Enfances célèbres/Benjamin Franklin

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Librairie de L. Hachette et Cie (p. 263-292).



BENJAMIN FRANKLIN



NOTICE SUR BENJAMIN FRANKLIN.

Benjamin Franklin est un des hommes qui ont le plus contribué à la civilisation et à l’émancipation de l’Amérique. Il naquit à Boston, dans la Nouvelle-Angleterre, en 1707, d’une famille pauvre et nombreuse. Son père était un fabricant de chandelles ; ses frères étaient aussi de simples artisans ; cependant le père, très-intelligent, s’apercevant du goût prononcé que le petit Benjamin montrait pour l’étude, eut l’idée d’en faire un ecclésiastique et l’envoya dans une école ; mais trouvant cette éducation trop chère, il le mit bientôt dans une école plus petite où l’enfant apprenait seulement à écrire et à compter. Franklin acquit ainsi en peu de temps une belle écriture ; il ne réussit point au calcul. Apprendre à lire et à écrire fut tout ce qu’il dut à d’autres qu’à lui-même. À dix ans, son père, qui avait renoncé à en faire un ministre, le reprit chez lui et voulut l’employer à son métier, mais l’enfant, qui avait une imagination très-vive, ne put se soumettre à ce travail ; le spectacle de la mer l’enflammait, il rêvait d’être marin ; il apprit de bonne heure à nager et à conduire une barque. Son père voulut réprimer ce penchant, et le mit en apprentissage chez un coutelier, mais il fut encore obligé de le retirer chez lui, et voyant la passion excessive de son fils pour l’étude et la lecture, il résolut d’en faire un imprimeur. Un de ses enfants avait déjà cet état ; il plaça chez lui Benjamin à l’âge de douze ans, sous la condition d’y travailler comme simple ouvrier jusqu’à vingt et un ans, sans recevoir de gages que la dernière année.

Franklin devint bientôt très-habile dans ce métier qu’il aimait parce qu’il lui permettait de se procurer tous les ouvrages des grands poëtes, des grands historiens et des grands philosophes dont le génie l’attirait ; il se mit lui-même à écrire ; il composa de petites pièces, entre autres deux chansons sur des aventures de marins que son frère imprima et lui fit vendre par la ville. L’une de ces chansons eut un grand succès, ce qui flatta beaucoup l’enfant ; mais son père qui était un esprit éclairé, au-dessus de sa profession, lui fit comprendre que ses vers étaient très-mauvais ; il s’essaya dans une littérature plus sérieuse.

Son frère était l’imprimeur d’une des deux gazettes qui paraissaient alors à Boston ; le jeune Benjamin fit pour cette feuille quelques articles qu’il ne signa point, mais qui réussirent fort. Il finit par faire connaître qu’il en était l’auteur, et tout le monde le loua, excepté son frère, qui était jaloux de lui et le maltraitait sans cesse ; bientôt leurs dissentiments augmentèrent ; Franklin quitta l’imprimerie de son frère ; celui ci le discrédita tellement à Boston qu’il ne put trouver de travail chez aucun imprimeur. Il résolut de quitter cette ville et de n’en rien dire à personne : il s’embarqua à la faveur d’un bon vent et arriva en trois jours à New-York, éloigné de trois cents milles de la maison paternelle ; il avait alors dix-sept ans, il était sans aucune ressource et ne connaissait pas un individu auquel il pût s’adresser. Ne trouvant pas d’ouvrage à New-York, il se rendit à Philadelphie où il fut plus heureux. Le gouverneur de la province s’intéressa à lui et lui offrit de l’envoyer à Londres chercher tous les matériaux d’une imprimerie qu’il voulait établir.

Franklin accepta, mais ce voyage à Londres lui causa mille tribulations et peu de profit, son protecteur ne lui ayant pas fourni l’argent nécessaire pour vivre à Londres, il fut obligé d’entrer dans une imprimerie ; il s’y acquit une réputation de courage et d’esprit qui le rendit le modèle de ses compagnons ; bientôt ayant pu se faire une petite pacotille, il revint à Philadelphie où il s’associa à l’un de ses camarades pour monter à leur compte une imprimerie. L’ami de Franklin avait apporté les fonds, lui, fournit son labeur assidu et son expérience déjà exercée. Il travaillait jour et nuit, il voulait parvenir à la fortune et surtout à la considération. Sa seule distraction était de réunir toutes les personnes distinguées et instruites de la province, avec lesquelles il dissertait de politique et de physique.

Bientôt l’associé de Franklin le laissa seul maître de leur imprimerie, sa fortune prit un accroissement rapide, il se maria avec miss Read qu’il avait longtemps aimée. Tous les grands hommes ont ainsi dans la vie une femme qui devient comme la boussole de leurs nobles actions. Franklin fonda un journal, créa plusieurs établissements utiles de librairie et d’instruction populaire ; il commença en 1732 à publier son Almanach du Bonhomme Richard, où il présente les sages conseils et les plus graves pensées sous une forme originale qui les imprime facilement dans l’esprit. En 1736, Franklin fut nommé député à l’assemblée générale de la Pennsylvanie, et l’année d’après il devint directeur des postes de Philadelphie ; il fut très-utile à cette ville et à toute la province ; il arma une sorte de garde nationale de dix mille hommes pour la défendre contre les Indiens qui la menaçaient. Il continua en même temps de fonder des sociétés savantes, il fit des études spéciales sur l’électricité et inventa le paratonnerre. Il créa un grand établissement d’instruction publique qu’il soutint de son crédit, de sa fortune et même de son enseignement. Cet établissement est devenu aujourd’hui le collége de Philadelphie. Il aida à fonder des hôpitaux et des asiles pour les pauvres ; en 1757, il fut envoyé à Londres chargé d’une mission politique ; il y séjourna jusqu’en 1762, se lia avec les hommes les plus savants de l’époque et fut reçu membre de la Société royale de Londres et de diverses autres académies européennes.

Lorsque la guerre de l’indépendance éclata en Amérique, en 1775, Franklin prit une grande part aux résolutions les plus fermes et les plus courageuses. Tandis que Washington commandait les soldats de la liberté, Franklin fut chargé d’aller demander le secours de la France contre l’Angleterre ; il partit en 1776. Il fut accueilli à Paris par le duc de la Rochefoucauld, qui l’avait connu à Londres, et qui le présenta à la haute société de Paris et à la cour. Franklin réussit par son grand esprit, ses manières simples et dignes, son noble visage et ses beaux cheveux blancs ; il sut naître parmi la noblesse française un vif enthousiasme pour la guerre de l’indépendance de l’Amérique. M. de la Fayette partit à la tête des volontaires ; le roi Louis XVI, entraîné par l’opinion publique, conclut, en 1778, le traité d’alliance avec les États-Unis, reconnus comme puissance indépendante ; la même reconnaissance fut faite par la Suède et la Prusse. Ayant atteint ce but qui assurait l’indépendance de sa patrie, Franklin resta encore plusieurs années en France comme ministre plénipotentiaire, il s’établit à Passy (dont une des rues porte aujourd’hui son nom) ; c’est là qu’il écrivit plusieurs de ses ouvrages et fit de nouvelles expériences de physique ; il eut le bonheur de rencontrer Voltaire à l’Académie des sciences, il lui présenta son petit-fils et lui demanda pour lui sa glorieuse bénédiction. Voltaire posa ses mains amaigries et tremblantes sur la tête de l’enfant et s’écria : God and liberty ! Dieu et la liberté ! Voilà, ajouta-t-il, la devise qui convient au petit-fils de Franklin. Les deux grands hommes en se quittant s’embrassèrent les yeux mouillés de larmes.

Mais Franklin, se sentant affaibli par les infirmités de l’âge, quitta la France pour aller revoir sa chère Amérique ; quand il arriva à Philadelphie, tous les habitants de la ville et tous ceux des environs à une grande distance accoururent sur son passage et le saluèrent comme le libérateur de la patrie ; il fut deux fois élu président de l’Assemblée, mais en 1788 il fut contraint par la souffrance et l’âge de se retirer entièrement des affaires. Il trouva encore assez de force pour travailler à fonder plusieurs institutions utiles ; il écrivit contre la traite des esclaves ; rédigea ses Mémoires où sa vie honnête et glorieuse se déroule comme un beau fleuve qui s’avance tranquillement vers la mort. La mort, Franklin l’attendit et la reçut avec résignation au milieu des utiles travaux qui remplirent ses dernières années ; il fut attaqué de la fièvre et d’un abcès dans la poitrine qui terminèrent sa vie le 17 avril 1790, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans. Son testament, qui renfermait plusieurs fondations d’utilité publique, se terminait par cette phrase : » Je lègue à mon ami, l’ami du genre humain, le général Washington, le bâton de pommier sauvage avec lequel j’ai l’habitude de me promener ; si ce bâton était un sceptre, il lui conviendrait de même. » Quel éloge éloquent dans ce peu de mots et quels deux grands hommes admirables que Washington et Franklin ! ils resteront éternellement comme les modèles du désintéressement, de l’honneur et du patriotisme !

Plusieurs années avant sa mort, Franklin avait composé lui-même son épitaphe, la voici :


ICI REPOSE

LIVRÉ AUX VERS

LE CORPS DE BENJAMIN FRANKLIN, IMPRIMEUR ;

COMME LA COUVERTURE D’UN VIEUX LIVRE,


DONT LES FEUILLET SONT ARRACHÉS,

ET LA DORURE ET LE TITRE EFFACÉS.

MAIS POUR CELA L’OUVRAGE NE SERA PAS PERDU ;

CAR IL REPARAÎTRA,

COMME IL LE CROYAIT,

DANS UNE NOUVELLE ET MEILLEURE ÉDITION,

REVUE ET CORRIGÉE

PAR

L’AUTEUR.

Lorsque la mort de Franklin fut connue, une consternation générale se répandit en Amérique. En France, à la nouvelle de cet événement, l’Assemblée nationale ordonna un deuil public.

BENJAMIN FRANKLIN.

Le jeune imprimeur publiciste.

Le spectacle de la mer est tellement saisissant et grandiose, que toutes les imaginations en sont frappées ; l’homme du peuple sent son âme agrandie devant cette immensité, l’enfant s’en étonne et s’en émeut ; les grandes scènes de la nature font ressentir aux êtres les plus ordinaires, quelques-unes des sensations des artistes et des poëtes. Si l’aspect de l’Océan est sublime, le rivage d’un port de mer a des anfractuosités pittoresques, où pendent les algues marines et les coquillages ; quelquefois des grottes ou des rocs surplombés, qui sont autant de parages familiers aux jeunes riverains, aimés et explorés par eux.

Par une belle saison d’automne, un enfant de huit ou neuf ans allait tous les soirs, vers la tombée de la nuit, nager dans la rade de Boston. Cette ville n’avait pas alors l’importance qu’elle a acquise aujourd’hui ; plus restreinte, elle n’était qu’un grand centre de population des colonies anglaises en Amérique. L’industrie et le commerce s’y développaient cependant avec cette activité régulière et incessante qui caractérise le génie anglais.

L’enfant qui chaque soir se jetait à la nage d’une plage voisine, ou essayait de s’emparer de quelque barque abandonnée pour s’exercer à la conduire lui-même, cet enfant était vêtu du simple habit de cotonnade des petits artisans ; mais sa taille bien prise, son visage expressif, son œil bleu et interrogateur faisaient qu’on ne pouvait le voir passer sans le remarquer, aussi fut-il bientôt connu de tous les habitués du port. Pas un vieux marin qui n’aimât le petit Benjamin, et qui ne le hêlât par son nom, tandis qu’il se glissait comme un poisson à travers le labyrinthe des barques. Gagner le large, nager en pleine mer ou y conduire une barque dans laquelle il s’était jeté sans être vu (mais qu’il ramenait toujours religieusement à la place où il l’avait prise), tel était l’exercice passionné auquel se livrait chaque jour l’enfant robuste, à la mine intelligente. Aussitôt qu’il se voyait seul entre le ciel et l’eau, il s’abandonnait à une sorte de joie bruyante, qui se traduisait tantôt par des aspirations prolongées de l’air pur, aux bonnes senteurs maritimes et par des gestes saccadés dans lesquels il semblait se détendre et s’allonger ; tantôt par le chant vif d’un air populaire, auquel il associait des paroles improvisées sur la nature et sur la liberté. Parfois il gagnait un récif, moitié dans la barque et moitié en nageant ; il grimpait jusqu’à la plus haute pointe du roc qui sortait du milieu des flots, il y mettait ses habits sécher au vent de l’Océan ; et, s’asseyant nu et pensif, il contemplait l’horizon immense : devant lui le rivage, le port, Boston, la campagne américaine, derrière lui, l’étendue incommensurable des vagues enlacées.

[Illustration : Et par des gestes saccadés dans lesquels il semblait se détendre et s’allonger.]

Ce qui faisait un plaisir si vif du mouvement de la mer et du contact de la nature pour le petit Benjamin, c’était le contraste que ces heures libres du soir formaient avec l’esclavage qui lui était imposé tout le jour. Le pauvre enfant devait dès son lever, travailler à un métier qui lui répugnait extrêmement. Son père était fabricant de chandelles, et le petit Benjamin avait pour besogne spéciale de remuer les graisses dans les chaudières et de les faire couler dans les moules autour des mèches. L’enfant, doué de sens délicats et d’une belle imagination, ne s’était soumis qu’avec une grande répugnance à cette occupation à laquelle son père l’obligeait depuis un an ; envoyé à l’école de cinq à huit ans, il y avait appris avec une rare facilité à lire et à écrire ; il aimait les livres avec passion, et lisait à la dérobée ceux dont son père, ouvrier intelligent, avait formé sa bibliothèque. Parmi ces livres, étaient les Vies des grands hommes de Plutarque, et quand sa lecture était finie, son bonheur était d’aller rêver en plein air et en pleine mer ; il ne lui fallait rien moins que ces heures de solitude, pour lui faire prendre en patience le dégoût des heures de travail à la fabrique ; l’odeur qui s’exhalait des chaudières l’écœurait, et lorsqu’il était obligé de toucher avec ses belles petites mains blanches aux chandelles encore fumantes, il éprouvait une répulsion extrême. Mais il se soumettait au labeur qui était celui de son père, à qui il eût craint de manquer de respect en lui montrant son dégoût ; seulement, aussitôt son triste travail terminé, il aspirait au vent et aux flots de la mer ; il voulait effacer de ses cheveux, de sa chair et de ses vêtements, cette senteur de graisse rance qui le poursuivait comme le stigmate de son travail répugnant. Mais à peine s’était-il baigné et avait-il embrassé la nature, qu’il se sentait redevenir un enfant élu de Dieu, doué de qualités exceptionnelles qui se développeraient, et qui le feraient grand malgré tous les obstacles de sa position sociale. La lecture des Vies de Plutarque le disposait aux luttes et aux obstacles, et lui faisait entrevoir la gloire.

[Illustration : Benjamin avait pour besogne spéciale de remuer les graisses dans les chaudières.]

Il avait bien raison de penser que les obstacles ne sont rien contre les facultés naturelles qui font les grands hommes. Tous les récits qui composent ce livre fait pour la jeunesse, concourent à lui prouver que la persévérance et l’étude rompent toutes les barrières que l’on oppose aux nobles instincts. Les sociétés modernes se sont beaucoup occupées de l’amélioration intellectuelle des classes pauvres ; c’est un bien, car l’homme policé et à demi instruit est meilleur et plus doux que l’homme à l’état de nature. Mais c’est un mal aussi au point de vue de l’originalité et de la grandeur de l’esprit humain. La diffusion de l’instruction produit une foule de médiocrités, de fausses vocations et de vanités mercantiles. Au lieu de cela, quand il fallait escalader le savoir comme un roc ardu, s’y meurtrir et parfois s’y briser, ceux-là seuls qui se sentaient l’âme robuste tentaient l’ascension ; ils allaient, ils allaient toujours à travers les misères et les angoisses, ils savaient bien qu’ils arriveraient à la gloire, et resteraient comme la tête et le flambeau des nations. Aujourd’hui, nous n’avons plus que le niveau de moyennes et blafardes clartés.

Mais revenons à notre pauvre enfant perché sur le sommet d’un récif, et songeant d’un bel avenir. Lorsqu’il rentrait au logis de son père, au retour de ces excursions vivifiantes, il y rapportait un front radieux et un corps reposé. Après le repas du soir, et quand la prière en commun était dite, il se retirait dans l’étroite chambre où il couchait, se mettait à lire ses livres préférés, et s’exerçait déjà dans de petites compositions. Quoiqu’il passât souvent une partie de la nuit à ce travail, qui était pour lui un plaisir, le lendemain dès l’aube, il n’en était pas moins sur pied et se rendait bien vite à la fabrique, pour aider son père à faire des chandelles. Son père, touché de tant de douceur et de zèle, et voulant faciliter la passion que l’enfant avait pour s’instruire, lui dit un jour : » Je vois bien que tu ne peux t’habituer à mon métier ; ton petit frère qui pousse et grandit m’aidera, et toi, tu iras travailler à l’imprimerie de ton frère aîné ; cet état te convient, puisque tu aimes tant les livres ; là, tu pourras en avoir facilement par tous les libraires de la ville. »

[Illustration : Il s’exerçait déjà dans de petites compositions]

L’enfant bondit de joie à ces paroles ; depuis longtemps il enviait la profession de son frère aîné, mais jamais il n’avait osé espérer que son père lui permettrait de la suivre un jour.

Travailler dans une imprimerie n’a jamais répugné aux philosophes, aux poëtes et aux moralistes ; témoin notre Béranger et notre de Balsac. Il y a dans cette composition matérielle d’un livre, une sorte d’association avec son enfantement intellectuel ; c’est comme le corps et l’âme d’une créature.

Fabriquer les plus beaux livres de la littérature anglaise, en saisir quelque fragment tout en alignant les lettres de plomb dans les cases, respirer la pénétrante odeur de l’imprimerie au lieu de la senteur si fade et si repoussante de ses odieuses chandelles, cela sembla le paradis les premiers jours à notre petit Benjamin ; si bien qu’il oublia à quelles dures conditions son frère l’avait reçu apprenti dans son imprimerie. Ce frère aîné, nommé James, était aussi calculateur et positif, que l’enfant rêveur l’était peu ; il n’avait consenti à prendre le petit Benjamin chez lui, qu’à la condition qu’il y travaillerait comme simple ouvrier jusqu’à vingt et un ans, sans recevoir de gages que la dernière année.

Les premières années de cet apprentissage passèrent assez doucement pour le petit Benjamin qui trouvait toujours un grand bonheur dans l’étude et dans ses excursions en mer. Son frère, pourvu que les journées d’atelier eussent été bien remplies, ne se préoccupait guère que l’enfant manquât ses repas et prît sur son sommeil pour se livrer à ses grands et invincibles instincts.

Un riche marchand anglais fort instruit, qui fréquentait l’imprimerie, s’intéressa au jeune apprenti dont il avait deviné l’intelligence ; il lui ouvrit sa belle bibliothèque, une des plus considérables de Boston ; il fit plus, il dirigea ses lectures, et lui apprit à les classer par ordre dans sa mémoire ; il lui fit lire d’abord la série de tous les historiens anciens et modernes, ajoutant à l’histoire des peuples connus de l’antiquité, l’histoire de la découverte des pays et des peuples nouveaux ; puis les chroniques et les mémoires qui prêtent aux faits généraux, les détails et la vie ; il lui fit lire aussi tous les ouvrages les plus célèbres de religion, de morale, de science, de politique et de philosophie ; enfin, les grands poëtes, qui sont comme le couronnement radieux de ce merveilleux édifice de l’esprit humain construit patiemment de siècle en siècle par toutes les intelligences élues de tous les pays. Dans les grands poëtes, il trouvait l’essence et comme la condensation de tous les génies. Homère et Shakspeare résument en eux tous les savoirs et toutes les inspirations.

La poésie le passionna et lui donna le vertige ; dès son enfance, il avait fait des vers incorrects et sans règle ; il voulut en écrire de châtiés et d’irréprochables, suivant les préceptes que Pope venait de traduire d’Horace et de Boileau. Mais en poésie, la volonté ne suffit pas ; il faut avoir été touché du feu sacré.

Benjamin ne discernait pas encore sa véritable vocation ; comme il était ému en face de la nature, il se crut poëte ; il n’improvisait plus ses vers comme autrefois sur de vieux airs ; il les écrivait avec soin, et ne les chantait que lorsqu’il était content de leur forme. C’est ainsi qu’il fit deux ballades sur des aventures de marins ; il les chanta à quelques vieux matelots, ses amis de la mer ; ils en furent enchantés, les répétèrent en chœur, et leur assurèrent une sorte de succès populaire. Le frère de Benjamin, sachant qu’il y trouverait son profit, imprima les deux ballades et envoya l’enfant les vendre le soir par la ville. Benjamin, vêtu de sa jaquette d’atelier, poussait en avant une petite brouette toute chargée des feuillets humides, et attirait l’attention des passants sur ses ballades qu’il fredonnait. Il en vendit énormément dans les rues, sur les places publiques, et principalement sur le port, où chaque matelot et chaque mousse voulurent avoir les chansons de leur petit ami. Il rapportait religieusement à son frère tout l’argent de cette vente. Quant à lui, il se contentait de l’espèce de gloire qu’il pensait en recueillir.

[Illustration : Il les chanta à quelques vieux matelots]

Son père, qui était un homme de bon sens, doué de facultés naturelles très-élevées, interposa son autorité entre l’âpreté du frère et la vanité naissante du petit poëte ; il ne voulut pas que Benjamin continuât cette vente publique, et lui déclara très-nettement que ses vers étaient mauvais. L’honnête ouvrier possédait ce que nous avons plusieurs fois constaté dans des natures à demi incultes, un instinct très-sûr pour juger des beautés de l’art et de la poésie ; il les sentait plus qu’il ne les analysait, mais son sentiment suffisait pour lui inspirer une sorte de critique toujours juste ; entendait-il de la musique ou lisait-il des vers, il goûtait les passages les plus beaux aussi bien que l’eût fait un artiste de profession. Comme délassement, il aimait à lire les grands poëtes après sa journée de travail, et c’est sur leur génie qu’il s’appuya pour convaincre Benjamin de l’infériorité de ses propres vers ; il comprenait bien qu’en ceci, l’autorité d’un père n’aurait pas suffi, et surtout quand ce père n’était qu’un pauvre artisan.

Il choisit, pour accomplir son dessein, trois des plus belles scènes de Shakspeare : une de la Mort de César, une de la Tempête et une de Roméo et Juliette, où tour à tour le poëte avait peint l’héroïsme de la patrie et de la liberté ; le spectacle des éléments déchaînés ; la douceur et la tristesse de l’amour. Le bon ouvrier lut à son fils avec simplicité les trois scènes. Benjamin passait de l’enthousiasme à l’attendrissement. » C’est beau ! s’écriait-il, c’est beau à faire tressaillir tout un peuple rassemblé ! »

Le père prit alors les deux ballades ; et, souriant malicieusement, il dit à l’enfant : » Tu avais à exprimer les mêmes sentiments que le grand Williams ; tu avais à décrire les fureurs de la mer ; le courage de glorieux marins qui se dévouent et meurent pour leur patrie ; l’amour d’une jeune fille pour un jeune matelot ; eh bien ! lis et compare ; dans tes vers, pas une image ; pas une expression qui aille au cœur et le remue ; des mots communs ou grotesques qui semblent rire du sentiment qu’ils veulent exprimer ; une mesure tantôt sautillante et tantôt traînante, qui est celle des chansons de baladins et des complaintes d’aveugles ; enfin, un tel désaccord entre le sujet et la forme, que toi-même tu ne pourrais entendre sans hilarité ces récits qui étaient destinés à faire pleurer. » Et le voilà qui se met à lire tout haut les deux ballades.

Benjamin essayait en vain de l’interrompre en s’écriant : » Oh ! que vous avez raison, que c’est mauvais, que c’est plat ! j’étais fou de me croire poëte, je ne le serai jamais, et pourtant, ajouta-t-il tristement, j’aime et je sens la poésie.

— Et moi aussi, mon enfant, je la sens, mais je suis incapable de l’exprimer, et de ne jamais faire même une de tes chansons d’aveugles.

— Dois-je donc, continua l’enfant pensif, renoncer aux occupations de l’esprit, pour lesquelles il me semblait que j’étais né ?…

[Illustration : Que c’est mauvais, que c’est plat !]

— Eh ! non, non, répliqua le père ; mais il faut t’exercer à écrire en prose sur divers sujets, et bien connaître ta vocation avant de te livrer au public ; peut-être seras-tu un philosophe moraliste, un publiciste de journaux, ou peut-être un orateur ; mais ne te hâte pas, par vanité, de faire parler de toi, attends que le bruit vienne te chercher ; crois-moi, la fortune et la gloire durables n’arrivent que lentement. »

Benjamin qui, ainsi que tous les êtres destinés à devenir grands, n’avait aucune présomption, reçut cette leçon de son père et s’y soumit ; elle se grava même si profondément dans son âme, qu’elle sembla diriger toutes les actions de sa vie. Suivant le conseil de son père, il s’exerça à écrire sur tous les sujets : il prit pour modèle les meilleurs auteurs anglais de la mère patrie ; il lut le Spectateur d’Addison (ce premier modèle des revues anglaises), et se mit à composer des articles de journaux ; l’idée de les faire paraître ne lui vint pas encore, mais elle devait lui être suggérée bientôt.

Il ne rêvait qu’au moyen de perfectionner et d’agrandir son esprit ; ayant lu dans un livre qu’une nourriture végétale maintenait le corps sain, et les facultés de l’esprit toujours actives, il ne se nourrit plus que de riz, de pommes de terre, de pain, de raisin sec et d’eau. Cette nourriture frugale lui donnait le moyen d’économiser pour acheter plus de livres ; il finit par renoncer à son régime pythagorique ; c’est l’aventure suivante qui l’y décida : il allait quelquefois à la pêche pour son père ou son frère ; il leur rapportait son butin, mais jamais il n’y goûtait. Un jour, on lui fit remarquer dans le ventre d’un des poissons qu’il avait pêchés, un autre tout petit poisson : » Oh ! oh ! dit-il, puisque vous vous mangez entre vous, je ne vois pas pourquoi nous nous passerions de vous manger. »

Boston, qui est devenue la ville la plus lettrée des États-Unis, l’était déjà à cette époque ; il y paraissait plusieurs journaux ; le frère de Benjamin en publiait un qui s’appelait le Courrier de la nouvelle Angleterre. La rédaction en était faible, et le jeune rêveur sentait bien qu’il serait désormais capable de faire de meilleurs articles que ceux qu’on vantait autour de lui. Mais il redoutait les moqueries de son frère, esprit médiocre et envieux, et il savait bien que s’il lui présentait des pages signées de son nom pour le journal, elles seraient refusées ; il rêva longtemps comment il pourrait lui faire parvenir incognito des articles sur la politique et les sciences ; enfin il se décida à contrefaire son écriture, et à glisser le soir, sous la porte fermée de l’imprimerie, ces pages destinées au Courrier de la nouvelle Angleterre. Tous les articles qu’il fit ainsi parvenir successivement à son frère furent imprimés dans le journal, et bientôt on ne parla plus que du publiciste anonyme qui l’emportait sur tous les publicistes connus.

Enhardi par le succès, Benjamin se fit connaître ; chacun le combla d’éloges, excepté son frère, dont la jalousie redoubla. La vanité de celui-ci souffrait de son infériorité et ne pouvait être vaincue que par son intérêt ; c’est ce qu’il montra trop bien peu de temps après ; un article de sa gazette ayant déplu, l’autorité lui défendit d’en continuer la publication. James, qui tenait avant tout à l’argent, eut recours à un stratagème pour ne pas suspendre son journal dont il tirait chaque jour un gain assuré : il le fit paraître sous le nom de son frère, et, pour faire croire à tous à la réalité de cette fiction, il rendit à Benjamin son engagement d’apprenti qui le liait jusqu’à vingt et un ans ; mais il prit la précaution de lui faire signer un nouvel engagement secret qui l’enchaînait sinon en public, du moins devant sa conscience.

Le studieux adolescent consentit à tout pour continuer à faire paraître ses travaux, et aussi dans l’espérance que son frère, touché par le profit que lui rapportait cette gazette, se départirait de sa rigueur envers lui ; mais il est des âmes communes et jalouses qui se donnent pour mission d’être les mauvais génies des âmes élevées : les exploiter et les abaisser, tel est le but incessant de leur envie. James, humilié de la supériorité déjà éclatante de son frère, l’accablait de la plus rude besogne, dans l’espérance que cette supériorité faiblirait : du matin au soir il le forçait à travailler à l’imprimerie, quoiqu’il le vît pâle et défait lorsqu’il avait passé la nuit à écrire pour son journal.

Un jour, Benjamin, lassé de cette lutte et de cette exploitation, déclara à son frère qu’il voulait sa liberté.

[Illustration : James l’appela traître et parjure]

James l’appela traître et parjure.

» Je sais bien que je manque à ma parole, répliqua le pauvre garçon, qui avait le cœur droit ; mais vous, James, vous manquez à la justice et à la bonté. » Et il quitta la maison de son frère pour n’y plus reparaître.

James, furieux, alla se plaindre hautement à son père ; il chargea Benjamin d’accusations odieuses ; il le décria chez tous les imprimeurs de Boston, si bien que l’accusé n’osa plus se montrer. Cependant la nécessité le pressait. Où s’abriter ? comment se nourrir ? Soutenu par la vigueur de son esprit si au-dessus de son âge, il se résolut à faire quelques tentatives, et alla frapper à plusieurs imprimeries. Toutes lui furent fermées.

Désespéré, n’ayant plus pour ressources que quelques monnaies anglaises (en tout la valeur de cinq francs), il alla s’asseoir sur le rivage de la mer, et, malgré lui, il se prit à pleurer ; ce soir-là, il ne songea ni à nager ni à ramer au loin. Comme il se lamentait ainsi, sans regarder les vagues qui mouillaient ses pieds, le capitaine d’un brick, un de ses vieux amis, passa près de lui.

» Quoi ! Benjamin devient paresseux au plaisir ? Benjamin ne nage pas ? Benjamin ne chante plus ? lui dit-il en lui frappant sur l’épaule ; puis il ajouta : Benjamin ne veut-il pas, pour se distraire, venir boire un coup à mon brick, qui est en partance demain pour New-York ? »

Touché de la bonté du vieux marin, Benjamin lui conta toutes ses peines.

» Eh bien ! lui dit le capitaine après avoir écouté son récit, si tu m’en croyais, tu n’en ferais ni une ni deux, et tu partirais demain avec moi pour New-York ; peut-être y trouveras-tu de l’ouvrage : en tout cas, tu iras jusqu’à Philadelphie, où j’ai un parent imprimeur, qui te recevra comme un fils. »

Benjamin avait l’esprit aventureux ; il agréa avec joie la proposition du capitaine, et le soir même il était à son bord.

Favorisés par un beau temps, ils arrivèrent rapidement à New-York ; mais, n’y ayant pas trouvé d’ouvrage, Benjamin en repartit aussitôt pour Philadelphie, muni d’une lettre du bon capitaine à son parent, l’imprimeur Keirmer. Il trouva une maison hospitalière, un maître intelligent et doux, qui comprit tout ce que valait le noble adolescent, et le traita comme son propre enfant. Benjamin travailla avec ardeur pour prouver sa gratitude, et bientôt il devint le chef de l’imprimerie. Mais un labeur plus élevé, la politique, la science, l’attirait toujours ; quand le soir était venu et qu’il se promenait seul dans la campagne de Philadelphie, il se demandait souvent avec tristesse si quelque voie lui serait enfin ouverte pour accomplir sa destinée.

Un soir, assis sur une hauteur qui dominait la ville, il s’y oublia jusqu’à la nuit. Tout à coup un orage le surprit, un de ces orages formidables dont ceux des contrées européennes ne sauraient nous donner une idée ; la foudre éclata sur un édifice et y mit le feu ; bientôt la flamme s’étendit et dévora le monument. Benjamin accourut, guidé par la sinistre lueur ; plusieurs personnes avaient péri ; c’était un spectacle navrant. Le jeune savant rentra le cœur brisé, et passa la nuit à méditer, la tête penchée sur sa table de travail : il avait depuis quelque temps constaté le pouvoir qu’ont les objets taillés en pointe de déterminer lentement et à distance l’écoulement de l’électricité ; il se demanda si on ne pouvait pas faire de ces objets une application utile qui fît descendre ainsi sur la terre l’électricité des nuages ; il se dit que si les éclairs et la foudre étaient des effets de l’électricité, il serait possible de les diriger et de les empêcher de détruire et de ravager. C’est aux réflexions de cette nuit de veille douloureuse qu’on dut plus tard le paratonnerre, dont Benjamin fut l’inventeur.

Cependant la renommée d’un savant si précoce ne tarda pas à se répandre dans Philadelphie. Sir William Keith, gouverneur de la province, qui était un homme remarquable, voulut le voir et l’interroger ; il comprit ce que deviendrait dans l’avenir ce jeune et hardi génie. Il songea à l’attacher à la mère patrie par les liens de la reconnaissance et de la gloire.

» Voulez-vous aller à Londres, lui dit-il, vous partirez sur un vaisseau de l’État, vous y serez défrayé par moi, vous connaîtrez là-bas les littérateurs et les savants, vous serez des leurs, mon jeune ami, puis vous reviendrez à Philadelphie, et vous répandrez les trésors de votre esprit dans le nouveau monde ! »

Benjamin accepta.

De ce jour, il se sentait émancipé ; d’adolescent, il devenait homme ! Mais son premier bienfaiteur, en lui parlant ainsi, ne se doutait guère que son protégé serait un jour le fameux Benjamin Franklin, un des fondateurs de la république des États-Unis !