Enfances célèbres/Pope

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Librairie de L. Hachette et Cie (p. 245-261).



POPE



NOTICE SUR POPE.

Alexandre Pope naquit à Londres, le 22 mai 1688, d’une famille catholique fort attachée aux Stuarts. Durant la révolution, le père de Pope s’était retiré à Benfield, calme et belle résidence qu’il possédait dans la forêt de Windsor. C’est là que Pope fut élevé et vit se développer son talent pour la poésie ; il avait d’abord été dans de petites écoles dirigées par des prêtres catholiques. Mais dès l’âge de douze ans, son père surveilla son éducation et excita son goût pour les vers. Il lui choisissait le sujet de petits poëmes et lui prodiguait toutes sortes de satisfactions d’amour-propre quand il avait fait de bonnes rimes. Un prêtre catholique nommé Deann, aidait le bon gentilhomme dans l’éducation qu’il donnait à son fils.

Pope était né rachitique et un peu bossu, il était d’une humeur irritable qui lui faisait aimer la solitude, et pourtant le monde l’attirait. Déclaré poëte dès l’âge de seize ans, Pope se rendit à Londres, où il étendit le cercle de ses études littéraires et se lia d’amitié avec plusieurs beaux esprits du temps. Il publia successivement dans le Spectateur d’Addison : une églogue sacrée du Messiah, un poëme sur la critique, de très-beaux vers à la mémoire d’une femme infortunée, le joli poëme de la Boucle de cheveux enlevée, le poëme de la Forêt de Windsor et l’Epître d’Héloïse.

À l’âge de vingt-cinq ans, Pope, possédant tous les secrets de la versification anglaise, mais sentant bien qu’il serait toujours plutôt un poëte de forme qu’un poëte d’inspiration, se mit à traduire l’Illiade, il mit cinq ans à faire cette traduction en vers anglais, qui est fort estimée et qui fit grand bruit lors de son apparition. C’est avec le produit de ce livre, dont les éditions se succédèrent rapidement, que Pope acheta sa belle maison de campagne de Twickenham. Il s’y retira avec son père et sa mère qu’il honora toujours d’un respect religieux. Pope entreprit ensuite la traduction de l’Odyssée, qu’il ne termina point ; puis il publia la Dunciade, poëme satirique qui lui fit beaucoup d’ennemis ; il fit paraître après ses belles épîtres de l’Essai sur l’homme, où se trouve un magnifique éloge de lord Bolingbroke, qui était l’ami de Pope et qui fut aussi celui de Voltaire.

La santé de Pope était des plus délicates, on peut dire qu’il souffrit toute sa vie. Il mourut à cinquante-six ans, pleuré de quelques amis et surtout de Bolingbroke. Pope méritait d’inspirer l’amitié, une des dernières paroles qu’il dit avant de mourir fut celle-ci : » Il n’y a de méritoire que la vertu et l’amitié, et en vérité, l’amitié est elle-même une partie de la vertu. »

Pope vécut dans le commerce des grands, mais sans les flatter ; il était avec eux sur le pied d’égalité ; un jour, à table, dans une réunion chez lui, il s’endormit pendant que le prince de Galles, son illustre convive, dissertait sur la poésie.

Pope tient dans la poésie anglaise le rang que Boileau occupe dans la poésie française. C’est un législateur, un puriste, un des plus habiles versificateurs anglais. Lord Byron rend hommage à la verve et à l’élégance de son style.

LE PETIT BOSSU.

Je recommande à tous mes jeunes lecteurs qui iront à Londres en été, de ne pas manquer de visiter Windsor, et de passer au moins un jour dans la belle forêt qui entoure cette vieille résidence royale. Notre forêt de Saint-Germain et notre parc de Versailles ne sauraient donner une idée de cet immense bois majestueux, dont les arbres géants étendent leurs racines à travers de vertes pelouses toutes fleuries ; même aux jours de la canicule on respire sous ces ombrages une fraîcheur parfumée, on y sent une paix profonde, et sans les oiseaux qui chantent par volées et le frissonnement des cimes des arbres, la nature y semblerait muette. De même qu’on se croirait bien loin de toute civilisation, si parfois sur les belles routes sablées qui traversent la forêt ne passait tout à coup une élégante calèche pleine de lords et de ladies.

Par une matinée du mois d’août de 1698, une voiture de voyage traversait la partie la plus sauvage de la forêt de Windsor ; aux bagages juchés sur l’impériale, on voyait que ce n’était point d’une simple promenade qu’il s’agissait pour la famille enfermée dans cette voiture, la course rapide des chevaux avait un but qu’on voulait atteindre au plus vite. Les voyageurs ne semblaient pas s’intéresser aux beautés de la nature qui se déroulaient autour d’eux. Quoique la température fût tiède et l’air embaumé, les glaces et même une partie des stores restaient baissés. — Il y avait dans le fond de cette voiture une lady d’une trentaine d’années qui soutenait dans ses bras un jeune garçon, dont la tête se cachait à demi sous la mante de soie de cette dame fort belle, qu’on devinait être sa mère à la manière dont elle caressait, de ses blanches mains, les boucles blondes de l’enfant silencieux. Celui-ci avait onze ans et paraissait à peine en avoir sept, tant il était chétif et délicat. Sa taille, tout à fait déviée, eût paru même fort disgracieuse sans son petit habit de velours à la confection duquel l’amour maternel avait apporté des combinaisons ingénieuses qui dissimulaient la taille contrefaite du pauvre enfant.

Sur le devant de la voiture était assis un gentilhomme, à la mine fière et sévère, qui ne souriait que lorsque son regard s’arrêtait sur l’enfant qui semblait endormi.

» Le voilà qui repose, dit la mère ; comme il a souffert dans cette école des méchancetés de ses camarades ; il a raison, notre cher petit Alexandre, nous devons désormais vivre dans la solitude et dérober son infirmité à tous les yeux.

— La solitude me plaira autant qu’à notre fils, répliqua le gentilhomme, car je ne serai plus exposé à rencontrer, comme dans les rues de Londres, cette foule de protestants maudits et quelques-uns de ces vieux scélérats, créatures de Cromwell, qui ont fait décapiter notre roi Charles Ier. »

Le gentilhomme ôta son chapeau en prononçant ce nom, et la dame s’inclina.

» Je gage, reprit le père, que c’est parce que notre enfant était bon catholique et fils d’un partisan des Stuarts, que ses compagnons d’école l’ont maltraité ! Les misérables ! l’injurier ! lui, si intelligent ! si grand déjà par l’esprit, l’appeler bossu ! »

À ce mot, comme s’il eût été piqué par le dard d’une vipère, l’enfant bondit ; il abandonna le sein de sa mère et se plaça debout entre elle et son père.

» Oui, dit-il, en serrant avec rage ses petits poings, ils m’ont appelé bossu ! et cela en public, le jour de la distribution des prix de l’école, devant leurs parents assemblés. Oh ! je suis sûr, mon père, que si vous aviez été là, vous auriez tiré l’épée. Mais vous étiez en voyage avec ma mère, et vous n’avez pu venger votre fils. »

Tandis qu’il parlait ainsi, son petit corps se redressait, ses yeux jetaient des flammes, son visage était beau d’indignation.

» Calme-toi, disait la mère, tu sais bien qu’ils étaient jaloux parce que tu avais eu tous les prix.

— Oui, ils étaient jaloux, continua l’enfant, jaloux surtout de cette églogue de Théocrite que j’avais traduite en vers anglais, et que mon maître voulut me faire réciter en public. Mais quand je m’approchai du bord de l’estrade, vêtu de ce joli costume de berger que ma bonne tante m’avait fait avec tant de soin et qui, je le croyais, m’allait si bien, leurs voix formèrent un murmure moqueur et ils s’écrièrent tous : Oh ! le petit bossu ! le petit bossu !

— Tais-toi, reprit la mère, tu nous as déjà dit tout cela, ne le répète pas, n’y pensons plus ; pense à ta bonne tante que nous allons retrouver dans notre joli cottage de Benfield : elle a tout préparé pour te recevoir ; elle a mis dans ta chambre les livres que tu aimes, elle a ajouté des oiseaux nouvellement arrivés des Indes à ta volière ; puis vois comme la nature est belle, poursuivait la mère, qui avait levé les stores de la voiture, et montrait du geste à l’enfant les longs arceaux de verdure sous lesquels la voiture roulait toujours ; nous allons trouver notre parterre en fleurs, notre troupeau paissant sur les pentes des gazons verts. Nos belles vaches familières viendront manger le pain que leur tendra ta main. Allons, souris, mon cher petit poëte, et oublie les méchants !

— Vous avez raison, ma bonne mère, répliqua l’enfant d’un air grave ; je veux aussi m’oublier moi-même ; c’est-à-dire ce corps défectueux qui fait rire quand je passe ; je ne veux songer qu’aux facultés de mon âme, les développer, les accroître ; je veux enfin qu’un jour les œuvres de mon esprit me placent bien au-dessus de ceux qui me raillent. Dès demain, mon père, nous commencerons de fortes études.

— Oui, mon fils, reprit le gentilhomme, j’ai prévenu notre bon et savant voisin, le curé Deann, et, de concert, nous t’apprendrons à fond le grec et le latin.

— Oui, oui, afin que je puisse lire tous les poëtes de l’antiquité, et devenir un poëte moi-même, répondit l’enfant, qui avait repris toute sa sérénité. Voyez, s’écria-t-il, en se penchant à la portière, ce daim effaré qui court à notre approche avec tant de vitesse, il s’est précipité dans ces fourrés de verdure et il a disparu.

— Voilà un sujet d’églogue, dit le père, nous conviendrons ainsi de petits thèmes sur lesquels tu t’exerceras à faire des vers.

— Oh ! quelle heureuse idée, dit l’enfant en sautant au cou de son père. »

Cependant la voiture approchait du cottage, et bientôt elle entra dans une grande allée d’ormes, au bout de laquelle on apercevait la blanche maison. Miss Lydia, la bonne tante du petit Alexandre et sœur de son père, attendait debout sur le seuil de la porte : c’était une excellente fille de quarante ans, qui n’avait jamais voulu se marier pour prendre soin de son cher neveu. Un grand chapeau de paille rond se rabattait sur son placide visage, et une robe d’indienne lilas très-propre et très-fine, dessinait sa taille un peu forte. Aussitôt qu’elle entendit le bruit des roues, elle retrouva ses jambes de vingt ans pour courir dans l’avenue, et la voiture s’étant arrêtée, elle prit l’enfant dans ses bras et l’emporta comme un trésor bien à elle.

Tandis que le père et la mère faisaient décharger et ranger les bagages, elle conduisait le petit Alexandre à la basse-cour, au vivier, puis dans sa jolie chambre tout à côté de la sienne, pour qu’elle pût veiller la nuit sur son sommeil, et enfin dans la salle à manger, où s’étalaient déjà sur la table dressée toutes les friandises anglaises confectionnées par miss Lydia ; c’étaient de belles jattes de crème mousseuse, des poudings blancs et des poudings noirs, des galettes au gingembre et à l’anis, des flans saupoudrés de safran et de cannelle pilée, des confitures au verjus et à l’épinette. Douceurs qui paraîtraient peut-être un peu aventurées à des palais français, mais qui font les délices des enfants de Londres.

[Illustration : Elle prit l’enfant et l’emporta comme un trésor]

On se mit à table, et Alexandre, oubliant ses préoccupations d’études et de savoir, savoura en vrai gourmand tous les mets préparés par la bonne tante Lydia.

Dès le lendemain, le curé Deann, ancien condisciple du gentilhomme, et qui vivait retiré dans une ferme des environs, fut mandé au cottage de Benfield, on tint conseil et il fut décidé que les journées de l’enfant se partageraient entre les exercices du corps et ceux de l’intelligence, après les heures d’études, il ferait de longues promenades dans la forêt, soit à pied, soit sur un joli petit poney que son père avait acheté pour lui.

[Illustration : Soit à pied, soit sur un joli petit poney que son père avait acheté pour lui]

L’enfant se soumettait à ces promenades parce qu’il pouvait, tout en les faisant, composer des vers et les réciter tout haut en face de la nature silencieuse qui semblait l’écouter. C’était surtout les vers d’Homère et de Virgile qu’il se plaisait à déclamer de la sorte. Il aimait à marier l’harmonie de ces belles langues antiques aux bruissements mélodieux des cimes des vieux arbres.

Un an s’était à peine écoulé que l’enfant fortifié par le grand air avait une carnation rose et des yeux vifs qui annonçaient la santé et presque la force. Sa taille seule restait chétive, et quand il se regardait par hasard dans un miroir ou dans un courant d’eau, il se disait tristement : » Oh ! je serai toujours le petit bossu ! » Mais relevant aussitôt fièrement la tête : » Eh ! qu’importe ! ajoutait-il, si je suis un grand poëte. »

L’Iliade l’enflammait tellement qu’il s’exerça, à l’insu de son instituteur et de son père, à mettre en scène quelques-uns des personnages d’Homère. C’est ainsi qu’à l’âge de douze ans il fit sur Ajax une espèce de tragédie en vers anglais, reflets souvent très-beaux, très-justes et très-concis des vers d’Homère. Quand il eut terminé cet essai et qu’il le lut un soir en famille à la veillée, ce furent de la part du père et du maître un étonnement et une admiration qu’ils ne purent contenir. Quant à la mère et à la tante, leur enthousiasme éclata par les larmes et les caresses dont elles couvrirent le jeune poëte.

» Voici le jour de sa naissance qui approche, dit la tante, et il faudrait pourtant bien le fêter dignement, ce cher enfant, qui sera la gloire de sa famille. »

Le père proposa de convier toutes les familles de la noblesse qui habitaient dans les environs, et de leur lire, pour l’anniversaire du jour de la naissance de son fils, cette tragédie d’Ajax.

Le bon curé, la mère et la tante, applaudirent à cette idée.

» Père, répliqua l’enfant, ce sera bien froid. Si M. le curé peut trouver, dans ses connaissances et dans ses élèves, les acteurs nécessaires, ne vaudrait-il pas mieux transformer cette salle en salle de spectacle, et y jouer ma tragédie ! C’est moi qui remplirai le personnage d’Ajax !

— Quelle idée ! répliqua la mère avec crainte.

— Oh ! je vous comprends, reprit l’enfant un peu tristement, vous avez peur que je ne fasse rire ; rassurez-vous, on ne verra plus ma taille, on n’entendra que mes vers, et cette fois, je suis tellement sûr de moi, que je veux que mes anciens compagnons d’école, qui m’ont raillé, assistent tous à cette représentation. »

Les désirs de l’enfant n’étaient jamais combattus par cette famille qui l’adorait ; il fut donc décidé qu’une grande fête serait donnée au mois de mai, dans le riant cottage de Benfield. Le bon curé se chargea des répétitions de la tragédie d’Ajax, le père des invitations, la tante de la lente et savante confection du lunch splendide qui devait être servi à l’aristocratique compagnie. Quant à la tendre mère, elle se préoccupa avec un soin plein d’anxiété du costume d’Ajax, que devait revêtir son petit Alexandre, elle imagina des chaussures pour le grandir, et une sorte de cuirasse qui dissimulerait la rondeur des épaules.

Lorsque ce beau jour de mai arriva, les carrosses armoriés accoururent de toutes parts dans les avenues de cette grande forêt de Windsor. Les oiseaux chantaient sous le feuillage naissant, et semblaient souhaiter la bienvenue aux invités. Pas un des anciens compagnons d’école du petit Alexandre n’avait manqué à l’appel. Il y avait là plusieurs lords et plusieurs écrivains célèbres de l’époque, de belles ladies et de jolies misses. Toute la compagnie commença par prendre le lunch, car en Angleterre, bien manger est un plaisir qu’on ne dédaigne pas ; nous aurions pu ajouter bien boire, mais nous ne voulions pas faire d’épigramme. De la salle à manger toute la compagnie passa au salon boisé qui servait de salle de spectacle ; dans le fond était une estrade qui simulait la scène, et devant laquelle tombait un rideau de tapisserie de Beauvais. Ce rideau s’ouvrit aux sons de la musique, et l’on aperçut Ajax sous sa tente. Celui qui représentait le héros grec parut bien un peu petit et délicat, mais à peine eut-il parlé qu’on n’entendit plus que sa voix. Les vers qu’il récitait étaient un écho de la grandeur et de l’héroïsme d’Homère ; c’était quelque chose de nouveau dans la poésie anglaise ; l’oreille en était charmée et l’âme saisie.

[Illustration : Elle se préoccupa avec un soin plein d’anxiété du costume d’Ajax.]

Les personnes les plus considérables de l’assistance donnèrent le signal des applaudissements ; les anciens compagnons du petit Alexandre battirent des mains à leur tour. Ce fut un véritable triomphe.

À la fin de la pièce on redemanda l’auteur et l’acteur, il se fit un peu attendre ; mais les cris redoublèrent. Enfin il reparut dépouillé de son costume et de ses cothurnes élevés ; sa tête était expressive et belle, mais son corps grêle laissait apercevoir sa difformité ; il se tourna vers le groupe de ses compagnons :

» Hélas ! murmura-t-il, je suis toujours le petit bossu !

— Non ! non ! dirent-ils tous à l’unisson, vous êtes un grand poëte ! » Et l’assistance entière cria à ébranler la salle :

» Vive Alexandre Pope ! »

Un écho de la forêt répéta comme un suprême applaudissement :

» Vive Alexandre Pope ! »