Enfances célèbres/Winckelmann

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Librairie de L. Hachette et Cie (p. 335-366).



WINCKELMANN



NOTICE SUR WINCKELMANN.

Jean-Joachim Winckelmann, un des plus illustres antiquaires des temps modernes, était le fils d’un pauvre cordonnier de Steindall, ville de la vieille marche de Brandebourg. L’enfant montra tout petit les plus heureuses dispositions pour tout ce qui touchait aux arts : l’architecture, la sculpture, la peinture, la musique, l’euphonie des langues l’attiraient invinciblement ; il échangea ses prénoms de Jean-Joachim contre celui de Giovanni, comme plus harmonieux, et c’est toujours ainsi qu’il signa ses ouvrages. Son père comprit son intelligence sans toutefois en deviner l’aptitude particulière, et malgré son extrême pauvreté, il s’imposa des privations de tous genres pour subvenir aux dépenses que nécessitait l’éducation primaire de son fils. Malheureusement il devint infirme et dut entrer dans un hôpital.

Dans ce dénûment complet, le jeune Winckelmann aurait été réduit à entrer dans un atelier, sans l’appui que lui prêta le vieux recteur du collége de Steindall. Ce bon vieillard se nommait Toppert, il avait remarqué les merveilleuses dispositions de son élève, et en peu de temps il le vit expliquer et commenter avec la même précision que lui-même aurait pu le faire, les auteurs classiques de la Grèce et de Rome. La Grèce surtout l’attirait invinciblement. Il se passionna pour Hérodote et pour Homère ; il trouvait en eux des descriptions qui lui faisaient comprendre toute la beauté de l’art grec, dont l’image l’enivrait avant même d’en avoir pu admirer les chefs-d’œuvre ; il ne rêvait qu’antiquités grecques et romaines, et souvent il entraînait ses compagnons d’études dans un champ voisin de Steindall, où l’on avait découvert des lampes et des urnes helléniques ou étrusques, et là, sous la direction du jeune Winckelmann, les écoliers faisaient de petites fouilles. Un jour Winckelmann rapporta en triomphateur deux urnes antiques qui sont encore à la Bibliothèque de Sechausen.

À l’âge de seize ans, son bienfaiteur Toppert permit à Winckelmann d’aller à Berlin commencer ce que l’on appelle en allemand des cours académiques. Bientôt le recteur du collége de Baaken lui confia la surveillance de ses enfants et lui offrit en retour chez lui le logement et la table. Winckelmann put alors économiser de petites sommes qu’il envoyait à son père qui languissait infirme dans l’hospice de Steindall. Au bout d’un an, Toppert le rappela dans cette ville et lui fit donner la place de chef des choristes. Le soir il se joignait, selon l’usage de l’Allemagne, aux pauvres écoliers qui chantaient dans les rues des cantiques et des motets. Il parvenait ainsi à grossir les petites sommes qu’il portait régulièrement à son père.

Le moment de choisir enfin une carrière arriva pour lui ; on lui conseilla de se faire ministre évangélique, mais cette seule pensée l’épouvantait. Vivre dans la froide Allemagne en pasteur protestant lui semblait à jamais emprisonner sa jeunesse et son âme. Une image radieuse, celle de la Grèce antique, remplissait toute son imagination ; le soleil et l’art de cette terre prédestinée brillaient devant lui : c’était comme une tentation fixe qui ne lui laissait plus de repos. À défaut de la Grèce, ne pourrait-il visiter l’Italie, qui avait hérité d’une partie des merveilles d’Athènes ? Ce rêve s’empara de son esprit ; pour le réaliser il aurait tout sacrifié. À force de vivre en pensée dans l’antiquité, il se passionna jusque pour ses fables. La beauté des dieux et des déesses d’Homère et la splendeur des marbres de Phidias constituèrent pour lui un idéal radieux qui lui paraissait bien supérieur aux religions qui lui avaient succédé ; la grandeur et la sainteté du christianisme lui échappaient, il n’en voyait que le côté sombre et tourmenté et s’éprenait plus vivement de la sérénité de l’art grec. Insensiblement il devint païen par amour du beau.

Il quitta Steindall et passa deux ans dans l’université de Halle, poursuivant son rêve dans une pauvreté voisine de la misère : il ne vivait le plus ordinairement que de pain et d’eau. Tantôt il s’imaginait qu’il allait faire des fouilles dans les pyramides d’Égypte, tantôt qu’il remuait le sol voisin d’Olympie et en retirait les chefs-d’œuvre enfouis de Phidias et de Lysippe. Sa seule joie durant ces années de vocation refoulée fut d’aller visiter le musée de Dresde, où il put voir enfin quelques beaux marbres antiques. Il se décida durant plusieurs années à être tour à tour précepteur dans des maisons particulières et professeur dans des institutions publiques. Enfin lassé de cette vie de contrainte, il se détermina à écrire au comte de Bunau, très-riche seigneur allemand, lettré et ami des arts. Winckelmann sollicita de lui de le placer dans un coin de sa bibliothèque ; le comte lui donna aussitôt asile dans le château où cette magnifique bibliothèque était réunie, et il fut pour Winckelmann un Mécène plein de bonté. C’est alors que le jeune antiquaire s’écria : » La religion chrétienne et les muses se sont disputé la victoire, enfin les dernières l’emportent ! »

[Illustration : Le comte lui donna aussitôt un asile dans le château.]

Tandis que Winckelmann vivait dans ce château, pouvant se livrer exclusivement à ses chères études et posant déjà les principes de sa magnifique Histoire de l’art, le nonce du page à Dresde, vint visiter la bibliothèque du comte de Bunau, et frappé de l’érudition artistique de Winckelmann, il lui dit : » Vous devriez venir à Rome ! » Ceci fut l’étincelle électrique qui fit prendre feu à son rêve. Aller à Rome, obtenir une place à la bibliothèque du Vatican, c’était à n’y pas croire. Le nonce y mit pour seule condition que Winckelmann se ferait catholique ! — » Voulez-vous, lui disait-il, voir l’Apollon du Belvéder, la Vénus de Médicis, les Faunes, les Muses, Silène, etc., etc., abjurez ! » Le cœur et l’esprit de Winckelmann, indifférents à tout hors à la beauté des dieux d’Homère, ne trouvèrent pas une objection.

Enfin il vit l’Italie, il résida à Rome, il séjourna à Naples et assista aux fouilles d’Herculanum. C’est à Rome qu’il écrivit tous ses ouvrages ; il vécut là heureux, compris, fut nommé membre de toutes les académies de l’Italie, et celles de l’Allemagne et de Londres l’admirent dans leur sein.

Ses compatriotes, fiers de sa renommée, le prièrent de revenir en Allemagne ; le grand Frédéric voulut se l’attacher. Winckelmann résista à toutes ces instances ; l’Italie avec sa lumière, son ciel et ses montagnes dorées, étant désormais sa mère adoptive, il n’eût consenti à la quitter pour toujours que si la Grèce l’eût appelé. Cependant il promit à ses amis d’aller les revoir ; il s’éloigna de Rome avec une grande tristesse et comme envahi par le pressentiment que ce voyage en Allemagne lui serait funeste. À mesure qu’il s’approchait des Alpes et des gorges du Tyrol, sa tristesse augmentait ; les honneurs qu’il reçut à Munich, à Vienne et dans toutes les cours de l’Allemagne ne purent lui rendre la gaieté ; il avait perdu son soleil et ses dieux. Le premier ministre d’Autriche mit tout en œuvre pour l’attacher à sa cour ; ses amis insistèrent, mais, dit l’un d’entre eux, nous remarquâmes qu’il avait les yeux d’un mort, et nous ne voulûmes pas le tourmenter davantage. La vie pour lui, c’était la lumière et l’art qui, de la Grèce, s’étaient réfugiés en Italie ; la mort, c’était la froide et didactique Allemagne. Enfin, il en partit accablé des honneurs et des présents que les souverains lui avaient prodigués ; il reprit la route de sa patrie adoptive ; on ne sait quel motif le détermina à passer par Trieste pour s’y embarquer pour Ancône. Il rencontra en chemin un misérable, nommé François Archangeli, déjà repris de justice, et qui parvint à s’insinuer dans la confiance de Winckelmann, qui lui montra les magnifiques médailles d’or qu’il avait reçues des princes de l’Allemagne. Arrivé à Trieste, Archangeli se logea dans la même hôtellerie que Winckelmann. Un jour que celui-ci lisait Homère, il vit entrer dans sa chambre son compagnon de route qui le pria de lui laisser admirer encore une fois ses médailles. Winckelmann, pour le satisfaire, s’empressa de se diriger vers sa malle et de s’agenouiller pour l’ouvrir. Aussitôt Archangeli lui passe un nœud coulant autour du cou et tente de l’étrangler. Winckelmann résiste avec force, mais l’assassin lui plonge cinq coups de couteau dans le bas-ventre ; un coup frappé à la porte par un enfant effraya ce misérable, qui prit la fuite en laissant là les médailles qui devaient être le prix de son crime. Les blessures de Winckelmann étaient mortelles ; il expira après sept heures d’agonie le 8 juin 1768 ; il avait gardé jusqu’à la fin toute sa présence d’esprit. Le principal ouvrage de Winckelmann est son Histoire de l’art ; ses Remarques sur l’architecture des anciens et son Recueil de lettres sur les découvertes faites à Herculanum, à Pompeïa, à Stabia, sont aussi très-appréciés des artistes et des connaisseurs.

WINCKELMANN.

Un grand homme savetier.

Nous ne connaissons rien de plus triste que l’échoppe d’un cordonnier ; bientôt l’élégance et la propreté qui s’étendent dans tous les quartiers auront fait disparaître de Paris ces espèces de huttes ; mais à l’heure qu’il est on peut, en cherchant bien loin, en découvrir encore quelques-unes, et d’ailleurs, dans les maisons d’ouvriers, beaucoup de loges de portiers sont de véritables échoppes. Les cordonniers, toujours assis et tirant leur fil sans désemparer, sont des portiers très-appréciés par les propriétaires. Mais parlons de la véritable échoppe : c’est habituellement une petite construction parasite en bois ou en grossière maçonnerie adossée à quelque mur de jardin, d’église ou de clôture. Une des façades de l’échoppe se compose d’un vitrage mi-partie en papier et mi-partie en verres ; dans ce vitrage est comprise la porte d’entrée, basse et étroite ; au-dessus d’une planche formant devanture sont suspendus quelques morceaux de cuir séchant à l’air ; sur la planche sont quelques vieilles chaussures et un ou deux pots où croissen t des plantes de baume vulgairement appelé basilic, dont le vif parfum mitige l’odeur forte et déplaisante du cuir.

Dans l’intérieur se trouve l’établi (tout près du vitrage) couvert de l’ouvrage commencé, des matériaux pour faire ou radouber les chaussures et des instruments de cordonnier ; deux ou trois escabeaux sont autour de l’établi ; dans le fond est un petit poêle et le pauvre lit du ménage, si ménage il y a ; aux murs sont toujours appendus quelques gravures et un petit miroir à barbe.

C’était une échoppe pareille qu’habitait en 1729 un pauvre savetier de la petite ville de Steindall, en Allemagne. Cette échoppe était adossée contre le mur noir et moussu du jardin du collége, et bien souvent les écoliers, à l’heure de la récréation, s’amusaient à lancer des fruits ou des noix sur la pauvre habitation en criant : » Bonjour, savetier ! » D’autres fois c’étaient leurs souliers à rapiécer qu’ils lui lançaient de la sorte, au risque d’être fort réprimandés par leurs surveillants ; ce voisinage avait établi une sorte de connaissance entre le collége et l’honnête cordonnier, qui rapportait fidèlement les chaussures qui lui arrivaient d’une manière aussi inusitée. Insensiblement il avait obtenu la clientèle de tous ces petits démons, et elle n’était pas à dédaigner, car les mouvements turbulents de l’enfance sont la destruction des souliers.

Penché sur son établi, le pauvre ouvrier travaillait du matin au soir, malgré ses douleurs de rhumatisme aigu qui lui arrachaient parfois des cris. Il était maigre et paraissait déjà bien vieux quoiqu’il eût à peine cinquante ans ; la misère et la maladie doublent les années. Des mèches de cheveux blancs pendaient sur ses tempes amaigries et contrastaient avec ses yeux perçants surmontés de sourcils noirs. Veuf et malheureux depuis plusieurs années, le pauvre homme ne souriait jamais, excepté le soir quand son fils revenait de l’école et l’embrassait en passant ses deux bras autour de son cou. Alors l’échoppe était en fête, le savetier quittait ses outils et son tablier de cuir ; il lavait ses mains dans une jatte d’eau, ravivait le feu du poêle et se mettait à préparer le repas du soir comme une ménagère ; des volets de bois mal joints étaient à l’intérieur poussés contre le vitrage ; le père et l’enfant se sentaient chez eux, et tout en soupant ils se racontaient leur journée ; l’enfant, délicat mais charmant, au visage expressif, à la chevelure blonde, disait à son père comment il apprenait chaque jour quelque chose de nouveau, et comment ses maîtres, enchantés de ses progrès, parlaient de le faire entrer au collége comme un écolier modèle. Le père, radieux, embrassait alors l’enfant, le regardait avec orgueil presque comme on regarde quelque chose de supérieur à soi, et s’écriait attendri ;

» Oh ! mon bon Joachim, que ne suis-je riche, je ferais de toi un homme savant et heureux !

— Je veux commencer par être savant, répliquait le petit Joachim, puis nous serons heureux après. »

Et, tout en parlant ainsi, il aidait son père à faire le ménage et demandait au pauvre bonhomme qui il avait vu et ce qu’il avait fait dans la journée. Le souper fini, le père reprenait son ouvrage et l’enfant lui faisait la lecture des livres qu’il recevait en prix à l’école. Le père l’engageait à lire parfois dans sa vieille Bible, c’était la Bible de son mariage et que sa femme en mourant avait baisée. Mais le petit Joachim préférait la lecture d’une traduction allemande d’Homère qui avait été son prix d’honneur. Insensiblement le pauvre savetier prit intérêt à ces héroïques récits qui passionnaient son fils. À chaque chant, l’enfant s’arrêtait pour peindre sa surprise et son ravissement : quel monde ! quel pays ! quel ciel ! quels paysages ! quelle beauté devaient avoir ces dieux et ces héros ! Un jour il ajouta :

» Mais il manque quelque chose à ce livre !

— Eh quoi donc ? demanda le père.

[Illustration : Le père reprenait son ouvrage et l’enfant lui faisait la lecture]

— Il lui manque de belles images qui fassent vivre à nos yeux ces dieux et ces déesses dont Homère chante la beauté. Oh ! mon père, si nous étions riches, nous achèterions Jupiter, Junon, Mars et Vénus, Vénus surtout, que je vois toujours entourée d’une vapeur rose et se baignant dans la mer Égée ! »

Le pauvre savetier écoutait son fils sans bien le comprendre, mais ce qu’il comprenait par le cœur, c’est que son fils avait des désirs que sa pauvreté l’empêchait de satisfaire, et il en souffrait chaque jour de plus en plus. Il sentait ses infirmités s’accroître, et il se disait qu’avec elles la misère augmenterait dans la pauvre échoppe. Pour ne pas attrister son fils il dissimulait sa détresse, mais quand il était seul dans la journée, de grosses larmes roulaient parfois sur ses joues amaigries. Or rien n’est déchirant comme les larmes d’un homme, et surtout d’un vieillard ; il lui faut une grande angoisse, il faut qu’il souffre bien amèrement pour que sa douleur se traduise de la sorte. Le pauvre père n’avait pas d’autre joie dans sa vie de peine que de voir sourire son enfant quand il rentrait le soir de l’école ; aussi s’ingéniait-il chaque jour à lui procurer quelque petite surprise qui fît pétiller ses yeux d’enfant ; tantôt c’était une friandise qu’il ajoutait au souper frugal, comme aurait fait une mère ; tantôt un livre qu’il achetait à quelque colporteur, se privant deux ou trois jours de fumer sa pipe (cette compagne si chère à un Allemand) pour donner cette satisfaction à son cher petit Joachim.

Depuis le soir où l’enfant avait souhaité des images au livre d’Homère, le bon savetier ne rêvait plus qu’à satisfaire son désir. Mais où trouver un Jupiter, une Junon et surtout une Vénus ? Il n’y avait pas de musée à Steindall et jamais le vieillard n’avait aperçu l’image de la plus belle des déesses.

Un matin qu’il allait reporter au collége les souliers raccommodés de quelques écoliers, le portier le fit attendre dans une espèce de parloir tandis qu’il allait lui chercher le prix de son travail et d’autres chaussures à réparer. Le savetier regardait attentivement les murs de cette pièce ornée de petits cadres qui renfermaient les dessins des enfants ; c’étaient quelques académies, des dieux et des héros grecs, et parmi eux deux Vénus : la Vénus de Médicis et la Vénus accroupie ; en voyant ce nom de Vénus écrit au bas des deux cadres où se trouvait la belle déesse, le vieillard courbé par l’âge et la souffrance se redressa de plaisir. Le portier le trouva en extase devant ces dessins fort médiocres de deux marbres de l’antiquité.

» Que regardez-vous donc là, mon vieux, lui dit-il très-étonné, est-ce que ces deux belles femmes vous plaisent ?

— Oh ! oui, et je consens à vous laisser l’argent que vous alliez me remettre, si vous me permettez de les emporter.

Le portier se mit à rire aux éclats.

» Oh ! ne vous moquez pas de moi, répliqua le bon savetier, c’est pour complaire à un désir de mon enfant qui ne rêve que déesses de l’antiquité.

— Et quel âge a-t-il ce petit gars ? reprit le portier.

— Il a dix ans, reprit le père.

— Allons, allons, il est précoce, continua l’autre en riant toujours.

— Oh ! je vous en réponds qu’il est précoce ; il est toujours le premier à l’école gratuite, il sait déjà tout ce que savent les maîtres, et s’il pouvait entrer dans votre collége, je vous réponds qu’il deviendrait bientôt le plus fort des élèves. Oh ! mon bon monsieur, continuait le vieillard voyant que le portier ne riait plus et l’écoutait avec attention, faites quelque chose pour lui, parlez-en à votre recteur et, en attendant, laissez-moi emporter ces images si vous n’y tenez pas trop.

— Attendez, attendez un peu, répondit le portier que flattait cet appel à sa protection, voilà trois de ceux qui dessinent qui jouent en ce moment à la balle dans la cour, ce sont eux qui m’ont donné ces images, comme vous dites ; ils doivent en avoir d’autres qu’ils vous donneront volontiers, car ce sont de bons petits diables. »

Le concierge appela les trois écoliers, qui bondirent vers lui, et quand ils surent l’objet de la convoitise du savetier :

» Certainement que nous allons vous satisfaire, » s’écriaient-ils tous à la fois ; et courant d’un trait à la salle de dessin, ils en revinrent rapportant des brassées d’études et d’ébauches : tenez, disaient-ils en éparpillant les feuilles aux pieds du savetier, tenez voilà des Vénus, des Nymphes et des Amours aussi, emportez tout cela pour votre enfant ; puisqu’il aime instinctivement ces objets, c’est qu’il est peut-être destiné à devenir un grand peintre ! Amenez-nous-le, nous le ferons examiner par notre Maître. »

[Illustration : Ils revinrent avec des brassées d’études]

L’heureux vieillard se confondait en remercîments et ne savait comment prouver sa reconnaissance ; il disait au portier et aux enfants, tout en mettant en ordre les précieux dessins :

» Usez de ma pauvre industrie tant que vous voudrez, je ne prendrai plus votre argent, vous m’avez payé pour toute votre vie ! »

Les écoliers se prirent à rire de cette idée.

» Allons, mon bonhomme, dirent-ils, ne songez qu’à vous réjouir, et amenez-nous demain votre petit Joachim ; » et lançant leurs balles, ils regagnèrent la cour.

Le portier reconduisit jusqu’à la porte extérieure le vieillard radieux.

» À demain, lui dit-il, je vous promets de parler de votre enfant aujourd’hui même au recteur. »

Le bienheureux savetier regagna son échoppe en fredonnant un vieil air allemand. Il n’avait pas chanté depuis la mort de sa chère femme, et il fallait que son contentement fût bien grand pour qu’il éclatât par ce refrain que la pauvre défunte murmurait elle-même auprès du berceau de leur enfant.

Rentré chez lui, il ne songea pas à se remettre à l’ouvrage ; il se donna vacance pour le reste de la journée ; il s’enferma dans son échoppe et commença à aligner et à pendre au mur toutes ces feuilles de dessin ; il voulait que son enfant en eût l’heureuse surprise en les apercevant tout à coup à son retour de l’école. Les Vénus furent placées au milieu, les amours et les personnages secondaires de chaque côté ; quand cette besogne fut terminée, il sortit pour acheter son souper, et comme il avait reçu un peu d’argent du collége et que ce jour était pour son cœur une grande fête, il rapporta une oie, une tarte aux pommes et une cruche de bière. Depuis bien des années le pauvre ouvrier ne s’était pas attablé à pareil festin. Il étendit une nappe blanche sur la petite table, dressa le couvert et le repas, cacha dans un coin les savates et les outils, alluma le poêle et la petite lampe de fer et attendit avec impatience le retour de Joachim.

L’enfant entra apportant à son père un pot de giroflées que la femme du maître d’école, qui l’aimait beaucoup, lui avait donné. On eût dit que, prévoyant cette petite fête de famille, il voulait y ajouter la grâce de cette fleur.

» Qu’y a-t-il donc ? dit-il en pénétrant dans l’échoppe et sans avoir aperçu les dessins pendus au mur, quel beau couvert ! Attendez-vous à souper ce vieux cousin de Sechausen qui devait nous faire visite il y a un mois ?

— Je n’attends que toi, et c’est toi que je fête, répliqua le père en entourant de ses bras son cher enfant. Mais regarde donc un peu, ajouta-t-il, en face de toi, à côté du tuyau du poêle. »

Joachim leva la tête et aperçut les dessins ; ce fut d’abord un cri de surprise, puis une longue extase muette. Il en décrocha deux et les posa sur la table, et soutenant sa tête entre ses deux mains, il se mit à considérer les dessins avec une fixité de regard étrange. Au bas de l’un était écrit : d’après la Vénus en marbre qui est à Florence ; au bas de l’autre : d’après une frise du Parthénon d’Athènes. Un de ces crayons noirs était un reflet bien imparfait de la Vénus de Médicis, l’autre d’une de ces magnifiques canéphores aux draperies flottantes qui semblaient se mouvoir sur les frises du Parthénon et qu’on peut voir aujourd’hui dans le Musée de Londres. Certes, ces dessins d’écolier ne donnaient qu’une idée bien incomplète de ces divines sculptures ; le relief, les contours et les proportions de l’œuvre primitive manquaient ; il manquait surtout cette couleur dorée qui parfois donne au marbre l’animation de la vie. N’importe, ces esquisses grossières gardaient quelque chose encore de l’idéale beauté de ces merveilleuses créations de l’art. Le jeune Joachim les contemplait avec ivresse. Pour la première fois, elles rendaient palpable pour lui la beauté de la forme dont il avait tant rêvé en lisant l’Iliade. Mais ces deux œuvres d’art dont il n’apercevait que le reflet existaient dans toute leur beauté en Grèce et en Italie. Dès lors, ces deux terres classiques du beau devinrent les mondes de ses rêves.

Le lendemain de ce jour, le vieux savetier revêtit ses habits du dimanche, il habilla son fils de son mieux et le conduisit au collége. Le portier les reçut en protecteur sûr de son fait.

» Venez, venez, mon petit ami, dit-il avec un sourire de triomphe et en prenant Joachim par la main, j’ai parlé de vous à notre excellent recteur M. Toppert, il vous attend. Et se retournant vers le savetier il ajouta : Suivez-nous, mon brave homme, vous verrez que je ne promets rien que je ne fasse. »

Il traversèrent plusieurs cours intérieures et arrivèrent au cabinet du recteur. C’était un beau vieillard à cheveux blancs, à la figure expressive et sereine ; il fit approcher l’enfant avec bonté et commença à l’interroger sur ses études. Le petit Joachim répondit avec netteté, esprit et certitude sur toutes les questions ; il émerveilla le recteur ; parfois même il allait au delà de ses demandes ; c’est ainsi que, lorsqu’il fut interrogé sur la littérature grecque, il démontra comment, dans cette admirable civilisation, la poésie et l’art avaient découlé de la religion, et dit sur l’admirable sculpture de l’antiquité des choses qu’il ne pouvait connaître encore que par intuition.

Quand le bon recteur lui demanda s’il se sentait des dispositions pour le dessin, il répondit qu’il se sentait de l’attrait, et qu’apprendre à dessiner lui serait toujours bon, ne serait-ce que pour fixer les lignes et les contours des chefs-d’œuvre de la statuaire et de la peinture qui le frapperaient, ainsi qu’on écrit des notes sur un sujet littéraire.

[Illustration : Il émerveille le recteur.]

Le recteur remarqua la justesse de cette réponse, et lui promit qu’il entrerait dès le lendemain dans la classe de dessin.

» Se peut-il, grand dieu ! s’écria le savetier, qui jusqu’alors avait gardé le silence. Vous allez admettre mon pauvre enfant dans votre collége ?

— Oui, dès ce soir revenez avec son petit bagage, c’est une chose réglée. »

Le savetier se confondait en remercîments et bénédictions.

L’enfant salua avec respect et bonne grâce le recteur, qui le baisa au front en répétant : » À ce soir, mon petit ami. »

Le père et l’enfant sortirent tout joyeux, en adressant mille remercîments au portier.

Dans le premier moment, le savetier ne voyait que l’éducation qu’allait recevoir son fils, et celui-ci ne songeait qu’à ses chères études. Mais quand ils se retrouvèrent tous deux dans la pauvre échoppe où leur affection mutuelle leur avait donné, la veille encore, de si bonnes heures, tout en faisant un paquet de ses livres, de ses chemises et de ses pauvres habits, le petit Joachim se prit à pleurer et son père étouffa de longs sanglots. Les larmes ne font pas de ravages dans la jeunesse, on dirait la rosée qui glisse sur les fleurs ; mais les larmes des vieillards sont amères et destructives, elles ressemblent à ces orages qui ébranlent, déracinent et portent la mort dans la nature. Le malheureux savetier était si pâle tout en aidant à son fils, qu’il semblait frappé d’un mal subit.

» Ne plus revenir ici chaque soir pour souper avec vous et pour coucher auprès de vous, ce sera bien triste, disait l’enfant, dont les pleurs continuaient à couler.

— Il le faut bien, répliquait le père essayant de cacher sa propre défaillance, tu me donneras un bonsoir à travers le mur en me jetant par-dessus une branche d’arbre ou un petit caillou. »

L’enfant sourit de cette idée et promit de n’y pas manquer.

Ils se raffermirent le mieux qu’ils purent, et vers la nuit ils gagnèrent la porte du collége ; elle se referma vite sur le petit Joachim : il avait fallu brusquer les adieux.

C’était l’heure de la récréation du soir ; l’enfant fut bientôt distrait de sa tristesse par l’empressement de ses nouveaux compagnons, qui tous lui firent bon accueil. Il n’en fut pas de même du père, qui resta seul après cette séparation. En sortant du collége, il n’eut pas le courage de regagner tout de suite sa pauvre échoppe ; il erra au pied des murailles qui renfermaient désormais son fils bien-aimé, et quoique la nuit fût très-froide, il en fit plusieurs fois le tour. Il lui semblait que l’enfant allait lui apparaître quelque part à travers ces pierres. Il ne se décida à rentrer que lorsque le tintement de la cloche du collége annonça l’heure du dortoir ; il alluma sa petite lampe de fer, mais il n’eut pas le courage de faire du feu pour préparer son souper et pour se réchauffer ; il se coucha tout transi et accablé de tristesse, et quand il voulut étendre ses pauvres membres sur son grabat, il sentit revenir plus aigu et plus poignant le rhumatisme dont il souffrait depuis tant d’années. Il passa la nuit dans une grande détresse, et lorsqu’il voulut se lever le lendemain, cela lui fut impossible : il était cloué dans son lit comme un paralytique ; il entendit quelques pratiques heurter à sa porte sans pouvoir aller leur ouvrir ; bientôt il entendit retentir sur sa toiture le petit caillou qui était le bonjour de son fils, et il ne put lui répondre par le chant convenu. Trois fois l’enfant recommença son signal, et toujours l’échoppe resta muette, car le pauvre homme avait la langue à moitié liée et ne pouvait plus articuler que de faibles paroles.

Mais revenons au petit Joachim : il s’était endormi la veille au soir consolé et tout joyeux de la perspective des études qu’il allait commencer le lendemain ; le bon recteur, M. Toppert, lui avait fait visiter la belle bibliothèque du collége et lui avait montré de belles gravures qui rendaient bien mieux que les dessins qu’il avait d’abord admirés, les magnifiques statues de l’antiquité. Son maître lui avait permis de venir lire et étudier dans la bibliothèque, et de donner à ses instincts du beau tout leur développement. Il se sentit comme enivré en face de ce monde de la science dont il venait de franchir le seuil. Mais, quand il eut lancé sur le toit de son père le petit caillou convenu, et que la voix du vieillard ne s’éleva pas pour lui répondre, il sentit tout à coup le pressentiment de quelque malheur ; il fit part de ses craintes au bon portier, et celui-ci lui promit d’aller s’informer du savetier. Bientôt après, il frappait à la porte de l’échoppe, qui était fermée en dedans : » Secouez-la fortement, dit de l’intérieur une faible voix, et elle cédera. » Le portier donna un violent choc et la porte s’ouvrit.

» Faites-moi conduire à l’hôpital, mon bon monsieur, lui dit le savetier en l’apercevant, c’est le dernier service que j’implore de votre charité ; me voilà perclus de tous mes membres et incapable de travailler. »

L’autre, en l’examinant, vit bien qu’il disait vrai.

» Un peu de patience, lui répliqua-t-il, je vais vous amener le médecin du collége.

— Oh ! surtout ne dites rien à mon Joachim.

— Soyez tranquille. »

Le portier, en rentrant au collége, évita l’enfant, qui d’ailleurs était en classe ; il avertit le recteur de l’état du pauvre vieillard. Le recteur fit prévenir le médecin, et tous deux se rendirent à l’échoppe, Après l’examen du vieillard, le médecin décida qu’il fallait le conduire de suite à l’hôpital de Steindall, où, grâce à sa recommandation, il serait bien soigné.

» Je me charge d’avertir et de consoler votre fils, dit le recteur pour calmer les lamentations du père, et chaque dimanche après les offices il ira vous voir. »

La première entrevue fut déchirante. Cette fois ce fut le père qui dut calmer la douleur du fils, car il semblait à ce fils qu’il était ingrat et méchant de laisser dans cet asile de la misère le père qui avait entouré son enfance de soins si tendres.

» Tu ne peux rien, lui répondait le bon vieillard, tu ne peux que travailler, grandir et obtenir une place quand tu seras savant, et alors tu viendras à mon secours.

— Ah ! je n’attendrai pas si longtemps, reprit l’enfant, qui prit dans son cœur une résolution subite. »

Affermi par sa volonté, il quitta son père en lui disant : » À dimanche, » avec un sourire qui signifiait : Vous serez content de moi.

Le dimanche suivant, l’enfant apporta à son père un peu d’argent qu’il avait gagné lui-même.

» Et comment ? lui dit le malade attendri.

— En faisant ce que je vous ai vu faire si longtemps à vous-même, en raccommodant aux heures de récréation les souliers de mes camarades[10]. Je suis allé à l’échoppe, j’y ai pris votre cuir et vos outils et je me suis mis gaiement à l’ouvrage. J’ai gagné aussi quelque petite monnaie en donnant quelques leçons aux plus jeunes du collége, je continuerai ainsi chaque semaine, et le dimanche je vous apporterai ce que j’aurai amassé. Cela vous aidera à vous faire mieux soigner. Vous pourrez avoir du tabac, de la bière, et de temps en temps de cette bonne choucroute que vous aimez tant. »

[Note 10 : Historique.]

Le vieillard sourit à travers ses larmes et retint longtemps son enfant appuyé contre sa poitrine.

Un sentiment généreux et bon prête de la grandeur aux choses les plus vulgaires, aussi l’âme du petit Joachim s’élevait-elle durant ce travail grossier qui remplissait ses récréations. Tandis qu’il mettait des clous ou une pièce à de vieilles chaussures, sa pensée planait dans l’Olympe d’Homère, ou bien c’était Démosthènes qui remplissait son imagination et le faisait vivre dans cette Athènes qu’il aimait tant. Il avait commencé l’étude du grec, et il y faisait de rapides progrès. Dirigé par d’excellents maîtres qui devinèrent ses instincts, il eut bientôt sur l’art dans l’antiquité des notions très-sûres et des connaissances très-étendues. Il avait entendu dire qu’il y avait dans les environs de Steindall un champ communal où étaient enfouies des antiquités grecques et romaines, et durant les promenades du collége en dehors de la ville, il cherchait toujours à entraîner ses camarades vers ce champ précieux. Il avait acquis par son caractère et son intelligence, et surtout par ce qu’on savait qu’il faisait pour son père, un irrésistible ascendant sur ses compagnons d’études ; quand il leur parla de son idée fixe de fouiller ce vieux champ romain, chacun applaudit et lui promit son concours. Les plus riches se procurèrent les instruments nécessaires : pelles, bêches, sondes ; et enfin par un beau jour de printemps, durant une promenade du collége, on commença avec ardeur l’opération : c’était plaisir de voir tous ces jeunes bras s’agitant, creusant et retournant la terre ; tous ces jeunes visages mouillés de sueur et regardant curieux si rien ne surgissait sous les coups de pioches rapides. Le premier jour on ne trouva que quelques petites médailles et des fragments de poteries ; M. Toppert, à qui on porta les médailles, autorisa les fouilles les jours de promenade, et presque tous les élèves, Joachim en tête, coopérèrent à la seconde fouille ; elle eut un beau résultat. Une charmante lampe en bronze de forme parfaite, telle que l’antiquité seule savait les faire, sortit tout à coup de terre et fut portée en triomphe au bon recteur.

[Illustration : Il en tira radieux deux belles urnes.]

À la troisième fouille, Joachim dirigea lui-même toutes les opérations ; il avait réfléchi que cette lampe devait être suspendue à l’entrée d’un tombeau, et que ce tombeau devait exister puisque la lampe avait été retrouvée. Il fit donner de profonds coups de bêche dans la même direction et bientôt on sentit la pierre dure ; l’ardeur des travailleurs redoubla ; un tombeau fut découvert, il n’avait qu’une inscription, mais pas de sculpture ; Joachim en déblaya avec ses bras l’ouverture, et il en tira radieux deux belles urnes cinéraires couvertes de bas-reliefs.

Les écoliers firent un brancard de feuillage et de fleurs pour rapporter en triomphe au collége cette magnifique trouvaille. Joachim marchait en tête, comme un général d’armée qui revient après une victoire. Il sentait qu’à cette heure ses camarades étaient ses sujets et qu’il pouvait tout leur demander.

» Oh ! mes amis, leur dit-il, si d’abord nous passions à l’hôpital, j’embrasserais mon pauvre père qui serait bien heureux de mon bonheur.

— Oui ! oui ! à l’hôpital, » répétèrent toutes les voix ; et le cortége changea de route. Il s’arrêta quelques instants dans la cour de l’hospice, puis montant un escalier roide il entra dans la chambre blanchie à la chaux et très-propre qu’occupait le pauvre infirme. Grâce au secours que son fils lui apportait chaque dimanche, il avait pu être séparé des autres malades et recevoir des soins particuliers.

[Illustration : Les écoliers firent un brancard]

Le visage blême du vieillard rayonna de joie dans son lit en voyant entrer cette troupe joyeuse conduite par son fils qu’on portait presque en triomphe comme les deux urnes.

En entendant le récit de cette découverte, le bon savetier s’écria ;

» Mon cher fils, te voilà donc célèbre ! »

En effet, ce fut un commencement de renommée pour le jeune Joachim. Le recteur Toppert et les autres autorités de la ville décidèrent que ces deux belles urnes antiques seraient offertes à la bibliothèque de Sechausen, et qu’on inscrirait sur le piédestal qui les supporterait :


DÉCOUVERTES PRÈS DE STEINDALL EN 1730,

PAR JOACHIM WINCKELMANN.

FIN.