Enfances célèbres/Mozart

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Librairie de L. Hachette et Cie (p. 321-334).



MOZART



NOTICE SUR MOZART.

Wolfgang-Amédée Mozart, né à Saltzbourg le 26 janvier 1756, protégé par l’empereur François Ier d’Autriche, vint en France en 1762, et toucha l’orgue devant le roi Louis XV dans la chapelle de Versailles ; il n’avait pas huit ans alors ; son portrait fut gravé d’après les dessins de Carmontelle. L’année suivante, il passa en Angleterre ; il y fut hautement protégé par Georges III, qui, passionné pour la musique, se plaisait à en exécuter avec le jeune Allemand. Il parcourut encore les Pays-Bas et la Hollande, puis revint à Saltzbourg, où il se livra entièrement à l’étude approfondie de son art. En 1768, il reparut à la cour de Vienne, âgé de douze ans, et composa pour l’empereur Joseph II son premier opéra, la Finta semplice. Deux ans après, il fit son voyage d’Italie, d’où il écrivit un jour de Bologne cette admirable lettre d’enfant :

» Je vis toujours, toujours gai ; aujourd’hui j’ai eu envie de monter à âne, car, en Italie, c’est la mode, et par conséquent j’ai pensé qu’il fallait en essayer. Nous avons l’honneur d’être en relation avec un certain dominicain qui passe pour un saint. Moi, je n’y crois pas beaucoup, parce que je le vois déjeuner d’abord avec une bonne tasse de chocolat, et puis faire passer par-dessus un grand verre de vin d’Espagne. J’ai eu l’avantage de manger avec ce saint, qui a bu bravement du vin tout le long du repas, qu’il a clos par un grand verre de vin le plus fort, par deux bonnes tranches de melon, par des pêches, des poires, cinq tasses de café, une assiette de petits fours et force crème au citron. Mais peut-être qu’il fait tout cela par mortification ; cependant j’ai de la peine à le croire ; ce serait trop à la fois, et puis, outre son dîner, il soigne trop bien son souper. »

À son retour en Allemagne, il se lia intimement avec Gluck et Haydn ; puis il revint à Paris. Il se fixa enfin à Vienne, où il mourut à peine âgé de trente-six ans, le 5 décembre 1791. » Je meurs, dit-il, au moment où j’allais jouir de mes travaux ; il faut que je renonce à mon art lorsque je pouvais m’y livrer tout entier, lorsque, après avoir triomphé de tous les obstacles, j’allais écrire sous la dictée de mon cœur. »

Les principaux opéras de Mozart sont : Don Juan, les Noces de Figaro, la Clémence de Titus, Mithridate, la Flûte enchantée, etc. Il faut citer encore, pour la musique sacrée, sa fameuse messe de Requiem, des motets, des sonates ; puis des symphonies, des romances et même des valses qui sont autant de chefs-d’œuvre.


MOZART.

En 1770, durant la semaine sainte, le pape Clément XIV officiait dans la chapelle Sixtine, entouré de ses cardinaux et d’un clergé nombreux. La chapelle était remplie de hauts dignitaires, des ambassadeurs étrangers et de quelques voyageurs d’élite admis sous leur protection. La foule qui n’avait pu pénétrer dans l’enceinte réservée se pressait dans l’immense basilique de Saint-Pierre, où retentissait le psaume lointain. C’était dans la chapelle Sixtine que des chanteurs célèbres faisaient entendre le merveilleux Miserere d’Allegri, inspiration d’un génie religieux si pure, si émouvante, et d’un caractère tellement sacré, qu’elle semble avoir été transmise au maestro par quelque apparition divine.

Tandis que le psaume montait, les cierges jaunes brûlaient et décroissaient aux candélabres à mille branches placés devant l’autel, et cette lueur mortuaire jetait ses blêmes reflets sur la grande fresque de Michel-Ange, qui semblait se mouvoir au mur. Tous ces damnés s’agitaient, torturés par la douleur ; leurs traits pâles et amaigris exprimaient l’angoisse éternelle, leurs yeux versaient des larmes de sang, leurs dents grinçaient, leurs membres décharnés se tordaient, et parfois les accords aigus et déchirants du Miserere semblaient les gémissements échappés de la poitrine des spectres éperdus.

L’œuvre de Michel-Ange apparaissait en ce moment si terrible, et pour ainsi dire si vivante, que presque tous les assistants et surtout les étrangers tournaient vers elle leurs regards avec une admiration empreinte de terreur. Un enfant seul, de douze à quatorze ans, à la taille élancée, à la figure intelligente, et dont le front haut et les grands yeux d’un bleu clair étincelaient sous sa chevelure poudrée, paraissait ne prêter aucune attention à la fresque si merveilleusement éclairée. La tête levée, et presque renversée en arrière, les yeux en extase, la bouche souriante et entr’ouverte comme pour goûter les sons qui montaient, les oreilles dressées ainsi que celles d’un chien de chasse écoutant au loin les pas du cerf qui approche, tout dans cet enfant exprimait l’attention la plus vive et la plus excitée. On devinait qu’il était en proie à une profonde émotion, et qu’il s’efforçait d’en fixer l’empreinte ineffaçable dans son âme. Placé à côté de l’ambassadeur d’Autriche, l’enfant qui écoutait ainsi restait immobile, et il semblait comme pétrifié dans sa culotte de soie blanche collante, dans son habit vert à boutons d’argent et à basques doublées de satin, et sous son jabot de dentelle qui ne frissonnait pas même sur sa poitrine bombée ; mais lorsque la dernière note du Miserere d’Allegri expira, l’enfant sortit de son immobilité d’automate, il se fit comme à lui-même un signe d’assentiment, et il quitta l’église en donnant le bras à l’un des secrétaires de l’ambassadeur d’Autriche. S’il avait été immobile tout à l’heure, il était maintenant muet, il ne paraissait pas entendre les réflexions que lui faisait son compagnon sur la beauté de la cérémonie religieuse à laquelle ils venaient d’assister. Arrivé au palais de l’ambassade, le jeune adolescent en habit vert monta précipitamment dans la chambre qu’il occupait, et se mit à tracer des signes inintelligibles pour tout autre que pour lui, sur un cahier rayé qui était là sur un pupitre.

[Illustration : Mozart à la chapelle Sixtine]

Le soir, à la table de l’ambassadeur, on parla de la cérémonie religieuse du jour, et de l’effet merveilleux qu’avait produit le Miserere d’Allegri. » Quel dommage, dit l’ambassadeur, qu’on ne puisse pas faire connaître au monde entier cette musique, où le remords et la douleur gémissent éternels et infinis ! Ce chant serait moralisant par sa tristesse même ; les âmes qui l’auraient entendu redouteraient de s’exposer aux douleurs qu’il exprime.

— Vous devriez bien vous servir de cet argument auprès de Sa Sainteté, répliqua l’ambassadeur de France qui dînait chez son confrère, pour obtenir une copie de cet air sacré.

— Tous nos arguments échoueraient, répondit l’ambassadeur d’Autriche ; voilà plusieurs siècles que cette musique fut composée par Allegri, et jamais elle n’a retenti que sous la voûte de la chapelle Sixtine : ni rois ni empereurs n’ont pu l’obtenir des papes qui se sont succédé ; ils répondaient aux requêtes royales que ce chant faisait partie du trésor sacré de Saint-Pierre et ne devait pas en sortir. »

Un sourire d’orgueil glissa sur la lèvre de l’enfant à l’habit vert, qui dînait à la table de l’ambassadeur.

Le lendemain, vendredi saint, à l’heure de l’office, on eût pu voir le même enfant à la même place que la veille, écoutant encore le fameux Miserere ; mais cette fois sa tête, au lieu de se lever contemplative, était affaissée sur sa poitrine, son œil se baissait et lisait comme à la dérobée dans son chapeau, qu’il tenait à la main, et au fond duquel il avait enroulé un cahier. Un cardinal l’aperçut, et dès lors ne cessa plus de l’observer.

Le soir, il y avait grand concert à la villa Borghèse : le palais et les jardins étaient illuminés, et une de ces belles nuits d’Italie toute ruisselante de lumières suspendait à la cime des grands arbres les étoiles comme des fruits d’or. Les statues des bosquets ressemblaient à des femmes craintives qui se cachaient pour entendre les airs mélodieux s’échappant des salons par les fenêtres ouvertes. Aux chants succédaient des morceaux de musique instrumentale. Il y eut un moment où tous les assistants se pressèrent dans la galerie des marbres : une main exercée venait de faire entendre quelques préludes sur le clavecin : » C’est lui ! c’est lui ! disait-on ; c’est la merveille de l’Allemagne ! » et chacun désignait du geste l’enfant à l’habit vert qui méditait le matin dans la chapelle Sixtine. L’ambassadeur d’Autriche se tenait près de lui, le coude appuyé sur le clavecin, l’encourageant du regard. Tout à coup, au prélude de l’instrument, la voix de l’enfant s’élève, et il entonne avec force et suavité le Miserere d’Allegri, qui jamais n’avait retenti avec plus de vérité et de précision. Tous restaient béants de surprise et d’admiration : quelques-uns criaient au miracle, d’autres parlaient de profanation et de vol.

» Pour qu’il sache aussi parfaitement ce chant, il faut qu’il l’ait écrit pendant qu’on l’exécutait, dirent plusieurs.

— Oui, oui, il l’a écrit, s’écria un cardinal, le même qui le matin avait observé l’enfant dans la chapelle Sixtine.

— Votre Éminence en est-elle bien sûre ? répliqua l’ambassadeur d’Autriche, qui, tenant par la main le jeune musicien, s’approcha du cardinal.

— Mais je crois l’avoir vu, murmura Son Éminence.

[Illustration : Mozart à la villa Borghèse.]

— Monseigneur, vous m’avez vu lire et non écrire, répondit l’enfant respectueusement, mais avec assurance.

— Mais ce que vous lisiez, vous l’aviez écrit sans doute ?

— Oui, je l’avais écrit de mémoire.

— De mémoire ! impossible, car pas une note ne manque au chant que nous venons d’entendre, c’est la copie sans altération du Miserere d’Allegri.

— Sans doute, monseigneur, ajouta l’enfant, et quoi de plus simple ? Cet air a tellement ému mon âme, qu’il s’est empreint en elle jusqu’à la dernière mesure. Voilà la vérité, et je vous le jure, monseigneur, par ce chant sacré. »

La foule restait confondue. Les princes et les hauts dignitaires entouraient l’enfant et le complimentaient ; quelques rébarbatifs disaient ;

» N’importe, il faut lui interdire de répéter ce chant et surtout de le transcrire !

— Et comment faire ?

— Le pape en décidera, » dit le même cardinal à qui le petit musicien venait de faire son serment.

Le lendemain, l’enfant de génie était mandé au Vatican : le pape avait désiré le voir. Il traversait d’un pas léger et tranquille ces vastes et magnifiques salles que Raphaël a décorées, et son œil bleu, intelligent et fier, s’arrêtait avec admiration sur les fresques immortelles dont nos jeunes lecteurs peuvent voir de belles copies au Panthéon.

Après avoir erré et attendu dans ces salles où l’attente est si facile à l’esprit, il fut introduit dans le cabinet du pape. Deux attachés de l’ambassade d’Autriche le suivaient. Clément XIV lui tendit son anneau à baiser et lui dit avec bonté :

» Est-il vrai, mon enfant, que ce chant sacré, réservé jusqu’ici pour notre seule basilique de Rome, se soit gravé dans votre mémoire à la première audition ?

— C’est la vérité, saint-père.

— Et comment cela se peut-il ?

— Sans doute par la permission de Dieu, répliqua naïvement le jeune artiste.

— Oui, c’est Dieu qui fait le génie, reprit le saint-père, et vous êtes évidemment, mon fils, un de ses élus. Si Dieu a permis que vous pussiez vous approprier miraculeusement ce chant, c’est que, sans doute, vous êtes destiné à en créer pour l’Église d’aussi beaux, d’aussi religieux dans l’avenir. Allez donc en paix, mon enfant. » Et il lui donna sa bénédiction, à laquelle furent ajoutés, par son ordre, de riches présents.

Cet enfant prodigieux fut Mozart, l’auteur de tant de chefs-d’œuvre, parmi lesquels il n’est personne qui ne connaisse Don Juan et la messe de Requiem. Dès l’âge de trois ans, son père lui avait appris les premières notions musicales, et il en avait à peine six, qu’il exécutait des morceaux de clavecin devant l’empereur François Ier d’Autriche, qui le surnomma son petit sorcier, et l’associa aux jeux de l’archiduchesse Marie-Antoinette, encore enfant.

Durant ce voyage d’Italie, où nous venons de le voir à Rome donner une preuve si éclatante de son génie naissant, Mozart s’arrêta d’abord à Bologne pour voir le maëstro Martini, si célèbre dans la science du contre-point. Cet harmoniste consommé fut confondu, selon sa propre expression, des éclairs que lançait cette jeune tête, et il lui prédit avec assurance la gloire qui la couronna plus tard.

L’académie des Philharmoniques de Bologne, désirant s’associer le jeune Allemand, lui fit subir l’épreuve imposée aux récipiendaires : il fut enfermé dans une chambre où il trouva le thème d’une fugue à quatre voix. En une demi-heure le morceau fut composé, et Mozart reçut son diplôme. Personne, à son âge, n’avait obtenu avant lui cette marque de distinction.

De Bologne il passa à la cour de Toscane. Le grand-duc, ravi de l’entendre, le combla d’honneurs et de présents ; la belle galerie de l’ancien palais des Médicis retentit de ses chants : on eût dit que les peintures s’animaient pour l’écouter, et la Vénus pudique semblait lui sourire. La présence de ces chefs-d’œuvre l’inspirait : il se surpassa ; jamais sa voix n’exprima avec plus d’âme ses improvisations sublimes. Il avait trouvé là une atmosphère digne de lui. Comme ces oiseaux des tropiques qui roucoulent leurs chants au milieu du triple éclat des grandes fleurs, de la lumière et des eaux murmurantes, il chantait parmi les marbres, les tableaux et le luxe éblouissant d’une cour amie des arts et des lettres.

Mais son triomphe le plus grand et le plus singulier fut à Naples. Là on ne put croire au génie naturel de l’enfant merveilleux. L’enthousiasme se changea en superstition : on prétendit, et plusieurs l’affirmèrent, que son talent magique était l’effet d’un talisman. Ne souriez pas, jeunes lecteurs ; ceci n’est que la conséquence de la faiblesse de l’esprit humain. Tout ce que notre orgueil ne peut pénétrer, il le revêt volontiers de magie. Ceux qui écoutaient à Naples le petit Mozart, n’étant pas en état de le comprendre et encore moins de l’égaler, trouvaient une sorte de consolation vaniteuse à crier au sortilége.

Mozart ne faillit point à son enfance glorieuse. Nous ne le suivrons pas dans sa courte vie si bien remplie, nous dirons seulement qu’elle fut close par une composition religieuse, la fameuse messe de Requiem. Le génie d’Allegri, qui avait inspiré son enfance, vint lui sourire et l’embrasser en père au moment de sa mort. D’une main défaillante et d’une voix éteinte, il essayait cette musique funèbre qui, disait-il, serait chantée sur sa tombe. Une heure avant d’expirer, il la parcourait encore des yeux : » Ah ! s’écriait-il, j’avais bien prévu que c’était pour moi-même que je composais ce chant de mort ! »