Volodia a adopté la nouvelle manière. Ce n’est pas laid !… Comme Sonia est délicieuse ! Ah ! c’est son tour… » J’étais parfaitement heureux.

La mazurke tirait à sa fin. Quelques personnes âgées vinrent prendre congé de grand’mère et s’en allèrent. Les laquais traversaient la salle en évitant les danseurs et portaient avec précaution de quoi mettre le couvert dans les pièces du fond. Grand’mère était visiblement fatiguée, ne parlait qu’à contre-cœur et d’un ton traînant. Les musiciens recommençaient languissamment, pour la trentième fois, le même motif. La grande demoiselle avec qui j’avais dansé faisait la figure. Elle m’aperçut, sourit perfidement et vint à moi, sans doute pour faire plaisir à grand’mère, en amenant Sonia et l’une des innombrables Kornakof.

« Rose ou ortie ? me demanda-t-elle.

— Ah ! tu es là ? fit grand’mère en se retournant sur son fauteuil. Va, mon ami, va. »

J’avais plus envie de me cacher sous le fauteuil de grand’mère que d’aller ; mais comment refuser ? Je me levai, répondis : « Rose, » et regardai timidement Sonia. Je n’avais pas eu le temps de me reconnaître qu’une main gantée de blanc se trouvait dans la mienne et que la jeune princesse Kornakof se mettait en mouvement avec le sourire le plus engageant ; elle ne se doutait pas que je ne savais absolument que faire de mes jambes.

Je savais que le « pas de Basques » n’était pas à propos et qu’il pourrait même m’attirer un affront ; néanmoins, l’air connu de la mazurke produisant sur mes nerfs auditifs une excitation familière, l’oreille transmit cette excitation aux jambes, qui se mirent involontairement à exécuter sur la pointe des pieds le pas fatal, avec glissades et ronds de jambe. On me considérait avec étonnement. En ligne droite, cela allait encore, mais je m’aperçus qu’au tournant, si je ne faisais pas attention, je me trouverais inévitablement en avant de ma danseuse. Pour éviter ce désagrément, je m’arrêtai, avec l’intention d’imiter ce que j’avais vu faire si élégamment au jeune homme du premier couple. Mais au moment même où j’allais sauter, la jeune princesse tourna précipitamment autour de moi et se mit à contempler mes pieds d’un air de curiosité bête et d’étonnement. Cela me perdit. Je me troublai au point qu’au lieu de danser je piétinais sur place, de la manière la plus bizarre et pas même en mesure. Cela ne ressemblait à rien, et je finis par m’arrêter tout à fait. Tout le monde me regardait, qui avec surprise, qui avec curiosité, qui d’un air railleur, qui avec compassion ; ma grand’mère seule regardait avec une indifférence complète.

« Il ne fallait pas danser, si vous ne saviez pas ! » dit derrière moi la voix irritée de papa, et, m’ayant écarté, il prit la main de ma danseuse, fit avec elle un tour à l’ancienne mode, ce qui lui valut un succès général, et la reconduisit à sa place. Au même instant, la mazurke finit.

« Mon Dieu ! pourquoi me punis-tu si cruellement ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Tout le monde me méprise et me méprisera toujours… Toutes les routes me sont fermées désormais : amitié, amour, honneurs…, tout est perdu pour moi !!! Pourquoi Volodia me faisait-il des signes que tout le monde voyait et qui ne pouvaient me servir à rien ? pourquoi cette affreuse princesse regardait-elle comme ça mes pieds ? pourquoi Sonia… elle est bien gentille, mais pourquoi souriait-elle ? pourquoi papa a-t-il rougi et m’a-t-il pris par le bras ? Est-ce qu’il aurait honte de moi ? Oh, c’est affreux ! Si petite maman était là, elle ne rougirait pas de son petit Nicolas !… » Mon imagination vole au loin vers cette chère image. Je revois la prairie devant la maison, les grands tilleuls du jardin, l’étang transparent sur lequel les hirondelles volent en rond, le ciel bleu semé de nuages blancs et diaphanes, les meulettes odorantes de foin nouveau, et beaucoup d’autres images paisibles, aux belles couleurs, qui flottent dans mon imagination troublée.


XVIII

APRÈS LA MAZURKE


Au souper, le jeune homme à qui j’avais pris sa danseuse se plaça avec nous à la table des enfants. Il s’occupait de moi d’une manière qui m’aurait infiniment flatté si j’avais pu être sensible à quelque chose après le malheur qui m’était arrivé. On aurait dit qu’il voulait à tout prix me remettre en train ; il me faisait des agaceries, me traitait de luron, profitait des instants où les grandes personnes ne nous regardaient pas pour me verser des vins variés, qu’il me forçait à boire. À la fin du souper, quand le maître d’hôtel s’approcha avec une bouteille de Champagne enveloppée dans une serviette et ne m’en versa qu’une goutte, le jeune homme insista pour qu’il remplît la coupe et me la fit boire d’un trait. Je sentis une chaleur agréable dans tout mon corps, mon cœur se remplit de tendresse pour mon gai protecteur et je me mis à rire aux éclats.

Tout à coup la musique joua le « grand-père », et on se leva de table. Ce fut la fin de ma liaison avec le jeune homme. Il alla rejoindre les grands, et moi, n’osant le suivre, j’allai écouter ce que Mme Valakhine disait à sa fille.

« Encore une petite demi-heure, disait Sonia d’un ton persuasif.

— C’est vraiment impossible, mon ange.

— Je t’en prie, fais cela pour moi, insistait-elle d’une voix caressante.

— Est-ce que tu seras contente si je suis malade demain ? demanda Mme Valakhine, et elle eut l’imprudence de sourire.

— Tu veux bien ! nous restons ? cria Sonia en sautant de joie.

— Il faut bien faire ce que tu veux. Allons, va danser… tiens, voilà un cavalier, » dit-elle en me montrant.

Sonia me donna la main et nous courûmes vers la salle.

Le vin que j’avais bu, joint à la présence de Sonia et à sa gaieté, me fit complètement oublier le triste dénouement de la mazurke. J’exécutais les pas les plus comiques. Tantôt j’imitais le cheval et j’allais au petit trot en relevant fièrement les pieds, tantôt je piétinais en faisant le bélier qui tient tête à un chien ; et je riais de tout mon cœur, sans m’inquiéter le moins du monde de ce que pensaient les spectateurs. Sonia ne cessait pas non plus de rire. Nous tournions en rond, en nous tenant par les mains, et elle riait. Nous regardions un vieux barine, qui enjambait lentement, comme si c’était un gros obstacle, un mouchoir tombé, et elle éclatait. Je sautais au plafond pour montrer mon agilité, et elle se tordait.

En traversant le cabinet de grand’mère, je jetai un coup d’œil dans le miroir. J’étais en nage, tout ébouriffé, mes cheveux se tenaient plus en l’air que jamais. Avec cela, ma figure avait une si bonne expression, un tel air de santé et de joie, que je me plus.

« Si j’étais toujours comme en ce moment, pensais-je, je pourrais tout de même plaire. »

Mais quand je reportai mes yeux sur le joli visage de ma danseuse, j’y vis une beauté si délicate et si exquise, jointe à cette même expression de santé, de gaieté et d’insouciance qui m’avait plu chez moi, que je devins furieux contre moi-même : je compris l’absurdité d’espérer que moi je pourrais attirer l’attention d’une créature aussi merveilleuse.

Non seulement je n’espérais pas de retour, mais je n’y pensais même pas : mon âme n’en avait pas besoin pour déborder de bonheur. Je ne savais pas qu’au delà du sentiment de l’amour, qui inondait mon cœur de délices, il existe encore un bonheur plus grand, qu’on peut souhaiter quelque chose de plus que de ne jamais cesser d’aimer. J’étais content ainsi. Mon cœur battait comme celui d’un pigeon, le sang y affluait sans cesse et j’avais envie de pleurer.

Nous suivions le corridor. En passant devant le cabinet noir de dessous l’escalier, je le regardai et je pensai : quel bonheur, si je pouvais vivre toute ma vie avec elle dans ce cabinet noir ! sans que personne sache que nous sommes là !

« N’est-ce pas qu’on s’amuse bien, ce soir ? » dis-je d’une voix basse et tremblante, et je pressai le pas, effrayé moins de ce que j’avais dit que de ce que j’aurais voulu dire.

— Oh ! oui… beaucoup ! répondit-elle en tournant sa petite tête vers moi avec une expression si franche et si bonne, que ma peur s’en alla.

— Surtout depuis le souper… Si vous saviez combien je suis fâché (je voulais dire « triste », mais je n’osai pas) de penser que vous allez vous en aller et que nous ne nous reverrons plus.

— Pourquoi ne plus nous revoir ? dit-elle en regardant fixement le bout de ses souliers et en traînant son petit doigt sur un paravent en grillage devant lequel nous passions. Tous les mardis et les vendredis, nous allons nous promener en voiture, maman et moi, sur le boulevard Tverskoë. Est-ce que vous n’allez pas vous promener ?

— Nous demanderons certainement à y aller le mardi, et si on ne me le permet pas, je me sauverai tout seul, nu-tête. Je sais le chemin.

— Savez-vous une chose ? dit tout à coup Sonia. Il y a des garçons qui viennent à la maison, et je leur dis toujours tu. Disons-nous aussi tu. Veux-tu ? » ajouta-t-elle en secouant la tête et en me regardant droit dans les yeux.

À cet instant, nous entrions dans la salle, où commençait une autre partie, très animée, du « grand-père ».

« Dans…ez-le avec moi, dis-je, profitant d’un moment où la musique et le bruit pouvaient couvrir ma voix.

— Danse, pas dansez, » dit Sonia, et elle éclata de rire.

Le « grand-père » s’acheva sans que j’eusse réussi à placer une seule phrase avec tu, bien que je n’eusse pas cessé d’en inventer où tu revenait plusieurs fois. L’audace me manqua. « Veux-tu ? Danse », ces mots me résonnaient dans les oreilles et me grisaient. Je ne voyais rien ni personne, excepté Sonia. Je vis qu’on retroussait ses cheveux bouclés et qu’on les ramenait derrière les oreilles, découvrant ainsi les tempes et une partie de front que je n’avais pas encore vues. Je vis qu’on l’enveloppait de la tête aux pieds dans le châle vert, de sorte qu’on n’apercevait plus que son petit bout de nez. Je remarquai que si elle n’avait pas fait, de ses petits doigts roses, une ouverture en face de la bouche, elle aurait sûrement étouffé. Je vis qu’en descendant l’escalier derrière sa mère elle se retourna vivement de notre côté, fit un signe de tête et disparut par la porte.

Volodia, les Ivine, le jeune prince, nous étions tous amoureux de Sonia, nous étions tous sur l’escalier à la suivre des yeux. Auquel de nous s’adressait le signe de tête, je l’ignore ; mais, en cet instant, j’étais fermement convaincu qu’il m’était destiné.

En disant adieu aux Ivine, ce fut avec une parfaite liberté d’esprit et même une certaine froideur que je parlai à Serge et lui serrai la main. S’il comprit qu’à dater de ce jour il avait perdu et mon amitié et son empire sur moi, il est évident qu’il le regretta, quoiqu’il s’efforçât de manifester une indifférence complète.

Pour la première fois de ma vie, j’avais varié dans mes affections et, pour la première fois, je sentais la douceur du changement. Il me paraissait délicieux de troquer un attachement passé à l’état d’habitude et, pour ainsi dire, rebattu, contre un amour frais, plein de mystère et d’inconnu ; En outre, cesser d’aimer et commencer à aimer, le tout à la fois, c’est aimer deux fois plus fort qu’auparavant.


XIX

DANS MON LIT


« Comment ai-je pu aimer Serge si passionnément et si longtemps ? me disais-je une fois couché. — Non ! il n’a jamais compris, ni apprécié, ni mérité mon affection… et Sonia ? Est-elle délicieuse ! Veux-tu ?… À toi de commencer. »

Je bondis à quatre pattes, en me représentant avec vivacité sa petite figure, je tirai le couvre-pieds par-dessus ma tête, m’enroulai dedans de façon à ne pas laisser une seule ouverture et me recouchai. Je sentis une chaleur agréable et je me perdis dans des rêves et des souvenirs délicieux. Mes yeux regardaient fixement la doublure du couvre-pieds piqué, et je la voyais aussi nettement qu’une heure auparavant. Je causais en pensée avec elle, et cette conversation, entièrement dépourvue de sens du reste, me procurait des jouissances indescriptibles, parce que les tu et les toi y fourmillaient.

Ces rêves étaient si nets, que le plaisir et l’émotion m’empêchaient de dormir et que j’avais besoin de partager avec quelqu’un mon trop-plein de bonheur.

« Est-elle jolie ! dis-je presque haut en me retournant brusquement sur l’autre côté. Volodia, tu dors ?

— Non, répondit-il d’une voix endormie. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Je suis amoureux, Volodia. Je suis tout à fait amoureux de Sonia.

— Eh bien ! quoi ? répliqua-t-il en s’allongeant.

— Oh ! Volodia, tu ne peux pas te figurer ce qui m’arrive…. Tiens, je m’étais caché la tête sous le couvre-pieds, et je la voyais comme si je la voyais, et je causais avec elle… c’est tout bonnement étonnant. Et sais-tu encore une chose ? Quand je suis là, couché, et que je pense à elle, je deviens tout triste, Dieu sait pourquoi, et j’ai envie de pleurer. »

Volodia remua dans son lit.

« Je ne demanderais qu’une chose, continuai-je : être toujours avec elle, la voir toujours, et rien de plus. Et toi tu en es amoureux ? dis la vérité, Volodia. »

Tout étrange que cela soit, j’aurais voulu que tout le monde fût amoureux de Sonia et le racontât.

« Qu’est-ce que cela te fait ? dit Volodia en retournant de mon côté. — Peut-être.

— Tu n’as pas envie de dormir, tu fais semblant ! » m’écriai-je, remarquant à ses yeux brillants qu’il ne pensait pas du tout à dormir.

Je repoussai le couvre-pieds et je repris : « Parlons plutôt d’elle ! N’est-ce pas qu’elle est délicieuse ?… si délicieuse, que si elle me disait : « Nicolas, saute par la fenêtre », ou : « Jette-toi dans le feu », je te jure que je sauterais tout de suite, et avec joie. Ah ! qu’elle est délicieuse ! » ajoutai-je en me représentant qu’elle était là devant moi et, afin de bien jouir de son image, je me retournai brusquement sur l’autre côté et j’enfonçai ma tête sous l’oreiller.

« J’ai une envie terrible de pleurer, Volodia.

— Nigaud, va ! » dit-il en souriant.

Après un instant de silence, il reprit : « Je ne suis pas du tout comme toi. Si je le pouvais, je voudrais d’abord m’asseoir à côté d’elle et causer…

— Ah ! tu en es donc aussi amoureux ? interrompis-je.

— Ensuite, poursuivit Volodia en souriant tendrement, ensuite je baiserais ses petits doigts, ses petits yeux, ses petites lèvres, son petit nez, ses petits pieds… je la baiserais toute…

— Quelles sottises ! criai-je de dessous mon oreiller.

— Tu ne comprends rien, dit Volodia d’un ton de mépris.

— Pas du tout, je comprends, et c’est toi qui ne comprends pas, et tu dis des bêtises, fis-je à travers mes larmes.

— Il n’y a pas de quoi pleurer, voyons. Quelle fille ! »

XX

LA LETTRE


Le 16 avril, près de six mois après la journée que j’ai décrite, mon père entra chez nous pendant la classe et annonça que nous partirions avec lui, le soir même, pour la campagne. À cette nouvelle, mon cœur se serra et je pensai aussitôt à maman.

La cause de ce départ imprévu était la lettre suivante :


Petrovskoë, 12 avril.

« Il est dix heures du soir, je viens seulement de recevoir ta bonne lettre du 3 avril, et, selon mon habitude, j’y réponds tout de suite. Fédor l’avait apportée de la ville dès hier ; mais, comme il était tard, il ne l’a donnée à Mimi que ce matin. Mimi, sous prétexte que j’étais souffrante et agitée, l’a gardée toute la journée. J’avais en effet un peu de fièvre et, pour te dire la vérité, voilà quatre jours que je ne suis pas bien et que je ne me lève pas.

« Je t’en prie, cher ami, ne t’effraye pas : je ne me sens pas mal, et, si Ivan Vassilitch le permet, je me lèverai demain.

« Le vendredi de la semaine dernière, j’étais sortie en voiture avec les enfants. Au moment d’arriver à la grande route, près de ce petit pont qui m’a toujours fait peur, la calèche s’est embourbée. Le temps était superbe ; j’eus l’idée d’aller à pied jusqu’à la grande route pendant qu’on dégagerait la voiture. Arrivée à la chapelle, je me sentis très fatiguée et je m’assis pour me reposer ; mais, comme il fallut près d’une demi-heure pour rassembler du monde et désembourber la calèche, j’eus froid, surtout aux pieds, car j’avais des bottines minces et je les avais mouillées. Après le dîner, je sentis des frissons et de la fièvre ; je continuai pourtant à aller et venir, et, après le thé, je me mis à jouer à quatre mains avec Lioubotchka (tu ne la reconnaîtras pas : elle a fait des progrès !). Figure-toi mon étonnement quand je m’aperçus qu’il m’était impossible de compter les temps ! Je m’y repris à plusieurs fois ; mais tout s’embrouillait dans ma tête et j’avais comme un grand bruit dans les oreilles. Je comptais : un, deux, trois ; et puis : huit, quinze ; je m’apercevais que je me trompais, et pas moyen de compter juste. À la fin, Mimi vint à mon secours et me coucha presque de force. Voilà, mon ami, en détail, comment j’ai pris mal par ma faute. Le lendemain, j’ai eu la fièvre assez fort et notre bon vieil Ivan Vassilitch est venu. Il n’a pas quitté la maison depuis, et il assure que je sortirai bientôt. Quel excellent homme ! Pendant que j’avais la fièvre et le délire, il a passé la nuit à côté de mon lit, sans fermer l’œil. En ce moment, sachant que j’écris, il est allé trouver les petites dans le divan. J’entends qu’il leur raconte des contes allemands et qu’elles rient aux éclats.

« La belle Flamande, comme tu l’appelles, est ici depuis bientôt quinze jours, parce que sa mère est allée quelque part en visite, et me témoigne un vrai dévouement. Elle me confie tous ses secrets de cœur. Avec sa jolie figure, son bon cœur et sa jeunesse, il y aurait de quoi faire une fille charmante à tous égards, si elle était dans de bonnes mains. Dans le monde où elle vit, à en juger par ce qu’elle raconte, elle se perdra complètement. Il m’est venu à l’esprit que, si je n’avais pas déjà bien assez de mes enfants, je ferais une bonne œuvre en la prenant chez moi.

« Lioubotchka voulait t’écrire, mais elle a déjà déchiré trois feuilles de papier ; elle dit que « papa est trop moqueur ; que, si elle faisait une faute, il la montrerait à tout le monde. » Catherine est toujours aussi gentille, Mimi aussi bonne et aussi ennuyeuse.

« Parlons maintenant de choses sérieuses. Tu m’écris que tes affaires ne vont pas bien cet hiver et que tu seras forcé de prendre l’argent de Khabarovka. Comment peux-tu m’en demander la permission ! Cela m’a paru tout singulier. Est-ce que ce qui est à moi n’est pas à toi ?

« Tu es si bon, cher ami, que tu me caches la situation de tes affaires de peur de me faire de la peine ; mais je devine que tu as beaucoup perdu au jeu et je te jure que je ne t’en veux pas du tout. Pourvu que les choses puissent s’arranger, n’y pense pas, je t’en supplie, et ne te tourmente pas inutilement. Je suis habituée à ne pas compter pour les enfants sur tes gains ni même (ne m’en veuille pas) sur ta fortune. Je n’ai pas plus de plaisir quand tu gagnes que je ne suis fâchée quand tu perds. Je ne suis fâchée que de ta malheureuse passion pour le jeu, qui me vole une partie de ton cœur et m’oblige à te dire des vérités dures, comme en ce moment ; Dieu sait pourtant si cela m’est douloureux ! Je ne Lui demande qu’une chose, c’est de nous préserver… non pas de la pauvreté (qu’est-ce que la pauvreté ?), mais de cette situation terrible où les intérêts des enfants, que je devrai défendre, seront opposés aux nôtres. Jusqu’à présent Dieu m’a exaucée. Tu n’as pas dépassé la limite au-delà de laquelle nous serions contraints, soit de sacrifier une fortune qui n’est pas à nous, mais à nos enfants, soit de… C’est affreux rien que d’y penser, et ce terrible malheur nous menace toujours. Quelle lourde croix le Seigneur nous a donnée là à porter !

« Tu me reparles dans ta lettre des enfants et tu reviens à notre vieille querelle : tu me demandes de consentir à ce que tu les mettes en pension. Tu connais mes préventions contre les pensions.

« J’ignore, cher ami, si tu m’accorderas ma prière ; mais je te supplie, au nom de ton affection pour moi, de me promettre que jamais, ni pendant ma vie, ni après ma mort si Dieu nous sépare, tu ne feras cela.

« Tu m’écris que tu ne pourras pas te dispenser d’aller à Pétersbourg pour nos affaires. Le Seigneur soit avec toi, mon ami ! Pars, et reviens le plus tôt possible. Nous nous ennuyons tant sans toi ! Le printemps est superbe. On a déjà enlevé la porte du balcon ; le petit chemin qui mène à l’orangerie était tout à fait sec il y a quatre jours ; les pêchers sont en pleine fleur ; il ne reste plus que quelques plaques de neige par-ci par-là ; les hirondelles sont arrivées, et Lioubotchka m’a apporté aujourd’hui les premières fleurs. Le docteur dit que dans trois jours je serai tout à fait remise et que je pourrai aller me chauffer au soleil et respirer le bon air du printemps. Adieu, cher ami ; je t’en prie, ne t’inquiète ni de ma maladie ni de tes perles, Termine au plus vite tes affaires et reviens-nous pour tout l’été avec les enfants. Je fais des plans magnifiques pour cet été ; il ne nous manque que toi pour les exécuter. »

La suite de la lettre était écrite en français, d’une main inégale et presque illisible, sur un autre bout de papier.

« Ne crois pas ce que je t’ai écrit de ma maladie. Personne ne se doute à quel point elle est sérieuse. Moi seule, je sais que je ne m’en relèverai pas. Ne perds pas une minute ; viens et amène les enfants. Peut-être pourrai-je les embrasser et les bénir une dernière fois : c’est mon seul et dernier désir. Je sais quel coup cruel je te porte ; mais, plus tôt ou plus tard, par moi ou par les autres, tu l’aurais toujours reçu. Tâchons de supporter ce malheur avec courage et d’espérer en la miséricorde de Dieu. Soumettons-nous à sa volonté.

« Ne t’imagine pas que ce que je t’écris là soit le délire d’une imagination malade : au contraire, mes idées sont parfaitement nettes en ce moment et je suis tout à fait calme. Ne te berce pas du vain espoir que ce soient les pressentiments vagues et trompeurs d’une âme craintive. Non ; je sens, je sais (et je le sais, parce qu’il a plu à Dieu de me le révéler) que je n’ai plus que très peu de temps à vivre.

« Mon affection pour toi et pour les enfants finira-t-elle avec ma vie ? Cela ne se peut pas : mon cœur sent trop vivement, en ce moment même, pour croire que cet amour sans lequel je ne comprendrais pas la vie puisse jamais cesser d’être. Mon âme ne peut pas exister sans mon amour pour vous, et je sais qu’elle existera éternellement, ne fût-ce que parce qu’un sentiment pareil ne pourrait pas naître s’il devait jamais finir.

« Je ne serai plus avec vous, mais je suis fermement persuadée que mon amour ne vous quittera jamais, et c’est une pensée si consolante, que j’attends la mort paisiblement et sans crainte.

« Oui, je suis calme, et Dieu sait que j’ai toujours regardé la mort comme le passage à une vie meilleure ; mais d’où vient que les larmes m’étouffent ?… Pourquoi priver des enfants de leur chère maman ? Pourquoi te porter un coup si terrible et si inattendu ? Pourquoi est-ce que je meurs, quand votre affection me rendait si profondément heureuse ?

« Que sa sainte volonté soit faite !

« Les larmes m’empêchent de continuer. Je ne te reverrai peut-être pas. Je te remercie, mon précieux ami, de tout le bonheur que tu m’as donné dans cette vie. Je demanderai là-haut à Dieu de t’en récompenser. Adieu, mon ami chéri ; souviens-toi que, si je n’y suis plus, mon amour sera toujours avec toi. Adieu, Volodia ; adieu, mon ange, mon Benjamin, mon petit Nicolas !

« Est-ce qu’ils m’oublieront !… »


À la lettre était joint un billet de Mimi en français et ainsi conçu :


« Les tristes pressentiments dont cet ange vous parle n’ont été que trop confirmés par le docteur. Hier soir, elle avait donné l’ordre de porter tout de suite cette lettre à la poste ; croyant qu’elle avait le délire, j’ai attendu jusqu’à ce matin et je me suis décidée à l’ouvrir. À peine l’avais-je décachetée, que Nathalie Nicolaïevna m’a demandé ce que j’avais fait de la lettre et m’a ordonné de la brûler, si elle n’était pas partie. Elle ne cesse d’en parler et assure que cette lettre vous tuerait. Venez tout de suite, si vous voulez revoir cet ange avant qu’il nous quitte. Excusez ce barbouillage. Il y a trois nuits que je n’ai dormi. Vous savez combien je l’aime ! »

Nathalie Savichna, qui avait passé toute la nuit du 11 au 12 avril dans la chambre de maman, m’a raconté qu’après avoir écrit la première partie de sa lettre, maman l’avait posée à côté d’elle, sur la petite table, et s’était endormie.

« Moi-même, disait Nathalie Savichna, j’avoue que je m’étais assoupie dans mon fauteuil et que j’avais laissé tomber mon tricot. Voilà qu’à travers mon sommeil (il pouvait être une heure du matin) je l’entends parler toute seule. J’ouvre les yeux, je regarde : mon petit pigeon était assis sur son lit ; elle joignait ses petites mains… comme ça, et pleurait que ça faisait deux ruisseaux. Elle, dit encore : « Alors, tout est fini ? » et cacha son visage dans ses mains. Je ne fis qu’un saut : « Qu’est-ce que vous avez ? — Ah ! Nathalie Savichna, si vous saviez qui je viens de voir ! »

« J’eus beau lui faire des questions, je ne pus rien savoir de plus. Elle me dit seulement de lui approcher la petite table, écrivit encore quelque chose, fit cacheter la lettre devant elle et ordonna de la porter tout de suite à la poste. Depuis, ç’a toujours été de plus en plus mal. »

XXI

CE QUI NOUS ATTENDAIT À LA CAMPAGNE


Le 25 avril, nous descendîmes d’une calèche de voyage devant le perron de Petrovskoë. En partant de Moscou, papa paraissait préoccupé. Volodia lui ayant demandé : « Est-ce que maman est malade ? » il le regarda tristement et fit signe de la tête que « oui », sans prononcer un mot. Pendant le voyage, il se tranquillisa ; mais, en approchant de la maison, son visage prit une expression de plus en plus triste, et ce fut les yeux humides et la voix mal assurée qu’en descendant de voiture il demanda à Phoca : « Où est Nathalie Nicolaïevna ? »

Le bon vieux Phoca, qui accourait tout essoufflé, jeta à la dérobée un regard sur nous autres enfants, baissa les yeux, ouvrit la porte du vestibule et répondit en se détournant : « Il y a six jours qu’elle n’est sortie de sa chambre. »

Milka, qui, à ce que j’appris ensuite, n’avait pas cessé de gémir depuis que maman était malade, s’élança joyeusement vers mon père ; il sautait sur lui, poussait de petits cris, lui léchait les mains. Mais mon père l’écarta et traversa le salon, puis le divan, d’où l’on entrait directement dans la chambre à coucher. Plus il approchait de cette chambre, plus son inquiétude se trahissait à tous ses mouvements ; en entrant dans le divan, il s’était mis à marcher sur la pointe des pieds et à retenir son souffle, et il se signa avant de se décider à poser la main sur le bouton de la serrure. Au même moment, Mimi accourait par le corridor, dépeignée et les yeux rouges.

« Ah ! Pierre Alexandrovitch » ! dit-elle à demi-voix avec l’expression d’un désespoir sincère.

Puis, remarquant que papa tournait le bouton, elle ajouta tout bas : « On ne passe pas là… ; par l’autre porte. »

Oh ! l’impression d’angoisse que tout cela produisit sur mon imagination d’enfant, préparée à un malheur par d’affreux pressentiments !

Nous fîmes le tour par la chambre des servantes. Dans le corridor, nous rencontrâmes Akime, l’idiot dont les grimaces nous amusaient tant ; en ce moment, non seulement il ne me parut pas comique, mais rien ne me fit un effet aussi douloureux que l’aspect de son visage hébété et indifférent. Dans la chambre des servantes, deux filles qui travaillaient à je ne sais quoi se levèrent pour nous saluer, avec une expression si triste que j’en fus bouleversé. Nous traversâmes encore la chambre de Mimi ; papa ouvrit la porte de la chambre à coucher, et nous entrâmes. À droite de la porte étaient deux fenêtres sur lesquelles on avait tendu des châles. Nathalie Savichna était assise devant l’une des fenêtres, ses lunettes sur le nez, et tricotait un bas. Elle ne vint pas nous embrasser comme elle le faisait d’ordinaire ; elle se contenta de se lever, nous regarda à travers ses lunettes, et de grosses larmes coulèrent sur ses joues. Il me déplaisait fort de voir que tout le monde se mettait à pleurer en nous apercevant, tandis que les gens étaient tout à fait calmes auparavant.

À gauche de la porte étaient plusieurs paravents, les uns devant les autres, le lit, la petite table, une étagère couverte de fioles de pharmacie et un grand fauteuil dans lequel le docteur sommeillait. À côté du lit, une jeune fille très blonde et d’une beauté remarquable, en mante d’intérieur blanche, les manches un peu retroussées, mettait de la glace sur la tête de maman, que je ne voyais pas d’où j’étais. Cette jeune fille était la « belle Flamande » dont maman parlait dans sa lettre et qui joua par la suite un rôle si important dans notre famille. À notre entrée, elle se hâta d’ôter une de ses mains de la tête de maman pour arranger par devant les plis de sa mante, après quoi elle chuchota : « Elle n’a pas sa connaissance. »

J’avais un chagrin violent, mais je remarquais involontairement les riens les plus insignifiants. La chambre était très sombre, il y faisait chaud, et cela sentait à la fois la menthe, l’eau de Cologne, la camomille et les gouttes d’Hoffmann. Cette odeur me frappa à tel point, que non seulement lorsqu’il m’arrive de la sentir, mais rien qu’en y pensant, mon imagination me transporte à l’instant dans cette chambre obscure et étouffée et me représente tous les moindres détails de cette minute atroce.

Les yeux de maman étaient ouverts, mais elle ne voyait pas… Oh ! je n’oublierai jamais ce regard effroyable. Il exprimait tant de souffrance !…

On nous emmena.

Quand j’interrogeai ensuite Nathalie Savichna sur les derniers instants de maman, voici ce qu’elle me raconta :

« Après qu’on vous eut emmenés, elle s’agita encore longtemps, mon cher petit pigeon, comme si quelque chose l’étouffait ; ensuite elle laissa tomber sa tête sur l’oreiller et s’endormit si doucement, si paisiblement, qu’on aurait dit un ange du bon Dieu. J’étais sortie une minute pour dire de ne pas lui apporter à boire… ; je rentre, et qu’est-ce que je vois ? Elle agitait ses bras, ma chérie, tout autour d’elle, et faisait des signes à votre papa. Il se penche sur elle, mais on voit qu’elle n’a plus la force de parler : elle ouvre seulement la bouche et recommence à gémir. « Mon Dieu ! Seigneur ! les enfants ! les enfants ! » J’allais courir vous chercher ; Ivan Vassilitch m’arrêta en disant que ça l’agiterait encore plus et qu’il valait mieux ne pas y aller. Après cela, elle a seulement levé sa main et l’a laissée retomber. Dieu sait ce qu’elle voulait dire par là ! Moi, je crois qu’elle voulait vous bénir, bien que vous n’y fussiez pas. Dieu n’a évidemment pas permis qu’elle revît ses chers petits avant de mourir. Ensuite elle s’est soulevée, mon petit pigeon ; elle a mis ses petites mains comme ça, et tout d’un coup elle a dit, mais d’une voix telle que je ne peux pas y penser : « Mère de Dieu, ne les abandonne pas !… » Alors ça l’a prise au cœur, et on voyait à ses yeux qu’elle souffrait horriblement, la pauvre. Elle est retombée sur son oreiller, elle mordait son drap et des larmes lui coulaient comme ça, mon petit père….

— Et ensuite ? » demandai-je.

Nathalie Savichna ne pouvait plus parler : elle se détourna et pleura amèrement.

Maman mourut dans d’horribles souffrances.


XXII

LE CHAGRIN


Le lendemain, tard dans la soirée, je voulus la revoir encore une fois. Surmontant un sentiment involontaire de frayeur, j’ouvris doucement la porte de la salle et entrai sur la pointe du pied.

Au milieu de la pièce, sur une table, était le cercueil ; autour du cercueil, dans de grands chandeliers d’argent, des cierges allumés ; dans un coin éloigné de la salle, un chantre lisait les psaumes d’une voix basse et monotone.

Je m’arrêtai à la porte et me mis à regarder ; mais j’avais les yeux si fatigués à force de pleurer et les nerfs si troublés, que je ne distinguai rien. Tout se confondait d’une façon étrange : les cierges, le brocart, le velours, les grands chandeliers, l’oreiller rose garni de dentelles, le bandeau placé sur le front, le bonnet à rubans et une certaine chose transparente et couleur de cire qui était au milieu de tout cela. Je montai sur une chaise pour voir son visage ; mais, à l’endroit où il devait être, je retrouvai encore cette chose d’un blanc jaunâtre et transparent. Je ne pouvais pas croire que ce fût sa figure. Je me mis à considérer, cette figure avec plus d’attention, et peu à peu j’y retrouvai des traits charmants et familiers. Je frissonnai de terreur lorsque je fus convaincu que c’était elle. Pourquoi ses yeux clos sont-ils ainsi enfoncés ? Pourquoi cette affreuse pâleur et cette tache noire à la joue, sous la peau diaphane ? Pourquoi l’expression de tout le visage est-elle si sévère et si froide ? Pourquoi les lèvres sont-elles si blanches, et pourquoi le pli de la bouche est-il si beau, si solennel ? Pourquoi exprime-t-il une paix si au-dessus de cette terre, qu’en le regardant je sens un frisson glacé courir sur mon corps et dans mes cheveux ?

Je regardais, et je sentais qu’une force inexplicable et irrésistible attirait mes yeux vers ce visage sans vie. Je ne pouvais les en détacher, et, tout en regardant, mon imagination me représentait des tableaux brillants de vie et de bonheur. J’oubliais que le corps mort étendu devant moi, que je contemplais stupidement comme si cet objet n’avait rien eu de commun avec mes souvenirs, c’était elle. Je me la représentais tantôt dans une attitude, tantôt dans une autre : vivante, gaie, souriante ; puis, tout à coup, j’étais frappé par quelque détail du pâle visage sur lequel mes yeux étaient fixés : je me rappelais la terrible réalité, je frissonnais, mais je continuais à regarder. Les visions du passé se substituaient de nouveau à la réalité ; le sentiment de la réalité chassait de nouveau les visions, et ainsi de suite. À la fin, mon imagination lassée cessa de m’abuser ; le sentiment de la réalité s’effaça avec les visions, et je n’eus plus conscience de rien.

J’ignore combien de temps cela dura ; je serais incapable d’analyser l’état où je me trouvais ; je sais seulement que j’avais perdu le sentiment de mon existence et que j’éprouvais une sorte de jouissance sublime, triste et, en même temps, d’une douceur inexplicable.

Peut-être, du monde meilleur où elle s’était envolée, sa belle âme contemplait-elle avec tristesse le monde où elle nous avait laissés ; elle voyait mon chagrin, en avait pitié ; avec un divin sourire de compassion, elle descendait sur la terre, portée par les ailes de l’amour, pour me consoler et me bénir.

La porte cria et un chantre entra ; il venait remplacer l’autre. Ce bruit me fit revenir à moi, et ma première pensée fut qu’en me voyant debout sur cette chaise, les yeux secs et dans une pose qui n’avait rien de touchant, le chantre pourrait me prendre pour un petit garçon dépourvu de sensibilité, qui montait sur les chaises par curiosité : je fis le signe de la croix, m’inclinai et me mis à pleurer.

Lorsque je pense maintenant à ce que j’éprouvais alors, je m’aperçois que ma seule minute de vrai chagrin a été cette minute d’inconscience. Avant et après l’enterrement, je ne cessai pas de pleurer et d’être triste ; mais j’ai honte de me rappeler cette tristesse, car elle était toujours mêlée d’un sentiment personnel : tantôt le désir de montrer que j’avais plus de chagrin que tous les autres ; tantôt la préoccupation de l’effet que je produisais ; tantôt une curiosité sans but, qui attachait mes yeux sur le bonnet de Mimi ou sur les visages des assistants. Je me méprisais de ne pas être entièrement absorbé par la douleur et je m’efforçais de dissimuler les autres sentiments qui m’occupaient : il en résultait que mon chagrin manquait de naturel et de sincérité. J’éprouvais d’ailleurs un certain plaisir à penser que j’étais un enfant malheureux ; je m’appliquais à éveiller la conscience de mon malheur et ce sentiment égoïste contribuait plus que les autres à étouffer en moi le vrai chagrin.

Je dormis cette nuit-là profondément et tranquillement, ainsi qu’il arrive toujours après une grande douleur, et je m’éveillai les nerfs calmés et les larmes taries. À dix heures, on nous appela pour le service qui avait lieu avant la levée du corps. La salle était pleine de domestiques et de paysans qui venaient, tout en larmes, faire leurs adieux à la barine. Pendant le service, je pleurai convenablement ; je fis mes signes de croix et me prosternai jusqu’à terre ; mais ma prière ne partait pas du cœur et j’étais assez indifférent. J’étais très occupé de mon habit neuf, qui me faisait grand mal aux entournures ; je prenais garde de ne pas trop salir les genoux de mon pantalon, et j’examinais du coin de l’œil les assistants. Mon père était debout à la tête du cercueil, blanc comme un linge et ayant de la peine à retenir ses larmes. Sa haute taille, son habit noir, son visage pâle et expressif, ses mouvements, gracieux et assurés comme à l’ordinaire quand il faisait le signe de croix et s’inclinait jusqu’à toucher la terre du doigt, ou quand il prit le cierge des mains du prêtre et s’approcha de la bière, tout cela produisait un grand effet ; mais, je ne sais pourquoi, il me déplaisait que, juste en ce moment, il pût produire tant d’effet.

Mimi s’appuyait à la muraille et paraissait avoir peine à se tenir debout ; sa robe était fripée et son bonnet de travers, ses yeux rouges et gonflés ; sa tête branlait ; elle cachait sa figure avec ses deux mains et son mouchoir, et sanglotait à fendre l’âme. Il me sembla que ses sanglots n’étaient pas francs et qu’elle se cachait la figure afin de pouvoir s’arrêter de temps à autre sans qu’on s’en aperçût. Je me rappelai que, la veille, elle avait dit à mon père que la mort de maman était pour elle un coup qu’elle n’espérait pas supporter, qu’elle perdait tout, que cet ange (c’est ainsi qu’elle appelait maman) ne l’avait pas oubliée au moment de mourir et avait exprimé le désir d’assurer son sort et celui de Catherine. En faisant ce récit, elle pleurait à chaudes larmes, et il est possible que son chagrin fût sincère ; mais il n’était pas désintéressé.

Lioubotchka, vêtue d’une petite robe noire garnie de pleureuses, le visage inondé de larmes, la tête baissée, jetait de loin en loin un coup d’œil sur la bière, et sa physionomie n’exprimait alors qu’une frayeur enfantine. Catherine se tenait à côté de sa mère, et sa mine allongée ne l’empêchait pas d’être fraîche et rose comme toujours. La nature franche de Volodia paraissait jusque dans son chagrin. Tantôt il s’absorbait dans ses pensées et regardait fixement un objet quelconque ; tantôt sa bouche se tordait subitement, et il se hâtait de se signer et de se prosterner. Tous les étrangers qui assistaient à l’enterrement m’étaient insupportables. Les compliments de condoléance qu’ils adressaient à mon père, « qu’elle serait mieux là-haut, qu’elle n’était pas faite pour cette terre », me causaient une sorte d’irritation.

« Quel droit ont-ils, pensais-je, de parler d’elle et de la pleurer ? Quelques-uns d’entre eux nous ont appelés orphelins. Comme si nous avions besoin d’eux pour savoir que des enfants qui n’ont plus de mère s’appellent des orphelins ! Ils auront voulu être les premiers à nous donner ce nom, exactement comme on se presse pour être le premier à appeler une nouvelle mariée « madame ».

Dans le coin le plus reculé de la salle, se cachant derrière la porte ouverte de l’office, une vieille femme aux cheveux gris et au dos voûté était agenouillée. Les mains jointes et les yeux au ciel, elle ne pleurait pas : elle priait. Son âme s’élevait vers Dieu ; elle lui demandait de la réunir bientôt à celle qu’elle avait aimée plus que tout au monde, et elle espérait fermement que Dieu l’exaucerait bientôt.

« Voilà celle qui l’aimait véritablement, » pensai-je, et j’eus honte de moi-même.

Le service était terminé. Le visage de la morte était découvert, et tous les assistants, à l’exception de nous, s’approchèrent l’un après l’autre pour la baiser.

Presque en dernier, se trouva une paysanne tenant dans ses bras une jolie petite fille d’environ cinq ans. Dieu sait pourquoi elle l’avait amenée là ! Je venais de laisser tomber par mégarde mon mouchoir humide et je me baissais pour le ramasser, quand j’entendis un cri perçant, effroyable, un cri exprimant une telle terreur, que je ne l’oublierai jamais, vivrais-je cent ans, et que, lorsque j’y pense, j’en ai encore le frisson. Je relevai la tête ; la paysanne était montée sur le tabouret, à côté de la bière, et s’efforçait de retenir la petite fille, qui se débattait, se rejetait en arrière avec une expression d’épouvante et regardait le cadavre avec des yeux dilatés, en poussant des hurlements effroyables. Je jetai un cri encore plus effroyable, je crois, que les siens, et je m’enfuis à toutes jambes hors de la salle.

Je ne compris qu’à ce moment d’où venait l’odeur lourde et prononcée qui se mêlait à l’odeur de l’encens et remplissait la chambre ; l’idée que ce visage, si beau et si aimable quelques jours auparavant, le visage de ce que j’aimais le mieux au monde, pouvait inspirer l’épouvante, me dévoila, pour ainsi dire, la cruelle vérité et remplit mon âme de désespoir.


XXIII

DERNIERS SOUVENIRS TRISTES


Maman n’était plus, et notre vie continuait à tourner dans le même cercle. Nous nous levions et nous nous couchions aux mêmes heures et dans les mêmes chambres. Le thé du matin, le thé du soir, le dîner, le souper, tout était comme par le passé. Les tables et les chaises étaient à leurs places habituelles. Rien n’était changé dans la maison et dans notre existence ; seulement elle n’y était plus…

Il me semblait qu’après un malheur pareil tout aurait dû changer, que notre train de vie accoutumé était une offense pour sa mémoire et faisait sentir trop vivement son absence.

La veille de l’enterrement, après le dîner, j’avais eu envie de dormir et j’étais allé dans la chambre de Nathalie Savichna avec l’intention de m’étendre sur son bon lit de plumes, sous le chaud couvre-pieds piqué. En entrant, je la trouvai couchée et ayant l’air de dormir. Au bruit de mes pas, elle se souleva, ôta un fichu de laine destiné à garantir sa tête des mouches, arrangea son bonnet et s’assit sur le bord du lit.

Il m’était déjà arrivé souvent d’aller après le dîner faire un somme dans sa chambre. Elle devina donc pourquoi j’étais venu et me dit en faisant un mouvement pour se lever : « Eh bien ! mon petit pigeon est venu se reposer ? Couchez-vous.

— Quelle idée, Nathalie Savichna, dis-je en l’arrêtant par le bras. Ce n’est pas du tout pour ça… J’étais venu… Vous êtes fatiguée ; couchez-vous plutôt.

— Non, mon petit père, j’ai bien assez dormi, me dit-elle (je savais qu’elle ne s’était pas couchée depuis trois jours). Et puis ce n’est pas le moment de dormir, » ajouta-t-elle avec un profond soupir.

J’avais envie de causer un peu de notre chagrin avec Nathalie Savichna. Je connaissais sa sincérité et son attachement et il m’aurait été doux de pleurer avec elle.

« Nathalie Savichna, dis-je après un instant de silence en m’asseyant sur le lit, est-ce que vous vous y attendiez ? »

Elle me regarda d’un air perplexe et curieux, ne comprenant pas pourquoi je lui demandais cela.

« Qui pouvait s’y attendre ? repris-je.

— Ah ! mon petit père, dit-elle en me jetant un regard singulièrement douloureux et tendre, on ne pouvait pas s’y attendre, et je ne peux pas encore y penser. Je suis vieille ; il y a longtemps que mes vieux os devraient se reposer ; et c’est moi qui les enterre tous : le vieux barine votre grand-père, d’éternelle mémoire, le prince Nicolas Mikhaïlovitch, ses deux frères, sa sœur Annouchka, je les ai tous enterrés, et ils étaient tous plus jeunes que moi, mon petit père, et voilà qu’il faut encore que je lui survive, pour mes péchés bien sûr. Que sa sainte volonté soit faite ! Il l’a prise parce qu’elle en était digne ; là-haut aussi, il a besoin des bons. »

Cette idée naïve me produisit une impression consolante, et je me rapprochai de Nathalie Savichna. Elle avait croisé ses mains sur sa poitrine et regardait en haut ; ses yeux humides et creusés exprimaient une douleur immense, mais tranquille. Elle espérait fermement que Dieu ne la séparerait pas longtemps de celle sur qui, depuis tant d’années, s’étaient concentrées toutes les forces de son cœur.

« Oui, mon petit père, voilà bien longtemps que j’étais sa bonne, et que je l’emmaillotais. Elle m’appelait Natacha. Elle accourait à moi, me prenait avec ses menottes et se mettait à m’embrasser en disant : « Ma Nacha, ma jolie, ma petite poule. » Et moi, pour la taquiner, je disais : « C’est pas vrai, petite mère, vous ne m’aimez pas ; attendez seulement que vous ayez grandi, vous vous marierez et vous oublierez votre Nacha. » — Alors elle réfléchissait. « Non, disait-elle, j’aime mieux ne pas me marier si je ne peux pas emmener Nacha ; je ne quitterai jamais Nacha. » Et voilà, elle m’a quittée, elle ne m’a pas attendue. Elle m’aimait pourtant ! À dire vrai, qui n’aimait-elle pas ? Oui, petit père, il est impossible que vous oubliiez votre maman ; ce n’était pas une créature humaine, c’était un ange du ciel. Quand son âme sera dans le paradis, elle continuera à vous aimer de là et à se réjouir cause de vous.

— Pourquoi est-ce que vous dites : « quand elle sera dans le paradis », Nathalie Savichna ? demandai-je. Je pense qu’elle y est déjà.

— Non, mon petit père, dit Nathalie Savichna en baissant la voix et en se rapprochant de moi sur le bord du lit ; à présent, son âme est ici. »

Elle montrait le plafond. Elle parlait presque bas, avec tant d’émotion et de foi, que je levai involontairement les yeux et regardai les corniches en cherchant quelque chose.

« Avant que l’âme du juste aille dans le paradis, elle subit encore quarante épreuves, mon petit père, pendant quarante jours, et elle peut rester dans sa maison…. »

Elle continua longtemps sur ce ton, s’exprimant avec autant de simplicité et de conviction que s’il s’était agi de choses toutes naturelles, qu’elle avait vues de ses yeux et sur lesquelles personne ne pouvait avoir l’ombre d’un doute. Je l’écoutais en retenant ma respiration. Je ne comprenais pas très bien ce qu’elle me disait, mais je la croyais de toute mon âme.

« Oui, mon petit père, dit-elle en terminant, en ce moment, elle est ici, elle nous regarde, elle écoute peut-être ce que nous disons. »

Elle baissa la tête et se tut. Elle eut besoin d’un mouchoir pour essuyer ses larmes ; elle se leva, me regarda bien en face et dit d’une voix tremblante d’émotion :

« Le Seigneur m’a fait avancer de bien des pas vers lui, par ce coup-là. Qu’est-ce qu’il me reste à faire ici ? pourquoi vivre ? qui aimer ?

— Est-ce que vous ne nous aimez pas ? demandai-je d’un ton de reproche et prêt à pleurer.

— Dieu sait si je vous aime, mes petits pigeons ; mais aimer quelqu’un comme je l’aimais, je n’ai jamais pu et je ne peux pas. »

Elle ne put en dire davantage. Elle se détourna et sanglota bruyamment.

Je ne pensais plus à dormir. Nous restions assis en silence l’un auprès de l’autre et nous pleurions.

Phoca entra. En voyant notre situation, il eut peur de nous déranger ; il s’arrêta près de la porte et nous regarda timidement sans rien dire.

« Qu’est-ce que tu veux, Phoca ? demanda Nathalie Savichna en s’essuyant les yeux avec son mouchoir.

— Une livre et demie de raisins secs, quatre livres de sucre et trois livres de riz, pour la koutia[2].

— Tout de suite, tout de suite, petit père. »

Nathalie Savichna prit à la hâte une prise de tabac et se dirigea à petits pas pressés vers un coffre. Les dernières traces de la tristesse causée par notre conversation s’effacèrent dès qu’elle fut occupée de son service, qu’elle jugeait de la plus haute importance.

« Pourquoi quatre livres ? dit-elle d’un ton grognon en prenant du sucre et en le mettant dans la balance. Trois livres et demie, c’est assez. »

Elle ôta plusieurs morceaux du plateau.

« Et qu’est-ce que ça signifie ? C’est hier soir que j’ai donné huit livres de riz, et ils en redemandent ! Tu diras ce que tu voudras, Phoca, mais je ne donne pas de riz. Vanka est content que la maison soit sens dessus dessous : il croit qu’on ne fera pas attention. Non, je ne laisserai pas gâcher le bien des maîtres. A-t-on jamais vu ça, huit livres ?

— Qu’y faire ? Il dit que tout est mangé.

— C’est bon, le voilà ! Qu’il le prenne ! »

À l’époque dont je parle, je fus très frappé de ce brusque passage d’un attendrissement touchant à des grogneries et à des tatillonnages. Depuis, j’ai compris en y réfléchissant, que ce qui se passait dans son âme lui laissait la présence d’esprit nécessaire pour vaquer à ses affaires, et que la force de l’habitude l’attirait vers ses occupations ordinaires. Son chagrin était si violent, qu’elle trouvait inutile de dissimuler qu’elle était capable de s’occuper de choses indifférentes ; elle n’aurait même pas compris qu’on pût avoir une idée semblable.

La vanité est le sentiment le plus incompatible avec une douleur vraie, et, en même temps, la vanité fait tellement partie intégrante de la nature humaine, qu’elle perd rarement ses droits devant un chagrin, même le plus violent. Elle se déguise alors en désir de paraître affligé, ou malheureux, ou courageux, et ces sentiments bas, que nous ne nous avouons pas à nous-mêmes, mais auxquels nous n’échappons guère, — fût-ce dans la peine la plus vive, — énervent notre douleur, l’avilissent et lui enlèvent sa sincérité. Mais Nathalie Savichna était trop profondément malheureuse pour qu’il y eût place dans son âme pour un désir quelconque ; elle ne vivait plus que par la force de l’habitude.

Elle remit à Phoca les provisions demandées et lui rappela le pâté destiné à la table du clergé. Quand il fut parti, elle prit son tricot et se rassit à côté de moi.

La conversation recommença sur le même sujet, nous repleurâmes et ressuyâmes nos yeux.

J’allais tous les jours causer ainsi avec Nathalie Savichna. Ses larmes douces, ses discours tranquilles et pieux me faisaient du bien et me consolaient.

Mais on nous sépara bientôt. Trois jours après l’enterrement, nous partîmes tous pour Moscou, et je ne devais plus revoir Nathalie Savichna.

Ma grand’mère n’apprit l’affreuse nouvelle qu’à notre arrivée, et son chagrin fut terrible. On ne nous la laissa pas voir, parce qu’elle n’avait pas sa tête. Cela dura toute une semaine, et les médecins craignirent pour sa vie, d’autant qu’elle ne voulait prendre aucun remède, qu’elle refusait de parler ou de manger et qu’elle ne dormait pas. Parfois, assise dans son fauteuil, seule dans sa chambre, il lui prenait tout à coup un accès de rire, suivi de sanglots sans larmes qui aboutissaient à des convulsions, puis à des cris forcenés, à des mots dépourvus de sens ou effroyables. C’était son premier grand chagrin, et il la terrassait. Elle avait besoin d’accuser quelqu’un et elle prononçait des paroles horribles, des menaces furibondes. Elle se levait brusquement de son fauteuil, arpentait rapidement la chambre à grandes enjambées et tombait évanouie.

J’entrai une fois chez elle. Elle était assise dans son fauteuil, à l’ordinaire, et paraissait calme ; mais son regard me frappa. Ses yeux, très ouverts, étaient vagues et comme hébétés. Elle les fixait sur moi et elle avait l’air de ne pas me voir. Ses lèvres s’entrouvrirent lentement, elle sourit et dit d’une voix tendre qui vous remuait : « Viens ici, mon ange ; approche-toi ». Je crus que c’était à moi qu’elle parlait et je m’approchai : ce n’était pas moi qu’elle voyait.

« Ah ! si tu savais, ma bien-aimée, combien j’ai eu de chagrin et comme je suis contente que tu sois arrivée… » Je compris qu’elle se figurait voir maman, et je m’arrêtai.

« Ils m’ont dit que tu n’étais plus là, continua-t-elle en fronçant les sourcils ; quelle bêtise ! Est-ce que tu peux mourir avant moi ? » Et elle partit d’un éclat de rire nerveux, horrible à entendre.

Les personnes capables d’affections vigoureuses sont seules capables de chagrins vigoureux ; mais ce même besoin d’aimer les sauve, en réagissant contre la douleur. C’est pourquoi la nature morale de l’homme est encore plus vivace que sa nature physique. Le chagrin ne tue jamais.

Au bout d’une semaine, grand’mère put pleurer et alla mieux. Sa première pensée, quand elle reprit ses esprits, fut pour nous, et son affection s’accrut. Nous ne quittions plus son fauteuil. Elle pleurait doucement, parlait de maman et nous caressait tendrement.

Il ne pouvait venir à l’esprit de personne, en regardant grand’mère, qu’elle exagérait son chagrin. Les marques qu’elle en donnait étaient grandes et touchantes. Néanmoins, je ne saurais dire pourquoi, je sympathisais davantage avec Nathalie Savichna. Aujourd’hui encore je suis convaincu que personne n’a aimé maman d’un amour aussi pur et ne l’a pleurée aussi sincèrement que cette excellente et simple créature.

Avec la mort de ma mère se termine pour moi l’heureuse saison de l’enfance et s’ouvre une nouvelle époque : l’adolescence. Mais c’est à mon enfance que se rattachent mes souvenirs de Nathalie Savichna, que je n’ai plus revue et qui a exercé une si grande influence, si bienfaisante, sur le développement et la direction de ma sensibilité. J’ajouterai donc ici quelques mots sur elle et sur sa mort.

Les domestiques que nous avions laissés à la campagne m’ont raconté qu’après notre départ elle s’ennuya beaucoup de n’avoir rien à faire. Elle était toujours chargée des provisions et elle ne cessait pas de fouiller dans ses coffres, de ranger, de compter, de peser ; mais il lui manquait le bruit et le mouvement d’une maison seigneuriale habitée par les maîtres, tout ce va-et-vient auquel elle était accoutumée depuis son enfance. Le chagrin, le changement de vie et le désœuvrement développèrent rapidement chez elle une maladie sénile à laquelle elle était disposée. Juste un an après la mort de maman, l’hydropisie se déclara et elle prit le lit.

Je m’imagine que Nathalie Savichna trouva dur de vivre, et encore plus de mourir seule, dans la grande maison vide de Petrovskoë, sans parents, sans amis. Tous nos gens l’aimaient et l’estimaient, mais elle n’était liée avec personne et elle en était fière. Elle pensait que dans sa situation de femme de charge, en possession de la confiance des maîtres et ayant entre les mains tant de coffres pleins de toutes sortes de choses, une amitié quelconque la conduirait à la partialité et à des condescendances coupables. C’est pourquoi, à moins pourtant que ce ne fût parce qu’elle n’avait rien de commun avec les autres domestiques, elle se tenait à part de tous. Elle disait qu’elle n’avait dans la maison ni compères ni parents et qu’elle ne laisserait gaspiller le bien des maîtres par personne.

Elle cherchait et trouvait des consolations dans des prières ferventes, où elle s’épanchait devant Dieu. Dans les instants de faiblesse auxquels nous sommes tous sujets, et pendant lesquels il n’y a pas de meilleure consolation que les larmes et la sympathie d’une créature vivante, elle faisait monter son petit carlin sur son lit, à côté d’elle, lui parlait et pleurait sans bruit en le caressant. Le carlin lui léchait les mains, fixait sur elle ses yeux jaunes et finissait par se mettre à gémir. Elle s’efforçait alors de le calmer et lui disait : « Tais-toi, je n’ai pas besoin de toi pour savoir que je vais mourir. »

Un mois avant sa mort, elle tira de son coffre particulier du calicot, de la mousseline blanche et des rubans roses. Avec l’aide d’une servante elle se fit un vêtement blanc, un bonnet et prépara dans les moindres détails tout ce qu’il faudrait pour son enterrement. Elle remit ensuite à l’intendant les coffres appartenant à la maison, accompagnés d’un inventaire minutieux. Enfin, elle sortit deux robes de soie et un vieux châle, anciens cadeaux de ma grand’mère, et l’uniforme de mon grand-père, tout brodé d’or, qui lui avait aussi été donné en toute propriété. Elle était si soigneuse, que les broderies et les galons de l’uniforme étaient encore tout frais et que le drap n’était pas mangé par les mites.

Elle demanda avant de mourir qu’une des robes de soie — la rose — fût remise à Volodia, l’autre — la puce à carreaux — à moi, pour nous en faire des robes de chambre ou des bechmètes[3]. Elle légua le châle à Lioubotchka, l’uniforme au premier d’entre nous qui deviendrait officier. À l’exception de quarante roubles, destinés aux frais de son enterrement, elle laissa le reste de son argent et tout ce qu’elle possédait à son frère. Ce frère, affranchi depuis longtemps, habitait un gouvernement éloigné et menait la vie la moins régulière ; aussi Nathalie Savichna, de son vivant, n’avait aucune relation avec lui.

Quand il vint recueillir son héritage et qu’il trouva en tout et pour tout vingt-cinq roubles de papier, il ne voulut pas le croire. Il déclara qu’il était impossible qu’une femme qui avait vécu soixante ans dans une maison riche, où elle avait tout entre les mains, qui avait toujours été plus qu’économe et qui lésinait sur tout, ne laissât rien après sa mort. C’était pourtant la vérité.

Nathalie Savichna fut malade deux mois et supporta la souffrance avec une patience véritablement chrétienne. Elle ne grognait plus, ne se plaignait pas et parlait constamment de Dieu, suivant son habitude. Une heure avant sa mort, elle se confessa avec une joie tranquille, communia et reçut l’extrême-onction.

Elle demanda pardon à tous les gens de la maison pour les offenses qu’elle avait pu leur faire et chargea son confesseur, le père Vassili, de nous dire à tous qu’elle ne savait comment nous remercier de nos bontés et qu’elle nous priait de lui pardonner si, par bêtise, elle avait fait de la peine à quelqu’un. « Mais je peux dire, ajouta-t-elle, que je ne suis pas une voleuse ; je n’ai jamais fait tort d’un brin de fil aux maîtres. » C’était la seule qualité qu’elle se reconnût.

Elle mit le vêtement blanc et le bonnet qu’elle avait apprêtés, s’accouda sur son oreiller et ne cessa pas, jusqu’à la fin, de causer avec le prêtre. S’étant souvenue tout à coup qu’elle ne laissait rien aux pauvres, elle prit dix roubles et chargea le père Vassili de les donner à la paroisse. Elle fit ensuite le signe de la croix, se coucha et expira en prononçant avec un sourire joyeux le nom de Dieu.

Elle quitta la vie sans regret, ne craignit pas la mort et l’accueillit comme un bienfait. C’est une chose qu’on dit souvent, mais comme elle est rarement vraie ! Nathalie Savichna pouvait ne pas craindre la mort, car elle mourait dans une foi inébranlable et elle avait accompli la loi de l’Évangile : toute sa vie n’avait été qu’amour pur et désintéressé et que sacrifice de soi-même.

Quoi ! parce que sa religion aurait pu être plus haute, parce que sa vie aurait pu avoir un but plus élevé, cette âme d’élite en est-elle moins digne de tendresse et d’admiration ?

Elle a accompli la plus grande œuvre, et la meilleure, de cette vie : elle est morte sans regret et sans peur.

On l’enterra, selon son désir, non loin de la chapelle élevée sur la tombe de maman. L’ortie et la bardane ont envahi l’endroit où elle repose. Je ne manque jamais, lorsque je vais à la chapelle, de m’approcher de la grille noire qui entoure la tombe de Nathalie Savichna et de saluer jusqu’à terre.

Parfois je m’arrête à moitié chemin, entre la chapelle et la grille noire. Des souvenirs pénibles remontent soudain à ma mémoire. Je me dis : Est-ce que la Providence ne m’a réuni à ces deux êtres que pour me condamner à des regrets éternels ?…

  1. Il appelait ainsi tous les hommes, sans distinction (N. de l’auteur.)
  2. La koutia se mange après les enterrements. (N. du T.)
  3. Habit de dessous des Tartares. (N. du T.)