Enlevé ! (traduction Savine)/16

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Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 153-163).


CHAPITRE XVI

LE JEUNE GARÇON AU BOUTON D’ARGENT À TRAVERS LE
MORVEN


Il y a un lac qui établit une communication régulière entre Torosay et Kinlochaline, sur la terre ferme.

Les deux rives du détroit appartiennent au clan puissant des Macleans, et les gens qui passèrent avec moi étaient presque tous de ce clan.

Le patron du bateau, d’autre part, se nommait Neil Roy Macrob, et comme ce nom de Macrob était un de ceux que portaient des hommes du clan d’Alan, j’avais hâte de m’entretenir en particulier avec ce Neil Roy.

Dans ce bateau plein de monde, la chose était évidemment impossible, et le passage se faisait des plus lentement. Il n’y avait pas de vent, le bateau était pitoyablement gréé. Nous ne pouvions manœuvrer que deux rames d’un côté et une de l’autre. Les hommes se mirent toutefois à la besogne avec entrain. Les passagers les remplaçaient de temps à autre, et tout le monde marquait la mesure par des chansons en gaélique.

Grâce à ces chants, à l’air marin, à la bonhomie et à l’ardeur communes, grâce au beau temps, le passage offrit un coup d’œil agréable. Mais il y eut un incident attristant.

À l’entrée du Loch Aline, nous trouvâmes un grand navire de haut bord à l’ancre.

Je supposai tout d’abord que c’était un des croiseurs du Roi qui gardaient la côte, été et hiver, pour empêcher toute communication avec les Français.

En nous approchant davantage, nous reconnûmes que c’était un vaisseau marchand, et ce qui nous intrigua plus encore, ce fut de voir que non seulement ses ponts, mais encore la côte voisine de la baie, étaient noirs de monde, que des yoles allaient et venaient incessamment de l’un à l’autre.

De plus près encore, nous entendîmes monter un bruit fait de lamentations.

Les gens du pont et ceux de la rive pleuraient et gémissaient, les uns sur les autres, à fendre le cœur.

Alors je compris que c’était un vaisseau qui emmenait des émigrants à destination des colonies d’Amérique.

Notre bac longea le vaisseau, et les exilés s’appuyèrent sur les bastingages, pleurant, tendant la main à mes compagnons de voyage, parmi lesquels ils comptaient leurs meilleurs amis.

Combien de temps cette scène eût-elle duré, je l’ignore, car ces gens semblaient n’avoir plus la notion du temps ; mais à la fin, le capitaine du vaisseau, qui paraissait ne plus savoir où donner de la tête, s’approcha du bord et nous pria de nous éloigner.

Neil obéit, et le principal chanteur qui se trouvait dans notre bateau entonna un air mélancolique qui fut repris aussitôt par les émigrants et leurs amis restés à terre, de sorte qu’il s’élevait de tous côtés comme une lamentation pour les mourants.

Je vis les larmes couler des yeux des hommes et des femmes dans le bac, au moment où l’on se courba sur les rames.

Ces circonstances, l’air de ce chant, qui s’appelle « Plus de Lochaber », étaient même pour moi des causes de vive émotion.

À Kinlochaline, je rejoignis Neil Roy sur un des bords de la baie, et je lui dis que j’étais certain qu’il était des gens d’Appin.

— Pourquoi non ? dit-il.

— Je cherche quelqu’un, répondis-je, et il m’est venu à la pensée que vous deviez avoir de ses nouvelles. Il se nomme Alan Breck Stewart.

Et très sottement, au lieu de lui montrer le bouton, je cherchai à lui glisser un shelling dans la main.

Il recula.

— Je suis très offensé, me dit-il, ce n’est pas du tout de cette façon qu’un gentleman doit se conduire avec un autre. L’homme que vous demandez est en France, mais quand il serait dans ma bourse, et que vous auriez le ventre plein de shellings, je ne voudrais pas faire tomber un cheveu de sa tête.

Je vis que j’avais abordé la besogne du mauvais côté, et sans perdre mon temps en excuses, je lui montrai le bouton dans le creux de ma main.

— Bien ! très bien, dit Neil. Je pense que vous auriez pu commencer par ce bout du bâton, n’est-ce pas. Mais si vous êtes le jeune garçon au bouton d’argent, c’est très bien, et on m’a prié de veiller à ce que vous arriviez sain et sauf… Mais vous me pardonnerez de vous parler aussi franchement, ajouta-t-il. Il y a un nom qui ne doit jamais sortir de votre bouche, c’est le nom d’Alan Breck, et il y a une chose que vous ne devez jamais faire, c’est d’offrir votre sale argent à un gentilhomme des Hautes-Terres.

Ce n’était pas chose aisée que de m’excuser, car je pouvais à peine lui dire la vérité, à savoir que s’il ne me l’avait appris, je ne me serais jamais figuré qu’il se poserait devant moi en gentilhomme.

De son côté, Neil ne se souciait nullement de prolonger l’entretien.

Il ne voulait qu’exécuter ses ordres et n’avoir plus rien à démêler avec ma personne.

Il se hâta donc de me tracer ma route.

Je devais coucher la première nuit à l’auberge de Kinlochaline, le lendemain je traverserais Morven jusqu’à Ardgour, je coucherais la nuit chez un certain John à la claymore qui était averti de mon arrivée possible ; le troisième jour, je passerais un loch à Corran, et un autre à Balachulish.

Alors je demanderais mon chemin pour me rendre chez James des Vaux à Aucharn, dans le Duror d’Appin.

Il y avait là mainte traversée par eau à faire, comme vous voyez, car en cette région, la mer s’enfonce profondément entre les montagnes et contourne leur base.

Il en résulte que le pays est aisé à défendre, et d’un parcours difficile, mais qu’il est plein de paysages prodigieusement sauvages et terribles.

Je reçus de Neil quelques autres conseils : n’adresser la parole à personne sur ma route, éviter les Whigs, les Campbells et les « soldats rouges », quitter la route et me cacher dans un buisson, si je voyais ces derniers venir, car « leur rencontre ne portait jamais bonheur ».

En somme, je devais me conduire comme un voleur, ou un agent jacobite, ce que j’étais peut-être pour Neil.

L’auberge de Kinlochaline était bien l’endroit le plus misérable où l’on n’ait jamais logé des cochons.

Elle était pleine de fumée, de vermine et de silencieux Highlanders.

Je n’étais pas seulement mécontent de mon logement, mais je l’étais de la maladresse que j’avais commise envers Neil, et je pensais qu’il eût pu en résulter pire.

Mais il ne se passa pas longtemps avant que je m’aperçusse de mon erreur.

Il y avait moins d’une demi-heure que j’étais à l’auberge, restant presque tout le temps sur le seuil, parce que la fumée de tourbe me faisait mal aux yeux, quand un orage éclata dans le voisinage. Les torrents s’enflèrent soudain sur la petite hauteur où était bâtie l’auberge, et une partie de la maison devint un ruisseau d’eau courante.

Les endroits où le public se réunit étaient à cette époque assez peu confortables dans toute l’Écosse, mais je n’en fus pas moins surpris de me voir obligé de quitter le coin du feu pour trouver mon lit, en marchant dans l’eau plus haut que mes souliers.

Le lendemain, je me remis en route de très bonne heure, et je rejoignis un homme de petite taille, gros, solennel, qui marchait très lentement, la pointe des pieds en dehors.

Parfois il lisait un livre, puis y marquait la place où il s’arrêtait avec son doigt.

Il était vêtu proprement et simplement d’un costume qui rappelait celui d’un homme d’église.

Je reconnus que c’était encore un catéchiste, mais d’une catégorie tout autre que celle de l’aveugle de Mull.

C’était, en effet, un de ceux que la société d’Édimbourg pour la propagation des connaissances chrétiennes, envoyait évangéliser les Hautes-Terres les plus sauvages.

Il se nommait Henderland.

Il parlait la forte langue du Sud, que je désirais bien entendre de nouveau, et après avoir découvert que nous étions compatriotes, nous nous trouvâmes liés par un trait d’union plus intime encore.

En effet, mon cher ami, le ministre d’Essendean, avait, dans ses moments de loisir, traduit en gaélique nombre d’hymnes et de livres de piété, dont Henderland faisait usage dans sa prédication, et qu’il estimait beaucoup.

Et c’était un de ces livres-là qu’il portait et lisait quand nous nous rencontrâmes.

Nous voyageâmes dès lors de compagnie, car nous devions aller ensemble jusqu’à Kingairloch.

Chemin faisant, il s’arrêtait pour adresser la parole à tous les passants ou travailleurs que nous rencontrions, ou que nous rejoignions.

Bien que, naturellement, je ne puisse dire quel était le sujet de leurs conversations, je pus néanmoins m’apercevoir que M. Henderland était fort aimé dans ce pays, car je vis un grand nombre de ces gens tirer leur tabatière et lui offrir une prise.

Je lui parlai de mes affaires autant que la prudence me le permettait, c’est-à-dire jusqu’au moment où Alan n’y jouait aucun rôle.

Je lui indiquai Balachulish comme le but de mon voyage, où je devais trouver un ami ; car je pensai qu’en lui nommant Aucharn, ou même Duror, je préciserais trop et pourrais le mettre sur la piste.

De son côté, il me parla en détail de son œuvre, et des gens au milieu desquels il travaillait, des prêtres qui se cachaient, des Jacobites, de l’acte de désarmement, du costume et de maintes autres curiosités de ces temps et de ces contrées.

Il avait l’air modéré, blâmait le Parlement sur plusieurs points, particulièrement sur les articles qui punissaient plus sévèrement le port du costume que le port des armes.

Cette modération m’invita à lui faire des questions sur le Renard Rouge et les tenanciers d’Appin, questions qui, à ce que je croyais, devaient paraître toutes naturelles de la part de quelqu’un qui voyageait dans ce pays.

Il me répondit que c’était une méchante affaire.

— C’est étonnant, dit-il, où ces tenanciers trouvent l’argent, car c’est à peine s’ils ne meurent pas de faim… Vous n’auriez pas quelque chose comme du tabac à priser, monsieur Balfour ? Non ! Très bien ; d’ailleurs, il vaut mieux que je m’en passe… Mais comme je le disais, ces tenanciers y sont en partie forcés. James Stewart de Duror, qu’on nomme James des Vaux, est demi-frère d’Ardshiel. C’est un homme dont on fait grand cas, et qui va jusqu’au bout. En outre, il y a un autre homme qu’on appelle Alan Breck.

— Ah ! m’écriai-je, qu’en dit-on ?

— Que dit-on du vent qui souffle où il lui plaît ? dit Henderland. Il est ici un jour, ailleurs un autre jour ; c’est un vrai chat sauvage. Il se pourrait bien qu’il soit là à nous regarder tous les deux derrière ce buisson d’ajoncs, et je ne m’en étonnerais pas… Vous n’avez pas sur vous quelque chose comme du tabac à priser ?

Je lui dis que non, en lui faisant remarquer qu’il m’avait déjà demandé la même chose plus d’une fois.

— C’est très possible, me répondit-il en soupirant. C’est qu’il me semble étrange que vous n’en ayez pas… Mais pour en revenir à Alan, je vous disais que cet Alan Breck est un gaillard résolu qui ne recule devant rien, et on sait bien qu’il est le bras droit de James. Sa tête est déjà mise à prix, de sorte qu’il n’a plus rien à perdre, et il se peut bien que si un tenancier était en retard, il fût capable de lui plonger un poignard dans le ventre.

— Vous l’arrangez bien, monsieur Henderland, lui dis-je. Si des deux côtés on ne connaît que la crainte, je ne tiens pas à en apprendre davantage.

— Non, dit M. Henderland, il y a aussi l’affection, l’abnégation, et elles sont bien capables de faire honte à des gens comme vous et moi. Il y a là quelque chose de beau, sinon au point de vue chrétien, du moins au point de vue humain. Alan Breck lui-même, d’après tout ce que je sais, est un gaillard qui mérite le respect. Il y a maint vieux roublard confit en dévotion dans cette région du pays où nous nous trouvons, qui fait bonne figure devant le monde, tout en étant peut-être un homme bien pire, monsieur Balfour, que cet égaré avec sa passion de verser le sang. Oui, oui, nous pourrions prendre des leçons d’eux. Vous trouverez peut-être que j’ai parlé trop longuement des Hautes-Terres ? dit-il en me souriant.

— Pas le moins du monde, répondis-je. J’ai trouvé bien souvent des motifs d’admirer les Highlanders, et puisqu’il en est question, M. Campbell lui-même était un Highlander.

— Ah ! dit-il, c’est vrai. C’est une belle race.

— Mais que fait donc l’agent du Roi ? demandai-je.

— Colin Campbell, dit Henderland, il fourre sa tête dans un nid d’abeilles.

— Il se prépare à chasser par la force les tenanciers, à ce que j’entends dire.

— Oui, répliqua-t-il ; mais l’affaire ne marche pas toute seule, comme l’on dit. Tout d’abord, James des Vaux s’est rendu à cheval à Édimbourg, et a trouvé un homme de loi, un Stewart, je suppose, car ils se tiennent tous les uns aux autres, comme les chauves-souris dans un clocher, et il a fait suspendre l’affaire. Alors Colin Campbell reparaît en scène et reprend le dessus devant les Barons de l’Échiquier. Aujourd’hui, on m’apprend que le premier des tenanciers va être expulsé demain. On commencera à Duror, sous les fenêtres mêmes de James, ce qui ne semble pas des plus prudents, d’après mon humble opinion.

— Croyez-vous qu’il y aura bataille ? demandai-je.

— Non, dit Henderland ; ils sont désarmés ou on le suppose ; car il y a encore pas mal de ferraille cachée dans des endroits sûrs. Colin Campbell arrive, amenant les soldats. Et malgré tout cela, si j’étais sa dame, je ne serais pas rassurée tant que je ne le verrais pas de retour. Ce sont des drôles de clients, les Appin Stewarts.

Je lui demandai s’ils étaient pires que leurs voisins.

— Eux ! non, dit-il, et c’est ce qu’il y a de plus terrible dans l’affaire. Car si Colin Campbell réussit à exécuter son projet dans Appin, il se mettra à la besogne pour recommencer dans le pays d’à côté, qu’on appelle Mamore et qui est une des terres des Camerons. Il est l’agent du Roi pour les deux pays, et des deux pays il doit chasser les tenanciers. Vraiment, monsieur Balfour, pour être franc avec vous, je crois bien que s’il échappe aux uns, les autres ne le manqueront pas.

Nous continuâmes notre route en causant ainsi pendant une grande partie de la journée. Enfin, après m’avoir dit qu’il était charmé de ma société, et enchanté d’avoir rencontré un ami de M. Campbell, que, dit-il, « je me permettrai d’appeler le doux poète de notre Sion covenantaire », M. Henderland me proposa de faire une courte halte, et de passer la nuit chez lui, un peu au delà de Kingairloch.

Pour dire la vérité, je fus très heureux de cette proposition, car je n’étais pas très pressé de voir John à la claymore, et depuis ma double mésaventure, d’abord avec le guide, ensuite avec le gentleman patron de barque, je redoutais tout Highlander inconnu.

En conséquence, nous échangeâmes une poignée de main pour conclure l’affaire, et nous arrivâmes dans l’après-midi à une petite maison isolée sur les bords du Loch Linnhe.

Le soleil avait déjà quitté les montagnes désertes d’Ardgour du côté de l’Occident, mais éclairait celles d’Appin situées un peu plus loin.

Le Loch était aussi calme qu’un lac, sans les mouettes qui poussaient leurs cris sur ses bords, et tout ce pays avait un air solennel et étrange.

À peine étions-nous arrivés à la porte de M. Henderland qu’à ma grande surprise (car j’étais maintenant habitué à la politesse des Highlanders), il s’élança en me bousculant un peu, entra en coup de vent dans la chambre, saisit un pot de faïence et une petite cuillère de corne, et se mit à se fourrer dans le nez une quantité extraordinaire de tabac.

Alors il eut une forte quinte d’éternument et jeta autour de lui un regard assez niais.

— C’est un vœu que j’ai fait, dit-il. J’ai fait vœu de n’en jamais porter sur moi. Sans doute, c’est une grande privation, mais quand je songe aux martyrs, non seulement à ceux du Covenant d’Écosse, mais encore à ceux des autres dogmes du Christianisme, je trouve honteux d’y penser.

Et dès que nous eûmes mangé (la bouillie et le petit lait formaient le fond de la nourriture du brave homme), il prit un air grave, et il me dit qu’il avait un devoir à remplir envers M. Campbell, et que ce devoir consistait à s’enquérir de l’état de mon âme en présence de Dieu.

J’étais sur le point de sourire, depuis l’affaire du tabac à priser, mais il ne parla pas longtemps sans me faire venir les larmes aux yeux.

Il y a deux choses dont les hommes ne devraient jamais se lasser, la bonté et l’humilité.

Nous ne les rencontrons jamais en surabondance dans ce rude monde, parmi les gens froids et orgueilleux. Mais ces deux qualités semblaient s’exprimer par la bouche de M. Henderland.

Et, bien que je fusse visiblement enflé de mes aventures, et que je marchasse, comme on dit : enseignes au vent, je ne tardai pas à me trouver à genoux près du simple et pauvre vieillard, et j’étais encore heureux et fier de me trouver ainsi.

Avant le coucher, il m’offrit, pour m’aider à faire mon voyage, six pence qu’il préleva sur une petite somme placée dans un trou du mur de gazon de sa maison.

Devant cet excès de bonté, je ne sus que faire.

Mais il me parlait d’un ton si convaincu que je crus plus humain de céder à son désir, en sorte qu’en le quittant, je le laissais plus pauvre que je ne l’étais moi-même.